Il me faut un mercenaire temporaire
Pour un job temporaire
En un lieu temporaire
Comme qui dirait la Terre !
Chanson extraite
du Marchand de menaces
1
Il y avait les planètes de Douglas-Ouyang qui tournaient autour de leur soleil en un unique essaim, selon une orbite immuable et à nulle autre pareille. Il y avait les gentilshommes-suicide qui, sur Terre, jouaient leur existence dans des conditions que les hommes véritables n’avaient jamais expérimentées et qui jouaient aussi, parfois, et plus atrocement encore, avec des choses plus graves que leur existence. Il y avait les filles qui tombaient amoureuses de tels hommes, si sombre et menaçant que soit leur destin. Il y avait l’Instrumentalité, qui poursuivait son effort incessant pour garder l’homme tel qu’il était. Et il y avait les citoyens heureux, qui devaient être heureux. S’ils étaient tristes, on les calmait, on les droguait, on les transformait jusqu’à ce qu’ils retrouvent le bonheur. Cette histoire concerne trois d’entre eux : le joueur qui prit le nom de Petit-Soleil, qui osa descendre jusqu’au Gebiet et qui s’accomplit avant de mourir ; Santuna, la fille qui fut mille fois heureuse avant de mourir, et le très ancien Seigneur Sto Odin, qui connut tout cela et qui jamais ne rêva de rien empêcher.
Une musique court au long de cette histoire. La douce musique du Gouvernement de la Terre et de l’Instrumentalité, sucrée comme le miel et comme lui, finalement, écœurante. Le rythme clandestin et sauvage du Gebiet dont l’entrée était interdite à nombre d’hommes et, par-dessus tout, pires que tout, les folles fugues et les discordantes harmonies du Bezirk, fermé aux hommes pour cinquante-sept siècles, ouvert par accident, découvert, profané. Ainsi commence notre histoire.
2
Dame Ru avait déclaré, quelques siècles auparavant : « Des lambeaux de connaissance ont été retrouvés. » Aux tout premiers jours de l’homme, avant même qu’il y ait des engins aériens, Lao Tseu avait déclaré : « L’eau n’agit en rien mais elle pénètre partout. L’inaction ouvre le chemin. » Plus tard, un ancien Seigneur dit : « Sous toute chose, il y a une musique. C’est à ses accords que nous dansons toute notre vie, bien que nos oreilles ne puissent percevoir ces notes qui nous guident et nous font agir. Le bonheur peut tuer les êtres aussi doucement que les ombres du rêve. Il nous faut être, avant tout, avant même que d’être heureux, de crainte de vivre et de mourir en vain. »
Le Seigneur Sto Odin fut plus direct. Il exprima ainsi la vérité à quelques-uns de ses amis : « La population décroît sur de nombreux mondes, y compris la Terre. Les gens ont bien encore des enfants, mais ils ne les désirent pas vraiment. J’ai moi-même été le père-triple de douze enfants, le père-double de quatre autres et le père-unique, je le suppose, d’un assez grand nombre. J’apporte du zèle à mon travail et j’en manque dans ma vie. Ce sont là deux choses bien différentes.
» Nombre de gens veulent être heureux et nous leur avons donné le bonheur : c’est bien.
» Des siècles ternes et inutiles de bonheur au long desquels nous avons corrigé, ajusté ou supprimé tous ceux qui n’étaient pas absolument heureux. Un insupportable bonheur sans le piment de la colère, le vin de la rage, les parfums excitants de la peur. Combien d’entre nous ont-ils jamais connu le goût acide, glacé, d’une ancienne rancune ? C’est pour tout cela que les gens vivaient aux Jours Anciens, quand ils s’imaginaient être heureux alors qu’ils vivaient en réalité avec la colère, la fureur, la haine, la ruse et l’espoir ! Ces gens avaient une existence de fous. Ils ont peuplé les étoiles sans cesser de rêver de s’entretuer, secrètement ou franchement. Leurs œuvres n’avaient trait qu’au meurtre, à la trahison ou à l’amour clandestin. À présent, nous n’avons plus de meurtre et nous ne pouvons même plus imaginer d’amour clandestin. Pouvez-vous concevoir ces anciens fous et leurs réseaux de routes ? Qui peut voler aujourd’hui sans apercevoir cet énorme filet ? Ces routes sont en ruine, certes, mais elles existent encore. Depuis la Lune, vous pouvez distinguer ces horreurs. Mais ne pensez pas seulement aux routes, pensez aussi aux millions de véhicules qui s’y déplaçaient, à tous ces gens pleins d’envie, de colère, qui se ruaient les uns sur les autres dans leurs machines. On dit que cinquante mille d’entre eux mouraient chaque année sur les routes. Pour nous, cela équivaudrait à une guerre. Quelle sorte de gens étaient-ils donc, pour courir ainsi nuit et jour et construire des choses pour les emporter encore plus vite ? Certainement bien différents de nous. Ils devaient être sauvages, sales, libres. Ils aimaient la vie, sans doute, comme nous ne l’aimons pas. Nous pourrions aisément aller mille fois plus vite qu’eux mais, de nos jours, qui se soucie encore de cela ? Pourquoi aller aussi vite ? Sauf pour quelques combattants et techniciens, les endroits se ressemblent tous. » Le Seigneur Sto Odin sourit et ajouta : « Sauf, aussi, pour les Seigneurs de l’Instrumentalité. Nous nous déplaçons pour elle et non pour des raisons ordinaires. Les gens ordinaires n’ont aucune raison particulière de faire quoi que ce soit. Ils accomplissent les tâches que nous leur fixons afin qu’ils restent heureux pendant que les robots et le sous-peuple effectuent le travail véritable. Ils marchent. Ils font l’amour. Ils ne sont jamais vraiment malheureux.
» Ils ne peuvent pas l’être ! »
Dame Mmona n’était pas d’accord. « La vie ne peut être aussi mauvaise que vous le dites. Nous ne pensons pas seulement qu’ils sont heureux. Nous le savons. Nous pouvons plonger directement dans leurs esprits grâce à la télépathie. Nous contrôlons leurs émotions par les Sondeurs et les robots. Ce n’est pas comme si nous n’avions aucun moyen de vérifier leur bonheur. Et ils finissent toujours par être malheureux. Quand cela est, nous effectuons les corrections. De temps à autre, de graves accidents se produisent, contre lesquels nous ne pouvons rien, bien sûr. Quand les gens sont vraiment très malheureux, ils pleurent, ils gémissent. Parfois même, ils cessent de parler et ils meurent, en dépit de tout ce que nous pouvons tenter pour eux. Vous ne pouvez quand même pas nier tout cela !
— Je le nie pourtant, dit le Seigneur Sto Odin.
— Comment ? s’écria Mmona.
— Je répète que ce bonheur n’est pas réel.
— Vous ne pouvez pas dire cela face aux preuves ! nos preuves, celles que nous, Seigneurs et Dames de l’Instrumentalité, possédons depuis longtemps. Nous avons nous-mêmes rassemblé toutes ces preuves. Est-il possible que l’Instrumentalité soit dans l’erreur ?
— Oui », dit le Seigneur Sto Odin.
Cette fois, ce fut le cercle tout entier qui garda le silence.
Et Sto Odin de plaider : « Considérez mes preuves. Peu importe aux gens qu’ils soient ou non père ou mère-unique. Ils ne savent même pas reconnaître leurs enfants. Personne ne tente non plus de se suicider. Nous leur ménageons trop de bonheur. Mais consacrons-nous autant d’efforts au bonheur des animaux qui parlent, à ceux du sous-peuple ? Les gens du sous-peuple se suicident-ils parfois ?
— Certainement, dit Dame Mmona. Ils sont conditionnés pour le faire s’ils sont trop gravement blessés pour être réparés ou s’ils commettent une faute dans leur travail.
— Je ne parle pas de ça. Commettent-ils jamais un suicide pour des raisons qui leur sont propres ?
— Non, dit le Seigneur Nuru-or, un jeune et sage membre de l’Instrumentalité. Ils sont trop préoccupés par leur travail et leur survie.
— Combien de temps vit un être du sous-peuple ? demanda Sto Odin avec une douceur trompeuse.
— Qui peut le savoir ? Six mois, cent ans… Plusieurs centaines d’années, peut-être…
— Et que se passe-t-il si un sous-être ne travaille pas ? » Le sourire de Sto Odin était amical et ambigu.
« En ce cas, nous le tuons, dit Dame Mmona. Nous et notre police-robot.
— Et le sait-il ?
— Sait-il que nous le tuerons s’il ne travaille pas ? Bien sûr. Nous le leur disons à tous. Travailler ou mourir. Mais quel rapport cela a-t-il avec les gens ? »
Le Seigneur Nuru-or gardait maintenant le silence, et un sourire triste et sagace naissait sur son visage. Il commençait à deviner la terrible et subtile conclusion dont approchait Sto Odin.
Mais Mmona n’avait pas encore compris et elle reprit : « Seigneur, vous admettez que les gens sont heureux. Et vous admettez aussi qu’ils n’aiment pas être malheureux. Il semble que vous souleviez là un problème sans solution. Pourquoi se plaindre du bonheur ? N’est-ce pas le mieux que puisse donner l’Instrumentalité ? C’est notre mission devant l’humanité. Voulez-vous dire que nous y avons failli ?
— Oui, nous y avons failli. » Le Seigneur Sto Odin regarda la salle sans la voir. Il semblait seul. Il était aussi le plus ancien et le plus sage, et tous attendirent qu’il parle à nouveau.
Il reprit son souffle et leur sourit. « Savez-vous quand je dois mourir ?
— Bien sûr, répondit Mmona après avoir réfléchi une seconde. Dans soixante-dix-sept jours. Vous avez fixé vous-même la date. Et il n’est pas dans nos usages, comme vous le savez, Seigneur, d’exposer nos affaires privées devant l’Instrumentalité.
— Excusez-moi, mais je ne viole aucune loi. Je ne fais que préciser un point. Nous avons juré de défendre la dignité de l’homme. Pourtant, nous sommes en train de tuer l’humanité sous un bonheur total et désespéré qui interdit les informations, supprime la religion et qui a fait de l’histoire tout entière un secret d’État. Je dis, moi, qu’il est évident que nous avons failli à notre mission et que cette humanité, que nous nous sommes engagés à choyer, a failli elle aussi. Elle a failli en vitalité, en puissance, en nombre et en énergie. Il me reste peu de temps à vivre, mais je vais essayer de trouver ce qu’il en est exactement. »
Le Seigneur Nuru-or demanda alors, avec une tranquillité grave, comme s’il connaissait la réponse : « Et où irez-vous chercher cela ?
— Je vais aller tout en bas, dit alors le Seigneur Sto Odin, jusqu’au Gebiet.
— Le Gebiet ! Oh, non ! » crièrent plusieurs voix à l’unisson. Et une voix isolée ajouta : « Vous êtes immunisé.
— Je vais rejeter l’immunité et partir ensuite, dit le Seigneur Sto Odin. Qui s’attaquerait à un homme presque âgé d’un millier d’années et auquel il ne reste plus que soixante-dix-sept jours à vivre ?
— Mais vous ne pouvez pas faire cela ! s’écria Mmona. Des criminels pourraient vous capturer et vous copier. Nous serions tous en danger, alors.
— Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’un criminel au sein de l’humanité ?
— Ils sont nombreux, partout, dans les mondes extérieurs.
— Mais sur la Vieille Terre ?
— Je ne sais pas, avoua Mmona. Il a bien dû en exister. » Elle parcourut la pièce du regard. « L’un de vous le sait-il ? »
Le silence lui répondit.
Le Seigneur Sto Odin les regarda, tous. Il y avait dans ses yeux toute la force et la générosité qui avaient amené des générations de Seigneurs et de Dames à le supplier de vivre quelques années de plus pour les assister. Il avait toujours accepté, mais, durant les derniers mois, il avait fini par refuser pour choisir enfin le jour de sa mort. Ce faisant, il n’avait en aucune façon perdu ses pouvoirs. On pouvait en cet instant les lire dans son regard tandis que les Seigneurs assemblés attendaient sa décision. Ses yeux se posèrent finalement sur le Seigneur Nuru-or et il déclara : « Je crois que vous avez deviné ce que je vais aller faire dans le Gebiet, pourquoi je descends là-bas.
