Samedi 11 décembre
Au Pentagone
Une femme quartier-maître de première classe tint la porte ouverte pour Tyler. Il entra et trouva le général Harris seul devant la grande table des cartes, où il étudiait la disposition de minuscules maquettes de navires.
« Vous devez être Skip Tyler, dit Harris en levant les yeux.
— Oui, mon général. » Tyler se tenait aussi rigoureusement au garde-à-vous que le lui permettait sa jambe artificielle. Harris vint lui serrer la main.
« Greer m’a dit que vous aviez joué au base-ball.
— Oui, mon général, j’étais ailier droit à Annapolis. C’était le bon temps. » Tyler sourit et remua les doigts. Harris avait l’air de la parfaite brute.
« Bon, si vous avez joué au base-ball, appelez-moi Ed. » Harris lui donna une bourrade dans l’estomac. « Vous portiez le dossard soixante-dix-huit, et vous avez été All American, pas vrai ?
— Seconde équipe, mon général. Content de savoir que quelqu’un s’en souvient.
— J’ai été en service temporaire à l’Académie navale pendant quelques mois, à cette époque-là, et j’ai pu voir deux ou trois matches. Je n’oublie jamais un bon ailier qui sait foncer. J’étais à la ligue All American, à Montana... il y a longtemps. Qu’est-ce qui est arrivé à votre jambe ?
— Taillée par un chauffard. C’est moi qui ai eu de la veine. L’ivrogne y est resté.
— Bien fait pour le con. »
Tyler acquiesça, mais se souvint que l’ouvrier ivre laissait une femme et des enfants, d’après ce qu’avait dit la police. « Où sont les autres ?
— Les chefs sont à leur réunion d’information habituelle – enfin, habituelle en semaine. Ils devraient descendre d’ici quelques minutes. Alors vous enseignez la mécanique à Annapolis ?
— Oui, mon général. J’ai eu un doctorat quelque part en chemin.
— M’appelle Ed, Skip. Et ce matin, vous allez nous expliquer comment faire pour garder ce foutu SM russe ?
— Oui, mon général... Ed.
— Racontez-moi ça, mais prenons d’abord du café. » Les deux hommes s’approchèrent d’une table d’angle, sur laquelle étaient servis du café et des viennoiseries. Harris écouta Tyler pendant cinq minutes en buvant son café et en dévorant deux donuts à la confiture. Il lui fallait des quantités de nourriture, pour entretenir cette carcasse.
« Nom d’un chien », s’exclama le J-3 lorsque Tyler eut terminé. Il s’approcha de la carte. « C’est intéressant. Votre idée dépend beaucoup de l’habileté de l’escamotage. Il va falloir les tenir à distance pendant notre numéro. Par ici, dites-vous ? » Il tapota un emplacement sur la carte.
« Oui, mon général. Le fait est que, vu la manière dont ils semblent opérer, nous pourrions faire cela vers le large, par rapport à eux...
— Et faire une double entourloupette. J’aime ça. Ouais, j’aime beaucoup ça, mais Dan Foster ne va pas tellement apprécier de perdre l’un de nos bâtiments.
— Je dirais que cela vaut le coup.
— Moi aussi, approuva Harris. Mais ce ne sont pas mes bateaux. Et après, où le cachons-nous... si nous mettons la main dessus ?
— Mon général, il y a d’excellents emplacements tout près d’ici, dans la baie de Chesapeake. Par exemple sur l’York River, voici un endroit profond, et un autre sur la Patuxent. Les deux appartiennent à la marine, et portent l’indication Accès interdit sur la carte. Ce qu’il y a de bien avec les SM, c’est qu’ils sont faits pour disparaître. Suffit de trouver un trou assez profond et de sortir les barres. C’est temporaire, bien sûr. Pour une solution plus permanente, peut-être Truk ou Kwajalein, dans le Pacifique. Idéal, loin de tout.
— Et les Soviétiques ne remarqueraient pas la présence soudaine d’un ravitailleur de SM et de trois cents techniciens SM là-bas ? D’ailleurs, ces îles ne nous appartiennent plus vraiment, rappelez-vous ? »
Tyler ne s’était pas attendu à trouver cet homme niais. « Et alors, s’ils s’en aperçoivent dans plusieurs mois ? Que feront-ils ? L’annoncer à la terre entière ? Je ne le pense pas. D’ici là, nous aurons rassemblé toute l’information possible, et nous pourrons toujours présenter les officiers déserteurs à l’occasion d’une belle conférence de presse. Comment le prendraient-ils ? De toute façon, il est vraisemblable qu’après l’avoir un peu tripoté, nous le démonterons. Le réacteur partira dans l’Idaho pour des essais. Les missiles et les ogives iront ailleurs. Le matériel électronique sera expédié en Californie pour être examiné, et quant au matériel cryptographique, la CIA, la NSA et la marine se battront au couteau pour mettre la main dessus. La carcasse désossée ira disparaître dans un trou bien profond. Pas de preuves. Nous n’aurons pas besoin de garder le secret éternellement, juste quelques mois. »
Harris posa sa tasse. « Pardonnez-moi de jouer l’avocat du diable, je vois que vous avez tout prévu. Très bien, je pense que cela vaut la peine de bien y réfléchir. Cela implique de coordonner beaucoup de matériel lourd, mais sans s’interposer avec ce que nous faisons déjà. D’accord, vous pouvez compter sur mon vote. »
Les chefs d’état-major arrivèrent trois minutes plus tard. Tyler n’avait jamais vu tant d’étoiles dans une seule pièce.
« Vous vouliez nous voir tous, Eddie ? demanda Hilton.
— Oui, mon général. Je vous présente Skip Tyler. » L’amiral Foster s’avança le premier pour lui serrer la main. « C’est vous qui nous avez préparé ce dossier sur Octobre rouge, qui vient de nous être communiqué. Beau travail, commandant.
— M. Tyler pense que nous devrions le garder, annonça Harris de but en blanc. Et il croit tenir le moyen d’y arriver.
— Nous avons déjà envisagé de tuer l’équipage, grommela Maxwell. Mais le président ne veut pas.
— Et si je vous disais qu’il existait un moyen de renvoyer l’équipage à ses foyers, sans leur faire voir que nous tenons le bâtiment ? C’est bien le fond du problème, n’est-ce pas ? Il faut renvoyer l’équipage dans sa Mère Patrie. Je dis, messieurs, qu’il existe un moyen de le faire, et la seule vraie question demeure : où le cacher ensuite ?
— Nous vous écoutons, déclara Hilton, méfiant.
— Eh bien, mon général, il va falloir agir vite pour tout mettre en place. Nous aurons besoin de l’Avalon, qui est sur la côte Ouest. Le Mystic est déjà à bord du Pigeon, à Charleston. Il nous faut les deux, ainsi qu’un vieux SM lance-engins à nous, dont nous puissions disposer pour le détruire. Voilà pour le gros matériel. Mais le vrai problème, c’est la chronologie – et puis il faut trouver Octobre rouge. Ce sera peut-être le plus difficile.
— Peut-être pas, répondit Poster. L’amiral Gallery a signalé ce matin que le Dallas l’avait sans doute repéré. Son rapport correspond bien à votre modèle informatique. Nous en saurons plus d’ici quelques jours. Poursuivez. »
Tyler expliqua. Cela lui prit dix minutes, car il dut répondre aux questions et employer la carte pour définir les contraintes de temps et d’espace. Quand il eut terminé, le général Barnes alla téléphoner au Commandement des transports aériens militaires. Poster quitta la salle pour appeler Norfolk, et Hilton partit pour la Maison-Blanche.
Octobre rouge
A l’exception de ceux qui avaient pris le quart, tous les officiers se trouvaient au carré. Plusieurs pots de thé se trouvaient sur la table, intacts, et cette fois encore la porte était fermée à clé.
« Camarades, déclara Petrov, la seconde série de badges est également contaminée, plus que la première. »
Ramius observa que Petrov était bouleversé. Ce n’était pas la première série de badges, ni la seconde, mais la troisième ou la quatrième depuis l’appareillage. Il avait bien choisi son médecin de bord.
« Ils sont défectueux, grommela Melekhine. Un salopard ou un plaisantin à Severomorsk... ou peut-être un espion impérialiste qui nous aura joué un tour. Quand on prendra ce saligaud, je le fusillerai moi-même – quel qu’il soit ! C’est un acte de trahison !
— Le règlement exige que je fasse un rapport, rappela Petrov. Même si les instruments indiquent un taux de radiation sans danger.
— Votre respect du règlement est noté, camarade docteur. Vous avez agi correctement, dit Ramius. Et maintenant, le règlement prévoit que nous procédions à un nouveau contrôle. Melekhine, faites-le personnellement avec Borodine. Vérifiez d’abord les instruments de radiation eux-mêmes. S’ils fonctionnent normalement, nous saurons avec certitude que les badges sont défectueux – ou qu’ils ont été manipulés. Dans ce cas, mon rapport sur l’incident réclamera des têtes. » On connaissait des cas d’ouvriers ivres qui avaient été envoyés au goulag. « A mon avis, camarades, il n’y a pas lieu de nous inquiéter. S’il y avait une fuite, le camarade Melekhine l’aurait découverte depuis déjà plusieurs jours. Voilà. Nous avons tous du travail. »
Une demi-heure plus tard, ils étaient tous à nouveau réunis dans le carré. Des hommes d’équipage s’en rendirent compte au passage, et les murmures commencèrent.
