9

Labeur

 

Ça faisait presque peur à regarder, songea Sandy. Le plus étrange était qu’il était un bon patient. Jamais une remarque. Jamais une plainte. Non, il faisait scrupuleusement ce qu’on lui disait de faire. Il y avait une touche de sadisme chez tous les médecins-rééducateurs. Il le fallait, puisque le boulot consistait à pousser les gens toujours un peu plus loin qu’ils le voulaient bien – exactement comme un entraîneur d’athlétisme – et le but de l’exercice était de les aider, en fin de compte. Malgré tout, un bon rééducateur devait savoir pousser le patient, encourager le faible, rudoyer le fort ; savoir cajoler et réprimander, toujours au nom de la santé ; cela voulait dire prendre plaisir aux efforts et à la douleur des autres et cela, O’Toole en aurait été incapable. Mais pour Kelly, elle le voyait bien, ce n’était pas un problème. Il faisait ce qu’on attendait de lui et quand le kiné en demandait plus, il en faisait plus, et ainsi de suite, sans arrêt, jusqu’à ce que le kiné, poussé au-delà de l’orgueil professionnel face au résultat de ses efforts, en vienne réellement à s’inquiéter.

— Vous pouvez souffler un peu, conseilla-t-il.

— Pourquoi ? demanda Kelly, le souffle légèrement court.

— Votre rythme cardiaque est de cent quatre-vingt-quinze. Et cela faisait déjà cinq minutes.

— Quel est le record ?

— Zéro, répondit le kiné sans un sourire. Cela lui valut un rire, puis un coup d’œil en coin, et Kelly ralentit son pédalage sur le vélo d’appartement, s’accordant deux minutes pour décompresser avant de s’arrêter, à contrecœur.

— Je viens le récupérer, annonça O’Toole.

— Bien, faites, avant qu’il me casse quelque chose.

Kelly descendit de selle et s’épongea le visage, ravi de constater qu’elle n’avait pas cru bon d’arriver avec une chaise roulante ou un autre accessoire insultant.

— Et à quoi dois-je cet honneur, m’dame ?

— Je suis censée garder l’œil sur vous, répondit Sandy. On essaye de prouver sa résistance ?

Kelly avait été un rien léger mais il reprit vite son sérieux.

— Madame O’Toole, je suis censé me distraire l’esprit, n’est-ce pas ? L’exercice m’y aide. Avec un bras attaché, je ne peux pas courir, faire des pompes ou soulever des haltères. En revanche, je peux faire du vélo. Vu ?

— Là, vous m’avez eue. D’accord. Dans la cohue anonyme du couloir, elle ajouta : Je suis sincèrement désolée pour votre amie.

— Merci, m’dame. Il tourna la tête, pris d’un léger vertige après ses efforts, et ils partirent se promener dans la foule. Nous avons des rituels sous l’uniforme. Le clairon, le drapeau, la présentation des armes. Ça marche plutôt bien avec les hommes. Ça vous aide à croire que tout ça a vraiment un sens. On a toujours mal, mais c’est une façon de dire adieu avec cérémonie. On apprend à l’assumer. Mais ce qui vous est arrivé est différent, et ce qui vient de m’arriver est différent. Alors, qu’est-ce que vous avez fait, vous ? Vous vous êtes plongée encore plus dans le travail ?

— J’ai terminé ma spécialisation. Je suis devenue infirmière-praticienne. J’enseigne. Je m’inquiète pour mes patients. Voilà toute ma vie désormais.

— Eh bien, vous n’aurez pas à vous inquiéter pour moi, d’accord ? Je connais mes limites.

— Et où sont-elles ?

— Encore bien loin, dit Kelly avec une amorce de sourire qui s’éteignit bien vite. Je me débrouille comment ?

— Très bien.

Tout ne s’était pas passé avec cette facilité, l’un et l’autre le savaient. Donald Madden avait débarqué à Baltimore pour réclamer la dépouille de sa fille au bureau du coroner ; il avait laissé sa femme à la maison, et refusé de voir qui que ce soit, malgré les supplications de Sarah Rosen. Il n’avait aucune intention de parler avec un fornicateur, avait-il expliqué au téléphone, remarque qui était parvenue aux oreilles de Sandy mais qu’aucun des deux médecins n’avait cru bon de transmettre. Le chirurgien lui avait donné un aperçu de ses antécédents familiaux : ce n’était que le triste chapitre final d’une existence brève et triste, détails que leur patient n’avait pas besoin de connaître. Kelly s’était enquis des dispositions pour les obsèques et les deux médecins lui avaient expliqué qu’il serait de toute manière dans l’incapacité de quitter l’hôpital. Kelly avait accepté le verdict en silence, surprenant l’infirmière.

Son épaule gauche était toujours immobilisée, et il souffrait, l’infirmière le savait. Elle et ses collègues surprenaient parfois une grimace, en particulier peu avant l’heure du renouvellement de ses antalgiques, mais Kelly n’était pas du genre à se plaindre. Même maintenant, alors qu’il respirait encore bruyamment après sa redoutable demi-heure en selle, il mettait un point d’honneur à marcher le plus vite possible, pour se détendre tel un athlète entraîné.

— Pourquoi tout ce cinéma ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien. Faut-il une raison à tout ? Je suis comme ça, Sandy.

— Eh bien, vous avez des jambes plus longues que les miennes. Alors, ralentissez un peu, d’accord ?

— Bien sûr. Kelly ralentit le pas alors qu’ils arrivaient devant l’ascenseur. Combien de filles y a-t-il… comme Pam, je veux dire ?

— Bien trop. Elle ignorait le chiffre exact. Mais assez pour qu’elles forment une catégorie de patientes, assez pour qu’on remarque leur présence.

— Qui leur vient en aide ?

L’infirmière pressa le bouton d’appel.

— Personne. Ils sont en train de mettre en œuvre des programmes pour les sortir de la dépendance à la drogue, mais le vrai problème, c’est l’ensemble des mauvais traitements et tout ce qui en découle – ils ont trouvé un nouveau terme pour ça : « désordres comportementaux ». Si vous êtes un voleur, il y a des programmes. Si vous maltraitez des enfants, il y a un programme, mais ces filles sont des parias. Personne ne fait grand-chose. Les seuls à s’en occuper, ce sont les groupes religieux. Si quelqu’un annonçait que c’est une maladie, peut-être que les gens y prêteraient attention.

— Est-ce une maladie ?

