3

Captivité

 

Après avoir remis tout le matériel de plongée à l’atelier, Kelly regagna le quai avec un diable pour charger toutes ses provisions. Rosen tint absolument à l’aider. Ses hélices neuves arriveraient par bateau le lendemain et le chirurgien ne semblait pas particulièrement pressé de ressortir en mer.

— Alors comme ça, vous enseignez la chirurgie ?

— Depuis huit ans, ouais. Rosen empilait les cartons sur le diable.

— Vous n’avez pas l’air d’un chirurgien.

Rosen accepta le compliment avec grâce.

— Nous ne sommes pas tous violonistes. Mon père était maçon.

— Le mien, pompier. Kelly retourna vers la casemate avec sa cargaison.

— À propos de chirurgiens… Rosen indiqua le torse de Kelly. Vous avez eu droit à des bons. Ça m’a l’air d’avoir été un vilain truc.

Kelly s’arrêta presque. Ouais, j’avais vraiment été imprudent, ce coup-là. Mais c’était pas aussi grave que ça en a l’air. La balle n’a fait qu’effleurer le poumon.

— C’est ce que je vois, grommela Rosen. Elle a dû rater le cœur de quatre bons centimètres. Rien de grave.

Kelly rangea les cartons dans l’office. Ça fait toujours plaisir de causer avec quelqu’un qui comprend, nota-t-il mais il grimaça mentalement au souvenir de l’impact de la balle qui l’avait projeté au sol.

— Comme je disais… une imprudence.

— Combien de temps êtes-vous resté là-bas ?

— En tout ? Dans les dix-huit mois. Tout dépend si vous y incluez le séjour à l’hôpital.

— C’est la Navy Cross que j’ai vue accrochée au mur. C’est pour ça que vous l’avez eue ?

Kelly secoua la tête.

— Non, pour autre chose. Il fallait que j’aille au Nord récupérer quelqu’un, un pilote de A-6. Je n’ai pas été blessé mais j’en suis revenu malade comme un chien. J’avais pas mal d’écorchures, vous voyez – les épines, tout ça. Je me suis chopé une infection carabinée à cause de l’eau de rivière, pas croyable, non ? Trois semaines d’hosto. C’était pire que la balle.

— Pas très agréable comme coin, hein ? demanda Rosen alors qu’ils revenaient prendre le reste des provisions.

— On disait qu’il y avait cent espèces de serpents, là-bas. Dont quatre-vingt-dix-neuf venimeuses.

— Et le dernier ?

Kelly tendit un carton au toubib.

— Celui-là, il vous boulotte tout rond. Il rit. Non, je peux pas dire que je me sois trop plu, là-bas. Mais c’était le boulot et j’ai réussi à extraire ce pilote et l’amiral m’a filé des galons et une médaille. Venez, je vais vous montrer mon bébé. Kelly l’invita à monter à bord. Le tour prit cinq minutes, avec le docteur qui prenait note de toutes les différences. L’aménagement était complet, sans être briqué à neuf. Ce type, c’était évident, privilégiait le boulot efficace et ses cartes étaient toutes neuves. Kelly alla pêcher deux autres bières, une pour lui, une pour le docteur, dans la glacière.

— Comment c’était, Okinawa ? demanda-t-il avec un sourire. Chacun jaugeait l’autre et chacun semblait satisfait du résultat.

Rosen haussa les épaules, émit un grognement éloquent.

— Tendu. On était débordés de boulot et les kamikazes devaient trouver que la croix rouge sur les bateaux faisait une jolie cible.

— Vous travailliez quand ils faisaient un raid sur vous ?

— Les blessés ne peuvent pas attendre, Kelly.

Kelly acheva sa bière.

— À votre place, j’aurais répliqué… Le temps que je récupère les affaires de Pam, on pourra retrouver la climatisation. Il se dirigea vers l’arrière et récupéra son sac à dos. Rosen était déjà redescendu sur le quai et Kelly lui lança le sac. Rosen regarda trop tard, le manqua et le sac atterrit sur le béton. Une partie du contenu se répandit et, à sept mètres de distance, Kelly vit aussitôt ce qui clochait avant que le docteur ne tourne la tête vers lui.

Il y avait un gros flacon à pilules en plastique marron, mais sans étiquette. La capsule s’était défaite, et deux comprimés s’en étaient échappés.

Certaines choses s’éclairèrent instantanément. Kelly descendit lentement sur le quai. Rosen ramassa le flacon et y remit les cachets qui étaient tombés avant de le refermer avec la capsule de plastique blanc. Puis il rendit le tout à Kelly.

— Je sais que ce n’est pas à vous, John.

— Qu’est-ce que c’est, Sam ?

Sa voix aurait difficilement pu être plus détachée.

— Le nom commercial est Quaalude. De la méthaqualone. C’est un barbiturique, un sédatif. Un somnifère. On s’en sert pour expédier les patients au pays des rêves. Très efficace. Un peu trop efficace, en fait. Beaucoup de gens estiment qu’on devrait le retirer du marché. Pas d’étiquette. Elle ne les a pas eues sur ordonnance[3].

Kelly se sentit soudain las et vieux. Et trahi, aussi, quelque part.

— Ouais.

— Vous ne saviez pas ?

— Sam, on se connaît… depuis vingt-quatre heures à peine. Je ne sais quasiment rien d’elle.

Rosen s’étira et parcourut lentement du regard l’horizon.

— Très bien, maintenant, je vais vraiment jouer les docteurs, d’accord ? Avez-vous déjà pris de la drogue ?

— Non ! Je hais cette foutue saloperie. Ça tue des gens ! La colère de Kelly était immédiate, vicieuse, mais elle ne visait pas Sam Rosen.

Le professeur prit cet éclat avec calme. C’était son tour de jouer les spécialistes.

— On se calme… Les gens deviennent accros à ces substances. Peu importe comment. S’exciter ne sert à rien. Respirez un bon coup, soufflez lentement.

Kelly obéit et réussit à sourire de l’incongruité de la situation.

— Je croirais entendre mon vieux.

— Les pompiers sont gens sages. Il marqua un temps. Bien, votre jeune amie a peut-être un problème. Mais elle semble une fille gentille et vous m’avez l’air d’être un Mensch[4]. Alors, on essaye de résoudre le problème, oui ou non ?

— Je suppose que c’est à elle d’en décider, observa Kelly. L’amertume s’était insinuée dans sa voix. Il se sentait trahi. Il avait commencé à lui donner son cœur et voilà qu’il devait affronter l’éventualité de l’avoir en réalité donné à la drogue, ou à ce que la drogue avait fait de ce qui aurait dû être une personne. Sans doute avait-il perdu son temps.

