ET VOUS VENEZ ME DIRE QUE VOUS AVEZ DES ENNUIS !

Par Carol Carr

 

Les histoires d’amour entre des astronautes terriens et de belles indigènes (nées sur Mars, ou plus loin) ont agrémenté de nombreux space operas. On rencontre moins souvent des idylles entre Terriennes et Martiens. Et plus rares encore sont les cas où de telles idylles sont considérées selon l’optique xénophobe, raciste et conservatrice du futur beau-papa.

 

J

E ne vous cache pas qu’au bon vieux temps, on aurait fait shivah, un deuil d’au moins une semaine. Celle qui se prétend ma fille s’est mariée, la chair de ma chair, et non seulement il n’a pas l’air juif, mais en plus il n’est même pas humain.

« Papa, m’a-t-elle dit deux secondes après que j’ai juré de ne plus lui adresser la parole de ma vie. Si tu le connaissais, je suis sûre que tu l’aimerais. »

Qu’aurais-je pu répondre à cela, si ce n’est la vérité, comme toujours :

« Si je le connaissais, il me ferait vomir. Voilà ce que j’éprouve à son égard. Ce n’est pas ma faute s’il me donne envie de lui dégueuler dessus. »

Cette fille, elle est comme sa mère, il faut toujours prendre des gants avec elle. Je lui dis du fond du cœur ce que je ressens et aussitôt elle me fait le coup des grandes eaux et transforme sa robe de papier en véritable serpillière. Voilà l’image que je garde d’elle six mois plus tard, une fille debout devant moi, dégoulinante de larmes et qui essaie de me faire passer pour un monstre. Moi un monstre ? Alors que c’est son… son mari, si vous me pardonnez l’expression, qui est un monstre.

Maintenant qu’elle est partie vivre avec lui (Village du Nouvel Horizon, Le Rocher, Mars), je ne cesse, de me répéter qu’après tout ce n’est pas moi qui… comment dire ?… qui ai à subir son… son intimité. Finalement, puisqu’elle le supporte, je ne vois pas pourquoi je me plaindrais. Ce n’est pas comme si j’avais besoin de quelqu’un pour me succéder dans mes affaires ; les seules affaires qui me restent, c’est de profiter de ma retraite. Mais je me demande bien comment je pourrais en profiter. Sadie ne me laisse pas une seconde de répit. Elle n’arrête pas de me traiter de criminel, de bon à rien, de père indigne qui a une pierre à la place du cœur.

« Hector, mais tu as vraiment perdu la tête ! » finit-elle par me dire, renonçant à faire appel à mes sentiments.

Je n’ai rien à répondre. J’ai perdu ma fille et je ne vois pas pourquoi je me ferais aussi bien des soucis pour ma tête. Je me tiens silencieux comme une tombe. Je ne mange plus rien. Je suis vide. Un peu comme si j’attendais quelque chose sans bien savoir quoi. Je reste assis dans un fauteuil qui se referme autour de moi comme une fleur autour d’une abeille et qui me berce de ses rythmes électroniques quand j’ai envie de dormir. Mais qui pourrait bien avoir envie de dormir ? Je regarde ma femme et je vois Lady Macbeth. Une fois, je l’ai surprise à siffler en appuyant sur le bouton de son bain. Je lui ai lancé un regard aussi meurtrier qu’un glaçon trempé dans de l’arsenic.

« Et qu’est-ce qui te rend de si bonne humeur ? La pensée d’avoir des petits-enfants avec douze doigts de pieds ? »

Elle n’a même pas bronché. Une femme de fer.

Quand il m’arrive de fermer les yeux, ce qui est bien rare, je me rappelle notre fille quand elle avait quatorze ans avec son visage boutonneux et inexpressif. Je la revois demander à Sadie ce qu’elle allait bien pouvoir faire maintenant qu’elle était enceinte. Et je revois Sadie, ma tendre compagne, la femme de ma vie, lui répondre qu’elle n’avait qu’à épouser un monstre quelconque, qu’il fallait être jolie pour se trouver un homme ici, mais que sur Mars ils n’étaient même pas fichus de faire la différence. « Je savais que je pouvais compter sur toi, maman », avait dit ma fille qui avait aussitôt suivi ce conseil pour épouser une espèce de légume à pattes.

