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Dernier sorti
On avait plaisir rien qu’à les observer. Les vingt-cinq Marines firent leur exercice, qui s’acheva par une course en file indienne en boucle autour des hélicoptères garés sur le pont. Les marins les regardaient sans un mot. Le bruit s’était répandu désormais. Trop d’hommes avaient aperçu le scooter sous-marin et, comme des professionnels du renseignement, les matelots au mess réunirent les quelques faits en leur possession et les farcirent d’hypothèses. Les Marines allaient s’infiltrer au Nord. Ensuite, nul ne savait mais les spéculations allaient bon train : peut-être démolir une base de missiles et rapporter tel ou tel matériel important ; peut-être détruire un pont, mais il était plus probable que l’objectif était humain. Les dirigeants du Parti vietnamien, peut-être.
— Des prisonniers, lança un quartier-maître de seconde classe en finissant son hamburger, son « ballast » dans le jargon de la Marine. Forcé, ajouta-t-il, en indiquant de la tête les gars du personnel médical arrivés dernièrement et qui faisaient bande à part, dans leur coin. Six infirmiers, quatre toubibs, sacrée brochette de talents, les mecs. Sont là pour quoi, à votre avis ?
— Bon Dieu, observa un autre matelot en sirotant son verre de lait. Tas raison, mec.
— Y a du galon pour nous si ça pète, nota un autre.
— Sale temps, cette nuit, intervint un maître de manœuvre. Le chef météo de la flotte avait pourtant l’air tout content – pourtant, j’l’ai vu cracher tripes et boyaux l’autre soir. Je parie qu’il a du mal à se sentir bien ailleurs que sur un porte-avions. L’USS Ogden avait certes une tenue en mer un peu curieuse, résultat de sa configuration, et courir vent de côté dans ces rafales d’ouest n’était pas fait pour améliorer la situation. C’était toujours amusant de voir un maître principal restituer son repas – le dîner en l’occurrence – et il était improbable qu’un homme arrive à se réjouir de conditions météo qui le rendaient malade. C’est donc qu’il avait une raison sérieuse pour ça. La conclusion était évidente et propre à faire le désespoir d’un responsable de la sécurité.
— Bon Dieu, j’espère qu’ils réussiront.
— Remontons fodder le pont d’envol, suggéra le quartier-maître. Tout le monde acquiesça aussitôt. Un peloton de volontaires fut rapidement réuni. En moins d’une heure, il ne resterait même plus une allumette sur le revêtement noir antidérapant.
— De braves petits gars, capitaine, observa Dutch Maxwell en regardant, depuis l’aile tribord de la passerelle, les hommes accomplir leur corvée. Régulièrement, l’un des matelots se penchait pour ramasser quelque chose, un « corps étranger » susceptible d’être aspiré dans une tuyère et de détruire un moteur – d’où le terme FOD pour Foreign Object Damage. Si jamais il devait y avoir des problèmes ce soir, ces hommes faisaient tout pour que ce ne soit pas à cause de leur navire.
— Pas mal pour des étudiants, répondit Franks, contemplant ses hommes avec fierté. Par moments, j’ai l’impression qu’on est plus malin dans l’entrepont que dans mon carré. Ce qui était une hyperbole bien pardonnable. Il voulait dire tout autre chose, celle-là même que tout le monde avait en tête : À votre avis, quelles sont leurs chances ? Il n’exprima pas sa pensée. Ce serait le meilleur moyen de leur porter la poisse. Le seul fait d’y trop songer risquait de nuire à la mission mais il avait beau faire, il ne pouvait empêcher son esprit de ressasser la question.
Dans leurs quartiers, les Marines étaient rassemblés autour d’un plan en relief de l’objectif. Ils avaient déjà révisé la mission et recommençaient. Le processus serait répété avant le déjeuner, et quantité de fois encore par la suite, par le groupe tout entier et par équipes individuelles. Chaque homme pouvait tout voir les yeux fermés, se remémorer le site d’entraînement à Quantico, revivre les exercices à balles réelles.
— Capitaine Albie, mon capitaine ? Un cadet entra dans le compartiment. Il tendit à l’officier un calepin. Message de M. Serpent.
Le capitaine de Marines sourit.
— Merci, matelot. Vous l’avez lu ?
Le cadet rougit.
— Faites excuses, mon capitaine. Mais, oui. Tout baigne. Il hésita un instant avant d’ajouter une dépêche de son cru. Mon capitaine, mes hommes et moi, on vous souhaite bonne chance. Tâchez de leur botter le cul.
— Vous savez, skipper, observa le sergent Irvin alors que le cadet se retirait, je crois bien que je pourrai plus tabasser un mataf.
Albie lut la dépêche.
— Messieurs, notre ami est en place. Il a compté quarante-quatre gardes, quatre officiers, un Russe. Le train-train normal, rien de spécial apparemment. Le jeune capitaine leva les yeux. Cette fois, ça y est, Marines. Nous partons ce soir.
L’un des plus jeunes hommes mit la main dans sa poche et en sortit un gros bracelet de caoutchouc. Il le cassa, marqua deux yeux dessus avec son stylo et le lâcha au-dessus de ce qu’ils appelaient désormais la Colline du Serpent.
— Ce gars, dit-il à ses camarades de commando, c’est un sacré putain de mec.
— Tâchez de tous vous souvenir, avertit Irvin d’une voix forte. Et surtout vous, les gars de l’appui-feu, il va dévaler cette colline sitôt qu’on sera sur site. Ça serait con de le canarder.
— Pas de lézard, l’Artillerie, lança le chef du groupe armé.
— Marines, allons manger un morceau. Je veux que vous vous reposiez cet après-midi. Et bouffez vos carottes. Je veux qu’on y voie clair dans le noir. Armes démontées et nettoyées pour l’inspection à dix-sept heures pile, leur dit Albie. Vous savez tous à quoi vous en tenir. Tâchons de garder notre sang-froid et le contrat sera rempli. C’était le moment pour lui de retrouver les équipages des hélicos afin de réviser une dernière fois leurs plans d’insertion et d’extraction.
— Rompez, lança-t-il à ses hommes.
*
— Salut, Robin.
— Salut, Kolya, répondit Zacharias, d’une voix faible.
— Je bosse toujours pour qu’on améliore l’ordinaire.
— S’rait pas du luxe, admit l’Américain.
— Goûte-moi ça. Grichanov lui tendit un morceau du pain noir que son épouse lui avait envoyé. Dans ce climat, il avait déjà commencé à moisir et Kolya avait dû le nettoyer avec un couteau. L’Américain l’engloutit malgré tout. Avec l’aide d’une gorgée de la flasque du Russe.
— Je vais te transformer en vrai Russe, dit le colonel d’aviation soviétique en riant franchement. Vodka et pain noir, ça va ensemble. J’aimerais te montrer mon pays. C’était histoire simplement de planter la graine de l’idée, amicalement, comme on discute entre hommes.
— J’ai une famille, Kolya. À la grâce de Dieu…
— Oui, Robin, à la grâce de Dieu. Ou du Nord-Viêt-Nam, ou de l’Union soviétique. Ou de quelqu’un. Quoi qu’il en soit, il sauverait cet homme, et les autres. Il avait tant d’amis, désormais, parmi eux. Il savait tant de choses sur eux, leur mariage, réussi ou non, leurs enfants, leurs espoirs et leurs rêves. Ces Américains étaient si étranges, si ouverts. Et puis, à la grâce de Dieu, si jamais les Chinois décident de bombarder Moscou, j’ai un plan maintenant pour les arrêter. Il déplia la carte et l’étala par terre. C’était le résultat de ses conversations avec son collègue américain, tout ce qu’il avait appris et analysé, couché sur une simple feuille de papier. Grichanov n’en était pas peu fier, d’autant plus que c’était une présentation claire d’un concept opérationnel extrêmement complexe.