Rosen se crispa un peu.

— Entendu, c’est à elle d’en décider, mais c’est peut-être également à vous, en partie, et si vous vous comportez comme un idiot, ça ne l’aidera pas beaucoup.

Kelly fut sidéré par le ton raisonnable de l’homme dans une telle situation.

— Vous devez être un sacré bon toubib.

— Je suis un putain de sacré bon toubib, annonça Rosen. Ce n’est pas mon domaine mais Sarah, elle, est une spécialiste. Il se peut que vous ayez de la chance tous les deux. Ce n’est pas une mauvaise fille, John. Il y a quelque chose qui la tracasse. Un truc qui la rend nerveuse, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

— Certes, oui, mais… et une partie du cerveau de Kelly lui dit : « Regarde ! »

— Mais ce que vous avez surtout remarqué, c’est qu’elle est jolie. J’ai eu vingt ans, moi aussi, John. Allez, il se peut qu’on ait pas mal de boulot devant nous. Il s’arrêta, lorgna Kelly. J’ai l’impression qu’il y a une chose qui m’échappe. C’est quoi ?

— J’ai perdu ma femme, il y a moins d’un an. Et pendant une minute ou deux, Kelly expliqua.

— Et vous avez cru qu’elle pourrait peut-être…

— Ouais, je suppose. Stupide, hein ? Kelly se demanda pourquoi il se confiait de la sorte. Pourquoi ne pas laisser Pam faire à sa guise ? Mais ce n’était pas une réponse. En agissant de la sorte, il ne ferait que l’utiliser pour assouvir ses besoins égoïstes, avant de la jeter comme une rose lorsqu’elle est fanée. Après tous les revers qu’il avait connus au cours de l’année écoulée, il savait qu’il ne pouvait faire une chose pareille, qu’il ne pouvait pas être ce genre d’homme. Il surprit Rosen qui le fixait avec insistance.

Le toubib hocha la tête d’un air entendu.

— Nous avons tous nos points faibles. Vous avez la formation, l’expérience pour résoudre vos problèmes. Pas elle. Allez, on a du boulot devant nous. Rosen prit les poignées du diable dans ses grandes mains douces et le poussa vers la casemate.

À l’intérieur, la fraîcheur de l’air était comme un dur retour à la réalité. Pam essayait de distraire Sarah mais sans guère de succès. Peut-être Sarah avait-elle jugé la situation décidément trop embarrassante, mais les médecins ont toujours l’esprit au travail et c’est d’un regard professionnel qu’elle s’était mise à considérer la personne en face d’elle. Quand Sam entra dans le séjour, Sarah se retourna et lui adressa un regard que Kelly n’eut aucun mal à déchiffrer.

— Et donc, eh bien, j’ai quitté la maison quand j’avais seize ans, était en train d’expliquer Pam, sur un ton monocorde qui en dévoilait plus qu’elle ne l’imaginait. Elle tourna la tête à son tour et ses yeux s’arrêtèrent sur le sac à dos que Kelly tenait entre les mains. Il y avait dans sa voix un ton curieusement crispé qu’il n’avait pas remarqué auparavant.

— Oh, super, j’en avais besoin. Elle se leva pour lui prendre le sac des mains avant de se diriger vers la chambre à coucher. Kelly et Rosen la regardèrent partir, puis Sam tendit à son épouse le flacon de plastique. Un simple regard lui suffit.

— Je ne savais pas, dit Kelly, éprouvant le besoin de se défendre. Je ne l’ai pas vue absorber quoi que ce soit. Il réfléchit, essayant de se remémorer les moments où elle avait échappé à son regard, pour conclure qu’elle avait dû prendre ses pilules à deux ou trois reprises et comprendre enfin la raison de ces yeux rêveurs.

— Sarah ? demanda Sam.

— Trois cents milligrammes. Ce ne devrait pas être un cas grave mais elle a besoin d’assistance.

Pam revint quelques secondes plus tard pour dire à Kelly qu’elle avait oublié quelque chose à bord. Ses mains ne tremblaient pas mais uniquement parce qu’elle les serrait pour les empêcher de bouger. C’était tellement évident, une fois que vous saviez quoi chercher. Elle essayait de se contrôler et y parvenait presque, mais Pam n’était pas comédienne.

— Ce ne serait pas ça ? demanda Kelly. Il tenait le flacon. La réaction à sa question brutale fut comme un coup de poignard bien mérité en plein cœur.

Pam resta plusieurs secondes sans répondre. Ses yeux se fixèrent sur le flacon de plastique marron et la première chose que Kelly y déchiffra, ce fut une expression avide, comme si déjà son esprit cherchait à accaparer la bouteille, à en extraire un ou plusieurs comprimés, comme s’il anticipait déjà l’effet, quel qu’il soit, que pouvaient lui procurer ces saloperies, sans se soucier ni même être consciente de la présence de témoins dans la pièce. Puis la honte la frappa, la conscience que l’image d’elle qu’elle s’était efforcée de donner aux autres était en train de s’effacer très vite. Mais pis que tout, après être rapidement passés devant Sam et Sarah, ses yeux revinrent à Kelly, alternant entre sa main et son visage. Au début, l’avidité le disputait à la honte, puis la honte l’emporta et quand le regard de Pam croisa le sien, l’expression de son visage fut d’abord celle d’un gosse pris à se mal conduire, mais bien vite cette expression se durcit, et elle avec, lorsqu’elle découvrit que ce qui aurait pu devenu de l’amour s’était mué, en l’espace de quelques battements de cœur, en un mélange de mépris et de dégoût. Sa respiration changea aussitôt, se fit précipitée, puis irrégulière, avec la montée des sanglots, et elle se rendit compte que le dégoût le plus grand était dans son propre esprit, car même un drogué doit savoir regarder en lui, et se regarder par les yeux de ses interlocuteurs ne fait qu’y ajouter de la cruauté.

— Je suis d-d-désolée, K-K-Kel-ly. Je ne t-t’ai pas d-dit… essaya-t-elle d’expliquer mais son corps se recroquevilla. On aurait cru qu’elle se ratatinait sous leurs yeux en découvrant que ce qui aurait pu être une chance était en train de se dissiper comme un nuage, derrière lequel il n’y avait que le désespoir. Pam se détourna, secouée de sanglots, incapable de regarder en face l’homme qu’elle avait commencé à aimer.