— John, je ne suis pas médecin, je ne suis qu’une infirmière spécialisée, et de toute façon, ce n’est pas mon domaine. Je m’occupe des soins post-opératoires au service de chirurgie. D’accord, on en parle au déjeuner, je ne suis pas complètement ignare. Le plus surprenant, c’est le nombre de filles qu’on retrouve mortes. Overdose, accident, crime, qui peut dire ? Soit elles tombent sur le mauvais client, soit leur maquereau devient un peu trop violent, alors elles se présentent chez nous, et ce n’est pas leur mauvais état général qui va les aider, en tout cas, une bonne partie n’arrivent pas à s’en sortir. Une hépatite due à des aiguilles sales, une pneumonie, ajoutez-y une blessure grave, et la combinaison est mortelle. Mais est-ce que quiconque va se décider à y faire quoi que ce soit ? O’Toole baissa les yeux quand l’ascenseur arriva. Des jeunes femmes ne devraient pas mourir de cette manière !

— Ouais. Kelly lui fit signe d’entrer la première.

— Vous êtes le patient, objecta-t-elle.

— Vous êtes la dame, insista-t-il. Désolé, j’ai été élevé comme ça.

Qui est ce type ? se demanda Sandy. Elle s’occupait de plusieurs patients, certes, mais le professeur lui avait ordonné – enfin, pas exactement, se corrigea-t-elle, mais une « suggestion » du docteur Rosen avait du poids, d’autant plus qu’elle avait un grand respect pour lui, en tant qu’ami et conseiller – de veiller particulièrement sur lui. Et ce n’était pas pour la marier, comme elle l’avait initialement soupçonné. Il était encore trop blessé – et elle aussi, même si elle ne voulait pas l’admettre. Quel homme étrange ! Si semblable à Tim par bien des aspects, mais bien plus réservé. Un bizarre mélange de douceur et de rudesse. Elle n’avait pas oublié ce qu’elle avait vu la semaine précédente, mais tout était fini aujourd’hui et elle n’en avait jamais vu revenir la moindre trace. Il la traitait avec respect et bonne humeur, sans jamais un commentaire sur sa silhouette, contrairement à la majorité des patients (soulevant ses objections pour la forme). Il était si malheureux et pourtant si obstiné. Ses furieux efforts pour se rétablir. Sa dureté apparente. Comment concilier tout cela avec ces bonnes manières incongrues ?

— Quand est-ce que je sortirai ? demanda Kelly d’une voix légère, mais pas encore assez.

— Dans une semaine, répondit O’Toole, en lui faisant signe de descendre. Demain, on vous débande le bras.

— Vraiment ? Sam ne m’a rien dit. Quand pourrai-je recommencer à m’en servir ?

— Ça va vous faire mal au début, prévint l’infirmière.

— Merde, Sandy, ça fait déjà mal. Kelly sourit. Autant que la douleur serve à quelque chose.

— Couchez-vous, ordonna l’infirmière. Avant qu’il ait pu élever une objection, elle lui avait fourré un thermomètre dans la bouche et lui prenait le pouls. Puis elle contrôla sa pression artérielle. Les chiffres qu’elle inscrivit sur sa feuille de soins étaient 36,9 – 64 et 10,5/6. Les deux derniers étaient particulièrement surprenants, estima-t-elle. Quoi qu’elle puisse dire sur ce patient, il se rétablissait rapidement. Elle se demanda ce qui le pressait à ce point.

Encore une semaine, songea Kelly après son départ. Faut que j’arrive à bouger ce satané bras.

 

*

 

— Bref, qu’est-ce que tu nous amènes comme nouvelles ? demanda Maxwell.

— Du bon et du moins bon, répondit Greer. La bonne nouvelle est que l’opposition est faible, pour ce qui est des forces terrestres régulières à proximité de l’objectif. Nous avons identifié trois bataillons. Deux sont en instruction avant leur départ pour le sud. Le troisième revient de mission. Bien amoché, en cours de reconstitution. Équipements et effectifs habituels. Pas grand-chose côté armement lourd. Les formations mécanisées qu’ils peuvent avoir sont bien loin de la zone.

— Et les mauvaises nouvelles ? s’enquit l’amiral Podulski.

— Ai-je besoin de vous le dire ? Assez de triple-A le long de la côte pour obscurcir le ciel. Des batteries de SA-2 là, là et probablement là. Dangereux pour des avions rapides, Cas. Pour des hélicos ? Un ou deux appareils de sauvetage, bien sûr, c’est faisable, mais pour une récupération d’envergure, ça risque vraiment d’être tangent. On a déjà revu tout ça en débriefant CHEVILLE OUVRIÈRE, vous vous souvenez ?

— Ce n’est qu’à quarante-cinq kilomètres de la côte.

— Quinze à vingt minutes d’hélico, en volant en ligne droite, ce qu’ils seront incapables de faire, Cas. J’ai épluché personnellement le relevé des menaces sur les cartes.

Le meilleur itinéraire que je puisse identifier – c’est ton domaine, mais je m’y connais quand même un peu, d’accord ? – prend vingt-cinq minutes, et je ne voudrais pas le faire de jour.

— On pourrait utiliser des -52 pour nettoyer le corridor, suggéra Podulski. Il n’avait jamais été réputé pour sa finesse.

— Je croyais que tu voulais rester dans la discrétion, observa Greer. Écoute, la vraie mauvaise nouvelle, c’est que je n’ai rencontré nulle part de véritable enthousiasme pour ce genre de mission. CHEVILLE OUVRIÈRE a échoué…

— Ce n’était pas notre faute ! objecta l’amiral.

— Je sais bien, Cas, répondit Greer, patient. Podulski avait toujours été un avocat passionné.

— Ça devrait être jouable, grommela Cas.

Les trois hommes étaient penchés sur les photos de reconnaissance. Une belle collection, deux venaient de satellites, deux de SR-71 Blackbird, et trois autres des vues obliques à basse altitude prises par des drones Chasseurs de bisons. Le camp faisait deux cents mètres au carré, un carré parfait, d’ailleurs, sans doute la copie conforme d’un plan d’installations de haute sécurité tiré d’un quelconque manuel du bloc de l’Est. Chaque angle possédait un mirador doté d’un toit en tôle ondulée pour protéger de la pluie le fusil-mitrailleur RPD réglementaire de l’ANV, copie d’un modèle russe démodé. À l’intérieur de la clôture barbelée, il y avait trois grands bâtiments et deux petits. À l’intérieur de l’un des premiers se trouvaient, pensaient-ils, vingt officiers américains, tous de grade équivalent ou supérieur à commandant ou lieutenant-colonel, car il s’agissait d’un camp spécial.