Zacharias fit courir ses doigts sur le plan, lisant les notations en anglais, plutôt incongrues sur une carte dont la légende était en cyrillique. Il approuva d’un sourire. Un gars brillant, ce Kolya, un bon élève dans son genre. Sa façon d’étager ses forces, de faire patrouiller ses appareils au retour plutôt qu’à l’aller. Il saisissait désormais le concept de défense en profondeur. Les batteries de SAM placées en embuscade sur les itinéraires les plus probables, au débouché des passes de montagne, afin de créer la surprise maximale. Kolya pensait maintenant en pilote de bombardier plutôt qu’en pilote de chasse. C’était la première étape pour comprendre la stratégie. Si chaque commandant de PVO russe savait le faire, alors le SAC risquait d’avoir de gros problèmes…
Dieu du ciel.
Les mains de Robin s’immobilisèrent.
Les cocos chinois n’avaient strictement rien à voir là-dedans.
Zacharias leva les yeux et son visage trahit ses pensées avant même qu’il ait trouvé la force de parler.
— De combien de Badger disposent les Chinois ?
— Aujourd’hui ? Vingt-cinq. Ils essayent d’en fabriquer d’autres.
— Vous pouvez développer à partir de tout ce que je t’ai déjà dit.
— Il faudra bien, car ils sont en train de se renforcer, Robin. Je te l’ai expliqué, s’empressa d’ajouter Grichanov, d’une voix calme, mais il était trop tard, il le voyait bien, en tout cas sous un aspect.
— Je t’ai tout dit, répondit l’Américain en baissant les yeux vers la carte. Puis ses paupières se fermèrent, ses épaules furent secouées de sanglots. Grichanov le prit dans ses bras pour atténuer la douleur dont il était le témoin.
— Robin, tu m’as dit comment protéger les enfants de mon pays. Je ne t’ai pas menti. C’est vrai que mon père a quitté l’université pour combattre les Allemands. C’est vrai que j’ai dû évacuer Moscou quand j’étais gosse. C’est vrai que j’ai perdu des amis cet hiver dans la neige – des petits garçons et des petites filles, Robin, des gamins qui sont morts de froid. Tout cela s’est vraiment produit. Je l’ai vu, de mes yeux vu.
— Et j’ai trahi mon pays, murmura Zacharias. La prise de conscience s’était produite avec la vitesse et l’impact d’une bombe. Comment avait-il pu être aveugle à ce point, stupide à ce point ? Robin s’appuya contre le mur, une douleur soudaine lui déchira la poitrine et, en cet instant, il aurait voulu avoir une crise cardiaque ; pour la première fois de sa vie, il souhaitait être mort. Mais non. Ce n’était qu’une crampe d’estomac, la libération d’une grande quantité d’acide, tout ce qu’il lui fallait, vraiment, pour lui bouffer l’estomac dans le même temps que son esprit bouffait les défenses de son âme. Il avait renié son pays et son Dieu. Il s’était damné.
— Mon ami…
— Tu t’es servi de moi ! siffla Robin, cherchant à se dégager.
— Robin, il faut que tu m’écoutes. Grichanov ne voulait pas lâcher prise. J’aime ma patrie, Robin, comme tu aimes la tienne. J’ai juré de la défendre. Je ne t’ai jamais menti à ce sujet et à présent, il est temps pour toi d’apprendre d’autres choses.
Il fallait que Robin comprenne. Kolya devait l’expliquer à Zacharias, tout comme Robin lui avait expliqué tant de choses.
— Quoi, par exemple ?
— Robin, tu es un homme mort. Les Vietnamiens ont déjà déclaré à ton pays que tu l’étais. On ne t’autorisera jamais à retourner chez toi. C’est pour cela que tu n’es pas dans la prison – Hoa Lo, le Hilton, c’est ainsi que vous l’appelez, hein ? Cela lui déchira l’âme lorsque Robin le regarda, tant l’accusation qu’il lut dans ses yeux était presque insupportable. Quand il reparla, c’était à son tour de prendre un ton implorant.
— Ce que tu es en train d’imaginer est faux. J’ai supplié, oui, supplié mes supérieurs de me laisser te sauver la vie. Je te le jure sur la tête de mes enfants : je ne te laisserai pas mourir. Tu ne peux pas rentrer en Amérique. Je t’aiderai à te sentir à nouveau chez toi. Tu pourras voler de nouveau, Robin, voler ! Tu auras une vie nouvelle. Je ne peux rien faire de plus. Si je pouvais te rendre ton Ellen et tes enfants, je le ferais. Je ne suis pas un monstre, Robin, je suis un homme, comme toi. J’ai un pays, comme toi. J’ai une famille, comme toi. Au nom de ton Dieu, mets-toi un peu à ma place. Qu’est-ce que tu aurais fait ? Qu’est-ce que tu ressentirais si tu étais à ma place ?
Il ne reçut pas d’autre réponse qu’un sanglot de honte et de désespoir.
— Tu préfères que je les laisse te torturer ? Je peux, tu sais. Six hommes sont déjà morts, dans ce camp, tu le savais ? Six hommes sont morts avant que j’arrive ici. J’y ai mis un terme ! Il n’y en a eu qu’un depuis mon arrivée – rien qu’un seul, et je l’ai pleuré, Robin, si tu veux savoir ! J’aurais tué avec plaisir le commandant Vinh, ce petit fasciste. Je t’ai sauvé ! J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, et j’ai imploré pour avoir encore plus. Je t’offre ma propre nourriture, Robin, que m’envoie ma Marina !
— Et je t’ai dit comment tuer des pilotes américains…
— Il n’y a que s’ils attaquent mon pays que je pourrai leur faire du mal. Que s’ils essayent de tuer mon peuple, Robin ! Dans ce cas seulement ! Veux-tu qu’ils tuent ma famille ?
— La question n’est pas là.
— Mais si. Tu ne vois donc pas ? Ce n’est pas un jeu, Robin. Notre commerce, à toi et moi, c’est la mort, et pour sauver des vies, on doit également en prendre.
Peut-être comprendrait-il un jour. Grichanov l’espérait. C’était un homme intelligent, un homme raisonnable. Quand il aurait examiné les faits à tête reposée, il verrait bien que la vie valait mieux que la mort, et peut-être alors pourraient-ils être amis de nouveau. Pour l’heure, se dit Kolya, j’ai déjà sauvé la vie d’un homme. Même si l’Américain doit me maudire pour cela, il faudra bien qu’il continue à respirer pour exprimer sa malédiction. Le colonel Grichanov était prêt à en porter le fardeau avec orgueil. Il avait soutiré les informations qu’il cherchait et sauvé une vie par la même occasion, comme était tenu de le faire un pilote de la défense aérienne du PVO Strany et comme il se l’était juré, alors qu’il était encore un gamin terrorisé et déboussolé en fuite entre Moscou et Gorki.
*
Le Russe sortit du baraquement de la prison juste à temps pour le dîner, nota Kelly. Il avait un calepin à la main, sans nul doute bourré d’informations arrachées aux prisonniers.
— Tu sais qu’on va te faire la peau, sale Rouge, murmura Kelly. Ils vont te balancer trois grenades incendiaires par cette fenêtre, mon gars, et te faire rissoler pour le dîner, toi et tes putains de notes. Ouais.
Il la sentait revenir, cette jouissance intime de savoir ce qui allait advenir, ce plaisir quasiment divin de voir le futur. Il but une gorgée d’eau à sa gourde. Pas question de se déshydrater. Le plus dur à présent était de patienter. Il avait sous les yeux une bâtisse où étaient enfermés vingt compatriotes, isolés, terrifiés, horriblement meurtris, et même s’il ne les avait jamais vus, s’il ne les connaissait que de nom, sa quête en valait la peine. Pour le reste, il puisa dans ses souvenirs de latin scolaire Morituri non cognant, peut-être. Ceux qui vont mourir… n’en savent rien. Ce qui était parfait pour lui.