— Le Gebiet, dit Nuru-or, est un domaine préservé où nulle règle ne s’applique, où nulle punition ne saurait être infligée. Les gens ordinaires peuvent faire ce que bon leur semble, là-bas, et non ce que nous pensons être bon. D’après tout ce que j’ai pu entendre à ce sujet, l’endroit est dangereux et les choses y sont incertaines. Mais vous saurez peut-être deviner leur signification et trouver un remède à cette fatigue du bonheur que l’homme éprouve.
— C’est vrai, et c’est pour cela que je partirai, après les préparatifs officiels. »
3
Il partit. Pour ce faire, il utilisa l’un des plus étranges moyens de transport jamais vus sur Terre, car ses jambes étaient trop faibles pour le porter loin. Il ne lui restait après tout que deux neuvièmes d’une année à vivre et il ne pouvait perdre de temps à l’occasion d’une greffe.
Il partit donc dans une chaise que portaient deux légionnaires romains.
Ces légionnaires n’étaient en fait que des robots qui ne possédaient pas une goutte de sang, pas une parcelle de tissu cellulaire. Ils étaient de l’espèce la plus complexe qui soit, puisque leur cerveau avait été logé dans leur poitrine sous la forme de plusieurs millions de feuilles incroyablement minces sur lesquelles avait été imprimée la vie entière d’une personne depuis longtemps disparue. Vêtus en légionnaire, ils arboraient cuirasse, épée, socques et bouclier, car telle était la volonté du Seigneur Sto Odin : plonger dans l’histoire pour le bien de ses compagnons. Le corps de chaque légionnaire avait la dureté du métal dont il était fait. Chacun d’eux pouvait abattre les parois, franchir les crevasses et, de ses seuls doigts, broyer n’importe quel humain ou sous-être. Tous deux pouvaient lancer leur épée avec la précision d’un projectile téléguidé.
Celui de devant, Flavius, avait dirigé le Quatorze-B de l’Instrumentalité, un service d’espionnage si secret que, même parmi les Seigneurs, bien peu connaissaient ses définitions et fonctions exactes. Flavius était (ou plutôt : avait été, puisqu’on avait imprimé sa personnalité entière sur l’actuel robot alors qu’il se mourait) directeur de la recherche historique pour l’ensemble de l’humanité. À présent, il n’était qu’une simple machine faite pour porter son maître jusqu’à ce que celui-ci décide d’éveiller l’extraordinaire puissance de son esprit en prononçant une simple phrase de vieux latin, que nulle autre personne au monde n’aurait pu comprendre : Summa nulla est.
Celui de derrière, Livius, avait été psychiatre avant de devenir général. Il avait gagné nombre de batailles, puis il était mort, volontairement, en comprenant que chaque bataille n’avait jamais été livrée que contre lui-même.
Ensemble, les deux légionnaires, associés à la stupéfiante intelligence de Sto Odin, constituaient une équipe pratiquement invincible.
« Au Gebiet, dit Sto Odin.
— Au Gebiet, répétèrent-ils d’un ton lourd en soulevant la chaise.
— Et ensuite, au Bezirk, ajouta Sto Odin.
— Au Bezirk », répétèrent-ils d’une voix éteinte.
Le Seigneur Sto Odin sentit alors que la chaise s’inclinait : Livius venait de la poser délicatement et il s’approchait en saluant, paume ouverte.
« Puis-je m’éveiller ? demanda-t-il d’un ton égal, mécanique.
— Summa nulla est », dit Sto Odin.
Le visage de Livius s’anima. « Il ne faut pas aller là-bas, Seigneur ! Il vous faudrait abandonner votre immunité et affronter tous les dangers. Il n’y a encore rien là-bas. Rien encore. Mais un jour, Hadès surgira des profondeurs et livrera aux hommes un combat véritable. Un jour, pas maintenant. Il n’y a que des êtres misérables, plongés dans leur étrange tristesse. Ils font l’amour d’une façon si extraordinaire que, très certainement, vous n’avez jamais songé que…
— Ne vous souciez pas de ce à quoi je puis songer. Quelle est votre intention ?
— C’est inutile, Seigneur ! Vous n’avez que quelques fractions d’année à vivre. Faites quelque chose de grand et de noble pour l’homme avant de mourir. Il se peut que nous disparaissions, mais nous aimerions participer à votre tâche auparavant.
— Est-ce tout ? demanda Sto Odin.
— Seigneur, intervint Flavius, vous m’avez éveillé moi aussi. Et je vous dis : allez de l’avant. L’histoire, là-bas, est en train de se refondre. Il s’y prépare des choses que jamais les grands de l’Instrumentalité n’ont soupçonnées. Allez, dès maintenant, et voyez, avant de mourir. Vous pouvez aussi bien n’en rien faire, mais je me dissocie de mon compagnon. Il se peut que ce que vous allez découvrir soit aussi dangereux que l’Espace3, mais c’est intéressant. En ce monde où toute chose a été accomplie, où toute pensée a été formulée, il est rare de trouver encore des événements susceptibles d’éveiller une curiosité intense dans l’esprit de l’homme. Je suis mort, comme vous le savez, mais à l’intérieur de cette machine, je ressens l’attrait de l’aventure, du danger, le magnétisme de l’inconnu. Un détail, cependant : des crimes sont commis, là-bas. Et ils vous échappent à vous, Seigneurs de l’Instrumentalité.
— Nous avons choisi de ne pas les voir. Nous ne sommes pas stupides. Nous désirions savoir ce qui pouvait en résulter, dit Sto Odin, et il nous fallait ménager un certain délai à ces gens, afin de savoir jusqu’où ils pouvaient aller sans contrôle.
— Ils ont des enfants ! dit Flavius d’une voix enflammée.
— Je sais cela.
— Ils se sont emparés de deux machines illégales à transmission instantanée ! » cria encore Flavius.
Sto Odin resta impassible. « Voici donc pourquoi le crédit terrestre semblait en déséquilibre sur le plan commercial.
— Ils possèdent un fragment du congohélium !
— Du congohélium ! Impossible ! Il est instable. Ils pourraient se détruire eux-mêmes. Ils pourraient faire sauter la planète. Que font-ils avec ?
— De la musique, dit Flavius, soudain plus calme.
— Quoi ?
— De la musique. Des sons harmonieux sur lesquels on peut danser. »
Sto Odin explosa : « Emmenez-moi là-bas sur-le-champ ! C’est ridicule. Il est aussi dangereux de détenir un fragment du congohélium que de jouer aux échecs avec les planètes !
— Seigneur ? dit Livius.
— Oui ?
— Je retire mes objections.
— Merci, dit Sto Odin d’un ton sec.
— Ils ont aussi autre chose, là-bas. Je ne voulais pas que vous descendiez, aussi ne l’ai-je pas mentionné, de peur d’attiser votre curiosité. Mais ils ont un dieu.
— Si vous avez l’intention de me faire un sermon historique, gardez-le pour une autre occasion. Rendormez-vous et portez-moi là-bas. »
Livius n’esquissa pas un geste. « Je sais ce que je dis.
— Et qu’appelez-vous un dieu ?
— Une personne ou un concept susceptible de déclencher de nouveaux processus culturels.
Le Seigneur Sto Odin se pencha. « Et vous savez cela ?
— Nous le savons tous les deux », dirent Flavius et Livius.
Et Livius ajouta : « Nous l’avons vu. Il y a un dizième d’année, vous nous aviez dit de nous promener librement pendant trois heures. Nous avons revêtu des corps de robots ordinaires et nous sommes descendus jusqu’au Gebiet. Lorsque nous avons ressenti l’influence du congohélium, nous avons dû poursuivre afin d’en apprendre plus. D’habitude, on utilise le congohélium pour maintenir les étoiles en place et…
— Épargnez-moi cela. Je le sais aussi bien que vous. S’agissait-il d’un homme ?
— Oui, d’un homme, dit Flavius. Il revit l’existence d’Akhénaton.
— Qui était-ce ? » demanda Sto Odin. Il connaissait l’histoire mais désirait en savoir plus sur les robots.
« Un roi, un très grand roi, au visage maigre, aux lèvres pleines, qui régnait sur les humains d’Égypte bien longtemps avant l’énergie atomique. C’est Akhénaton qui a inventé les meilleurs des dieux. Cet homme, dans le Gebiet, revit son existence heure par heure. Il a déjà fondé une religion du soleil. Il met le bonheur au défi et les gens l’écoutent. Et ils se moquent de l’Instrumentalité.
— Nous avons vu aussi la fille qui l’aime, ajouta Livius. Elle était jeune et belle. Et je pense qu’elle dispose d’une puissance telle que l’Instrumentalité devra la détruire un jour.
— Tous deux font de la musique, dit Flavius. Avec ce fragment du congohélium. Et cet homme, ce dieu, cet Akhénaton… comme il vous plaira de l’appeler, Seigneur… a dansé devant nous la plus étrange des danses. Son corps semblait rattaché à des fils comme celui d’une marionnette. Il produisait sur les spectateurs un effet comparable à l’hypnose la plus poussée. Je suis un robot, mais j’ai été fasciné.
— Cette danse… avait-elle un nom ? » demanda Sto Odin.
Flavius se tint sur une jambe, en un équilibre improbable, et se mit à chanter d’une voix de ténor à la fois déplaisante et séduisante :
Saute, mon peuple aimé, et je crierai pour toi.
Saute et crie, et je pleurerai pour toi.
Je pleure car je suis le pleureur.
Je suis le pleureur car je pleure.
Je pleure car le jour s’est levé,
Le soleil a brillé,
La maison s’est perdue
Et le temps nous tue.
Et je le tue.
Le monde est rond,
Le jour est blond.
Blancs sont les nuages ;
Les étoiles sans âge.
La montagne est en feu,
La chaleur si bleue,
Et la pluie torride.
Et moi je suis fini,
Et vous aussi.
Saute, mon peuple, pour l’homme qui crie.
Danse, cher peuple, pour celui qui gémit.
Je suis le pleureur et je pleure pour vous.
» Cela suffit », dit Sto Odin.
Flavius salua. Son visage reprit une expression d’humble passivité. Mais avant d’empoigner les deux bras de la chaise, il se retourna :
« Ce sont des vers à la mode de John Skelton.
— Assez de références historiques. Conduisez-moi là-bas. »
Les robots obéirent. Bientôt, la chaise suivit tranquillement les rampes de la vieille cité oubliée qui s’étendait sous Terraport, la tour prodigieuse qui touchait les strato-cumulus eux-mêmes dans l’immensité bleue. Dans l’étrange véhicule, Sto Odin finit par s’endormir, ignorant les coups d’œil des passants que croisait l’équipage.
Il s’éveillait par instants, en de curieux endroits, de plus en plus loin dans les profondeurs de la cité, là où de douces pressions et des odeurs écœurantes rendaient l’atmosphère presque insupportable.
« Halte ! » murmura-t-il, et les robots obtempérèrent.
« Qui suis-je ? demanda-t-il.
— Il y a soixante-dix-sept jours, dit Flavius, vous avez fait part de votre désir de mourir mais, jusqu’à cette heure, votre nom reste Sto Odin, Seigneur de l’Instrumentalité.
— Je suis vivant ?
— Oui, acquiescèrent les robots à l’unisson.
— Et vous êtes morts ?
— Nous ne sommes pas morts. Nous sommes des machines, programmées avec les esprits d’hommes qui vécurent. Désirez-vous rebrousser chemin, Seigneur ?
— Non, non. À présent, je me souviens. Vous êtes des robots. Livius, le psychiatre, et Flavius, l’historien. Vous avez des esprits d’humains et vous n’êtes pas des hommes. C’est bien cela.
— C’est bien cela, Seigneur, dit Flavius.
— Alors… comment puis-je être vivant ? Moi, Sto Odin ?
— Vous devriez le savoir, Seigneur, quoique l’esprit des gens âgés soit parfois bien étrange.