C’étaient les photos du Chasseur de bisons qui avaient les premières attiré l’attention de Greer. L’une était assez précise pour avoir permis l’identification d’un visage, celui du colonel Robin Zacharias, de l’USAE Son F-105G Wild Weasel avait été abattu quatorze mois auparavant ; lui et son observateur avaient été considérés comme tués par les Nord-Vietnamiens. On avait même publié une photo de son corps. Ce camp, dont le nom de code était VERT-DE-GRIS, était connu de moins de cinquante personnes ; il était indépendant du bien plus célèbre « Hilton d’Hanoi », déjà visité par des citoyens américains et où, depuis la spectaculaire mais infructueuse opération CHEVILLE OUVRIÈRE sur le camp de Sông Tay, presque tous les prisonniers de guerre américains avaient été regroupés. Situé à l’écart, installé dans un site parfaitement improbable, sans la moindre existence officielle, VERT-DE-GRIS était redoutable. Quelle que soit l’issue de la guerre, l’Amérique voulait récupérer ses pilotes. Il s’agissait ici d’un lieu dont l’existence même suggérait que certains de ces hommes ne seraient jamais restitués. Une étude statistique des pertes avait révélé une sinistre régularité dans les chiffres : les officiers aviateurs de grade relativement élevé connaissaient des pertes supérieures à celles des officiers de grade inférieur. On savait que l’ennemi disposait de bonnes sources de renseignement, dont une bonne partie au sein du mouvement « pacifiste » américain, qu’ils détenaient des dossiers sur les officiers supérieurs américains, qui ils étaient, ce qu’ils savaient, quelles autres fonctions ils avaient occupées. Il était possible que tous ces officiers soient détenus dans un endroit donné et que leurs connaissances servent aux Nord-Vietnamiens de monnaie d’échange pour traiter avec leurs commanditaires russes. Les informations détenues par les prisonniers sur les zones d’un intérêt stratégique particulier s’échangeaient – peut-être – contre une prolongation du soutien d’une nation qui se désintéressait de cette guerre interminable, surtout dans ce nouveau climat de détente. Tant de parties étaient simultanément en cours.

— Joli, apprécia Maxwell dans un souffle. Les trois agrandissements montraient le visage de l’homme, chaque fois fixant droit l’objectif. La dernière de la série avait surpris un garde en train de lever son fusil pour lui donner un coup de crosse dans les reins. Le visage était net. C’était Zacharias.

— Ce type est russe, remarqua Casimir Podulski, en tapotant les photos prises par l’engin sans pilote. L’uniforme était parfaitement identifiable.

Tous savaient ce que pensait Cas. Fils de l’ancien ambassadeur de Pologne à Washington, comte héréditaire et descendant d’une famille qui avait jadis combattu aux côtés du roi Jean Sobieski, il avait vu toute sa famille se faire décimer, d’un côté de la frontière par les nazis, en même temps que le reste de la noblesse polonaise, et de l’autre côté par les Russes dans la forêt de Katyn, où ses deux frères avaient été tués après avoir livré un bref et vain combat sur deux fronts. En 1941, le lendemain de sa remise de diplôme à l’université de Princeton, Podulski s’était engagé dans la Marine américaine, comme aviateur, adoptant un nouveau pays et un nouveau métier, qu’il servait l’un et l’autre avec talent et fierté. Et avec rage. Une rage désormais d’autant plus intense qu’il serait bientôt contraint de prendre sa retraite. Greer en voyait la raison. Ses mains étonnamment délicates étaient déformées par l’arthrite. Malgré tous ses efforts pour dissimuler son état, Cas se verrait radier pour de bon lors de sa prochaine visite médicale et devrait dès lors affronter une retraite partagée entre le souvenir d’un fils mort et une épouse sous traitement anti-dépresseur, après une carrière qu’il ne manquerait pas de considérer comme un échec, malgré ses médailles et ses galons.

— Il faut qu’on trouve un moyen, dit Podulski. Sinon, nous ne reverrons jamais ces hommes. Tu sais qui pourrait se trouver là-bas, Dutch ? Peter Francis, Hank Osborne.

— Pete travaillait pour moi, quand j’avais l’Enterprise, confirma Maxwell. Les deux hommes se tournèrent vers Greer.

— Je suis d’accord sur la nature du camp. Jusqu’ici, j’avais des doutes. Zacharias, Francis et Osborne, voilà des noms qui ne manqueront pas de les intéresser. L’officier d’aviation avait servi un temps à Omaha, où il avait fait partie du haut commandement interarmes qui sélectionnait les objectifs des bombardements stratégiques, et sa connaissance des plans de guerre américains les plus secrets était proprement encyclopédique. Les deux officiers de marine détenaient des informations d’une importance similaire et si tous étaient sans aucun doute courageux, dévoués et obstinément décidés à nier, dissimuler et falsifier, ce n’étaient jamais que des hommes et l’homme avait ses limites ; et l’ennemi avait le temps.

— Écoutez, reprit-il, si vous voulez, je peux essayer de vendre l’idée à certaines personnes en haut lieu, mais je n’ai guère d’espoir.

— Si nous ne faisons rien, nous manquerons à notre parole envers notre peuple ! Podulski écrasa le poing sur le bureau. Mais Cas avait un calendrier à respecter, lui aussi. La découverte de ce camp, le sauvetage de ces prisonniers démontreraient publiquement que le Nord-Viêt-Nam avait menti. Cela risquait d’empoisonner les pourparlers de paix au point de contraindre Nixon à adopter une option différente, celle d’un plan d’action élaboré par un autre groupe de travail, plus large, au Pentagone : l’invasion du Nord. Ce devait être une opération militaire typiquement à l’américaine : une attaque combinée, sans précédent par son audace, son envergure et les dangers potentiels ; un parachutage directement sur Hanoi, le débarquement d’une division de Marines sur les plages encadrant Haiphong, des attaques aéroportées au milieu, avec tout ce que l’Amérique pouvait fournir comme appui tactique, en une offensive massive et conjointe pour tenter de briser le Nord en capturant ses dirigeants politiques. Ce plan, dont le nom de code était changé tous les mois – pour l’heure, c’était CORNET CERTAIN – était le Saint Graal de la vengeance pour tous les militaires de carrière qui voyaient depuis six ans leur pays tâtonner dans l’indécision et dilapider honteusement la vie de ses enfants.