*
— Brigade criminelle.
— Salut, j’essaye de joindre le lieutenant Frank Allen.
— Vous l’avez au bout du fil, répondit l’intéressé. Cela faisait juste cinq minutes qu’il était à son bureau, en ce lundi matin. Qui est à l’appareil ?
— Sergent Pete Meyer, de Pittsburgh, répondit la voix. Je vous appelle sur le conseil du capitaine Dooley, monsieur.
— Ça fait une éternité que je n’ai plus causé avec Mike. Toujours un supporter acharné des Pirates ?
— Tous les soirs, lieutenant. J’essaye moi-même de suivre les matches, quand je peux.
— Je vous file un tuyau pour le championnat, sergent ? demanda Allen avec un sourire. Un coup de main entre flics.
— Les Bucs sont en roue libre. Mais Roberto est vraiment dur à prendre cette année. D’accord, Clemente était à son meilleur niveau.
— Ah ouais ? Eh bien, c’est pareil pour Brooks et Frank. Et les Robinsons ne se débrouillaient pas trop mal non plus. Bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Lieutenant, j’ai certaines informations à vous transmettre. Deux homicides, les deux victimes de sexe féminin, aux alentours de vingt ans…
— Attendez, ne quittez pas. Allen prit une feuille de papier. Qui est votre source ?
— Je ne peux pas encore le révéler. C’est confidentiel. J’essaye de changer la situation mais ça risque de prendre du temps. Est-ce que je peux continuer ?
— Très bien. Les noms des victimes ?
— La dernière s’appelait Pamela Madden – c’est tout récent, quelques semaines au plus.
Les yeux du lieutenant Allen s’écarquillèrent.
— Bon Dieu, l’assassin de la fontaine. Et l’autre ?
— Son nom était Helen, ça remonte aux alentours de l’automne dernier. Les deux meurtres étaient particulièrement horribles, lieutenant, torture et sévices sexuels.
Allen se pencha, le combiné plaqué contre son oreille.
— Et vous êtes en train de me dire que vous avez un témoin de ces deux meurtres ?
— C’est exact, monsieur. Je crois bien que oui. J’ai en outre deux suspects possibles. Deux hommes, blancs, le premier prénommé Billy et le second Rick. Pas de signalement mais je peux également creuser la question.
— Bien, je ne m’occupe pas personnellement de ces affaires. C’est le commissariat du centre-ville qui s’en charge – le lieutenant Ryan et le sergent Douglas. Ces deux noms me disent quelque chose – je parle des victimes. Ce sont deux affaires explosives, sergent. Votre information est-elle fiable ?
— Tout à fait fiable, à mon avis. Je peux vous fournir un indice : la victime numéro deux, Pamela Madden – on lui avait démêlé les cheveux après sa mort.
Dans toute affaire criminelle grave, plusieurs indices importants étaient toujours omis des communiqués de presse afin de pouvoir faire le tri dans la collection habituelle de témoignages spontanés de détraqués téléphonant pour confesser les fantasmes qui traversaient leur esprit tordu. Cette histoire de cheveux avait été gardée secrète au point que même le lieutenant Allen n’était pas au courant.
— Qu’avez-vous d’autre ?
— Les meurtres sont en relation avec le trafic de drogue. Les deux filles servaient de fourmis.
— Dans le mille ! lâcha tranquillement Allen. Votre source est en taule ou quoi ?
— Je ne devrais pas vous le dire mais… bon, d’accord, je vais être franc. Mon père est pasteur. Il conseille la fille. Lieutenant, cette information doit strictement rester entre nous, d’accord ?
— Je comprends. Que voulez-vous que je fasse ?
— Pourriez-vous transmettre l’information aux policiers chargés de l’enquête ? Ils pourront me contacter via le commissariat. Le sergent Meyer donna son numéro. Je suis responsable des permanences ici et je dois m’absenter pour aller faire une conférence à l’académie. Je serai de retour vers quatre heures.
— Très bien, sergent. Je transmettrai. Merci beaucoup pour le tuyau. Vous aurez des nouvelles d’Em et Tom. Vous pouvez compter dessus. Putain, on filerait volontiers le championnat à Pittsburgh s’ils nous aidaient à pincer ces salopards. Allen bascula des interrupteurs sur son téléphone.
*
— Eh, Frank, dit le lieutenant Ryan. Lorsqu’il reposa sa tasse de café, on aurait dit que c’était au ralenti. L’impression cessa lorsqu’il saisit un stylo. Continue. J’écris.
Le sergent Douglas était en retard ce matin à cause d’un accident sur l’I-83. Il entra avec son café-chausson habituel et découvrit son patron en train de griffonner comme un malade.
— Démêlé les cheveux ? Il a dit ça ? demandait Ryan. Douglas se pencha au-dessus du bureau et la lueur dans les yeux de Ryan était celle du chasseur qui vient de voir bouger quelque chose dans le feuillage. Très bien, quels noms a-t-il… L’inspecteur serra brusquement le poing. Longue inspiration. D’accord, Frank. D’où est le gars ?… Merci. R’voir.
— Une révélation ?
— Pittsburgh.
— Hein ?
— Un coup de fil d’un sergent de la police de Pittsburgh. Un témoin possible pour les meurtres de Pamela Madden et Helen Waters.
— Sans blague ?
— Celle-là même qui a brossé les cheveux, Tom. Et devine les autres noms qui ont été fournis ?
— Richard Farmer et William Grayson ?
— Rick et Billy. Pas mal, non ? Sans doute une fourmi dans le trafic de drogue. Attends voir… Ryan se cala dans le dossier, fixa le plafond jauni. Il y avait une nana quand Farmer s’est fait dessouder. Il rectifia : Enfin, c’est ce qu’on pense. C’est notre connexion, Tom. Pamela Madden, Helen Waters, Farmer, Grayson, ils sont tous reliés… et cela signifie…
— Les dealers également. Tous sont en rapport d’une manière ou de l’autre. Mais qu’est-ce qui les relie, Em ? Nous savons qu’ils appartenaient tous – Enfin, probablement tous – au milieu de la drogue.
— On a deux MO différents, Tom. Les filles ont été massacrées comme… non, on ne peut même pas dire comme du bétail. Tous les autres, en revanche, tous les autres se sont fait descendre par l’Homme invisible. Un homme investi d’une mission ! C’est le terme même qu’a employé Farber, un homme investi d’une mission.
— La vengeance, dit Douglas, suivant de son côté l’analyse de Ryan. Si l’une de ces filles m’était proche… Bon Dieu, Em, qui pourrait lui en vouloir ?
Il n’y avait qu’une seule personne liée aux deux meurtres qui ait été proche d’une victime, et c’était un individu connu de la police, non ? Ryan saisit son téléphone et rappela le lieutenant Allen.
— Frank, quel est le nom déjà de ce type qui a travaillé sur l’affaire Gooding, le gars de la Navy ?
— Kelly, John Kelly. Il avait trouvé l’arme piquée à Fort McHenry, ensuite le central l’a contacté pour entraîner nos plongeurs, tu te souviens ? Oh ! Pamela Madden ! Bon Dieu ! s’exclama Allen en faisant brusquement le rapport.
— Dis-m’en un peu plus sur lui, Frank.
— Un mec vachement sympa. Calme, un peu triste – il a perdu sa femme, un accident de voiture, ou je ne sais quoi.
— Ancien du Viêt-Nam, non ?
— Plongeur. Spécialiste des explosifs sous-marins. C’est d’ailleurs comme ça qu’il gagne sa vie, dans le civil. En faisant sauter des trucs. Des chantiers de démolition sous-marins, si tu veux.
— Continue.
— Physiquement, c’est un dur à cuire, il s’entretient très bien. Allen marqua un temps. Je l’ai vu plonger, il a des marques sur le corps, des cicatrices, je veux dire. Il a combattu au front et il a reçu des balles. J’ai son adresse et tout, si tu veux.