C’était l’heure de la décision pour John Terrence Kelly. Il pouvait se sentir trahi ou bien manifester à son égard la même compassion qu’elle avait su lui manifester moins de vingt heures auparavant. Mais plus que tout, ce qui le décida, ce fut son regard, cette honte si lisible sur ses traits. Il ne pouvait pas rester planté là. Il devait faire quelque chose, ou sinon, sa propre image de lui, si satisfaite, se dissoudrait aussi sûrement et rapidement que celle de la jeune femme.

Les yeux de Kelly s’emplirent également de larmes. Il se précipita vers elle et l’enveloppa de ses bras pour l’empêcher de tomber, la berçant comme une enfant, attirant sa tête contre sa poitrine parce que c’était maintenant son tour d’être fort pour elle, de laisser de côté provisoirement ses idées ; même la partie dissonante de son cerveau se refusait à caqueter ses je te l’avais bien dit, car c’était un être blessé qu’il tenait dans ses bras, et ce n’était pas le moment de lui faire la morale. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes sous le regard des deux autres, partagés entre la gêne et le détachement professionnel.

— J’ai essayé, finit-elle par dire. J’ai vraiment essayé… mais j’avais tellement peur.

— T’inquiète pas, répondit Kelly, sans bien saisir ce qu’elle venait de dire. Tu as été là pour moi et maintenant, c’est mon tour de te rendre la pareille.

— Mais… Elle se remit à sangloter et il lui fallut une bonne minute pour se ressaisir. Je ne suis pas ce que tu imagines.

Kelly laissa un sourire s’insinuer dans sa voix tandis qu’il manquait le second avertissement.

— Tu ne sais pas ce que j’imagine, Pammy. Ne t’inquiète pas, vraiment. Il était tellement obnubilé par la fille entre ses bras qu’il n’avait pas remarqué la présence de Sarah Rosen à ses côtés.

— Pam, si on faisait un petit tour ensemble ? Pam acquiesça et Sarah la conduisit dehors, laissant Kelly face à Sam.

— Vous êtes un Mensch, annonça Rosen, satisfait de voir confirmé son diagnostic initial sur le caractère de son hôte. Kelly, quelle est la ville la plus proche possédant une pharmacie ?

— Solomons, je suppose. Ne faudrait-il pas l’hospitaliser ?

— Je laisserai Sarah en décider mais je doute que ce soit nécessaire.

Kelly contempla le flacon, resté dans sa main.

— Bon, je m’en vais envoyer par le fond ces foutues saloperies.

— Non ! s’écria Rosen. Je vais les prendre. Les cachets portent un numéro. La police pourra identifier le lot qui a été détourné. Je vais les mettre en lieu sûr dans mon bateau.

— Bon, alors que fait-on à présent ?

— On attend un peu.

Sarah et Pam revinrent vingt minutes plus tard, main dans la main, comme la mère et la fille. Pam avait relevé la tête, même si ses yeux étaient encore humides.

— Nous avons affaire à une vraie battante, les gars, leur annonça Sarah. Cela fait un mois qu’elle essaye de décrocher, toute seule.

— Elle dit que ce ne sera pas dur, ajouta Pam.

— Et on peut encore faciliter les choses, lui assura Sarah. Elle donna une liste à son mari. Trouve une pharmacie. John, mettez en route votre bateau. Tout de suite.

— Que se passe-t-il ? demanda Kelly, vingt minutes et cinq milles plus tard. Solomons était déjà une ligne brun-vert à l’horizon nord-ouest.

— Le régime est tout simple, en fait. On la soutient avec des barbituriques en diminuant progressivement les doses.

— Vous la droguez pour lui faire décrocher de la drogue ?

— Ouaip, acquiesça Rosen. C’est ainsi qu’on procède. Il faut du temps pour que l’organisme élimine tous les résidus de ses tissus. Le corps devient dépendant de la substance et si l’on tente un sevrage trop brusque, on risque des effets secondaires indésirables, des convulsions, ce genre de choses. Il arrive parfois que les patients en meurent.

— Quoi ? s’alarma Kelly. Je n’en savais rien, Sam.

— Pourquoi auriez-vous dû le savoir ? C’est notre boulot, Kelly. D’après Sarah, ça ne devrait pas poser de problème. Relax, John. Vous lui donnerez… Rosen sortit la liste de sa poche… ouais, c’est ce que je pensais, du phénobarbital, on en donne pour atténuer les symptômes de sevrage. Écoutez, vous savez piloter un bateau, pas vrai ?

— Ouaip, dit Kelly en se retournant, connaissant déjà la suite.

— Alors, laissez-nous faire notre boulot. D’accord ?

 

*

 

L’homme n’avait apparemment pas trop besoin de sommeil, constatèrent les gardes-côtes, à leur grand déplaisir. Avant qu’ils aient eu la chance de récupérer de leurs aventures de la veille, il était déjà debout, buvait du café dans la salle du PC opérationnel, penché à nouveau sur les cartes, dessinant du doigt des cercles qu’il comparait mentalement avec l’itinéraire suivi par le treize mètres.

— Quelle vitesse peut atteindre un voilier ? demanda-t-il à un maître de manœuvre de seconde classe Manuel Oreza maussade et de fort méchante humeur.

— Celui-là ? Pas faramineuse, avec un bonne brise et par mer calme, dans les cinq nœuds, un peu plus si le skipper est habile et expérimenté. La règle empirique est que la vitesse est égale à un virgule trois fois la racine carrée de la longueur à la ligne de flottaison, donc pour celui-ci, entre cinq et six nœuds. Et il espérait bien avoir bluffé le civil avec cet étalage de b-a-ba des connaissances nautiques.

— Il y avait du vent, la nuit dernière, maugréa l’officier.

— Un petit bateau ne va pas plus vite sur une mer agitée, au contraire, ça le ralentit. C’est parce qu’il passe plus de temps à monter et descendre au lieu de tirer droit.

— Alors, comment a-t-il fait pour vous semer ?

— Il ne m’a pas semé, que ce soit entendu une bonne fois pour toutes ! Oreza ne savait pas trop d’où sortait ce type ou quelle était au juste sa position hiérarchique, mais il n’aurait jamais accepté ce genre de traitement d’un véritable officier – et jamais un véritable officier ne l’aurait harcelé de la sorte ; un véritable officier aurait écouté et compris. L’officier marinier inspira un grand coup, regrettant pour une fois l’absence d’un gradé pour expliquer les choses. Les civils écoutaient les gradés, ce qui en disait long sur l’intelligence des civils.

