OUVRE-MOI, O MA SŒUR.
Par Philip José Farmer
Pendant longtemps, la physiologie des extraterrestres était un sujet exclu de la science-fiction. Or, il est certain que le problème de sa connaissance se posera lorsqu’une forme quelconque de vie originaire d’une autre planète aura été découverte. Et il est probable que son étude déroutera l’observateur d’autant plus fortement que celui-ci restera attaché à une optique anthropocentriste.
À |
sa sixième nuit sur Mars, Lane pleura. Il sanglota bruyamment et des larmes coulèrent sur ses joues. Il martela de son poing droit la paume de sa main gauche jusqu’à en avoir mal. L’angoisse de la solitude le fit hurler. Il lâcha les jurons les plus obscènes et les plus blasphématoires qu’il connût, et il en connaissait beaucoup après dix ans passés dans l’Armée Spatiale de l’U.N.
Au bout d’un moment, il s’arrêta de pleurer. Il se sécha les yeux, avala une gorgée de scotch et se sentit beaucoup mieux.
Il n’était pas honteux d’avoir braillé comme une femme. Après tout, il avait existé un Homme qui n’avait pas eu honte de pleurer. D’ailleurs, une des raisons de sa sélection pour faire partie du premier groupe de débarquement sur Mars était justement cette capacité de pleurer. Personne n’aurait pu l’appeler un homme faible de caractère ou un poltron. Un homme sans courage n’aurait pas franchi avec succès le barrage de tests et d’appareils de contrôle de l’école spatiale terrestre, sans parler des nombreux alunissages qu’il avait faits. Mais, tout viril et masculin qu’il fût, il avait une soupape de sûreté féminine. Il pouvait dissoudre en larmes les meules de sa tension intérieure ; il était le roseau qui plie sous le vent, non le chêne qui s’écroule, arraché jusqu’aux racines.
Ensuite, le cœur libéré de son poids et de sa douleur, se sentant presque gai, il envoya sur l’émetteur-récepteur son rapport périodique au navire circummartien, à huit cent quinze kilomètres au-dessus de sa tête. Puis il s’allongea sur sa couchette et ouvrit le seul livre personnel qu’on lui avait permis d’emporter, une anthologie des plus grands poètes du monde.
Il lut de-ci de-là, parcourant, s’arrêtant seulement sur un ou deux vers, pour compléter ensuite de mémoire ceux qu’il avait mille fois murmurés. De-ci, de-là, il lut, comme une abeille goûtant à la quintessence du nectar…
C’est la voix de ma bien-aimée qui frappe, et elle dit :
Ouvre-moi, ô ma sœur, mon amour, ma colombe, mon immaculée…
Nous avons une petite sœur,
Et elle n’a point de seins ;
Que ferons-nous pour notre sœur
Le jour où elle sera fiancée ?…
Certes, quoique je marche dans la vallée de l’ombre de la mort,
Je ne crains aucun mal ; car tu es avec moi…
Viens vivre auprès de moi et de mon amour,
Et nous éprouverons tous les plaisirs…
Il n’est pas encore en notre pouvoir d’aimer ou de haïr…
Car en nous la volonté est dominée par le destin…
À deviser avec toi j’oublie toute notion du temps,
Toutes les saisons et leurs changements me plaisent également…
Il continua de lire sur l’amour, sur l’homme et la femme, jusqu’à ce qu’il eût presque oublié ses soucis. Ses paupières se fermaient ; le livre lui tomba des mains. Mais il se redressa, descendit de la couchette, se mit à genoux et pria. Il implora la compréhension et le pardon de ses blasphèmes et de son désespoir. Et il pria pour que ses quatre camarades perdus fussent retrouvés sains et saufs. Puis il grimpa à nouveau sur la couchette et s’endormit.
À l’aube, la sonnerie de son réveille-matin le réveilla à contrecœur. Néanmoins il ne se rendormit pas mais se leva, alluma l’émetteur-récepteur, remplit une tasse d’eau et de café instantané, et y jeta une pilule calorique. Son café à peine fini, il entendit la voix du Capitaine Stroyansky dans le récepteur. Stroyansky parlait avec tout juste un soupçon d’accent slave.
« Cardigan Lane ? Réveillé ?
— Plus ou moins. Comment allez-vous ?
— Tout irait bien si nous n’étions pas inquiets au sujet de tout votre groupe.
— Je sais bien. Alors, quels sont les ordres du capitaine ?
— Il n’y a qu’une chose à faire, Lane. Vous devez aller à la recherche des autres. Sinon, vous ne pourrez pas remonter jusqu’à nous. Il faut au moins deux hommes de plus pour piloter la fusée.
— Théoriquement un seul nomme peut piloter la bête, répondit Lane. Mais c’est risqué. Enfin, ça ne fait rien. Je pars tout de suite à la recherche des autres. Je le ferais même si vous me donniez d’autres ordres. »
Stroyansky eut un rire étouffé. Puis il aboya comme un phoque : « Le succès de l’expédition est plus important que le sort de quatre hommes. Mais si j’étais dans votre peau – et je suis content de ne pas y être – je ferais comme vous. Alors, bonne chance, Lane.
— Merci, dit Lane. Il me faudra plus que de la chance. Il me faudra aussi l’aide de Dieu. Je suppose qu’il est là, bien que l’endroit ait l’air abandonné de Dieu et des hommes. »
Il contempla d’un œil évaluateur ce qui était visible à travers les doubles murs de plastique transparent du dôme.
« Le vent souffle à environ quarante kilomètres à l’heure, dit-il, la poussière est en train de recouvrir les traces des chars. Il faut que je me mette en route avant qu’elles soient complètement effacées. Mes provisions sont emballées ; j’ai de la nourriture, de l’air et de l’eau pour six jours. Ça fait un gros paquet ; les réservoirs à air et la tente de couchage prennent aussi beaucoup de place. Il y en a pour plus de cinquante kilos terrestres, mais seulement une vingtaine ici. J’emporte aussi une demi-douzaine de fusées. Et un émetteur-récepteur portatif.
« Je devrais en avoir pour deux jours à faire à pied les quarante-cinq kilomètres jusqu’au point où les chars se sont signalés pour la dernière fois. Deux jours de recherches. Deux jours pour le retour.
— Vous serez de retour dans cinq jours ! cria Stroyansky. C’est un ordre ! Ça ne devrait pas vous prendre plus d’un jour pour prospecter. Ne prenez pas de risques. Cinq jours ! Sinon, le conseil de guerre, Lane ! »
Et, sur un ton radouci, il ajouta : « Bonne chance et, s’il y a un Dieu, qu’il vous protège ! »
Lane essaya de trouver quelque chose à dire, une chose qui pût figurer dans les annales, du genre « Docteur Livingstone, je présume ? ». Mais tout ce qu’il put dire fut : « À bientôt. »
Vingt minutes après, il ferma derrière lui la porte donnant accès au sas du dôme. Il endossa son énorme paquetage et se mit à marcher. Mais, arrivé à une cinquantaine de mètres de la base, il éprouva le besoin de se retourner pour jeter un regard à ce qu’il ne verrait peut-être plus jamais. La bulle pressurisée était là, posée sur la pleine de feldspath ocrée. Telle était l’habitation prévue pour les cinq hommes pendant un an. Le planeur qui les avait amenés était tapi auprès d’elle, ses ailes immenses largement étalées, ses patins couverts de la poussière éternellement soulevée par le vent.
En face de lui il y avait la fusée, posée toute droite sur ses ailerons, pointée vers le ciel bleu noir, qui brillait sous le soleil martien et rayonnait une promesse de puissance, d’évasion de Mars et de retour au navire en orbite. Le planeur l’avait apportée sur son dos en atterrissant à deux cents kilomètres à l’heure. Après qu’on eut déchargé les deux chars à chenilles de six tonnes juchés sur elle, on l’avait amenée au sol, puis redressée sur sa queue au moyen de treuils actionnés par ces mêmes chars. Maintenant, elle attendait Lane ainsi que les quatre autres hommes.
« Je reviendrai, lui murmura-t-il. Et si c’est nécessaire, je te prendrai seul. »
Il se mit à marcher en suivant les larges traces doubles laissées par le char. Elles étaient faibles parce qu’elles dataient de deux jours et que la poussière de silicate amenée par le vent les avait presque comblées. Quant à celle du premier char, parti trois jours plus tôt, elles étaient complètement invisibles.
La piste menait au nord-ouest. Elle quittait la plaine de cinq kilomètres de large, bordée par deux collines de roche nue, et pénétrait dans un couloir d’une largeur de quatre cents mètres, encadré d’une double rangée de végétation. Ces rangées s’élançaient rectilignes et parallèles d’un horizon à l’autre, à des kilomètres et des kilomètres devant et derrière lui. Un observateur aérien aurait constaté qu’il y avait beaucoup de lignes semblables cheminant côte à côte. Pour ceux du navire en orbite, les centaines de rangées paraissaient une seule ligne homogène. Cette ligne était un des prétendus canaux de Mars.
Étant au sol et près d’une des rangées, Lane la voyait telle qu’elle était. Sa base était constituée par un tube interminable, émergeant d’un mètre, dont la masse principale, comme celle d’un iceberg, se trouvait sous la surface. Les bords incurvés étaient recouverts de ces lichénoïdes bleu vert qui poussaient sur tous les rochers. De la partie médiane du tube et régulièrement espacés, s’élançaient des troncs de plantes. Ces troncs étaient des colonnes bleu-vert lisses et brillantes, d’un diamètre de soixante-dix centimètres et d’une hauteur de deux mètres. À leur sommet, s’irradiaient de nombreuses branches minces comme des rayons, semblables à des doigts de chauves-souris. Entre les doigts, une membrane bleu-vert était tendue, l’unique feuille gigantesque de l’arbre-parapluie.
Lorsque Lane les avait vus pour la première fois, lors du passage en trombe du planeur, il les avait comparés à une armée de mains géantes tendues vers le soleil pour le capter. Et géantes, elles l’étaient, car chaque feuille, supportée par ses nervures, mesurait trente mètres d’envergure. Et c’étaient bien des mains – des mains pour mendier et saisir l’or parcimonieux du minuscule soleil. Pendant le jour, les nervures situées le plus près de la course du soleil s’inclinaient vers le sol, et les plus éloignées se redressaient. De toute évidence, cette incessante manœuvre diurne était destinée à exposer à la lumière la surface entière de la membrane, à éviter qu’un seul pouce en demeurât à l’ombre.
Les Terriens s’étaient bien attendus à trouver ici d’étranges formes de vie végétale, mais point de constructions dues à la vie animale. Or, en fait, de telles constructions recouvraient un huitième de la planète.
Ces constructions étaient les tubes d’où s’élevaient les troncs des arbres-parapluies. Lane avait-essayé de forer dans le côté d’apparence rocheuse d’un des tubes. Il était si dur qu’il avait émoussé un foret et en avait endommagé un autre avant de pouvoir en détacher une parcelle. Il s’en était contenté pour le moment, l’avait rapportée au dôme pour l’examiner au microscope. Il avait poussé un sifflement de stupéfaction. Des cellules végétales étaient noyées dans la masse, dure comme du ciment. Certaines étaient partiellement détruites ; d’autres, encore intactes.
Un examen plus poussé lui avait montré que cette substance était composée de cellulose, d’un corps ligneux, de divers acides nucléiques et de matériaux inconnus.
Il avait fait au navire en orbite un rapport sur sa découverte ainsi que sur sa conjecture. Quelque forme de vie animale avait dû, à un moment donné, avaler et partiellement digérer du bois, puis le régurgiter sous forme de ciment. C’était avec ce ciment que les tubes avaient été façonnés.
Le jour suivant, il avait eu l’intention de retourner au tube et d’y percer un trou au moyen d’explosifs. Mais deux des hommes étaient partis en char pour explorer la région. Lane, dont c’était le tour de faire fonction d’opérateur-radio, était resté dans le dôme. Il devait rester en contact avec les deux hommes qui, eux, devaient lui faire un compte rendu tous les quarts d’heure.
Le char était parti depuis deux heures et devait s’être éloigné d’environ cinquante kilomètres quand il cessa d’appeler. Quelques heures plus tard, l’autre char emportait deux autres hommes sur les traces du premier. Ils étaient allés à environ cinquante kilomètres de la base, restant en liaison radio permanente avec Lane.
« Il y a un léger obstacle devant nous, avait alors dit Greenberg. C’est un tube qui part à angle droit de celui que nous avons longé. Aucune plante ne pousse dessus. Il n’est pas très haut et là retombée de l’autre côté ne sera pas grand-chose. Ce sera facile. »
Puis il avait hurlé.
Et ce fut tout.
Maintenant, c’était le surlendemain, et Lane suivait à pied la piste évanescente.
La base, derrière lui, se trouvait près de la jonction des deux canaux connus sous les noms d’Avernus et de Tartarus, et il se dirigeait vers le nord-ouest, en direction de Sirenum Mare, la prétendue Mer des Sirènes. Il supposait que cette mer serait un groupe beaucoup plus étendu de tubes arborifères.
Il marchait d’un pas régulier tandis que le soleil s’élevait et que l’air se réchauffait. Il avait depuis longtemps coupé le chauffage de sa combinaison. On était en été et près de l’équateur. À midi, la température serait d’environ vingt et un degrés.
Mais au crépuscule, une fois que l’air sec eut ramené la température à moins trente-deux, Lane était dans sa tente de couchage. Elle ressemblait à un cocon par sa forme de saucisse et sa dimension guère plus grande que son corps. Elle était gonflée afin qu’il pût enlever son casque et respirer en se réchauffant au radiateur à pile, tout en mangeant et buvant. La tente était aussi très flexible ; sa forme de cocon se mua en triangle lorsque Lane s’assit sur un pliant d’où pendait un sac en plastique, pour faire ce que tout homme doit faire, quel que soit son ennui et sa répugnance.
Pendant le jour, il n’avait pas à entrer dans la tente pour cette opération. Son vêtement était ingénieusement agencé de façon à lui permettre de rabattre un pan arrière et de n’exposer que la surface nécessaire sans perdre de la pression d’air répartie dans le reste du costume. Naturellement il n’était pas question de tenter le froid de la nuit martienne. À minuit, soixante secondes suffisaient à geler grièvement la partie postérieure d’un individu.
Lane dormit jusqu’à une demi-heure après l’aube, mangea, dégonfla la tente, la plia, la rangea dans son paquetage ainsi que la batterie, le radiateur, la boîte aux aliments et le pliant, jeta le sac en plastique, endossa le paquetage et se mit en route.
À midi, les traces avaient disparu complètement. Cela n’avait guère d’importance parce que les chars n’avaient pu prendre qu’un seul chemin : le couloir entre les tubes et les arbres.
Il vit alors un détail que les deux chars avaient signalé. Sur sa droite, les arbres commençaient à paraître morts. Les troncs et les feuilles étaient marron et les nervures s’affaissaient.
Il hâta le pas, son cœur battit plus fort. Au bout d’une heure, la ligne d’arbres morts s’allongeait toujours à perte de vue.
« Ce doit être par ici », se dit-il tout haut.
Alors il s’arrêta. Il y avait un obstacle devant lui. C’était le tube dont Greenberg avait parlé, celui qui partait perpendiculairement aux deux autres et les reliait.
Lane le regarda et crut entendre à nouveau le cri de désespoir de Greenberg. Cette pensée agit en lui comme l’ouverture d’une soupape, de sorte que l’immense pression de la solitude, qu’il avait réussi à endiguer jusque-là, l’envahit. Le bleu-noir du ciel devint la noirceur et l’infini de l’espace même, et lui-même devint une parcelle de chair dans une immensité comparable à la surface de la Terre, une parcelle qui ne savait rien de plus de ce monde qu’un nouveau-né ne savait du sien.
Minuscule et impuissant comme un bébé…
Non, se murmura-t-il à lui-même, pas un bébé. Minuscule, oui. Impuissant, non. Je ne suis pas un bébé. Je suis un homme, un homme, un Terrien.