— Comme si je ne le savais pas ! Osborne travaillait pour moi à Suidand. J’accompagnais l’aumônier quand il a apporté ce putain de télégramme, vu ? Je suis dans votre camp, vous vous souvenez ? Contrairement à Cas et Dutch, Greer savait que CORNET CERTAIN n’irait jamais au-delà d’une étude d’état-major. Le plan était tout bonnement irréalisable, sans en avertir le Congrès et, au Congrès, il y avait bien trop de fuites. Possible encore en 66 ou 67, voire en 68, une telle opération était impensable aujourd’hui. Seulement, VERT-DE-GRIS était toujours là, et cette mission-ci était possible, de justesse.

— On se calme. Cas, suggéra Maxwell.

— D’accord.

Greer reporta son attention sur la carte en relief.

— Vous savez, vous autres airedales, vous avez tendance à penser de façon étroite.

— Comment cela ? demanda Maxwell.

Greer indiqua un trait rouge qui partait d’une ville côtière et rejoignait presque l’entrée principale du camp. Sur les photos aériennes, on aurait dit une route de bonne qualité, revêtue d’asphalte.

— Les forces adverses sont situées ici, ici et ici. La route est là, elle remonte la vallée en suivant le fleuve sur une bonne partie de son cours. Il y a des batteries de DCA dans tous les coins, il s’agit d’une route stratégique pour les approvisionner mais vous savez, les triple-A ne sont pas dangereux, à condition de savoir choisir l’équipement.

— Mais c’est une invasion, observa Podulski.

— Parce qu’expédier deux compagnies aéroportées, ce n’en est pas une ?

— J’ai toujours dit que tu étais futé, James, dit Maxwell. Tu sais, c’est pile à l’endroit où mon fils a été abattu. Ce SEAL y est allé et il l’a récupéré à peu près ici, dit l’amiral en tapotant la carte.

— Quelqu’un qui connaît le secteur vu du sol ? observa Greer. Voilà qui nous aiderait. Où est-il ?

 

*

 

— Salut, Sarah ! Kelly l’invita à s’asseoir. Elle lui paraissait plus âgée.

— C’est la troisième fois que je passe, John. Les deux premières, vous dormiez.

— J’ai pas mal dormi, effectivement. Mais tout va bien, lui assura-t-il. Sam passe me voir deux fois par jour. Il était déjà mal à l’aise. Le plus dur était encore d’affronter les amis, se dit Kelly.

— Eh bien, j’avais pas mal de travail. Sarah parlait rapidement. John, il fallait que je vous dise à quel point je suis désolée de vous avoir demandé de venir en ville. J’aurais pu vous envoyer ailleurs. Elle n’avait pas besoin de voir Madge en particulier. Je connais un toubib à Annapolis, un excellent praticien… Sa voix s’étrangla.

Tant de culpabilité, songea Kelly.

— Vous n’y êtes absolument pour rien, Sarah, dit-il quand elle se tut. Vous étiez une bonne amie pour Pam. Si seulement sa mère avait été comme vous, peut-être que…

C’était comme si elle ne l’avait pas entendu.

— J’aurais dû vous donner un rendez-vous plus tard. Si la date avait été légèrement différente…

De ce côté, elle avait raison, se dit Kelly. Toujours les variables. Et si ? Et si j’avais choisi une autre rue pour me garer ? Et si Billy ne l’avait pas reconnue ? Et surtout, si je n’avais pas bougé et laissé ce salaud se barrer tranquillement ? Un autre jour, une autre semaine ? Et si tout un tas de choses. Les choses arrivaient parce qu’une centaine de petits événements aléatoires se produisaient à l’endroit précis et au moment précis où il le fallait, et alors qu’il était aisé d’accepter les bons résultats, on ne pouvait qu’enrager contre les mauvais. Et s’il avait emprunté un itinéraire différent au sortir de l’entrepôt ? Et s’il n’avait pas remarqué Pam au bord de la route et ne l’avait pas prise en stop ? Et s’il n’avait pas remarqué les comprimés ? Et s’il ne s’en était pas soucié, ou si, au contraire, il en avait été scandalisé au point de l’abandonner ? Serait-elle encore en vie ? Si son père lui avait témoigné un peu plus de compréhension, et si elle n’avait jamais fait de fugue, ils ne se seraient jamais rencontrés. Était-ce un bien ou un mal ?

Et même si tout cela était vrai, alors qu’est-ce qui importait réellement ? Tout n’était-il donc qu’accidents survenant au hasard ? Le problème était qu’on ne pouvait jamais dire. Peut-être que s’il était Dieu surveillant toutes choses du haut du ciel, peut-être alors qu’il découvrirait un schéma d’ensemble cohérent mais, vu de l’intérieur, c’était comme ça, point final, et il fallait faire avec, de son mieux, tirer la leçon de ses erreurs en prévision du prochain accident. Mais est-ce que tout cela avait un sens ? Merde, est-ce que quoi que ce soit avait un sens quelconque ? C’était une question trop complexe pour un ancien officier marinier gisant sur un lit d’hôpital.

— Sarah, vous n’y êtes vraiment pour rien. Vous l’avez aidée du mieux que vous avez pu. Comment pourriez-vous y changer quoi que ce soit ?

— Bon sang, Kelly, nous l’avions quasiment sauvée !

— Je sais. Et je l’ai amenée ici, et j’ai fait preuve de négligence. Moi, pas vous. Sarah, tout le monde me répète que ce n’est pas de ma faute, et là-dessus, vous arrivez et vous me dites que c’est de la vôtre. Sa grimace était presque un sourire. Il y a de quoi rendre perplexe, à un détail près.

— Ce n’était pas un accident, c’est ça ? releva Sarah.

— Non, ce n’était pas un accident.

 

*

 

— Le voilà, dit tranquillement Oreza, les jumelles pointées sur la petite tache au loin. Exactement comme vous aviez dit.

— Viens voir, papa, souffla le policier dans le noir. Ce n’était qu’une heureuse coïncidence, se dit l’officier.

Les individus en question avaient une ferme dans le comté de Dorchester, mais entre les rangs de maïs, il y avait des pieds de marihuana. Simple comme bonjour, mais efficace. Une ferme, cela voulait dire des hangars, des dépendances, et l’isolement. Comme ils étaient malins, ils n’allaient pas livrer leur marchandise par camionnette en empruntant le pont suspendu pour traverser la baie, avec les bouchons estivaux toujours imprévisibles, sans parler qu’un employé de péage à l’œil aiguisé avait aidé la Police d’État à opérer une saisie moins d’un mois auparavant. Ils étaient prudents au point de devenir une menace potentielle pour son ami. Il fallait que cela cesse.