— Écoutez, monsieur, c’est vous qui m’avez dit de rester en retrait, non ? Moi, je vous ai prévenu qu’on allait le perdre au milieu de cette pluie, et c’est bien ce qui s’est passé. Les vieux radars dont on est équipé ne valent rien par mauvais temps, et c’est encore pire lorsqu’il s’agit de repérer une cible mobile aussi ridicule qu’un petit dériveur.

— Vous l’avez déjà dit.

Et je continuerai de le répéter jusqu’à ce que tu aies pigé, se retint juste à temps de dire Oreza, interceptant le regard d’avertissement de M. English. Portagee inspira de nouveau un grand coup et consulta la carte.

— Bon, où se cache-t-il, d’après vous ?

— Merde, la baie n’est pas si large, donc cela vous fait deux rives à surveiller. La plupart des maisons ont leur mouillage privé et il y a toutes ces criques. À leur place, j’aurais mis le cap sur une crique. C’est une meilleure planque qu’un appontement, non ?

— Vous êtes en train de me dire qu’il nous a échappé, observa sombrement le civil.

— Sûr et certain, approuva Oreza.

— Trois mois, trois mois de boulot pour en arriver là !

— Ça, j’y suis pour rien, monsieur. Le garde-côte marqua un temps. Écoutez, il a sans doute mis le cap à l’est plutôt qu’à l’ouest, d’accord ? Mieux vaut filer sous le vent que remonter vent debout. C’est le point positif. Le problème, c’est qu’une aussi petite embarcation, on peut toujours la prendre en remorque. Merde, il pourrait aussi bien avoir gagné le Massachusetts à l’heure qu’il est.

— Oh, manquait plus que ça. Il leva les yeux de la carte.

— Monsieur, vous préféreriez que je vous mente ?

— Trois mois !

Il ne pouvait tout bonnement pas l’admettre, songèrent au même moment English et Oreza. Il fallait pourtant bien s’y faire. Il arrivait que la mer prenne une chose, on faisait de son mieux pour fouiller et chercher, la plupart du temps on trouvait, mais pas toujours, et quand on échouait, il fallait bien se résoudre à laisser à la mer sa prise. Aucun homme n’a jamais vraiment réussi à s’y accoutumer mais c’est ainsi que vont les choses.

— Peut-être que vous pourriez réquisitionner une aide par hélicoptère. La Marine en a un paquet à la base de Pax River, remarqua l’adjudant English. En outre, cela les empêcherait d’avoir le gars dans les jambes, un objectif digne de considération, vu tous les embarras qu’il causait à English et à ses hommes.

— On essaye de se débarrasser de moi ? demanda l’intéressé avec un sourire en coin.

— Pardon, monsieur ? répondit English, l’air innocent. Quel dommage, songea l’adjudant, que le type ne soit pas un parfait abruti.

 

*

 

Il était dix-neuf heures passées quand Kelly revint s’amarrer. Il laissa Sam descendre avec les médicaments tandis qu’il restait à bord pour jeter des housses sur les instruments et tout ranger pour la nuit. Le retour de Solomons avait été sans histoires. Sam Rosen savait répondre aux questions et Kelly savait lesquelles poser. Tout ce qu’il avait eu besoin de savoir, il l’avait appris lors du trajet aller, et la majeure partie du retour, il l’avait passée seul avec ses pensées, à se demander quoi faire, comment réagir. C’étaient là des questions sans réponses, et s’occuper de la manœuvre et du bateau n’avait pas été d’une aussi grande aide qu’il l’aurait espéré. Il prit même plus de temps que nécessaire à vérifier les amarres, faisant la même chose avec le yacht du chirurgien avant de se décider enfin à rentrer.

 

*

 

Le Lockheed DC-130 Hercules croisait largement au-dessus du plafond de nuages, volant à un rythme régulier comme il l’avait fait au cours des 2 354 heures inscrites à son actif depuis qu’il avait quitté l’usine Lockheed de Marietta, Géorgie, quelques années plus tôt. Tout semblait annoncer un vol sans histoire. Dans la spacieuse cabine avant, l’équipage surveillait l’atmosphère limpide et les divers instruments de bord, conformément aux instructions. Les quatre turbopropulseurs ronronnaient avec leur fiabilité coutumière, engendrant une vibration régulière aiguë qui traversait l’épaisseur des sièges confortables à haut dossier et créait des ondes stationnaires circulaires dans les tasses de café en polystyrène expansé. Bref, l’ambiance respirait l’absolue normalité. Mais quiconque aurait vu l’extérieur de la carlingue aurait compris qu’il en allait autrement. L’appareil appartenait au 99e SRC, le 99e escadron de reconnaissance stratégique.

Au-delà des moteurs extérieurs sur chaque aile étaient accrochés de petits avions supplémentaires. Il s’agissait de drones, des avions-robots type 147SC. Conçus à l’origine comme avions-cibles à grande vitesse sous la désignation Firebee-II, ils portaient désormais le nom officieux de « Buffalo Hunter », « chasseur de bisons ». Dans la soute arrière du DC-130E, un second équipage était en train de s’affairer à préparer le largage des deux avions miniatures, après les avoir programmés pour une mission suffisamment secrète pour qu’aucun n’en connaisse avec précision la teneur. C’était inutile. L’essentiel était de dire aux drones quoi faire et quand le faire. Le technicien en chef, un sergent âgé de trente ans, était responsable d’un oiseau portant le nom de code Cody-193[5]. Son poste lui permettait, en se tournant pour jeter un œil par un petit hublot, d’inspecter visuellement son protégé, ce qu’il faisait même s’il n’avait pas vraiment de raison de le faire. Le sergent aimait ces engins comme un gosse aime un jouet particulièrement amusant. Il avait travaillé dix ans sur le programme drones, et sur ce modèle en particulier, qu’il avait téléguidé soixante et une fois. Un record en la matière.