— J’ai déjà tout ça dans mes dossiers, Frank. Merci, vieux. Ryan raccrocha. C’est notre zigue. L’Homme invisible.
— Kelly ?
— Il faut que je sois au tribunal ce matin – merde ! pesta Ryan.
*
— Ça fait plaisir de vous revoir, dit le Dr Farber. Le lundi était un jour calme pour lui. Il avait vu son dernier patient de la journée et se préparait à sa partie de tennis d’après déjeuner avec ses fils. Les flics l’avaient intercepté de justesse comme il quittait son bureau.
— Qu’est-ce que vous savez des UDT ? demanda Ryan, en l’accompagnant dans le couloir vers la sortie.
— Vous parlez des hommes-grenouilles ? De la Navy ?
— C’est ça. Des durs, non ?
Farber sourit en mordillant sa pipe.
— Ce sont toujours les premiers sur la plage. Avant même les Marines. Qu’est-ce que vous croyez ? Il marqua un temps. Un déclic se produisit dans son esprit. Mais il y a encore mieux maintenant.
— Comment ça ? demanda l’inspecteur adjoint.
— Eh bien, je continue de bosser un peu pour le Pentagone. Hopkins fait pas mal de trucs pour le gouvernement. Avec le Laboratoire de physique appliquée, tout un tas de recherches de pointe. Vous connaissez ma formation… Il m’arrive d’effectuer des tests psychologiques, des consultations – sur les effets du combat sur les individus. Il s’agit de travaux confidentiels, n’est-ce pas ? Ils ont un nouveau groupe d’opérations spéciales. C’est un rejeton des UDT. Ils l’ont baptisé SEAL – pour SEa, Air, Land – Terre, Air, Mer. Ce sont des plongeurs commando, du sérieux, et leur existence n’est pas très connue. Pas seulement des durs. Des mecs qui en ont dans la tête. Ils sont formés à réfléchir, à prévoir. Pas seulement des tas de muscles. De la cervelle, aussi.
— Le tatouage… Douglas se rappela. Il avait un phoque[12] tatoué sur le bras.
— Doc, imaginez que l’un de ces SEAL ait une petite amie qui se fasse sauvagement assassiner ? C’était la question la plus évidente, mais il fallait qu’il la pose.
— C’est la mission que vous cherchez à cerner, hein ? dit Farber en se dirigeant vers la porte, répugnant à poursuivre ses révélations, même dans le cadre d’une enquête criminelle.
— C’est notre gars. À un détail près, dit tranquillement Ryan, devant la porte fermée.
— Ouais. Aucune preuve. Rien qu’un putain de mobile.
*
Le crépuscule. La journée avait été bien morne pour tout le monde à VERT-DE-GRIS, sauf pour Kelly. Le terrain d’exercice était un bourbier, envahi de flaques fétides, des larges, des petites. Les soldats avaient passé le plus clair de la journée à essayer de l’assécher. Ceux de garde dans les miradors avaient essayé de trouver une position pour s’abriter des vents tourbillonnants. Ce genre de temps vous minait le moral. La majorité des gens n’aimaient pas être mouillés. Cela les rendait irritables et lugubres, et d’autant plus lorsque les corvées étaient ennuyeuses comme c’était le cas ici. Au Nord-Viêt-Nam, ce genre de temps était synonyme d’attaques aériennes moins fréquentes, une autre raison pour les fantassins de se relâcher. La chaleur croissante de la journée avait rempli d’énergie les nuages, les alourdissant d’humidité, qu’ils s’empressaient de restituer au sol.
Quelle journée merdique, ne manqueraient pas de se dire tous les gardes au dîner. Et tous hocheraient la tête en se concentrant sur ce qu’ils mangent, regardant dans leur assiette, pas dehors, perdus dans leurs pensées, oubliant l’extérieur. Les bois seraient détrempés. Cela faisait beaucoup moins de bruit de marcher sur des feuilles mouillées que sur des feuilles sèches. Pas de craquements de brindilles. L’air humide étoufferait les sons, au lieu de les transmettre. En un mot, c’était parfait.
Kelly profita de l’obscurité pour bouger un peu, l’inactivité l’avait ankylosé. Il se rassit sous le fourré, se frotta la peau, se restaura encore avec ses rations concentrées. Il vida entièrement une gourde, puis étira ses membres. Il apercevait la ZA des hélicos, il avait déjà défini son itinéraire pour la rejoindre, espérant que les Marines n’auraient pas la gâchette facile lorsqu’il dévalerait la pente dans leur direction. À vingt et une heures, pile, il lança son ultime message radio.
*
Feu vert, écrivit le technicien sur son calepin. Activité normale.
— Ça y est. On n’attendait plus que ça. Maxwell regarda les autres. Tout le monde hocha la tête.
— L’opération VERT BUIS, phase quatre, commence à vingt-deux heures zéro zéro. Capitaine Franks, signalez au Newport News.
— À vos ordres, amiral.
Sur l’Ogden, les équipages des hélicos revêtirent leur combinaison anti-feu puis se dirigèrent vers l’arrière pour la préparation avant vol de leurs appareils. Dans les compartiments réservés aux Marines, les hommes enfilèrent leur treillis rayé. Les armes étaient nettoyées. Les chargeurs garnis de munitions neuves directement sorties de leurs conteneurs hermétiques. Les grognements individuels allaient par paire, chaque homme s’appliquant à grimer de vert camouflage le visage de son vis-à-vis. L’heure n’était plus aux sourires ou aux plaisanteries. C’étaient des comédiens pleins de sérieux le soir de la générale et la délicatesse du travail de maquillage offrait un étrange contrepoint à la nature de la représentation de ce soir. Hormis pour l’un des acteurs.
— Doucement sur l’ombre à paupières, mon capitaine, dit Irvin à un Albie un rien nerveux, en proie à la trouille habituelle au chef et qui avait besoin d’un sergent pour lui calmer les nerfs.
*
Dans la salle de briefing de l’USS Constellation, un tout jeune chef d’escadrille du nom de Joshua Painter donnait les dernières instructions à ses pilotes. Il avait huit F-4 Phantom sous sa responsabilité.
— Cette nuit, nous sommes chargés de la couverture d’une opération spéciale. Nos objectifs sont des sites de SAM au sud d’Haiphong, poursuivit-il, sans connaître la teneur exacte de la mission, mais souhaitant qu’elle vaille la vie des quinze officiers qui voleraient avec lui ce soir, et encore, cela ne représentait que son escadrille. Dix A-6 Intruder étaient également de l’opération Main de Fer, et la plus grande partie de la force aérienne du Connie leur filerait le train pour remonter la côte en saturant l’éther d’un maximum de bruit électronique. Il espérait que la mission était aussi importante que l’avait laissé entendre l’amiral Podulski. Faire joujou avec les SAM n’avait rien d’une sinécure.
*
Le Newport News était à vingt-cinq nautiques de la côte, maintenant. Il approchait d’un point situé précisément à mi-distance de l’Ogden et de la plage. Ses radars étaient éteints et les stations côtières devaient se demander quel était au juste ce bâtiment. Depuis quelques jours, les ANV hésitaient quelque peu à utiliser leurs systèmes de surveillance côtière. Le capitaine était assis dans son fauteuil sur la passerelle de commandement. Il consulta sa montre et ouvrit une enveloppe en papier bulle scellée à la cire qu’il gardait dans son coffre depuis deux semaines, et parcourut rapidement l’ordre de mission qu’elle contenait.
— Hmm, se dit-il. Puis : Monsieur Shoeman, transmettez aux machines de mettre en pression les chaudières un et quatre. Je veux avoir au plus tôt le maximum de puissance disponible. On a encore de la route à tracer cette nuit. Adressez mes félicitations au second, à l’officier d’artillerie et à ses officiers mariniers. Je veux qu’ils me retrouvent immédiatement dans ma cabine.
