28.

Leïla se traîna dans l’escalier le long des cinq étages, jusqu’à l’appartement d’Abraham Steinhardt, comme si elle était soudain devenue vieille et lourde ou comme si la pluie l’avait pénétrée par tous les pores de la peau pour la rendre grise et lasse.

Elle frappa trois fois, lentement, comme prévu. Il n’arriva pas immédiatement et elle crut qu’il s’était passé quelque chose. Puis elle entendit des pas, les pas posés d’un homme qui n’est pas encore âgé mais qui a perdu sa jeunesse. Il portait une vieille paire de pantoufles, avec des trous aux extrémités. Les pas s’arrêtèrent, et elle entendit un bruit de verrous et de clefs qui tournaient dans de nombreuses serrures. Il avait fait mettre ces verrous la veille, avec un judas pour pouvoir voir ses visiteurs. Il ouvrit et recula pour la laisser entrer.

« Vous avez l’air fatiguée, dit-il.

— Je suis épuisée, et j’ai mal partout.

— Vous avez besoin de sommeil. »

Il marqua une pause puis ajouta :

« Vous avez mangé ? »

Elle secoua la tête.

« Non, dit-elle, je n’ai pas d’appétit, je vous en supplie, n’insistez pas. »

Steinhardt fronça les sourcils sans rien dire. Il connaissait trop bien Leïla pour l’obliger à faire quoi que ce soit contre sa volonté.

« Entrez, dit-il, je vais vous montrer quelque chose. »

Il était étonné et inquiet de son abattement.

Quand elle fut assise dans son bureau, il alla jusqu’à sa table de travail et sortit un petit paquet de son tiroir. Autour d’eux les livres s’empilaient jusqu’au plafond en colonnes poussiéreuses, les immenses étagères étaient presque menaçantes. Les livres, Leïla en avait plus qu’assez, les livres, les papiers, les manuscrits.

Il se leva et se dirigea vers une petite table sur laquelle étaient posés des verres et une bouteille de calvados. Il en servit deux doses généreuses et en tendit une à Leïla.

« Si vous ne mangez pas, dit-il, buvez, au moins. »

Il s’assit, ramassa le paquet et le tendit à Leïla.

« Tenez, dit-il, jetez donc un coup d’œil là-dessus. »

Elle l’ouvrit et en sortit une pile de petites photos noir et blanc. Elles étaient de taille standard, mais très nettes.

« Mon ami de l’université m’a dit que la pellicule s’était remarquablement bien conservée vu son âge et les conditions dans lesquelles elle se trouvait. Il était curieux de savoir de quoi il s’agissait, mais il n’a pas posé de questions. Il saura se taire. »

Leïla examina les photos, qui ne suscitèrent chez elle que peu d’intérêt. Que pouvait-elle y voir ? Ce n’étaient que de vieux clichés pris cinquante ans auparavant, où figuraient des gens et des événements obscurs.

Il y avait des moines, petits hommes nerveux qui avaient peu l’habitude de se faire photographier mais qui avaient eu peur de vexer leurs hôtes en refusant. L’archimandrite avait un air solennel et mélancolique. Puis, un éclair lui traversa l’esprit, elle reconnut le visage d’un homme plus jeune, d’une quarantaine d’années. Ce visage lui était familier, c’était celui de quelqu’un qu’elle avait connu. Puis ce fut évident : c’était Gregorios, le bibliothécaire qui était allé vivre à Sainte-Catherine par la suite, le vieux moine qui l’avait secourue quand elle était malade.

La photo suivante représentait un groupe d’Européens. Elle pouvait les reconnaître d’après les descriptions dans le journal de Schacht. Il y avait von Meier, de petite taille mais doté d’une carrure de joueur de football américain, le visage triste et des yeux de cocker. Keitel se tenait à sa droite, petit et desséché. L’homme à la gauche de von Meier était sans doute Lorenz, il était gros, avec un sourire idiot et il était revêtu d’un riche costume bavarois. L’homme qui se trouvait à côté de lui était immédiatement identifiable : le Sturmbannführer Schacht dans son élégant uniforme SS, les bottes cirées, la casquette bien droite sur la tête, et une expression indéchiffrable sur le visage. Leïla se demanda quelles pouvaient être ses pensées tandis qu’il posait tout en sachant que sa vie était en danger.