« Camarades, annonça Melekhine, nous avons un problème sérieux. »
Les officiers, et surtout les plus jeunes, pâlirent légèrement. Sur la table se trouvait un compteur Geiger en pièces détachées, ainsi qu’un détecteur de radiations décroché de la cloison de la chambre du réacteur, et dépouillé de son enveloppe d’inspection.
« Sabotage », siffla Melekhine. Le mot était assez effrayant pour faire frémir n’importe quel citoyen soviétique. La pièce entière s’immobilisa dans un silence de mort, et Ramius observa que Svyadov faisait un terrible effort pour se dominer.
« Camarades, d’un point de vue mécanique, ces instruments sont fort simples. Comme vous le savez, ce compteur a dix positions. Nous pouvons choisir entre dix niveaux de sensibilité, et employer le même instrument pour détecter une petite fuite ou en mesurer une importante. Il suffit de manœuvrer ce sélecteur, pour alimenter l’une des dix résistances de valeur croissante. Un enfant pourrait le concevoir, l’entretenir, ou le réparer. »
L’ingénieur tapota le dessus du cadran du sélecteur.
« Dans le cas qui nous occupe, les résistances ont été sectionnées, et remplacées par d’autres. Les positions de un à huit ont la même valeur d’impédance. Tous nos compteurs ont été inspectés par le même technicien de chantier, trois jours avant l’appareillage. Voici sa fiche d’inspection. »
Melekhine la jeta sur la table avec mépris.
« Lui-même ou un autre espion a saboté tous les compteurs que j’ai examinés. Un homme expérimenté n’aura pas eu besoin de plus d’une heure. Dans le cas de cet instrument », l’ingénieur retourna le détecteur trafiqué, « vous pouvez voir que les pièces électriques ont été débranchées, à l’exception du circuit d’essai qui a été remonté. Borodine et moi l’avons ôté de la cloison avant. C’est un travail habile, qui n’est pas l’œuvre d’un amateur. Je suis convaincu qu’un agent impérialiste a saboté notre bâtiment. Il a commencé par mettre hors d’état nos instruments de contrôle de radiations, puis il a dû produire une faible fuite dans nos canalisations chaudes. Il semblerait donc, camarades, que le camarade Petrov ait eu raison. Mes excuses, docteur. »
Petrov hocha nerveusement la tête. Il se serait volontiers passé de ce genre de compliments.
« Irradiation totale, camarade Petrov ? demanda Ramius.
— La plus importante concerne les mécaniciens, bien sûr. Le maximum est de cinquante rads pour les camarades Melekhine et Svyadov. Les autres mécaniciens subissent de vingt à quarante-cinq rads, et l’irradiation cumulative décroît rapidement à mesure qu’on va vers l’avant. Les torpilleurs ne sont soumis qu’à cinq rads, ou moins. Quant aux officiers, à l’exclusion des ingénieurs, ils reçoivent dix à vingt-cinq rads. » Petrov marqua une pause, et décida de se montrer plus positif. « Camarades, ce ne sont pas des doses mortelles. En vérité, on peut supporter jusqu’à cent rads sans aucun effet physiologique à court terme, et l’on peut survivre à plusieurs centaines. Nous nous trouvons assurément confrontés à un problème grave, mais il ne s’agit nullement d’une menace urgente.
— Melekhine ? interrogea le commandant.
— C’est ma salle des machines, et ma responsabilité. Nous ne savons pas encore si nous avons une fuite. Les badges pourraient encore fort bien être défectueux, ou avoir été sabotés. Ce pourrait fort bien être un sale tour psychologique de nos ennemis pour nous saper le moral. Borodine m’aidera. Nous allons personnellement réparer ces instruments et procéder à une inspection complète de tous les systèmes de réacteurs. Je suis trop vieux pour avoir des enfants. Pour le moment, je suggère que nous arrêtions le réacteur et que nous marchions sur la batterie de secours. L’inspection nous prendra quatre heures au plus. D’accord, commandant ?
— Certainement, camarade. Je sais qu’il n’y a rien que vous ne sachiez réparer.
— Excusez-moi, commandant, intervint Ivanov. Faut-il rendre compte à l’état-major ?
— Nous avons ordre de ne pas rompre le silence radio.
— Si les impérialistes ont pu saboter nos instruments... Et s’ils ont eu connaissance de nos ordres à l’avance, et qu’ils essaient de nous faire employer la radio pour pouvoir nous repérer ? demanda Borodine.
— C’est une possibilité, admit Ramius. Nous allons commencer par déterminer si nous avons un problème, et puis en mesurer la gravité. Camarades, nous avons un bon équipage et les meilleurs officiers de la flotte. Nous réglerons nos problèmes nous-mêmes, et poursuivrons notre mission. Nous avons tous rendez-vous à Cuba, et je compte m’y tenir... Au diable les complots impérialistes !
— Bien dit, approuva Melekhine.
— Camarades, cela doit rester secret. Je ne vois aucune raison d’éveiller l’inquiétude parmi l’équipage, quand il n’y a peut-être rien du tout, et qu’en tout cas nous pouvons régler l’affaire nous-mêmes. »
Ramius déclara la séance levée.
Petrov était moins sûr, et Svyadov se donnait beaucoup de mal pour ne pas trembler. Il avait une petite amie à terre, et espérait bien avoir des enfants un jour. Le jeune lieutenant avait suivi une formation contraignante pour comprendre tout ce qui se passait dans les systèmes de réacteurs et savoir que faire si les choses allaient de travers. Et c’était une consolation de savoir que la plupart des solutions aux problèmes de réacteurs qu’on pouvait lire dans les livres avaient été écrites par certains hommes présents dans cette pièce. Mais même ainsi, quelque chose d’invisible et imperceptible envahissait son corps, et aucun être rationnel ne pouvait s’en réjouir.
La réunion était terminée. Melekhine et Borodine se rendirent à l’arrière, dans la réserve de matériel. Un michman électricien les accompagna pour prendre les pièces détachées nécessaires. Il les vit lire le manuel de fonctionnement d’un détecteur de radiations. Quand il termina son quart, une heure plus tard, tout l’équipage savait que le réacteur était une nouvelle fois arrêté. L’électricien s’entretint avec son voisin de couchette, technicien d’entretien des missiles. Ils discutèrent ensemble les raisons pour lesquelles on pouvait travailler sur une demi-douzaine de compteurs Geiger et divers autres instruments, et la conclusion s’imposa.
Le bosco les entendit discuter et parvint à la même conclusion. Il avait passé dix ans sur des sous-marins. Malgré cela, il n’avait guère d’instruction et considérait toute activité dans les espaces réservés au réacteur comme pure sorcellerie. Ça faisait marcher le bateau, comment, il n’en savait rien, mais il était sûr d’une chose : il y avait là quelque chose de maudit. Il commença maintenant à se demander si les démons qu’il ne voyait jamais, à l’intérieur de ce tambour d’acier, ne se déchaînaient pas ? En deux heures, l’équipage entier savait qu’il y avait un problème et que leurs officiers n’avaient pas encore trouvé le moyen d’y remédier.
On pouvait voir les cuisiniers qui apportaient les repas de la cuisine aux quartiers d’équipage, à l’avant, s’y attarder le plus possible. Les hommes de quart au central s’agitaient davantage qu’à l’accoutumée, observa Ramius, et ils se hâtaient de regagner l’avant dès la relève.
L’USS New Jersey
II fallait du temps pour s’habituer, réfléchit le contre-amiral Zachary Eaton. A l’époque de la construction de son navire, il faisait voguer des petits bateaux dans sa baignoire. A l’époque, les Russes étaient des alliés, mais des alliés de circonstance, qui partageaient un ennemi commun au lieu d’un but. Exactement comme les Chinois d’aujourd’hui, songea-t-il. L’ennemi d’alors, c’étaient les Allemands et les Japonais. Au cours de ses vingt-six ans de carrière, il était souvent allé dans ces deux pays, et pour son premier commandement, sur un destroyer, il avait été basé à Yokosuka. C’était un drôle de monde.