Les choses ont continué ainsi pendant des mois. J’ai perdu dix kilos, mon équilibre, trois dents, et je suis aussi sur le point de perdre Sadie quand un jour la boîte aux lettres sonne. C’est une lettre de mon ex-fille. Je la prends du bout des doigts et l’apporte à ma femme qui est occupée à presser différents boutons pour préparer le dîner que de toute façon je ne mangerai pas.

« C’est une communication de l’une de tes parentes.

— Oh ! oh ! »

Ma femme tend une main vers la lettre tandis que de l’autre elle appuie sur RESTES CREME-TOMATE-SAUCE-BŒUF. Pas étonnant que je n’aie pas d’appétit.

« Je ne te la donne qu’à une condition, dis-je en écartant ses doigts tremblant d’impatience. C’est que tu ailles la lire en silence dans la chambre. Et je t’interdis de remuer seulement les lèvres. Je ne veux rien savoir. Si par malheur elle était morte, j’enverrais mes condoléances à l’autre. »

Sadie possède un vaste répertoire d’expressions qui ont toutes en commun de me vouer aux pires malheurs tant pour ma vie présente que pour la future.

Pendant qu’elle est en train de lire la lettre, je me rends compte tout à coup que je n’ai rien à faire. Les magazines, je les ai déjà lus. Le déjeuner, je l’ai déjà pris (vous vous doutez bien que j’ai mangé avec un appétit d’oiseau). Je suis habillé et je pourrais sortir, mais il n’y a rien dehors que je n’aie à l’intérieur. Franchement, je ne me sens pas bien, un peu nerveux peut-être. Je dis un tas de choses à tort et à travers et cette lettre est peut-être la rançon de ma mesquinerie. Qui sait si elle n’est pas malade, là-bas ? Et Dieu seul sait ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent et quelles sont les créatures qu’ils fréquentent. Pour éviter de trop y penser, je retourne dans mon fauteuil et le règle sur massage vigoureux. Peu de temps après, je me mets à rêver (par intermittence, bien entendu).

Je me trouve dans un endroit avec du sable partout et je suis assis dans un berceau à faire sauter sur mes genoux un kangourou portant des langes. Il gazouille et m’appelle grand-père. Je ne sais vraiment pas quelle attitude adopter. Je ne tiens pas à le vexer, mais si je suis le grand-père d’un kangourou, je n’y suis absolument pour rien. Je veux qu’il s’en aille. Je sors une pièce de mon porte-monnaie et la glisse dans sa poche. La poche est pleine de petits insectes qui me piquent les doigts. Je me réveille en nage.

« Sadie ! Alors, tu as fini de lire ou tu l’apprends par cœur, cette lettre ? Apporte-moi ça ici que je voie ce qu’elle veut. Si c’est pour un divorce, je connais un très bon avocat. »

Sadie entre dans la pièce en se dandinant, comme d’habitude, et elle me dépose un petit baiser mouillé sur la joue, ma récompense. Je commence donc à lire la lettre d’une voix forte et monocorde pour que Sadie n’aille pas s’imaginer que j’éprouve un sentiment quelconque :

« Cher Papa, j’espère que tu m’excuseras de ne pas avoir écrit plus tôt. Je suppose que je voulais te laisser le temps de te calmer. » (L’ingrate ! Est-ce que le soleil se calme, lui ?) « Je sais qu’il aurait été gênant pour toi d’assister à notre mariage, mais Mor et moi espérons que tu voudras bien nous envoyer quelques mots pour dire que tu vas bien et qu’en dépit de tout tu m’aimes toujours. »

À cet instant, je sens dans ma nuque un souffle chaud et humide suivi d’un gémissement bref mais déchirant.

« Sadie, arrête de te coller à moi. Je te préviens… »

Ses petits yeux, par-dessus mon épaule, essaient de suivre mot à mot ce que je suis en train de lire.