— Comment puis-je être vivant ? demanda Sto Odin en contemplant la cité tout autour de lui. Quand les gens qui me connaissaient sont morts ? Ils ont flotté dans les couloirs comme autant de volutes de fumée, d’écharpes nuageuses. Ils étaient là, et ils m’aimaient, ils me connaissaient… Et ils sont morts, à présent. Comme ma femme, Eileen. Elle était jolie, elle était telle une enfant aux yeux bruns, elle était sortie de la chambre éducatrice avec toute sa grâce et sa jeunesse. Et le temps l’a touchée et elle a dansé à son rythme, et son corps a mûri, il a vieilli et il a fallu le réparer. Mais à la fin, lorsqu’elle a vu la mort venir, elle s’en est allée en cet endroit où je vais, maintenant. Si vous êtes morts, vous devriez pouvoir me dire à quoi ressemble la mort, me dire où s’enfuient les esprits, les voix et toute la musique des hommes et des femmes, où ils vont se perdre, par-delà ces immenses corridors et ces voies redoutables. Comment de fugaces fantômes tels que mes pareils et moi, avec nos quelques dizaines, nos quelques centaines d’années à vivre avant que les vents aveugles du temps nous emportent… Comment de tels fantômes ont-ils pu ériger cette cité géante et construire ces merveilleuses machines ? Comment ont-ils pu allumer toutes ces éblouissantes lumières qui jamais ne faiblissent ? Comment avons-nous pu faire cela, quand notre séjour est si bref ? Dites-moi : le savez-vous ? »
Les robots ne répondirent pas. Leur programmation ne comportait pas la pitié. Le Seigneur Sto Odin n’en continua pas moins.
« Vous me conduisez en un endroit libre et sauvage, dangereux, sans doute. Un endroit où l’on meurt, ainsi que meurent tous les hommes, ainsi que je mourrai moi-même, si tôt, si vite, si simplement. J’aurais dû mourir il y a longtemps. J’ai été tous ceux qui me connaissaient, j’ai été le camarade ou le frère qui me faisait confiance, j’ai été chacune des femmes qui m’ont consolé et chacun des enfants que j’ai aimés plus tard, avec tant d’amertume et de douceur, et qui, maintenant, se sont perdus. Le temps est venu les effleurer et ils n’ont plus été. Je peux voir chacun de ceux que j’ai connus. Ils courent au long de ces couloirs, jeunes et maladroits comme des bébés, fiers, orgueilleux, pleins de fièvre et de maturité, ou bien vieux et déformés par le temps, mourant si vite. Pourquoi ? Pourquoi suis-je encore vivant ? Lorsque je serai mort, me souviendrai-je d’avoir vécu ? Je sais bien que certains de mes amis ont triché et qu’ils dorment à présent dans la glace, attendant ce qu’ils ignorent encore. J’ai vécu, je le sais. Mais qu’est-ce que la vie ? Un peu de jeu, un peu d’éducation, quelques mots choisis, un rien d’amour, un rien de peine, du travail, des souvenirs et la poussière qui se rue à la rencontre du soleil. Voilà tout ce que nous avons fait, nous qui avons conquis les étoiles. Où sont mes amis ? Où suis-je, moi, si fort autrefois, quand ceux que je connaissais étaient balayés par le temps, emportés comme autant de débris par l’orage, vers les ténèbres ? Dites-moi. Vous devez le savoir. Vous êtes des machines mais vous avez des esprits d’hommes. Vous devez savoir ce que représente tout cela, selon vous !
— Nous avons été construits, dit Livius, par des hommes, et nous possédons en nous ce qu’ils y ont mis, rien de plus. Comment pourrions-nous répondre à de telles questions ? Nos esprits, si vastes soient-ils, les repoussent. Nous n’avons nulle rancune, nulle peur, nulle colère. Nous connaissons ces mots mais ignorons les sentiments qu’ils déterminent. Nous avons perçu vos paroles mais ne savons pas de quoi vous parliez. Essayez-vous de nous dire à quoi ressemble la vie ? Nous le savons déjà. Ce n’est pas beaucoup. Rien de très particulier. Les oiseaux aussi connaissent la vie, ainsi que les poissons. Ce sont les hommes comme vous qui, à force de parler et d’agir, compliquent la vie, mélangent les choses. Le fait de crier n’a jamais rendu la vérité plus vraie. Pas pour nous, du moins.
— Emmenez-moi, dit Sto Odin. Conduisez-moi jusqu’au Gebiet, où nul homme de bonne condition n’est jamais allé durant toutes ces années. Il faut que je voie cet endroit avant de mourir. »
Ils soulevèrent la chaise et reprirent leur trot au long des rampes qui conduisaient aux touffeurs secrètes de la Vieille Terre elle-même. Les passants humains se firent plus rares mais les sous-êtres étaient toujours aussi nombreux. Des êtres issus de gorilles croisaient leur chemin, portant des trésors voilés prélevés dans les boutiques inconnues du très lointain passé des hommes. Par instants s’élevait le grincement horrible de roues de métal quand des sous-êtres, ayant déposé leur chargement quelque part vers le haut, se laissaient redescendre dans le chariot vide, imitant à leur façon grotesque les anciens enfants des hommes dont on disait qu’ils avaient joué ainsi autrefois.
Sur un ordre presque chuchoté, les deux légionnaires-robots s’arrêtèrent de nouveau. Flavius se retourna. Sto Odin s’adressait bien à eux. Ils posèrent la chaise et vinrent à ses côtés.
« Il se peut que je meure sous peu, souffla-t-il. Ce serait très inopportun. Sortez mon mannequin-amoi !
— Seigneur, dit Flavius, il est interdit aux robots de poser la main sur un mannequin humain. Si nous le faisons, nous avons ordre de nous détruire dans l’instant. Est-ce donc cela que vous désirez ? Voulez-vous que nous essayions ? Et, dans ce cas, lequel de nous deux ? À vous de décider, Seigneur. »
4
Il attendit si longtemps que les deux légionnaires finirent par se demander s’il n’était pas mort dans cette atmosphère humide et lourde et ces vapeurs d’essence.
Mais, finalement, le Seigneur Sto Odin se redressa et dit : « Je n’ai nul besoin d’aide. Donnez-moi seulement la mallette qui contient mon mannequin-amoi et posez-la sur mes genoux.
— Celle-ci ? » demanda Flavius en soulevant une mallette brune avec précaution.
Sto Odin acquiesça de façon presque imperceptible et murmura : « Ouvrez-la. Mais ne touchez pas le mannequin, si cela vous est interdit. »
Flavius manipula le fermoir. Les robots ne connaissaient pas la peur, mais ils recevaient un conditionnement pour éviter le danger. De terribles éventualités traversaient l’esprit de Flavius tandis qu’il essayait d’ouvrir la mallette. Sto Odin tenta de l’aider, mais sa main vieille, faible et tremblante, ne parvint même pas à atteindre le couvercle. Flavius poursuivit seul sa tâche, songeant que le Gebiet et le Bezirk étaient un danger mais que le mannequin était la plus grave menace qu’il ait affrontée depuis qu’il existait sous la forme d’un robot. En tant qu’humain, il avait manipulé de nombreux mannequins, y compris le sien. Les mannequins d’analyse médicale opérationnelle et intime reproduisaient en miniature l’état de santé de l’être dont ils étaient la réplique.
« Impossible de faire autrement, murmura Sto Odin. Accélérez-moi. Si je meurs, ramenez mon corps et dites aux gens que j’avais surestimé le temps qui me restait à vivre. »
La mallette s’ouvrit au même instant. À l’intérieur, reposait un petit homme nu, image fidèle de Sto Odin.
« Voilà, Seigneur ! s’exclama Livius. Laissez-moi guider votre main ! »
S’il était interdit aux robots de poser la main sur un mannequin-amoi, il leur était par contre permis de toucher un être humain avec le consentement de ce dernier. Les doigts de cuproplastique de Livius, capables d’exercer des pressions de plusieurs tonnes au centimètre carré, saisirent les mains du Seigneur Sto Odin et les déplacèrent jusqu’au mannequin. Flavius, rapide, agile et délicat, redressa la tête de Sto Odin sur son cou fatigué afin qu’il puisse voir ce que faisaient ses doigts.
« Nécroses ? » demanda le vieux Seigneur au mannequin, et sa voix était tout à coup plus claire.
Le mannequin scintilla et deux taches noires apparurent au sommet de la cuisse et sur la fesse droites.
« Réserve organique ? » demanda encore Sto Odin et, de nouveau, la machine répondit. Le mannequin miniature vira au violet soutenu, puis au rose pâle.
« Il reste encore un peu de force dans ce corps et ces prothèses, dit Sto Odin aux deux robots. Réglez-moi ! Accélérez-moi.
— Êtes-vous sûr, Seigneur, demanda Flavius, qu’il nous faille le faire seuls dans ce tunnel profond ? En moins d’une demi-heure, nous pourrions vous conduire jusqu’à un véritable hôpital où les médecins vous examineraient.
— Accélérez-moi, vous dis-je. Je surveillerai le mannequin pendant votre travail.
— Votre commande est-elle à l’emplacement habituel, Seigneur ? s’enquit Livius.
— De combien faut-il tourner ? interrogea Flavius.
— Au bas de la nuque, bien sûr, dit Sto Odin. La peau est artificielle et autoréparatrice, à cet endroit. Un douzième de tour suffira. Avez-vous un couteau ? »
Flavius acquiesça. Il sortit un petit couteau pointu de sa ceinture, le pointa vers le cou du Seigneur et l’abaissa en le faisant pivoter d’un geste rapide et sûr.
« Voilà ! » s’écria Sto Odin d’une voix si forte et si claire que les deux robots-légionnaires reculèrent. Flavius remit le couteau à sa ceinture. Le Seigneur qui, quelques instants auparavant se trouvait dans un état semi-comateux, tenait maintenant le mannequin entre ses mains. « Regardez, messieurs ! cria-t-il. Peut-être êtes-vous des robots, mais vous pouvez voir la vérité et en témoigner ! »
Les deux légionnaires se penchèrent sur la poupée médicale que Sto Odin brandissait en la tenant par les aisselles entre le pouce et l’index.
« Regardez ! ordonna-t-il. Prothèses ! » lança-t-il à l’adresse du mannequin.
Le corps minuscule prit des tons changeants. Les jambes devinrent d’un bleu malsain. Le bras gauche, un œil, une oreille et la boîte crânienne virèrent au même bleu, révélant autant de prothèses.
« Douleur ressentie ! » La poupée reprit sa couleur rose. Tous les détails apparurent : ongles, cils, parties génitales. Il n’y avait nulle trace du noir de la souffrance.
« Douleur potentielle ! » La poupée scintilla et devint en grande partie brun foncé. Le reste, plus clair, n’apparaissait qu’avec peu de netteté.
« Défaillance potentielle ! » Le petit corps reprit sa couleur normale, mais d’infimes éclairs apparurent à la base du cerveau.
« Tout va bien, conclut Sto Odin, je peux continuer comme durant les derniers siècles. Laissez-moi sur ce rythme vital intense. Je peux le supporter pendant plusieurs heures et, si je n’y parviens pas, la perte ne sera pas bien grave. » Sur ce, il replaça le mannequin dans la mallette et suspendit celle-ci à la porte de la chaise avant d’ordonner aux deux légionnaires : « Avancez ! »
Ils le regardèrent comme s’ils ne le voyaient pas. Il s’aperçut alors que c’était le mannequin-amoi qu’ils observaient, le mannequin qui avait viré au noir.
« Êtes-vous mort ? demanda Livius d’un ton aussi rauque que possible pour un robot.
— Mais non, je ne suis pas mort ! s’exclama Sto Odin. Je l’ai été pendant quelques fractions de seconde, mais je suis encore vivant. Ce n’était que la somme totale de mes souffrances qui apparaissait sur le corps du mannequin-amoi. Mais le feu de la vie brille encore en moi. Regardez : je rabats le couvercle… » La poupée vitale lança un flamboiement orange pastel et Flavius et Livius détournèrent le regard comme s’ils venaient de voir une explosion ou un démon.
« Allez, hommes, on descend ! Plus vite ! » lança Sto Odin, leur donnant un titre erroné tandis qu’ils soulevaient la chaise et s’enfonçaient encore plus profondément dans les entrailles de la Vieille Terre.
5
Il fit des rêves bruns tandis qu’ils trottaient sans ralentir au long des rampes sans fin. Il s’éveilla un bref instant et découvrit les écrans jaunes des murs, puis ses yeux se posèrent sur sa main âgée et il eut l’impression que, dans cette atmosphère, il devenait plus reptilien qu’humain.
« Voici venue la paralysie sèche et morne de la vieillesse », murmura-t-il, mais faible était son souffle et les robots ne l’entendirent pas. Ils couraient sur la rampe à présent enduite d’une huile venant sans doute d’une fuite, prenant garde à ne pas glisser et laisser tomber leur précieux maître.
Plus loin, en un lieu profond et secret, la rampe se divisait. La voie de gauche débouchait sur une vaste arène entourée de gradins que les milliers de spectateurs qu’elle pouvait accueillir n’occuperaient sans doute jamais, et celle de droite devenait un chemin étroit et raide qui brusquement montait, tournait et se perdait entre les lumières jaunes.