— À vos ordres, capitaine. L’officier de pont transmit les ordres nécessaires. Avec ses quatre chaudières en pression, le Newport News était capable de filer trente-quatre nœuds, et plus vite il s’approcherait de la plage, plus vite il pourrait s’en éloigner.
— Surf City, nous voici ! lança à pleine voix le maître de timonerie derrière la barre, sitôt que le capitaine eut quitté la passerelle. C’était la plaisanterie officielle à bord – parce que le capitaine l’aimait bien –, trouvée à vrai dire plusieurs mois auparavant par un matelot breveté de première classe. Elle voulait dire filer droit sur le rivage et les déferlantes, et faire donner l’artillerie.
— Surf City, nous voilà, il est moins une, accroche-toi !
— Surveillez votre cap, Baker, lança l’officier de pont pour couper court à la sérénade.
— Droit au cent quatre-vingt-cinq, monsieur Shoeman. Son corps s’agitait en mesure. Surf City, nous voici !
*
— Messieurs, au cas où vous vous demanderiez ce que nous avons fait pour mériter le cirque de ces derniers jours, voici pourquoi, dit le capitaine dans sa cabine d’opérations jouxtant la passerelle de commandement. Ses explications prirent plusieurs minutes. Sur son bureau s’étalait une carte de la zone côtière où toutes les batteries antiaériennes avaient été reportées à partir des données fournies par les photographies aériennes et satellitaires. Ses officiers d’artillerie examinèrent la situation. Il y avait de nombreuses crêtes pour faciliter le calibrage des radars.
— Bon, ouais ! commenta le major d’artillerie. Toute la sauce, mon capitaine ? Y compris les batteries de 127 ?
Le skipper acquiesça.
— Major Skelley, si jamais vous me ramenez des munitions à Subic, je serai bougrement déçu.
— Mon capitaine, je suggère qu’on utilise la tourelle de 127 numéro 3 pour lancer des obus éclairants et qu’on tire à vue autant que possible.
C’était un exercice de géométrie, à vrai dire. Les experts en artillerie – y compris le commandant de bord – se penchèrent sur la carte pour décider de la tactique la plus rapide à mettre en œuvre. Ils étaient déjà informés de la mission et le seul changement était qu’ils avaient compté l’accomplir de jour.
— Il ne restera plus âme qui vive pour canarder les hélicos, mon capitaine.
L’interphone sur le bureau du commandant sonna. Il le saisit.
— Ici, le capitaine.
— Les quatre chaudières sont en pression, monsieur. À plein régime, nous pouvons fournir trente nœuds, trente-trois, en avant toute.
— Ravi de constater que mon chef-mécanicien est complètement réveillé. Parfait. Sonnez le branle-bas. Il raccrocha au moment où le gong de bord se mettait à retentir. Messieurs, nous avons des Marines à protéger, annonça-t-il avec assurance. L’artillerie de son croiseur valait largement celle du Mississippi. Deux minutes plus tard, il avait regagné la passerelle.
— Monsieur Shoeman, je reprends le commandement.
— Le capitaine reprend le commandement, répéta l’officier de pont.
— Paré à virer, nouveau cap deux-six-cinq.
— Paré à virer, capitaine, nouveau cap deux-six-cinq, paré. Le premier maître Sam Baker fit tourner la barre. Capitaine, ma barre est à zéro.
— Parfait, dit le capitaine, puis il ajouta : Surf City, nous voici !
— À vos ordres, mon capitaine ! beugla le timonier. Pas à dire, il en voulait encore, le vieux schnoque.
*
Il avait désormais tout le temps de se ronger les sangs. Qu’est-ce qui pouvait clocher ? se demanda Kelly au sommet de sa colline. Des tas de choses. Les hélicoptères pouvaient s’accrocher en plein vol. Ils pouvaient foncer droit sur un site de DCA non repéré et se faire descendre. Un bidule quelconque, joint ou autre, pouvait lâcher, provoquant l’écrasement au sol. Et si jamais la Garde nationale du coin décidait de faire un exercice, justement ce soir ? Il restait toujours une part de hasard. Il avait vu des missions échouer pour tout un tas de raisons idiotes et imprévues. Mais pas ce soir, se promit-il. Pas avec tous ces préparatifs. Les pilotes d’hélico avaient effectué trois semaines d’entraînement intensif, comme les Marines. Les zincs étaient entretenus avec amour. Les marins de l’Ogden avaient inventé des trucs bien pratiques. On ne pouvait jamais éliminer le risque mais la préparation et l’entraînement pouvaient le réduire. Kelly s’assura que son arme était en état de marche et bien calée. Rien à voir avec une planque dans une maison d’angle des quartiers ouest de Baltimore. On ne jouait plus. Ça lui permettrait de laisser tous ces problèmes derrière lui. Sa tentative pour sauver Pam s’était soldée par un échec dû à une erreur de sa part, mais peut-être qu’elle avait eu son utilité, après tout. Pour cette mission-ci, il n’avait pas commis d’erreur. Personne n’en avait commis. Il ne s’agissait plus de sauver une seule personne mais vingt. Il consulta le cadran lumineux de sa montre. La trotteuse se traînait maintenant. Kelly ferma les yeux avec l’espoir, lorsqu’il les rouvrirait, qu’elle se déciderait à accélérer. Mais non. Il n’était pas dupe. L’ex-maître plongeur commando se força à respirer profondément et à reprendre la mission. Pour lui, cela voulait dire poser la carabine en travers de ses genoux et continuer son observation aux jumelles. Sa reconnaissance devrait se poursuivre jusqu’au moment où les premières grenades M-79 seraient tirées sur les tours de guet. Les Marines comptaient sur lui.
*
Eh bien, voilà qui donnerait peut-être aux gars de Philly une idée de son importance. Le réseau d’Henry se casse la gueule et c’est moi qui reprends les rênes. Eddie Morello est un mec important, songea-t-il, poussant les feux de son ego, tandis qu’il fonçait sur la Route 40 en direction d’Aberdeen.
L’autre idiot n’est pas foutu de diriger son réseau, pas foutu d’avoir des gars de confiance. J’ai dit à Tony qu’il était trop futé pour son propre bien, trop malin, pas vraiment l’étoffe d’un véritable homme d’affaires – oh, pas d’accord, il est sérieux. Il est plus sérieux que toi, Eddie. Henry va être le premier nègre à devenir un « ponte ». Tu verras. Tony va le parrainer. Toi, il peut même pas. Ton propre cousin peut pas t’offrir ça, alors que tu l’as mis en rapport avec Henry. Sans moi, jamais ce putain de coup n’aurait pu se monter. C’est lui qui l’avait monté, mais lui, ils ne voulaient pas le faire monter en grade.
— Et merde ! grogna-t-il à un feu rouge. Quelqu’un s’est mis à démanteler le réseau d’Henry et ils me demandent, à moi, de régler le problème. Comme si Henry était pas fichu de se démerder tout seul. Sans doute pas, l’est pas si malin qu’il le croit. Bon, et là-dessus, il vient s’interposer entre moi et Tony.
Car c’était bien ça, non ? Henry voulait me brouiller avec Piaggi – de la même façon qu’ils avaient réussi à éliminer Angelo. Angelo avait été son premier contact. Angelo me l’a présenté… Je l’ai présenté à mon tour à Tony… Tony et moi, nous faisons la liaison avec Philly et New York… À nous deux, Angelo et moi, on constituait une paire de connexions… Angelo était le maillon faible… et Angelo se prend une raclée…
Tony et moi, nous formons une autre paire de connexions…
Une seule lui suffit, non ? Une seule connexion avec le reste du réseau.
Me brouiller avec Tony…
Bordel.