« D’accord, très bien, comme tu veux, me fait-elle comme si elle s’adressait à un enfant. Moi, je l’ai déjà lue et je sais ce qu’il y a dedans. Maintenant, tu vas apprendre quel père indigne tu es. »

Et elle retourne dans sa chambre en se dandinant, refermant la porte avec autant de précautions que s’il s’agissait d’une précieuse tenture de satin blanc et immaculé.

J’attends d’être sûr qu’elle est bien partie et je vais réinstaller sur l’espèce de siège de dentiste que ma femme appelle un fauteuil-relax. J’appuie sur le bouton marqué SEMI-CL. : DE FELDMAN À FRIML, et la musique jaillit du haut-parleur situé sous mon aisselle gauche. Le haut-parleur de droite est mort depuis longtemps et celui logé aux pieds a péri il y a quelques années, noyé par le pipi du chien qui jusqu’à ce jour n’a toujours pas appris à se contrôler quand il entend « Le chant du désert ».

Cette fois-ci, j’ai de la chance, c’est un morceau de Feldman. Je continue ma lecture, apaisé par la musique.

« Je ferais bien d’en venir tout de suite au principal, papa, parce que tel que je te connais, tu es tellement furieux après moi que tu risques de déchirer cette lettre avant de la finir. Alors voilà, Mor et moi, nous allons avoir un bébé. Je t’en supplie, ne jette pas la lettre dans le désintégrateur. S’il te plaît. C’est prévu pour juillet, ce qui te laisse plus de trois mois pour préparer votre voyage. Nous avons une jolie maison avec une chambre d’amis que Maman et toi pouvez utiliser aussi longtemps que vous le voudrez. »

Là, il faut que je m’arrête pour poser quelques questions car ma fille n’a jamais été portée sur la logique, au contraire de moi.

Si elle se trouvait en ce moment en face de moi, je commencerais par lui demander ce que signifie : « Mor et moi allons avoir un bébé. » Qui donc va avoir un bébé. Elle, lui, ou tous les deux ? Ensuite, je m’interrogerais sur cette petite phrase : « C’est prévu pour juillet. » Qu’est-ce qui est prévu pour juillet ? La conception ? La naissance ? Le bébé ? Et quel bébé ? Maintenant, encore une chose et j’en aurai terminé : comment une maison peut-elle être « jolie » quand il faut amener de l’air à l’intérieur et qu’on ne peut pas voir le ciel, ni même aller se promener dans l’herbe, pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’herbe et que tout est factice ?

Cela posé, je reprends ma lecture :

« À propos, Papa, il y a quelque chose que je voudrais bien que tu comprennes. Mor, que tu le saches ou non, est aussi humain que toi et moi sur presque tous les plans et, pour être franche, il est également un peu plus intelligent. »

Je dois reposer cette lettre pendant une minute ou deux pour laisser le temps à mes ulcères de se calmer avant d’en terminer par les habituels « je vous embrasse et j’espère vous voir bientôt, signé Lorinda ».

Je ne sais pas comment elle se débrouille, mais à l’instant même où je termine, Sadie sort de sa chambre et, haletante, elle me demande :

« Alors, je fais les valises tout de suite ? Et je les fais pour nous deux ou pour moi toute seule ?

— Jamais. Plutôt mourir de mille morts toutes plus atroces les unes que les autres. »

 

C’est une honte qu’une compagnie comme Air Interplanétaire avec les tarifs qu’ils pratiquent ne soit même pas capable d’offrir des sièges confortables. D’abord, inutile de me demander ce que je fais là. Adressez-vous plutôt à ma femme, c’est elle la grande gueule. Pour commencer, on a tout juste droit à un kilo et demi de bagages par personne, ce qui est plus que suffisant quand on n’emporte que des vêtements, mais nous, nous avions aussi quelques petits cadeaux. Nous avions prévu de ne rester que quelques jours et ce n’est pas moi mais Sadie qui a eu l’idée de sous-louer la maison.