« Halte ! lança Sto Odin. Voyez-vous ? Entendez-vous ?
— Quoi ? demanda Flavius.
— Le rythme du congohélium qui vient du Gebiet. Le vertige et les stridulations de cette impossible musique qui nous parvient à travers des kilomètres de rocher ? Et cette fille, que je peux voir déjà, à nous attendre devant cette porte qui jamais n’aurait dû être ouverte. Entendez-vous les échos de cette musique venue des étoiles et qui jamais ne fut faite pour l’oreille de l’homme ? » Il cria soudain : « L’entendez-vous ? Percevez-vous ce rythme ? C’est celui du congohélium interdit, loin vers le fond ! Dah, dah. Dah, dah. Dah. Une musique que jamais personne n’a comprise ? »
Flavius dit : « Je n’entends rien, hormis le souffle de l’air dans les couloirs et les battements de votre cœur, Seigneur. Il y a autre chose, pourtant. Un bruit mécanique, très loin de nous.
— C’est cela ! Ce que vous appelez un bruit mécanique… Cela vous parvient-il comme cinq sons distincts, différents ?
— Non… Non, Seigneur, pas cinq sons.
— Et toi, Livius, quand tu étais un homme, tu étais télépathe… Reste-t-il quelque trace de ce pouvoir dans le robot que tu es maintenant ?
— Non, Seigneur, aucune. Mes sens sont aiguisés et je suis également en communication avec la radio souterraine de l’Instrumentalité. Rien que de très ordinaire.
— Et les cinq sons ? Chaque note séparée, isolée, prenant forme et sens par la terrible musique du congohélium, emprisonnée comme nous à l’intérieur de ce roc si dur ? Tu n’entends rien ? »
Les deux robots à l’apparence de légionnaires romains secouèrent la tête.
« Moi, je puis la voir. Je puis la voir au travers de ce roc. Ses seins sont pareils à des poires mûres et ses yeux bruns sont comme les noyaux des pêches de vigne que l’on vient de cueillir. Et je peux entendre ce qu’ils chantent, je peux entendre les paroles étranges et stupides auxquelles l’atroce musique du congohélium prête une nouvelle majesté. Écoutez… Quand je répète ces paroles, elles semblent stupides, car la musique terrifiante ne les accompagne pas. Le nom de la fille est Santuna et elle le regarde. Ce n’est pas étonnant. Celui qu’elle regarde est bien plus grand que nombre d’hommes et, avec lui, le chant devient effrayant et étrange.
Dis, Luis.
Fuis. Bruits,
Suis.
» Et son nom à lui est Yebayee, mais, maintenant, il s’appelle Petit-Soleil. Son visage est allongé et il a les lèvres pleines du premier homme à parler d’un dieu et d’un seul : Akhénaton.
— Le pharaon, dit Flavius. Dans mon service, nous connaissions son nom, quand j’étais un homme. Il était secret. C’était le nom d’un des plus grands parmi les très anciens rois. Vous le voyez. Seigneur ?
— Je le vois, à travers le rocher. Et à travers le rocher je perçois le délire engendré par le congohélium. Je vais vers lui. » Le Seigneur Sto Odin quitta la chaise et se mit à taper faiblement contre la muraille de pierre dans la clarté des lampes jaunes. Les deux légionnaires étaient impuissants. Leurs épées affûtées ne pouvaient percer ce qui se dressait devant eux. Leurs esprits humains, enfermés et microminiaturisés sur lamelles ne pouvaient discerner quelque signification dans la situation ultrahumaine de cet homme si vieux qui libérait des rêves effrénés en un tunnel perdu.
Sto Odin, appuyé à la muraille, le souffle lourd, dit d’une voix rauque :
« Il n’est pas de murmure auquel on puisse demeurer sourd. N’entendez-vous donc pas la musique folle du congohélium ? Écoutez ces paroles. Cinq mots. Des mots idiots, des mots squelettes qui trouvent la chair et le sang dans la musique qui les porte. Écoutez :
Meurs. Cœur.
Pleure. Sœur.
Fleur.
» Ne l’avez-vous donc pas entendu ?
— Puis-je utiliser ma radio pour demander conseil à la surface ? demanda l’un des légionnaires.
— Conseil ! Conseil ! De quel conseil avons-nous besoin ? Nous sommes dans le Gebiet et, avant une heure de course, nous parviendrons au Bezirk. »
Sto Odin reprit place dans la chaise.
« Courez, hommes, courez ! Il ne nous reste guère que trois ou quatre kilomètres dans ce domaine de pierre. Je vous guiderai. Si je cesse de le faire, en ce cas vous pourrez remonter mon corps à la surface, afin que l’on m’offre de merveilleuses funérailles et qu’une fusée place mon cercueil sur une orbite de non-retour. Vous n’avez à vous soucier de rien. Vous êtes des machines et rien de plus, n’est-ce pas ? » Il prononça les derniers mots d’un ton aigu.
Flavius leur fit écho : « Rien de plus.
— Rien de plus, répéta Livius. Pourtant…
— Pourtant quoi ? demanda le Seigneur Sto Odin.
— Pourtant, je sais que je suis une machine, et que je n’ai connu de perceptions véritables que du temps où j’étais un homme. Je me demande parfois si les humains comme vous ne peuvent aller trop loin. Trop loin avec nous, les robots. Avec le sous-peuple aussi, peut-être. Il fut un temps où les choses étaient simples, où tout être parlant était un être humain, simplement. Il se pourrait que nous allions vers une impasse sur tous les chemins.
— Si tu avais déclaré cela à la surface, dit Sto Odin d’un ton sinistre, ta tête aurait volé en éclats dans le flamboiement de sa charge de magnésium. Tu sais que tous les robots sont réglés contre les pensées illégales.
— Je ne le sais que trop, et je sais aussi qu’il m’a fallu mourir en tant qu’homme pour être robot. La mort ne semble pas m’avoir fait souffrir alors et je ne crois pas qu’il en sera différemment la prochaine fois. Mais rien n’a plus vraiment autant d’importance quand on se trouve aussi loin sous terre. Ici, tout change. Je n’avais jamais vraiment pensé que l’intérieur du globe pouvait être aussi vaste, aussi dense.
— Ce n’est pas tant la profondeur qui importe, dit le Seigneur, que le lieu. Nous voici dans le Gebiet, d’où toutes les lois ont été bannies, et plus bas encore, plus loin, il y a le Bezirk, où jamais il n’y eut aucune loi. Conduisez-moi là-bas plus rapidement. Je veux voir cet étrange musicien qui a le visage d’Akhénaton et cette fille qui l’adore, Santuna. Portez-moi avec précaution. Un peu plus haut, un peu plus à gauche. Si je sommeille, ne vous en souciez pas. Continuez. Je m’éveillerai de moi-même quand nous approcherons de la source de la musique. Si je puis la percevoir maintenant, si loin, songez à ce qu’il en sera quand nous serons à proximité ! »
Il se laissa aller en arrière. Les légionnaires soulevèrent la chaise et poursuivirent leur chemin.
6
Ils couraient depuis plus d’une heure, ne ralentissant que pour cheminer entre les canalisations ou les fragments de trottoir, quand la clarté se fit si intense qu’ils durent mettre des lunettes de soleil qui, assurément, semblaient très bizarres sous leurs casques de légionnaires romains. (Mais leurs yeux n’étaient-ils pas plus étranges encore, puisque les yeux de robot étaient comme deux dés blancs flottant sur une encre noire et brillante et que leur regard avait une qualité laiteuse et sinistre ?) Ils regardèrent leur maître, qui n’avait pas encore réagi. Ils saisirent un coin de son manteau et le découpèrent afin d’en confectionner un bandeau pour protéger ses yeux.
La nouvelle clarté avait effacé les luminaires jaunes du couloir. Elle évoquait une aurore boréale concentrée quelque part dans les caves d’un antique hôtel. Les robots ignoraient la nature de cette lumière mais elle puisait selon un rythme à cinq temps. Au fur et à mesure qu’ils descendaient en trottinant vers le centre du monde, musique et lumière se faisaient de plus en plus agressives. Le système d’aération était par contre très puissant puisque, à ces profondeurs, la chaleur du noyau terrestre ne se faisait nullement sentir. Mais Flavius ne savait pas à combien de kilomètres sous la surface ils se trouvaient exactement. Très certainement, pour une promenade, ils avaient parcouru un long chemin, mais la distance était peut-être négligeable à l’échelle planétaire.
Le Seigneur Sto Odin se redressa soudain. Comme les deux robots ralentissaient, il s’exclama : « Continuez ! Continuez ! Je vais me régler moi-même. Je suis en mesure de le faire ! »
Il s’empara du mannequin-amoi et l’examina dans la clarté de l’aurore boréale du couloir. Une nouvelle fois, le mannequin passa par les diverses couleurs des diagnostics. Le Seigneur le reposa, satisfait. D’une main ferme, il porta le couteau à sa nuque et accrut encore le débit de son énergie vitale.
Les robots ne réagirent pas, ainsi qu’il le leur avait enjoint.
La clarté avait une qualité effrayante. Parfois, la marche en devenait plus pénible. Il semblait difficile d’admettre que des centaines et peut-être des milliers d’humains avaient suivi ces mystérieux couloirs pour atteindre les quartiers interdits du Bezirk, où toutes choses étaient permises. Pourtant, les deux robots devaient bien accepter cette idée. Eux-mêmes s’étaient trouvés dans ces régions auparavant et ils avaient du mal à se rappeler comment ils avaient atteint leur but.
Et la musique ! Plus forte que jamais, elle puisait, en cinq tonalités, au rythme du pentapaul, la métrique que le poète-chat, le ménestrel fou C’paul, avait créée des siècles plus tôt en s’accompagnant de son c’luth. Dans sa forme, il unissait et renforçait toute l’émotion du chat et la confondante intelligence de l’humain. À l’entendre, on ne s’étonnait plus que bien des êtres soient descendus si loin.
Dans toute l’histoire humaine, il n’était pas d’acte qui ne puisse résulter de l’une ou l’autre des trois redoutables forces de l’esprit humain : la foi religieuse, la gloire vengeresse ou le vice pur. En ce lieu, au nom du vice, les hommes avaient ouvert des profondeurs inconnues à des usages sauvages et abominables. La musique les appelait.
C’était une musique très spéciale. Sto Odin et ses deux légionnaires la percevaient de deux façons : réverbérée au travers de la roche, puis répercutée en échos multiples dans le labyrinthe des corridors, dans l’air sombre et lourd. Les lumières jaunes existaient sans doute encore, mais la clarté électromagnétique, réglée sur le rythme de la musique, les avait absorbées dans ses pulsations. Et la musique contrôlait toute chose, marquait un temps absolu, appelait toute vie à elle. Elle était d’une intensité que les deux robots n’avaient pas connue lors de leur première visite.
Mais le Seigneur Sto Odin lui-même, riche d’expériences et de voyages, n’avait jamais rien connu de tel.
C’était ainsi :
Le rythme, les mots, les sons, émotions, musique, tragique… aura du congohélium. Métal anti-musique, matière et anti-matière prisonnière d’un réseau magnétique, hors de portée des périls lointains de l’espace.
Et maintenant, si loin dans le corps de la planète, de la Vieille Terre, un fragment, donnant une étrange cadence. La flamme, le charme, le vacarme de la musique, sur les roches magnétiques, vivantes, dansantes, arrachant des échos, tissant un réseau. Les éclats, fracas, vomis, surgis d’une chanson érotique. Les grondements, les mouvements dans les flancs de la pierre.
Sto Odin s’éveilla et son regard acéré se porta loin en avant, sans rien voir ni rencontrer.
« Bientôt, dit-il pourtant, nous verrons la porte et la fille.
— Vous savez cela, homme ? Vous qui jamais n’êtes venu ici ? demanda Livius.
— Je le sais, parce que je le sais.
— Vous portez les plumes d’immunité.
— Je les porte.
— Cela signifie-t-il que nous, qui sommes vos robots, nous avons également la liberté, ici, dans le Bezirk ?
— Vous êtes libres dans la mesure de votre désir, dit le Seigneur Sto Odin, et de ma volonté. S’il en était autrement, je vous tuerais.
— Si nous devons continuer, dit Flavius, pouvons-nous chanter la chanson du sous-peuple ? Peut-être nous protégera-t-elle un peu de cette atroce musique ? Tous les sentiments se trouvent dans la musique, et nous n’en avons aucun. Pourtant, nous sommes troublés. Je ne puis dire pourquoi.