Morello puisa dans sa poche une cigarette et pressa le bouton de l’allume-cigares au tableau de bord de son cabriolet Cadillac. La capote était baissée. Eddie appréciait le soleil et le vent. C’était presque comme s’il était à bord de son bateau de pêche. Cela lui procurait en outre une excellente visibilité. À côté de lui, sur le plancher, il y avait une mallette en cuir. Dedans, six kilos d’héroïne pure. Philadelphie, lui avaient-ils dit, connaissait une véritable pénurie. Ils se chargeraient eux-mêmes de couper la came. Une grosse transaction en liquide. En ce moment même, une mallette identique fonçait vers le sud, remplie de coupures de vingt dollars minimum. Deux mecs. Pas de lézard, c’étaient des pros et ce devait être une relation d’affaire à long terme. Peu de risque de se faire arnaquer mais il avait pris néanmoins son petit automatique, planqué sous la chemise ample, simplement glissé sous la ceinture, l’emplacement le plus pratique – et le plus inconfortable.
Il avait intérêt à bien calculer son coup, se dit-il soudain. Il aurait quand même dû s’en douter depuis le début. Henry les manipulait. Henry manipulait le réseau. Un négro était en train de les doubler.
Et il était en train de réussir. Probable qu’il éliminait lui-même ses gars. L’enculé aimait chier sur les bonnes femmes – les Blanches surtout. Logique, estima Morello. Ils étaient tous comme ça. Sans doute qu’il se croyait malin. Bon, il l’était, sûrement. Mais pas assez.
Plus assez. Ce serait pas dur d’expliquer tout ça à Tony. Eddie en était sûr. Finir la transaction et se rentrer vite fait. Dîner avec Tony. Se montrer calme et raisonnable. Ça lui plaît. Comme s’il avait fait Harvard ou quoi. On dirait un putain d’avocat. Là-dessus, on règle son compte à Henry et on reprend son réseau. C’était comme ça que ça marchait. Ses gars joueraient le jeu. Ils n’étaient pas dans le coup pour ses beaux yeux. Ils y étaient pour le fric. Comme tout le monde. Ensuite, Tony et lui pourraient reprendre l’affaire à leur compte, et à ce moment, Eddie Morello deviendrait un ponte.
Ouais. Il avait tout bien goupillé, maintenant. Morello vérifia l’heure. Il était pile dans les temps, alors qu’il entrait dans le parking à moitié vide d’un restoroute. Un vrai, à l’ancienne, aménagé dans une ancienne voiture de chemin de fer – les voies du Pennsylvania Railroad n’étaient pas loin. Il se souvint de son premier dîner dehors avec son père, dans un établissement identique, en regardant passer les trains. L’évocation le fit sourire tandis qu’il finissait sa clope et écrasait le mégot sur le bitume.
L’autre voiture arriva. C’était une Oldsmobile bleue, comme il s’y était attendu. Les deux mecs en descendirent. Le premier portait une mallette et se dirigea vers lui. Eddie ne le connaissait pas mais le type était bien sapé, l’air respectable, genre homme d’affaires, en chouette costard beige. Comme un avocat. Morello sourit discrètement, évitant de le dévisager trop ostensiblement. L’autre était resté près de la bagnole, en couverture, simple précaution. Ouais, des gens sérieux. Et qui ne tarderaient pas à savoir qu’Eddie Morello était un type sérieux, lui aussi, se dit-il, la main passée à sa ceinture, à quinze centimètres de son automatique planqué.
— T’as la came ?
— T’as le fric ? demanda Morello, du tac au tac.
— Tas fait une erreur, Eddie, répondit l’homme sans prévenir, tout en ouvrant la mallette.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Morello, soudain en alerte, dix secondes et une vie entière trop tard.
— Je veux dire que c’est le terminus, Eddie, ajouta l’autre, tranquille.
Son regard était éloquent. Morello porta aussitôt la main à son arme mais cela ne fit que faciliter la tâche de son interlocuteur.
— Police, plus un geste ! s’écria l’homme, un instant avant que la première balle ne traverse le couvercle de la mallette.
Eddie sortit son arme, tout juste, et réussit à loger une balle dans le plancher de sa voiture mais le flic n’était qu’à un mètre de lui et ne pouvait pas manquer son coup. L’agent en couverture se précipitait déjà, surpris que le lieutenant Charon n’ait pas été capable de prendre l’avantage sur l’autre. Il vit la mallette tomber et l’inspecteur tendre le bras, placer son arme de service quasiment sur la poitrine de l’homme et lui tirer une balle en plein cœur.
Tout était soudain si parfaitement clair pour Morello, mais pour une seconde ou deux, seulement. Henry avait tout monté. Il s’était parrainé tout seul, voilà. Et Morello comprit que son unique objectif avait été de réunir Henry et Tony. Ça paraissait plutôt dérisoire, désormais.
— À moi ! lança Charon tout en se penchant vers le mourant. Il saisit son revolver. Moins d’une minute après, deux voitures de la police d’État entraient dans le parking dans un crissement de pneus.
— Le bougre de crétin, dit Charon à son collègue. Cinq minutes après, il était encore tout tremblant, comme tous les hommes après avoir tué. Il a voulu dégainer – comme si je n’avais pas l’avantage sur lui.
— J’ai tout vu, dit son jeune collègue, et il en était persuadé.
— Eh bien, c’était exactement comme vous aviez dit, monsieur, annonça le sergent de la police d’État. Il ouvrit la mallette abandonnée sur le plancher de l’Olds. Elle était bourrée de sachets d’héroïne. Sacrée prise.
— Ouais, grommela Charon. Sauf que le bougre de crétin refroidi pourra plus rien dire à personne. Ce qui était la stricte vérité. Remarquable, estima-t-il, en réussissant à ne pas sourire de l’humour insensé de la situation. Il venait de commettre le crime parfait, sous les yeux mêmes d’autres policiers. Désormais, l’organisation d’Henry n’avait plus rien à craindre.
*
C’était presque l’heure. La garde avait été relevée. Pour la dernière fois. Il pleuvait toujours sans discontinuer. Parfait. Les soldats étaient blottis dans les miradors pour rester au sec. La journée sinistre avait été encore plus ennuyeuse que d’ordinaire et des hommes qui s’ennuient sont moins sur le qui-vive. Toutes les lumières étaient éteintes à présent. Même pas une chandelle dans les baraquements. Kelly balaya lentement et soigneusement le site à la jumelle. Il avisa une silhouette derrière une fenêtre du carré des officiers, un homme en train de contempler le temps dehors – le Russe, peut-être ? Oh, alors c’est donc ta chambre ? Super. Le premier tir du grenadier numéro trois – le caporal Mendez, non ? – est prévu pour cette ouverture. Et un Russe grillé, un.
Bon, au boulot. Je prendrais bien une douche. Bon Dieu, tu crois qu’il leur reste encore de ce Jack Daniels ? Le règlement, c’était le règlement, mais certaines occasions étaient spéciales.
La tension montait. Le danger n’avait rien à y voir. Kelly estimait ne courir aucun danger. La partie effrayante avait été l’insertion. Désormais, la balle était dans le camp des airedales, et ensuite des Marines. Son rôle était quasiment fini.
*
— Ouvrez le feu, ordonna le capitaine.
Le Newport News avait allumé ses radars à peine quelques minutes plus tôt. Le navigateur était au poste de tir central pour aider les artilleurs à calculer la position exacte du croiseur grâce à une triangulation par radar sur des points de repère connus. C’était un surcroît de précaution mais la mission de cette nuit l’exigeait. Dorénavant, radars de navigation et de contrôle de tir aidaient tout le monde à calculer leur position à un poil de grenouille près.
