21.
Le lendemain après-midi, David alla chercher le livre chez al-Yunani. Le Grec semblait irritable et inquiet. Il était assis dans la pièce sombre et envahie par les chats, jouant nerveusement avec un chapelet.
« J’ai eu du mal à vous procurer ce livre, dit-il en le tendant à David. Je ne peux pas vous le laisser. Faites-en une copie, je vous prie, et ramenez-le-moi le plus tôt possible. Demain si vous pouvez. »
David le prit et l’examina. C’était un volume relié en cuir d’à peu près deux cents pages écrites avec soin en style nashki et avec très peu de voyelles. L’encre et le papier étaient récents. Il y avait sur la page de garde le sceau du patriarche grec et en dessous un sceau arabe plut petit. David crut pouvoir déchiffrer sur le second sceau le nom de « Amin al-Husayni ». Était-ce le propriétaire de la bibliothèque ? Ce nom lui semblait familier, il l’avait déjà entendu quelque part, mais il ne savait plus où.
Il paya al-Yunani et le remercia.
« J’aurai une copie dès aujourd’hui, dit-il, ne vous inquiétez pas, j’en prendrai bien soin. Et je vous le rapporterai demain. »
L’aveugle le raccompagna à la porte. Comme il s’apprêtait à partir, al-Yunani lui posa la main sur l’épaule.
« Soyez très prudent, dit-il d’une voix angoissée, ne vous mêlez pas de ça. Contentez-vous de satisfaire votre curiosité et de trouver une solution à l’énigme qui vous obsède. Mais n’allez pas plus loin. Vous ne savez pas quel danger vous encourez. Vous ne savez pas tout ce qu’il y a là. Gardez vos distances si vous voulez rester en vie.
— Que savez-vous ? » lui demanda David.
Al-Yunani détourna ses yeux aveugles.
« Je ne peux pas vous le dire. J’ai pris assez de risques en vous procurant ce livre. Il faut partir maintenant. Faites bien attention à vous et regardez derrière vous. »
Il n’ajouta rien d’autre et referma la porte en la verrouillant. David entendit ses pas s’éloigner dans la cour envahie de mauvaises herbes.
Il alla photocopier le livre à Qiryat Shmu’el près de l’avenue Jabotinsky. C’était un vieux modèle, très lent, et il lui fallut tout l’après-midi pour photocopier l’ensemble du texte. Il était déjà six heures du soir quand il arriva dans sa chambre.
Il mit le livre et les photocopies dans une enveloppe de papier kraft et rangea le tout dans le tiroir de son bureau. Il irait remettre le livre à al-Yunani le lendemain et se mettrait à l’énorme tâche de rechercher dans le texte les informations dont il avait besoin. Il pensait avoir maintenant compris à quoi ces informations se référaient, mais il allait quand même mettre longtemps à les trouver. Et quelque chose lui disait qu’il ne disposait que de peu de temps.
Pendant toute la matinée, il avait retranscrit le journal en le traduisant en anglais. Si seulement la moitié de ce qu’il y avait lu était vrai, des événements extrêmement troublants s’étaient déroulés dans le Sinaï pendant les derniers mois de l’année 1935. Il prit sa traduction sur la petite étagère bleue au-dessus du bureau. Il ne l’avait pas encore achevée, mais il voulait relire ce qu’il avait fait avant de continuer.
« 14 septembre 1935
Sommes à Sainte-Catherine depuis maintenant quatre jours. L’archimandrite nous a autorisés à rester à condition que nous ne troublions pas la vie quotidienne du monastère. Nous avons accepté en échange de faire quelques travaux de restauration dans la bibliothèque. Fläschner a annoncé qu’il prendrait en photo les icônes les plus importantes.
Nous avons eu une réunion pour établir nos plans ce matin. Von Meier a défini les deux objectifs principaux de notre mission et nous a assigné des travaux individuels. C’est le moment de noter les objectifs tels qu’ils ont été fixés.
