26.
Ce soir-là, vers neuf heures, Leïla reçut la visite d’un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, aux yeux noirs et au regard sérieux et mélancolique. Il s’appelait Suhayl et il regarda David avec l’air d’un homme fatigué de la vie. Ses yeux donnaient l’impression qu’il était comme hanté, qu’il avait intériorisé tout ce que la vie autour de lui avait de sombre, et qu’il passait son existence dans un désespoir permanent. Il demanda à parler avec Leïla, seul dans sa chambre. Il repartit une demi-heure plus tard aussi silencieusement et tristement qu’il était venu.
Quand Leïla retourna dans la chambre de David après le départ de Suhayl, elle lui parut fatiguée et pensive. Son enthousiasme l’avait quittée.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda David, dès qu’elle entra.
Elle ne répondit pas, se contentant de traverser la pièce pour s’asseoir sur le lit.
« Mauvaises nouvelles ? »
Elle hocha la tête.
« Eh bien, dit-il, dis-moi de quoi il s’agit. »
Elle respira lentement et profondément avant de se mettre à parler.
« Suhayl est un vieil ami. C’est un membre de ma famille, un cousin au troisième degré. C’est pour ça qu’il est venu ce soir. Parce qu’il s’inquiète pour moi. Il n’est pas membre du conseil mais il a des liens étroits avec eux. Il a appris tôt dans la soirée que le conseil allait sans doute voter notre exécution. Ils ont appris que tu es impliqué avec les services de renseignement israéliens, Suhayl dit qu’ils n’ont pas encore pris une décision définitive mais qu’il y aura une autre réunion ce soir. Ils enverront sans doute un peloton d’exécution ici juste après, vers minuit, peut-être un peu plus tard. Il nous reste deux ou trois heures. »
David ne répondit pas, mais il alla jusqu’au lit et il se mit à rassembler les papiers éparpillés, les photocopies du Tariq al-Mubin, le journal de Schacht et les traductions que Leïla avait préparées. Il remit le tout dans le grand sac dont il s’était servi pour les amener jusque-là et les posa à terre.
« Leïla, dit-il, quoi qu’il arrive, ces papiers doivent être remis en lieu sûr. Tu peux t’en sortir. Fais parvenir un message à Suhayl, dis-lui que tu acceptes toutes ses conditions mais assure-toi qu’il te sorte de là. Une fois libérée, tu lui fausses compagnie et tu apportes les papiers au colonel Scholem dans les bureaux du Mossad, sur Haneviim. J’imagine que tu sais où ils se trouvent. Dis-lui que c’est moi qui t’envoie. »
Leïla secoua la tête.
« Je n’en échapperai pas sans toi, David. Ne me le demande pas. Bon Dieu, je t’aime. Tu ne t’en es pas encore rendu compte ? »
Il resta longtemps à la regarder sans rien dire. Elle était incapable de deviner ce qu’il pensait. Elle n’avait pas voulu le lui dire comme ça, ce n’était ni le bon moment ni le bon endroit. Mais y aurait-il jamais un bon moment, maintenant qu’ils allaient mourir d’ici quelques heures ?
Finalement, il se mit à parler d’une voix dans laquelle il ne voulait laisser paraître aucune de ses émotions.
« Je t’en supplie, Leïla, ne discute pas. Nous n’en avons pas le temps. Emmène immédiatement ces papiers dans ta chambre, cache-les et reviens ici. En temps voulu, tu les emporteras avec toi. »
Il se pencha, prit la mallette par la poignée et la lui tendit. Elle la prit, impassible, sans se soucier de ce qu’elle renfermait ou de la raison pour laquelle elle la prenait. Puis elle sortit sans mot dire.
Comme cinq minutes plus tard elle n’était toujours pas revenue, David partit la chercher. Elle était assise sur le lit dans sa chambre, tenant son sac sur ses genoux, le visage couvert de larmes. Il s’arrêta à la porte et la regarda. Quel réconfort pouvait-il lui donner ? Elle savait aussi bien que lui qu’il n’y avait que très peu de chances pour qu’ils s’en sortent.
