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Nick Surtees habitait encore à Londres lorsqu’il eut vent de ce qui se passait à Bulverton. Le choc fut si rude que, plus tard, il eut bien du mal à se souvenir de ce qu’il avait fait en ce jour funeste ; il devait certainement travailler dans son bureau près de Marble Arch, comme d’habitude, mais il n’en savait pas plus.

Il avait fini sa journée et empruntait la partie surélevée de Westway, là où la route rejoint l’A40, pour quitter Londres et regagner sa maison d’Acton. C’était une étouffante journée de juin, et il conduisait les vitres ouvertes et la ventilation à fond. La radio était allumée et réglée au volume qu’il préférait, juste assez fort pour qu’il puisse percevoir les sons qu’elle émettait tout en restant un simple bruit de fond. Il aimait réfléchir en conduisant : rien de bien important, pas de grandes envolées philosophiques, plutôt un état général d’introspection qui lui permettait de se détendre après sa journée de travail ; la moitié de son esprit tenait le volant et l’autre moitié était tournée vers l’intérieur de son être. Si la radio était trop forte, elle gênait son introspection ; peu importait qu’elle diffuse de la musique, le bavardage des discjockeys ou le bourdonnement monotone des nouvelles, elle devenait une source de perturbation. Donc, il lui fallait juste assez de volume pour pouvoir saisir une phrase au vol. « Le trafic à l’ouest de Londres » ou « La section surélevée de Westway » étaient les plus fréquents – puisqu’une partie de son esprit était déjà sur cette longueur d’onde.

Ce soir-là, un mot jaillit soudain de ce bruissement : « Bulverton ».

Il tendit immédiatement la main pour monter le son, mais avant qu’il ait pu terminer son geste une autre phrase révélatrice l’arrêta net : « Cette paisible petite bourgade du Sussex est encore sous le choc… »

Puis il mit le volume à fond pour entendre toute l’histoire : d’après le bulletin, un tireur fou avait ouvert le feu en plein centre-ville et massacré tout ce qui bougeait, homme ou véhicule. Les détails restaient encore flous : jusque-là, la police n’était pas parvenue à le désarmer ou même à faire cesser sa croisade meurtrière, et nul ne savait où il se trouvait actuellement. Le nombre de victimes était certainement très élevé, estimait-on. La nouvelle venait de tomber, et un bulletin spécial avertirait les auditeurs des derniers développements de l’affaire.

Un autre reporter prit le relais et se lança dans une longue tirade manifestement improvisée sur le contrôle et la prolifération des armes à feu en Grande-Bretagne et la prohibition de la majorité d’entre elles, puis embraya sur les tentatives des lobbys regroupant les flingueurs du dimanche pour faire modifier la loi, efforts qui, malgré leurs nombreux appels déposés devant les juridictions européennes, restaient infructueux. Il fut interrompu par un coup de fil d’une journaliste de la BBC censée se trouver « sur les lieux ». En réalité, elle appelait de Hastings, à plusieurs kilomètres de là, et malgré sa voix vibrante d’émotion n’avait pas grand-chose à ajouter. D’après elle, le nombre de morts avait atteint les deux chiffres, et on disait qu’il y avait plusieurs agents de police parmi les victimes. Le présentateur demanda s’il y avait aussi des enfants, mais elle n’avait aucune information sur ce point.

Suivit un bulletin de circulation, bien pâle devant l’ampleur des événements de Bulverton. On déconseillait aux automobilistes d’emprunter la route côtière A259 entre Hastings et Eastbourne ; en fait, il valait mieux éviter la région en général jusqu’à plus ample information. Bulverton était fermée au trafic dans toutes les directions. Les auditeurs seraient avertis de tout nouveau développement.