Terrien : Cardigan Lane. Citoyen des U.S.A. Né à Hawaii, le cinquantième État. D’ascendance allemande, hollandaise, chinoise, japonaise, mélano-africaine, cherokee, polynésienne, portugaise, juive russe, irlandaise, écossaise, norvégienne, finnoise, tchèque, anglaise et galloise. Trente et un ans. Un mètre soixante-quinze. Soixante-dix-huit kilos. Cheveux châtains. Yeux bleus. Profil aquilin. Docteur en médecine et en philosophie. Marié. Sans enfants. Méthodiste. Sociable, mésomorphe, moyennement extraverti. Radio amateur. Éleveur de chiens. Chasseur de cerfs. Chasseur sous-marin. Écrivant une poésie de bonne qualité mais loin d’être un grand poète. Tout cela contenu dans sa peau et son costume pressurisé, plus le goût de la camaraderie et de la vie, une ardente curiosité et du courage. Et présentement très inquiet de tout perdre sauf sa solitude.
Pendant un moment il se tint droit comme une statue devant le mur, haut d’un mètre, du tube. Finalement il secoua violemment la tête, et avec elle sa peur comme un chien secoue son eau après un bain. Malgré le paquetage massif accroché à son dos, il sauta avec légèreté sur le dessus du tube et regarda de l’autre côté, bien qu’il n’y eût là rien qu’il n’eût déjà vu avant de sauter.
Le spectacle qui s’étendait devant lui ne différait qu’en un point de celui auquel il tournait le dos. C’était le nombre de petites plantes qui couvraient le sol. À seconde vue, d’ailleurs, il s’aperçut qu’il n’avait pas encore rencontré de ces plantes dans ce format. Elles étaient les répliques, hautes de trente centimètres, des énormes arbres-parapluies qui poussaient sur les tubes. Et elles n’étaient pas disséminées au hasard, comme il eût été normal de s’y attendre si elles avaient jailli de graines apportées par le vent. Elles croissaient au contraire en rangs réguliers, les bords extérieurs de chaque rangée étant séparés de ceux de la rangée voisine par un espace d’environ soixante centimètres.
Son cœur battit encore plus vite. Cet espacement régulier devait signifier qu’elles avaient été plantées par des êtres intelligents. Cependant de tels êtres paraissaient très improbables étant donné le milieu martien ambiant.
Peut-être quelque condition naturelle était-elle la cause de l’apparente artificialité de ce jardin. Il fallait qu’il étudie la question.
Toujours avec précaution, toutefois. Tant de choses reposaient sur lui : la vie de quatre hommes, le succès de l’expédition. Si celle-ci échouait, ce serait peut-être la dernière. Tant de Terriens exprimaient bruyamment leur mécontentement du coût de l’Armée Spatiale et demandaient à grands cris des résultats se traduisant en argent et en puissance.
Ce champ, ou ce jardin, s’étendait sur environ trois cents mètres. À son extrémité, il y avait un second tube perpendiculaire aux tubes parallèles. Et, au-delà, les parapluies géants réapparaissaient avec leur couleur bleu-vert vivante et luisante.
La disposition de l’ensemble avait tout l’air d’un jardin enclos, aux yeux de Lane. Le carré formé par les tubes le préservait du vent et des flocons de feldspath. Les murs maintenaient également la chaleur dans le carré.
Lane inspecta le haut du tube, en quête d’éraflures faites par les chenilles des chars sur les lichénoïdes. Il n’en trouva pas mais n’en fut pas surpris. Les lichénoïdes poussaient à une vitesse phénoménale sous le soleil d’été.
Il examina le sol du côté du jardin, là où les chars étaient vraisemblablement retombés. Il n’y avait aucun signe de leur passage, car les petits parapluies plantés à soixante centimètres du bord du tube étaient intacts.
Il ne trouva pas davantage de traces aux extrémités du tube, aux points de jonction avec les rangées parallèles.
Il s’arrêta, réfléchissant à ce qu’il allait faire, et fut surpris de constater qu’il haletait. Un contrôle rapide de son niveau d’air lui montra que cela ne provenait pas d’un réservoir presque vide. Non, c’était l’appréhension, le sentiment d’un mystère inquiétant, de quelque chose de mauvais qui faisait battre son cœur aussi vite et lui faisait pomper plus d’oxygène.
Où pouvaient bien être passés deux chars et quatre hommes ? Et quelle pouvait être la cause de leur disparition ?
Avaient-ils pu être attaqués par des êtres vivants ? Si tel était le cas, ou bien les créatures inconnues avaient emporté les chars de six tonnes, ou bien elles les avaient conduits ailleurs, ou encore elles avaient obligé les hommes à les conduire ailleurs.
Où ? Comment ? Par qui ? Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque.
« C’est ici que ça a dû se passer, marmonna-t-il. Le premier char a signalé qu’il voyait ce tube lui barrer le chemin et a dit qu’il ferait un nouveau rapport dans dix minutes. Ce fut son dernier appel. Le deuxième char a interrompu le contact au moment où il se trouvait sur le tube. Qu’est-il donc arrivé ? Il n’y a pas de ville sur le sol de Mars et aucun indice d’une civilisation souterraine. Le navire en orbite aurait vu des voies d’accès par ses télescopes… »
Il hurla si fort que l’écho de sa voix contre les parois de son casque l’assourdit. Puis il se tut et observa, à l’autre bout du jardin, l’envol d’une rangée de globes bleus, montant rapidement dans le ciel.
Il renversa la tête autant que le lui permit son casque et regarda s’envoler les globes. Ils étaient de la taille d’un ballon de basket à leur apparition au sol, et gonflaient ensuite jusqu’à un diamètre d’une cinquantaine de mètres. Tout à coup, comme une bulle de savon, le plus élevé disparut.
Le deuxième éclata également à l’altitude du premier. Et les autres suivirent.
Ils étaient transparents. Il put voir des cirrus blancs à travers le bleu des bulles.
Lane ne bougea pas mais observa la ligne ininterrompue de globes qui sortaient du terrain. Bien qu’abasourdi, il n’oublia pas ses instructions. Il nota que les globes, outre qu’ils étaient semi-transparents, s’élevaient du sol à angle droit et qu’ils ne dérivaient pas dans le vent. Il les compta et arriva à quarante-neuf quand ils cessèrent d’apparaître.
Il attendit un quart d’heure. Quand il lui sembla que rien d’autre ne se produirait, il décida d’aller inspecter le lieu où les globes paraissaient avoir jailli du sol. Il prit une inspiration profonde, plia les genoux et sauta dans le jardin. Il se posa légèrement, à environ trois mètres cinquante du bord du tube, entre deux rangées de plantes.
Pendant une seconde, il ne sut pas ce qui lui arrivait, bien qu’il se rendît compte que quelque chose n’allait pas. Puis il pirouetta, ou tout au moins essaya de le faire. Un pied remonta mais l’autre s’enfonça plus profondément. Il fit un pas en avant et le pied qu’il avançait disparut également dans la matière meuble cachée sous la poussière ocrée. Quant à l’autre pied, il était maintenant trop enfoncé pour qu’il pût le ressortir.
Bientôt il était enseveli jusqu’à la hanche et s’accrochait aux tiges des plantes de chaque côté de lui.
Il les déracina facilement et se retrouva avec une plante dans chaque main.
Il les lâcha et se rejeta en arrière dans l’espoir de libérer ses jambes et de s’allonger sur le sol gélatineux. Si son corps offrait une surface suffisante, il pourrait peut-être l’empêcher de sombrer. Et, au bout d’un moment, il parviendrait à atteindre la terre ferme au moyen du tube. En espérant trouver une terre ferme.
Son violent effort réussit. Ses jambes sortirent du demi-liquide collant. Étalé sur le dos, il regarda le ciel à travers le dôme transparent de son casque. Il avait le soleil à sa gauche ; quand il tournait la tête à l’intérieur du casque, il voyait le soleil décliner sur sa courbe depuis le zénith. Il descendait un peu plus lentement qu’il ne l’eût fait sur Terre parce que la journée martienne était plus longue d’environ quarante minutes. Il espérait que, s’il ne pouvait regagner un terrain solide, il pourrait rester à sa surface jusqu’au soir. Alors, ce bourbier serait suffisamment gelé pour lui permettre de se lever et de marcher dessus – à condition qu’il se levât avant d’être lui-même complètement gelé.
Entre-temps, il appliquerait la méthode de sauvetage recommandée lorsqu’on est pris dans des sables mouvants. Il ferait un tour rapide sur lui-même et s’étalerait de nouveau. En répétant cette manœuvre, il réussirait peut-être finalement à atteindre la bande de sol vierge proche du tube.
Son paquetage collé à son dos l’empêchait de rouler. Il lui fallait relâcher les bretelles enserrant ses épaules.
Il le fit, et au même moment sentit ses jambes s’enfoncer. Leur poids les entraînait vers le fond, alors que les réservoirs d’air du paquetage, ceux qui étaient fixés à sa poitrine, et la bulle que constituait son casque permettaient au haut de son corps de flotter.
Il se tourna sur le côté, attrapa le paquetage et se hissa dessus. Naturellement le paquetage s’enfonça. Mais ses jambes étaient libres, bien que gluantes et empoussiérées, et il se tint debout au sommet de l’île étroite constituée par le paquetage.
La gelée épaisse monta jusqu’à ses chevilles tandis qu’il examinait ce qu’il pourrait faire.
Il pouvait s’accroupir sur le paquetage en espérant qu’il ne sombrerait pas trop loin avant d’être arrêté par la couche de glace perpétuelle qui devait exister…
À quelle profondeur ? Il s’était enfoncé jusqu’à la hanche et n’avait rien senti prendre consistance sous ses pieds. Et… Il gémit. Les chars ! Maintenant il comprenait ce qui leur était arrivé. Ils étaient passés par-dessus le tube et étaient retombés dans le jardin, sans que leurs occupants se doutent un seul instant que cette surface d’apparence solide recouvrait un marécage. Ils avaient fait le plongeon et le cri de Greenberg avait été un cri d’horreur en s’apercevant de ce qu’il y avait sous la poussière ; puis la glu s’était refermée sur le char et sur son antenne, et naturellement l’émetteur avait été coupé.
Il devait donc renoncer à cette solution. Mais il ne lui servirait à rien non plus d’atteindre la bande de sol vierge près du tube. Elle devait être aussi mouvante que le reste du jardin, puisque c’était à cet endroit que les chars avaient dû sombrer.
Il lui vint une autre idée ; les chars avaient dû déranger l’ordonnance de ceux des petits parapluies qui étaient le plus près du tube. Toutefois il n’y avait pas trace d’un tel dérangement. En conséquence, quelqu’un avait dû secourir les plantes et les remettre d’aplomb. Cela signifiait que quelqu’un pouvait venir à temps pour le secourir.
Ou pour le tuer, pensa-t-il. Dans l’un et l’autre cas, son problème serait résolu.
En attendant, il savait qu’il était inutile de sauter du paquetage à la bande de sol jouxtant le tube. La seule chose à faire était de rester perché sur le paquetage en espérant qu’il ne s’enfoncerait pas trop profondément.
Cependant le paquetage s’enfonça effectivement. La gélatine lui monta vite aux genoux, puis l’enlisement commença à ralentir. Il pria, non pour un miracle, mais pour que la flottabilité du paquetage additionnée à celle de son réservoir thoracique l’empêchât de sombrer complètement.
Avant la fin de sa prière, il cessa de s’enfoncer. L’espèce de glu n’avait pas dépassé sa poitrine, laissant ses bras libres.
Il eut un soupir de soulagement mais ne fut pas, pour autant, au comble de la joie. Dans moins de quatre heures, il ne resterait plus d’air dans son réservoir. À moins de pouvoir extirper du paquetage un autre réservoir, il était perdu.
Il appuya de toute sa force sur le paquetage puis lança les bras en l’air vers l’arrière dans l’espoir de faire remonter ses jambes et de pouvoir s’étaler sur le dos. S’il y réussissait, alors le paquetage, libéré de son poids, remonterait à la surface et il pourrait y prendre un autre réservoir.
Mais ses jambes, gênées par la viscosité, ne remontèrent pas assez haut, et son corps, déplacé par la détente, se retrouva un peu à l’écart du paquetage ; juste assez pour que les jambes, dans leur inévitable retombée, ne trouvent plus de plateforme sur laquelle prendre appui. Désormais, il dépendait entièrement du support de son réservoir d’air.
Celui-ci ne lui en donna pas assez pour le maintenir à son niveau antérieur ; cette fois-ci il s’enfonça jusqu’à ce que bras et épaules eussent disparu et que seul émergeât son casque.
Il était réduit à l’impuissance.
D’ici quelques années, la seconde expédition, si elle avait lieu, verrait peut-être l’éclat du soleil sur son casque, et trouverait son corps collé comme une mouche dans de la glu. « Si cela arrive, pensa-t-il, j’aurai au moins eu mon utilité ; ma mort les préviendra de ce piège.
« Mais je doute qu’ils me trouvent. Je pense que Quelqu’un ou Quelque Chose m’aura enlevé et caché. »
Puis, sentant un afflux de désespoir, il ferma les yeux et murmura quelques-uns des vers lus cette dernière nuit à la base, quoiqu’il les sût tellement bien que le fait de les avoir lus récemment ou non était sans importance.
Certes, quoique je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal ; car tu es avec moi.
Répéter cela n’allégeait pas le fardeau de son désespoir. Il se sentait absolument seul, abandonné de tous y compris de son Créateur. Telle était la désolation de Mars.
Mais quand il ouvrit les yeux, il s’aperçut qu’il n’était pas seul. Il voyait un Martien.
Un trou était apparu dans la paroi du tube à sa gauche. C’était un disque d’environ un mètre vingt de diamètre qui s’était enfoncé vers l’intérieur comme un bouchon que l’on retire, ce qui était bien le cas.
Un instant après, une tête sortit tout à coup du trou. De la taille d’un melon d’eau, elle avait la forme d’un ballon de football et était aussi rose qu’un derrière de bébé. Ses deux yeux étaient grands comme des tasses à café et chacun d’eux était pourvu de deux paupières verticales. La créature ouvrit une espèce de bec de perroquet, en sortit une langue tubulaire très longue, rentra la langue et ferma le bec d’un coup sec. Puis elle se faufila hors du trou pour révéler un corps, lui aussi en forme de ballon de football, et seulement trois fois plus grand qu’elle-même. Le corps rosâtre était supporté, à quatre-vingt-dix centimètres du sol, par dix pattes fuselées d’araignée, cinq de chaque côté.
Ces pattes étaient terminées par de larges coussinets ronds, grâce auxquels l’animal courait sur la surface du marécage gélatineux en enfonçant à peine. Derrière lui une cinquantaine de ses congénères pour le moins déferlèrent.
Ceux-ci ramassèrent les petites plantes que Lane avait bousculées en se débattant et les nettoyèrent à coups de leurs langues rondes et étroites, qui avaient bien soixante centimètres de long. Ils semblaient aussi communiquer entre eux par des attouchements de langue, comme font les insectes avec leurs antennes.
Se trouvant dans l’intervalle entre deux rangées, Lane n’était pas mêlé à la restauration des plantes délogées. Plusieurs des créatures léchèrent son casque, mais elles furent les seules à lui prêter quelque attention. Ce fut alors qu’il cessa de craindre de se voir attaqué par leurs becs d’apparence formidable. Par contre il fut saisi d’une sueur froide à l’idée qu’elles pourraient ne tenir aucun compte de son existence.
Ce fut précisément le cas. Après avoir délicatement enfoncé les racines minces des petites plantes dans la substance gluante, elles retournèrent en courant vers le trou dans le tube.
Lane, accablé de désespoir, les appela en hurlant, bien qu’il sût qu’elles ne pouvaient l’entendre à travers son casque et l’air raréfié, à supposer qu’elles eussent une ouïe.
« Ne me laissez pas mourir ici ! »
Cependant, c’étaient ce qu’elles faisaient. La dernière bondit dans le trou, et l’ouverture se mit à le fixer comme l’œil noir et rond de la Mort elle-même.
Il fit des efforts furieux pour se hisser hors du marécage, indifférent au fait qu’il ne faisait que s’épuiser.
Tout d’un coup, il cessa de lutter et regarda fixement le trou. Une silhouette venait d’en sortir en rampant, vêtue d’un costume pressurisé.
Il cria de joie. Que le personnage fût martien ou non, il était bâti comme un membre de la famille homo sapiens. On pouvait supposer qu’il était intelligent et, par conséquent, curieux.
Il ne fut pas déçu. L’être costumé, se tenant sur deux hémisphères de métal rouge luisant, s’avança vers lui d’une démarche glissante. Arrivé à lui, il lui tendit le bout d’une corde en plastique qu’il portait sous le bras.