— J’ai perdu le contact radio avec la surface, intervint Livius. J’ai besoin de chanter, moi aussi.
— Allez, chantez, dit Sto Odin, mais poursuivez votre marche, autrement c’est la mort. »
Et les robots chantèrent :
Je mange ma fureur.
J’avale ma douleur.
Il n’est pas de répit
Dans la peine ou le dépit.
Notre temps vient.
J’œuvre ma vie.
Je souffle, j’aspire.
Il faut que j’expire
Sans une amie.
Notre temps vient.
Nous les hommes-animaux
Dans la peine, l’effort et le bruit
Quand nous aurons tout détruit
Le tonnerre tuera d’en haut.
Notre temps vient.
Il y avait, dans cette chanson, l’intensité ancienne et barbare des cornemuses, mais la mélodie, pourtant, ne pouvait rien contre le rythme sauvage du congohélium, qui, désormais, leur parvenait de toutes parts.
« Bel exemple de chant séditieux, dit le Seigneur Sto Odin sans humour, mais j’en préfère encore la musique à ce bruit qui semble déchirer les profondeurs du monde. Continuez. Allez. Il faut que j’affronte ce mystère avant ma mort.
— Il nous est difficile de supporter cette musique qui vient de la roche », dit Livius.
Flavius ajouta : « Elle nous semble bien plus puissante que lors de notre première visite, il y a des mois. Se peut-il qu’elle ait changé ?
— C’est bien là le mystère. Nous leur avons laissé le Gebiet, qui échappe à notre juridiction. Et aussi le Bezirk, pour en faire ce qu’ils désiraient. Mais on dirait que ces gens ordinaires ont créé ou rencontré une puissance extraordinaire. Il y a sous cette Terre des choses nouvelles. Peut-être devrons-nous mourir tous trois avant de régler ce problème.
— Nous ne pouvons pas mourir de la même façon que vous, dit Livius. Nous sommes déjà des robots et les êtres imprimés en nous sont morts depuis bien longtemps. Voulez-vous dire que vous pourriez nous déconnecter ?
— Peut-être le ferai-je… Moi ou quelque autre force. Vous en seriez peinés ?
— Peinés ? Vous voulez dire : en éprouverions-nous de l’émotion ? demanda Flavius. Je l’ignore. Lorsque vous avez prononcé la phrase qui nous éveille, summa nulla est, j’ai pensé que je vivais une expérience authentique, mais cette musique qui déferle sur nous est comme un millier de mots clés. Je commence à me préoccuper de ma vie et sans doute cela a-t-il un rapport avec le mot de référence qui, pour vous, est peur.
— J’éprouve cela moi aussi, dit Livius. Cette puissance n’a jamais été présente sur Terre. Lorsque j’étais un stratège, quelqu’un m’a parlé des indescriptibles dangers des planètes de Douglas-Ouyang, et j’ai en ce moment l’impression qu’un danger de cet ordre est là, avec nous, dans ce tunnel. C’est quelque chose que la Terre n’a jamais produit, pas plus que l’homme. Quelque chose qu’aucun robot n’aurait pu calculer et concevoir, quelque chose de sauvage et de très puissant éveillé par le congohélium. Regardez. »
Cette dernière invite était inutile. Le corridor tout entier était devenu un arc-en-ciel vivant, vibrant.
Un dernier coude et ils y furent.
À l’ultime limite du domaine de la détresse.
À la source de la musique du mal.
À la fin du Bezirk.
Ils le surent, car la musique les aveuglait, les lumières les assourdissaient, leurs sens se confondaient. Dans la proximité du congohélium.
Il y avait une porte, immense et large, gravée de dessins gothiques. Elle était bien trop grande pour l’usage des humains. Devant la porte, une créature attendait, immobile, les jeux de lumière et d’ombre dense accentuant la forme de ses seins.
Au-delà de la porte, ils pouvaient voir une salle immense dont le sol était couvert de centaines de lambeaux d’étoffe, de haillons. Des gens, inconscients. Au-dessus d’eux, un homme dansait. Quelque chose flamboyait dans ses mains tandis qu’il bondissait, pirouettait et glissait sur les pulsations de la musique qu’il produisait lui-même.
» Summa nulla est, dit le Seigneur Sto Odin. Je vous veux réglés sur le maximum. Êtes-vous en alerte absolue ?
— Nous le sommes, dirent en chœur Livius et Flavius.
— Avez-vous vos armes ?
— Nous ne pouvons nous en servir, dit Livius. C’est contraire à notre programmation. Mais vous, Seigneur, vous le pouvez.
— Je n’en suis pas certain, dit Flavius, pas du tout. Nous disposons d’armes de surface. Qui peut savoir ce que cette musique, cette hypnose, ces lumières ont fait à nos armes ?
— N’ayez nulle crainte, dit Sto Odin. Je m’occupe de tout cela. »
Il saisit un petit couteau.
Lorsque la lame brilla, la fille sur le seuil parut s’apercevoir enfin de la présence du Seigneur Sto Odin et de ses étranges compagnons.
Elle leur adressa la parole et, dans l’air pesant, sa voix avait des accents clairs et mortels.
7
« Qui êtes-vous pour brandir ainsi des armes aux plus extrêmes limites du Bezirk ?
— Ceci n’est qu’un petit couteau, dame, dit Sto Odin, avec lequel je ne puis blesser personne. Je suis un vieil homme et je dois pousser mon réglage de vitalité à son maximum. »
Elle l’observa sans curiosité tandis qu’il portait le couteau à sa nuque et donnait trois nouveaux tours à la vis de vitalité,
« Vous êtes étrange, Seigneur, dit la fille. Peut-être même dangereux pour mes amis et moi.
— Je ne suis dangereux pour personne », dit Sto Odin, et les robots le regardèrent, surpris : sa voix avait gagné en puissance et en conviction. Il avait atteint le summum de sa vitalité, et, à ce taux, il ne lui restait pas plus d’une ou deux heures à vivre. Mais il avait recouvré la force physique et émotionnelle des premières années de sa vie. Puis les deux robots regardèrent la fille. Elle semblait avoir accepté sans discuter la déclaration de Sto Odin comme une profession de foi.
« Je porte ces plumes, reprit le Seigneur. Savez-vous ce qu’elles signifient ?
— Je puis reconnaître que vous êtes un Seigneur de l’Instrumentalité, mais je ne sais pas ce que représentent ces plumes.
— L’immunité. Celui qui parviendrait à me tuer ou à me blesser n’encourrait nulle punition. » Il eut un sourire sombre. « Bien sûr, j’ai le droit de me défendre et je sais me défendre. Mon nom est Seigneur Sto Odin. Pourquoi êtes-vous là, fille ?
— J’aime cet homme… s’il s’agit encore d’un homme », dit-elle.
Elle s’interrompit et se mordit la lèvre, moment étrange. Elle était là, plus nue qu’un enfant qui vient de naître, le visage couvert d’un maquillage provocant. Elle accomplissait une mission d’amour, là, dans les profondeurs, entre rien et nulle part. Et pourtant, elle se mordait les lèvres, elle était une fille, un être humain capable de liens affectifs avec un autre être humain.
« C’était un homme, Seigneur, même lorsqu’il est revenu de la surface avec ce morceau de congohélium. Il y a quelques semaines seulement, ces gens dansaient eux aussi. À présent, ils restent allongés sur le sol. Ils ne meurent pas. Moi aussi j’ai tenu le congohélium et j’ai produit de la musique. Mais la puissance de la musique le dévore et il danse sans jamais s’arrêter. Il ne viendra pas jusqu’à moi et je n’ose entrer, parce que, moi aussi, je me retrouverais effondrée sur le sol. »
Un crescendo impossible la priva de la possibilité de s’exprimer. Elle se tut et attendit que la musique s’apaise tandis qu’un déferlement d’éclairs mauves balayait la salle.
Alors, ce fut Sto Odin qui parla le premier. « Depuis combien de temps danse-t-il tout seul avec cette étrange puissance en lui ?
— Un an. Deux… Je ne saurais le dire… J’ai perdu la notion du temps depuis mon arrivée ici. Mais à la surface, les Seigneurs tels que vous ne nous autorisent même pas à avoir des calendriers et des horloges.
— Il y a un dixième d’année, dit soudain Livius, nous vous avons vue danser. »
Elle lui jeta un regard bref, indifférent. « Êtes-vous donc les deux robots qui sont déjà venus il y a quelque temps ? Vous semblez pourtant différents. Vous ressemblez à des soldats anciens. Je ne peux m’imaginer comment… Mais oui, c’était peut-être il y a une semaine… ou bien une année.
— Que faisiez-vous ici ? demanda Sto Odin dans un murmure.
— Que croyez-vous ? Pourquoi pensez-vous que chacun rejoint ce lieu ? Je fuyais le temps intemporel, la vie morte, l’espoir désespéré que les Seigneurs réservent à toute l’humanité à la surface. Vous autorisez les robots et les sous-êtres à travailler, mais vous emprisonnez les humains dans un bonheur sans espoir, sans issue.
— J’ai raison ! s’exclama Sto Odin. J’ai raison ! Même si je dois en mourir !
— Je ne vous comprends pas, dit la fille. Voulez-vous dire que, vous, un Seigneur, vous êtes venu jusqu’ici pour échapper à l’espoir inutile qui, tous, nous retient prisonniers ?
— Non, non, non, dit Sto Odin dans les reflets fous du congohélium. Je veux seulement dire que j’ai déclaré aux autres Seigneurs qu’il se passait ce genre de choses à la surface de la Terre. Vous venez de me répéter exactement ce que je leur ai dit. Mais qui étiez-vous donc ? »
Elle posa les yeux sur son corps comme si elle prenait enfin conscience de sa nudité. Sto Odin la vit rougir peu à peu. Puis elle dit, très vite : « L’ignorez-vous ? Ici, nous ne répondons jamais à cette question.
— Vous avez des règles ? Même ici, dans le Bezirk, vous avez des règles ? »
Elle comprit alors qu’il n’avait pas eu conscience de l’indécence de sa question et elle lui expliqua : « Il n’y a pas de règles mais seulement des accords. Quelqu’un me l’a expliqué lorsque j’ai quitté le monde ordinaire et franchi la limite du Gebiet. Je suppose que nul ne vous l’a dit parce que vous êtes un Seigneur, ou parce que l’on redoutait vos étranges robots de guerre.
— Je n’ai rencontré personne, en venant ici.
— C’est qu’ils se cachaient, Seigneur. »
Sto Odin guetta une quelconque approbation de ses deux légionnaires, mais Flavius et Livius gardèrent le silence.
Il se tourna de nouveau vers la fille. « Je ne voulais pas me montrer indiscret. Ne pouvez-vous me dire quel genre de personne vous étiez ? Je ne vous demande pas de détails.
— Quand j’étais vivante, j’étais née-unique. Je n’ai pas vécu assez longtemps pour être renouvelée. Les robots m’ont examinée, ainsi qu’un Sous-commissaire de l’Instrumentalité, pour voir si je pouvais être éduquée pour l’Instrumentalité. Finalement, ils ont décidé que j’avais beaucoup trop de cervelle et pas le moindre caractère. J’y ai souvent pensé. Pas le moindre caractère. Je savais que je ne pouvais me tuer, mais je ne voulais pas vivre. J’étais si heureuse chaque fois que je pensais qu’un moniteur était en train de me sonder ! Puis j’ai trouvé le chemin du Gebiet. Ce n’était pas la mort, ce n’était pas la vie, mais c’était une issue à cette joie sans fin. » Elle pointa un doigt vers le haut. « Je n’étais pas là depuis bien longtemps quand je l’ai rencontré. Nous nous sommes aimés et il m’a dit que le Gebiet n’était guère meilleur que la surface. Il était déjà venu là, en quête d’une mort-joie.
— Une quoi ?
— Une mort-joie. Le mot était de lui. Je l’ai suivi. J’ai attendu son retour pendant qu’il était à la surface, cherchant son congohélium. Je croyais que son amour pour moi lui ferait oublier sa mort-joie.
— Est-ce là toute la vérité ? demanda Sto Odin. Ou n’est-ce qu’une partie de l’histoire ? »
Elle balbutia une protestation mais il n’émit aucun commentaire. Il se contenta de la regarder gravement et, finalement, elle cilla, se mordit la lèvre et dit : « Arrêtez. Vous me faites mal. »
Sto Odin dit d’un air innocent : « Je ne fais rien. » Mais il continua de la regarder gravement.