La première salve jaillit de la tourelle double bâbord. Le claquement sec des deux canons de 127 mm était douloureux aux tympans mais il s’accompagnait d’un spectacle étrangement beau. Au moment du tir, un anneau de feu jaune avait jailli de la bouche du canon. Ce n’était dû qu’à une particularité de conception de l’arme tirée. Comme un serpent d’or courant après sa queue, il ondula durant ses quelques millisecondes d’existence. Puis s’évanouit. Six mille mètres plus loin, les deux premières charges éclairantes s’allumèrent, et ce fut la même lueur jaune métallique qui avait quelques secondes plus tôt ceint comme d’une guirlande la tourelle. Le paysage humide et verdoyant du Nord-Viêt-Nam vira à l’orangé sous cet éclairage.
— On dirait une batterie de cinquante-sept-Mike-Mike[13]. Je distingue même les servants. Au Spot-1, l’officier de télémétrie avait déjà l’azimut correct. L’éclairage ne faisait que faciliter la tâche. Le major Skelley régla la hausse avec une délicatesse remarquable. Elle fut transmise aussitôt au « PC de tir ». Dix secondes plus tard, huit canons tonnaient simultanément. Quinze secondes encore, et la batterie de triple-A était volatilisée dans un nuage de poussière et de feu.
— Cible atteinte à la première salve. Objectif Alpha détruit. Le major reçut l’ordre d’en dessous de régler son tir sur la cible suivante. Comme le capitaine, il n’était pas loin de la retraite. Peut-être qu’il ouvrirait une armurerie.
C’était comme un orage, au loin, mais pas tout à fait. Le plus surprenant, c’était l’absence de réaction là-dessous. Derrière ses jumelles, il vit certes des têtes se tourner. On échangea peut-être quelques remarques. Mais sans plus. Ce pays était en guerre, après tout, et les bruits désagréables étaient normaux ici, surtout ceux qui ressemblaient à un orage, au loin. Manifestement bien trop loin pour susciter l’inquiétude. On n’apercevait même pas d’éclairs avec cette pluie. Kelly s’était attendu à voir un ou deux officiers sortir jeter un œil. C’est ce qu’il aurait fait à leur place. Sans doute. Mais non.
Quatre-vingt-dix minutes, le compte à rebours était commencé.
*
Les Marines étaient légèrement tendus en se rendant vers l’arrière. Un bon nombre de marins étaient venus les regarder. Ils défilèrent sur le pont d’envol devant Albie et Irvin qui leur assignaient leurs hélicos.
Les derniers marins de la rangée étaient Maxwell et Podulski. Tous deux avaient enfilé leur uniforme kaki le plus usé, choisissant de reprendre la culotte et le pantalon qu’ils portaient lors de leur dernier commandement en mer, des effets qu’ils associaient à de bons souvenirs et à des résultats heureux. Même les amiraux étaient superstitieux. Pour la première fois, les Marines virent que l’amiral pâlichon – ils le voyaient ainsi – portait la Médaille d’Honneur. Le ruban attira plus d’un regard et nombre de saluts respectueux auxquels l’homme répondit, le visage tendu.
— Tout est prêt, capitaine ? demanda Maxwell.
— Oui, monsieur, répondit Albie, la voix calme malgré sa nervosité. C’était l’heure de vérité. Je vous revois d’ici trois heures.
— Bonne chasse. Maxwell se mit au garde-à-vous et salua le jeune officier.
— Ils ont l’air sacrément impressionnants, commenta Ritter. Lui aussi avait passé une tenue kaki, histoire de s’intégrer au carré des officiers. Bon Dieu, j’espère bien que ça va marcher.
— Ouaip, murmura James Greer tandis que le bâtiment tournait pour se mettre face au vent. Sur le pont, des matelots munis de bâtons lumineux s’approchèrent des deux transports de troupe pour guider leur décollage et puis, l’un après l’autre, les gros Sikorsky s’élevèrent, se stabilisèrent au milieu des bourrasques, puis mirent le cap à l’ouest, vers la terre et leur mission. Elle était entre leurs mains, désormais.
— De braves petits gars, James, dit Podulski.
— Ce Clark est passablement impressionnant, lui aussi. Intelligent, le bonhomme, observa Ritter. Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?
— J’ai cru comprendre qu’il aurait quelques petits problèmes en ce moment. Pourquoi ?
— Nous avons toujours de la place pour un gars capable de réfléchir tout seul. Ce garçon est intelligent, répéta Ritter tandis qu’ils retournaient vers le CIC. Sur le pont d’envol, les équipages des Cobra effectuaient leur dernière vérification pré-vol. Ils décolleraient dans quarante-cinq minutes.
*
— SERPENT, ici CRICQUET. Chronologie nominale. Confirmez.
— Affirmatif ! lança Kelly, d’une voix forte – pas trop forte, quand même. Il transmit trois longues sur sa radio, en reçut deux en réponse. L’Ogden venait de lui annoncer que la mission était en cours et qu’il avait bien reçu sa confirmation. Deux heures d’ici la liberté, les gars, dit-il aux hommes dans le camp en bas. Que l’événement fût moins libérateur pour les autres occupants des lieux était le cadet de ses soucis.
Kelly mangea sa dernière barre vitaminée et fourra tous les emballages et toutes les ordures dans les poches de cuisse de son treillis. Il quitta sa cachette. La nuit était tombée, il pouvait se le permettre. Il se retourna et, se penchant, essaya d’effacer toutes traces de sa présence. Une mission telle que celle-ci pouvait être tentée de nouveau, qui sait, alors inutile de laisser à l’autre camp des indices sur ce qui s’était réellement passé. La tension finit par devenir telle qu’il éprouva l’envie d’uriner. C’était presque drôle, comme s’il était un mioche, même s’il avait quand même bu plus de deux litres d’eau aujourd’hui.
Trente minutes de vol jusqu’à la première ZA, encore trente pour l’approche. Dès qu’ils ont franchi la dernière crête, j’entre en contact direct avec eux pour prendre en main l’approche finale.
C’est parti.
*
— Décaler tir sur la droite. Objectif Hôtel en vue, annonça Skelley. Hausse… neuf-deux-cinq-zéro. Les canons tonnèrent encore une fois. Une des batteries de cent millimètres adverses s’était mise à leur tirer dessus. L’équipage avait vu le Newport News anéantir le reste de leur bataillon antiaérien et, dans l’impossibilité d’abandonner leur position, ils essayaient, au moins, de riposter et de blesser le monstre qui menaçait leur rivage.
— Voilà les hélicos ! annonça le second à son poste au Centre d’Information de Combat. Les échos sur l’écran radar principal atteignirent la côte à l’endroit précis où s’étaient trouvés les objectifs Alpha et Bravo. Il décrocha le téléphone.
— Le capitaine.
— Ici le second, monsieur. Les hélicos ont les pieds au sec, engagés dans le corridor que nous leur avons ouvert.
— Très bien. Préparez-vous à suspendre le tir. Nous établirons le contact HF avec ces hélicos dans trente minutes. Surveillez de près vos radars, XO.
— À vos ordres, mon capitaine.
— Bon Dieu, s’exclama l’opérateur radar. Qu’est-ce qui se passe ici ?
— D’abord, on leur tire dans le cul, opina son voisin. Ensuite, on s’enfile dedans.
*
Plus que quelques minutes avant l’atterrissage des Marines. La pluie continuait, même si le vent était tombé.
Kelly était en terrain découvert à présent. Mais protégé. Impossible à repérer du ciel. Le couvert végétal était épais derrière lui. Ses vêtements comme les parties exposées de sa peau étaient teints pour se fondre dans le paysage. Ses yeux n’arrêtaient pas de scruter les alentours, guettant le danger, le détail incongru, sans rien trouver. Un vrai bourbier, ce coin. L’humidité et l’argile rouge de ces misérables collines l’imprégnaient entièrement, traversant l’étoffe de son uniforme, chaque pore de sa peau.