Donc, ils utilisaient un bateau. La coïncidence tombée du ciel donnait aux gardes-côtes la chance de participer à une saisie et par la même occasion de redorer son blason à leurs yeux. Ça ne pourrait pas faire de mal, après qu’il les avait utilisés comme prétexte pour l’aider à abattre Angelo Vorano, songea le lieutenant Charon, en souriant dans la timonerie.

— On les coince maintenant ? demanda Oreza.

— Oui. Les clients à qui ils livrent sont sous notre contrôle. N’en parlez à personne, ajouta-t-il aussitôt. Nous ne voulons pas les compromettre.

— Pigé. Le maître de manœuvre poussa les gaz et tourna la barre à tribord. Allons, debout là-dedans ! lança-t-il à son équipage.

Le treize mètres s’enfonça de la quille sous la poussée des moteurs. Le grondement des diesels était enivrant pour le commandant. La petite barre en acier vibrait entre ses mains candis qu’il la redressait pour suivre le nouveau cap. Le plus étonnant était que l’événement puisse être une surprise pour eux. Même si les gardes-côtes constituaient la principale force de police sur les eaux, leur activité principale avait toujours été la recherche et le sauvetage et, apparemment, certains n’étaient pas encore au courant. Ce qui, se dit Oreza, était bougrement regrettable. Ces deux dernières années, il avait surpris certains de ses hommes en train de fumer de l’herbe et sa colère à ce moment avait été un spectacle dont les témoins se souvenaient encore.

L’objectif était clairement visible maintenant, un bateau de pêche de construction locale, un dix mètres comme il en pullulait sur la Chesapeake, sans doute équipé d’un vieux moteur Chevrolet, ce qui signifiait qu’il ne risquait pas de distancer sa vedette rapide. C’était parfait d’avoir une bonne couverture, songea Oreza avec un sourire, mais pas si malin que ça de jouer sa vie et sa liberté sur une seule carte, si bonne fût-elle.

— N’ayez l’air de rien, dit tranquillement le policier.

— Constatez par vous-même, lieutenant, répondit le maître de manœuvre. L’équipage de la vedette était en alerte mais sans rien en laisser paraître, et les armes étaient rangées dans les étuis. Ils avaient mis le cap à peu près droit sur leur poste de Thomas Point et si les occupants de l’autre bateau les avaient remarqués – et personne n’avait regardé derrière jusqu’ici –, ils pourraient facilement supposer que la vedette regagnait tout bonnement l’écurie. Encore cinq cents mètres. Oreza poussa les gaz à fond pour gagner encore un ou deux nœuds.

— Voilà M. English, lança un autre matelot. L’autre treize mètres venu de Thomas Point venait en sens inverse, parti de la station sur un cap rectiligne – en gros, droit vers le phare que la station entretenait également.

— Franchement, ils sont pas trop malins, non ? remarqua Oreza.

— Ma foi, s’ils étaient malins, pourquoi enfreindraient-ils la loi ?

— D’accord avec vous, lieutenant. Trois cents mètres à présent, et une tête se retourna pour découvrir la silhouette étincelante de la petite vedette blanche. Trois individus à bord de l’objectif, et celui qui les regardait se pencha en avant pour dire quelque chose à l’homme de barre. C’était presque comique à observer. Oreza pouvait imaginer leur dialogue à la réplique près. Il y a un bateau des gardes-côtes, là derrière. Alors on reste calme, peut-être que c’est simplement la relève, ou un truc comme ça, d’ailleurs regarde l’autre, là… hé là, j’aime pas trop ça… merde, je te dis de rester calme ! J’aime vraiment pas ça. Arrête un peu, ils ont pas mis leurs feux et puis leur poste est juste à côté, pour l’amour du ciel.

Bientôt le moment, sourit Oreza, bientôt le moment du : oh, merde !

Il sourit quand ça se produisit. Le type à la barre se retourna et sa bouche s’ouvrit et se referma, venant de prononcer exactement cette réplique. Un des jeunes matelots lut également sur les lèvres de l’homme et éclata de rire.

— J’ai dans l’idée qu’ils viennent de faire le point, capitaine !

— Mettez les feux ! ordonna le maître de manœuvre, et les gyrophares au sommet de la timonerie se mirent à clignoter, ce qui n’enchantait pas vraiment Oreza.

— Bien compris !

Le bateau de pêche obliqua rapidement vers le sud mais la vedette qui arrivait en face vira pour anticiper la manœuvre, et il fut instantanément clair qu’il ne pourrait jamais distancer les deux vedettes de treize mètres avec leur double hélice.

— Z’auriez mieux fait d’employer le fric à vous payer un engin plus nerveux, les gars, se dit Oreza, sachant que les criminels tiraient eux aussi la leçon de leurs erreurs et que s’acheter un engin capable de distancer un patrouilleur de treize mètres n’était pas franchement pour eux un problème financier. Ce gibier-là était facile. Chasser un autre petit voilier serait tout aussi facile, si encore ce bougre de crétin de flic voulait bien les laisser agir à leur guise, mais les proies faciles ne dureraient pas éternellement.

Le bateau de pêche coupa ses moteurs, piégé qu’il était entre les deux vedettes. L’adjudant de police English s’immobilisa quelques centaines de mètres à l’écart tandis qu’Oreza s’approchait.

— Ohé du bateau ! lança le maître de manœuvre dans son porte-voix. Ici, les gardes-côtes des États-Unis, nous allons exercer notre droit de monter à bord et d’effectuer une visite de sécurité. Veuillez tous rester bien en vue, s’il vous plaît.

Cela ressemblait à une équipe de foot qui vient de perdre un match : ils savaient qu’ils ne pourraient rien changer, malgré tous leurs efforts. Ils savaient que toute résistance était inutile, et donc il ne leur restait plus qu’à attendre là, abattus, et à accepter leur sort. Oreza se demanda combien de temps cela durerait. Combien de temps avant d’être assez idiots pour vouloir se rebeller ?

Deux des matelots montèrent à bord, couverts par deux autres hommes postés à l’arrière de la vedette. M. English rapprocha son bateau. Habile à la manœuvre, nota Oreza, comme on pouvait l’attendre d’un adjudant, et lui aussi avait posté ses hommes pour couvrir l’intervention, au cas où les mauvais garçons auraient quelque idée en tête. Tandis que les trois suspects restaient immobiles, bien visibles, le nez baissé vers le pont, espérant encore une simple visite de sécurité, les deux matelots d’Oreza se dirigèrent vers la cabine avant. Tous deux en ressortirent moins d’une minute après. L’un d’eux caressa la visière de sa casquette, signe que la voie était libre, puis il se tapota le ventre. Oui, il y avait de la drogue à bord. Cinq coups – un sacré paquet de drogue.

