SONYA, CRANE WESSLEMAN ET KITTEE
Par Gene Wolfe
Comme dans toute narration, il y a ici des personnages, ainsi que des relations entre ces personnages. Mais ceux-ci sont-ils humains ou non ? Et celles-là sont-elles normales ? Il existe une discontinuité entre l’univers du lecteur et celui du récit. L’indication de cette discontinuité est suggérée à travers une narration dont le ton paisible fait ressortir par contraste les singularités des personnages et des événements.
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OMMENT définir l’étrange lien qui unissait Sonya et Crane Wessleman ? Disons que ce dernier faisait à Sonya une cour en suspens, comme un garçon fortuné peut courtiser une fille pauvre. Seulement voilà, ils étaient très vieux tous les deux. Je ne veux pas dire qu’ils le sont maintenant. Car Sonya, actuellement, est à peu près de votre âge et Crane Wessleman n’a que quelques années de plus qu’elle – mais ils ne se connaissent pas. Dans le cas contraire, du moins Sonya s’en faisait souvent la réflexion, tout eût été bien différent.
À cette époque chaque citoyen des États-Unis touchait un revenu garanti, augmenté d’allocations s’il avait des enfants, plus une bonification s’il exerçait certains métiers nécessaires et mal rétribués.
C’était un revenu considérable au dire des politiciens conservateurs, au-dessous du minimum vital selon les politiciens libéraux, mais Sonya infligea aux uns et aux autres un démenti net. Sans enfants ni bonification, elle vivait de son revenu, décemment mais pauvrement, à condition de ne pas fumer, d’éviter toute distraction publique qui ne fût pas gratuite et de ne prendre ni drogue, ni boisson, sauf lorsque Crane Wessleman lui versait un petit verre d’une de ses liqueurs. Alors elle le levait à la lumière pour voir si c’était jaune, rouge ou brun, humait la liqueur délicatement en femme du monde, s’en versait sur la langue une demi-cuiller à thé, prenait le temps de la mélanger à sa salive, et enfin l’avalait. Elle répétait maintes fois ce rituel sans rien y changer jusqu’à ce qu’elle eût vidé son verre, après quoi elle se sentait légèrement rajeunie ; elle n’avait pas l’impression d’être beaucoup plus jeune, d’avoir par exemple deux ans de moins, mais c’était tout de même sensible, et fort agréable. Sonya avait été une jeune fille puis une femme très séduisante. Son revenu lui permettait de louer un deux-pièces dans un garage converti en immeuble de rapport, et son intérieur était fort bien tenu.
Crane Wessleman rencontra Sonya à l’époque où il lui arrivait encore de sortir de chez lui. Son ancien associé l’avait invité à faire un bridge, ce qu’il avait accepté, et son hôte – ou son hôtesse, pour dire la vérité – avait téléphoné à un ami – une amie, plutôt – pour lui demander le nom d’une femme libre d’attaches et d’un âge convenable susceptible de faire une quatrième. Une erreur avait été commise sur le nom indiqué et Sonya avait été invitée par suite de cette méprise ; avant que la maîtresse de maison s’en fût aperçue, Sonya avait déjà grignoté ses petits fours et réclamé du sherry au lieu de thé. Quant au maître de céans, il n’apprit l’erreur de sa femme qu’après le départ de Sonya et de Crane Wessleman, lequel n’en sut jamais rien. Il ne l’aurait pas cru si on l’en avait informé. Lorsque son ancien associé lui retéléphona pour faire un bridge, Wessleman demanda sur un ton appuyé si Sonya serait présente.
C’était pour lui une bonne partenaire, et Harlan Ellison parlerait sans doute ici d’empathie : elle jouait la bonne carte, que Crane Wessleman s’apprêtât ou non à faire une levée – grâce à son flair, si vous voulez. Elle savait aussi parler de tout et de rien de manière amusante ; la femme de l’associé la trouvait charmante, et elle s’y connaissait en flatteries.
Lorsqu’il eut perdu sa femme, qui mourut d’une tumeur maligne au cerveau, l’ancien associé de Crane Wessleman se retira aux Bermudes ; il n’attendait pour cela que d’être veuf. Crane Wessleman cessa alors complètement de sortir, et bientôt ne quitta que rarement son pyjama et sa robe de chambre. Sonya crut l’avoir perdu irrémédiablement.