Elle méritait qu’on la regarde. Elle avait la couleur du miel. Malgré les éclairs et les ombres, il constatait qu’elle n’avait pas le moindre poil. Son crâne était lisse, elle n’avait pas de sourcils, pas de cils. Très haut sur le front, elle s’était dessiné deux sourcils dorés qui lui donnaient une expression de curiosité moqueuse. Ses lèvres également étaient dorées, de même que ses cils. L’effet était étranger à toutes les images de l’humanité, lascif à la puissance mille. C’était le désir perpétuellement insatisfait, la féminité liée aux envies inaccessibles, l’humanité envoûtée par les planètes incroyables.
Le Seigneur Sto Odin regardait toujours. S’il restait un peu d’humain en elle, tôt ou tard elle prendrait l’initiative. Elle la prit.
« Qui êtes-vous ? Vous vivez trop vite, trop intensément. Pourquoi n’allez-vous pas danser comme les autres ? »
Elle montrait la salle, les formes vagues des êtres allongés sur le sol, inconscients.
« Vous appelez cela danser ? dit Sto Odin. Pas moi. Je ne vois qu’un danseur. Tous les autres dorment. Mais laissez-moi vous poser la même question.
— C’est lui que je veux, non la danse. Je suis Santuna et il a éveillé en moi un amour humain, ordinaire, mortel. Mais il est devenu Petit-Soleil, il le devient un peu plus chaque jour tandis qu’il danse avec ces gens endormis sur le sol.
— Vous appelez cela danser ? » s’exclama Sto Odin. Puis il secoua la tête et ajouta d’un air sinistre : « Je n’y vois nulle danse.
— Vous ne voyez pas ? cria-t-elle. Vous ne voyez vraiment pas ? »
Obstinément, il secoua la tête.
Elle se tourna alors vers la salle et son cri plaintif triompha du rythme du congohélium :
« Petit-Soleil ! Petit-Soleil ! Écoute-moi ! »
Là-bas, les pieds du danseur glissèrent dans l’esquisse d’un chiffre huit, ses doigts ne ralentirent pas leur fugue sur l’éclat flou du métal qu’il emportait entre ses bras.
« Mon amour ! Mon aimé ! Mon amant ! » cria Santuna, et sa voix était encore plus aiguë, plus implorante.
La musique marqua une pause. La danse marqua une pause. Le danseur obliqua vers eux en infléchissant sa cadence de manière perceptible. Les lumières de la salle, la forme de la porte, le couloir lui-même retrouvèrent quelque stabilité. Sto Odin discerna mieux la fille ; elle n’avait vraiment aucun poil sur le corps. Il discerna le danseur, également. Il était grand, plus mince qu’un homme pouvait l’être sur Terre, et le métal qu’il tenait figurait une eau reflétant dix mille lumières. Il parla, avec vivacité, avec colère :
« Tu m’as appelé. Tu m’as appelé des milliers de fois. Viens, si tu le veux. Mais ne m’appelle plus. »
Cependant, la musique s’était tue. Les corps épars sur le sol commencèrent à s’animer, à gémir, à s’éveiller.
« Cette fois, ce n’était pas moi, dit vivement Santuna. C’étaient ces gens. L’un d’eux est très puissant. Il ne voit pas les danseurs. »
Petit-Soleil se tourna vers le Seigneur Sto Odin. « Entrez et dansez, si vous le voulez. Puisque vous êtes arrivé jusqu’ici. Mais ces machines… (il hocha la tête à l’adresse des deux robots)… elles, ne peuvent pas danser. Vous devez les désactiver. » Déjà, il se détournait.
« Je ne danserai pas, dit Sto Odin, mais j’aimerais regarder. » Il s’exprimait avec une humilité plus marquée. Il n’aimait pas le jeune homme, il n’aimait pas la phosphorescence de sa peau, le métal dangereux qu’il portait entre ses bras, la mortelle désinvolture de sa souple démarche. Mais la lumière était trop forte à ces profondeurs, et faibles les explications sur ce qui se passait en ce lieu.
« Homme, vous êtes un voyeur. C’est bien vilain, pour un vieillard. Ou alors voulez-vous tout simplement être un homme ? »
Le Seigneur Sto Odin sentit la fureur monter en lui. « Qui êtes-vous pour appeler un homme homme sur un pareil ton ? N’êtes-vous pas humain vous-même ?
— Qui peut savoir ? Qui s’en soucie ? J’ai capté la musique de l’univers. J’ai détourné tout le bonheur imaginable jusque dans cette salle. Je suis généreux. Je le partage avec mes amis. » Il désigna les êtres en haillons qui commençaient à se tortiller dans le silence. Sto Odin voyait maintenant qu’ils étaient jeunes. La plupart étaient des hommes. Tous semblaient malades, faibles et pâles.
« Ce spectacle ne me plaît guère, répliqua-t-il. J’ai bien envie de m’emparer de vous et de ce métal. »
Le danseur pivota sur le talon de son pied droit, comme s’il s’apprêtait à bondir.
Le Seigneur Sto Odin pénétra dans la salle.
Petit-Soleil tourna sur lui-même et se retrouva ainsi face au Seigneur. Il le poussa par la porte et le fit reculer de trois pas.
« Flavius, prends le métal ! lança Sto Odin. Livius, empare-toi de l’homme ! »
Ni l’un ni l’autre ne bougea.
Sto Odin, au maximum de sa force et de ses perceptions, au summum de sa vitalité, s’avança pour s’emparer lui-même du congohélium. Il fit un pas. Un pas seulement. Et s’immobilisa sur le seuil. Figé.
Il n’avait pas connu cette sensation depuis la dernière fois où les docteurs l’avaient mis dans une machine chirurgienne, lorsqu’ils avaient découvert ce cancer des os qui s’était développé dans son crâne sous l’effet des très vieilles radiations spatiales et de l’âge. Ils lui avaient donné une demi-prothèse et, durant tout le temps de l’opération, il s’était trouvé immobilisé par des sangles et des drogues.
Cette fois, il n’y avait ni sangles ni drogues, mais les forces invoquées par Petit-Soleil étaient tout aussi efficaces.
Le danseur décrivait un vaste huit parmi les corps en haillons allongés sur le sol. Il chantait la chanson que Sto Odin avait entendue de la bouche de Flavius, là-haut, à la surface, la chanson de l’homme qui pleure.
Mais Petit-Soleil ne pleurait pas.
Une grimace moqueuse déformait son visage ascétique. S’il chantait le chagrin, il ne l’exprimait pas. Il exprimait la dérision, le rire, le mépris du chagrin ordinaire des humains. Le congohélium flamboya, et l’aurore boréale aveugla presque Sto Odin. Au centre de la salle, il y avait deux tambours : l’un était aigu, l’autre plus encore.
Le congohélium semblait dire : Corps-corps-dors-dors-mort !
Sous les doigts du jeune homme, le premier tambour crépita : Rititit-ratatat-rititit !
Le second fit : Ptikat-ptikat-ptikat !
À l’instant où Petit-Soleil reprenait sa danse, le Seigneur Sto Odin crut entendre la voix de la fille, Santuna, mais il ne pouvait tourner la tête. Il ne pouvait voir que le garçon qui dansait maintenant devant lui, tout en faisant courir ses paumes, ses pouces sur l’éblouissement du congohélium dont il tirait des dissonances hypnotiques.
« Vieillard ! Tu as essayé de me tromper et tu as échoué ! »
Sto Odin voulut parler, mais les muscles de sa gorge et de sa langue ne répondirent pas. Il se demanda alors à quelle force il avait affaire, qui pouvait neutraliser un effort inaccoutumé tout en laissant battre son cœur, respirer ses poumons, tout en laissant son cerveau penser, son cerveau naturel et prothétique.
Le garçon dansait. Il s’éloigna de quelques pas, revint vers Sto Odin.
« Tu portes la plume d’immunité. Je peux te tuer. Si je te tuais, Dame Mmona, le Seigneur Nuru-or et tes autres amis ne sauraient jamais ce qui t’est arrivé. »
Si Sto Odin l’avait pu, il aurait ouvert grands les yeux et haussé les sourcils en découvrant que ce danseur superstitieux, si loin sous la Terre, connaissait les secrets de l’Instrumentalité.
« Bien que tu voies clairement, reprit Petit-Soleil avec plus de gravité, tu ne crois pas. Tu penses ne contempler qu’un fou qui a trouvé le moyen de manipuler certaines puissances à partir d’un morceau de congohélium. Vieillard imbécile ! Aucun fou n’aurait su rapporter ce métal sans le faire sauter et se faire sauter avec. Nul homme n’aurait pu faire ce que j’ai fait. Tli penses… Si le joueur qui a pris le nom de Petit-Soleil n’est pas un homme, qu’est-il donc ? Qui commande la musique et la puissance du Soleil si loin sous Terre ? Qui permet aux mutilés du monde de rêver dans leur sommeil fou et heureux tandis que leurs vies s’écoulent et s’épuisent en mille temps divers, en mille mondes différents ? Qui a pu faire cela, si ce n’est moi ? Mais tu n’as pas à répondre. Je sais parfaitement ce que tu penses. Je vais te le danser. Je suis très bon, même si tu ne m’aimes pas. »
Durant tout le temps de ce discours, les pieds du danseur n’avaient pas changé de place mais, soudain, il bondit, et jaillit, et se mit à sauter par-dessus les formes étendues sur le sol.
Il frôla le gros tambour et cela fît : Rititit-ratatat-rititit ! rititit !
Et sa main gauche caressa le petit tambour : Ptikat-ptikat !
Il referma son étreinte sur le congohélium comme si, de ses doigts, il allait réduire le métal en charpie.
Et la musique emplissait à nouveau la salle, avec la lumière, le tonnerre, et les sens humains qui se confondaient. Le Seigneur Sto Odin sentit l’air sur sa peau, pareil à une huile froide. Le danseur devint transparent et, au travers de sa silhouette, Sto Odin crut discerner un paysage qui n’appartenait pas à la Terre et ne lui appartiendrait jamais.
« Flaminescent, luminescent, incandescent, fluorescent ! chanta le danseur. Voici les mondes de Douglas-Ouyang. Sept planètes en un unique essaim, voyageant autour d’un unique soleil. Des mondes d’un magnétisme violent sur lesquels, sans cesse, pleut la poussière, dont les surfaces changent comme change le champ magnétique, au rythme des orbites ! Mondes étranges, étranges étoiles qui dansent des danses que l’homme ne connaît point. Planètes douées de conscience mais peut-être sans intelligence. Planètes assoiffées de compagnie dont l’appel vibrait dans l’espace jusqu’au jour où moi, le joueur, j’ai atteint cette caverne, jusqu’au jour où j’ai trouvé. Où je les ai trouvées. Là où vous les aviez laissées, Seigneur Sto Odin, quand vous avez dit à un robot : « Je n’aime pas l’aspect de ces planètes. » C’est ce que vous avez dit. « Les gens pourraient tomber malades ou perdre la raison rien qu’à les regarder. » Vous avez dit cela, il y a longtemps, bien longtemps. « Dissimulez cette information quelque part dans l’ordinateur. » Voilà encore ce que vous avez dit, alors que je n’étais pas né. Mais l’ordinateur, c’était celui-ci, celui qui se trouve dans le coin, derrière vous, là où vous ne pouvez voir. Et je suis venu dans cette salle, cherchant la mort-joie, un suicide inhabituel qui choquerait les béni-oui-oui de la surface lorsqu’ils découvriraient ma fuite. J’ai dansé dans les ténèbres, presque comme je danse à présent, et j’avais absorbé près de dix drogues différentes, et j’étais très réceptif, et libre, et sauvage. Cet ordinateur m’a parlé, Sto Odin. Ton ordinateur, pas le mien. Il m’a parlé, et sais-tu ce qu’il m’a dit ? Mais tu ferais aussi bien de le savoir, Sto Odin, puisque tu te meurs. Tu as augmenté ta vitalité pour m’affronter et je t’ai immobilisé. Aurais-je pu faire cela si j’étais un homme ordinaire ? Regarde : je vais redevenir solide. »
Dans un hurlement de chœurs et d’accords pareil à un arc-en-ciel, Petit-Soleil pétrit le congohélium entre ses doigts, et la salle, la porte, le couloir s’éveillèrent à un millier de couleurs et l’air lourd des profondeurs se parfuma d’une musique qui paraissait démente parce que nul homme ne l’avait composée. Emprisonné dans son corps, ses deux légionnaires-robots gelés à quelques pas de lui, le Seigneur Sto Odin se demanda s’il allait mourir en vain, si ce danseur le rendrait aveugle et sourd avant que vienne l’heure. Et toujours, le congohélium flamboyait.