Il faillit la lâcher. Le costume de son sauveteur était transparent. C’était déjà un choc suffisant de voir clairement les détails du corps du personnage, mais la vue de deux têtes à l’intérieur du casque le fit pâlir.
Le Martien retourna en glissant au tube du haut duquel Lane avait sauté. Il quitta d’un bond léger les deux supports sur lesquels il se tenait et se posa sur le haut du tube, d’où il commença à haler Lane. Celui-ci émergea lentement mais régulièrement et bientôt se mit à avancer en s’accrochant à la corde. Quand il atteignit la base du tube, il fut hissé jusqu’à ce qu’il pût poser les pieds sur les deux supports. De là, il était facile de sauter à côté du bipède.
Celui-ci détacha deux autres supports de son dos, les donna à Lane, puis se laissa descendre sur ceux qui étaient restés dans le jardin. Lane le suivit à travers le marécage. En entrant par le trou, il se retrouva dans une pièce si basse qu’il dut s’accroupir. De toute évidence, elle avait été construite par les décapodes et non par son compagnon, car lui aussi devait plier dos et jambes.
Lane fut poussé de côté par quelques décapodes. Ils ramassèrent le bouchon épais, de la même substance grise que les murs du tube, et bouchèrent l’entrée. Puis ils dévidèrent de leurs bouches des fils grisâtres, du genre d’une toile d’araignée, afin de sceller le bouchon.
Le bipède fit signe à Lane de le suivre et se laissa glisser dans un tunnel qui plongeait dans la terre, selon un angle de quarante-cinq degrés. Il éclaira le passage à l’aide d’une torche qu’il avait décrochée de sa ceinture. Ils arrivèrent dans une pièce qui contenait les cinquante décapodes au complet. Ceux-ci, immobiles, semblaient attendre quelque chose. Le bipède, comme s’il devinait la curiosité de Lane, retira son gant et le tint devant plusieurs petits orifices dans le mur. Lane enleva son gant et sentit de l’air chaud venir par les trous.
C’était évidemment une chambre pressurisée construite par les animaux à dix pattes. Mais une telle preuve d’intelligente ingéniosité ne signifiait pas que ces êtres eussent l’intelligence individuelle d’un homme. Il pouvait s’agir d’intelligence collective comme en possèdent les insectes terrestres.
Au bout d’un moment la pièce fut remplie d’air. On retira un autre bouchon ; Lane suivit les décapodes et son sauveteur vers le haut d’un second tunnel à quarante-cinq degrés. Il estima qu’il devait se retrouver dans le tube d’où le bipède était sorti tout d’abord. Il avait raison. Il y pénétra en rampant par un autre trou.
Et il sentit le claquement d’un bec qui mordait son casque !
Automatiquement, il écarta la bête. Sous la force de son geste, le décapode lâcha prise et roula par terre, paquet de pattes se contorsionnant.
Lane ne se soucia pas s’il lui avait fait mal. Il ne pesait guère, mais son corps devait être résistant pour être capable de plonger sans dommage de l’air lourd de l’intérieur du tube dans les conditions quasi stratosphériques de l’extérieur.
Cependant il porta la main à son couteau accroché à sa ceinture. Mais le bipède posa une main sur son bras et secoua une de ses deux têtes. Plus tard, Lane devait s’apercevoir que la morsure n’avait été qu’un accident. Jamais – à une exception près – les êtres à pattes ne devaient faire attention à lui.
Il devait découvrir aussi qu’il avait eu de la chance. Les bêtes à pattes étaient sorties inspecter le jardin parce que, grâce à quelque système de détection inconnu, elles savaient que les petites plantes avaient été dérangées. Normalement le bipède ne les aurait pas accompagnées. Néanmoins, aujourd’hui, sa curiosité avait été mise en éveil du fait que les bêtes étaient sorties trois fois en quelques jours, et il avait décidé d’enquêter.
Le bipède éteignit sa torche et fit signe à Lane de le suivre. Il obéit maladroitement. Il y avait de la lumière, mais faible comme au crépuscule. Elle était produite par de nombreuses créatures qui pendaient du plafond du tube. Elles mesuraient un mètre de long et quinze centimètres d’épaisseur, étaient cylindriques, rosés de peau et aveugles. Une douzaine d’appendices se balançaient continuellement et leur mouvement maintenait la circulation d’air dans le tunnel.
Leur froide lueur de lucioles provenait de deux organes globulaires palpitants, qui pendaient des deux côtés de la bouche molle et ronde située à l’extrémité libre de l’animal. De la bave dégoulinait de la bouche et tombait goutte à goutte dans une rigole étroite, qui courait le long de la partie la plus basse du sol en pente. De l’eau coulait dans cette rigole profonde de quinze centimètres, la première eau indigène qu’il eût vue. L’eau collectait la bave et l’emportait sur une certaine distance avant qu’elle fût avalée par un autre animal couché dans le fond de la rigole.
Les yeux de Lane s’accoutumèrent au demi-jour jusqu’à pouvoir discerner cet habitant de l’eau : il était en forme de torpille et dénué d’yeux et de nageoires. Son corps comportait deux orifices ; l’un, visiblement, absorbait l’eau, l’autre la rejetait.
Il comprit tout de suite ce que cela signifiait. Les glaces du pôle Nord fondaient l’été et l’eau coulait dans l’extrémité correspondante du système tubulaire. Aidée par la pesanteur et par le pompage des animaux disposés en file dans la rigole, l’eau était transportée des pourtours du pôle à l’équateur.
Des bêtes à pattes le frôlaient, lancées dans de mystérieuses courses. Quelques-unes, toutefois, faisaient halte sous les animaux pendants. Elles se dressaient sur leurs cinq pattes de derrière et dardaient leur langue dans les bouches ouvertes entre les globes luminescents. Aussitôt, le ver luisant géant s’étirait à deux fois sa longueur primitive dans une frénétique vibration de cils. Sa bouche rencontrait celle du décapode et un échange de substances s’opérait entre eux.
Le bipède tira impatiemment le bras de Lane. Il le suivit le long du tube. Ils arrivèrent bientôt dans une région où des racines pâles sortaient de trous du plafond ; elles s’étalaient sur les murs courbes en s’y accrochant, puis devenaient un réseau de multiples radicelles minces comme des fils, rampant sur le sol et allant plonger dans l’eau de la rigole.
Ici et là, un décapode mâchonnait une racine et courait en porter un morceau aux bouches des vers luisants.
Après une marche de plusieurs minutes, le bipède enjamba le ruisseau et progressa en se tenant aussi près que possible du mur, tout en jetant des regards anxieux à la paroi opposée du tunnel, celle à côté de laquelle ils marchaient précédemment.
Lane regarda aussi mais ne vit rien d’alarmant. Il y avait une grande ouverture à la base du mur ; elle conduisait certainement à un tunnel. Lane supposa que ce tunnel aboutissait souterrainement à une ou plusieurs pièces, car de nombreuses bêtes à pattes y entraient ou en sortaient. Une douzaine d’entre elles, d’une taille au-dessus de la moyenne, faisaient les cent pas devant le trou comme des sentinelles ou des gardiens.
Lorsqu’ils eurent dépassé l’ouverture d’une cinquantaine de mètres, le bipède se détendit. Il entraîna Lane pendant encore dix minutes et s’arrêta. Puis il toucha le mur de sa main nue.
Pour la première fois, Lane s’aperçut que cette main était petite et fine comme celle d’une femme.
Une portion du mur bascula. Le bipède se courba pour entrer en rampant dans le trou, présentant des fesses et des jambes d’un galbe arrondi et féminin. Ce fut à partir de ce moment que Lane pensa à la créature comme à un être femelle. Toutefois les hanches, bien que bardées de tissu graisseux, n’étaient pas larges. L’ossature n’offrait pas la place nécessaire au port d’un enfant. Malgré leur arrondi, ces hanches étaient proportionnellement aussi étroites que celles d’un homme.
Derrière eux, le bouchon de l’ouverture se rabattit. La créature n’alluma pas sa torche, car il venait de la lumière du bout du tunnel. Le sol et les murs n’étaient pas constitués de la dure substance grise ni de terre battue. Ils paraissaient vitrifiés comme par une haute température.
Lane se laissa tomber d’un rebord d’un mètre de haut dans une vaste pièce où la créature l’attendait. Pendant une minute, il fut aveuglé par la vive lumière. Quand ses yeux furent habitués, il chercha la source lumineuse mais ne la trouva pas. Il remarqua qu’il n’y avait pas d’ombres dans la pièce.
La bipède enleva son casque et son vêtement et les suspendit dans un réduit. La porte coulissa d’elle-même quand elle s’en approcha et se referma de même quand elle s’en éloigna.
Elle lui fit signe de retirer son costume. Il n’hésita pas. L’air pouvait bien être empoisonné, il n’avait pas le choix. Son réservoir serait bientôt vide. D’ailleurs, il était probable que l’atmosphère contenait assez d’oxygène. Il avait déjà émis l’idée que les feuilles des arbres-parapluies croissant au sommet des tubes absorbaient la lumière du soleil et des traces d’anhydride carbonique. À l’intérieur des tunnels, les racines pompaient de l’eau de la rigole et absorbaient la grande quantité d’anhydride carbonique dégagée par les décapodes. L’énergie de la lumière solaire transformait le gaz et le liquide en glucose et oxygène, qui étaient restitués dans les tunnels.
Même ici, dans cette pièce profonde située sous le tube et sur le côté de celui-ci, une racine épaisse traversait le plafond et étalait ses fines radicelles blanches sur les murs. Il se tenait juste sous la protubérance charnue lorsqu’il retira son casque et prit sa première bouffée d’air martien.
Aussitôt il sursauta. Une goutte venait de lui tomber sur le front. Il regarda en l’air et vit que la racine sécrétait du liquide par un large pore.
Il essuya la goutte du doigt et la goûta. Elle était collante et sucrée. Eh bien, pensa-t-il, c’était un arbre qui laissait normalement tomber des gouttes d’un liquide sucré. Mais il semblait le faire à une cadence anormalement rapide.
Puis il lui vint à l’esprit que c’était peut-être dû au fait que la nuit venait au-dehors, et avec elle le froid. Il se pouvait que les arbres-parapluies pompent dans leurs troncs l’eau des tunnels chauds. Ainsi, pendant la nuit glaciale, évitaient-ils de geler, de se gonfler et d’éclater.
Cela paraissait être une théorie plausible.
Il jeta un regard circulaire. La pièce était moitié appartement d’habitation, moitié laboratoire biologique. Il y avait des lits, des tables, des chaises et divers objets non identifiables. L’un d’eux était une grande boîte de métal noir dans un coin. Il en sortait, à intervalles réguliers, un chapelet de minuscules bulles bleues. Elles montaient au plafond tout en augmentant de volume. En atteignant le plafond, elles ne s’arrêtaient pas et n’éclataient pas non plus, mais pénétraient dans la paroi vitrifiée comme si celle-ci n’existait pas.
Lane connaissait désormais l’origine des globes bleus qu’il avait vus apparaître à la surface du jardin. Mais leur destination lui restait cachée.
Il n’eut pas beaucoup de temps pour regarder les globes. La bipède prit dans un placard un grand bol de céramique vert et le posa sur une table. Lane la regarda avec curiosité, se demandant ce qu’elle allait faire. Il s’était déjà aperçu que la seconde tête appartenait en fait à une créature totalement distincte : une espèce de mince serpent rose d’un mètre cinquante de long, pareil à un ver géant, enroulé autour du cou et du torse de la bipède. Sa tête plate se tourna vers Lane ; ses yeux bleu clair d’ophidien brillèrent. Soudain, sa bouche s’ouvrit, révélant des gencives édentées, et sa langue d’un rouge vif, qui était celle d’un mammifère et nullement celle d’un reptile, se darda vers lui.
La bipède, sans prêter la moindre attention aux gestes du ver, s’en débarrassa. Doucement, en le berçant de quelques mots d’une langue douce aux nombreuses voyelles, elle le plaça dans le bol. Il s’y installa et se lova le long des parois comme un serpent dans une jarre.
La bipède prit une cruche posée sur une boîte de plastique rouge. Bien que la boîte ne fût pas reliée à une quelconque source d’énergie, elle semblait être un fourneau. La cruche contenait de l’eau chaude qu’elle versa dans le bol, le remplissant à moitié. Sous la douche, le ver ferma les yeux comme s’il ronronnait.
Puis la bipède fit une chose qui inquiéta Lane.
Elle se pencha sur le bol et y vomit.
Il fit un pas vers elle. Indifférent au fait qu’elle ne pouvait pas le comprendre, il lui dit : « Êtes-vous malade ? »
Elle découvrit des dents d’apparence humaine en un sourire destiné à le rassurer, et s’éloigna du bol. Il regarda le ver qui avait plongé sa tête dans la pâtée. Il eut un haut-le-cœur parce qu’il était sûr que l’animal était en train de se nourrir du mélange. Et tout aussi sûr qu’elle le nourrissait régulièrement d’aliments régurgités.
Son dégoût ne se dissipa pas en réfléchissant au fait que ses réactions envers elle ne devaient pas être les mêmes que vis-à-vis d’une créature terrestre. Il savait qu’elle lui était totalement étrangère et qu’il était fatal que certaines de ses mœurs fussent pour lui un sujet de répulsion, voire de scandale. Rationnellement, il savait cela. Mais si son cerveau lui disait de comprendre et de tolérer, son ventre lui disait de détester et de rejeter.
Son aversion ne fut pas sensiblement diminuée par un examen attentif de sa personne en train de prendre une douche dans une cabine murale. Elle mesurait environ un mètre cinquante, était mince comme une femme mince, avec une ossature fine sous une chair galbée. Ses jambes étaient humaines ; en bas nylon et talons hauts, elles auraient été excitantes – toutes choses égales d’ailleurs. Toutefois, si elle avait porté des chaussures ouvertes du bout, ses pieds eussent attiré des commentaires nombreux. Ils avaient quatre doigts.
Ses longues et belles mains avaient cinq doigts. Ceux-ci paraissaient dénués d’ongles ainsi que ceux des pieds, quoiqu’un examen ultérieur plus serré dût lui démontrer qu’ils portaient des ongles rudimentaires.
Elle sortit de la cabine et se mit à s’essuyer, non sans lui avoir fait signe d’ôter son costume et de prendre une douche, lui aussi. Il la regarda, fasciné, jusqu’à ce qu’elle eût un petit rire embarrassé. C’était un rire féminin, sans aucune gravité d’intonation. Puis elle parla.
Il ferma les yeux et entendit ce qu’il ne pensait pas entendre à nouveau pendant des années : une voix de femme. Celle-ci était extraordinaire : à la fois rauque et suave.
Mais quand il rouvrit les yeux, il la vit telle qu’elle était. Ni femme ni homme. Pourtant, l’envie de penser « elle » était trop forte.
Ceci, malgré son absence de mamelles. Elle avait bien un thorax mais aucun téton, fût-il rudimentaire. C’était un thorax d’homme, musclé sous la couche de graisse qui s’incurvait subtilement pour donner l’impression que, dessous… des seins naissants ?
Non, pas cette créature-ci. Jamais elle n’allaiterait ses petits. Elle ne les porterait même pas vivants, si tant est qu’elle portât. Son ventre était lisse, sans la fossette d’un nombril.
Lisse également l’intersection de ses jambes, imberbe, sans faille, aussi vierge que si elle eût été une nymphe peinte pour quelque livre d’enfants victorien.
C’était cette jonction asexuée des jambes qui était si horrible. Comme le ventre blanc d’une grenouille, pensa Lane en frissonnant.
En même temps, sa curiosité devint encore plus forte. Comment cette créature faisait-elle pour s’accoupler et se reproduire ?
De nouveau elle rit et sourit de ses lèvres d’un rouge pâle dont le dessin était humain, elle fronça son nez court et légèrement retroussé et passa la main dans son épaisse fourrure raide d’or rouge. C’était de la fourrure et non une chevelure, et elle avait un lustre légèrement huileux comme celle d’un animal aquatique.
Quant à la figure, elle aurait pu passer, bien qu’étrange, pour humaine, mais de justesse. Ses pommettes, très hautes, saillaient vers les tempes d’une façon inhumaine. Sous les sourcils à l’arc en V, les yeux étaient bleu foncé et tout à fait humains. Mais cela ne signifiait rien. On pouvait en dire autant des yeux d’une pieuvre.