Il y avait plusieurs bons côtés à ce navire amiral. Gros comme il était, il remuait juste assez sur l’eau pour qu’on eût le sentiment d’être en mer, et non dans un bureau. La visibilité s’étendait à dix milles et, quelque part là-bas, à environ huit cents milles, il y avait la flotte russe. Son navire allait les affronter comme dans le bon vieux temps, comme si le porte-avions n’avait jamais existé. Les escorteurs Caron et Stump étaient en vue, à cinq milles devant. Plus avant, les croiseurs Biddle et Wainwright étaient de piquet radar. Le groupe d’action de surface battait la mesure au lieu d’avancer, comme il aurait préféré. Au large du New Jersey, le porte-hélicoptères d’assaut Tarawa et deux frégates approchaient à vive allure, portant dix chasseurs Harrier AV-8B et quatorze hélicoptères ASM pour compléter sa force aérienne. C’était utile mais Eaton ne s’en préoccupait pas particulièrement. L’escadrille aérienne du Saratoga opérait à partir du Maine, ainsi qu’une jolie collection d’oiseaux qui se donnaient du mal pour apprendre le boulot de la force maritime. Le HMS Invincible se trouvait à deux cents milles à l’est, et faisait de la surveillance ASM agressive ; huit cents milles plus à l’est, le Kennedy jouait les navires météo sous les Açores. Le contre-amiral s’irritait un peu de voir les Rosbifs prêter main-forte. Depuis quand la marine américaine avait-elle besoin d’aide pour protéger ses côtes ? Cela dit, ils nous devaient bien une faveur.
Les Russes s’étaient divisés en trois groupes, avec le porte-avions Kiev à l’est, face au groupe Kennedy. La responsabilité d’Eaton couvrait le groupe Moskva, tandis que l’Invincible s’occupait du Kirov. Des informations sur les trois groupes affluaient continuellement, et son état-major opérationnel les assimilait au fur et à mesure dans la salle du conseil. Que manigançaient donc les Soviétiques ? se demandait-il.
Il connaissait l’histoire selon laquelle ils recherchaient un sous-marin égaré, mais il y croyait autant que s’ils avaient prétendu vouloir vendre une plate-forme. Sans doute voulaient-ils prouver qu’ils pouvaient traîner leurs vestes jusque sur les côtes américaines quand ils le voulaient, pour montrer qu’ils avaient une flotte bien assise, et pour établir un précédent.
Eaton n’aimait pas cela du tout.
Il ne s’intéressait pas beaucoup non plus à la mission qu’on lui avait assignée. Il avait deux tâches assez peu compatibles. Garder un œil sur les activités sous-marines allait déjà être assez difficile. Les Vikings du Saratoga ne couvraient pas son secteur, malgré sa requête, et la plupart des Orions travaillaient plus au large, plus près de l’Invincible. Son propre équipement ASM suffisait à peine à la défense locale, et beaucoup moins encore à la chasse active des sous-marins. Le Tarawa changerait cela, mais changerait aussi son écran. Son autre mission consistait à tenir le contact du groupe Moskva, et rendre compte immédiatement de toute activité inhabituelle à Cinclantflt, le commandant en chef de la flotte de l’Atlantique. C’était assez logique, dans le fond. Si leurs navires de surface faisaient quoi que ce soit de malencontreux, Eaton avait les moyens de les contrer. On décidait précisément en ce moment à quelle distance il devrait les surveiller.
Le problème était de savoir s’il devrait se tenir près ou loin. Près, cela signifiait trente-trois kilomètres – à portée de tir. Moskva avait dix escorteurs, sans doute capables de survivre à plus de deux projectiles de quatre cents millimètres. A trente-trois kilomètres il pouvait choisir d’utiliser des cartouches pleines ou sous-calibrées, ces dernières étant guidées jusqu’à leurs cibles par un laser placé au sommet de la tourelle principale. Les essais de l’année précédente avaient déterminé qu’il pouvait maintenir un rythme de tir d’un coup toutes les vingt secondes, avec le laser qui irait d’une cible à l’autre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Mais cela exposerait le New Jersey et ses escorteurs au tir de torpilles et de missiles des navires soviétiques.
En s’éloignant davantage, il pouvait encore tirer des salves de projectiles surcalibrés à quatre-vingt-deux kilomètres, et la visée serait faite au laser à partir de l’hélicoptère. Mais cela exposerait l’hélico au tir de missiles sol-air, et des hélicoptères soviétiques que l’on soupçonnait de porter des missiles air-air. Pour donner un coup de main, le Tarawa amenait deux hélicos d’attaque Apache, qui portaient des lasers, des missiles air-air et leurs propres missiles air-sol ; c’étaient des armes antitank dont on espérait une grande efficacité contre les petits navires de guerre.
Sa flotte serait exposée au tir des missiles, mais il ne craignait rien pour son navire. A moins que les Russes ne disposent d’ogives nucléaires, leurs missiles navals ne pourraient guère causer de dommages graves à son bâtiment – le New Jersey avait un blindage de classe B, de plus de trente centimètres d’épaisseur. Cependant, ils saccageraient son radar et son matériel de communication et, pis encore, ils seraient mortels pour ses escorteurs à coque plus mince. Ses navires portaient leurs propres missiles, Harpoons et Tomahawks, mais pas dans les quantités qu’il aurait souhaitées.
Et si un sous-marin russe leur donnait la chasse ? Eaton n’avait entendu parler de rien de tel, mais on ne savait jamais où il pouvait s’en cacher un. Bah... il ne pouvait pas s’inquiéter pour tout. Un sous-marin pouvait couler le New Jersey, mais il devrait se donner sacrement de mal pour y arriver. Si les Russes manigançaient vraiment du vilain, ils tireraient les premiers, mais Eaton aurait tout de même le temps de lancer ses propres missiles et de tirer quelques rafales, en réclamant le soutien de l’aviation – mais rien de tout cela n’arriverait, il en était sûr.
Il décida que les Russes menaient un genre d’expédition de pêche, et que son boulot consistait à leur montrer que les poissons du secteur étaient dangereux.
A la base d’aéronautique navale de North Island, en Californie
L’énorme semi-remorque avançait à trois à l’heure dans la cale du Galaxy C-5A de fret, sous le regard attentif du responsable de chargement de l’appareil, de deux officiers d’aviation et de six officiers de marine. Curieusement, seuls ces derniers, dont aucun n’arborait les insignes de l’aviation, connaissaient parfaitement la manœuvre. Le centre de gravité du véhicule était marqué avec précision, et ils regardaient la marque approcher d’un certain chiffre gravé dans le sol de la cale. Il fallait effectuer la manœuvre très exactement. La moindre erreur pouvait déséquilibrer l’avion et mettre en danger les vies de l’équipage et des passagers.
« Okay, stoppez là », cria l’officier supérieur. Le conducteur était trop heureux de s’arrêter. Il laissa les clés sur le tableau de bord, serra tous les freins, et engagea la première vitesse avant de sortir. Quelqu’un d’autre sortirait le camion de l’appareil, sur la côte Est. Le responsable du chargement et six techniciens se mirent aussitôt au travail, pour arrimer le camion et sa remorque avec des filins d’acier. Les avions survivaient rarement à des mouvements de fret, et le C-5A n’avait pas de sièges éjectables.
Le responsable du chargement s’assura que ses hommes faisaient bien leur travail avant de se diriger vers le pilote. C’était un sergent de vingt-cinq ans qui adorait les C-5 en dépit de leur histoire mouvementée.
« Capitaine, qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Cela s’appelle un véhicule de sauvetage en immersion profonde, sergent.
— Il y a écrit Avalon à l’arrière, observa le sergent.
— Ouais, il a un nom. C’est un genre de chaloupe pour sous-marin. Il descend chercher l’équipage si quelque chose tourne mal.
— Ah ! » Le sergent réfléchit un moment. Il avait transporté par air des tanks, des hélicoptères, du fret de toutes sortes, et même, un jour, tout un bataillon, dans son Galaxy – car il éprouvait des sentiments de propriétaire. Mais c’était bien la première fois qu’il transportait un bateau. Si cela portait un nom, raisonna-t-il, alors c’était un bateau. Bon Dieu, le Galaxy pouvait tout faire ! « Où l’emmène-t-on, capitaine ?
— A la base d’aéronautique navale de Norfolk, et je n’y suis jamais allé non plus. » Le pilote suivait attentivement le travail des techniciens. Une douzaine de câbles étaient déjà fixés. Quand une douzaine d’autres seraient en place, ils tendraient les filins au maximum pour éviter le moindre déplacement. « Nous prévoyons un vol de cinq heures et quarante minutes, carburant intérieur uniquement. Nous avons le vent avec nous. Il paraît que le temps va rester favorable jusqu’à l’arrivée sur la côte. Nous restons une journée là-bas, retour lundi matin.
— Vos gars travaillent rudement vite, apprécia le lieutenant de vaisseau Ames en s’approchant.
— Oui, capitaine, encore vingt minutes. » Le pilote consulta sa montre. « Nous devons partir à l’heure juste.
— Ne vous bousculez pas, capitaine. Si ce truc bouge en vol, je suppose que notre journée entière serait fichue. Où dois-je envoyer mes hommes ?
— Là-haut, à l’avant. Il y a de la place pour une quinzaine de passagers, juste derrière le poste de pilotage. » Ames le savait, mais n’en dit rien. Il avait traversé plusieurs fois l’Atlantique et une fois le Pacifique, avec son « canot de sauvetage », et chaque fois sur un C-5 différent.
« Puis-je vous demander de quelle aventure il s’agit ? s’enquit le pilote.
— Je ne sais pas, répondit Ames. Ils me veulent à Norfolk avec mon bébé.
— Vous emmenez vraiment ce petit bidule sous l’eau ? demanda le responsable du chargement.