Et Nick continua son chemin, coincé dans le trafic des heures de pointe, regardant d’un œil vitreux la voiture qui se trouvait devant lui. Il naviguait en pilotage automatique, mettant ses sentiments en sommeil jusqu’à ce qu’il ait la confirmation de ce qu’il venait d’entendre. Mais le présentateur introduisit un autre sujet : il prit donc son téléphone cellulaire dans la boîte à gants et composa le numéro de ses parents. Après un bref délai, la communication se déclencha. Loin de là, à l’autre bout du pays, un téléphone sonna. Et sonna encore.

Il éteignit le mobile – on/off – puis recommença au cas où il aurait composé un faux numéro. Toujours pas de réponse.

Inutile de s’alarmer : leur absence pouvait s’expliquer d’une façon toute simple. Parfois, ils allaient passer l’après-midi à Bexhill ou Eastbourne pour y faire des courses ; de telles expéditions étaient partie intégrante de leurs vies, si bien qu’il ne les appelait jamais avant d’être rentré du travail. Quoique, il était rare qu’ils reviennent si tard. Il y avait aussi une autre possibilité : ils n’étaient tout simplement pas là. Ou encore, son anxiété lui avait joué des tours et il avait composé un mauvais numéro. Par deux fois. Il attendit un nouvel arrêt du trafic pour reprendre son téléphone et, cette fois-ci, fit très attention en appuyant sur les boutons. Mais il n’obtint toujours pas de réponse.

Tout de suite, il se mit à gamberger, imaginant le pire. Ils entendaient des coups de feu dans la rue et allaient jeter un coup d’œil par la fenêtre, ou ils sortaient pour voir ce qui se passait et, une fois dans la rue, se retrouvaient pris dans la fusillade. Son père avait l’instinct des aventuriers : en cas de problèmes, il n’était pas du genre à tourner les talons.

Mais son sentiment dominant était encore l’incrédulité. En général, les terribles accidents qu’on annonçait quotidiennement aux nouvelles n’arrivaient qu’aux autres, ou se déroulaient dans des pays lointains dont on connaissait vaguement l’existence, mais qui, somme toute, ne vous concernaient nullement. Ce n’est que lorsque toutes ces règles imaginaires étaient brisées qu’on ressentait le plein impact d’une telle blessure, dans sa chair et dans son âme.

Nick avait bien du mal à croire qu’un événement pareil ait pu se produire dans une ville aussi petite, aussi morne que celle où il était né, une ville où il connaissait tant de monde. Il n’arrivait pas à croire que tout cela était bien réel, que cela se passait ici et maintenant, et qu’il faisait partie des victimes indirectes, enfin, de ceux qui devraient passer le reste de leur vie avec le poids d’une telle catastrophe sur la conscience.

 

Il y eut une nouvelle interruption dans le programme radio ; à nouveau, un reporter quelconque appelait en catastrophe d’un point quelconque près des lieux de l’accident. Peu à peu, la lourde mécanique de la BBC se mettait en branle, et les informations devenaient plus cohérentes et, donc, plus effrayantes.

Nick passa d’une station à l’autre dans l’espoir de trouver d’autres nouvelles, de bonnes nouvelles, qui rendraient la réalité plus supportable. Comme il fallait s’y attendre, toutes les stations de Londres et du pays entier couvraient les événements de Bulverton. Les commentateurs semblaient vouloir disséquer les différentes étapes de la catastrophe, morceau par morceau. Il revint à la BBC et continua de conduire machinalement. Il savait que, désormais, les conducteurs des voitures qui l’entouraient devaient être au courant ; eux aussi devaient écouter la radio, mais pour cette masse anonyme les événements se déroulaient ailleurs, dans une ville dont ils avaient à peine entendu parler, chez des personnes qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam. Il chercha à apercevoir des visages derrière leurs pare-brise ; ils n’avaient pas l’air particulièrement affectés. Est-ce qu’ils avaient entendu les bulletins ? Était-il le seul ? La réalité semblait désormais fluctuante, s’écoulant autour de lui comme une mer agitée.