Cody-193 avait des ancêtres prestigieux. Ses fabricants, Teledyne-Ryan à San Diego, Californie, avaient construit le Spirit of Saint Louis de Charles Lindbergh, mais la compagnie n’avait pas vraiment réussi à toucher les dividendes de cette page de l’histoire de l’aviation. Se débattant pour décrocher des petits contrats au coup par coup, elle n’avait finalement réussi à trouver son équilibre financier qu’en fabriquant des cibles volantes. Les chasseurs devaient bien s’entraîner à tirer sur quelque chose. Le Firebee avait commencé sa carrière ainsi, comme un avion à réaction miniature dont la mission était de mourir glorieusement sous les coups d’un pilote de chasse – excepté que le sergent n’avait jamais vraiment vu les choses ainsi. Il était un contrôleur de drone et son boulot, estimait-il, était de donner une bonne leçon à ces jeunes aigles qui se pavanaient, en pilotant « son » oiseau de telle manière que leurs missiles ne touchent rien de plus substantiel que des courants d’air. En fait, les pilotes de chasse avaient vite appris à maudire son nom, même si l’étiquette de l’Air Force exigeait qu’ils lui offrent une bouteille de gnôle à chaque tir manqué. Puis, quelques années plus tôt, quelqu’un avait remarqué que si un Firebee était si difficile à descendre par les pilotes américains, il devait en aller de même pour d’autres pilotes qui avaient des raisons plus sérieuses de lui tirer dessus que le concours annuel de Guillaume Tell. Il était par ailleurs bien mieux adapté aux équipages d’appareils de reconnaissance à basse altitude.

Le réacteur du Cody-193 fut allumé à pleine puissance. Toujours suspendu à son pylône, il ajoutait en fait quelques nœuds à la vitesse de son avion porteur. Le sergent jeta un dernier regard sur l’appareil avant de revenir à ses instruments. Soixante et un petits parachutes étaient peints sur le côté gauche de la carlingue, juste devant l’emplanture de l’aile, et avec un peu de chance, d’ici quelques jours, il pourrait en peindre un soixante-deuxième. Même s’il ne connaissait pas au juste la nature précise de la mission, le seul fait de battre le record était un motif suffisant pour qu’il prenne le plus grand soin à peaufiner son jouet personnel en vue de la partie en cours.

« Sois prudent, petit », murmura le sergent, en libérant le drone. Cody-193 était désormais livré à lui-même.

 

*

 

Sarah était en train de cuisiner un dîner léger. Kelly le sentit avant même d’avoir ouvert la porte. Il entra et découvrit Rosen installé dans le séjour.

— Où est Pam ?

— Sarah lui a donné ses médicaments, répondit Sam. Elle devrait dormir à l’heure qu’il est.

— Tout à fait, confirma son épouse en traversant la pièce pour se rendre à la cuisine. Je viens de vérifier. Pauvre petite, elle est tellement épuisée, cela fait un bout de temps qu’elle n’a plus dormi. Elle récupère du sommeil en retard.

— Mais si elle a pris des somnifères…

— John, l’organisme réagit bizarrement à ces substances, expliqua Sam. Il lutte contre, du moins il essaye, en même temps qu’il en devient dépendant. Le sommeil risque d’être son plus gros problème pendant quelque temps.

— Il y a autre chose, annonça Sarah. Elle est absolument terrorisée par quelque chose mais elle refuse de dire quoi. Elle marqua un temps, puis décida que Kelly devait être mis au courant. Elle a subi des violences, John. Je ne l’ai pas interrogée – chaque chose en son temps –, mais quelqu’un lui a fait passer un sale quart d’heure.

— Oh ? Kelly leva les yeux. Comment ça ?

— Je veux dire qu’elle a subi des sévices sexuels, dit Sarah, sur un ton calme et professionnel qui démentait ses sentiments intimes.

— Vous voulez dire qu’elle s’est fait violer ? souffla Kelly, tandis que les muscles de ses bras se tétanisaient.

Sarah acquiesça, incapable de dissimuler son dégoût.

— C’est presque certain. Et sans doute plus d’une fois. Elle porte également des traces de violences physiques sur le dos et les fesses.

— Je n’avais pas remarqué.

— Vous n’êtes pas médecin. Comment avez-vous fait connaissance ?

Kelly le lui dit, se rappelant le regard dans les yeux de Pam et comprenant désormais à quoi elle voulait sans doute échapper. Kelly pesta. Pourquoi ne l’avait-il pas remarqué ? Pourquoi n’avait-il pas remarqué tout un tas de trucs ?

— Donc, elle cherchait à s’évader… je me demande si c’est le même type qui l’a mise aux barbituriques ? demanda Sarah. Charmant bonhomme, en tout cas.

— Vous voulez dire que quelqu’un la tabassait et l’a conduite à se droguer ? Mais pourquoi ?

— Kelly, ne le prenez pas mal… mais il se peut qu’on l’ait forcée à se prostituer. C’est ainsi que les maquereaux contrôlent les filles. Sarah Rosen n’était pas ravie de lui apprendre ça, mais c’était son boulot et Kelly devait le savoir.

— Elle est jeune, jolie, elle a fugué d’une famille à problèmes. Les sévices physiques, la sous-alimentation, tout cela correspond au tableau.

Kelly regardait par terre.

— Mais elle n’est pas comme ça. Je ne comprends pas.

Pourtant, quelque part, il comprenait, se dit-il en y repensant. La façon avec laquelle elle s’était accrochée à lui, l’avait attiré à elle. Quelle était la part du simple talent professionnel et celle des authentiques sentiments humains ? C’était une question à laquelle il n’avait pas envie de faire face. Que convenait-il de faire ? Laisser parler son esprit ? Laisser parler son cœur ? Et que pourraient-ils dire ?

— Elle s’est battue, John. Elle a du cran. Sarah vint s’asseoir en face de Kelly. Elle est à la rue depuis plus de quatre ans, à faire Dieu sait quoi, mais quelque chose en elle refuse de renoncer. Seulement, elle ne pourra pas y parvenir toute seule. Elle a besoin de vous. À présent, j’ai une question. Sarah le fixa, sans ciller. Serez-vous là pour l’aider ?

Kelly releva la tête. Ses yeux bleus avaient la couleur de la glace tandis qu’il cherchait en lui quels étaient ses sentiments véritables.

— Vous deux, cette histoire vous tient vraiment à cœur, hein ?

Sarah but une gorgée de l’apéritif qu’elle s’était préparé. C’était une femme plutôt boulotte, petite, avec des kilos en trop. Ses cheveux bruns n’avaient pas vu le coiffeur depuis des mois. Bref, c’était un peu l’archétype de ces femmes qui, au volant, attisent la haine des chauffeurs mâles. Mais elle s’exprimait avec une passion entêtée, et son intelligence était déjà parfaitement manifeste pour son hôte.