Le voyage dure un mois à l’aller et un mois au retour et Sadie a estimé qu’il n’était vraiment pas très pratique de ne passer là-bas qu’un week-end, condition que j’avais posée pour venir.

Maintenant que nous sommes en route, je pense que je ferais aussi bien de me détendre. Je ferme donc les yeux et essaie d’imaginer à quoi va ressembler notre première rencontre.

« Ave. » Je lève la main droite en signe de paix et d’amitié, puis je fouille dans ma poche et en sors un collier de perles que je lui tends.

Mais, même dans mon esprit, il me fixe d’un air idiot avec ses antennes roses qui s’agitent sous la brise comme des sous-vêtements pour ver de terre. Puis je me rappelle tout à coup qu’il n’y a pas de vent où nous allons. Les antennes cessent donc de s’agiter et se ratatinent.

Je regarde autour de moi. Nous sommes seuls, tous les deux, au milieu d’une vaste plaine, moi dans mon complet et lui avec sa peau verte pour tout vêtement. La scène me semble vaguement familière, comme si c’était quelque chose que j’avais déjà vécu, ou déjà lu… « Rendez-vous à la bataille de Philippes », me dis-je intérieurement et je lui plonge mon épée à travers le corps.

Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que j’arrive à somnoler un peu.

Le mois s’écoule et je commence à me dire que je n’arriverai jamais à me souvenir de la façon dont on se sert d’une fourchette, quand une voix douce, aseptisée, la voix rassurante d’une psychiatre en train de sucer de la glycérine, vient nous informer que c’est presque terminé et qu’il faut nous attendre à une petite secousse avant de nous poser.

La petite secousse en question fait défiler ma vie passée devant mes yeux à une telle vitesse que je rate pratiquement tout. Mais le vaisseau finit par s’immobiliser et on n’entend plus que les gémissements et les soupirs des moteurs, des sons qui me rappellent Sadie après chacune de nos disputes. Je regarde autour de moi. Tout le monde est très pâle. Les cinq doigts de Sadie sont incrustés dans mon avant-bras comme un garrot.

« Et voilà, dis-je. Maintenant, est-ce qu’il faut que j’aille chercher une scie à métaux ou pourras-tu te débrouiller toute seule ?

— Oh ! mon Dieu. »

Elle relâche sa prise. Quel triste spectacle ! Les yeux fixes, livide, elle en oublie même de faire des remarques.

Je la prends par le coude et je la pilote vers la douane. J’ai l’impression de trimbaler un gros colis que j’essaie de passer en fraude. Ses jambes ne m’obéissent pas et ses yeux s’arrêtent sur chaque détail.

« Sadie, voyons, reprends-toi !

— Si tu étais un peu plus curieux de ce qui t’entoure, tu serais sans doute meilleur que tu ne l’es », me dit-elle avec une expression indulgente.

Pendant qu’une créature habillée comme nous, et qui me surprend en parlant notre langue, s’occupe de nous, je glisse un regard furtif autour de moi.

C’est drôle. Si je ne savais où nous sommes, je croirais être dans un jardin. Le sol est d’un très beau vert tendre, mais le prospectus qu’on nous a distribué à bord du vaisseau pour nous occuper et éviter qu’on ne se laisse gagner par la panique, précise bien que ce n’est pas de l’herbe mais de l’Acrispan à 100 p. 100. L’air dont on nous gratifie sent bon lui aussi, un peu comme des fleurs fraîchement coupées, mais pas trop douceâtres.

Le temps que je jette un coup d’œil et que je respire un bon coup, et machin nous rend déjà nos passeports en même temps qu’un badge nous invitant à garder Mars propre et à jeter nos papiers dans les poubelles disposées à cet effet.

Je ne vous parlerai pas de tous les problèmes que nous avons rencontrés pour arriver jusqu’à la maison, ni du malentendu au sujet du pourboire, car en toute franchise je ne faisais pas attention. Toujours est-il que nous réussissons à trouver la bonne porte ; comme notre visite est une surprise, je ne m’étais pas vraiment attendu à ce qu’ils viennent nous chercher à l’aéroport. Mais ma fille devait malgré tout nous guetter, parce qu’elle est devant nous avant même que nous ayons eu le temps de frapper.