Sur la photo suivante, on voyait un groupe important composé d’Européens et d’une douzaine d’Arabes. C’étaient des Arabes citadins, presque certainement des Palestiniens. D’aucuns portaient des tarbush et étaient vêtus à l’européenne, d’autres portaient des vêtements traditionnels d’excellente qualité. Elle regarda rapidement les autres photos, toutes plus ou moins semblables à la première. Sur la dernière figuraient quatre hommes en gros plan : von Meier, Keitel, Lorenz et un Arabe, que Leïla reconnut comme étant l’homme au centre de toutes les autres photos de groupe. Il était de petite taille, vêtu de l’habit de chef religieux, une robe noire et un tarbush entouré d’un turban blanc conique. Son visage était fin et barbu et il avait une expression malicieuse accentuée par ses petits yeux très rapprochés.

Quelque chose dans le visage de cet Arabe troubla Leïla. Elle plaça la photo sur ses genoux et se mit à l’étudier de près. Sa concentration se lisait dans ses yeux. Steinhardt, voyant que son attitude venait soudain de changer, l’observait. Quelque chose la perturbait, de toute évidence. Elle regarda encore la photo et sentit un frisson lui parcourir tout le corps. Elle avait déjà vu ce visage, elle en était sûre. Oui, il était impossible de se tromper. Elle le reconnaissait, mais elle ne savait plus qui il était.

Elle finit par conclure qu’il devait être A. H., et d’une certaine manière, ces initiales faisaient appel à sa mémoire. A. H. ? Elle était presque certaine de connaître son nom.

« Quelque chose ne va pas, Leïla ? » demanda Steinhardt.

Elle releva la tête. Elle l’avait complètement oublié, elle avait oublié où elle était et ce qu’elle faisait. Mais tout lui revint d’un coup, comme les symptômes d’une maladie qui continue de rôder : David, Scholem, les piliers d’Iram.

« Non, dit-elle, tout va bien. Mais regardez… »

Elle lui tendit la photo en gros plan, montrant l’Arabe du doigt.

« Je le connais, dit-elle, j’ai déjà vu ce visage plusieurs fois, j’en suis sûre, mais je n’arrive pas à retrouver son nom. Est-il célèbre ? C’est peut-être un visage qu’on voit dans les livres d’histoire ? »

Steinhardt étudia la photo. Il crut vaguement qu’elle lui rappelait des souvenirs, mais ce visage ne lui disait rien de précis.

« Oui, dit-il, peut-être, je vais le montrer à certaines personnes à l’université, peut-être que quelqu’un le reconnaîtra. Mais je ne vois pas en quoi ça pourrait nous être utile.

— Je crois, dit Leïla en parlant lentement, qu’il s’agit de A. H. Il est au centre de toutes les photos. David pensait que c’étaient les initiales d’un nom arabe. Et quelque chose me dit qu’il avait raison. »

Steinhardt s’était plongé dans un silence. Une ride profonde lui traversait le front. Il se sentait vieux. La vie était un enfer, quoi qu’on fasse. Il se leva en soupirant et alla jusqu’à son bureau. Il prit un bout de papier et s’assit face à Leïla.

« Il y a autre chose que j’ai pensé à vous dire », dit-il.

Sa voix était terne. Il n’était pas encore certain de ce qu’il allait dire.

« J’ai longtemps hésité à vous en parler, ce n’est peut-être qu’une simple coïncidence. Mais… je crois savoir qui est A. H. »

Il se tut à nouveau. Ses doigts jouaient nerveusement avec le papier qu’il avait posé sur ses genoux.

« Dites-moi, demanda-t-il, David vous a-t-il révélé la provenance de son exemplaire du Tariq al-Mubin, celui qu’al-Yunani lui a procuré ? »

Elle lui lança un regard perplexe.

« Non, dit-elle, il m’a seulement dit qu’il venait d’une bibliothèque quelque part à Jérusalem. C’est tout. »

Steinhardt hocha la tête.

« Je vois. Oui, il venait effectivement d’une bibliothèque ici à Jérusalem. Cette bibliothèque appartenait à Hajj Amin al-Husayni. Vous voyez de qui je parle ? C’était une bibliothèque privée qui est restée à Jérusalem après son expulsion de Palestine en… Je ne me rappelle plus exactement.

— 1937, murmura Leïla.

— C’est ça, répéta Steinhardt, 1937.

— Comment le savez-vous ? » demanda Leïla.

Steinhardt lui présenta la feuille de papier. C’était une photocopie d’une page du Tariq al-Mubin portant le sceau de son propriétaire, sur lequel figurait le nom : Amin al-Husayni.

« C’est ce que j’ai trouvé en fouillant les papiers de David. J’avais entendu parler de cette bibliothèque et j’ai pensé que nous avions à faire à un des livres du patriarcat grec qui s’étaient retrouvés là. »

Leïla resta un moment silencieuse.

« A. H. », murmura-t-elle d’une voix à peine audible.

Le Septième Sanctuaire - Daniel Easterman
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