Premièrement : découvrir la preuve du bien-fondé de la théorie du professeur von Meier, selon laquelle les prétendus “Enfants d’Israël” entrés au Sinaï sous la conduite de Moïse n’étaient en fait qu’une bande d’esclaves égyptiens évadés et que les Juifs sont les descendants de ces esclaves. Si cela est vrai, von Meier affirme que les véritables descendants d’Abraham sont les Arabes, par son fils aîné Ismaël. Les théories de Keitel qui tendent à démontrer que les inscriptions du Sinaï ne sont pas hébraïques seront le point de départ de notre enquête qui se déroule essentiellement autour du Djebel Musa.
Deuxièmement : poursuivre des recherches anthropologiques sur les caractéristiques raciales des Arabes Jabaliyya de Sainte-Catherine et des environs. Ces Arabes, dont nous avons vu de nombreux exemples, sont plus grands que les autres bédouins de la région et beaucoup d’entre eux ont les cheveux blonds et les yeux bleus, on dit qu’ils sont les descendants d’une centaine d’esclaves envoyés au Sinaï par l’empereur Justinien pour y aider les moines de Sainte-Catherine, ce qu’ils font toujours, mais Hartmann pense qu’ils sont en fait d’origine germanique.
Je suis presque certain que von Meier a d’autres objectifs que ceux-ci et qu’il est le seul avec Keitel et peut-être Lorenz à les connaître. Lorsque nous avons décidé la distribution du travail aujourd’hui, von Meier nous a dit qu’il travaillerait avec Keitel sur le Djebel Musa. Ma tâche consiste à obtenir la coopération des Jabalis avec l’aide de Hartmann, pour mener à bien notre étude. Fläschner a déjà commencé son travail photographique sur la bibliothèque, et Neumann sera occupé pendant un ou deux jours à rédiger nos divers rapports. Le gros Lorenz ne fait rien d’autre que discuter avec les moines. Je me suis rendu compte qu’il parle couramment le grec. Ce qui n’a à mon goût rien de rassurant quant à ce personnage et ne fait qu’augmenter le malaise que j’éprouve à son égard. »
« 20 septembre 1935
Dispute avec von Meier cet après-midi. À propos de Lorenz bien sûr. J’ai demandé franchement à von Meier quel était le rôle de Lorenz dans cette expédition. Je lui ai dit que j’avais le droit de le savoir puisque je dois faire mon rapport à l’Auslandnachriechtendienst [le service de renseignement chargé des pays étrangers], bureau VI du département central de la Sécurité du Reich (RSHA), dirigé par le service de sécurité SS (SD) et le Reichsführung (haut commandement SS). Il s’est montré d’une grossièreté inqualifiable. Il m’a répondu que j’étais peut-être un SS Sturmbannführer au pays, mais que je ne suis ici qu’un interprète arabe. Je l’ai informé que mon autorité s’étendait au-delà des limites du Reich et qu’il était de ma responsabilité de m’assurer que tous les membres de l’expédition se conforment aux règles du Parti en toutes circonstances. Il s’est contenté de me rire au nez. Il s’est moqué de moi et il m’a ordonné de sortir. Je l’ai revu plus tard ce même jour en compagnie de Lorenz et de Keitel, ils étaient tous trois en train de s’entretenir gravement dans une des chambres réservées aux visiteurs. J’enverrai dès demain un rapport complet à l’aide d’un des Jabalis, un jeune garçon nommé Ahmad qui semble digne de confiance. Il faudra qu’il y ait une enquête et des comptes à rendre.
« 27 septembre 1935
Je n’ai pas écrit dans ce journal depuis plusieurs jours. Le 21, un messager m’a apporté un télégramme de Jérusalem. Anna est morte à la suite de complications. L’enfant est mort également. Je n’arrive plus à penser ou à agir convenablement. Rien n’a plus de sens ici, dans cette chaleur, perdu dans cette maudite étendue désertique, où rien ne vit à part les mouches et les scorpions et les morts vivants, comme disent les moines à propos d’eux-mêmes.