Elle alla à un autre placard et, la regardant s’éloigner, il remarqua de nouveau que les hanches, malgré leur arrondi féminin, ne se balançaient pas selon le mouvement pelvien d’une femme humaine.
L’ouverture momentanée de la porte découvrit les carcasses de plusieurs décapodes amputés de leurs pattes, pendus à des crochets. Elle en retira un, le mit sur une table métallique, prit dans un placard une scie et plusieurs couteaux et commença à découper.
Impatient de voir l’anatomie du décapode, Lane s’approcha de la table. Elle lui fit signe encore une fois de prendre une douche. Il retira son costume. Quand il en vint au couteau et à la hache, il hésita ; mais, craignant qu’elle pût le croire méfiant, il accrocha la ceinture contenant ses armes à côté du costume. Cependant, il n’enleva pas ses autres vêtements parce qu’il était bien décidé à voir les organes internes de l’animal. Il prendrait sa douche plus tard.
La bête à pattes n’était pas un insecte en dépit de son apparence d’arachnide. En tout cas pas au sens terrestre du mot. Ce n’était pas davantage un vertébré. Sa peau lisse et sans poils était celle d’un animal, aussi peu pigmentée que celle d’un Suédois blond. Mais, bien que possédant un squelette interne, il n’avait pas de colonne vertébrale. À sa place, les os du corps formaient une cage ronde. Ses côtes minces rayonnaient à partir d’un col cartilagineux jouxtant le dos de la tête. Les côtes s’incurvaient vers l’extérieur puis vers l’intérieur, se rejoignant presque au postérieur.
À l’intérieur de la cage, se trouvaient des poumons ventraux, un cœur assez grand, et des organes du genre foie et reins. Trois artères partaient du cœur, au lieu des deux artères des mammifères. Il lui sembla, bien que son examen fût trop précipité pour qu’il pût en être sûr, que l’aorte dorsale charriait à la fois le sang pur et l’impur, comme chez certains reptiles terrestres.
Il y avait d’autres particularités notables. La plus extraordinaire, dans la mesure où il pouvait s’y reconnaître, était que le décapode n’avait pas d’appareil digestif. Il paraissait dépourvu aussi bien d’intestins que d’anus, à moins qu’on n’appelât intestin un sac reliant directement la gorge au milieu du corps. De plus, il n’existait rien qu’il pût identifier comme organes reproducteurs, bien que cela ne signifiât pas que l’animal en fût dépourvu. La longue langue tubulaire, ouverte au couteau par la bipède, révélait un canal longitudinal allant de l’ouverture du bout à une vessie située à la base de la langue. Ces organes devaient faire partir du système excrétoire.
Lane se demanda ce qui permettait au décapode de supporter les grandes différences de pression entre l’intérieur du tube et la surface. Dans le même temps, il réfléchit que cette capacité n’était pas plus extraordinaire que le mécanisme biologique permettant aux baleines et aux phoques de supporter d’énormes pressions à près de mille mètres sous la mer.
La bipède le regarda de ses très jolis yeux bleus tout ronds, rit et extirpa du crâne ouvert d’un coup de hachoir une cervelle minuscule.
« Hauaimi », dit-elle lentement. Elle indiqua sa propre tête, répéta : « Hauaimi » puis sa tête à lui. « Hauaimi. »
Lui faisant écho, il indiqua sa propre tête. « Hauaimi. Cerveau.
— Cerveau », dit-elle, et elle rit de nouveau. Elle se mit en devoir d’énoncer les organes de l’animal qui correspondaient aux siens propres. De cette manière, la préparation du repas passa rapidement, d’autant qu’il élargit le procédé à d’autres objets de la pièce. Lorsqu’elle eut frit la viande, bouilli des lamelles de la feuille membraneuse de la plante-parapluie et ajouté quelques conserves exotiques, elle avait échangé au moins quarante mots avec lui. Une heure après, il s’en rappelait vingt.
Il y avait encore une chose à apprendre. Il se montra du doigt et dit : « Lane. »
Puis il pointa son doigt vers elle avec une expression interrogative.
« Mahrseeya, dit-elle.
— Martia ? » répéta-t-il. Elle le corrigea, mais il était tellement frappé par la ressemblance qu’il l’appela toujours ainsi par la suite. Elle finit par renoncer à essayer de lui enseigner la prononciation exacte.
Martia se lava les mains et lui versa un plein bol d’eau. Il se servit du savon et de la serviette qu’elle lui tendit, puis alla à la table devant laquelle elle l’attendait debout. Il y avait dessus un bol de soupe épaisse, une assiette de cervelles frites, une salade de feuilles bouillies et de légumes non identifiables, un plat de côtelettes de viande de décapode épaisse et noire, des œufs durs et des petits pains.
Martia lui fit signe de s’asseoir. Apparemment son code de bienséance ne lui permettait pas de s’attabler avant son hôte. Il feignit de ne pas voir sa chaise, passa derrière elle, mit une main sur son épaule, appuya et de l’autre main avança la chaise sous ses jambes. Elle tourna la tête et leva les yeux vers lui en souriant. Sa fourrure glissa de côté, révélant une oreille pointue sans lobe. Il la remarqua à peine, tant il était absorbé par la sensation, mi-repoussante mi-excitante, du contact de sa peau. Celle-ci n’en était pas elle-même la cause, car elle était douce et chaude comme celle d’une jeune fille. Ç’avait été l’idée de la toucher.
Une part de cet émoi, pensa-t-il en s’asseyant, venait de sa nudité. Parce que celle-ci révélait, non son sexe, mais bien plutôt son absence de sexe. Pas de seins, pas de tétons, pas de nombril, pas de repli ou de relief pubien. Cette absence paraissait anormale, très anormale, et déroutante. C’était une honte qu’elle n’eût rien à cacher.
Drôle d’idée, pensa-t-il. Et il rougit sans raison.
Martia, qui ne remarquait rien, prit une haute bouteille et lui versa un plein verre d’un vin sombre. Il le goûta. Il était exquis, pas meilleur que celui que la Terre pouvait offrir de meilleur, mais aussi bon.
Martia saisit un des petits pains, le cassa en deux morceaux et lui en tendit un. Tenant le verre de vin d’une main et le pain de l’autre, elle baissa la tête, ferma les yeux et se mit à chanter.
Il la regarda, médusé. C’était une prière, une action de grâces. Était-ce le prélude à une sorte de communion, si semblable à celle de la Terre que c’en était bouleversant ?
Si tel était le cas, il n’avait pas de quoi en être surpris. Chair et sang, pain et vin : le symbolisme était simple, logique, et pouvait même être universel. Cependant, il se pouvait qu’il fût en train d’établir des parallèles qui n’existaient pas. Elle accomplissait peut-être un rite dont l’origine et le sens n’avaient rien de commun avec tout ce qu’il pouvait imaginer.
Si cela était, son geste suivant pouvait également être mal interprété. Elle grignota un peu de pain, but une gorgée de vin, puis l’invita clairement à en faire autant. Ce qu’il fit. Martia prit une troisième coupe vide, cracha dedans un morceau de pain humecté de vin et lui fit signe de l’imiter.
Lorsqu’il l’eut fait, il eut un haut-le-cœur. Car elle mélangea du doigt le produit de leurs bouches et lui présenta ce doigt. De toute évidence, il devait le sucer.
Le geste était donc à la fois physique et métaphysique ! Le pain et le vin étaient la chair et le sang de la divinité inconnue qu’elle adorait. Il y avait plus : étant imprégnée du corps et de l’esprit du dieu, elle voulait maintenant les mélanger ainsi que les siens à ceux de Lane.
Ce que je mange du dieu, je le deviens. Ce que tu manges de moi, tu le deviens. Ce que je mange de toi, je le deviens. Et maintenant nous trois sommes devenus un.
Lane, loin d’être repoussé par cette idée, la trouvait exaltante. Il savait que de nombreux chrétiens auraient probablement refusé de participer à cette communion, parce que le rituel n’avait pas les mêmes origines que le leur ou ne s’y conformait pas. Peut-être même auraient-ils pensé qu’en communiant ainsi, ils donnaient leur adhésion à un dieu étranger. Lane considérait une telle idée non seulement comme étroite et intolérante, mais encore comme illogique, peu charitable et ridicule. Il ne pouvait y avoir qu’un seul Créateur ; les noms que la créature donnait au Créateur importaient peu.
Lane croyait sincèrement en un dieu personnel, un dieu qui le reconnaissait en tant qu’individu. Il croyait aussi que l’humanité avait besoin de rédemption et qu’un rédempteur avait été envoyé sur Terre. Et que si d’autres mondes avaient besoin de rédemption, eux aussi avaient reçu ou recevraient un rédempteur. Peut-être allait-il plus loin que la plupart de ses coreligionnaires, car il faisait réellement un effort pour mettre en pratique l’amour de l’humanité. Cela lui avait donné un peu une réputation de fanatique parmi ses amis et relations. Toutefois, il s’était montré suffisamment réservé pour ne pas se rendre insupportable, et sa chaleur de cœur l’avait fait bien accueillir de tous. Six ans plus tôt, il était agnostique. Son premier voyage spatial avait été le point de départ de sa conversion. Cette expérience écrasante lui avait fait prendre conscience brutalement de l’être insignifiant qu’il était, de la complexité et de l’immensité accablantes de l’univers, et de l’extrême nécessité pour lui d’avoir une ligne à suivre pour parvenir à un but.
L’aspect le plus curieux de sa conversion, il s’en aperçut plus tard, fut que l’un de ses compagnons dans ce baptême de l’espace avait été un fervent croyant qui, à son retour sur Terre, renonça à sa secte et à sa foi et devint un parfait athée.
Il pensait à cela en mettant dans sa bouche le doigt qu’elle lui offrait et en suçant la bouillie de pain et de vin. Ensuite, obéissant à ses gestes, il plongea à son tour un doigt dans le bol et le glissa entre les lèvres de Martia.
Elle ferma les yeux et prit délicatement son doigt dans sa bouche. Quand il essaya de le retirer, elle l’arrêta en lui saisissant le poignet. Il n’insista pas pour retirer le doigt, car il voulait éviter de l’offenser. Peut-être le rite devait-il être prolongé un certain temps.
Mais l’expression de Martia paraissait si intense et en même temps si extatique, semblable à celle d’un bébé affamé à qui on a donné le sein, qu’il se sentit gêné. Au bout d’une minute, voyant qu’elle ne donnait aucun signe de lassitude, il libéra son doigt lentement mais fermement. Elle ouvrit les yeux et soupira, mais ne fit aucun commentaire. Puis elle se mit à lui servir à dîner.
La soupe, chaude et épaisse, était délicieuse et revigorante. Sa consistance rappelait celle de la soupe au plancton qui était en train de se populariser sur la Terre affamée, mais elle n’avait pas goût de poisson. Le pain brun lui rappela le seigle.
La viande du décapode était comme du lapin de garenne, bien que plus sucrée, avec une saveur indéfinissable. Il ne prit qu’une bouchée de la salade de feuilles et s’empressa d’avaler quelques gorgées de vin pour rincer sa gorge en feu.
Des larmes lui vinrent aux yeux et il toussa jusqu’à ce qu’elle lui parlât d’un ton inquiet. Il lui sourit mais refusa de toucher de nouveau à la salade. Non seulement le vin lui rafraîchit la bouche, mais il fit chanter ses veines. Il se dit qu’il ne fallait pas qu’il en reboive. Néanmoins, il finit sa seconde coupe avant de se rappeler sa résolution de tempérance.
Mais alors, il était trop tard. La boisson forte lui monta droit à la tête ; il se sentit étourdi et eut envie de rire. Les événements de la journée, le danger de mort auquel il avait échappé de justesse, sa prise de conscience de la mort de ses camarades, celle de sa situation présente, la tension qu’avaient suscitée en lui ses rencontres avec les décapodes, sa curiosité insatisfaite concernant les origines de Martia et l’habitat de ceux de sa race, toutes ces choses combinées le plongeaient dans un état moitié d’hébétude, moitié d’exubérance.
Il se leva et offrit à Martia de l’aider pour la vaisselle. Elle secoua la tête et mit les assiettes dans une laveuse sonique. Entre-temps il décida qu’il avait besoin de laver la sueur, la crasse collante et l’odeur corporelle accumulées en deux jours de voyage. En ouvrant la porte du placard de douche, il s’aperçut qu’il n’y avait pas assez de place pour y accrocher ses vêtements. Alors, décontracté par la fatigue et le vin, se souvenant aussi du fait que Martia, après tout, n’était pas un être féminin, il se déshabilla.
Martia l’observait et ses yeux s’agrandissaient à chaque pièce de vêtement qu’il enlevait. Finalement elle suffoqua, recula et pâlit.
« Ce n’est pas si grave, grogna-t-il, se demandant ce qui avait provoqué sa réaction. Après tout, certaines choses que j’ai vues ici ne sont pas si faciles à avaler. »
Elle pointa vers lui un doigt tremblant et lui posa une question d’une voix chevrotante.
Était-ce l’effet de son imagination, mais il aurait juré qu’elle avait eu des intonations britanniques devant quelque chose de shocking :
« Êtes-vous malade ? Ces excroissances sont-elles des tumeurs malignes ? »
Il n’avait pas de mots pour expliquer, et n’avait pas non plus l’intention de prouver la fonction par l’action. Au lieu de cela, il referma sur lui la porte du placard et fit couler l’eau. La chaleur de la douche et le contact du savon, la sensation de propreté naissante, l’apaisèrent quelque peu, de sorte qu’il put penser à des questions qu’il n’avait pas eu le temps d’envisager.
D’abord, il faudrait qu’il apprît la langue de Martia ou qu’il lui enseignât la sienne. Les deux choses se feraient sans doute simultanément. Il était sûr d’une chose : ses intentions envers lui étaient pacifiques, au moins jusqu’ici. Lorsqu’elle avait communié avec lui, elle avait été sincère. Il n’avait pas l’impression que partager le pain et le vin avec une personne qu’elle eût l’intention de tuer fît partie de ses principes d’éducation.
Se sentant mieux, quoique encore fatigué et un peu ivre, il sortit de la douche. Il se dirigea avec répugnance vers ses sous-vêtements sales. Alors il sourit. Ils avaient été nettoyés pendant qu’il était sous la douche. Martia, cependant, ne fit aucune attention à son sourire d’agréable surprise mais, le visage morose, lui fit signe de se coucher sur le lit et de dormir. Elle-même, par contre, au lieu de s’allonger, prit un seau et se mit à remonter le tunnel. Il décida de la suivre et, quand elle le vit, elle haussa simplement les épaules.
En émergeant dans le tube, Martia alluma sa torche. Le tunnel était plongé dans l’obscurité. Le rayon de la torche, en courant sur le plafond, montra que les vers luisants s’étaient éteints. Il n’y avait pas de bêtes à pattes en vue.
Elle dirigea la lumière sur la rigole et il put voir que les poissons-torpilles continuaient d’absorber et de rejeter l’eau. Avant qu’elle ait pu déplacer le rayon, il lui immobilisa le poignet et, de son autre main, ramassa un poisson. Il dut faire effort pour l’arracher. Il comprit pourquoi lorsqu’il retourna l’animal et vit l’appendice charnu qui lui pendait au ventre. Il sut alors pourquoi ces poissons n’étaient pas rejetés en arrière par la poussée de l’eau. Le pied ventral leur servait de ventouse pour se maintenir au fond de la rigole.
Martia s’écarta de lui avec un peu d’impatience et commença à remonter rapidement le tunnel. Il la suivit jusqu’à ce qu’elle arrivât à l’ouverture murale devant laquelle elle avait manifesté tant d’appréhension auparavant. Elle y pénétra en s’accroupissant, mais elle dut bien vite repousser sur le côté un amas enchevêtré de bêtes à pattes. Celles-ci appartenaient à la grande espèce au bec puissant et c’étaient elles qu’il avait vues précédemment garder l’entrée. Maintenant elles dormaient à leur poste. Il en déduisit que la chose dont elles défendaient l’accès devait dormir elle aussi.
Et Martia ? Quel était son rôle en tout ceci ? Peut-être ne jouait-elle aucun rôle. Peut-être était-elle absolument étrangère, un être auquel leur instinct n’était pas préparé et dont, par conséquent, ils ne tenaient pas compte. Cela expliquerait pourquoi ils n’avaient fait aucune attention à lui quand il était embourbé dans le jardin.