— Je suis payé pour ça. Je l’ai déjà descendu à dix-sept cents mètres. Plus d’un kilomètre et demi. » Ames contemplait son véhicule sous-marin avec affection.
« Un kilomètre et demi sous l’eau, lieutenant ? Bon Dieu... euh, excusez-moi, lieutenant, mais, n’est-ce pas un peu impressionnant... je veux dire, la pression de l’eau ?
— Pas vraiment, non. Je suis descendu jusqu’à sept mille mètres, à bord du Trieste. C’est très intéressant, vous savez, tout en bas. On voit toutes sortes de poissons bizarres. » Bien que sous-marinier de grande compétence, Ames aimait avant tout la recherche. Il avait un doctorat en océanographie, et avait commandé ou servi sur tous les véhicules de grande profondeur, à l’exception du NR-1 nucléaire. « Evidemment, la pression de l’eau serait terrible en cas de pépin, mais tout se passerait si vite que vous n’auriez pas le temps de vous en apercevoir. Si vous avez envie d’embarquer pour faire un petit tour, je pourrais sûrement vous arranger cela. C’est un autre monde, en bas.
— Bon, bon, d’accord, capitaine. » Le sergent retourna hurler des jurons à ses hommes.
« Vous ne parliez pas sérieusement, suggéra le pilote.
— Pourquoi donc ? Cela n’a rien d’extraordinaire. Nous emmenons constamment des civils avec nous, et croyez-moi, c’est nettement moins impressionnant que votre foutue baleine blanche quand on la ravitaille en vol !
— Ah ? » Le pilote n’était pas convaincu. Il avait ravitaillé en vol des centaines de fois, c’était une opération de routine, et il s’étonnait qu’on puisse trouver cela dangereux. Il fallait faire attention, bien sûr, mais, merde, il fallait faire attention aussi chaque matin, quand on prenait sa voiture. Il était sûr qu’en cas d’accident dans ce sous-marin de poche, il ne resterait de l’équipage pas de quoi nourrir une crevette. Tous les goûts étaient dans la nature, décida-t-il. « Vous n’appareillez pas tout seul, là-dedans, non ?
— Non, nous opérons d’habitude à partir d’un vaisseau de sauvetage de sous-marins, le Pigeon ou l’Ortolan. Nous pouvons également opérer directement à partir d’un sous-marin. Ce gadget que vous voyez là, sur la remorque, c’est notre collier d’accouplement. Nous nous posons sur le dos du sous-marin, à l’arrière, juste à l’aplomb du sas de sauvetage, et il nous emmène là où nous devons aller.
— Votre mission est-elle liée à l’affaire de la côte Est ?
— Il y a sans doute fort à parier, mais personne ne nous a rien dit d’officiel. Les journaux disent que les Russes ont perdu un SM. Dans ce cas, nous allons peut-être descendre jeter un coup d’œil dessus, et peut-être même sauver des survivants. Nous pouvons prendre vingt à vingt-cinq hommes d’un coup, et notre collier d’accouplement est conçu pour s’adapter aussi bien aux SM soviétiques.
— Même taille ?
— A peu près. » Ames haussa un sourcil. « Nous avons prévu toutes sortes de solutions.
— Intéressant. »
Dans l’Atlantique Nord
Le Forger YAK-36 avait quitté le Kiev depuis une demi-heure, en navigation au compas d’abord, puis avec les éléments de la nacelle ESM fixée sur son empennage massif. La mission du lieutenant Viktor Shavrov n’était pas facile. Il devait approcher l’un des Sentry E-3A américains qui, en mission de surveillance radar, suivait sa flotte depuis trois jours. Les appareils AWACS[19] avaient pris garde de rester hors de portée des missiles SAM, mais en se maintenant assez près pour assurer une couverture constante de la flotte soviétique et rendre compte à leur base de toutes les manœuvres et transmissions radio. C’était comme voir un voleur aux aguets devant chez soi, et ne rien pouvoir y faire.
La mission de Shavrov consistait précisément à faire quelque chose. Il ne pouvait pas tirer, bien sûr. Les ordres de l’amiral Stralbo, à bord du Kirov, avaient été clairs sur ce point. Mais il transportait deux missiles Atoll à déclenchement thermique, qu’il allait bien faire voir aux impérialistes. Son amiral et lui-même comptaient bien que cela leur donnerait une leçon : la marine soviétique n’aimait pas être gênée par les intrus, et un accident pouvait toujours arriver. C’était une mission gratifiante.
Mais elle supposait cependant un travail considérable. Pour éviter toute détection par les radars aériens, Shavrov devait voler aussi bas et aussi lentement que son appareil le lui permettait, à vingt mètres seulement au-dessus de la surface mouvementée de l’Atlantique ; de cette manière, il disparaîtrait dans le retour de mer. Vitesse, deux cents nœuds, ce qui économisait beaucoup de carburant, mais sa mission l’entraînait néanmoins à l’extrême limite de ses réserves. Quant aux conditions de vol, elles étaient très dures, car le chasseur dansait dans les trous d’air au-dessus des vagues. Une brume au ras de l’eau limitait la visibilité à quelques kilomètres. Tant mieux, se disait-il. La nature même de la mission l’avait fait choisir, plutôt que le contraire : il était l’un des rares pilotes soviétiques experts du vol à basse altitude. Shavrov n’était pas devenu pilote naval tout seul. Il avait commencé par voler sur les hélicoptères d’attaque en Afghanistan, puis était passé à des appareils à ailes fixes après un an de rude apprentissage. Shavrov était devenu maître dans l’art de voler près du sol, pour avoir été contraint de le faire en pourchassant les bandits et contre-révolutionnaires qui se cachaient dans les murailles rocheuses comme des rats fuyant l’eau. Ce talent l’avait rendu précieux aux yeux du commandement, qui l’avait transféré dans la marine sans qu’il eût son mot à dire sur la question. Au bout de quelques mois, il n’avait pas à se plaindre, car les primes et avantages divers valaient nettement mieux que son affectation à la frontière chinoise. Comme il faisait partie des deux ou trois cents pilotes soviétiques ayant l’expérience des appontages, il se consolait un peu d’avoir manqué l’occasion de piloter le nouveau Mig-27 en se disant que, avec un peu de chance, et si la construction du nouveau transporteur s’achevait un jour, il aurait le plaisir de manier la version navale de ce magnifique oiseau. Shavrov savait être patient et, après quelques missions réussies dans le genre de celle-ci, il finirait bien par obtenir un commandement d’escadrille.
Il interrompit sa rêverie – la mission était trop exigeante pour qu’il pût se laisser aller ainsi. Là, il volait pour de bon. Il n’avait jamais eu l’occasion de voler contre les Américains, seulement contre l’armement qu’ils fournissaient aux bandits afghans. Cet armement lui avait coûté des amis, dont certains n’avaient survécu à l’écrasement au sol que pour être massacrés par les sauvages afghans, d’une manière à faire vomir même un Allemand. Il allait se régaler en flanquant personnellement une bonne leçon aux impérialistes.
Le signal radar s’amplifiait. Sous son siège éjectable, un magnétophone enregistrait en continu les caractéristiques signalétiques de l’avion américain, afin que les scientifiques puissent mettre au point un système de brouillage et de dépistage du fameux œil volant américain. Il s’agissait tout simplement d’un 707 bricolé, d’un avion de transport à passagers amélioré, indigne d’affronter un super-pilote de chasse ! Shavrov vérifia sa position. Il allait bientôt devoir le découvrir. Il vérifia ensuite le carburant. Il venait de lâcher son dernier réservoir extérieur quelques minutes plus tôt, et il ne lui restait plus que le réservoir intérieur. Le turboréacteur lampait littéralement le carburant, et il fallait garder l’œil dessus. Il prévoyait de n’avoir plus que cinq ou dix minutes de jus quand il regagnerait son porte-avions. Cela ne le troublait guère. Il avait déjà fait plus de cent appontages.
Là ! Ses yeux de lynx aperçurent un reflet de soleil sur du métal, à une heure au-dessus de lui. Shavrov relâcha un peu le manche à balai en accélérant doucement, ce qui fit grimper son Forger. Une minute plus tard, il était à sept cents mètres. Il voyait le Sentry, maintenant, dont la peinture bleue se fondait parfaitement dans le ciel assombri. Il arrivait par-derrière et, avec un peu de chance, l’empennage ferait écran entre lui et l’antenne rotative du radar. Parfait ! Il allait lui passer deux ou trois fois sous le nez, pour bien montrer ses Atolls, et...
Il fallut un moment à Shavrov pour se rendre compte qu’il avait de la compagnie sur le côté.
Sur les deux bords.
A cinquante mètres de part et d’autre, deux chasseurs américains, des Eagle F-15, étaient là. Le visage casqué de l’un des pilotes était tourné vers lui.
« YAK-106, YAK-106, veuillez répondre. » Sur sa radio, la voix s’exprimait parfaitement en russe. Shavrov ne répondit pas. Ils avaient lu son numéro sur le capot du moteur avant même qu’il ait repéré leur présence.