Ma première pensée fut de retourner à Berlin. Mais c’est impossible. Il se passe quelque chose de louche ici. Von Meier et Keitel partent ensemble dans la montagne tous les jours. Lorenz quitte le monastère seul ou avec un guide arabe pour unique compagnie. Il faudra que je trouve le moyen de les suivre sans attirer l’attention. J’ai l’impression d’étouffer dans ce monastère, malgré les grands espaces qui nous entourent. Je me sens piégé, inutile. Je veux Anna, je n’arrive pas à croire que je ne la trouverai pas à mon retour. Si jamais il y a un retour. Je me suis mis à douter même de ça… »
« 28 septembre 1935
On a trouvé le corps de Ahmad tôt ce matin au pied du Djebel Musa. Il a été découvert par des Jabalis qui cherchaient du bois pour faire cuire le pain. Ils disent que son corps a dû rester là pendant à peu près une semaine. Il était complètement broyé, tous ses os étaient cassés, ils pensent qu’il a fait une chute du haut de la montagne, du côté opposé au monastère. Mais pourquoi serait-il allé là-haut ? Je l’ai envoyé à Jérusalem le matin du 21, en lui donnant l’ordre de s’y rendre directement et en lui promettant plusieurs livres égyptiennes à son retour. Il n’avait aucune raison de se rendre alors au sommet de la montagne, ni à aucun autre moment d’ailleurs. J’ai demandé aux hommes qui l’ont découvert s’il avait des papiers sur lui. Ils m’ont répondu que non, il n’avait rien sur lui. Ce qui explique tout : on l’a poussé. Mais comment savaient-ils qu’il avait mon rapport sur lui ?
Autre découverte plus tard. Keitel et von Meier sont revenus avec une petite stèle couverte d’inscriptions proto-sinaïtiques. Ils s’étaient rendus à Wadi Beirak sur le chemin du temple d’Hathor à Serabit al-Khadim. Keitel semble très excité, von Meier est imperturbable comme d’habitude. »
« 30 septembre 1935
Nous devons tous quitter Sainte-Catherine. L’ordre est venu aujourd’hui de von Meier et nous nous sommes mis à courir dans tous les sens comme des marionnettes pour tout empaqueter et faire nos préparatifs de départ. Je ne suis pas fâché de partir. Cet endroit me déprime avec ces grandes montagnes toujours menaçantes. Il me rappelle trop la mort d’Anna. Mais je ne crois pas que je vais aimer pour autant notre nouvelle destination. C’est un autre monastère, du nom de Saint-Nilus, dans un étroit défilé non loin d’ici, le Shi’b al-Ruhban, le défilé des Moines… »
« 2 octobre 1935
Nous sommes arrivés hier à Saint-Nilus. Et je commence à regretter d’avoir quitté Sainte-Catherine, qui par comparaison semblait gai, aéré et spacieux. Nous sommes entourés de parois à pic, nous ne pouvons entrer ou sortir sauf en utilisant un élévateur rudimentaire qui ne supporte pas le poids de plus de deux personnes. Le monastère lui-même est un lieu étrange, construit sur trois niveaux. Nous avons été logés au rez-de-chaussée qui est à trente mètres au-dessus du fond du défilé, dans un labyrinthe sombre et tortueux de cellules qui s’enfoncent profondément dans la falaise. Il y a une bibliothèque au niveau supérieur, et une chapelle avec un ossuaire encore au-dessus.
Von Meier a passé une sorte d’accord avec les moines. Je ne sais pas comment. Il y en a neuf en tout, six d’entre eux ont une trentaine d’années, un autre est d’âge moyen et il y a deux moines plus vieux qui sont les guides religieux des sept autres. Les plus jeunes se dévouent avec passion à la vie spirituelle, avec leurs barbes noires, leurs yeux noirs ils forment un groupe d’ascètes reclus qui ont définitivement renoncé au monde. Nous sommes considérés comme des intrus, je le sens à chaque fois que je croise l’un d’entre eux. Quelle pression von Meier a-t-il bien pu exercer sur eux pour qu’ils nous permettent de séjourner parmi eux ? »
« 3 octobre 1935
Hartmann partage mes soupçons. Il pense également qu’il se passe quelque chose, mais il n’en sait pas plus que moi-même. Je lui ai parlé d’Ahmad pour qu’il comprenne que nous sommes en grand danger. Il ne comprend pas pourquoi nous sommes venus à Saint-Nilus, son propre travail auprès des Jabaliyya est resté inachevé et je n’ai aucun rôle à remplir ici, puisque les moines parlent le grec et non l’arabe. Et par une conséquence ironique, Lorenz s’avère plus utile que moi.