— Avez-vous une idée de la gravité de la situation actuelle ? reprit-elle. Il y a dix ans, les cas d’abus de drogue étaient si rares que ça n’était pas vraiment mon problème. Oh, bien sûr, je savais que ça existait, j’avais lu des articles de Lexington, et de temps en temps, on tombait sur un héroïnomane. Pas tant que ça. Un problème limité aux Noirs, pensaient les gens. Tout le monde s’en fichait plus ou moins. Cette erreur, on la paye aujourd’hui. Au cas où vous n’auriez pas remarqué, ça a changé du tout au tout – et quasiment du jour au lendemain. En dehors du projet sur lequel je travaille, je m’occupe presque à plein temps de gosses ayant des problèmes de drogue. Je n’ai jamais été formée à ça. Je suis une scientifique, moi, une experte en interactions, une spécialiste des structures chimiques, de la conception de nouvelles substances aux actions bien précises – mais aujourd’hui, je dois consacrer pratiquement tout mon temps à un travail de clinicien, à essayer de maintenir en vie des gosses qui devraient être en âge d’apprendre juste à boire une bière alors que leur organisme est déjà bourré de saloperies chimiques qui n’auraient jamais dû passer la porte d’un putain de laboratoire !

— Et ça ne va faire qu’empirer, nota Sam, lugubre. Sarah acquiesça.

— Oh oui. La prochaine grande étape, c’est la cocaïne. Elle a besoin de vous, John, répéta-t-elle en se penchant. C’était comme si elle s’était entourée d’un cumulus bourré d’énergie électrique.

— Vous avez foutrement intérêt à être là pour la soutenir, mon garçon. Vous avez intérêt ! Quelqu’un lui a refilé une main vraiment merdique, mais elle a décidé de se battre. C’est une vraie personne qui est là.

— Oui, m’dame, dit Kelly, humblement. Il leva les yeux et sourit, toute confusion disparue. Au cas où vous vous inquiéteriez, j’avais déjà pris ma décision il y a un certain temps.

— Parfait. Sarah eut un bref hochement de tête.

— Je fais quoi, d’abord ?

— Avant tout, il lui faut du repos, de la bonne nourriture, et du temps pour éliminer les barbituriques de son organisme. Nous allons la soutenir avec du phénobarbital, juste au cas où elle aurait des problèmes de sevrage – mais je ne pense pas. Je l’ai examinée pendant que vous étiez partis. Son problème physique est moins un problème de dépendance que d’épuisement et de sous-alimentation. Il faudrait déjà qu’elle reprenne quelques kilos. Elle devrait relativement bien tolérer le sevrage si on lui fournit d’autres moyens de la soutenir.

— Vous voulez parler de moi ? demanda Kelly.

— En grande partie, oui. Elle tourna les yeux vers la porte de la chambre, restée ouverte, et poussa un soupir, laissant échapper sa tension. Enfin, compte tenu de son état, le phénobarbital va sans doute l’assommer jusqu’à la fin de la nuit. Demain matin, on commencera à l’alimenter, lui faire faire de l’exercice. Mais pour l’heure, annonça Sarah, nous pouvons nous alimenter, nous aussi.

La conversation du dîner porta délibérément sur d’autres sujets et Kelly se surprit à broder longuement sur la qualité des fonds de la baie de Chesapeake, enchaînant pour indiquer les meilleurs sites de pêche selon lui. Il fut bientôt décidé que ses visiteurs resteraient jusqu’au lundi matin. La discussion se prolongea et il n’était pas loin de dix heures lorsqu’ils sortirent de table. Kelly débarrassa, puis regagna sans bruit sa chambre, notant la respiration paisible de Pam.

 

*

 

Tout juste trois mètres quatre-vingt-dix de long pour un poids d’à peine plus de deux tonnes – dont près de la moitié en kérosène – le Chasseur de bisons piqua vers le sol en accélérant à partir d’une vitesse initiale de cinq cents nœuds. Son calculateur de navigation, fabriqué par Lear-Siegler, surveillait les paramètres temps et altitude dans une mesure très limitée. Le drone était programmé pour suivre un plan de vol bien précis, laborieusement prédéterminé par des systèmes qu’on jugerait par la suite ridiculement primitifs. Cela mis à part, Cody-193 était une bête racée. Son profil était aussi remarquable que celui d’un requin bleu, avec son nez en saillie et l’entrée d’air inférieure en guise de bouche – du reste, on le décorait souvent de rangées de dents agressives. En l’occurrence, on lui avait appliqué un schéma de peinture expérimental – ventre blanc uni, un camouflage vert et brun sur le dessus – censé le rendre plus difficile à détecter tant du sol que du ciel. L’engin était également furtif – même si le terme n’avait pas encore été inventé. Des couches de RAM – matériau absorbant les ondes radar – étaient intégrées à la surface des ailes et les prises d’air étaient munies de volets pour atténuer l’écho radar des pales de turbine.

Cody-193 traversa la frontière entre Laos et Viêt-Nam à 11 : 48 : 38, heure locale. Descendant toujours, il fit un premier palier à cinq cents pieds d’altitude et vira vers le nord-est, volant un peu plus lentement à cause de l’air, plus dense près du sol. La faible altitude et la taille réduite de l’engin en faisaient une cible difficile, mais pas impossible, que repérèrent les positions avancées du réseau de défense aérienne dense et perfectionné dont disposaient les Nord-Vietnamiens. Le drone fila droit vers une double batterie de canons de 37 mm que ses servants réussirent à faire pivoter assez vite pour tirer une vingtaine de balles, dont trois passèrent à moins de trente centimètres mais sans le toucher. Cody-193 ne détecta rien, ne broncha pas, ne chercha pas à éviter le tir. Aveugle et sans cerveau, il poursuivit sa route, suivant son plan de vol à la manière d’un train miniature qui tourne obstinément autour du sapin de Noël tandis que son nouveau propriétaire prend son petit déjeuner dans la cuisine. En fait, il était surveillé. Très loin de là, un EC-121 « Warning Star » suivait Cody-193 grâce à la balise radar codée installée au sommet de sa dérive verticale.

— Continue de foncer, petit, murmura un commandant, l’œil vissé sur son écran radar. Il était au fait de la mission, de son importance, et de la raison pour laquelle nul autre que lui ne devait en connaître la teneur. Étalée près de lui, il y avait une feuille extraite d’une carte topographique. Le petit avion téléguidé tourna au nord à l’endroit prévu de sa trajectoire, descendant à trois cents pieds dès qu’il eut trouvé la bonne vallée, remontant le cours d’un petit affluent. Au moins les types chargés de la programmation connaissaient-ils leur boulot, se dit le commandant.