À ce moment on entendit des pas dans le couloir. En se retournant, David vit Fatma qui s’avançait suivie de Qasim. Elle avait l’air tendue, nerveuse. Elle tenait un revolver à la main.
« Venez avec moi, professeur Rosen, dit-elle en s’arrêtant juste devant lui.
— Et Leïla ? demanda-t-il. Nous voulons rester ensemble. »
Le demander aussi directement était sans doute le meilleur moyen pour qu’on le leur refuse.
Fatma secoua la tête. Qasim, derrière elle, ne disait rien. « Elle reste ici pour le moment, dit Fatma, les ordres ne concernent que vous. Le conseil veut vous voir, Qasim va vous y emmener. »
David regarda Qasim. Aucune réaction. Pas le moindre signe de reconnaissance, pas l’ombre de ce lien ténu mais réel que David croyait avoir instauré entre eux.
« Professeur ! »
C’était la voix de Qasim, impersonnelle, froide, il n’avait même pas la passion qu’exprimait Fatma par sa haine.
« Où sont les papiers que vous m’avez montrés hier ? Ceux dont nous avons parlé ? Le conseil voudrait les voir. »
David réfléchit rapidement, comme un boxeur abruti de coups mais qui tient toujours. Il se rendit compte grâce à un rapide coup d’œil que Leïla avait réussi à cacher la mallette sous le lit. Il devait décider immédiatement de ce qu’il allait dire. S’il y avait la moindre chance pour que le conseil change d’avis à son égard en voyant le contenu des papiers, alors il fallait les montrer. Mais si Suhayl avait dit vrai et que la décision de les exécuter avait déjà été prise, son seul espoir était que Leïla s’en sorte avec les papiers.
« Désolé, dit-il, je les ai donnés au cousin de Leïla, Suhayl, quand il est venu ce matin. Si j’avais su que le conseil voulait les voir, je les aurais gardés ici. J’ai demandé à Suhayl de les mettre en lieu sûr jusqu’à ce que Leïla et moi-même sortions d’ici. Vous les avez vus, ne pouvez-vous expliquer au conseil ce que je vous ai dit ? »
Qasim se mordit la lèvre. David se rendait compte que tout cela ne l’intéressait plus, qu’il n’était plus concerné. Le conseil avait pris sa décision, et pour Qasim cela suffisait.
« J’ai vu les papiers, dit Qasim, mais je ne les ai pas lus. Nous les obtiendrons de Suhayl s’ils présentent le moindre intérêt. Suivez-moi maintenant. »
David regarda dans la chambre de Leïla. Elle était toujours assise sur le lit, toute droite, son visage était maintenant impassible. Il aurait voulu lui dire adieu mais il aurait eu l’impression de se résigner. Alors il lui sourit, mais elle ne lui rendit pas son sourire. Il se retourna une dernière fois avant de s’en aller. La porte se refermait dans son dos, après que Fatma fut entrée dans la chambre de Leïla. Alors qu’il avançait le long du couloir et en descendant les escaliers, il s’attendait à tout instant à entendre un coup de feu. Mais il n’en fut rien et il sortit sans savoir ce qui se passait là-haut.
À l’extérieur, Qasim fut rejoint par un deuxième homme. Un personnage au visage glacial, solidement bâti, une sorte de petit géant qui semblait avancer sur des ressorts, comme s’il était incapable de se tenir tranquille de peur que l’immobilité ne le tue, comme un requin qui doit nager sans cesse sans jamais s’arrêter, même pour dormir. Qasim ouvrit la portière d’une voiture puis se mit au volant. Puis David monta, suivi par le sinistre homme-requin, s’attendant à ce qu’on lui mette un bandeau sur les yeux. Il se trompait. On le laissait voir où on l’emmenait. Ce simple fait lui indiqua que Suhayl avait dit vrai, on ne s’attendait pas à ce qu’il revienne de l’endroit où on le conduisait.