Toutefois, il devait y avoir une exception à cette règle, puisque Martia avait cherché à ne pas attirer l’attention des sentinelles lors de son premier passage devant l’entrée.
Un instant après, il comprit pourquoi. Ils entrèrent dans une immense pièce qui faisait bien soixante mètres de côté. Il y faisait aussi noir que dans le tube mais, pendant la période de veille, elle devait être très éclairée, à en juger par l’abondance des vers luisants plafonniers.
Martia promena la lumière de sa torche autour de la pièce, lui montrant les piles de décapodes endormis. Puis soudain, elle s’immobilisa. Il jeta un regard et son cœur bondit. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
Devant lui, s’étalait un animal haut de près d’un mètre et long de six !
Instinctivement il empoigna Martia pour l’empêcher de s’en approcher. Mais il laissa aussitôt retomber sa main. Elle devait savoir ce qu’elle faisait.
Martia dirigea le faisceau de lumière sur son propre visage et sourit comme pour lui dire de ne pas s’alarmer. Et elle lui toucha le bras d’un geste timidement affectueux. Tout d’abord, il ne comprit pas pourquoi. Puis il lui vint à l’idée qu’elle était contente parce qu’il avait pensé à la protéger. De plus, sa réaction prouvait qu’elle s’était remise du choc qu’elle avait eu en le voyant nu.
Il s’écarta d’elle pour examiner le monstre. Il était allongé sur le sol et dormait, ses yeux énormes fermés par des fentes verticales. Il avait une grosse tête en forme de ballon de football comme celles des petits décapodes autour de lui. La bouche était immense mais le bec très petit, comme deux verrues cornées sur les lèvres. Le corps était celui d’une chenille, moins les poils. Dix petites jambes atrophiées sortaient des flancs, trop courtes même pour atteindre le sol. Les flancs étaient ballonnés comme s’ils étaient gonflés de gaz.
Martia passa le long du monstre et s’arrêta devant son postérieur. Là, elle releva un pli de peau. Il y avait en dessous un tas d’une douzaine d’œufs à la peau pareille à du cuir, maintenus ensemble par une sécrétion gluante.
« Maintenant j’ai compris, marmonna Lane. Parbleu ! C’est la reine pondeuse. Elle est spécialisée dans la reproduction. Voilà pourquoi les autres n’ont pas d’organes reproducteurs, ou si rudimentaires que je n’ai pas pu les détecter. Les décapodes sont bien des animaux mais, par certains aspects, ils ressemblent aux insectes terrestres.
« Cependant ça n’explique pas l’absence de système digestif. »
Martia mit les œufs dans son seau et fit un pas en direction de la sortie. Il l’arrêta et lui fit comprendre qu’il voulait inspecter encore un peu. Elle haussa les épaules et se mit à le conduire autour de la pièce. Ils devaient tous deux faire attention à ne pas marcher sur les décapodes couchés partout.
Ils arrivèrent près d’un coffre ouvert, fait de la même substance grise que les murs. À l’intérieur on voyait de nombreuses étagères sur lesquelles des centaines d’œufs étaient posés. Les espèces de fils d’araignée les empêchaient de rouler en bas. Auprès du coffre s’en trouvait un autre, rempli d’eau, sur le fond duquel d’autres œufs étaient posés. Au-dessus d’eux, des poissons-torpilles miniatures, de la taille de vairons, allaient et venaient sans bruit dans l’eau.
Les yeux de Lane s’agrandirent à cette vue. Ainsi, ces poissons n’étaient pas des spécimens d’une autre espèce mais bien les larves des bêtes à pattes. Et si on les plaçait dans la rigole, c’était non seulement pour pomper l’eau qui descendait du pôle Nord, mais aussi pour qu’ils grandissent et se métamorphosent finalement en décapodes adultes.
Cependant Martia lui montra un autre coffre qui lui fit réviser partiellement sa théorie première. Celui-ci était sec et les œufs étaient posés sur le sol. Martia en ramassa un, ouvrit sa peau épaisse avec son couteau et en renversa le contenu dans une main.
Alors les yeux de Lane s’agrandirent pour de bon, car l’embryon avait un minuscule corps cylindrique, une ventouse à un bout, une bouche ronde à l’autre bout, et deux organes globuleux pendant de la bouche. Un jeune ver luisant…
Martia le regarda pour voir s’il comprenait. Lane écarta les bras et voûta ses épaules d’un air perplexe. Elle l’entraîna d’un signe vers un autre coffre où se trouvaient d’autres œufs. Certains d’entre eux avaient été brisés de l’intérieur et les bestioles aux becs durs qui avaient éclos titubaient faiblement alentour sur leurs dix pattes.
Martia se lança courageusement dans une série de pantomimes. En la regardant, il commença à comprendre.
Les embryons qui restaient dans les œufs jusqu’à leur développement complet passaient par trois métamorphoses principales : le stade du poisson-torpille, le stade du ver luisant et, enfin, le stade du bébé décapode. Mais, si les œufs étaient ouverts par les infirmiers adultes à l’un ou l’autre des deux premiers stades, l’embryon restait fixé dans cette forme. Toutefois, il grandissait.
Comment se comportait la reine ? demanda-t-il en indiquant le corps monstrueusement gonflé d’œufs.
Pour toute réponse, Martia ramassa un des nouveau-nés. Il agita ses nombreuses pattes mais ne protesta pas d’autre manière, étant, comme tous ceux de son espèce, muet. Martia le retourna sur le dos et montra un petit pli dans son postérieur. Puis elle lui montra le même endroit chez un adulte endormi. Le derrière de l’adulte était lisse et dénué de pli.
Martia fit les gestes de manger. Il fit oui de la tête. Ces créatures naissaient pourvues d’organes sexuels rudimentaires, mais ceux-ci ne se développaient jamais. En fait, ils s’atrophiaient complètement – à moins que l’on ne donnât aux jeunes un régime spécial pour les faire devenir des pondeurs.
Mais il manquait quelque chose au tableau. S’il y avait des femelles, il fallait qu’il y eût des mâles. Il était douteux que des animaux aussi évolués fussent auto-fécondateurs ou se reproduisissent par parthénogenèse.
Alors il se rappela Martia et des doutes naquirent en lui. Elle ne paraissait pas avoir d’organes reproducteurs. Son espèce était-elle auto-reproductrice ? Ou était-elle neutralisée, et ses fonctions naturelles déviées par un régime spécial ?
Cela ne paraissait pas probable, mais il ne pouvait pas être sûr qu’une telle chose fût impossible.
Lane voulait assouvir sa curiosité, aussi, feignant d’ignorer le désir de Martia de quitter la pièce, il examina chacun des cinq bébés décapodes. Tous étaient des femelles en puissance.
Brusquement Martia, qui venait de l’observer d’un air sérieux, sourit et, lui prenant la main, le conduisit vers le fond de la pièce. Là, comme ils approchaient d’un autre objet, il sentit une forte odeur chlorée.
L’objet se révéla être, non pas un coffre, mais une cage hémisphérique. Ses barreaux, constitués de la dure substance grise, partaient du sol en s’arrondissant vers un point central. Il n’y avait pas de porte. La cage avait évidemment été construite autour de son occupant, et ce dernier devait y rester jusqu’à sa mort.
Martia montra bientôt à Lane pourquoi cet être n’avait pas droit à la liberté. Il dormait, mais Martia passa un bras entre les barreaux et lui donna un coup de poing sur la tête. L’être ne réagit que lorsqu’il eut reçu cinq autres coups de poing. Alors, il ouvrit lentement ses paupières verticales, dévoilant de grands yeux fixes, aussi rouges que du sang artériel.
Martia lui lança un des œufs à la tête. Il ouvrit promptement le bec, engloutit l’œuf, et referma son bec avec un bruit de déglutition.
La nourriture le réveilla. Il se leva sur ses dix longues pattes, fit claquer son bec et se jeta plusieurs fois sur les barreaux.
Bien qu’elle ne fût pas en danger, Martia eut un mouvement de recul devant la convoitise des yeux écarlates du tueur. Lane n’avait pas de peine à comprendre sa réaction. C’était un géant, plus grand que les sentinelles de l’entrée d’au moins soixante centimètres. Son dos était au même niveau que celui de Martia ; il aurait pu lui saisir la tête dans son bec.
Lane fit le tour de la cage pour bien le voir par-derrière. Intrigué, il fit un second tour sans trouver quoi que ce soit de mâle chez la bête hormis sa rage féroce, comme celle d’un étalon enfermé dans une grange à la saison du rut. À part sa taille et ses yeux rouges, il ressemblait aux gardiens de l’entrée.
Lane essaya de faire part à Martia de sa perplexité. Elle commençait à savoir devancer ses désirs. Elle se livra à une nouvelle série de pantomimes, dont certaines si énergiques et si comiques qu’il ne put s’empêcher de sourire.
D’abord elle lui montra deux œufs sur une étagère voisine. Ils étaient plus gros que les autres et tachetés de rouge. Il supposa qu’ils contenaient des embryons de mâles.
Ensuite elle lui montra ce qu’il adviendrait si le mâle adulte s’échappait. Par une mimique qui se voulait féroce mais ne fit que l’amuser, claquant des dents et contrefaisant de ses mains les pattes griffues, elle imita la folie furieuse du mâle. Il tuerait tous ceux qu’il trouverait sur son passage. Tout le monde, la colonie entière, la reine, les ouvriers, les gardiens, les larves, les œufs. Il croquerait les têtes d’une bouchée, lacérerait les chairs ; il les dévorerait tous. Sortant de l’abattoir, il irait se ruer dans le tube et tuer tous les décapodes qu’il rencontrerait, il dévorerait les poissons-torpilles, décrocherait les vers luisants du plafond, les mettrait en pièces et les mangerait. Il mangerait les racines des arbres. Tuer, tuer, tuer, dévorer, dévorer, dévorer !
« Tout ça est bien joli, dit Lane par gestes. Mais comment fait-il pour…? »
Martia lui fit comprendre qu’une fois par jour les ouvriers faisaient littéralement rouler la reine à travers la pièce jusqu’à la cage. Là ils l’installaient de manière à ce qu’elle présente son arrière-train à quelques centimètres des barreaux et du mâle en furie. Et celui-ci, bien que ne voulant rien d’autre que lui planter son bec dans la chair et la mettre en pièces, n’était plus maître de lui-même. La Nature était la plus forte ; sa volonté était trahie par son système nerveux.
Lane fit signe de la tête qu’il comprenait. Il avait dans l’esprit l’image du décapode disséqué. À l’extrémité intérieure de la langue, il y avait une poche. Le mâle en avait probablement deux, une pour les excréments, l’autre servant de vésicule séminale.
Soudain Martia se figea, repoussant des mains une horreur imaginaire. Elle avait posé la torche électrique sur le sol pour être libre de ses mouvements ; le faisceau lumineux éclaira sa pâleur. « Qu’y a-t-il ? » demanda Lane en faisant un pas vers elle.
Martia recula avec le même geste des mains. Elle paraissait horrifiée.
« Je ne vais pas vous faire de mal », dit-il. Néanmoins il s’arrêta, pour qu’elle vît qu’il n’avait pas l’intention de se rapprocher davantage.
Qu’est-ce qui lui faisait peur ? Rien ne bougeait dans la pièce sauf le mâle, et il était derrière des barreaux.
Alors elle tendit le doigt, tout d’abord vers lui, puis vers le décapode en fureur. Devant ce geste clair d’identification, il comprit. Elle avait entrevu qu’il était un mâle lui aussi, comme la bête en cage, et maintenant elle entrevoyait sa structure et sa fonction.
Ce qu’il ne comprenait pas, c’était la cause de sa frayeur de lui. La répulsion, oui. Lui-même avait éprouvé un dégoût voisin de la nausée en voyant son corps à elle apparemment dénué de sexe. Il n’était que naturel qu’elle réagît devant le sien d’une façon semblable. Cependant elle avait paru s’être remise de ce premier choc.
Pourquoi ce changement inattendu, cette horreur de lui ?
Derrière lui, le bec du mâle claqua contre les barreaux sous l’effet d’une poussée de son corps. Ce bruit fit écho dans l’esprit de Lane. Parbleu ! La rage de tuer du monstre !
Jusqu’à leur rencontre, elle n’avait connu qu’une seule créature mâle. C’était la bête en cage. Maintenant, d’un seul coup, elle venait de l’assimiler au monstre. Un mâle était un tueur.
Craignant que, prise de panique, elle ne sortît de la pièce à toutes jambes, il fit une mimique désespérée pour lui signifier qu’il n’était pas comme ce monstre ; il secoua la tête : non, non, non. Il n’était pas comme lui, pas comme lui, pas comme lui !
Martia, qui l’observait intensément, commença à se détendre. Sa peau reprit sa teinte rosée. Ses yeux revinrent à leur taille normale. Elle réussit même à lui faire un sourire contraint.
Pour l’amener à penser à autre chose, il lui fit comprendre qu’il aimerait savoir pourquoi la reine et son époux avaient un appareil digestif, alors que les ouvriers n’en avaient pas. Pour répondre, elle plongea la main dans la bouche pendante du ver suspendu au plafond. Elle la retira couverte d’une sécrétion. Après avoir senti son poing, elle le lui donna à renifler. Il le saisit, feignant d’ignorer le léger recul de Martia, sans doute involontaire, à son contact.
La substance avait une odeur de nourriture prédigérée.
Martia passa de là à un autre ver. Les deux organes lumineux de celui-là n’étaient pas colorés en rouge, mais avaient une teinte verdâtre. Martia lui chatouilla la langue avec son doigt et fit une coupe de ses mains. Du liquide dégoutta dans ses paumes.
Lane huma le liquide. Pas d’odeur. Il le goûta, et découvrit que c’était une sorte de sirop sucré. Martia lui expliqua par gestes que les vers luisants servaient d’appareils digestifs aux ouvriers, et qu’ils leur servaient aussi de réserves à nourriture. Les ouvriers tiraient une partie de leur énergie du glucose sécrété par les racines des arbres. Les protéines et les éléments végétaux de leur alimentation provenaient des œufs et des feuilles de l’arbre-parapluie. Des groupes de moissonneurs qui se risquaient au-dehors dans la journée rapportaient dans les tubes des lanières de la feuille coriace et membraneuse.
Les vers digéraient partiellement les œufs, les décapodes morts et les feuilles et les restituaient sous forme de soupe. Soupe et glucose étaient avalés par les ouvriers et traversaient les parois de leurs gorges ou tombaient dans la longue poche rectiligne qui reliait la gorge aux vaisseaux sanguins plus importants. Les résidus étaient exsudés par la peau ou déversés par le canal lingual.
Lane hocha la tête en signe de compréhension et sortit. Apparemment soulagée, Martia le suivit. Revenus dans leurs quartiers, elle mit les œufs dans un réfrigérateur, remplit deux verres de vin, trempa le doigt dans chaque verre, et toucha ensuite ses lèvres et celles de Lane. Il lui toucha légèrement le bout du doigt avec sa langue. Il conclut que ceci était un rite de plus, peut-être un rite du coucher témoignant qu’ils étaient d’accord et en paix. Ce rite pouvait même avoir un sens plus profond, mais en ce cas, celui-ci lui échappait.
Martia vérifia la sécurité et le confort du ver dans son bol. Il avait maintenant mangé toute sa nourriture. Elle le prit, le lava, lava le bol, le remplit à moitié d’eau sucrée chaude, le posa sur une table près du lit et mit la bête dedans. Puis elle s’étendit sur le lit et ferma les yeux. Elle ne se couvrit pas et ne semblait pas s’attendre à ce qu’il demandât une couverture.
Bien que fatigué, Lane n’avait pas envie de se reposer. Il marchait de long en large, comme un ours en cage. Il ne cessait de ruminer l’énigme posée par Martia et le problème de son retour à la base et finalement au navire en orbite. Il fallait que la Terre sût ce qui était arrivé.
Au bout d’une demi-heure, Martia s’assit sur son lit. Elle le regarda posément, comme si elle cherchait à découvrir la cause de son insomnie. Puis, devinant, semblait-il, ce qui n’allait pas, elle se leva et ouvrit un petit placard mural. Il contenait quelques livres.
« Ah ! je vais peut-être trouver enfin à me documenter ! » dit Lane, et il les feuilleta tous. Fébrilement impatient, il en choisit trois et les posa sur le lit avant de s’asseoir et de les parcourir à fond.