Dix minutes de la ZA. Les coups de tonnerre lointains sur la côte se poursuivaient, sporadiques, et par leur répétition, ils évoquaient moins un danger. On aurait même dit de plus en plus un orage, et seul Kelly savait qu’il s’agissait des canons de 203 mm d’un navire de guerre. Il se rassit, posa les coudes sur les genoux et scruta le camp aux jumelles. Toujours pas de lumière. Toujours pas un mouvement. La mort fonçait vers eux et ils n’en savaient rien. Il avait les yeux tellement accaparés qu’il en avait presque fini par négliger de tendre l’oreille.
C’était difficile à détecter au milieu de la pluie : un grondement lointain, grave et ténu, mais qui ne décrut pas. Au contraire, il gagnait en intensité. Kelly décolla les yeux des oculaires et se tourna, la bouche ouverte, cherchant à identifier le bruit.
Des moteurs.
Des moteurs de camion. Bon, d’accord, il y avait une route qui passait, pas trop loin – non la route était trop loin… dans la direction opposée.
Un camion de ravitaillement peut-être. Livrant les vivres et le courrier.
Plus d’un.
Kelly regagna le sommet de la colline, s’appuya contre un arbre et regarda en dessous l’endroit où ce tronçon de chemin de terre s’embranchait sur la route qui longeait la rive nord du fleuve. Du mouvement. Il chaussa les jumelles.
Un camion… deux… trois… quatre… oh, mon Dieu…
Leurs phares étaient allumés – juste des fentes, les verres étaient masqués. Donc, des camions militaires. Les phares du deuxième véhicule éclairaient un peu le premier. Des hommes à l’arrière, alignés de chaque côté.
Des soldats.
Minute, Johnnie-boy, pas de panique. Prends ton temps… peut-être…
Ils contournèrent la base de la Colline au Serpent. Un garde en faction dans l’une des tours cria quelque chose. Le cri fut répété. Des lumières apparurent dans le carré des officiers. Quelqu’un sortit, sans doute le commandant, en petite tenue, criant une question.
Le premier camion s’arrêta devant le portail. Un homme descendit et rugit qu’on lui ouvre. L’autre camion s’arrêta derrière. Des soldats en descendirent. Kelly compta… dix… vingt… trente… plus… mais le pire, ce n’était pas le nombre. C’était ce qu’ils commençaient à faire.
Il dut détourner les yeux. Pourquoi le destin s’acharnait-il ainsi sur lui ? Pourquoi ne pas prendre simplement sa vie, que tout soit réglé une bonne fois pour toutes ? Mais ce n’était pas seulement sa vie qui intéressait le destin. Ce n’était jamais le cas. Il était comme toujours responsable de plus que ça. Kelly saisit sa radio et l’alluma.
— CRICQUET pour SERPENT, à vous.
Rien.
— CRICQUET pour SERPENT, à vous.
*
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Podulski.
Maxwell saisit le micro.
— SERPENT pour CRICQUET EN PERSONNE, quel est votre message ? À vous.
— Annulez, annulez, annulez – confirmez, fut tout ce qu’ils entendirent.
*
— Répétez, SERPENT. Répétez.
— Annulez la mission, dit Kelly, trop fort pour sa propre sécurité. Annulez, annulez, annulez. Confirmez immédiatement.
Cela prit plusieurs secondes.
— Nous copions votre ordre d’annulation. Bien reçu. Mission annulée. Restez à l’écoute.
— Bien compris. Je reste à l’écoute.
*
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le commandant Vinh.
— On nous a informés que les Américains pourraient tenter un raid sur votre camp, répondit le capitaine, en se retournant pour observer ses hommes. Ils se déployaient avec adresse, une moitié du détachement fonçant vers les arbres, l’autre prenant position à l’intérieur du périmètre, chaque homme creusant son emplacement sitôt choisie sa place. Camarade commandant, j’ai mission de prendre en charge la défense jusqu’à l’arrivée de renforts. Par mesure de sécurité, vous avez ordre de raccompagner à Hanoi notre hôte russe.
— Mais…
— Les ordres viennent du général Giap en personne, camarade commandant.
Ce qui régla très rapidement la question. Vinh retourna dans ses quartiers pour s’habiller. Le sergent du camp alla réveiller son chauffeur.
*
Kelly n’avait guère d’autre choix que de regarder. Quarante-cinq hommes, plus peut-être. Difficile de les compter avec leurs déplacements. Des pelotons creusant des nids de mitrailleuses. Des patrouilles dans les bois. Ceux-là constituaient pour lui un danger immédiat mais, pourtant il ne broncha pas. Il devait s’assurer qu’il avait pris la bonne décision, qu’il n’avait pas cédé à la panique, qu’il ne s’était pas brusquement montré froussard.
Vingt-cinq contre cinquante, avec l’effet de surprise et un plan de bataille, pas de problème. Vingt-cinq contre une centaine, sans l’effet de surprise… aucun espoir. Il avait fait ce qu’il fallait. Il n’y avait aucune raison d’ajouter vingt-cinq corps à la liste qu’ils comptabilisaient là-bas à Washington. Dans sa conscience, il n’y avait pas place pour ce genre d’erreur et pour toutes ces vies en jeu.
*
— Les hélicos reviennent, monsieur, même itinéraire qu’à l’aller, indiqua au second l’opérateur radio.
— Trop rapide, dit le second.
*
— Bordel de merde, Dutch ! Bon sang, qu’est-ce qui…
— La mission est annulée, Cas, dit Maxwell en baissant les yeux vers la table des cartes.
— Mais pourquoi ?
— Parce que M. Clark l’a dit, répondit Ritter. Il observe. Il annonce. Vous n’avez pas besoin qu’on vous explique ça, amiral. Nous avons toujours un homme sur place, messieurs. Ne l’oublions pas.
— Nous en avons vingt.
— C’est exact, monsieur, mais un seul reviendra ce soir. Et encore, seulement si on a de la chance.
Maxwell se tourna vers le capitaine Franks.
— Foncez vers le rivage, aussi vite que vous pourrez.
— À vos ordres, amiral.
*
— Hanoi ? Pourquoi ?
— Parce que nous avons des ordres. Vinh parcourait la dépêche apportée par le capitaine. Alors comme ça, les Américains voulaient venir ici, hein ? J’espère bien. Il n’y aura pas de nouveau Sông Tay !
L’idée d’une opération d’infanterie n’enthousiasmait pas vraiment le colonel Grichanov et un voyage à Hanoi, même à l’improviste, signifiait également un voyage à l’ambassade.
— Laissez-moi prendre mes affaires, commandant.
— Mais faites vite ! aboya le petit homme, en se demandant si ce retour à Hanoi était dû à une faute quelconque.
Ce pourrait être pire. Grichanov avait réuni toutes ses notes qu’il glissa dans un sac à dos. Tout son travail, maintenant que Vinh le lui avait si aimablement restitué. Il le confierait au général Rokossovski et, une fois les documents entre des mains officielles, il pourrait plaider pour qu’on laisse la vie sauve à ces Américains. À quelque chose, malheur est bon, comme disaient les Occidentaux.
*
Il les entendait venir à présent. Très loin, progressant sans grande adresse, crevés sans doute, mais progressant néanmoins.
— CRICQUET pour SERPENT, à vous.
— On vous copie, SERPENT.
— J’avance. Il y a du monde sur ma colline, ils viennent vers moi. Je vais me diriger vers l’ouest. Pouvez-vous m’envoyer un hélico ?
— Affirmatif. Soyez prudent, fils. C’était la voix de Maxwell, encore inquiète.
— J’y vais. Terminé. Kelly mit la radio dans sa poche et regagna la crête. Là, il prit son temps pour regarder les alentours et comparer ce qu’il voyait maintenant avec ce qu’il avait vu auparavant.
Et je cours particulièrement vite dans le noir, avait-il dit aux Marines. Le moment était venu de le prouver. Après avoir une dernière fois prêté l’oreille à l’approche des Viêts, Kelly choisit une éclaircie dans le feuillage et commença de redescendre la colline.