Petit-Soleil dansait au-dessus des corps immobiles, dansait une curieuse danse qui donnait l’impression qu’il courait, éperdu, vers l’avant, alors que la musique et ses pas le menaient toujours plus loin, vers le centre de la salle. Il prit une pose nouvelle et bizarre, le visage penché, comme étudiant ses pas, le congohélium levé derrière la nuque, les jambes écartées en une figure cruelle.
Sto Odin crut entendre la fille appeler à nouveau.
Et les tambours frémirent : Rititit-ratatat-rititit ! Ptikat-ptikat !
Tandis que le vacarme s’apaisait, le danseur reprit la parole, sur un timbre bizarrement aigu, qui évoquait un enregistrement lu par une vieille machine :
« Le quelque chose vous parle. Vous pouvez parler. »
Sto Odin s’aperçut que sa langue reprenait vie, que ses lèvres bougeaient. Doucement, secrètement, tel un très vieux soldat, il essaya de remuer ses pieds, ses doigts : en vain. Il n’avait que le contrôle de sa voix.
Il prononçait donc la question qui s’imposait. « Qui êtes-vous, quelque chose ? »
Petit-Soleil le regardait. Hiératique, très droit. Seuls ses pieds semblaient vivants. Ils exécutaient une curieuse et frénétique gigue qui n’avait aucun effet sur le reste de son corps. Apparemment, c’était une danse qui constituait le lien entre les mondes de Douglas-Ouyang et le fragment du congohélium, le danseur surhumain et les corps effondrés au sol. Le visage du jeune homme était calme, vaguement triste.
« On m’a demandé, dit-il, de vous montrer qui je suis. »
Et il dansa autour des tambours.
Ratatat-rititit-ptikat-ptikat ! Le congohélium brandi loin au-dessus de sa tête, ses deux mains crispées en tirant une plainte énorme.
En l’entendant, Sto Odin songea qu’un appel aussi farouche et désespéré ne pouvait pas ne pas être entendu à la surface du monde, des kilomètres au-dessus d’eux, mais son jugement prudent lui dit que c’était là une pensée fantaisiste, formée par sa situation personnelle. Un son suffisamment puissant pour atteindre la surface de la Terre serait également capable de fendiller la roche et de faire s’effondrer la voûte.
Le congohélium parcourut toutes les couleurs du spectre avant de se stabiliser en un rouge profond et sombre, un rouge viscéral proche du noir total.
Ce fut presque le silence et le Seigneur Sto Odin découvrit que l’histoire tout entière avait été instillée dans son cerveau sans que le moindre mot ait été prononcé. L’histoire de cette salle avait coloré sa mémoire, comme si elle s’y était toujours trouvée.
L’instant d’avant, il en ignorait tout, et maintenant il lui semblait l’avoir connue toute sa vie.
Il se sentait aussi libéré.
Il tituba en arrière.
À son grand soulagement, les robots pivotèrent, libres eux aussi, et le soutinrent. Ils placèrent leurs mains sous ses aisselles.
Et il sentit, soudain, des baisers sur son visage.
La fine peau de plastique qui recouvrait sa joue lui transmettait le contact humide et tiède des lèvres d’une fille humaine. Une fille étrange et belle, chauve, nue et maquillée d’or qui avait attendu sur le seuil, crié depuis le seuil.
En dépit de la fatigue et du choc soudain de la connaissance, le Seigneur Sto Odin sut ce qu’il avait à dire :
« Fille, tu as crié pour moi.
— Oui, Seigneur.
— Hi as donc eu la force de regarder le congohélium sans t’y abandonner ? »
Elle acquiesça en silence.
« Tu as eu la force de ne pas pénétrer dans cette salle ?
— Ce n’était pas de la force, Seigneur. J’aime celui qui est là-bas.
— Tu as attendu bien des mois ?
— Pas constamment. Je vais dans les corridors quand j’ai faim, ou soif, ou quand je dois dormir. J’ai même des miroirs, des peignes, des onguents et des brosses pour ma beauté. Je veux plaire à Petit-Soleil, je veux qu’il me désire, moi. »
Le Seigneur Sto Odin regarda par-dessus son épaule. La musique était plus douce, colorée d’émotions autres que le chagrin. Le danseur prenait des poses lentes, longues, passant le congohélium d’une main à l’autre.
« M’entends-tu, danseur ? » demanda Sto Odin.
Le danseur ne parla pas, ni ne changea d’attitude. Mais le petit tambour, de façon inattendue, fit : Ptikat-ptikat !
« Lui, et le visage derrière lui… laisseront-ils partir la fille si elle oublie vraiment tout de lui et de ce lieu ? »
Rititit-ratatat ! dit le gros tambour.
« Mais je ne veux pas partir ! s’exclama la fille.
— Je sais cela. Tu vas le faire pour m’être agréable. Tu pourras revenir dès que j’aurai accompli mon travail. »
Elle le regardait sans rien dire et il poursuivit :
« L’un de nos robots, Livius, celui qui a reçu l’esprit d’un psychiatre, ira avec toi, mais je vais lui demander d’oublier cet endroit et toute chose le concernant. Summa nulla est. M’as-tu entendu, Livius ? Tu iras avec la fille et tu oublieras. Tu courras et tu oublieras. Toi aussi, Santuna ma chérie, tu courras et tu oublieras, mais, dans deux nychtémères terrestres, tu retrouveras assez de souvenirs pour revenir, si tu le veux, si tu le désires. Sinon, tu iras trouver Dame Mmona et elle te dira ce que tu devras faire le restant de tes jours.
— Vous me promettez donc, Seigneur, que dans deux jours et deux nuits de la Terre, je pourrai revenir si je le souhaite.
— À présent, fille, cours, cours vers la surface ! Livius, porte-la si tu le dois. Mais cours ! Cours ! Il y a plus encore que sa vie en jeu ! »
Santuna le regarda, bien en face, parée de son innocente nudité. Des larmes perlaient à ses cils d’or.
« Embrassez-moi, dit-elle, et je courrai. »
Il se pencha. Il l’embrassa.
Une dernière fois, elle regarda son danseur aimé et puis, de toute la vitesse de ses jambes fines, elle courut dans le corridor et Livius la suivit. Avant vingt minutes, ils auraient atteint les limites supérieures du Gebiet.
« Sais-tu ce que je fais ? » demanda Sto Odin au danseur.
Mais, cette fois, le danseur et la force qui se cachait derrière lui ne daignèrent pas répondre.
« De l’eau, reprit Sto Odin, il y a de l’eau dans une jarre, à l’intérieur de cette litière. Porte-moi, Flavius. »
Le légionnaire conduisit le vieillard tremblant jusqu’à la chaise.
8
C’est alors que le Seigneur Sto Odin accomplit ce tour qui devait changer l’histoire humaine pour les siècles à venir et creuser une caverne prodigieuse dans les entrailles de la Vieille Terre.
Il utilisa l’une des ruses les plus secrètes de l’Instrumentalité.
Il tri-pensa.
Seuls de rares adeptes pouvaient tri-penser, après un difficile entraînement. Heureusement pour l’humanité, le Seigneur Sto Odin était l’un des meilleurs tri-penseurs.
Il entama trois processus de pensées. Au plus haut degré, il se comportait rationnellement tout en explorant l’ancienne salle. À un degré inférieur, il mettait au point une dangereuse surprise pour le danseur au congohélium. Au dernier degré, le plus bas, il décida de ce qu’il devait faire le temps d’un clin d’œil et se fia à son système nerveux autonome pour l’accomplissement du reste.
Et voici les ordres qu’il donna :
Flavius devait être réglé sur alerte absolue et paré à attaquer.
Il fallait atteindre l’ordinateur et lui ordonner d’enregistrer tout l’épisode, tout ce que Sto Odin avait appris, tout en lui montrant comment prendre des contre-mesures sans que Sto Odin accorde à la question la moindre pensée consciente. La gestalt de l’action, le plan général de représailles, surgit pendant quelques millièmes de seconde dans l’esprit de Sto Odin. Puis il disparut.
La musique rugit.
Une lumière blanche inonda Sto Odin.
« Tu me veux du mal ! lança Petit-Soleil par-delà la porte gothique.
— Je t’ai voulu du mal, admit Sto Odin, mais c’était une pensée passagère. Je n’ai rien fait. Tu me surveilles.
— Je te surveille », dit le danseur d’un ton sinistre.
Pîikat-ptikat ! fit le petit tambour.
« Ne t’éloigne pas de ma vue. Quand tu seras prêt à franchir le seuil, appelle-moi, ou penses-y. Je t’aiderai à entrer.
— Très bien », dit Sto Odin.
Flavius le maintenait toujours. Il se concentra sur la mélodie que Petit-Soleil avait créée, un chant nouveau et bizarre qui ne ressemblait à aucun autre et il se demanda s’il pouvait surprendre le danseur en lui renvoyant son propre chant. Dans le même instant, ses doigts accomplissaient un troisième jeu d’actions que son esprit n’avait plus à contrôler. La main de Sto Odin ouvrait un couvercle sur le poitrail du robot, accédait aux armes de contrôle de son cerveau. Elle modifiait certains réglages afin que, dans le quart d’heure suivant, le robot puisse tuer toute forme de vie à sa portée, à l’exception du donneur d’ordre. Flavius ignorait ce qui venait de lui être fait et Sto Odin ne remarquait même pas ce qu’accomplissait sa main.
« Conduis-moi au vieil ordinateur, dit-il à Flavius. Je veux vérifier l’exactitude de cette drôle d’histoire que je viens d’apprendre. » Sto Odin continuait de penser à une musique qui surprendrait le danseur lui-même.
Il s’arrêta devant l’ordinateur.
Sa main, répondant à l’ordre tri-pensé qu’il lui avait donné, activa l’ordinateur et appuya sur la touche : Enregistrez cette scène. Les vieux relais de l’ordinateur ronflèrent en s’activant.
« Je veux voir la carte. »
Loin derrière le Seigneur, le danseur dansait le trot rapide d’un soupçon brûlant.
La carte apparut sur l’ordinateur.
« Superbe », dit Sto Odin.
Le labyrinthe tout entier apparaissait nettement. Juste au-dessus d’eux, il y avait un des très anciens puits antisismiques, un tuyau vide et droit, de deux cents mètres de diamètre, long de plusieurs kilomètres. À son sommet, un couvercle empêchait la boue et l’eau de l’océan de pénétrer à l’intérieur. À l’extrémité inférieure, le seul danger pouvait venir des êtres ou des robots qui risquaient de s’aventurer dans le puits et l’orifice avait été couvert d’un plastique qui imitait le rocher.
« Regardez-moi ! cria Sto Odin à l’adresse du danseur.
— Je te regarde », dit Petit-Soleil et il y avait une rauque perplexité dans le demi-chant de sa réponse.
Sto Odin secoua l’ordinateur et les doigts de sa main droite pianotèrent en code une requête très particulière. Sa main gauche – préconditionnée par la tri-pensée – jouait sur le panneau d’alerte situé sur le côté, donnant deux ordres techniques, simples.
Petit-Soleil rit. « Tu demandes que l’on t’envoie un morceau du congohélium ! Arrête ! Arrête avant de signer de ton nom et de ton titre ! Non signée, ta requête ne créera aucun ennui. L’Ordinateur Central, à la surface, pensera simplement que les fous du Bezirk s’amusent à envoyer des demandes absurdes… Mais pourquoi la machine vient-elle d’annoncer : Reçu et confirmé ? »
Le Seigneur Sto Odin mentit avec calme : « Je ne sais pas. Peut-être vont-ils réellement m’envoyer un morceau du congohélium comme le tien.
— Tu mens ! Approche de la porte ! »
Flavius aida le Seigneur à s’approcher de la porte gothique.
Le danseur, maintenant, dansait d’un pied sur l’autre. Le congohélium déversait une rouge clarté d’alerte. La musique évoquait une fugue dans laquelle on eût mis tous les soupçons et les fureurs de l’humanité, contrepoint délirant au Troisième Concerto brandebourgeois de Bach.
« Je suis là, dit calmement Sto Odin.