193 avait maintenant brûlé le tiers de kérosène et il consommait très vite le reste en volant à basse altitude, filant ainsi au-dessous de la crête des collines invisibles de part et d’autre. Les programmeurs avaient fait de leur mieux, pourtant il y eut une chaude alerte quand une rafale de vent le fît dévier vers la droite avant que son pilote automatique n’ait eu le temps de réagir, de sorte qu’il s’en fallut d’une petite vingtaine de mètres qu’il ne percute un arbre d’une hauteur supérieure à la moyenne. Deux miliciens se trouvaient sur cette crête et le canardèrent au fusil, mais là encore, les balles le manquèrent. L’un des deux hommes dévalait déjà la colline pour téléphoner mais son compagnon lui cria que c’était inutile, tandis que 193 poursuivait sa course aveugle. Le temps que le coup de fil parvienne à destination, l’ennemi aurait depuis longtemps disparu et, de toute façon, ils avaient fait leur devoir en tirant dessus. Il se demanda bien où avaient pu atterrir leurs projectiles mais il était un peu tard pour s’en préoccuper.

 

*

 

Le colonel Robin Zacharias de l’USAF traversait la poussière de ce qu’en d’autres temps et en d’autres circonstances, on aurait pu appeler un terrain de manœuvres, mais il n’était pas question de manœuvres ici. Prisonnier depuis plus de six mois, il affrontait chaque journée comme un combat, en butte à un désespoir plus noir et plus profond que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Abattu lors de sa quatre-vingt-neuvième mission, alors qu’il s’apprêtait à faire demi-tour, une mission entièrement couronnée de succès dont la fin sanglante n’était due qu’à la malchance. Mais le pire, c’est que son « ours », son équipier, était mort. Et c’était sans doute lui le plus chanceux, songeait le colonel en traversant la cour de terre battue, poussé sans ménagement par deux nabots avec des fusils. Il avait les bras ligotés dans le dos, les chevilles entravées parce que, bien qu’armés, ils avaient quand même peur de lui, et malgré cela, il était encore surveillé par des types dans les miradors. Faut-il qu’ils me trouvent l’air terrifiant, ces bougres de macaques, se dit le pilote de chasse.

Zacharias pour sa part ne se sentait pas vraiment dangereux. Son dos était encore blessé des suites de son éjection. Il avait heurté le sol en bien piteux état et ses efforts pour éviter la capture avaient été symboliques, cent bons mètres parcourus en l’espace de cinq minutes, pour tomber dans les bras de la patrouille armée qui avait mis son zinc en pièces.

Et c’est là que les sévices avaient commencé. Après avoir été exhibé dans trois villages successifs, lapidé et couvert de crachats, il avait finalement échoué ici. Où diable cela pouvait-il être ? On voyait des oiseaux de mer. Peut-être était-il près de la côte. Mais le souvenir du mémorial de Salt Lake City, situé à quelques pâtés de maisons du domicile de son enfance, lui rappelait que les mouettes n’étaient pas seulement des oiseaux marins. Au cours des mois précédents, il avait enduré toutes sortes de sévices physiques ; or, les mauvais traitements avaient étrangement diminué depuis quelques semaines. Peut-être qu’ils commençaient à se lasser. Et peut-être que le Père Noël existait vraiment, songea-t-il, tête basse. Sa détention ne lui procurait guère de réconfort. Il y avait bien d’autres prisonniers mais toutes ses tentatives pour communiquer avec eux avaient échoué. Sa cellule était dépourvue de fenêtre. Il n’avait aperçu que deux visages, dont aucun ne lui était familier. À deux reprises, il avait fait mine de saluer ses compagnons d’infortune mais tout ce qu’il y avait gagné avait été d’être jeté au sol et bastonné par un de ses gardes. Les deux hommes l’avaient vu mais n’avaient pas émis un son. Les deux fois, il avait entrevu un sourire, un hochement de tête, c’était le mieux qu’ils pouvaient faire. Il estimait que les deux autres prisonniers avaient son âge, un grade à peu près équivalent, mais il ne savait rien de plus. Le plus terrifiant, pour un homme qui avait largement eu de quoi être terrifié, c’est que rien dans son instruction ne l’avait préparé à ça. Ce n’était pas le Hilton d’Hanoi où tous les POW, les prisonniers de guerre, étaient censés avoir été regroupés. En dehors de cela, il ne savait rien et l’inconnu pouvait être ce qu’il y avait de plus terrifiant, surtout pour un homme accoutumé, depuis plus de vingt ans, à maîtriser totalement son destin. Son unique consolation, jugeait-il, c’est que la situation ne pouvait pas être pire. Mais là, il se trompait.

— Bonjour, colonel Zacharias, lança une voix de l’autre bout du camp. Il leva les yeux et découvrit un homme plus grand que lui, un Blanc, vêtu d’un uniforme bien différent de celui de ses gardes. L’inconnu s’approcha du prisonnier à grandes enjambées. Il souriait.

— Ça change drôlement d’Omaha, hein ?

C’est à cet instant qu’il entendit un bruit, un faible sifflement aigu, en provenance du sud-ouest. Il se tourna instinctivement – un aviateur doit toujours chercher à repérer visuellement un appareil, d’où qu’il vienne. L’engin apparut une fraction de seconde plus tard, avant même que les gardes aient eu la possibilité de réagir.

Chasseur de bisons, songea Zacharias, figé, en se retournant pour le regarder passer, tête levée, l’observer et fixer le rectangle noir de la fenêtre de l’appareil photo, en priant pour que celui-ci fonctionne. Quand les gardes comprirent ce qu’il faisait, un coup de crosse dans les reins le jeta au sol. Étouffant un juron, il essaya d’encaisser la douleur tandis qu’une paire de bottes venait obscurcir son champ visuel.

— Inutile de vous exciter outre mesure, dit l’autre homme. Il se dirige vers Haiphong pour compter nos navires. Et maintenant, mon ami, si nous faisions plus ample connaissance…

 

*

 

Cody-193 poursuivit sa route vers le nord-est, gardant une altitude et une vitesse constantes alors qu’il pénétrait dans la dense ceinture de défense entourant l’unique port important que possédât le Viêt-Nam du Nord. Les appareils photo du Chasseur de bisons enregistrèrent la présence de plusieurs batteries de DCA, de postes d’observation et d’un certain nombre d’individus armés d’AK-47, qui tous essayèrent, au moins symboliquement, de tirer sur le drone. 193 n’avait qu’une chose pour lui, sa petite taille. Du reste, il continua imperturbablement son vol en ligne droite sans changer d’altitude, tandis que ses caméras photo continuaient de tourner, enregistrant les images sur une pellicule de deux pouces un quart. Les seuls projectiles qu’on ne lui tira pas dessus furent des missiles sol-air : il volait trop bas.