Elle n’avait jamais eu pour habitude de protester contre les décrets du destin. Pourtant il lui était arrivé, lorsqu’elle était plus jeune, beaucoup plus jeune, d’aider un ami à distribuer des prospectus ronéotypés sur l’indignité de la mort et des fonctions excrétoires – imaginez-la en petite jeune fille à tresses blondes portant un pantalon à la chinoise – mais ç’avait été pour rendre service. Elle n’en acceptait pas moins ce que les prospectus honnissaient. De même elle accepta de perdre Crane Wessleman, mais la nuit, lorsque le sommeil la fuyait, elle pensait parfois à lui : il faisait partie du domaine des Occasions Perdues. Elle ignorait tout du départ de l’associé de Wessleman pour les Bermudes et de la mort de sa femme, et aussi des circonstances dans lesquelles ils l’avaient contactée. Elle s’imaginait qu’ils avaient cessé de l’inviter à cause d’une chose – une innocente vétille que tout le monde avait oubliée en cinq minutes – qu’elle avait dite à son hôtesse. En tout cas c’était regrettable et elle échafaudait diverses stratégies en vue de se faire pardonner au cas où elle serait invitée pour un nouveau bridge.
Crane Wessleman était riche et veuf, et cela n’était pas négligeable, mais l’affection de Sonya allait plus loin : elle avait l’intuition heureuse, secrète, que c’était un homme difficile à aimer ; et puis, plus profondément, d’autres pensées s’étaient associées à l’image de Crane Wessleman ; un nouveau chapitre de sa vie, un mariage, des fleurs, un nouveau nom de famille, ne pas mourir seule. Enfin quatre mois après leur dernière partie de bridge, Crane Wessleman lui-même lui téléphona.
Il l’invitait à dîner à son domicile une semaine plus tard. Mais en des termes laissant clairement entendre qu’il présumait qu’elle pouvait se rendre chez lui par ses propres moyens.
Non sans mal et non sans répugnance, elle emprunta à de vagues connaissances les articles d’habillement qui lui manquaient et, le soir venu, prit un autobus. Nous dirions un hélicoptère, vous et moi, mais Sonya appelait ça un autobus, et la compagnie exploitant cette ligne l’appelait un autobus, enfin, et c’est capital, le chauffeur l’appelait un autobus et avait la mentalité du chauffeur d’autobus, laquelle n’a rien à voir avec la mentalité du pilote d’hélicoptère.
Lorsque Sonya fut descendue de l’autobus elle dut faire à pied un trajet considérable pour arriver chez son hôte. Jamais encore elle n’y était allée car elle avait toujours rencontré Crane Wessleman chez son ancien associé ; elle ne savait donc pas exactement où il habitait bien qu’elle eût pris soin de consulter un plan de la ville. Elle regardait ce plan de temps en temps pour s’assurer qu’elle était sur la bonne voie, s’arrêtant pour cela sous un des rares lampadaires jalonnant son itinéraire, et faisant un signe aux caméras de télévision montées sur leurs supports afin de rassurer sur son propre compte tout policier qui la verrait à ce moment sur son écran.
La demeure de Crane Wessleman était vaste et faisait partie d’un lot de terrain assez étendu pour qu’on pût le qualifier de cité sans faire sourire personne ; la maison était à une centaine de mètres de la rue. De style Tudor, observa Sonya non sans plaisir – mais il y avait trop d’arbustes, on n’avait pas su en limiter l’extension. Sonya eût préféré des roses. Sur la porte d’entrée une plaque de cuivre portait l’indication :
C. WESSLEMAN
ET
KITTEE
et à sa vue Sonya comprit tout.
N’eût été sa longue marche, elle aurait fait demi-tour immédiatement et redescendu l’allée bordée de lampes à gaz ; mais elle était fatiguée et avait mal aux jambes ; de toute façon il n’est pas certain qu’elle aurait rebroussé chemin car des gens comme Sonya sont souvent coriaces malgré les apparences.
Elle sonna et Kittee ouvrit la porte. Sonya savait, bien sûr, que c’était Kittee, mais ce n’aurait peut-être pas été évident pour vous et moi. Nous aurions dit ceci : la porte fut ouverte par une grande fille nue qui ressemblait beaucoup à Julie Newmar ; elle avait la poitrine forte, les épaules larges, les pommettes saillantes, le visage inexpressif. Sonya savait donc que c’était Kittee et tout en elle lui était antipathique, jusqu’au nom que Crane Wessleman lui avait donné, avec le son geignard du double e final. Elle lui dit sur un ton neutre et amical :
« Bonsoir, Kittee. Je m’appelle Sonya. Voudriez-vous flairer mes doigts ? »
Au bout d’un moment Kittee flaira effectivement les doigts de la visiteuse, puis s’effaça pour la laisser entrer. Sonya referma elle-même la porte et ajouta :
« Conduisez-moi à votre maître, Kittee. »
Elle espérait avoir dit cela assez fort pour être entendue de Crane Wessleman. Kittee la fit entrer et Sonya, la suivant, remarqua qu’elle n’était pas complètement nue. Elle portait comme un court tablier sur son postérieur.