— Tu es en train de mourir ! s’exclama le danseur.
— Je me mourais déjà avant que tu t’en aperçoives. En pénétrant dans le Bezirk, j’ai mis ma vitalité au maximum.
— Entre, et tu ne mourras jamais. »
Sto Odin se cramponna à la porte pour s’asseoir sur le sol de pierre. Alors seulement, il répondit :
« Je meurs, c’est vrai. Mais je préfère ne pas entrer. Je me contenterai de te regarder tout en mourant.
— Mais que fais-tu ? Qu’as-tu fait ? »
Petit-Soleil avait cessé de danser et s’approchait du seuil.
« Sonde-moi, si tu veux, dit le Seigneur Sto Odin.
— C’est ce que je fais, mais je ne vois que ton désir d’obtenir un fragment de congohélium pour toi et de lutter contre ma danse. »
À cet instant, Flavius devint fou. Il gagna la chaise, se pencha, revint vers la porte. Dans chaque main, il tenait une énorme boule d’acier.
« Que fait ce robot ? cria le danseur. Tu ne lui dis rien et il tient ces objets en acier… »
Il se tut quand vint l’attaque.
Trop vite pour le regard, le bras de Flavius se détendit, projetant avec une poussée de soixante tonnes le premier projectile d’acier droit sur Petit-Soleil. Le danseur, ou la force qui se cachait derrière lui, sauta de côté avec la vivacité d’un insecte. La boule atteignit deux des corps immobiles sur le sol. Le premier fit Ouf ! en mourant, et le second ne dit rien, sa tête ayant été arrachée.
Avant que le danseur ait pu crier, Flavius lançait la deuxième boule.
Cette fois, elle fut prise sur le seuil. Les forces qui avaient immobilisé Sto Odin et les robots l’arrêtèrent en plein vol et la renvoyèrent droit sur Flavius.
La boule manqua la tête du robot mais lui défonça le torse. Et c’était dans le torse que se trouvait son véritable cerveau. Il y eut un éclair mais, en mourant, Flavius reprit la boule et, une dernière fois, la lança vers Petit-Soleil, maladroitement. Ce fut le Seigneur Sto Odin qui la reçut dans l’épaule droite. Il ressentit une souffrance intense jusqu’à l’instant où il saisit son mannequin-amoi et annula la douleur. Puis il examina son épaule. Elle était presque entièrement broyée. Le sang des parties organiques se mêlait au fluide hydraulique de ses prothèses en un ruisseau épais et lent.
Le danseur en oubliait presque de danser.
Sto Odin se demanda à quelle distance pouvait être la fille.
La pression de l’air se modifiait.
« Que se passe-t-il ? s’inquiéta Petit-Soleil. Qu’arrive-t-il à l’air ? Pourquoi penses-tu à la fille ?
— Lis en moi, dit le Seigneur Sto Odin.
— Je vais d’abord danser et retrouver mes forces. »
Pendant quelques brèves minutes, il sembla que le danseur au congohélium allait provoquer une avalanche de rochers.
Le Seigneur Sto Odin, qui se mourait, avait fermé les yeux et il songeait que c’était bien reposant de mourir. Le bruit et les mouvements du monde restaient intéressants, mais ils n’étaient plus aussi importants.
Lorsque Petit-Soleil revint pour lire dans l’esprit de Sto Odin, le congohélium projetait un entrelacs d’arc-en-ciel et le danseur était devenu translucide.
« Je ne vois rien, dit-il d’un air inquiet. Ton réglage de vitalité est trop intense et tu mourras très vite. Mais d’où vient tout cet air ? J’entends un grondement lointain, me semble-t-il. Mais cela n’a pas de relation avec toi. Ton robot est devenu fou. Et tu restes là, à me regarder et à mourir. C’est très étrange. Hi veux mourir à ta façon alors que tu pourrais vivre des vies inimaginables, ici, avec nous !
— C’est vrai. Je meurs à ma façon. Mais danse pour moi, danse pour moi avec le congohélium, pendant que je te raconte ton histoire telle que tu me l’as racontée. Quel plaisir ce serait que de reprendre toute l’histoire avant de mourir. »
Le danseur semblait indécis. Il esquissa un pas de danse, puis se retourna.
« Es-tu certain de vouloir mourir maintenant ? Avec la puissance de ce que tu appelles les planètes de Douglas-Ouyang ? Cette puissance que je reçois ici avec l’aide du congohélium ? Avec elle, tu pourrais vivre pendant que je danse, et tu pourrais même mourir quand tu le voudrais. Les vies de vitalité sont faibles comparées aux forces que je détiens. Je pourrais même t’aider à franchir le seuil…
— Non, dit Sto Odin. Danse pour moi pendant que je meurs. À ma façon. »
9
Ainsi tourna le monde. Des millions de tonnes d’eau se précipitaient vers eux.
Avant quelques minutes, le Gebiet et le Bezirk seraient engloutis et l’air compressé sifflerait vers la surface. Sto Odin était heureux qu’il y ait un puits s’ouvrant dans la salle du danseur. Il n’osait pas tripenser à ce qui se produirait lorsque la matière et l’antimatière du congohélium seraient immergées dans l’eau turbulente et salée de l’océan. Cela représentait quarante mégatonnes, supposait Sto Odin, avec le sentiment las d’un homme qui a réfléchi très, très longtemps à un problème et ne s’en souvient que bien après.
Petit-Soleil se comportait comme les religieux d’avant l’âge de l’espace. Il chantait des hymnes, il levait les yeux, les mains et le congohélium vers le ciel, vers le soleil. Il tournait tel un derviche, faisait résonner des cloches comme celles du temple de l’Homme Sur Les Deux Bouts De Bois, et çelles du temple de ce saint qui avait échappé au temps simplement en le regardant et en sortant… Quel était son nom ? Bouddha ?
Petit-Soleil en arrivait aux austères impiétés qui avaient affligé l’humanité après la chute du Vieux Monde.
La musique l’accompagnait.
Et les lumières aussi.
Des processions d’ombres fantomatiques le suivaient tandis qu’il montrait comment la vieille humanité avait découvert les dieux, le soleil, et puis d’autres dieux. Il joua la pantomime du plus ancien des mystères : l’homme effrayé par la mort alors que c’était la vie qui le rejetait.
Et tandis qu’il dansait, le Seigneur Sto Odin lui répétait sa propre histoire :
« Tu as fui la surface, Petit-Soleil, parce que les gens n’y étaient plus qu’épaves stupides perdues dans un bonheur misérable. Tu as fui parce que tu ne supportais pas l’idée d’être un poulet dans une basse-cour, mangeant une nourriture aseptisée, vivant dans le confort et gelé à sa mort. Tu as rejoint les malheureux, les gens vivants et inquiets qui avaient cherché la liberté dans le Gebiet. Tu as appris à connaître leurs drogues, leurs alcools. Tu as connu leurs jeux, leurs femmes, leurs plaisirs. Mais ce n’était pas assez. Tu es devenu un gentilhomme-suicide, un héros cherchant la mort-joie qui lui donnerait le sceau véritable de l’individualité. Tu es descendu jusqu’au Bezirk, l’endroit interdit, l’endroit abominable. Tu n’as rien trouvé. Rien que d’anciennes machines et des couloirs vides. Quelques momies, quelques ossements. Des lumières et le doux murmure de l’air.
— J’entends un bruit d’eau, dit le danseur sans interrompre sa danse. Une eau qui gronde. Ne l’entends-tu pas, mon mourant Seigneur ?
— Et quelle importance, si je l’entendais ? Continuons. Tu es donc venu dans cette salle. Avec sa porte bizarre, elle était une invite à une bonne mort-joie, telle que les malheureux bannis comme toi les affectionnent. Mais, bien sûr, ce n’était guère excitant de mourir sans que quelqu’un assiste à l’acte et en apprécie la manière. Mais la route avait été longue depuis le Gebiet. Alors, tu t’endormis près de cet ordinateur. Et dans la nuit, durant ton sommeil, au creux de tes rêves, l’ordinateur a chanté :
Il me faut un mercenaire temporaire
Pour un job temporaire
En un lieu temporaire
Comme qui dirait la Terre !
» À ton réveil, d’avoir rêvé d’une musique absolument nouvelle, une musique sauvage qui arrachait des frissons délicieux et malsains, te surprit. Et, avec la musique, tu avais reçu une mission : voler un fragment de congohélium.
» Avant de descendre ici, tu avais été un homme habile, Petit-Soleil. En s’emparant de toi, les planètes de Douglas-Ouyang t’ont rendu mille fois plus habile encore. Avec tes amis, comme tu me l’as dit… ou comme me l’a dit, il y a moins d’une heure, la présence derrière toi… tu as dérobé une console de communication subspatiale, tu l’as réglée sur les mondes de Douglas-Ouyang et cette vision t’a enivré. Iridescence, luminescence. Cascades inversées. Toutes ces choses.
» Et tu t’es procuré le congohélium. Le congohélium est fait de lames de matière et d’antimatière séparées par un réseau électromagnétique. Avec cela, la présence des planètes de Douglas-Ouyang te libérait des processus organiques. Plus besoin de nourriture, de repos, de boisson ni d’air. Les planètes de Douglas-Ouyang sont très vieilles. Pour elles, tu es un lien. Je n’ai aucune idée de ce qu’elles entendaient faire de la Terre et de l’humanité. Si l’on rapporte plus tard cette histoire, les générations futures t’appelleront le Marchand de menace, car tu as utilisé la soif de danger que ressent normalement l’être humain pour prendre les autres au piège de la musique et de l’hypnose.
— J’entends l’eau, dit Petit-Soleil. J’entends l’eau !
— Ne t’inquiète pas, dit le Seigneur Sto Odin, ton histoire est bien plus importante. Mais qu’y pouvons-nous, toi et moi ? Je me meurs, assis dans une mare de sang et de fluides corporels. Tu ne peux quitter cette salle avec le congohélium. Laisse-moi continuer. L’entité des Douglas-Ouyang était peut-être…
— Est ! lança Petit-Soleil.
— Elle est peut-être en quête d’une compagnie sensuelle. Mais danse, danse ! »
Petit-Soleil dansait et les tambours lui parlaient. Rititit-ratatat-ptikat-ptikat-ptikat ! Et la musique du congohélium pleurait toujours à travers le roc.
Mais l’autre bruit persistait.
Petit-Soleil s’arrêta.
« C’est de l’eau !
— Qui sait ? dit Sto Odin.
— Regarde ! » Petit-Soleil leva haut le congohélium ! « Regarde ! »
Sto Odin n’avait pas besoin de regarder. Il savait très bien que les premières tonnes d’eau, chargée de boue, venaient de surgir dans le couloir.
« Mais que faut-il faire ? » Même si c’était la voix de Petit-Soleil, Sto Odin savait que ce n’était pas le danseur qui hurlait, mais quelque relais, depuis les mondes de Douglas-Ouyang. Une puissance qui avait tenté de trouver l’amitié de l’homme, mais qui avait trouvé l’homme qu’il ne fallait pas, l’amitié qu’il ne fallait pas.
Petit-Soleil reprit le contrôle de lui-même. Il se remit à danser dans le clapotis de ses pas. Les couleurs dansèrent avec lui sur l’eau.
Rititit-titit ! dit le gros tambour. Ptikat-ptikat ! fit le petit. Corps-corps-dors-dors-mort ! gronda le congohélium.
Le regard de Sto Odin devint flou mais il distinguait encore l’image du danseur sauvage et il pensa, en mourant : « C’est bien de mourir ainsi. »
10
Loin à la surface de la planète, Santuna sentit le plateau continental se soulever sous ses pieds. L’horizon oriental s’assombrit. Un volcan de boue venait de surgir sur le bleu lumineux de l’océan.
« Jamais, jamais, jamais ceci ne doit se reproduire ! » dit-elle, songeant à Petit-Soleil, au congohélium et à la mort du Seigneur Sto Odin. Et elle ajouta pour elle-même : « Il faut faire quelque chose. »
Et elle le fit.
Dans les siècles qui suivirent, elle redonna à l’homme les maladies, le danger et la misère pour renforcer son bonheur. Elle fut l’un des principaux architectes de la Redécouverte de l’Homme et, au plus haut de sa gloire, on la connut sous le nom de Dame Alice More.
[1] La race animale d’origine d’un sous-être se reconnaît à la lettre apposée devant son nom : par exemple C pour un chat (C’mell), D pour un chien (dog, en anglais et en anglique). (N.d.T.)