— Fonce, bébé, fonce ! dit le commandant, à trois cents kilomètres de là. À l’extérieur, les quatre moteurs à piston du Warning Star s’époumonaient pour maintenir l’appareil à l’altitude lui permettant de surveiller la progression du drone. Ses yeux étaient rivés sur l’écran de verre plat, suivant la progression du spot clignotant de la balise radar. D’autres contrôleurs surveillaient la position d’autres appareils américains également en visite au-dessus du territoire ennemi. Ils restaient en communication constante avec RED CROWN, « Couronne rouge », le bâtiment de la Navy, chargé de gérer les opérations aériennes depuis la façade maritime.

— Vire à l’est, petit… maintenant !

Pile à l’instant prévu, Cody-193 vira sec sur la droite pour raser, un peu plus bas et à la vitesse de 500 nœuds, les docks du port de Haiphong, une centaine de balles traçantes à ses trousses. Dockers et marins des divers bâtiments levèrent les yeux, partagés entre curiosité et irritation, mais pas trop rassurés par tout cet acier qui leur volait au-dessus de la tête.

— Oui ! s’écria le commandant, assez fort en tout cas pour que le sergent installé à sa gauche lève les yeux avec irritation. On était censé garder son calme, ici. Il pressa la palette de son micro pour s’adresser à RED CROWN.

— Cody-un-neuf-trois bingo.

— Roger, bien copié bingo pour un-neuf-trois, fut la réponse indiquant que le message avait été bien reçu. C’était un usage impropre du mot de code « bingo » qui signifiait normalement qu’un appareil allait être à court de carburant mais le terme était si galvaudé qu’il offrait un camouflage idéal. Le matelot à l’autre bout de la ligne prévint aussitôt l’équipage d’un hélicoptère en attente circulaire de se réveiller.

Le drone s’éloigna de la côte à l’heure prévue, poursuivant son vol à basse altitude durant quelques kilomètres encore avant son ultime ascension, utilisant ses dernières livres de kérosène pour gagner la position préprogrammée sur son plan de vol, trente kilomètres au large, où il se mit à décrire des cercles. Dès lors, un autre répéteur entra en service, celui-ci calé sur la fréquence radar des bâtiments de guet de la Marine américaine. L’un d’eux, le destroyer Henry B. Wilson, prit note de la présence de la cible prévue à l’heure et au site prévus. Ses techniciens des missiles profitèrent de l’occasion pour lancer un exercice de simulation d’interception mais ils durent couper leurs radars d’illumination au bout de quelques secondes car cela rendait les chiens de garde nerveux.

Tournant à cinq mille pieds, un peu moins de quinze cents mètres, Cody-193 finit par épuiser ses dernières gouttes de carburant et se transforma en planeur. Quand sa vitesse eut décru à la valeur assignée, des boulons explosifs firent sauter un capot protecteur et un parachute se déploya. L’hélicoptère de l’aéronavale était déjà à poste et la corolle blanche faisait un objectif idéal. Le drone ne pesait qu’à peine plus de sept cents kilos désormais, le poids de huit hommes. Le vent et la visibilité étaient avec eux aujourd’hui. Ils réussirent du premier coup à élinguer le parachute et l’hélico fit aussitôt demi-tour pour regagner l’USS Constellation, porte-avions où le drone fut délicatement descendu dans un berceau, achevant ainsi sa soixante-deuxième mission de combat. Avant que l’hélicoptère ait pu trouver son point d’atterrissage sur le pont d’envol, un technicien avait déjà dévissé le couvercle du compartiment photo et extrait de son logement la lourde cassette de pellicule. Il la descendit immédiatement au laboratoire où il la confia à un autre technicien. Le développement ne prit que six petites minutes et le film encore humide fut séché et confié cette fois-ci à un officier de renseignement. Le résultat était mieux que bon. Le film fut chargé sur deux bobines entre lesquelles se trouvait un dépoli qu’éclairaient par en dessous deux tubes fluorescents.

— Eh bien, lieutenant ? s’enquit un capitaine, d’une voix tendue.

— Une seconde, mon capitaine… Faisant tourner la bobine, il indiqua la troisième image. Voilà notre premier point de référence… là, le numéro deux, pile sur la trajectoire… bien, ici, le point d’inflexion… la descente dans la vallée, le survol de la colline… là, mon capitaine ! Nous avons deux, trois clichés ! Des bons, la position du soleil était idéale, la journée claire – vous savez pourquoi on appelle ces joujoux des Chasseurs de bisons ? C’est…

— Laissez-moi voir ! Le capitaine faillit bousculer son subordonné. Il y avait un homme sur les photos, un Américain, accompagné de deux gardes et un quatrième individu… mais c’était l’Américain qu’il voulait voir.

— Là, mon capitaine. Le lieutenant lui tendit une loupe. On devrait pouvoir en tirer un portrait correct, surtout si vous nous laissez un peu de temps pour travailler le négatif. Comme je disais, ces appareils sont capables de faire la différence entre un homme et une femme…

— Mmmmmmm. Le visage était noir sur le négatif, donc c’était un Blanc. Mais… Merde, je ne vois vraiment pas qui ça peut être.

— Mon capitaine, ça, c’est notre boulot, d’accord ? Il était officier de renseignement. Pas le capitaine. Laissez-nous faire.

— C’est un des nôtres !

— Ça, sans aucun doute, mon capitaine, et pas ce gars-là. Laissez-moi les ramener au labo, ils vont les tirer et les agrandir. Et l’aviation va vouloir jeter un œil sur les clichés du port.

— Ils peuvent attendre.

— Non, mon capitaine, ils ne peuvent pas. Mais il n’en prit pas moins une paire de ciseaux pour découper les photos correspondantes. Le reste de la pellicule fut confié à un premier maître tandis que les deux gradés retournaient au labo. Le vol de Cody-193 représentait deux mois entiers de travail et le capitaine avait hâte de retirer toute l’information qu’il savait contenue dans ces trois clichés sur un film de deux pouces un quart.

Une heure plus tard, il l’avait. Une heure encore, et il s’envolait pour Danang. Une troisième heure et il prenait un autre avion, direction la base aéronavale de Cubi Point, aux Philippines, vol suivi d’un saut de puce pour la base aérienne de Clark d’où un KC-135 rallierait directement la Californie. Malgré l’heure et l’inconfort des vingt heures de vol, le capitaine réussit à dormir d’un sommeil agité, car il avait résolu un mystère dont la solution pouvait bien changer la politique de son gouvernement.

Sans aucun remords
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