« Maman ! » s’écrie-t-elle.

Elle est déjà bien ronde. Elle étreint et embrasse Sadie qui commence à brailler. Cinq minutes plus tard, quand elles en ont enfin terminé, Lorinda se tourne vers moi, un peu mal à l’aise.

On peut raconter un tas de choses sur moi, mais je suis un être fondamentalement chaleureux ; par ailleurs, je n’oublie pas que nous sommes des invités dans cette maison même si son propriétaire reste un parfait étranger à mes yeux. Je serre donc la main de Lorinda.

« Il est là, ou il est dans le jardin à se faire pousser de nouvelles feuilles ? »

Le visage de Lorinda (du moins ce que j’en distingue à travers l’adaptateur climatique) s’affaisse un peu, mais elle se reprend et pose sa main sur mon épaule.

« Mor a dû s’absenter, Papa. Un problème urgent, mais il sera de retour d’ici une heure. Venez, entrez. »

À vrai dire, il n’y a rien d’extraordinaire dans cette maison, ni rien d’intéressant. Je suis heureux de constater qu’elle a des murs, un plancher, un toit, et même quelques fauteuils-relax ; et après le voyage qu’on vient de faire, je m’empresse de m’asseoir et de me détendre. Je remarque que ma fille hésite à me regarder droit dans les yeux, ce qui n’est somme toute que normal, et il ne faut pas longtemps pour que Sadie et elle se mettent à parler grossesse, exercices gravitationnels, salles de travail, hôpital, mélanges pour biberons et apprentissage de la propreté par hypnose. Dès que j’estime en savoir assez sur ce sujet, je décide d’aller dans la cuisine et de me préparer quelque chose à manger. Il est vrai que je pourrais leur demander de s’en occuper, mais je ne veux pas troubler leur première conversation. Sadie est lancée à fond et interrompt Lorinda à peu près quatre fois par phrase, exactement le genre de jeu auquel elles se livraient chez nous à la maison, l’objectif de ma fille étant de réussir à exprimer une seule pensée cohérente à voix haute. Si Sadie, prise par surprise, ne la coupe pas, c’est Lorinda qui gagne la manche. Par contre, c’est Sadie qui est sacrée championne par K.O. si ma fille n’arrive pas à placer une phrase entière de toute la semaine. Parfois, je crois comprendre pourquoi elle est partie sur Mars.

Enfin, toujours est-il qu’au moment où elles sont totalement plongées dans leur double monologue, je me lève et vais discrètement dans la cuisine voir ce que je peux dénicher. (Des morceaux bien mûrs de Mor enveloppés dans du plastique ?) Je me demande si c’est bien vrai qu’il se régénère. Est-ce que Lorinda sait comment il fonctionne ou bien est-ce qu’un jour elle ne va pas faire une omelette aux asperges avec l’un de ses appendices pour apprendre que c’est justement une partie qui ne repousse pas ? « Oh ! mon chéri, je suis tellement désolée. Me le pardonneras-tu un jour ? »

Le réfrigérateur, une antiquité sur Terre, est bien garni ; des sortes de fruits, des trucs qui ressemblent à des steaks et des petites bestioles style poulets, peut-être des pigeons atrophiés. Il y a aussi un bol avec un machin brunâtre et gélatineux que je n’arrive même pas à me décider à sentir. Et puis, qui pourrait bien avoir faim, me dis-je. Le grondement de mon estomac n’est que le symptôme d’un amour paternel qui tourne à l’aigre.

Je vais dans la chambre. Il y a un grand portrait de Mor, à moins que ce ne soit l’un de ses ancêtres, accroché au mur. Est-ce exact qu’à la place du cœur les Martiens ont un gros noyau d’avocat ? Sur Terre, la rumeur prétend que lorsque les Martiens commencent à vieillir, ils se mettent à foncer et à se faner sur les bords, comme de la laitue.