Le voyage ne fut pas long. Ils passèrent devant la gare jusqu’à Rehavya où ils s’arrêtèrent devant une maison rue Ibn Gevarol, pas loin, comme David le remarqua, de l’Agence juive sur King George. À l’intérieur, David fut immédiatement introduit dans une pièce au rez-de-chaussée à l’arrière de la maison. Le mobilier consistait en une douzaine de chaises alignées le long des murs parfaitement blancs où il n’y avait même pas une photo accrochée. Un local purement utilitaire.
« Je croyais que je devais comparaître devant le conseil », dit David inquiet, malgré sa connaissance du déroulement prévu des événements. Une exécution exigeait des formalités à suivre. Il fallait observer la procédure. Il eut peur de mourir sans formalités. D’une certaine manière, elles auraient facilité les choses.
« Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Qasim, nous avons discuté la question dans les moindres détails. J’ai fait de mon mieux, je peux vous l’assurer, mais vous savez quels secrets importants sont maintenant en votre possession. Nous ne pouvons pas vous permettre de vivre. Vous pourriez nous révéler quelque chose d’important avant de mourir, quelque chose que nous ne savons pas encore. Marzuq ici présent va s’en occuper. »
Il indiqua d’un geste de la main le géant qui se tenait à côté de lui.
Comme Qasim avait juste fini de parler, on entendit un bruit et la porte s’ouvrit. David se retourna. Un gros homme avait fait son apparition et le regardait fixement. Qasim fit un pas en arrière pour s’effacer, mais celui-ci n’y prêta pas attention et demeura dans l’embrasure de la porte, ne s’adressa à personne et se contenta de faire signe à Marzuq en sortant une main de la manche de son ample robe. Marzuq tira un revolver de la poche de son costume gris, un lourd revolver noir avec une crosse oblique, que David ne parvint pas à identifier. David se sentit défaillir. La nausée l’envahit et un frisson lui parcourut la peau, comme si chaque poil de son corps venait de se dresser.
Marzuq leva son arme. David vit Qasim ouvrir la bouche comme pour protester mais il avait un sifflement dans les oreilles, il n’entendait pas les paroles qui s’échangeaient. Tout se déroulait au ralenti. Il aurait voulu courir, mais où ? Seule la pièce semblait exister. Le gros homme se tenait entre lui et la porte. Les jambes de David étaient comme du plomb.
Marzuq pointa son arme vers Qasim et tira à deux reprises, deux coups propres et précis qui l’atteignirent en pleine tête, éclaboussant toute la pièce avec sa cervelle. Qasim se tenait parfaitement rigide, comme figé par la balle qu’il venait de recevoir, puis il vacilla et s’écroula sur le sol en une masse informe. Une flaque de sang se mit à couler rapidement de derrière la tête.
David s’attendait à ce que Marzuq se tourne et le mette en joue, mais il n’en fit rien. Il remit le revolver dans sa poche. Tout cela n’avait été pour lui d’aucune importance, un travail rapidement accompli.
« Tu peux nous laisser maintenant, dit le gros homme à Marzuq. Emporte-le. »
L’homme-requin » obéit, heureux de pouvoir rendre service. Il souleva le corps de Qasim avec une facilité qui prouvait que ce genre d’exercice lui était familier. Il ouvrit la porte et traîna le corps derrière lui en le tenant sous son bras, puis il sortit. Tout ce qui manque, pensa David, c’est un bossu et une cloche à sonner.
Le gros homme se tenait immobile en face de David. Il était de petite taille et avait démesurément grossi, il avait de petites mains, de petits pieds, une petite tête pointue, surmontant un torse grotesque de taille gargantuesque. Ses extrémités étaient comme absorbées par son énormité, on avait l’impression que cette poitrine, ce ventre et ces énormes fesses allaient les faire disparaître. Il était habillé d’une djellaba brune et volumineuse tissée dans une laine de chameau de la meilleure qualité. Elle l’enveloppait comme une tente et on discernait en dessous une farwa d’hiver, richement brodée.