Naturellement, il ne pouvait pas lire les textes, mais les trois livres étaient pleins d’illustrations et de photographies. Le premier volume était grand et semblait être une sorte d’histoire du monde pour enfants.
Lane regarda les quelques premières images. Puis il dit d’une voix rauque : « Mon Dieu, mais vous n’êtes pas plus martienne que moi ! »
Martia, alertée par le ton surpris et pressant de sa voix, vint s’asseoir à côté de lui. Elle le regarda tourner les pages jusqu’à ce qu’il arrive à une certaine photo. De manière inattendue, elle cacha alors son visage dans ses mains et son corps fut secoué de longs sanglots.
Lane fut surpris. Il ne savait pas au juste la cause de son chagrin. La photo était une vue aérienne d’une ville sur la planète natale de Martia – ou sur quelque planète où vivaient les siens. Peut-être était-ce la ville même où, d’une manière ou d’une autre, elle était née.
Toutefois il ne fut pas long à se mettre à l’unisson de sa peine. Avant de s’en rendre compte, il se mit lui aussi à pleurer.
Maintenant il savait pourquoi. C’était la solitude, l’effroyable solitude, du genre de celle qu’il avait connue lorsqu’il avait cessé de recevoir des nouvelles des hommes partis en char et qu’il s’était cru le seul être humain à la surface de ce monde.
Au bout d’un moment, les larmes tarirent. Il se sentit mieux et espéra qu’elle aussi était soulagée. Elle parut sentir sa sympathie car elle lui sourit à travers ses larmes. Et dans un irrésistible élan de rapprochement et d’affection, elle lui embrassa la main et happa deux de ses doigts dans sa bouche. Il pensa que c’était sa manière à elle d’exprimer l’amitié. Ou peut-être une forme de gratitude pour sa présence. Ou de la joie pure. En tout état de cause, pensa-t-il, sa civilisation devait avoir une forte orientation orale.
« Pauvre Martia, murmura-t-il. Ce doit être une chose terrible d’être obligé de se tourner vers quelqu’un d’aussi étranger et bizarre que je dois te paraître. Et surtout vers quelqu’un dont tu n’étais pas sûre, il n’y a qu’un instant, qu’il n’allait pas te manger. »
Il retira ses doigts, mais, voyant sa mine déconfite, il prit impulsivement à son tour ceux de Martia dans sa bouche.
Chose étrange, ce fut la cause d’un nouvel accès de larmes. Mais il s’aperçut vite que c’étaient des larmes de joie. Quand ce fut fini, elle rit doucement, comme de contentement.
Lane prit une serviette et lui essuya les yeux, puis il la lui mit sur le nez tandis qu’elle se mouchait.
Remise maintenant, elle fut capable de lui désigner certaines illustrations et de lui suggérer leur signification.
Le livre d’enfants commençait par un aperçu de l’aube de la vie sur la planète de Martia. Cette planète gravitait autour d’une étoile qui, selon une carte simplifiée, était au centre de la galaxie.
La vie avait commencé là d’une façon très analogue à ses débuts sur la Terre, dans les grandes lignes. Mais il y avait des images assez déroutantes de la vie aquatique primitive. Cependant Lane n’était pas sûr de son interprétation, car ces images présupposaient bien des choses.
Elles montraient clairement que les schémas d’ensemble et les mécanismes biologiques de l’évolution avaient été différents de ceux de la Terre.
Fasciné, il suivit le passage du poisson à l’amphibie, de celui-ci au reptile, du reptile à des animaux à sang chaud mais non mammifères, puis à une sorte de singe à posture verticale vivant au sol, et enfin à des êtres du genre de Martia. Celle-ci indiqua le nom de sa race : les Eeltau.
Ensuite les images peignaient différents aspects de la vie préhistorique de ces êtres. Plus tard, l’invention de l’agriculture, le travail des métaux et ainsi de suite.
L’histoire de la civilisation consistait en une série d’images dont il pouvait rarement saisir le sens. Une chose était à remarquer, en opposition avec l’histoire de la Terre. Il y avait une absence relative de guerres. Les Ramsès, Gengis Khan, Attila, César, Hitler paraissaient manquer.
Mais il y avait plus, beaucoup plus. La technologie avait progressé d’une façon très semblable à celle de la Terre, en dépit de l’absence de stimulation des guerres. Peut-être, pensa-t-il, avait-elle commencé plus tôt que sur sa planète. Il avait l’impression que les congénères de Martia avaient évolué jusqu’à leur stade actuel bien avant l’homo sapiens.
Que cela fût vrai ou non, ils surpassaient maintenant l’homme. Ils voyageaient presque à la vitesse de la lumière, ou peut-être plus vite, et étaient passés maîtres dans la navigation interstellaire.
C’est alors que Martia montra une page contenant plusieurs photos de la Terre, visiblement prises à des distances variées par un spationef. Au dos, un artiste avait dessiné une silhouette vague, mi-singe, mi-dragon.
« C’est ça que la Terre représente pour vous ? demanda Lane. Danger ? Ne pas toucher ? »
Il chercha d’autres photos de la Terre. Il y avait de nombreuses pages traitant d’autres planètes, mais une seule de la sienne. Cela suffisait.
« Pourquoi nous surveillez-vous à distance ? demanda-t-il. Vous avez tellement d’avance sur nous que, sur le plan technologique, nous sommes des aborigènes d’Australie. De quoi avez-vous peur ? »
Martia se leva et lui fit face. Brusquement, d’un air méchant, elle gronda, fit claquer ses dents et imita de ses mains des pattes griffues.
Il en eut le frisson. C’était la même pantomime qu’elle avait faite pour illustrer la folie meurtrière du décapode mâle encagé.
Il baissa la tête. « Je ne peux pas vous le reprocher sérieusement. Vous avez absolument raison. Si vous preniez contact avec nous, nous volerions vos secrets. Et alors, malheur à vous ! Nous infesterions l’espace tout entier ! »
Il prit un temps, se mordit la lèvre et reprit : « Tout de même, nous donnons quelques signes de progrès. Il n’y a pas eu une guerre ni une révolution depuis quinze ans ; l’U.N. a réglé des problèmes qui auraient autrefois entraîné une guerre mondiale ; la Russie et les États-Unis sont encore armés, mais sont loin d’être aussi proches d’un conflit qu’à l’époque de ma naissance. Peut-être…?
« Tiens, je parie que vous n’avez jamais vu un Terrien en chair et en os avant moi. Vous n’avez peut-être jamais vu l’image d’un Terrien, sinon habillé. Il n’y a aucun Terrien dans ces livres. Vous saviez peut-être que nous étions divisés en hommes et femmes, mais ça n’avait pas grand sens pour vous jusqu’à ce que vous m’ayez vu prendre une douche, et alors le rapprochement qui s’est soudainement imposé à vous entre le décapode mâle et moi vous a horrifiée. Et vous vous êtes aperçue que vous n’aviez que ça au monde comme compagnie. Un peu comme moi si je m’étais échoué sur une île et avais découvert que le seul autre habitant était un tigre.
« Mais ça n’explique pas ce que vous faites ici, toute seule, à vivre dans ces tubes parmi les Martiens autochtones. Ah ! si je pouvais vous parler !
« À deviser avec toi », dit-il, se remémorant les vers qu’il avait lus pendant sa dernière nuit à la base.
Elle lui sourit et il dit : « Eh bien, au moins vous n’avez plus peur. Je ne suis pas un si mauvais bougre, après tout, hein ? »
Elle sourit à nouveau et alla prendre du papier et une plume dans un placard. Et elle se mit à dessiner une série d’esquisses. En regardant courir sa plume agile, il commença à entrevoir ce qui s’était passé.
Le peuple de Martia avait eu pendant longtemps – très longtemps – une base sur la face de la Lune invisible aux Terriens. Mais quand les premières fusées venant de la Terre avaient pénétré l’espace, ses concitoyennes avaient effacé toute trace de la base. Elles en avaient créé une nouvelle sur Mars.
Puis, comme il devenait clair qu’une expédition terrienne aurait lieu sur Mars, on avait détruit cette base-là pour en construire une autre sur Ganymède.
Néanmoins cinq savantes étaient demeurées sur place afin d’achever leur étude des décapodes. Bien que les concitoyennes de Martia eussent étudié ces créatures pendant quelque temps, elles n’avaient pas encore découvert comment leurs corps pouvaient s’adapter à la différence de pression entre les tubes et l’air libre. Les cinq savantes croyaient qu’elles cernaient le secret de très près et elles avaient obtenu la permission de rester jusqu’à la limite du débarquement des Terriens.
Martia était en fait une indigène, en ce sens qu’elle était née là et y avait grandi. Elle y avait vécu sept ans. Elle expliqua cela en désignant une esquisse de la révolution de Mars autour du soleil, puis en levant sept doigts.
Lane calcula que cela lui donnait l’âge terrestre de quatorze ans. Peut-être l’espèce de Martia arrivait-elle à maturité un peu plus vite que la sienne. Si toutefois elle était adulte. C’était difficile à dire.
L’épouvante tordit son visage et agrandit ses yeux quand elle lui décrivit ce qui était arrivé la nuit précédant leur départ projeté pour Ganymède. Un mâle échappé de sa cage les avait attaquées pendant leur sommeil.
Il était rare qu’un mâle s’échappât. Mais cela arrivait de temps à autre. Quand il y réussissait, il détruisait la colonie tout entière, toute vie dans le tube sur son passage. Il mangeait même les racines des arbres, de sorte que ceux-ci mouraient et que l’oxygène cessait d’arriver dans cette partie du tunnel.
Une colonie avertie du danger n’avait qu’un moyen de combattre un mâle en liberté – et c’était une méthode périlleuse. Elle consistait à relâcher son propre mâle. On choisissait les quelques sacrifiés qui resteraient sur place pour dissoudre les barreaux grâce à une sécrétion acide de leurs corps pendant que les autres s’enfuiraient. La reine, complètement impotente, mourrait elle aussi. Mais on mettait en lieu sûr un nombre suffisant de ses œufs pour fabriquer ailleurs une autre reine et un autre époux.
En attendant, on espérait que les deux mâles s’entretueraient ou bien que le vainqueur serait tellement affaibli que les soldats pourraient l’achever sans peine.
Lane inclina la tête. Le seul ennemi naturel des décapodes était donc un mâle échappé. Laissés à leur croissance normale, les décapodes auraient vite fait d’encombrer les tubes et d’épuiser la nourriture et l’air. Si cruel que cela parût, l’évasion d’un mâle de temps à autre était la seule chose qui pût lutter contre le surpeuplement, et sauver les Martiens de la famine sinon de l’extinction.
Quoi qu’il en soit, la brute n’avait rien eu d’un bienfait dissimulé pour les compagnes de Martia. Trois d’entre elles avaient été tuées dans leur sommeil avant que les deux autres se réveillent. L’une des trois s’était jetée à la tête de la bête en criant à Martia de s’échapper.
Presque folle de peur, Martia ne s’était pourtant pas laissé envahir par la panique et n’avait pas fui. Au contraire, elle s’était ruée sur un placard pour y prendre une arme.
Une arme, se dit Lane. Il faudra que je découvre de quoi il s’agit.
Martia mima ce qui s’était passé. Elle venait d’ouvrir la porte du placard et d’atteindre l’arme quand elle avait senti le bec du monstre happer sa jambe. Malgré le choc de la morsure profonde, elle avait réussi à appuyer le bout de l’arme contre le corps du mâle. L’arme avait rempli son rôle car la bête s’était effondrée. Malheureusement le bec n’avait pas relâché sa terrible prise sur la cuisse, juste au-dessus du genou.
Ici, Lane tenta d’interrompre le récit pour obtenir une description de l’arme et du principe de son fonctionnement. Toutefois, Martia ne tint pas compte de sa demande. Elle fit celle qui ne comprenait pas sa question, mais Lane était sûr qu’elle ne voulait pas répondre. Elle n’avait pas en lui une confiance entière, ce qui était compréhensible. Comment aurait-il pu l’en blâmer ? Elle eût été sotte de se sentir rassurée en face de l’inconnue qu’il représentait. Si toutefois il lui était inconnu.
Somme toute, bien que le connaissant peu personnellement, elle connaissait le genre de peuple auquel il appartenait et ce qu’on pouvait en attendre. Il était étonnant qu’elle ne l’eût pas laissé mourir dans le jardin, et stupéfiant qu’elle eût partagé avec lui le pain et le vin dans cette sorte de communion.
Il pensa que sa solitude en était peut-être la cause et que n’importe quelle compagnie était préférable à rien. Ou bien qu’elle agissait à un niveau éthique supérieur à celui de la plupart des Terriens, en ne pouvant supporter l’idée de laisser mourir un autre être doué de sensibilité, quand bien même elle le considérerait comme un barbare sanguinaire. Ou encore qu’elle nourrissait d’autres projets à son égard, comme celui de l’emmener en captivité.
Martia poursuivit son récit. Elle s’était évanouie et avait repris ses sens un peu plus tard. Le mâle commençait à remuer, alors elle l’avait tué pour de bon.
Me voilà renseigné sur un autre point, pensa Lane. Cette arme est réglable selon la gravité du choc que l’on veut infliger. Puis, continua Martia, bien qu’allant de syncope en syncope, elle s’était traînée jusqu’à l’armoire aux médicaments et s’était soignée. Au bout de deux jours, elle trottait comme un lapin et les cicatrices commençaient à s’effacer.
Ils doivent être très en avance sur nous dans tous les domaines, se dit Lane. Selon elle, Martia avait eu plusieurs muscles sectionnés. Pourtant ils s’étaient ressoudés en un jour.
Martia expliqua que la réparation de son corps avait mobilisé une énorme quantité de nourriture, en cours de guérison. Elle avait passé le plus clair de son temps à manger et à dormir. Une restauration mobilisait le même apport d’énergie, qu’elle eût lieu à vitesse normale ou accélérée.
Entre-temps, les cadavres du monstre et de ses compagnes empestaient la pourriture. Elle avait dû s’obliger à les découper et à s’en débarrasser dans le brûleur de détritus. En racontant cela, des larmes emplirent ses yeux et elle sanglota.
Lane allait lui demander pourquoi elle ne les avait pas ensevelies, mais il se retint. Bien que ce ne fût peut-être pas la coutume de son peuple d’enterrer ses morts, il était plus probable qu’elle avait voulu effacer toute trace de leur existence avant l’arrivée des Terriens sur Mars.
Il lui demanda par signes comment le mâle était entré dans la chambre malgré le bouchon qui obstruait le tunnel. Elle lui fit comprendre que le bouchon n’était normalement fermé que lorsque les décapodes étaient éveillés ou que ses compagnes et elle-même dormaient. Mais cette nuit-là, c’était le tour de l’une d’entre elles de ramasser des œufs dans la chambre de la reine.
Elle reconstituait les choses ainsi : le monstre était sorti quand la savante était là-bas, et il l’avait tuée. Puis, après avoir ravagé la colonie encore endormie, il avait parcouru le tube et avait aperçu la lumière brillant au-delà du tunnel à l’orifice débouché. Lane connaissait le reste de l’histoire.
Mais, demanda-t-il toujours par gestes, pourquoi le mâle évadé ne dormait-il pas en même temps que tous ses frères de race ? Celui qu’ils avaient vu en cage dormait manifestement comme ses compagnons. Et les gardiens de la reine dormaient eux aussi, se croyant à l’abri d’une attaque.
Non, répondit Martia. Un mâle qui était sorti d’une cage ne connaissait d’autre loi que la fatigue. Quand il s’était épuisé à tuer et à manger, il se couchait pour dormir, peu importait l’heure de la journée. Une fois reposé, il s’élançait en fureur le long des tubes et ne s’arrêtait que lorsqu’il était de nouveau trop fatigué pour remuer.
Alors, pensa Lane, ceci explique la zone d’arbres-parapluies morts au sommet du tube, près du jardin. Une autre colonie s’était installée dans la zone dévastée, avait construit le jardin à l’extérieur et planté les jeunes parapluies.
Il se demanda pourquoi ni lui ni ses camarades n’avaient vu les décapodes au-dehors pendant leurs six journées sur Mars. Il devait bien y avoir au moins une chambre pressurisée et une sortie pour chaque colonie, et les tubes, d’ici au point le plus rapproché de la base, devaient contenir une quinzaine de colonies pour le moins. Mais peut-être les moissonneurs de feuilles ne s’aventuraient-ils au-dehors qu’une fois de temps à autre.