La maison était vaste et malpropre, bien qu’exempte de poussière grâce aux appareils de filtrage de l’air. Sonya attribua à Kittee l’odeur qui s’en dégageait ; on voyait traîner les restes oubliés des repas de Crane Wessleman, des assiettes avec des résidus de graisse séchée.
Crane Wessleman ne s’était pas habillé mais il était rasé et portait une robe de chambre propre, des pantoufles et même des chaussettes. Sonya bavarda avec lui et l’aida à déballer le repas qu’il avait commandé à son intention et à le glisser dans le four à micro-ondes. Kittee l’aida à mettre la table et Crane Wessleman proclama fièrement :
« Elle est merveilleuse, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, et très belle, répondit Sonya. Je peux la caresser ? » Sur quoi elle promena ses doigts dans la douce chevelure blonde de Kittee.
Crane Wessleman prit alors un exemplaire d’une revue mensuelle intitulée « Nos amis », destinée aux personnes possédant ou désirant acquérir ces créatures ; tout en mangeant aux côtés de Sonya, il tournait pour elle les pages de cette revue et lui signalait les annonces des meilleurs producteurs, ou bien lisait certains des poèmes qui figuraient au bas des colonnes.
« Impossible de dire ce qu’ils étaient avant, dit Crane Wessleman. Même leurs créateurs n’en savent trop rien. »
Sonya regarda la fille nue, et Crane Wessleman ajouta :
« Je l’appelle Kittee mais son protoplasme a pu provenir d’un gibbon ou d’un chien. Regardez. »
Il montrait à Sonya la photo de ce qui lui semblait être un très beau jeune homme avec des pommettes saillantes et un visage inexpressif.
« Regardez ce sourire », dit Crane Wessleman.
Et Sonya remarqua que les lèvres du jeune homme étaient légèrement retroussées.
« Kittee en fait autant quelquefois », ajouta son maître.
Mais Sonya observait maintenant son hôte, son visage envahi par de multiples ridules, le tremblement de ses mains.
Cette visite fut renouvelée environ une fois par semaine. Sonya connaissait bien le chemin désormais, et pour le conducteur d’autobus c’était une habituée ; elle déclara, pure invention, posséder un chien à elle, un chow-chow ordinaire ; cela lui permettait de ramener à la maison une certaine quantité de viande en excédent.
Lors de l’avant-dernière visite que lui fit Sonya, Crane Wessleman lui montra un autre très beau jeune homme dans « Nos amis » ; son prix était largement supérieur au revenu annuel de Sonya.
« Je vais, dit-il, prendre des dispositions pour qu’après ma mort mon exécuteur testamentaire en achète un semblable pour Kittee. Je veux qu’elle soit heureuse. »
Et Sonya sentit qu’il la regardait d’un air entendu.
Pourtant, lors de sa dernière visite, il parut avoir tout oublié de cette affaire ; il se contenta de lui montrer une photographie où l’on voyait Kittee assise à ses côtés d’un air guindé, et de lui faire admirer l’appareil à déclenchement automatique qu’il avait utilisé en l’occurrence, spécifiant qu’il l’avait commandé sur catalogue.
La semaine suivante, Crane Wessleman ne téléphona pas une seule fois. Sonya essaya de l’appeler deux jours après la date normale d’une nouvelle rencontre, mais il n’y eut pas de réponse. Sonya se munit de son porte-monnaie et prit l’autobus pour se rendre chez Crane Wessleman. Et après avoir exploré les alentours de sa porte d’entrée, elle en trouva la clef cachée sous une pierre en dessous d’un des arbustes.
Crane Wessleman était mort, assis dans son fauteuil favori. Sonya décida que sa mort remontait à plusieurs jours. Kittee avait mangé une portion de sa jambe gauche.
« Tu as dû avoir bien faim, Kittee, dit-elle, enfermée ici sans personne pour te nourrir. »
Dans la cuisine elle trouva un paquet-cuisson de mouton Sainte-Menehould congelé. Elle le chauffa, puis l’ouvrit et le mit sur la table en criant : « Kittee, Kittee, Kittee ! » Et elle ne cessait de se demander si par hasard Crane Wessleman ne lui avait pas laissé après tout un petit héritage.
Traduit par Jean Baillache.
Sonya, Crane Wessleman and Kittee.
© Gene Wolfe, 1970/1978
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.