Von Meier et Keitel sont partis ce matin à la recherche d’autres inscriptions, du moins c’est ce qu’ils ont dit. J’ai décidé de saisir cette chance pour inspecter leur chambre. Je me suis d’abord rendu dans celle de von Meier et j’ai fouillé parmi ses affaires personnelles et ses papiers. Je n’y ai rien trouvé d’intéressant, pour autant que je sache. Mais juste avant de partir, j’ai jeté un coup d’œil sous le lit et j’ai vu une petite mallette de cuir. Je l’ai sortie de sa cachette et j’ai essayé de l’ouvrir, mais elle était fermée à clef et je ne voulais pas prendre le risque de casser la serrure. Je l’ai remise à sa place en espérant que je pourrais peut-être voler la clef à von Meier. En sortant de la chambre, j’ai cru apercevoir une silhouette au bout du couloir. Je suis presque certain que c’était Lorenz.
J’emporte désormais partout mon Lüger, même si je ne suis pas en uniforme. »
« 5 octobre 1935
On n’a rien dit à propos de ma visite dans la chambre de von Meier, mais je suis sûr qu’il est au courant. Je ne le vois pas souvent, mais quand je le rencontre, il me regarde avec l’air de dire : « Je sais ce que tu manigances. »
Lorenz passe maintenant la plupart de son temps dans la bibliothèque à lire des livres en grec. Il semble chercher quelque chose, mais chaque fois que je l’interroge il me répond qu’il établit le catalogue de l’ensemble des ouvrages. Comment un banquier comme Lorenz peut-il connaître si bien le grec ?
Cet endroit me donne des frissons. Le monastère est toujours sombre et sinistre même quand le soleil brille. Je suis frigorifié, c’est comme si le froid avait pénétré à l’intérieur de mes os. Je passe mes journées à lire des textes en arabe dans la bibliothèque et à m’entretenir avec Hartmann. Nous nous sommes mis d’accord pour suivre von Meier et Keitel quand ils sortiront demain. Il a remarqué que le moine qui s’occupe de l’élévateur devient paresseux et le laisse en bas en attendant leur retour, au lieu de le remonter sur la plateforme. Hartmann a l’intention de descendre le long de la corde quand le moine sera parti. »
« 6 octobre 1935
Hartmann est mort. Von Meier et Keitel l’ont ramené au monastère tard dans l’après-midi d’aujourd’hui. Ils disent l’avoir trouvé étendu sur le sol du défilé, là où le petit ravin débouche sur la plaine, à l’ouest de l’endroit où nous nous trouvons. On lui avait volé ses vêtements et tranché la gorge, l’œuvre de brigands. Mais les moines prétendent qu’il y a peu de brigands dans la région en ce moment, et je les crois volontiers.
Je me suis confectionné un verrou pour ma porte, avec deux morceaux de bois, un sur le battant et l’autre sur l’encadrement et un troisième bout de bois entre les deux. On le briserait facilement, mais comme ça personne ne peut pousser la porte pendant la nuit. Je regarde souvent la photo d’Anna et je l’embrasse. Il vaut peut-être mieux qu’elle soit morte. De toute manière, je ne vois pas comment je pourrai sortir d’ici vivant. »
David entendit qu’on frappait à sa porte. Il sursauta et fut pris d’inquiétude. Personne ne savait qu’il était là. Le reste de la maison était occupé par les étudiants de la yeshiva et un vieux rabbin. Ils ne l’avaient jamais dérangé auparavant. On frappa de nouveau. Il souleva la tablette de son bureau et en retira son revolver, puis il se leva. Il traversa la pièce jusqu’à la porte et posa son arme sur le large et vieux linteau, puis il saisit la poignée. Il entendit un troisième coup. Il ouvrit la porte.