Il y a un petit objet par terre. Je me baisse pour le ramasser. On croirait un morceau de tissu ; chez nous, je dirais que c’est un mouchoir d’homme. Après tout, c’est peut-être un mouchoir. Qui sait s’ils n’attrapent pas des rhumes, comme nous. Ils chopent un germe, la sève monte pour combattre l’infection et ils mouchent leurs étamines. J’ouvre un tiroir pour ranger le morceau de tissu (j’aime bien l’ordre) mais quand je veux le refermer, il y a quelque chose qui coince. Un truc que je ne parviens pas à identifier. C’est petit, rond et convexe, ou concave, selon le côté que l’on regarde. C’est fabriqué dans un matériau noir et brillant. Un bol en tissu ? Qu’est-ce qu’un légume pourrait faire d’un bol en tissu ? Il y a des mystères qui sont trop profonds pour moi, mais ce que je ne sais pas, je finis toujours par l’apprendre, sans avoir d’ailleurs besoin de poser de questions.

Je retourne dans le living.

« Tu as trouvé quelque chose à manger ? me demande Lorinda. Tu veux que j’aille…

— Surtout reste assise, intervient Sadie. Je peux très bien me débrouiller. Je m’y retrouve toujours dans une cuisine même quand je ne la connais pas.

— Je n’ai pas faim. Le voyage a été terrible. J’ai cru que je ne m’en sortirais jamais entier. À propos, j’ai entendu une bonne blague sur le vaisseau, une énigme. Qu’est-ce qui est rond, noir, convexe ou concave selon le côté que l’on regarde, et qui est fabriqué dans une matière brillante ? »

Lorinda devient toute rouge : « Une calotte ? Mais je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.

— Qui a dit que c’était drôle. Est-ce qu’une énigme a besoin de déclencher un fou rire d’une heure ? Tu crois qu’après avoir rencontré le Sphinx Œdipe a rigolé jusque chez lui ?

— Écoute, Papa, je crois qu’il vaudrait mieux que je te dise quelque chose.

— Il y a un tas de choses qu’il vaudrait mieux que tu me dises.

— Papa, c’est au sujet de Mor.

— Et à qui croyais-tu que je pensais, au livreur ? Tu fiches le camp avec un concombre venu de l’espace et tu voudrais que je sois ravi parce qu’il est humain sur presque tous les plans ? Ça veut dire quoi, presque tous les plans… qu’il éternue et qu’il a le hoquet ? Est-ce que je dois me pâmer d’extase si tu me dis qu’il ronfle ? Peut-être qu’il éternue quand il est content, qu’il a le hoquet en faisant l’amour et qu’il ronfle parce que ça l’aide à réfléchir. Est-ce que c’est pour ça qu’il est humain ?

— Papa ! Je t’en prie.

— Très bien, je ne dirai plus rien. (En réalité je commence à éprouver un peu de remords. Et si elle faisait une fausse couche maintenant ? Un homme comme moi ne torture pas de gaieté de cœur une femme enceinte, même s’il s’agit de sa propre fille.) Qu’est-ce que tu as donc à me dire qui ne peut pas attendre ?

— Rien, rien. Tu veux un peu de foie haché ? Je viens d’en faire.

— Du quoi ?

— Du foie haché, tu sais bien… du foie haché. »

Ah ! oui, cet horrible magma dans le frigo.

« C’est toi qui l’as fait, ce machin dans le bol ?

— Bien sûr, Papa. Tu sais, il faut absolument que je te dise quelque chose. »

Mais elle ne devait jamais me le dire parce qu’à cet instant précis, avec une impudence rare, son… son mari entre dans le living.

Je ne veux même pas vous décrire à quoi il ressemble. Laissez-moi juste vous préciser qu’il a l’air d’un cauchemar sorti de l’imagination de Mary Shelley. Je ne tiens pas à entrer dans les détails, mais pour vous donner une petite idée, disons que sa tête a la forme d’un gland posé sur un brocoli. Il a aussi d’énormes yeux bleus, une peau verte et pas de cheveux du tout à l’exception d’une petite touffe bleue circulaire au sommet de ce qui lui sert de tête. Ses oreilles sont adorables. Vous vous souvenez de Dumbo l’Éléphant ? Eh bien, elles sont juste un peu plus petites, et je n’ai pas pour habitude d’exagérer, même pour impressionner. Et il semble tout désossé, comme une méduse.