Son teint était mat, jaunâtre, et son visage était creusé de toutes parts par les rides. David pensa qu’il devait avoir au moins soixante ans, peut-être beaucoup plus. Il resta à l’entrée de la pièce un bon moment, regardant David de ses petits yeux aux lourdes paupières. Une intelligence aiguisée se cachait derrière ces yeux. Comme si la terreur des moments précédents n’avait été qu’une illusion, David se mit à éprouver une peur réelle. Une menace plus grande semblait se dégager de l’apparence de cet homme, plus terrifiante que tout ce qu’il avait connu jusqu’à présent.
Le gros homme enfonça une main dans sa poche et en sortit un large mouchoir blanc.
« Tenez, professeur, dit-il, vous avez du sang sur la joue, essuyez-vous. »
Sa voix s’élevait des profondeurs de son ventre, c’était une voix creuse qui semblait sortir des intestins, pleine de menaces. Quand il parlait, ses grosses lèvres rouges semblaient savourer et humecter les mots avant de les cracher. Il tendit le mouchoir.
« Asseyez-vous, je vous en prie », dit le gros homme.
David prit la première chaise qu’il trouva. Qui était cet homme ? Que lui voulait-il ? Que se passait-il au juste ?
Le gros homme traversa la pièce et s’affala sur un énorme fauteuil de cuir qui, de toute évidence, avait été construit et placé en cet endroit spécialement pour lui.
« Alors, professeur, dit-il enfin en s’agitant sur le fauteuil comme s’il cherchait son centre de gravité, on m’a dit que vous déteniez un exemplaire d’un livre intitulé al-Tariq al-Mubin. Si je ne me trompe, on vous l’a obtenu dans une bibliothèque qui appartenait autrefois à l’un de mes amis. Il n’est plus en vie mais de nombreux amis seraient très choqués d’apprendre que vous avez volé un de ses biens. »
Ses petites mains disparurent à l’intérieur des grandes manches. On ne voyait plus que sa tête minuscule, une tête de vieillard qu’on eût dite posée sur une pile de linge. Ses lèvres s’agitaient sans que l’on puisse faire le rapport entre ce mouvement et les paroles qu’il proférait, cette suite de mots parfois indistincts qui s’élevaient de ses profondeurs.
« Où se trouve le livre, professeur ? Qu’en avez-vous fait ?
— Je l’ai déjà dit à Qasim, l’homme que vous venez de tuer, répondit David, je l’ai donné avec mes autres papiers à quelqu’un du nom de Suhayl. »
Le gros homme secoua la tête de droite et de gauche.
« Non, professeur, vous mentez, dit-il, nous avons déjà parlé à Suhayl. Nous l’avons intercepté alors qu’il revenait de chez Abu Tur. Il n’avait pas de papiers sur lui. C’est toujours la fille qui les détient, n’est-ce pas ? »
David ne répondit pas. Il était inutile de nier.
« Peu importe, dit le gros homme, on est allé les chercher. La fille et les papiers seront bientôt ici.
— Alors pourquoi toutes ces idioties ? protesta David. Si vous savez où se trouvent les papiers, pourquoi prenez-vous la peine de me le demander ? Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite comme vous avez tué Qasim, et qu’on en finisse ? »
Le gros homme fit un sourire grimaçant.
« Allons, allons, professeur Rosen, me prenez-vous donc pour un imbécile ? Je veux savoir qui est au courant de toute cette affaire. Al-Yunani, je sais, on s’est occupé de lui. Qui d’autre ?
— Pourquoi vous le dirais-je ? De toute manière, je serai bientôt mort. Je n’ai aucune raison de vous aider à vous sortir du pétrin dans lequel vous vous êtes fourré.