Leïla Rashid se tenait là, devant lui, souriante. Elle était habillée en noir et elle portait un sac de voyage sur l’épaule. Il la regarda sans en croire ses yeux. Elle se mordit la lèvre et poussa un bref soupir. Aucun des deux ne parla.
On entendit la voix du vieux rabbin à l’étage supérieur.
« Qui frappa à la porte ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ce n’est rien, répondit David, c’est un ami, je ne l’ai pas entendu frapper, j’étais endormi. »
Le vieil homme marmonna quelques paroles et referma sa porte.
« Eh bien, dit Leïla, est-ce que je peux entrer ?
— Je crois que ça vaudrait mieux », dit David encore abasourdi.
Il fit un pas de côté pour la laisser passer.
« Alors, la voilà, ta cachette », dit-elle.
Elle regarda tout autour d’elle, le lit étroit et défait, le petit évier sale, les murs sombres sans la moindre décoration, les vieux meubles abîmés, le tapis usé jusqu’à la corde au milieu du sol recouvert de linoléum qui partait en lambeaux, le bureau branlant recouvert de livres et de papiers.
« On ne peut pas dire que ce soit brillant.
— Ça n’essaie pas de l’être », répliqua-t-il en tâtonnant pour trouver son revolver sans qu’elle s’en rende compte. Elle se retourna et l’aperçut.
« Qui croyais-tu que c’était ? demanda-t-elle en souriant. La Gestapo ? »
Il la regarda.
« Tu n’es pas aussi éloignée de la vérité que tu le crois. Comment m’as-tu trouvé ?
— Tu ne vas pas m’inviter à m’asseoir et m’offrir un café ? J’ai fait un long voyage. Tu n’es pas content de me voir ? »
Il la regarda à nouveau. Oui, il était content. Et inquiet.
« Qu’est-ce qui ne va pas, David ? Je n’aurais pas dû venir ? »
Elle s’assit sur la chaise la plus proche. Un des pieds étant plus court que les autres, elle s’inclina en arrière quand Leïla s’assit.
Il rangea le revolver dans un tiroir avant de se tourner vers elle.
« Je suis heureux que tu sois ici, dit-il, très heureux. Mais tu n’aurais pas dû venir, tu es peut-être en danger.
— Ça, je le sais déjà », dit-elle.
Son visage était devenu sombre.
Il s’assit à côté d’elle.
« Pour l’amour du Ciel, dis-moi comment tu es parvenue à me trouver. Personne ne sait que je suis ici. Personne. »
Elle eut à nouveau un sourire, ce sourire mystérieux et exaspérant qu’il lui avait déjà vu plusieurs fois.
« Il y a quelqu’un qui sait, dit-elle, Hasan al-Yunani le sait. Je suis allée lui rendre visite ce soir pour savoir s’il t’avait vu. Il m’a répondu que oui, que tu lui avais demandé de te trouver quelque chose. Je devine de quoi il s’agit. De toute manière, il t’a fait suivre quand tu es parti de chez lui aujourd’hui. Il m’a donné ton adresse. Et il m’a demandé de te dire encore une fois que tu encourais un danger, un très grave danger. Il m’a dit que certaines personnes impliquées dans cette affaire devaient être gardées à distance. Il a refusé de dire qui, mais il avait l’air inquiet… et effrayé. Il veut que tu lui ramènes le livre demain matin, David, le plus vite possible. Je crois qu’il regrette de te l’avoir procuré. »
David était furieux à cause de ce qu’il voyait comme une trahison de al-Yunani et une indiscrétion de Leïla. Comme il allait ouvrir la bouche pour le lui reprocher, il la vit sourire et il fut incapable de prononcer le moindre mot.
« Ne dis rien, David, dit-elle, c’est inutile. Il avait besoin de savoir où tu te trouvais et ce que tu faisais. Il ne s’inquiète pas pour toi mais pour lui-même. »
Elle marqua une pause puis elle ajouta :
« Et moi aussi, j’avais besoin de savoir, je suis désolée d’avoir été aussi…
— Ça ne fait rien », dit-il.
Il regarda son sac.
« Tu es venue d’al-Arish aujourd’hui ? »
Elle hocha la tête.