Quant à ma femme, que Dieu la bénisse, je n’ai pas à m’inquiéter. Dans les situations de crise, elle se montre toujours à la hauteur. Un seul regard sur son gendre, et elle s’évanouit. Si je ne la connaissais pas comme je la connais, et si je n’étais pas absolument certain que son esprit simple fût incapable de tout calcul, j’aurais juré qu’elle l’avait fait exprès pour créer une diversion. Avant même de comprendre ce qui se passe, nous voilà tous les trois lancés dans une discussion frénétique sur la meilleure façon de la faire revenir à elle. Pendant que ma fille et son… son mari vont dans la salle de bain chercher un quelconque médicament, probablement mortel, Sadie, allongée par terre, ouvre les yeux et me regarde.

« J’ai raté quelque chose ?

— Mais non, tu n’as rien raté. Tu es restée inconsciente à peine quelques secondes. C’était un évanouissement, pas un coma.

— Dis bonjour, Hector. Dis-lui bonjour ou je te jure que je ferme définitivement les yeux.

— Je suis ravi de faire votre connaissance, monsieur Trumbnick », me dit-il.

Je suis content qu’il m’ait épargné l’humiliation d’avoir à faire le premier geste, mais je n’en feins pas moins d’ignorer la tige qu’il me tend.

« D’mmm, fais-je.

— Pardon ?

— D’même. Comment allez-vous ? Vous êtes bien mieux qu’en photo. »

Et c’est la vérité. Bien que sa peau soit verte, vue de près elle ressemble assez à de la vraie peau. Mais sa lèvre supérieure vibre quand il parle et je ne supporte pas de le regarder, sauf à la rigueur de profil.

« Je croyais que vous étiez pris par vos affaires cet après-midi. Ma fille ne m’a pas dit dans quelle branche vous étiez, euh…, Morton.

— Papa, il s’appelle Mor, pas Morton.

— Je préfère Morton. Quand nous nous connaîtrons mieux, je pourrai utiliser un diminutif moins formel. Ne me bouscule pas, Lorinda ; je ne me suis pas encore fait au foie haché. »

Là-dessus, mon gendre se met à pouffer et sa lèvre supérieure s’affole tellement que je crois qu’elle va se décrocher.

« Vous avez été surpris ? Vous savez, la viande importée n’est pas rare ici. Tenez, l’autre jour, l’un de mes clients m’a dit avoir fait servir chez lui un repas exclusivement terrien.

— Un de vos clients ? demande Sadie. Vous ne seriez pas avocat, par hasard ? »

Ma femme, décidément, me surprendra toujours par la façon dont elle s’adapte à n’importe quelle situation. Elle arriverait à vivre en parfaite harmonie avec un tyrannosaure. Elle commence par s’évanouir et pendant qu’elle est dans les pommes, tout ce qui pour elle était bizarre devient soudain normal et quand elle reprend connaissance elle est devenue une autre femme.

« Non, madame Trumbnick, je suis un…

— Un rabbin, naturellement, finit-elle à sa place. Je le savais. Je l’ai su à l’instant même où Hector a trouvé cette calotte. Lui et ses énigmes. Une calotte est une calotte, et personne d’autre qu’un juif n’irait en porter une, pas même un martien. (Elle se mord la lèvre mais réussit à réparer sa gaffe en véritable professionnelle.) Et je parie que vous étiez sorti pour une Bar Mitzvah, c’est bien ça ?

— Non, en fait…

— Alors une circoncision. J’en étais sûre. » Elle se frotte les mains, lève sur lui un visage rayonnant et poursuit :

« Une circoncision, comme c’est charmant. Mais pourquoi tu ne nous l’as pas dit, Lorinda ? Pourquoi avoir gardé le secret ? »

Lorinda s’approche de moi et m’embrasse sur la joue ; j’aurais préféré qu’elle ne le fasse pas parce que je sens que je m’adoucis et je ne voudrais pas que cela se remarque.