« 106, 106, ici le Sentry que vous approchez. Veuillez vous identifier, ainsi que vos intentions. Nous sommes toujours un peu nerveux, quand un chasseur isolé s’approche, et nous vous faisons suivre par trois appareils depuis cent kilomètres. »
Trois ? Shavrov tourna la tête. Un troisième Eagle armé de quatre missiles Sparrow le suivait, à cinquante mètres sous sa queue.
« Nos hommes vous félicitent pour ce vol lent à basse altitude, 106. »
Le lieutenant Shavrov frémissait de rage, en s’éloignant à quatre mille mètres, puis à huit mille mètres de l’AWACS américain. Il avait pourtant vérifié ses arrières toutes les trente secondes, en approchant. Les Américains avaient dû le suivre en se cachant dans la brume, et garder le contact, aidés par les instructions du Sentry. Il garda le cap en jurant à mi-voix. Il allait donner une leçon à cet AWACS !
« Dégagez, 106. » C’était une voix neutre et dépourvue d’émotions, à l’exception d’une pointe d’ironie. « 106, si vous ne dégagez pas, nous présumerons que vous êtes en mission hostile. Réfléchissez-y, 106. Vous êtes sorti de la zone radar de votre flotte, mais vous n’êtes pas encore à portée de missile. »
Shavrov regarda à droite. L’Eagle s’écartait – de même que celui de gauche. S’agissait-il d’un geste pour le laisser souffler un peu, dans l’espoir qu’il leur ferait une politesse en retour ? Ou bien laissaient-ils le champ libre au troisième – toujours derrière lui, il vérifia – pour qu’il tire ? Impossible de prévoir ce qu’allaient faire ces criminels impérialistes ; il était à une minute de leur distance maximale de tir. Shavrov était tout sauf un lâche. Mais il n’était pas non plus un imbécile. Il manœuvra pour virer de quelques degrés sur la droite.
« Merci, 106, déclara la voix. Voyez-vous, nous avons quelques élèves-pilotes à bord, et en particulier deux femmes. Nous ne voudrions pas les secouer trop, pour une première sortie. » Soudain, c’en fut trop. Shavrov brancha son micro. « Tu veux que je te dise ce que tu peux en faire, Yankee, de tes bonnes femmes ?
— Vous n’êtes qu’un nekulturny, 106, répondit sereinement la voix. Ce long voyage au-dessus de l’eau a dû vous énerver. Et puis vous devez être à la limite de la réserve intérieure de carburant. Sale journée pour voler, surtout avec ces vents qui changent tout le temps. Voulez-vous que je vous donne votre position exacte ? Terminé.
— Négatif, Yankee !
— Retour au Kiev, un-huit-cinq, affirmatif. Attention avec le compas magnétique, vous savez. Distance au Kiev, 318,6 kilomètres. Attention au front froid de sud-ouest qui approche rapidement. Dans quelques heures, les conditions de vol seront dures. Vous faut-il une escorte pour regagner le Kiev ?
— Salaud ! » jura Shavrov entre ses dents. Il coupa la radio en se maudissant pour ce manque de discipline. Il avait laissé les Américains blesser son orgueil – qui était très grand, comme chez la plupart des pilotes de chasse.
« 106, nous n’avons pas enregistré votre dernière communication. Deux de mes Eagles approchent, ils vont vous escorter pour s’assurer que vous regagnez votre base sans encombre. Bonne journée, camarade. Ici Sentry-November, terminé. »
Le lieutenant américain se tourna vers son colonel. Il ne parvenait plus à garder son sérieux. « Bon Dieu, j’ai cru que j’allais m’étrangler, en lui parlant ainsi ! » Il but une gorgée de coca dans un gobelet en plastique. « Il croyait vraiment qu’il allait nous prendre par surprise.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, il est quand même arrivé à moins d’un kilomètre de la portée de tir d’Atoll, et nous n’avons pas le droit de tirer sur lui avant qu’il n’ait lui-même commencé – ce qui risquerait de gâcher un peu la journée, grommela le colonel. Vous l’avez joliment mis dedans, lieutenant.
— C’était un plaisir, colonel. » Le pilote jeta un coup d’œil sur son écran. « Bon, il retourne gentiment chez sa maman avec Cobras 3 et 4 sur les talons. Cela va faire un RusskofT malheureux, quand il rentrera chez lui. Si il rentre chez lui. Même avec ces réservoirs extérieurs, il doit arriver à l’extrême limite de la panne sèche. » Il réfléchit un moment. « S’ils recommencent, colonel, que penseriez-vous de proposer au gars de nous accompagner chez nous ?
— Mettre la main sur un Forger – dans quel but ? Je suppose que la marine aimerait beaucoup en avoir un pour jouer, ils ne reçoivent pas beaucoup de quincaillerie en provenance de chez Ivanoff, mais le Forger est un bout de tôle sans intérêt. »
Shavrov fut tenté de redescendre en plongée, mais se retint. Il avait montré suffisamment de faiblesse personnelle pour aujourd’hui. Et puis son YAK risquait purement et simplement de rendre l’âme. Ces Eagles pouvaient le suivre sans difficulté, et ils avaient une ample provision de carburant. Il voyait bien qu’ils portaient tous deux des réservoirs supplémentaires extérieurs. Ils pouvaient traverser des océans entiers, avec cela ! Maudits Américains, avec leur arrogance ! Et maudit officier de renseignements, qui lui avait dit qu’il pourrait surprendre les Sentry ! Que les Backfires armés de missiles air-air aillent donc les pourchasser. Ils arriveraient bien à faire rendre gorge à ce foutu avion de ligne surgonflé, ils lui tomberaient dessus avant que ses anges gardiens aient eu le temps de réagir.
Il observa que les Américains n’avaient pas menti, en ce qui concernait le front froid. Les signes avant-coureurs apparaissaient à l’horizon juste au moment où il approchait du Kiev. Un pilote américain remonta à sa hauteur, le temps de lui adresser un petit salut, et hocha la tête en voyant le geste que Shavrov lui faisait en réponse. Les deux Eagle firent demi-tour et repartirent vers le nord.
Cinq minutes plus tard, encore blême de rage, il avait regagné le Kiev. Dès que les roues eurent touché le pont, il s’élança hors de l’appareil pour aller voir son chef d’escadrille.
Au Kremlin
La ville de Moscou était justement célèbre pour son métro. Pour une somme dérisoire, le gens pouvaient aller presque partout où ils voulaient aller, dans des trains électriques équipés du meilleur confort moderne. En cas de guerre, les tunnels souterrains pouvaient servir d’abris aux habitants. Cet usage supplémentaire résultait des efforts de Nikita Khrouchtchev qui, au début de la construction, dans les années trente, avait suggéré à Staline de faire creuser très profondément. Staline avait approuvé. Cette notion d’abri avait alors des dizaines d’années d’avance sur son temps ; la fission n’existait qu’à l’état de théorie et, quant à la fusion, on ne l’envisageait pas encore.
Sur un tronçon de ligne reliant la place Sverdlov à l’ancien aéroport, et qui passait à proximité du Kremlin, des ouvriers avaient creusé un tunnel qui par la suite fut fermé par un bouchon d’acier et de béton, épais de dix mètres. On accédait du Kremlin à cet espace long de cent mètres par deux ascenseurs, et il était désormais équipé de manière à pouvoir servir de centre de commandement d’où le Politburo pourrait en cas d’urgence contrôler l’empire soviétique en entier. Ce tunnel était également fort pratique en temps normal, car il permettait aux membres du Politburo de quitter discrètement la ville pour gagner leur ultime forteresse, sous le monolithe granitique de Zhiguli. Aucun de ces deux postes de commandement n’était inconnu de l’Ouest – ils existaient depuis trop longtemps pour cela – mais le KGB se fiait à la conviction que rien, dans les arsenaux occidentaux, ne pourrait venir à bout des colossales masses rocheuses qui, dans les deux cas, sépareraient le Politburo de la surface.
Cela ne réconfortait l’amiral Youri Ilych Padorine que modérément. Assis à l’extrémité d’une table de conférence de dix mètres de long, il contemplait les sombres visages des dix membres du Politburo, ce cercle restreint qui, seul, prenait les décisions stratégiques affectant le destin de la nation. Aucun d’eux n’était officier. Ceux qui arboraient l’uniforme devaient rendre des comptes à ces hommes. Au bout de la table, à sa gauche, se trouvait l’amiral Sergueï Gorchkov, qui avait su se dissocier de l’affaire avec un art consommé, parvenant même à exhiber une lettre par laquelle il s’était opposé à l’affectation de Ramius au poste de commandement d’Octobre rouge. En sa qualité de chef de l’administration politique centrale, Padorine avait réussi à empêcher la mutation en arguant du fait que le candidat de Gorchkov au commandement d’Octobre payait parfois sa cotisation au Parti avec un peu de retard et qu’il ne prenait pas suffisamment la parole dans les réunions pour un officier de son rang. La vérité, c’était que les qualités d’officier du candidat de Gorchkov ne valaient pas celles de Ramius, que Gorchkov souhaitait intégrer à son état-major opérationnel depuis des années. Mais Ramius faisait l’impossible pour y échapper.