Il se rappela alors que ni lui ni personne d’autre n’avait remarqué de trous dans les feuilles. Cela voulait dire que la récolte avait été faite depuis déjà quelque temps et que les arbres étaient maintenant prêts à être moissonnés à nouveau. Si seulement l’expédition avait eu lieu quelques jours plus tard, ils auraient pu voir les décapodes à l’œuvre et recueillir des observations. Et tout se serait passé différemment.
Il avait d’autres questions à poser à Martia. Le vaisseau qui devait les emmener sur Ganymède était-il caché dans l’espace extérieur ou bien devait-on l’envoyer les prendre ? Si on en envoyait un, comment prendrait-on contact avec la base de Ganymède ? Par radio ? Ou par quelque moyen inconcevable ?
Les globes bleus ! Servaient-ils à transmettre des messages ?
Terrassé de fatigue, il cessa d’y penser et s’endormit. Sa dernière vision fut celle de Martia se penchant sur lui en souriant.
Lorsqu’il se réveilla, la tête lourde, il était plein de courbatures et sa bouche était aussi sèche que le désert martien. Il se leva à temps pour voir Martia déboucher du tunnel, un seau plein d’œufs à la main. En voyant cela, il grogna. Cela voulait dire qu’elle était retournée à la pouponnière et qu’il avait dormi un tour de cadran.
Il se leva en vacillant et prit une douche. Il en sortit ragaillardi pour trouver le petit déjeuner servi chaud sur la table. Martia procéda à la communion rituelle, puis ils mangèrent. Le café lui manqua. La soupe chaude était bonne mais ne le remplaçait pas de façon satisfaisante. Il y avait un bol de céréales et de fruits mélangés, provenant tous deux de boîtes de conserve. La mixture devait être hautement énergétique car elle le réveilla tout à fait.
Ensuite, il fit un peu de culture physique pendant qu’elle lavait les assiettes. Tout en exerçant son corps, il pensait à des choses sans rapport avec ses mouvements. Qu’allait-il faire maintenant ? Son devoir lui commandait de rentrer à la base et de faire son rapport. Il aurait des nouvelles d’importance pour le navire en orbite ! L’histoire serait immédiatement communiquée à la Terre. Toute la planète en serait bouleversée.
Son projet : emmener Martia avec lui, se heurtait à une objection.
Elle ne voudrait pas partir.
Au beau milieu d’une flexion des genoux. Il s’arrêta. Quel idiot il était ! Il avait été trop fatigué et énervé pour s’en apercevoir. Puisqu’elle lui avait révélé que ses compatriotes avaient créé une base sur Ganymède, c’est qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’il rapportât le renseignement. Elle eût été stupide de le lui dire à moins d’être rigoureusement certaine qu’il ne pourrait le communiquer à personne.
Cela voulait dire qu’un navire était en route et arriverait bientôt. Et que non seulement il emporterait Martia, mais lui avec. S’il devait être tué, il serait bientôt mort.
Si on avait choisi Lane pour faire partie de la première expédition sur Mars, c’est parce qu’il ne manquait pas d’esprit de décision. Cinq minutes plus tard, il s’était décidé. Son devoir était clair. En conséquence, il le remplirait, même si cela devait froisser ses sentiments personnels envers Martia et nuire à celle-ci.
D’abord, il allait la ligoter. Puis il ferait un paquet de leurs costumes pressurisés, des livres et des outils transportables pour qu’ils soient examinés plus tard sur la Terre. Il la ferait marcher devant lui dans le tube jusqu’au point situé en face de sa base.
Là ils mettraient leurs vêtements pressurisés, sortiraient et iraient au dôme. Et aussitôt que possible ils monteraient dans la fusée vers le navire en orbite. Cette partie du programme était la plus hasardeuse parce qu’il était extrêmement difficile pour un homme seul de piloter la fusée. Théoriquement, pourtant, c’était faisable. Il fallait le faire.
Lane serra les mâchoires et contraignit ses muscles à cesser de trembler. L’idée d’abuser de l’hospitalité de Martia le tracassait. Cependant, si elle l’avait si bien traité, ce n’était pas dans un but complètement désintéressé. Pour autant qu’il le sût, elle tramait quelque chose contre lui.
Dans l’un des placards se trouvait une corde, la même corde flexible avec laquelle elle l’avait tiré du marais. Il ouvrit la porte du placard et prit la corde. Martia se tenait au milieu de la chambre et le regardait faire, tout en caressant la tête du gros ver aux yeux bleus, enroulé comme un serpent autour de ses épaules. Il espérait qu’elle resterait ainsi jusqu’à ce qu’il arrivât près d’elle. Elle ne portait manifestement aucune arme sur elle, ni d’ailleurs quoi que ce soit excepté son animal. Depuis le moment où elle avait enlevé son costume, elle était restée nue.
En le voyant se rapprocher, elle lui parla sur un ton inquiet. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’elle lui demandait ce qu’il comptait faire avec la corde. Il essaya de lui adresser un sourire rassurant et n’y réussit pas. Cela le rendait malade.
Un moment plus tard, il fut violemment malade. Martia avait prononcé un mot d’une voix très forte et ç’avait été comme si ce mot le frappait au creux de l’estomac. Il fut pris d’une nausée, se mit à saliver et il dut lâcher la corde et courir à la douche pour éviter de faire du dégât par terre.
Au bout de dix minutes, il se sentit un peu mieux. Mais quand il essaya d’aller jusqu’au lit, ses jambes menacèrent de l’abandonner. Martia dut le soutenir.
Il jura en lui-même. Avoir un malaise brutal dû à la nourriture inhabituelle à un moment aussi crucial ! La chance n’était pas de son côté.
Si toutefois il s’agissait de chance. La manière dont elle avait prononcé ce dernier mot avait été si étrange et si énergique. Se pouvait-il qu’elle eût établi en lui un réflexe conditionné à ce mot, par hypnotisme ou d’une autre manière ? Dans les circonstances présentes, c’eut été une arme plus puissante qu’un revolver.
À y bien réfléchir, il lui semblait étrange que son corps eût toléré cette nourriture inhabituelle jusqu’à cet instant précis. L’hypnotisme ne paraissait pas expliquer vraiment le fait. Comment aurait-elle pu l’utiliser si facilement sur lui qui ne connaissait pas plus de vingt mots de sa langue ?
La langue ? Les mots ? Mais ils n’étaient pas nécessaires. En supposant qu’elle eût mêlé un hypnogène à ses aliments, et l’eût réveillé au cours de la nuit, elle aurait pu lui suggérer la réaction qu’elle voulait obtenir de lui en cas de besoin. Elle aurait pu lui donner le mot clef, puis le laisser se rendormir.
Il en savait assez sur l’hypnotisme pour se rendre compte que c’était possible. Que ses soupçons fussent vrais ou non, le fait demeurait qu’il avait été réduit à l’impuissance. Néanmoins il ne perdit pas sa journée. Il apprit vingt mots de plus et elle dessina pour lui de nombreuses esquisses. Il découvrit que, lorsqu’il avait sauté dans le marécage, il était littéralement tombé dans de la soupe. La substance dans laquelle on avait planté les jeunes arbres-parapluies était une masse glutineuse de légumes unicellulaires et d’anaérobies qui s’en nourrissaient. La chaleur dégagée par ces corps entassés et gonflés d’eau gardait le terreau du jardin au chaud et préservait les plantes délicates du gel pendant les nuits glaciales du plein été.
Lorsqu’on aurait transplanté les jeunes arbres dans le toit du tube pour remplacer les adultes morts, la « soupe » serait apportée en bloc dans le tube et jetée dans la rigole. Les poissons-fusées en filtreraient une partie et mangeraient l’autre tout en pompant l’eau venant de l’extrémité polaire du tube pour la diriger vers l’extrémité équatoriale.
Vers la fin de la journée, Lane goûta à la « soupe » et réussit à la digérer. Un peu plus tard, il mangea des céréales.
Martia insista pour le nourrir à la cuiller. Sa sollicitude avait quelque chose de si féminin et de si tendre qu’il ne put protester.
« Martia, dis-je, je me trompe peut-être. La bonne volonté et les échanges heureux peuvent exister entre nos deux espèces. Voyez notre cas. Ma foi, si vous étiez une vraie femme, je serais amoureux de vous.
« Naturellement, vous avez pu susciter en moi des sentiments tout différents au début. Vous avez pu me causer de la répugnance. Mais si vous l’avez fait, ce fut pour une raison pratique et non par méchanceté. Et maintenant vous prenez soin de moi, votre ennemi. Aime ton ennemi. Et vous ne le faites pas par devoir. »
Évidemment, elle ne le comprit pas. Néanmoins elle répondit dans sa propre langue, et il lui sembla que sa voix exprimait de la sympathie envers lui.
En s’endormant, il pensait que peut-être Martia et lui seraient les deux ambassadeurs de paix entre leurs peuples. Somme toute, ils étaient l’un comme l’autre hautement civilisés, essentiellement pacifistes et dévotement religieux. La fraternité existait non seulement entre les hommes, mais aussi entre tous les êtres sensibles à travers le cosmos, et…
Il fut réveillé par le gonflement de sa vessie. Il ouvrit les yeux. Le plafond et les murs dansaient. Les aiguilles de son bracelet-montre se contorsionnaient. Il dut faire un effort intense pour arriver à les voir droites. Cette montre, construite exprès pour mesurer la journée martienne un peu plus longue, marquait minuit.
Il se leva en chancelant. Il était sûr qu’il avait été drogué et ne se serait pas réveillé si la pression de sa vessie n’avait été si forte. Si seulement il pouvait trouver quelque antidote, ce serait le moment de mener à bien son plan. Mais il fallait d’abord qu’il allât aux lavabos.
Pour ce faire il devait passer près du lit de Martia. Elle était allongée immobile, les bras écartés tombant de chaque côté du lit, la bouche grande ouverte.
Il détourna le regard parce qu’il lui paraissait inconvenant de la contempler dans cette posture.
Mais quelque chose attira son regard – un mouvement, un éclat de lumière dans sa bouche, comme celui d’un bijou.
Il se pencha pour regarder et recula d’horreur.
Une petite tête pointait entre ses dents.
Il leva la main pour l’attraper mais s’arrêta net en reconnaissant la moue de la minuscule bouche ronde et les petits yeux bleus. C’était le ver.
Tout d’abord, il crut Martia morte. Le ver n’était pas lové dans sa bouche. Son corps disparaissait au fond de la gorge.
Puis il vit que la poitrine de Martia se soulevait calmement et qu’elle ne paraissait nullement en danger.
Domptant ses haut-le-cœur et les spasmes des muscles de son cou, il se força à s’approcher du ver et mit la main devant la bouche de celui-ci. Il sentit de l’air chaud sur ses doigts et entendit un faible sifflement.
Martia respirait par l’intermédiaire du ver !
« Dieu ! » s’écria-t-il dans un souffle en lui secouant l’épaule. Il ne voulait pas toucher au ver de peur que cela ne fît mal à Martia, de quelque manière. Sous le coup de l’émotion, il avait oublié qu’il possédait sur elle un avantage qu’il aurait dû mettre à profit.
Martia ouvrit les paupières ; ses grands yeux gris-bleu étaient fixes.
« Ne vous inquiétez pas », dit-il.
Elle frissonna. Ses paupières se fermèrent, son cou se tendit en arrière et son visage se crispa. Il n’aurait su dire si la grimace était provoquée par une douleur ou par autre chose.
« Qu’est-ce que c’est que ce… ce monstre ? dit-il. Un symbiote ? Un parasite ? »
Il pensait à des vampires, à des vers s’introduisant dans le corps des dormeurs pour leur sucer le sang.
Tout à coup elle se redressa et lui tendit les bras. Il lui prit les mains et lui dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Martia l’attira à elle tout en levant son visage vers lui.
Le ver lui sortit des lèvres et pointa sa tête vers Lane. Sa petite bouche formait un O.
Par pur réflexe de peur, Lane lâcha les mains de Martia et recula d’un bond. Il n’avait pas voulu ce geste, mais c’était plus fort que lui.
Du coup Martia se réveilla complètement. Le ver jaillit de sa bouche sur toute sa longueur et tomba sur le lit entre ses jambes. Là, il s’agita un moment avant de se lover comme un serpent, la tête posée sur la cuisse de Martia, les yeux levés vers Lane.
Cela ne faisait aucun doute : Martia avait l’air déçu et frustré.
Lane se sentit une grande faiblesse aux genoux. Il réussit cependant à atteindre les lavabos où il soulagea sa vessie et rendit son repas. En en ressortant, il put aller jusqu’au lit de Martia mais il dut s’y asseoir. Son cœur lui battait les côtes et il haletait péniblement.
Il s’assit derrière elle pour éviter tout contact éventuel avec le ver.
Martia lui fit signe de retourner se coucher pour que tout le monde dormît. De toute évidence, elle ne trouvait rien d’alarmant à l’incident.
Mais il savait qu’il ne trouverait pas le repos avant d’avoir une explication, quelle qu’elle fût. Il prit sur sa table de chevet du papier et une plume, les lui tendit et gesticula avec véhémence. Martia haussa les épaules et se mit à dessiner des esquisses sous le regard attentif de Lane. Il lui fallut cinq feuilles de papier pour communiquer son message.
Les yeux de Lane s’étaient agrandis et il était encore plus pâle.
Martia était donc bien une femelle. Femelle, tout au moins, en ce sens qu’elle portait des œufs en elle – et, parfois, des petits.
Et puis il y avait le ver, comme il l’appelait. Et comment l’appeler autrement ? Il ne faisait partie d’aucune catégorie. Il était plusieurs choses à la fois. Il était une larve. Il était un phallus. Il était aussi l’enfant de Martia.
Mais il ne provenait pas de ses gènes à elle. Il ne descendait pas d’elle.
Elle lui avait donné naissance, mais elle n’était pas sa mère. Elle n’était aucune de ses mères.
Le vertige et la confusion que ressentait Lane ne venaient pas uniquement de son indisposition. Il apprenait trop de choses à la fois. Il pensait intensément, essayant de mettre de l’ordre dans ces renseignements tout neufs, mais sa pensée tournait en rond et il n’arrivait à rien.
« Il n’y a pas de raison de s’affoler, se dit-il. Après tout, la séparation des animaux en deux sexes n’est qu’un mode de reproduction parmi d’autres, celui de la Terre. Sur la planète de Martia, la Nature – Dieu – a conçu une autre méthode pour les animaux supérieurs. Et Lui seul sait combien d’autres systèmes de reproduction Il a créés sur combien d’autres mondes. »
Néanmoins, il était désemparé.
Ce ver, non, cette larve, cet embryon sorti de l’œuf et de sa mère secondaire… bon, il l’appellerait larve une fois pour toutes, puisqu’en fait il se métamorphosait plus tard.
Cette larve particulière était condamnée à demeurer sous sa forme actuelle jusqu’à ce qu’elle mourût de vieillesse.
À moins que Martia ne rencontrât une autre Eeltau adulte.
Et que cette autre adulte et elle-même fussent attirées l’une par l’autre.
Alors, à en juger par son dessin, Martia et son amie ou amante se coucheraient ou s’assoiraient ensemble. Tout comme des amants terrestres, elles se diraient des mots tendres, caressants et excitants. Elles se caresseraient et s’embrasseraient d’une façon très analogue à celle d’un homme et d’une femme de la Terre.
Puis, sans plus de rapport avec les procédés terriens, une tierce créature s’intégrerait au couple pour former un triangle éternel, désiré avec ferveur et, en fait, indispensable.
Les caresses mutuelles du couple exciteraient la larve qui, obéissant aveuglément et mécaniquement à ses instincts, descendrait la queue la première dans la gorge d’une des deux Eeltaus. Une valvule de chair s’ouvrirait dans le corps de l’amante pour laisser pénétrer le corps mince de la larve. La pointe ouverte de ce corps toucherait l’ovaire de l’hôtesse. Telle une anguille électrique, la larve lancerait un courant minuscule. L’hôtesse se pâmerait d’extase, sous l’excitation électrochimique de ses nerfs. L’ovaire libérerait un œuf gros comme la pointe d’un crayon. Cet œuf disparaîtrait dans le trou du bout de la queue de la larve, d’où il commencerait à voyager à l’intérieur d’un canal jusqu’au centre du corps de la larve, poussé par des contractions musculaires et des cils vibratiles.