— Nous avons une prise, monsieur, observa calmement Oreza.

Le lieutenant Mark Charon, de la brigade des stups, Police municipale de Baltimore, s’appuya contre l’encadrement de la porte – de l’écoutille, ou Dieu sait quel terme employaient ces marins – et sourit. Il était habillé en civil et on aurait facilement pu le prendre pour un garde-côte, avec son gilet de sauvetage orange.

— À vous de jouer, dans ce cas. Quelle est la procédure réglementaire ?

— Inspection de sécurité de routine, eh mais sapristi, il y a de la drogue à bord ! dit Oreza en feignant la surprise.

— Absolument parfait, monsieur Oreza.

— Merci, lieutenant.

— Tout le plaisir est pour moi, capitaine.

Il avait déjà expliqué la procédure à Oreza et English. Afin de protéger ses informateurs, tout le crédit de l’arrestation irait aux gardes-côtes, ce qui n’était pas vraiment pour déplaire au maître de manœuvre ou à l’adjudant. Oreza pourrait peindre un symbole de victoire sur son mât, enfin, le truc auquel était fixé le radar, un symbole représentant la feuille à cinq lobes d’un plant de marihuana, et les matelots auraient un nouvel exploit à raconter. Ils pourraient même vivre l’aventure d’une déposition devant la cour fédérale de district – quoique ce soit improbable car ces revendeurs à la petite semaine n’écoperaient que de la plus petite peine que pourrait négocier leur avocat. Et ils s’empresseraient de faire savoir que les clients à qui était destinée leur livraison les avaient sans doute balancés. Avec un peu de chance, ces derniers pouvaient même disparaître, ce qui faciliterait d’autant la tâche. Il y aurait une faille dans l’écostructure de la drogue – encore un de ces termes ronflants que Charon avait ramassés. En tout dernier ressort, un rival potentiel dans l’écostructure était désormais hors jeu pour de bon. Le lieutenant Charon aurait droit à une tape dans le dos de la part de son capitaine, et sans doute à une lettre de compliments fleuris de la part des gardes-côtes des États-Unis et du bureau du Procureur fédéral, sans oublier les félicitations pour avoir mené en douceur une opération aussi efficace sans compromettre ses informateurs. L’un de nos meilleurs éléments, ne manquerait pas de rappeler son capitaine. « Comment faites-vous pour avoir des indicateurs de cette qualité ? – Mon capitaine, vous savez comment c’est, je dois protéger mes sources. – Bien sûr, Mark, je comprends. Continuez à faire ce bon boulot. »

Je ferai de mon mieux, mon capitaine, se répéta mentalement Charon, en contemplant le soleil couchant. Il ne regarda même pas les gardes-côtes qui passaient les menottes aux suspects, puis leur énonçaient leurs droits constitutionnels en lisant leur carte Miranda plastifiée ; il ne pouvait s’empêcher de sourire, car pour eux, c’était là un jeu tout à fait distrayant. Mais il faut dire que pour Charon aussi.

 

*

 

Où étaient ces satanés hélicoptères ? se demanda Kelly.

Tout dans cette foutue mission était allé de travers depuis le début. Pickett, son compagnon habituel, terrassé par une violente dysenterie, était trop mal en point pour sortir et Kelly avait dû y aller seul. Pas recommandé, mais la mission était trop importante et ils devaient couvrir le moindre petit hameau, la moindre ville[7]. Et donc, il se retrouvait seul, remontant avec la plus extrême prudence les eaux puantes de ce… bon, la carte appelait ça une rivière mais ce filet d’eau n’était vraiment pas assez large pour que Kelly imagine de le baptiser ainsi.

Et bien sûr, c’était la ville où ils étaient entrés, les enculés.

FLEUR EN PLASTIQUE, songea-t-il, ouvrant l’œil, l’oreille aux aguets. Mais où allaient-ils donc trouver des noms pareils ?

FLEUR EN PLASTIQUE était le nom de code d’une unité d’action politique – ou appelez ça comme vous voulez – de l’ANV. Son équipe portait plusieurs autres noms, aucun vraiment flatteur. En tout cas, ils ne ressemblaient certainement pas aux militants de quartiers qu’il voyait les jours d’élections à Indianapolis. Ce n’était pas le genre de ces gars-là, éduqués à Hanoi sur la meilleure façon d’embrigader les cœurs et les esprits.

Le ponte, le chef, le maire – appelez ça comme vous voulez – de la ville, était juste un poil trop courageux pour être autre chose qu’un imbécile. Et il payait cette imbécillité devant les yeux du quartier-maître de seconde classe J.T. Kelly, planqué à bonne distance. L’équipe était arrivée à une heure trente et, en bon ordre et presque avec civilité, avait entrepris de visiter chaque hutte, de réveiller toute la population de paysans et de les rassembler sur la place du village pour découvrir le héros malavisé, ainsi que son épouse et ses trois filles, qui les attendaient, assis par terre, les bras cruellement ligotés dans le dos. Le commandant de l’ANV qui dirigeait FLEUR EN PLASTIQUE les invita tous à s’asseoir d’une voix polie qui parvint jusqu’au poste d’observation de Kelly, situé à deux cents mètres de là. La ville avait besoin d’une leçon sur la bêtise qu’il y avait à résister au mouvement de libération populaire. Ce n’était pas qu’ils étaient mauvais, ils avaient été simplement mal conseillés, et il espérait que cette simple leçon leur rendrait évidente cette erreur d’appréciation.

Ils commencèrent par l’épouse de l’homme. Cela prit vingt minutes.

Il faut que je fasse quelque chose ! se dit-il.

Ils sont onze, idiot. Mais si le salopard de commandant pouvait bien être le dernier des sadiques, les dix hommes qui l’accompagnaient avaient été sélectionnés exclusivement en fonction de leur rectitude politique. Ce devaient être des soldats fiables, expérimentés et consciencieux. Qu’un homme pût effectuer consciencieusement des choses pareilles, Kelly ne parvenait même pas à l’imaginer. Mais qu’ils en fussent capables était un fait qu’il ne pouvait se permettre d’ignorer.

Où était la putain d’équipe d’intervention ? Il les avait appelés quarante minutes plus tôt et la base de soutien n’était qu’à vingt minutes à vol d’hélicoptère. Ils voulaient ce commandant. Son équipe pourrait également être utile mais c’était le commandant qu’ils voulaient vivant. Il savait où se trouvaient les dirigeants politiques locaux, ceux que les Marines n’avaient pas réussi à éliminer malgré leur raid superbe, six semaines plus tôt. Cette mission était probablement une opération de représailles ; une réaction délibérée si près de la base américaine ne pouvait que vouloir dire non, vous ne nous avez pas encore eus tous, et vous ne nous aurez jamais.