— Mais bien sûr que si, monsieur Rosen, l’espoir est éternel. Peut-être que vous vivrez, après tout. Peut-être que j’épargnerai également la fille. Si vous acceptez de coopérer, de me dire ce que je veux savoir, vous pouvez peut-être me persuader que vous ne représentez aucun danger pour mes amis et moi-même.
— Je ne vous crois pas. Lorsque vous posséderez les papiers, vous n’aurez plus besoin de moi. Ni de Leïla. D’ailleurs, qui êtes-vous ? Et pourquoi ce livre est-il si important pour vous ? »
Le gros homme regarda David en plissant ses yeux froids. Il se tourna encore une fois dans le fauteuil pour y redistribuer le poids de son corps.
« J’y étais, professeur, murmura-t-il, j’étais alors un jeune homme, un membre du groupe qui rendit visite à von Meier dans le Sinaï, ce n’est que plus tard que j’appris l’existence du livre. En lui-même il n’a aucune importance, ce sont les informations qu’il contient qui comptent. Même ces informations ne nous intéressent plus, l’important, c’est qu’elles restent secrètes. Nous avons été imprudents, l’original n’aurait pas dû être laissé au monastère, c’est von Meier qui a commis cette erreur. Il pensait éviter ainsi des questions difficiles. Mais aujourd’hui, après des années de silence, trop de gens ont appris ce que contenait le Tariq al-Mubin, des gens qui n’ont pas le droit de savoir ces choses. Le jeune Anglais en avait entendu parler et il avait recopié des extraits du livre, son professeur en a été informé, puis ses examinateurs. Heureusement, l’un de ceux-ci en a touché un mot à un ami qui se trouvait être un de nos plus proches associés. Ensuite, nous avons découvert qu’il vous avait envoyé un chapitre de sa thèse concernant le contenu du livre. Puis, après l’échec de notre tentative pour vous éliminer, nous avons entendu dire que ce chapitre se trouvait à Haïfa. La mort de vos parents fut un incident regrettable… mais nécessaire. Et pourtant, vous vous êtes entêté, vous vous êtes rendu au Sinaï, vous avez retrouvé le titre du livre, vous êtes revenu ici et vous vous en êtes procuré un exemplaire. Félicitations pour votre persévérance. Mais maintenant c’est fini. Il nous faut le silence. De grandes choses sont en train de se faire et vous nous mettez tous en danger. Tout cela est terminé. »
David se leva, sa colère l’emportait sur la peur.
« Pourquoi la mort de mes parents était-elle nécessaire ? Ils ne savaient rien. Même si ce chapitre se trouvait dans leur appartement, ils ne savaient absolument rien. Les hommes qui les ont tués ne savaient même pas si le colis avait été délivré. »
Le gros homme secoua la tête.
« Je peux vous assurer du contraire.
— Et les moines, quelle sorte de menace pouvaient-ils bien représenter pour vous ? Eux non plus ne savaient rien. Aucun d’entre eux n’avait lu le livre, ça j’en suis sûr. »
Son interlocuteur haussa les épaules.
La fureur de David s’accrut, puis s’évapora tout d’un coup. Il se sentait perdu, ses sentiments ne servaient à rien devant cet homme à la présence menaçante qui méprisait totalement la vie humaine.
« Dites-moi au moins une chose, demanda David. Le FPLP n’existait pas en 1935, quel intérêt un groupe comme le vôtre peut-il porter à des documents archéologiques découverts il y a une cinquantaine d’années ?
Au moment même où il prononçait ces mots, David commençait à comprendre ce qui se passait vraiment. Le gros homme le regarda étrangement, avec sa petite tête ronde et chauve, parfaitement immobile.
« Le FPLP ? Il ne s’intéresse absolument pas à ça. D’ici demain matin, tout le conseil sera mort. Vous rencontrerez ailleurs ceux qui s’intéressent à cette affaire. Ils désirent faire votre connaissance, professeur, ils voudraient vous parler et utiliser vos talents d’archéologue. Je crains que nous n’ayons un long et difficile voyage à faire. Vous verrez ce que vous avez tant désiré voir, professeur. C’est plus étonnant encore que vous ne le pensez. Considérez-vous comme privilégié, vous allez voir ce que peu d’hommes ont vu jusqu’à présent. Des choses que vous ne pouvez même pas imaginer.