Ensuite la larve se coulerait hors de la bouche de la première hôtesse et entrerait la queue la première dans celle de l’autre, pour recommencer le même processus. En fait la larve récoltait des œufs ou n’en récoltait pas, suivant que l’ovaire avait ou non un œuf développé à libérer.
Quand l’opération réussissait, les deux œufs allaient à la rencontre l’un de l’autre, mais pas jusqu’à se toucher.
Pas encore.
Il fallait que la larve récoltât d’autres œufs dans son incubateur obscur, qu’elle les récoltât par paires, mais ne provenant pas nécessairement des mêmes donneuses.
Leur nombre devait se situer entre une vingtaine et une quarantaine de paires.
Et puis, un jour, la mystérieuse chimie cellulaire avertissait le corps de la larve qu’il avait amassé une quantité suffisante d’œufs.
Il produisait une hormone ; et la métamorphose commençait. La larve grossissait énormément et la mère, voyant cela, la plaçait tendrement en un endroit chaud et la nourrissait abondamment de nourriture prédigérée et d’eau sucrée.
Alors, sous les yeux de sa mère, la larve raccourcissait et élargissait. Sa queue se rétrécissait ; ses cartilages vertébraux, largement séparés au stade larvaire, se rapprochaient les uns des autres et durcissaient. Un squelette se formait, avec des côtes et des épaules. Des jambes et des bras naissaient et poussaient, prenant une forme humanoïde. Au bout de six mois, une chose ressemblant à un bébé d’homo sapiens reposait dans son berceau.
À dater de là, l’Eeltau croissait et se développait jusqu’à sa quatorzième année d’une manière très semblable à sa contrepartie terrienne.
L’âge adulte, toutefois, amenait d’autres changements étranges. Le corps libérait hormone sur hormone jusqu’à ce que la première paire de gamètes, en sommeil pendant les quatorze premières années, se réunisse.
Ils fusionnaient, la chromatine de l’un s’unissant à la chromatine de l’autre. De cette union, une créature unique, longue de dix centimètres et ressemblant à un ver, se formait dans l’estomac de son hôtesse.
Puis, une nausée. Un vomissement. Et, relativement sans douleur, la naissance d’un être génétiquement nouveau.
Ce ver deviendrait à son tour fœtus et phallus tout à la fois et procurerait des extases sexuelles ; il attirerait dans son corps les œufs d’adultes amoureuses et se métamorphoserait successivement en bébé, enfant et adulte.
Et ainsi de suite, et ainsi de suite.
Lane se leva et alla en flageolant jusqu’à son propre lit. Il s’y assit, la tête penchée, et se mit à marmonner tout seul.
« Voyons un peu. Martia a donné naissance à cette larve. Mais, en réalité, la larve n’a pas un seul gène de Martia. Celle-ci lui a simplement servi d’hôtesse.
« Mais si Martia a une amante, elle transmettra son héritage génétique par le canal de cette larve. Celle-ci deviendra adulte et se transformera en l’enfant de Martia. »
Il leva les bras en un geste de désespoir.
« Comment les Eeltaus font-ils pour s’y reconnaître dans leur généalogie ? Pour faire le compte de leurs parents ? S’en soucient-elles seulement ? Ne serait-il pas plus simple de considérer sa mère nourricière, son hôtesse, comme sa vraie mère ? Puisqu’elle l’est en ce sens qu’elle vous a porté.
« Et quel est le code sexuel de ce peuple ? Je ne pense pas qu’il puisse ressembler beaucoup au nôtre. Et il n’y a aucune raison pour qu’il lui ressemble.
« Mais qui est responsable de l’éducation de la larve et de l’enfant ? Sa pseudo-mère ? Est-ce que l’amante partage la responsabilité ? Et quelles sont les lois sur la propriété et l’héritage ? Et, et… »
Il jeta un regard misérable à Martia.
Elle lui rendit son regard tout en caressant tendrement la tête de la larve.
Lane secoua la tête.
« Je me suis trompé. Les Eeltaus et les Terriens ne trouveront pas de terrain d’entente. Mes compatriotes auraient devant les vôtres la même réaction que devant une vermine dégoûtante. Leurs préjugés les plus profondément ancrés se verraient heurtés, leurs tabous les plus forts violés. Ils ne s’habitueraient pas à vivre avec vous autres ni à vous considérer même comme vaguement humaines.
« Et, dans la même mesure, pourriez-vous vivre avec nous ? Ne fut-ce pas un choc pénible pour vous de me voir nu ? Cette réaction fait-elle partie des raisons pour lesquelles vous ne prenez pas contact avec nous ? »
Martia posa la larve par terre, se leva, vint à lui et lui embrassa le bout des doigts. Lane, quoique se raidissant contre un mouvement de recul trop visible, lui prit les doigts et les embrassa. « Toutefois… les individus pourraient apprendre à se respecter les uns les autres, à avoir une affection réciproque. Et les masses sont faites d’individus. »
Il se recoucha. La sensation de vertige, un moment balayée par l’excitation intellectuelle, lui revenait. Il n’allait plus pouvoir lutter longtemps contre le sommeil.
« Beau et noble langage, murmura-t-il, mais qui ne veut rien dire. Les Eeltaus croient qu’il vaut mieux ne pas s’occuper de nous. Et, sans le savoir, nous poussons de leur côté. Qu’arrivera-t-il quand nous serons prêts à faire le saut interstellaire ? La guerre ? Ou bien auront-elles peur de nous laisser nous avancer même jusqu’à ce point, et nous détruiront-elles auparavant ? Après tout, une bombe au cobalt… »
Il regarda de nouveau Martia, son visage pas tout à fait humain et cependant beau, la peau douce de sa poitrine, de son ventre et de ses reins, dénuée de mamelles, de nombril et de sexe. Elle était venue de très loin, d’un endroit peut-être terrifiant à travers des distances terrifiantes. Il n’y avait pourtant en elle pas grand-chose de terrifiant, mais beaucoup de chaleur, de générosité, de sociabilité et d’attrait.
Comme sous l’effet d’un déclic mystérieux, les vers qu’il avait lus avant de s’endormir, pendant sa dernière nuit à la base, lui revinrent.
C’est la voix de ma bien-aimée qui frappe, et elle dit :
Ouvre-moi, ô ma sœur, mon amour, ma colombe, mon immaculée…
Nous avons une petite sœur,
Et elle n’a point de seins ;
Que ferons-nous pour notre sœur
Le jour où elle sera fiancée ?…
À deviser avec toi j’oublie toute notion du temps,
Toutes les saisons et leurs changements me plaisent également…
« À deviser avec toi », dit-il à haute voix. Il se retourna sur son lit en tournant le dos à Martia et se mit à taper du poing.
« Ah ! Seigneur, pourquoi n’est-ce pas ainsi ? » Il resta allongé là un long moment, la figure enfoncée dans le matelas. Il y avait un changement en lui : la fatigue accablante avait disparu ; son corps avait puisé de la force à quelque réserve naturelle. En ayant pris conscience, il s’assit sur son lit et fit signe à Martia de le rejoindre, avec un sourire.
Elle se leva lentement et fit un pas vers lui, mais il lui fit signe d’apporter la larve. D’abord, elle parut perplexe. Puis son expression se rasséréna et s’illumina de compréhension. Avec un sourire ravi, elle alla à lui et, bien qu’il sût que ce n’était qu’un jeu de son imagination, il lui sembla qu’elle balançait les hanches comme une femme.
Elle s’arrêta devant lui et se pencha pour l’embrasser en plein sur les lèvres. Elle avait fermé les yeux.
Il hésita une fraction de seconde. Elle – non pas elle : ça, se dit-il – avait un air si confiant, si amoureux, si féminin, qu’il n’allait pas pouvoir.
« Pour la Terre ! » dit-il sauvagement, et il la frappa sur le cou du tranchant de la main.
Elle s’affaissa sur lui, le visage contre sa poitrine. Lane la prit sous les bras et la coucha le visage en avant sur le lit. La larve, qu’elle avait lâchée, se démenait par terre comme si elle souffrait. Lane la ramassa par la queue et, avec une frénésie qui n’était si violente que parce qu’il craignait de ne pouvoir le faire, il la fit claquer comme un fouet.
La tête s’écrasa sur le sol avec un bruit sec et le sang jaillit des yeux et de la bouche. Lane posa son talon sur la tête et appuya dessus jusqu’à ce qu’elle fût écrasée.
Puis, vite, avant que Martia reprit ses sens et prononçât un mot qui le rendrait malade et faible, il bondit à un placard. Il y attrapa une serviette au vol, courut à elle et la bâillonna. Après quoi, il lui lia les mains derrière le dos avec la corde.
« Espèce de garce ! cria-t-il dans un halètement. Rira bien qui rira le dernier ! C’est ça que tu voulais faire avec moi, hein ? Tu n’as que ce que tu mérites ; et ton monstre mérite la mort ! »
Il se mit à faire les bagages avec furie. En un quart d’heure, il eut fait deux paquets des costumes, casques, réservoirs, et de la nourriture. Il chercha l’arme dont elle avait parlé et trouva quelque chose qui pouvait raisonnablement passer pour cela. Elle avait une crosse qu’il tenait bien en main, un cadran qui pouvait être un rhéostat pour contrôler les degrés d’intensité des projectiles, quels qu’ils fussent, et une ampoule au bout. Il espéra que l’ampoule était faite pour cracher la paralysie ou la mort. Bien sûr, il pouvait se tromper. Elle servait peut-être à tout autre chose.
Martia était revenue à elle. Elle était sur le bord du lit, les épaules rentrées, la tête pendante, et des larmes lui coulaient le long des joues jusque dans la serviette nouée sur sa bouche. Ses yeux ne quittaient pas le ver écrasé à ses pieds.
Lane la saisit brutalement par les épaules et la fit se lever. Elle le regarda sauvagement et il la poussa légèrement. En même temps il se sentait écœuré d’avoir tué la larve sans y avoir été obligé, et d’être en train de brutaliser Martia parce qu’il avait peur de lui-même et non pas d’elle. S’il était si dégoûté qu’elle fût tombée dans son piège, c’était parce que lui aussi, par-delà son dégoût, avait eu envie de commettre cet acte d’amour. Commettre, pensa-t-il, était le mot à employer. Il contenait des implications criminelles.
Martia pivota et faillit perdre l’équilibre à cause de ses mains liées. Elle grimaçait et émettait des sons à travers le bâillon.
« Tais-toi ! » rugit-il en la poussant de nouveau. Elle alla à terre et n’évita de tomber sur la figure qu’en atterrissant sur les genoux. Il la releva et s’aperçut qu’elle s’était écorché les genoux. Au lieu de le radoucir, la vue du sang ne fit que l’enrager un peu plus.
« Tiens-toi tranquille ou ça ira encore plus mal ! » gronda-t-il.
Elle lui jeta un nouveau coup d’œil interrogateur, renversa la tête et émit un curieux bruit étranglé. Aussitôt son visage prit une teinte bleutée. La seconde d’après, elle tomba lourdement sur le sol.
Il la retourna, inquiet. Elle était en train de mourir d’étouffement.
Il lui arracha son bâillon, plongea la main dans sa bouche et saisit sa langue. La langue lui glissa des doigts, il la rattrapa et elle lui échappa encore comme si elle était un animal vivant qui le défiait.
Il parvint enfin à l’extirper de sa gorge où elle l’avait avalée pour essayer de se tuer.
Lane attendit. Quand il eut la certitude qu’elle allait se remettre, il lui remit le bâillon. Au moment où il venait de nouer la serviette sur sa nuque, il s’arrêta. À quoi cela servait-il de continuer ce manège ? S’il lui laissait la possibilité de parler, elle dirait le mot qui lui donnait la nausée. S’il la bâillonnait, elle avalerait de nouveau sa langue.
Il ne pouvait pas la sauver indéfiniment. Elle réussirait finalement à s’étrangler.
La seule méthode pour résoudre son problème était la seule qu’il ne pouvait pas suivre. Si on lui coupait la langue à la racine, elle ne pourrait ni parler ni se tuer. Certains hommes l’auraient fait ; il ne le pouvait pas, lui.
La seule autre manière de la réduire au silence était de la tuer.
« Je ne peux pas le faire de sang-froid, dit-il à haute voix. Donc si tu veux mourir, Martia, il faut que tu te suicides. Ça, je ne peux pas l’empêcher. Lève-toi. Je vais chercher ton paquet et nous partirons. »
Martia bleuit et s’affaissa sur le sol.
« Je ne t’aiderai pas cette fois-ci ! » cria-t-il, mais il se retrouva aussitôt en train d’essayer frénétiquement de défaire le nœud.
Il se disait en même temps qu’il était un imbécile. Parbleu ! la solution consistait à se servir contre elle de sa propre arme. Placer le rhéostat au degré d’intensité étourdissant et l’assommer chaque fois qu’elle reviendrait à elle. Ce système impliquait qu’il aurait à la porter, ainsi que son équipement, au long des cinquante kilomètres de tube jusqu’à un point de sortie près de sa base. Mais il pouvait le faire. Il fabriquerait un traîneau. Il le ferait ! Rien ne l’arrêterait. Et la Terre…
À cet instant, entendant un bruit inhabituel, il leva les yeux. Il y avait deux Eeltaus en costumes pressurisés devant lui, et une autre qui sortait du tunnel. Chacune tenait une arme à la main.
Lane essaya désespérément d’attraper celle qu’il portait à la ceinture. De sa main gauche, il tourna le rhéostat sur le côté du canon, espérant ainsi le mettre à pleine force. Puis il visa le groupe…
Il se réveilla sur le dos, habillé de son costume, le casque excepté, et ligoté à un brancard. Son corps était impuissant mais il pouvait tourner la tête. Il le fit et vit de nombreuses Eeltaus en train de démonter la chambre. Celle qui l’avait étourdi avec son arme avant qu’il eût le temps de tirer était debout près de lui.
Elle parlait anglais avec seulement une pointe d’accent étranger.
« Calmez-vous, Mr. Lane. Un long voyage vous attend. Vous serez plus à votre aise sur notre navire. »
Il ouvrit la bouche pour lui demander comment elle savait son nom, mais la referma en réfléchissant qu’elle devait avoir lu les éléments du journal de bord à la base. Et il n’était pas étonnant que certaines Eeltaus eussent appris les langues de la Terre. Depuis plus d’un siècle, leurs spationefs sentinelles captaient la radio et la T.V.
Ce fut alors que Martia parla à celle qui semblait être le capitaine. Son visage hagard était rougi par les larmes et par les traces de sa chute.
L’interprète dit à Lane : « Mahrseeya vous demande de lui dire pourquoi vous avez tué son… bébé. Elle n’arrive pas à comprendre pourquoi vous avez cru devoir agir ainsi. Pourquoi ? Pourquoi ?
— Je ne peux pas répondre », dit Lane. Il se sentait la tête très légère, un peu comme un ballon qui se dilaterait. Et la chambre commençait à tourner lentement.
— Je vais lui dire pourquoi, répondit l’interprète. Je lui dirai que c’est dans la nature de la bête.
— Ce n’est pas vrai ! cria Lane. Je ne suis pas une bête féroce. J’ai fait ça parce qu’il le fallait ! Je ne pouvais pas accepter son amour et en même temps rester un homme ! Pas le genre d’homme…
— Mahrseeya, dit l’interprète, va prier pour que vous soit pardonné le meurtre de son enfant et pour qu’un jour, grâce à notre éducation, vous deveniez incapable de commettre un tel acte. Elle-même vous pardonne, bien que malade de chagrin de la mort de son bébé. Elle espère qu’un jour viendra où vous la considérerez comme une… sœur. Elle pense qu’il y a du bon en vous. »
Lane serra les mâchoires et se mordit le bout de la langue jusqu’au sang, pendant qu’on lui posait son casque. Il ne se risquait pas à parler, parce qu’il aurait hurlé sans fin. Il avait la sensation qu’on avait planté quelque chose en lui, quelque chose qui avait brisé sa coquille, pour croître comme une sorte de ver. Et ce ver le rongeait, et il ne savait pas comment il pourrait l’empêcher de le dévorer tout entier.
Traduit par François Valorbe.
Open to me, my sister.
© The Magazine of Fantasy and Science Fiction, 1960.
© Éditions Opta, pour la traduction.