Nick vivait alors seul, mais il avait une petite amie du nom de Jodie Quennell. En général, ils se voyaient le week-end et, parfois, certains soirs de la semaine. En ce jour, ce terrible jour, Jodie et lui devaient se retrouver pour dîner, puis aller prendre un verre, mais il était coincé dans sa voiture et n’avait aucun moyen de la joindre, parce que, à cette heure-là, elle aussi rentrait en voiture, mais elle n’avait pas de téléphone portable à portée de la main. Il faudrait qu’il l’appelle plus tard. Pour se changer les idées, il imagina le tour que prendrait leur conversation, mais son esprit errait dans les rues calmes et familières de sa ville natale, là où, apparemment, quelqu’un avait entrepris de massacrer tous ceux qu’il connaissait.

Il finit par atteindre l’échangeur de Hangar Lane, là où la North Circular Road croisait l’A40. Il tourna à droite, vers le sud, mais une fois de plus il se retrouva bloqué dans un ralentissement. Il tenta de déterminer le meilleur itinéraire pour, de là, atteindre la côte et rejoindre Bexhill, mais la radio ne cessait de perturber ses réflexions. Il avait déjà emprunté cette même route des dizaines de fois, mais en général il s’arrangeait pour éviter les heures de pointe. À cette heure, si tôt dans la soirée, la M25 devait être complètement bouchée, et il ne se sentait pas en état d’affronter les rigueurs et le stress des embouteillages.

 

Nick était né à Bulverton, de James et Michaela Surtees ; il était fils unique. Ses parents avaient vécu et travaillé la majeure partie de leur vie au White Dragon ; d’abord comme locataires de la chaîne de brasseries à qui appartenait l’hôtel, pour en devenir propriétaires lorsque la direction commença à se débarrasser de ses succursales les moins profitables.

Durant toutes ces années, Bulverton n’avait cessé de décliner, mais ils n’avaient pas ménagé leurs efforts pour rentabiliser leur achat. En fait, ils ne cessèrent d’améliorer et de moderniser ce qui, au départ, n’était jamais qu’un pub perdu dans une région côtière sans le moindre attrait. Lorsqu’il devint évident que les jours de Bulverton étaient comptés, du moins en tant que station balnéaire prospère, son père prit une décision difficile : il allait transformer le White Dragon en hôtel pour hommes d’affaires et conventionnistes de tout poil. Il fit donc refaire les chambres, désormais dotées d’une télévision reliée au câble et au satellite, et acheta du matériel de pointe : un fax, des liaisons pour téléphone cellulaire, une connexion Internet, de quoi organiser des téléconférences et une salle de réunion petite, mais bien équipée. Les chambres bénéficiaient du chauffage central, de l’air conditionné et d’un minibar, les baignoires avaient des jets à haute pression, et ainsi de suite. James Surtees alla même jusqu’à embaucher un cuisinier de haut niveau et composa ce qui, d’après lui, était la cave à vins la mieux fournie de toute la côte sud.

Et tout cela pour rien, ou du moins pas grand-chose. L’économie locale n’était pas assez dynamique pour faire vivre un hôtel d’aussi haut standing et, bien qu’il ait connu quelques bonnes années, le déclin fut tout aussi rapide. Néanmoins, le bar était toujours aussi populaire auprès des gens du coin, et il n’était pas question de s’aliéner ce fonds de commerce. Durant des années, le White Dragon garda cette double personnalité, ne cessant de se chercher entre deux clientèles.

Mais, bien qu’il sache mieux que quiconque ce que ses parents avaient investi en temps et en argent pour faire de cet endroit ce qu’il était, Nick ne s’en souciait pas vraiment. En ce temps-là, il était trop accaparé par le monde de l’enfance pour penser aux responsabilités qui lui incomberaient dans un hypothétique et brumeux avenir. Lorsqu’il atteignit un certain âge, son père lui dit sans ambages qu’un jour tout cela serait à lui, mais à ce stade Nick se préoccupait davantage de ses propres angoisses adolescentes. Il apprit les bases de l’industrie hôtelière et travailla à l’hôtel le soir et les week-ends, mais il n’avait pas le cœur à ça.