« Dès que j’aurai retrouvé les papiers que vous avez volés, je ferai le nécessaire pour votre départ. En attendant, d’autres affaires pressantes m’attendent. Marzuq va vous tenir compagnie. Je vous conseille de vous reposer, professeur. Nous n’en aurons pas souvent l’occasion dans les semaines à venir. Nous ne voyagerons pas en jeep ou en avion. Nous attirerions trop l’attention, là où nous nous rendons. J’espère que vous avez déjà voyagé à dos de chameau, sinon il faut craindre que vous ne soyez très incommodé. »
Le gros homme sourit et se leva.
« Marzuq ! cria-t-il. ‘Udkhul wa khallik hawn. »
La porte s’ouvrit et Marzuq entra. Le gros homme s’avança vers lui, murmura quelques ordres à son oreille et se tourna pour partir. À ce moment-là, un autre homme apparut à la porte. Il était plus jeune et David remarqua qu’il n’était pas arabe et qu’il ressemblait à l’homme qu’il avait tué à Tell Mardikh. Il semblait inquiet.
« Pardonnez-moi, mais j’arrive juste de la maison d’Abu Tur.
— Et alors, dit le gros homme, as-tu les papiers ? Où sont-ils ? »
Le jeune homme hésitait, visiblement mal à l’aise.
« Ils n’y étaient pas. La… La fille que vous nous avez ordonné de ramener était partie. Je crois qu’elle a emmené les papiers, on a cherché partout. »
La température de la pièce chuta d’un seul coup. L’aura menaçante qui entourait le gros homme devint presque palpable. Son ton, quand il prit la parole, avait quelque chose de tranchant comme de l’acier, que David n’avait pas encore entendu.
« Comment cela a-t-il pu arriver, comment a-t-elle pu s’échapper ?
— C’est Suhayl. Apparemment, il est revenu en disant qu’il avait reçu l’ordre du conseil d’emmener la fille avec lui. Fatma l’a cru. Il l’a emmenée une vingtaine de minutes avant qu’on n’arrive.
— Je vois. »
Le gros homme marqua une pause. David sentait qu’une terrible colère montait en lui.
« Qu’avez-vous fait de Fatma et de ses subordonnés ?
— On s’en est occupés.
— Très bien. Je veux qu’on trouve ce Suhayl et la fille aussi. Mais surtout, je veux qu’on trouve les papiers. Compris ?
— Oui, oui.
— N’épargnez rien ni personne, il faut les trouver et vite. Faites tout ce qui est nécessaire. Vous avez mon autorisation pour tout ce dont vous aurez besoin.
— Bien, monsieur, nous vous remercions.
— Et alors, qu’attendez-vous ? Il n’y a pas de temps à perdre. »
Le jeune homme se retourna brusquement et partit. Il y eut un long silence puis le gros homme fit demi-tour en direction de David.
« Je suppose que vous allez me dire que vous ignorez où elle se trouve. »
David acquiesça.
« C’est la vérité. C’est moi qui lui ai dit de s’échapper, mais c’est elle qui décide de sa destination. Si j’avais connu une cachette sûre, croyez-vous que je l’aurais laissée m’emmener au FPLP ? »
Le gros homme semblait réfléchir.
« Très bien, dit-il, on la retrouvera. Nous en avons les moyens. Je ne peux pas retarder notre départ. Nous partirons quand tout sera prêt. Bonne nuit, professeur. Marzuq vous trouvera une chambre où vous pourrez dormir. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos du repos. Vous regretterez de ne pas avoir dormi alors que vous le pouviez encore. »
Il tourna les talons et sortit, laissant David seul avec Marzuq.