Le secrétaire général du Parti et président de l’Union des républiques socialistes soviétiques, Andreï Narmonov, posa son regard sur Padorine. Son visage ne révélait rien, comme toujours – sauf quand il décidait d’exprimer quelque chose, ce qui était fort rare. Narmonov avait succédé à Andropov, quand ce dernier avait succombé à une crise cardiaque. Il circulait des rumeurs sur cette affaire, mais l’Union soviétique bourdonne toujours de rumeurs. Jamais depuis l’époque de Laventry Beria, un chef de la sécurité n’était arrivé aussi près du pouvoir, et les dirigeants du Parti s’étaient laissés aller à l’oublier. Ils ne risquaient guère de recommencer. La remise au pas du KGB avait pris un an entier, mais c’était une mesure indispensable pour garantir le maintien des privilèges de l’élite du Parti, contre les réformes supposées de la clique d’Andropov.
Narmonov était l’apparatchik par excellence. Il s’était d’abord distingué comme directeur d’usine, en acquérant la réputation d’un ingénieur capable de fournir ses quotas sans retard, d’un homme qui savait produire des résultats. Il avait grimpé les échelons grâce à l’exploitation de ses propres compétences et de celles des autres, en récompensant qui il fallait et ignorant qui il pouvait. Sa situation de secrétaire général du parti communiste n’était pas totalement sûre car, comme il y faisait ses premières armes, il dépendait encore de la coalition de ses collègues – qui n’étaient pas des amis : ces hommes-là ne se faisaient pas d’amis. Son accès à ce poste avait davantage résulté de liens au sein de la structure du Parti que d’une aptitude personnelle, et pendant des années encore sa position dépendrait de la loi de consensus, jusqu’à l’époque où sa seule volonté pourrait déterminer les politiques.
Padorine pouvait voir que Narmonov avait les yeux rougis par la fumée. Le système de ventilation n’avait jamais fonctionné convenablement dans ce souterrain. De l’autre bout de la table, le secrétaire général louchait sur Padorine en réfléchissant à ce qu’il allait dire, à ce qui satisferait les hommes de cette cabale, ces dix hommes âgés et dépourvus de passion.
« Camarade amiral, commença-t-il froidement, le camarade Gorchkov nous a dit quelles étaient nos chances de retrouver et détruire ce sous-marin rebelle avant qu’il puisse perpétrer son crime monstrueux. Nous n’en sommes guère satisfaits. Nous ne sommes pas satisfaits non plus de la fantastique erreur de jugement qui a amené cette ordure au commandement de notre plus précieux bâtiment. Ce que je veux savoir, camarade, c’est ce qui est arrivé au zampolit du bord, et quelles mesures de sécurité ont pris vos services pour empêcher cette infamie de se réaliser ! »
Aucune peur ne perçait dans la voix de Narmonov, mais Padorine savait qu’elle devait néanmoins s’y tapir. Cette « fantastique erreur » pouvait fort bien être déposée aux pieds du président par des membres désireux de voir quelqu’un d’autre prendre sa place – à moins qu’il ne parvienne, d’une manière ou d’une autre, à s’en dissocier. Si cela signifiait de sacrifier la peau de Padorine, eh bien, c’était le problème de l’amiral. Narmonov avait fait immoler d’autres hommes avant lui.
Padorine se préparait à cette scène depuis plusieurs jours. C’était un homme qui avait vécu des mois d’opérations militaires intensives et avait eu plusieurs bateaux coulés sous lui. Et si son corps s’était désormais amolli, son cerveau demeurait le même. Quel que pût être son sort, Padorine était décidé à l’affronter dans la dignité. S’ils se souviennent de moi comme d’un imbécile, se disait-il, ce sera au moins comme d’un imbécile courageux. Il ne lui restait, de toute façon, plus beaucoup de temps à vivre. « Camarade secrétaire général, dit-il, l’officier politique affecté au bord d’Octobre rouge était le commandant Ivan Yurevitch Poutine, un vaillant et loyal membre du Parti. Je ne puis imaginer...
— Camarade Padorine, interrompit le ministre de la Défense Ustinov, sans doute ne pouviez-vous pas non plus imaginer l’incroyable trahison de ce Ramius. Espérez-vous réellement que nous allons nous fier à votre jugement sur cet homme ?
— Le plus troublant, ajouta Mikhail Alexandrov, le théoricien du Parti, qui avait succédé à Mikhail Suslov et se montrait encore plus farouche quant à la pureté de la doctrine, c’est de voir la tolérance de l’Administration politique centrale à l’égard de ce renégat. C’est effarant, surtout si l’on considère ses efforts manifestes pour construire le culte de sa propre personnalité dans tout le service des sous-marins, et jusque dans l’arme politique, dirait-on. Votre criminelle détermination à ne pas en tenir compte – cette évidente déviation de la politique du Parti – ne donne pas une image très positive de votre jugement.
— Camarades, vous avez raison de juger que j’ai commis une erreur grave en approuvant la nomination de Ramius, et que nous avons eu tort de lui laisser choisir la plupart des officiers supérieurs d’Octobre rouge. Toutefois, voici déjà plusieurs années que nous avions décidé d’appliquer cette politique, afin d’associer les officiers à un seul bâtiment pendant plusieurs années, et de donner au commandant une forte influence sur leurs carrières. Il s’agit d’une question opérationnelle, et non politique.
— Nous avons déjà fait le tour de ces considérations, répondit Narmonov. Il est vrai que, dans ce cas, le blâme concerne bon nombre de gens. » Gorchkov ne bougea pas, mais le message était clair : ses tentatives de dissociation d’avec ce scandale avaient échoué. Narmonov se souciait peu du nombre de têtes qu’il faudrait abattre pour affermir son siège.
« Camarade président, objecta Gorchkov, l’efficacité de la flotte...
— Efficacité ? coupa Alexandrov. Efficacité. Ce bâtard lituanien est efficace, oui, pour ridiculiser notre flotte avec ses officiers soigneusement sélectionnés, pendant que le reste de nos bateaux zigzague à l’aveuglette comme du bétail à peine castré. » Alexandrov faisait allusion à son premier travail dans une ferme d’Etat. Un début parfait, ricanait-on, car l’homme qui occupait la position de chef idéologue était détesté comme la peste, mais le Politburo avait besoin de lui ou d’un homme comme lui. C’était toujours le chef idéologique qui faisait les rois. Dans quel camp se situait-il maintenant – en plus du sien propre ?
« L’explication la plus vraisemblable, reprit Padorine, c’est que Poutine ait été assassiné. Lui seul, de tous les officiers, laissait derrière lui une femme et des enfants.
— C’est une autre question, camarade amiral. » Narmonov sautait sur l’occasion. « Comment se fait-il qu’aucun de ces hommes ne soit marié ? Cela ne vous a donc pas mis la puce à l’oreille ? Faut-il que le Politburo supervise toujours tout ? Ne pouvez-vous pas penser tout seuls ? »
Comme si vous le souhaitiez, ricana Padorine intérieurement. « Camarade secrétaire général, la plupart de nos commandants de sous-marins préfèrent s’entourer de jeunes officiers célibataires. En mer, le service est exigeant, et les célibataires sont moins distraits. De plus, chacun des officiers supérieurs est membre du Parti, avec un excellent dossier. Ramius a agi en traître, on ne peut le nier, et je serais heureux de tuer ce salaud de mes propres mains... mais il a dupé plus d’hommes valeureux qu’il n’y en a dans cette salle.
— Fort bien, dit Alexandrov. Mais maintenant que nous sommes dans ce bourbier, comment en sortons-nous ? »
Padorine prit une profonde inspiration. Il avait attendu cet instant. « Camarades, nous avons un autre homme à bord d’Octobre rouge, à l’insu de Poutine et du commandant Ramius. Un agent de l’Administration politique centrale.
— Quoi ? s’exclama Gorchkov. Et pourquoi ne l’ai-je pas su ? » Alexandrov sourit. « C’est bien la première chose intelligente que nous entendons aujourd’hui. Continuez.
— Cette taupe a une couverture d’homme d’équipage. Il rend compte directement à notre bureau, sans passer par les voies opérationnelles et politiques. Il s’appelle Igor Loginov. Il a vingt-quatre ans...
— Vingt-quatre ans ! hurla Narmonov. Vous confiez cette responsabilité à un gosse ?
— Camarade, la mission de Loginov consiste à se mêler aux recrues, à écouter les conversations et à identifier les traîtres, espions et saboteurs éventuels. A la vérité, il paraît encore plus jeune. Il sert parmi des jeunes gens, et il doit être jeune lui-même. En fait, il est sorti de la haute école navale de Kiev réservée aux officiers politiques, et diplômé de l’académie des renseignements du GRU. Il est le fils d’Arkady Ivanovitch Loginov, directeur de l’usine sidérurgique Lénine, à Kazan. Nombre d’entre vous le connaissent. » Narmonov opina, une lueur d’intérêt dans l’œil. « Ces responsabilités ne se confient qu’à une élite très restreinte. J’ai personnellement eu un entretien avec ce garçon. Son dossier est bon, c’est un patriote soviétique, sans aucun doute possible.