Et sans doute avaient-ils raison, se dit Kelly, mais cette question allait bien au-delà de sa mission de ce soir.

La fille aînée avait peut-être quinze ans. Difficile à dire avec ces Vietnamiennes si petites, si trompeusement délicates. Elle avait résisté vingt-cinq minutes entières et n’était toujours pas morte. Ses cris portaient clairement sur ce vaste terrain découvert jusqu’au point d’eau où était planqué Kelly, les mains crispées avec une telle violence sur la crosse en plastique de son CAR-15 que s’il y avait songé ou l’avait remarqué, il aurait pu redouter de casser quelque chose.

Les dix soldats qui accompagnaient le commandant s’étaient déployés de manière réglementaire. Deux d’entre eux étaient avec l’officier, et ils se relayaient avec les sentinelles en périphérie de manière que tous puissent prendre part aux festivités de la soirée. L’un d’eux acheva la fille avec un couteau. La suivante avait peut-être douze ans.

Kelly tendait l’oreille vers le ciel bas, priant pour qu’il entende le claquement caractéristique du rotor bipale d’un Huey. Il y avait d’autres bruits. Le grondement des pièces de 155 de marine de leur position de tir, sur la côte est. Le hurlement d’avions à réaction au-dessus de sa tête. Aucun n’était assez fort pour masquer les piaillements aigus d’une enfant, mais ils étaient toujours onze et lui tout seul, et même si Pickett avait été ici, les chances n’auraient pas été, et de loin, suffisantes pour tenter le coup. Kelly avait son fusil automatique CAR-15, un chargeur de quinze balles inséré dans son logement, un chargeur de rechange scotché à l’envers, à l’extrémité du premier, et deux autres couples analogues en réserve. Il avait également quatre grenades à fragmentation, deux grenades défensives et deux fumigènes. Son équipement le plus meurtrier était encore sa radio, mais il avait déjà lancé deux appels et reçu à chaque fois un accusé de réception assorti de l’ordre de ne pas bouger.

Facile à dire, bien au chaud à la base, n’est-ce pas ?

Douze ans, peut-être. Trop jeune pour ça. Il n’y avait pas d’âge pour ça, corrigea-t-il, mais il ne pourrait jamais changer les choses tout seul, et il ne servait à rien ni à personne d’ajouter sa mort à celles de cette famille.

Comment pouvaient-ils faire ça ? N’étaient-ils pas des hommes, des soldats, des guerriers professionnels, tout comme lui ? Qu’est-ce qui pouvait justifier qu’ils mettent de côté leur humanité ? Ce qu’il voyait était impossible. Ça ne pouvait pas être. Et pourtant. Il y avait toujours le grondement lointain de l’artillerie qui pilonnait une route d’approvisionnement supposée. Et au-dessus, un défilé aérien continu, peut-être des Intruder des Marines balançant des charges au magnésium sur tel ou tel objectif, sans doute des bois déserts, car c’était à quoi se réduisaient la plupart de leurs cibles. En tout cas, pas ici, où se trouvait l’ennemi, mais qu’est-ce que ça réglerait, en définitive ? Ces villageois avaient joué leur vie et leur famille sur un truc qui ne marchait pas, et peut-être ce commandant s’estimait-il clément en n’éliminant qu’une seule famille avec le maximum de théâtralité au lieu de tous les liquider d’une manière plus expéditive. En outre, les morts ne racontaient pas d’histoires ; or c’était une histoire qu’il comptait bien voir répéter. La terreur, c’était une chose qu’ils pouvaient exploiter, et bien exploiter.

Le temps se traînait, au ralenti puis à l’accéléré, et enfin, la gamine de douze ans cessa de gémir et fut rejetée. La troisième petite fille avait huit ans, constata-t-il dans ses jumelles. L’arrogance de ces salauds, préparant un grand feu. Ils ne Voulaient surtout pas qu’on puisse rater ce spectacle, pas vrai ?

Huit ans, même pas assez grande, même pas une gorge assez large pour un vrai cri. Il observa la relève de la garde. Deux nouveaux hommes quittèrent le périmètre pour rejoindre le centre du bourg. Une permission pour les groupes d’action politique qui ne pouvaient pas se rendre à Taiwan comme Kelly. L’homme situé le plus près de Kelly n’avait pas encore eu sa chance, et sans doute était-ce râpé pour ce soir. Le chef du village n’avait pas assez de filles, à moins qu’il soit sur la liste noire du commandant. Quelle que soit la véritable raison, il devrait faire ceinture, et il devait se sentir frustré. Le soldat avait maintenant tourné les yeux vers l’intérieur du périmètre pour regarder ses compagnons partager des festivités auxquelles il n’aurait pas droit ce soir. La prochaine fois, peut-être… mais au moins pouvait-il se rincer l’œil… et, nota Kelly, il ne s’en privait pas, négligeant son devoir pour la première fois de la soirée.

Kelly avait parcouru la moitié de la distance avant que son esprit ne l’ait remarqué. Il rampait aussi vite que possible en silence, aidé par le sol détrempé. Une reptation à ras de terre, le corps le plus aplati possible, plus près, toujours plus près, à la fois poussé et attiré par le gémissement en direction du feu.

T’aurais dû te réveiller plus tôt, Johnnie-boy.

Ce n’était pas possible tout à l’heure.

Et merde, ça ne l’est pas plus maintenant !

C’est à cet instant que le destin intervint sous la forme du grondement d’un Huey, et même plusieurs, venant du sud-est. Kelly fut le premier à le percevoir, alors qu’il se relevait avec précaution derrière le soldat, le poignard brandi. Ils n’avaient toujours rien entendu lorsqu’il frappa, plongeant sa lame à la base du crâne de l’homme, là où la moelle épinière se relie au cerveau – le bulbe rachidien, lui avait-on appris dans un cours. Il la fit tourner, un peu comme un tournevis, l’autre main plaquée sur la bouche de l’homme et, pas de doute, ça marchait. Le corps devint instantanément inerte, et il le déposa doucement à terre, moins par un quelconque souci d’humanité que pour atténuer le bruit.

Mais du bruit, il y en avait. Les hélicos étaient trop près, maintenant. Le commandant leva la tête en se tournant vers le sud-est. Il avait reconnu le danger. Il lança l’ordre de rassemblement à ses hommes, puis fit demi-tour et tira une balle dans la tête de l’enfant aussitôt qu’un de ses soldats se fut retiré d’elle pour s’écarter de la trajectoire.