Nick était loin d’être un écolier modèle, et pourtant, à l’âge de seize ans, il se mit à prendre ses études un peu plus sérieusement. Et le détonateur de cette métamorphose fut sa rencontre avec le monde de l’informatique. Après avoir tripatouillé des années durant le matériel rudimentaire du lycée, il se prit soudain de passion pour cette matière et ne tarda pas à se transformer en pur maniaque de l’ordinateur. Il finit par maîtriser la programmation avec la même facilité que certains de ses amis qui apprenaient le français ou l’allemand et, au bout de quelques semaines, il sut qu’il devait faire carrière en ce domaine. L’ennui, c’est qu’il n’y avait pas de travail pour un informaticien, du moins pas dans la région.

Les tâches quotidiennes de l’hôtel l’ennuyaient de plus en plus, et ses relations avec ses parents se dégradaient rapidement. Nick trouva une solution sous la forme d’une annonce dans Le Courrier : il y avait des postes d’informaticiens à pourvoir à Londres. Il envoya son CV et, au bout de quelques jours, fut embauché comme ingénieur en logiciels.

La plupart des jeunes gens de sa génération voulaient quitter Bulverton, mais pour Nick la transition fut rapide, brutale même, et inattendue. Une fois installé à Londres, il eut l’impression de renaître. Il perdit peu à peu le souvenir de son enfance dans le Sussex. Au début, il retournait à Bulverton presque tous les week-ends pour revoir ses parents, mais ses visites devinrent moins fréquentes et plus courtes. Au bout de trois ans, il fut promu et devint directeur de son département. Plus tard, il acheta un appartement qu’il échangea contre une petite maison, puis une autre plus grande. Il se maria pour divorcer trois ans plus tard. Il changea d’emploi, se mit à gagner encore plus d’argent, endossa de plus en plus de responsabilités. Il prit du poids et perdit des cheveux. Il buvait trop, dépensait trop d’argent en repas, en vins et en loisirs, sortait trop souvent et avait beaucoup trop d’amies. Il avait rarement l’occasion de penser à Bulverton.

Mais là-bas, au bord de la mer, ses parents vieillissaient et avaient de plus en plus de mal à subvenir à leurs besoins. La santé de sa mère se détériora dans des proportions alarmantes. Ils parlèrent de prendre leur retraite, ce qui semblait inévitable ; mais, pour Nick, leur avenir et celui du White Dragon étaient une source d’inquiétude de plus en plus envahissante. Il savait que ses parents n’avaient pas beaucoup d’économies, que tout ce qu’ils possédaient était gelé dans divers comptes d’investissements, et qu’ils ne pouvaient se permettre de ne plus travailler.

Bien que personne n’en parlât ouvertement, la pression s’accumula sur ses épaules. Il savait ce qu’ils voulaient : qu’il revienne à Bulverton pour prendre la direction de l’hôtel. Cependant, il s’était installé à Londres, aimait la vie qu’il y menait et n’avait aucune envie d’y renoncer. Mais, comme dans toutes les familles, personne ne voulut prendre de véritable décision, et des mois puis des années passèrent sans changer quoi que ce soit.

Jusqu’à ce bel après-midi de juin…

 

Les nouvelles en provenance de Bulverton devinrent une escalade dans l’horreur. On crut que le tueur avait été maîtrisé, mais il réussit à s’échapper. Puis on apprit qu’il avait pris un otage, une femme, qu’il abattit quelques minutes plus tard d’une balle dans la tête. On commença à engranger les témoignages de ceux qui avaient échappé à sa fureur meurtrière, mais ils se révélèrent pour le moins contradictoires ; le tueur était un jeune homme, d’une quarantaine d’années, en tenue de camouflage, en jeans et teeshirt, armé d’un fusil, de deux revolvers, de tout un arsenal. L’un des témoins proclama qu’il s’agissait d’une femme. Un autre la contredit : lui-même croyait avoir reconnu un habitant d’un village voisin. Tout cela fut décrit de façon fragmentaire, via une série de rapports téléphoniques. À ce stade, un autre reporter de la BBC s’était rendu en catastrophe sur les lieux, et ses descriptions, certes incomplètes, étaient pour le moins évocatrices.