« Mor n’est pas seulement rabbin, Papa. Il s’est converti à cause de moi et il a ensuite découvert que d’autres colons juifs pouvaient avoir besoin de lui, mais il n’a jamais renié ses propres croyances et une partie de son travail consiste à desservir la communauté de Kopchopees qui campe à l’extérieur du village. C’est là qu’il était cet après-midi, pour célébrer le rite kopchopee de la ménopause.

— Le quoi ?

— Écoute, Hector, chacun est libre », dit ma femme avec son esprit de tolérance.

Mais moi, il me faut des faits et tout cela me paraît de plus en plus bizarre.

« Kopchopee. Alors c’est un prêtre kopchopee pour ceux de sa race et un rabbin pour la nôtre ? Et c’est comme ça qu’il gagne sa vie ? Vous ne trouvez pas qu’il y a quelques contradictions entre ces deux religions, Morton ?

— C’est juste. Mais toutes deux prient un dieu puissant et silencieux, chacune à sa façon, naturellement. Par exemple, la manière dont ma race adore…

— Il faut de tout pour faire un monde, intervient Sadie.

— Et le bébé, enfin quoi que ce soit… est-ce qu’il sera Kopchopee ou Juif ?

— Quelle importance ? s’écrie alors Sadie en éliminant le problème d’un geste de la main. Te voilà devenu tout d’un coup Hector le Pieux. Faire tant d’histoires pour si peu de chose. (Elle se détourne de moi et s’adresse aux autres comme si j’avais cessé d’exister.) Il n’est pas entré dans une synagogue depuis notre mariage, qu’est-ce qu’il pleuvait ce jour-là, et maintenant voilà qu’il ne peut pas se déchausser dans une maison avant de savoir quelle est la race, la couleur et la religion de ses occupants. » Avec une expression de colère, elle daigne se souvenir à nouveau que je suis là et ajoute : « Mais enfin, espèce de crétin, qu’est-ce que tu as dans le crâne ? »

Je me lève, bien droit pour préserver ma dignité et je déclare :

« Si vous voulez bien m’excuser, je crois que mes affaires commencent à se froisser dans ma valise. »

Assis sur mon lit (sans avoir ôté mes chaussures), je dois maintenant admettre que je me sens d’un avis un peu différent. Non que Sadie m’ait fait changer d’idée. Loin de là ; depuis des années sa voix n’est plus qu’un murmure qui m’aide à me plonger dans mes propres pensées. Non, en réalité, je commence à réaliser que dans une pareille situation, ma fille a besoin de son père ; et un homme serait-il encore un homme s’il ne pouvait sacrifier ses sentiments personnels au bonheur de sa fille unique ? Quand elle sortait avec Herbie l’Hémophile et qu’elle rentrait à la maison en pleurant, disant qu’il fallait que cela cesse parce qu’elle avait peur de le toucher de crainte de le faire saigner, ne lui ai-je pas aussitôt ordonné de faire sa valise car nous partions pour trois semaines à Grossinger Vénus ? Et quand mon frère jumeau Max s’est lancé dans les éviers, qui donc l’a aidé à s’en sortir à seulement 4 p. 100 ? Je suis toujours prêt à aider les membres de ma famille. Et si Lorinda a besoin de moi, c’est bien en ce moment qu’elle est enceinte d’une espèce de maniaque religieux. Bon, d’accord, il me donne envie de vomir, mais je lui parlerai avec un mouchoir sur la bouche. Après tout, dans un monde qui devient de plus en plus petit, ce sont les gens comme moi qui doivent se montrer de plus en plus grands pour compenser, non ?

Je retourne donc dans le salon et je tends la main à mon gendre le chou-fleur. (Beurk.)

 

Traduit par Michel Lederer.

Look, you think you’ve got troubles.

Tous droits réservés.

© Librairie Générale Française, 1982 pour la traduction.