Le regroupement de l’escouade ne prit que quelques secondes. Le commandant fit une rapide revue d’effectif, découvrant qu’il manquait un homme, et il se tourna aussitôt dans la direction de Kelly, mais son acuité visuelle avait été depuis longtemps diminuée par le feu et la seule chose qu’il releva, ce fut comme un mouvement fantomatique dans les airs.

— Un, deux, trois, murmura pour lui Kelly après avoir dégoupillé l’une de ses grenades à fragmentation. Les gars du 3e SOG préparaient eux-mêmes leurs amorces.

On ne savait jamais ce que pouvait faire la petite vieille sur la chaîne de l’usine d’armement. Les leurs brûlaient cinq secondes juste et à « trois », la grenade quitta sa main. L’enveloppe contenait juste assez de métal pour briller à la lueur orange du feu de camp. Un jet quasiment impeccable qui la fît atterrir pile au centre du cercle de soldats. Kelly s’était déjà jeté à terre. Il entendit le cri d’alarme qui venait juste une seconde trop tard pour aider qui que ce soit.

La grenade tua ou blessa sept des dix hommes. Kelly se releva, braqua son fusil automatique et descendit le premier de trois balles dans la tête. Son regard ne s’attarda même pas à regarder jaillir le nuage rouge car c’était son métier, pas un passe-temps. Le commandant était encore en vie. Gisant au sol, il essayait malgré tout de braquer son arme jusqu’à ce qu’il prenne cinq balles de plus dans la poitrine. Sa mort transformait cette nuit en succès. Désormais, Kelly n’avait plus qu’une chose à faire : survivre. Il s’était lancé dans une opération suicidaire et la prudence était son ennemie.

Kelly courut sur la droite, le fusil levé bien haut. Il restait au moins deux ANV sur pied. Ils étaient armés, furieux et suffisamment confus pour ne pas avoir détalé comme ils auraient dû le faire. Le premier hélico au-dessus était un illuminateur, qui lâchait des charges éclairantes que maudit Kelly car la nuit était désormais sa meilleure alliée. Il repéra et aligna l’un des ANV, vidant son chargeur sur la silhouette qui courait. Il échangea les chargeurs, tout en continuant de progresser vers la droite, dans une manœuvre de contournement, espérant ainsi dénicher l’autre, mais ses yeux s’attardèrent sur le centre du village. Des gens détalaient dans tous les sens, certains sans doute blessés par sa grenade, mais il ne pouvait rien y faire. Ses yeux restèrent fixés sur les victimes près du feu – trop longtemps, car lorsqu’il les détourna, la scène resta imprimée sur sa rétine, alternance d’images fantômes orange et bleues qui ruinaient sa vision nocturne. Il entendait le rugissement d’un Huey en descente pour atterrir près du village et le bruit était assez fort pour couvrir même les cris des paysans. Kelly se cacha derrière le mur d’une hutte, les yeux tournés vers l’extérieur, loin du feu, cherchant à les accoutumer de nouveau au noir. Il restait au moins un Viêt indemne, et il n’allait pas se diriger vers le son de l’hélicoptère. Kelly continua d’avancer vers la droite, plus lentement à présent. Il y avait un écart de dix mètres entre cette hutte et la suivante, comme un corridor de lumière éclairé par le feu. Il jeta un œil derrière l’angle avant de se lancer, puis partit en courant, pour une fois tête baissée. Ses yeux surprirent une ombre en mouvement, et quand il se retourna pour regarder, il trébucha sur quelque chose et s’étala.

La poussière volait tout autour de lui mais il n’arriva pas à repérer assez vite l’origine du bruit. Il roula sur la gauche pour éviter les balles, mais cela le ramena vers la lumière. Il se redressa à demi et recula, se cogna contre le mur d’une hutte, tandis que ses yeux scrutaient éperdument la nuit pour repérer les éclairs d’un canon. Là ! Il éleva le CAR-15 et tira à l’instant même où deux balles de 7.62 le cueillaient en pleine poitrine. L’impact l’envoya bouler et deux autres balles détruisirent le fusil automatique entre ses mains. Quand il releva la tête, il était étendu sur le dos, et tout était calme dans le village. Sa première tentative pour bouger se solda uniquement par une intense douleur. Puis il sentit le canon d’un fusil plaqué contre sa poitrine.

— Par ici, lieutenant ! Suivi d’un : toubib !

L’univers se remit à bouger tandis qu’ils le traînaient à proximité du feu. La tête de Kelly pendait mollement sur la gauche et il aperçut les soldats qui investissaient le bourg, deux d’entre eux désarmant et examinant l’ANV.

— Ce salaud est en vie, remarqua l’un des deux.

— Ah ouais ? L’autre, qui était près du corps de la gosse de huit ans, s’approcha, plaqua le canon de son arme contre la tempe du Nord-Vietnamien et tira.

— Merde, Harry !

— Arrêtez vos conneries ! aboya le lieutenant.

— Regardez un peu ce qu’ils ont fait ! rétorqua Harry sur le même ton, avant de tomber à genoux pour vomir.

— Quel est votre problème ? demanda l’infirmier à un Kelly qui était bien incapable de répondre. Oh, merde, observa-t-il ensuite. L-T, ce doit être le gars qui nous appelait !

Un autre visage apparut, sans doute celui du lieutenant commandant l’unité bleue, et l’insigne surdimensionné cousu sur son épaule était celui de la 1re division de cavalerie.

— Mon lieutenant, secteur apparemment dégagé, on ratisse de nouveau le périmètre ! annonça une voix plus âgée.

— Tous morts ?

— Affirmatif, mon lieutenant !

— Merde, mais qui êtes-vous ? dit ce dernier en baissant de nouveau les yeux. Ces putains de cinglés de Marines.

— Navy ! protesta Kelly, dans un hoquet qui projeta quelques gouttes de sang sur l’infirmier.

— Quoi ? demanda l’infirmière O’Toole.

Kelly ouvrit grand les yeux. Son bras droit se rabattit rapidement sur sa poitrine en même temps qu’il tournait rapidement la tête pour scruter la pièce. Sandy O’Toole était assise dans le coin. Elle était en train de lire un bouquin, à la lueur d’une simple lampe.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— J’écoute votre cauchemar, répondit-elle. C’est la deuxième fois. Vous savez, vous devriez vraiment…

— Ouais, je sais.

Sans aucun remords
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