— Je connais son père, confirma Narmonov. Arkady Ivanovitch est un homme de valeur, qui a élevé plusieurs fils dans le chemin de l’honneur. Quels sont les ordres donnés à ce garçon ?
— Comme je le disais, camarade, ses fonctions ordinaires consistent à observer les hommes d’équipage et rapporter ce qu’il entend. Il le fait depuis deux ans, et il le fait très bien. Il ne dépend pas du zampolit de bord, mais directement de Moscou. En cas d’urgence, il doit rendre compte au zampolit. Si Poutine était en vie – et je ne le crois pas, camarades –, c’est qu’il ferait partie de la conspiration, et Loginov saurait se garder de rien lui dire. En cas de nécessité, il a donc pour ordre de détruire le bâtiment et de s’évader.
— Est-ce possible ? demanda Narmonov. Gorchkov ?
— Camarades, tous nos navires transportent de grosses charges explosives, et surtout les sous-marins.
— Malheureusement, précisa Padorine, elles ne sont généralement pas armées, et seul le commandant peut les mettre en ouvre. Depuis l’accident du Storozhevoï, nous sommes obligés de considérer, à l’Administration politique centrale, qu’un accident de ce type est toujours possible, et que cela risquerait d’être particulièrement dommageable dans le cas d’un sous-marin lance-missiles.
— Ah, dit Narmonov, c’est un technicien de missiles.
— Non, camarade, il est cuistot.
— Magnifique ! Il passe ses journées à faire cuire des patates ! » Narmonov leva les mains au ciel, tout espoir brutalement évanoui, et remplacé par une fureur palpable. « Vous la voulez tout de suite, cette balle dans la tête ?
— Camarade président, il s’agit là d’une couverture bien meilleure que vous ne l’imaginez. » Padorine n’avait pas cillé ; il voulait montrer à ces hommes de quoi il était fait. « A bord d’Octobre rouge, les chambres des officiers et les cuisines sont à l’arrière, tandis que les postes d’équipage se trouvent à l’avant – l’équipage y mange aussi, puisqu’il ne dispose pas d’un réfectoire distinct –, séparés par le compartiment des missiles. En sa qualité de cuisinier, il doit aller et venir à tout moment de la journée, et sa présence dans tel ou tel secteur ne sera donc pas jugée déplacée. La chambre froide est adjacente à la rampe inférieure des missiles. Nous n’avons pas prévu qu’il doive activer les têtes. Et nous avons permis que le commandant puisse les désarmer. Camarades, je vous rappelle que ces mesures ont fait l’objet de longues et mûres réflexions.
— Continuez, grommela Narmonov.
— Comme vous l’a expliqué le camarade Gorchkov, Octobre rouge porte vingt-six engins Seahawk. Ce sont des fusées à carburant solide, et l’une d’elles est équipée d’une sécurité de tir.
— Sécurité de tir ? » Narmonov était surpris.
Jusque-là, les autres officiers présents, dont aucun n’appartenait au Politburo, avaient gardé le silence. Padorine s’étonna donc de voir le général V. M. Vishenkov, commandant des Forces stratégiques de missiles, prendre la parole. « Camarades, ces détails ont été mis au point en collaboration avec mes services, voici déjà quelques années. Comme vous le savez, quand nous faisons des essais de missiles, nous embarquons des engins munis d’une sécurité de tir, pour les faire exploser s’ils dévient de leur trajectoire. Sinon, ils risqueraient de retomber sur l’une de nos propres villes. Nos missiles opérationnels n’en sont ordinairement pas équipés – pour l’évidente raison que les impérialistes pourraient ainsi apprendre à les faire exploser en vol.
— Ainsi donc, notre jeune camarade du GRU fera sauter le missile. Qu’advient-il des têtes ? » s’enquit Narmonov. Etant ingénieur de formation, il pouvait toujours se laisser distraire par un discours technique, ou impressionner par un raisonnement astucieux.
« Camarades, poursuivit Vishenkov, les têtes des missiles sont armées par des accéléromètres, et ne peuvent donc l’être que quand le missile atteint la pleine vitesse programmée. Les Américains utilisent le même système, et pour la même raison – afin d’éviter le risque de sabotage. Ces systèmes de sécurité sont absolument fiables. On pourrait faire tomber un véhicule de rentrée du sommet d’une antenne de la télévision de Moscou, sur une plaque d’acier, sans qu’il explose. » Le général faisait ainsi allusion à l’énorme tour de la télévision, dont Narmonov avait personnellement supervisé la construction au temps où il dirigeait le Centre des communications. Vishenkov était un adroit tacticien politique.
« Dans le cas d’une fusée à carburant solide », reprit Padorine, conscient de sa dette envers Vishenkov et se demandant ce qui serait exigé de lui en retour – mais avec l’espoir de vivre assez longtemps pour s’en acquitter, « la sécurité met à feu simultanément les trois étages du missile.
— Le missile part donc purement et simplement ? demanda Alexandrov.
— Non, camarade académicien. L’étage supérieur partirait peut-être, s’il pouvait crever l’opercule du tube de missiles, et cela noierait la salle des missiles, coulant le sous-marin. Mais même s’il y a raté, les deux premiers étages contiennent suffisamment d’énergie thermique chacun pour transformer le sous-marin entier en une mare fumante de métal fondu : vingt fois la quantité nécessaire pour le couler. Loginov a appris à mettre hors service le signal d’alerte de l’opercule du tube des missiles, à armer la sécurité, à déclencher une minuterie et à s’enfuir.
— Pourquoi pas simplement à détruire le sous-marin ?
— Camarade secrétaire général, répondit Padorine, ce serait trop demander que vouloir faire accomplir son devoir à un jeune homme, sachant qu’il y trouvera la mort. Il serait irréaliste de notre part de l’espérer. Il doit avoir au moins la possibilité de s’enfuir, sans quoi la faiblesse humaine pourrait conduire à l’échec.
— Cela paraît censé, admit Alexandrov, Les jeunes sont motivés par l’espoir, et non par la peur. Dans ce cas précis, le jeune Loginov espérerait sans doute une récompense considérable.
— Et il l’obtiendrait, déclara Narmonov. Nous allons tout faire pour sauver ce jeune homme, Gorchkov.
— S’il est vraiment digne de confiance, insinua Alexandrov.
— Je sais que ma vie en dépend, camarade académicien », répliqua Padorine, le dos toujours très droit. Il n’obtint pas de réponse, seulement des hochements muets de la moitié de l’assemblée. Il avait déjà fait face à la mort, et il était à l’âge où l’homme n’a plus rien à affronter devant lui que la mort.
A la Maison-Blanche
Arbatov entra dans le Salon ovale à 16 h 50. Il y trouva le président et M. Pelt confortablement installés dans des fauteuils, en face du bureau présidentiel.
« Approchez, Alex. Du café ? » Le président désignait un plateau, posé sur le coin de la table. Il ne buvait pas aujourd’hui, observa Arbatov.
« Non merci, monsieur le président. Puis-je vous demander...
— Nous pensons avoir trouvé votre sous-marin, Alex, répondit Pelt. On vient de nous apporter ces dépêches, et nous sommes en train de les lire. » Le conseiller présidentiel brandit une liasse de feuillets de format réglementaire.
« Puis-je vous demander où il se trouve ? » L’ambassadeur gardait un visage de marbre.
« A environ trois cents milles au nord-est de Norfolk. Nous ne l’avons pas encore situé avec exactitude. L’un de nos navires a enregistré une explosion sous-marine dans le secteur – non, ce n’est pas cela. L’enregistrement a été fait sur l’un de nos navires et, quand les bandes ont été repassées plusieurs heures plus tard, ils ont cru entendre un sous-marin exploser et couler. Désolé, Alex, dit Pelt, j’aurais mieux fait de ne pas lire tout cela sans interprète. Dans votre marine aussi, ils ont leur propre langage ?
— Les officiers n’aiment pas que les civils les comprennent. » Arbatov sourit. « C’est certainement vrai depuis le premier jour où un homme a ramassé une pierre.
— Quoi qu’il en soit, nous menons actuellement des recherches avec la marine et l’aviation. » Le président leva les yeux sur Arbatov. « Alex, je viens de m’entretenir avec Dan Foster, le chef des opérations navales. D’après lui, il ne faut pas s’attendre à trouver des survivants. A cet endroit-là, la profondeur est de trois ou quatre cents mètres, et je n’ai pas besoin de vous dire le temps qu’il fait. Ils disent que c’est sur le rebord de la plate-forme continentale.
— Le Norfolk Canyon, précisa Pelt.
— Nous menons des recherches très actives, poursuivit le président. La marine fait venir de l’équipement de sauvetage très spécialisé, du matériel de recherches, ce genre de choses. S’ils repèrent le sous-marin, nous ferons descendre des équipes pour le cas où il y aurait des survivants. D’après ce que me dit le CNO[20], il se pourrait malgré tout que les cloisons intérieures soient intactes. L’autre question, me dit-il, concerne leurs réserves d’air. Le temps joue contre nous, je le crains. Tout cet équipement incroyablement coûteux que nous leur achetons, et ils ne peuvent même pas repérer un objet là, sous leur nez ! »
Arbatov nota mentalement ces paroles. Cela ferait un excellent rapport. Il arrivait au président de bavarder...