« Tu as mangé quelque chose ? »
Elle fit non de la tête. « Je n’ai pas grand-chose à t’offrir, dit-il.
— Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, dit-elle en souriant, tu m’as dit que tu aimerais m’emmener au restaurant. Et si c’était moi qui t’emmenais ? »
Elle regarda d’un œil accusateur son petit réchaud et les quelques assiettes cassées tout autour.
« On dirait que tu n’as pas pris un repas convenable depuis un bon moment. »
Il secoua la tête.
« Merci, mais je ne peux pas me rendre dans un restaurant. Je ne peux pas prendre le risque d’être vu à Jérusalem. »
Elle haussa les épaules.
« Très bien, nous dînerons ici, dit-elle, montre-moi comment on fait marcher ce truc-là. »
Elle se leva et alla jusqu’au réchaud. Il l’alluma pour elle et elle se mit à préparer un repas.
Ils mangèrent dans son unique assiette, mélangeant la viande avec du houmous et des morceaux de pitta.
Quand ils eurent lavé l’assiette et les casseroles, David se tourna vers Leïla.
« Où est-ce que tu dors ce soir ? »
Elle le regarda en haussant les sourcils. Elle avait espéré que les choses ne se dérouleraient pas aussi rapidement.
« Dans ma chambre à l’université, répondit-elle, ou ailleurs ?
— Je ne sais pas. Toi non plus. Tu ne peux pas rester ici. Ces gens, quels qu’ils soient, savent que tu t’es rendue dans le Sinaï avec moi. On ne peut pas prendre de risques, si l’un d’eux surveille ta chambre. Tu as entendu ce qu’a dit al-Yunani. Ça pourrait être dangereux.
— C’est ce que répète tout le monde. Peut-être qu’un jour tu m’expliqueras ce qui se passe. En attendant, si ça ne te dérange pas, je vais rester ici. »
C’était horrible. Elle s’était bien imaginé qu’elle resterait, mais pas de cette façon.
Il secoua la tête.
« Leïla, dit-il en l’implorant, je crois que tu ne comprends pas. Il n’y aurait aucun problème pour que tu restes n’importe où ailleurs, mais ici nous sommes à Me’a She’arim. Et ça équivaut à des ennuis pour quelqu’un comme toi. Les filles comme il faut ne se promènent pas ici sans être accompagnées. Elles ne portent pas de maquillage et de jolies robes. Et une chose est sûre, elles ne passent pas la nuit dans la chambre d’un inconnu.
— Tu n’es pas un inconnu, dit-elle, nous nous connaissons maintenant depuis plusieurs semaines. Tu m’as même déshabillée. Bien sûr, j’avais perdu connaissance. À bien y réfléchir, je n’ai pas la moindre idée de ce que tu as pu faire.
— Cesse de plaisanter avec ça », répliqua David. D’une certaine manière, il se sentait blessé par ses remarques.
« Ces gens prennent ces questions très au sérieux. Ce sont des fondamentalistes, des puritains. Des Juifs qui y croient. Ils sont très attachés à la Torah… et ils rendent la vie très difficile à tous ceux qui les choquent. Je m’étonne que tu sois arrivée jusqu’ici sans ennuis. »
« Très bien, dit-elle finalement. Je m’en vais. Je m’étais imaginé que tu voulais que je te rejoigne à Jérusalem. De toute évidence, je me suis trompée. »
Elle se leva, prit son sac, et le jeta par-dessus son épaule. David la regarda s’avancer vers la porte, puis l’ouvrir. Elle sortit sur le palier. Il se leva à son tour et la suivit. Elle se retourna et le fixa des yeux. Elle avait le visage rouge et les yeux humides.
« Leïla, dit-il d’une voix douce, à peine un murmure, je suis désolé, dit-il, je suis tendu, inquiet. Mais tu peux rester si tu veux. »
Il y eut une pause, puis il ajouta :
« Je t’en prie, reste. »
Elle s’arrêta net et se retourna encore une fois, lentement.
« À une condition, dit-elle.
— Laquelle ?
— C’est moi qui prends le lit. »