« A propos, monsieur l’ambassadeur, que faisait donc votre sous-marin à cet endroit-là ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, monsieur Pelt.
— J’espère que ce n’était pas un sous-marin lance-engins, reprit Pelt. Nous avons un accord, je vous le rappelle, nous engageant à les maintenir au-delà de cinq cents milles des côtes. Bien entendu, l’épave sera examinée par nos équipes de sauvetage. Si nous devions découvrir qu’il s’agissait d’un sous-marin lance-engins...
— Je prends note de votre observation. Ce sont toutefois des eaux internationales. »
Le président se tourna vers lui, et dit d’une voix très douce : « De même que le golfe de Finlande, Alex, et, me semble-t-il, la mer Noire. » Il laissa cette observation flotter un peu dans l’air. « J’espère sincèrement que nous ne retournons pas à ce genre de situation. S’agit-il réellement d’un sous-marin lance-engins, Alex ?
— Sincèrement, monsieur le président, je l’ignore. Mais j’espère bien que non. »
Le président remarqua avec quelle circonspection était formulé ce mensonge. Il se demandait si les Russes reconnaîtraient qu’il y avait là un commandant coupable d’avoir transgressé les ordres. Non, ils plaideraient sans doute l’erreur de navigation.
« Fort bien. Quoi qu’il en soit, nous poursuivrons notre opération de recherche et de sauvetage. Nous saurons assez vite de quel type de bâtiment il s’agit. » Le président parut soudain mal à l’aise. « Une autre chose dont Foster m’a parlé. Si nous trouvons les corps – pardonnez-moi des paroles si crues, un samedi après-midi –, je suppose que vous voudrez les faire rapatrier.
— Je n’ai pas d’instructions sur ce point, répondit l’ambassadeur, brusquement pris au dépourvu.
— Je me suis laissé expliquer très en détail ce qu’un tel trépas fait d’un homme. En termes simples, ils sont écrasés par la pression de l’eau, et ce n’est pas très joli à voir, me dit-on. Mais c’étaient des hommes, et ils méritent quelque dignité, même dans la mort. »
Arbatov dut s’incliner. « Eh bien, si c’est possible, je crois que le peuple soviétique apprécierait ce geste humanitaire.
— Nous ferons de notre mieux. »
Et ce mieux américain, Arbatov ne l’ignorait pas, comprenait un navire du nom de Glomar Explorer. Ce fameux bâtiment d’exploration avait été construit par la CIA dans le but précis de récupérer un SNLE soviétique de classe Golf, coulé au fond de l’océan Pacifique. On l’avait ensuite mis de côté, sans aucun doute dans l’attente d’une nouvelle occasion. L’Union soviétique ne pourrait rien faire pour empêcher l’opération, à quelques centaines de milles de la côte américaine, trois cents milles de la plus grande base navale des Etats-Unis.
« J’espère que le droit international sera respecté, messieurs. En ce qui concerne les restes du bâtiment et les corps de l’équipage.
— Bien sûr, Alex. » Le président sourit, et montra un mémorandum placé sur son bureau. Arbatov se maîtrisa au prix d’un effort. Il s’était laissé berner comme un écolier, oubliant que le président américain avait été un tacticien de grand talent dans les tribunaux – une chose à quoi la vie soviétique ne préparait guère – et connaissait toutes les ficelles juridiques. Pourquoi sous-estimait-on si facilement ce salaud ?
Le président faisait également des efforts pour se contrôler. Il n’avait pas souvent l’occasion de voir Alex dans cet état, car c’était un interlocuteur adroit, difficile à déconcerter. Rire aurait tout gâché.
Le mémorandum du procureur général n’était arrivé que ce matin.
Monsieur le Président,
A votre requête, j’ai fait étudier par le chef de notre division navale la question du droit international concernant la propriété des navires coulés ou abandonnés, ainsi que le droit afférent au sauvetage de tels navires. Il existe une jurisprudence considérable sur ces questions. Un simple exemple est celui de Dalmas c/Stathos (84 F Supp. 828, 1949 AMC 770 (SDNY 1949)) :
Aucun problème de droit étranger n’intervient ici, car il est bien établi que le sauvetage est une question issue du jus gentium et ne dépend habituellement pas du droit national des pays particuliers.
La base internationale de ces dispositions est la Convention de 1910 sur le sauvetage (Bruxelles), qui a codifié la nature transnationale de la navigation et du droit couvrant le sauvetage. Cette Convention a été ratifiée par les Etats-Unis dans le Salvage Act de 1912, Stat. 242 (1912), 46 USCA §§727-731 ; et aussi dans 37 Stat. 1658 (1913).
« Le droit international sera respecté, Alex, promit le président. Dans tous ses détails. » « Et tout ce que nous pourrons récupérer, se disait-il, nous l’emmènerons au port le plus proche, à Norfolk, pour le confier au service des épaves, autre équipe fédérale surchargée de travail. Si les Soviétiques veulent récupérer quelque chose, ils pourront entamer une action devant le tribunal maritime, c’est-à-dire la cour fédérale de district qui siège à Norfolk et, si jamais ils gagnent leur procès – après qu’on aura déterminé la valeur du bien sauvé, et après que la marine américaine aura reçu un dédommagement adéquat pour son effort de sauvetage, également évalué par le tribunal – l’épave pourra être rendue à ses vrais propriétaires. » Evidemment, le tribunal de district en question avait aux dernières nouvelles une liste d’attente d’environ un an.
Arbatov pouvait bien envoyer un câble à Moscou. Cela ne servirait à rien. Il était certain que le président prendrait un plaisir pervers à manipuler le système juridique américain à son propre avantage, sans cesser de faire observer que la constitution lui interdisait, en tant que président, d’intervenir dans le fonctionnement de la justice.
Pelt consulta sa montre. La seconde surprise n’allait pas tarder. Il était forcé d’admirer le président. Pour un homme qui, quelques années plus tôt, ne savait encore rien des affaires internationales, il avait vite appris. Cet homme d’apparence très simple, au langage tranquille, donnait toute sa mesure dans les situations de face à face et, après une vie entière d’expérience comme procureur, il aimait toujours jouer au jeu de la négociation et des échanges tactiques. Il paraissait capable de manipuler les gens avec une aisance effrayante. Le téléphone sonna et Pelt décrocha, exactement comme convenu.
« Ici Pelt. Oui, amiral... où ? Un seul ? Je vois... A Norfolk ? Je vous remercie, amiral, c’est une excellente nouvelle. Je vais immédiatement en informer le président. Tenez-nous au courant, s’il vous plaît. » Pelt se retourna. « Nous en avons un, vivant, bon Dieu !
— Un survivant du sous-marin perdu ? » Le président se leva.
« C’est un marin soviétique. Un hélicoptère l’a repêché voici une heure, et on le dirige sur l’hôpital de la base de Norfolk. Ils l’ont trouvé à 290 milles au nord-est de Norfolk, et je suppose donc que tout concorde. Nos hommes le trouvent en assez mauvais état, mais l’hôpital est prêt à l’accueillir. »
Le président alla décrocher le téléphone sur son bureau. « Grâce, passez-moi Dan Poster tout de suite... Amiral, ici le président. L’homme qu’ils ont repêché, quand arrivera-t-il à Norfolk ? Pas avant deux heures ? » Il fit une grimace. « Amiral, téléphonez à l’hôpital naval et dites-leur que je veux que tout soit tenté pour sauver cet homme. Qu’ils le traitent comme mon propre fils, compris ? Bien. Je veux des rapports d’heure en heure sur son état. Je veux que nos meilleures équipes s’en chargent, les meilleures. Merci, amiral. » Il raccrocha. « Bien !
— Peut-être étions-nous trop pessimistes, Alex, renchérit Pelt.
— Pourrons-nous voir notre homme ? questionna aussitôt Arbatov.
— Bien sûr, répondit le président. Vous avez un médecin, à l’ambassade, non ?
— Si, monsieur le président.
— Eh bien, emmenez-le avec vous. On lui accordera toutes facilités sur place. J’y veillerai personnellement. Jeff, cherche-t-on d’autres survivants ?
— Oui, monsieur le président. Il y a une douzaine d’avions sur le secteur, et deux navires supplémentaires en route.
— Bien ! » Le président battit des mains comme un enfant ravi dans un magasin de jouets. « Eh bien, si nous trouvons d’autres survivants, peut-être pourrons-nous offrir un beau cadeau de Noël à votre patrie, Alex. Nous ferons tout ce que nous pourrons, vous avez ma parole.
— C’est très aimable à vous, monsieur le président. Je vais immédiatement communiquer cette bonne nouvelle à mon pays.
— Pas si vite, Alex. » Le président éleva la main. « Il me semble que l’événement mérite d’être arrosé. »