Après une période de calme apparent où les journalistes n’eurent pas la moindre nouvelle fraîche à exploiter, l’histoire prit un nouveau tournant. On avait encerclé le tueur, mais il s’était réfugié dans une église et avait pris au moins un otage.

D’après la description sommaire que le reporter avait retransmise, il n’eut aucun mal à reconnaître le bâtiment en question. Ce devait être l’église paroissiale St. Stephen, qui se trouvait sur Eastbourne Road, pas très loin de l’hôtel. Le bâtiment n’était pas très ancien et pas spécialement beau, mais au moins il était bien proportionné et particulièrement bien placé, à l’intersection de la route côtière et d’une rue résidentielle bordée d’arbres et de belles maisons. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle avait été victime des bombardements, au prix de quelques vies humaines. Nick imagina un tueur fou faisant irruption dans l’église, fusil en main, et accéléra. Il s’inquiétait terriblement pour ses parents, mais aussi pour la ville elle-même, pour ceux qui y vivaient, pour tout le monde. Il n’aurait jamais pu prédire ou même concevoir une telle catastrophe, et il n’était même pas sur les lieux lorsqu’elle s’était produite.

Il se dirigea vers Eastbourne. Lorsqu’il arriva en vue de la ville, il vira de bord pour emprunter l’une des nombreuses petites routes étroites qui serpentaient dans la campagne ; celle-ci l’emmènerait au-delà de Pevensey et à travers les Levels. Comme il l’avait prévu, il ne croisa pas beaucoup d’autres véhicules. Par un pur effort de volonté, il se mit dans un état de concentration totale pour conduire avec un surcroît de prudence et anticiper au maximum tout ce qui pouvait se présenter.

La radio lui apprit que, pour l’instant, on en était à dix-sept cadavres ; la plupart de simples passants, motorisés ou non. Trois policiers avaient été touchés et deux d’entre eux étaient morts des suites de leurs blessures. Parmi les civils, trois des victimes étaient des enfants : le bus scolaire s’était immobilisé au moment même où le tueur faisait son apparition. De nombreux autres jeunes avaient été blessés par des balles perdues ou des éclats de verre.

Alors que Nick passait Normans Bay, à trois kilomètres seulement de Bulverton, le reporter de la BBC qui se trouvait sur les lieux annonça qu’on venait d’entendre plusieurs coups de feu à l’intérieur de l’église ; pour la police, le dernier signifiait que le meurtrier s’était suicidé.

Le bulletin d’informations se termina brutalement. Le speaker de la BBC reprit le micro à la hâte pour dire qu’on en revenait au programme normal et que les auditeurs seraient tenus informés des nouveaux développements de l’affaire.

Nick zappa d’une chaîne à l’autre et tomba sur South-East Sound, la station locale, une des dernières qui ne soit pas devenue un robinet à musique. Celle-ci couvrait l’événement en direct, mais d’une façon bien différente de celle de la BBC. La station avait pu envoyer deux de ses journalistes sur les lieux, et ceux-ci retransmettaient leurs impressions en direct, interviewant tous ceux qu’ils rencontraient pour leur hurler des questions improvisées et obtenir des réponses sur le vif. Cette technique brute et sans fioritures était la marque de fabrique de cette radio, mais celle-ci n’avait pas encore trouvé de sujet assez grave pour lui rendre justice. Jusqu’à ce jour. On passait d’un reporter à l’autre, mais tous deux avaient des voix rauques et remplies d’effroi ; l’émission tout entière en devenait forte, choquante et d’une efficacité redoutable. Une fois qu’on avait compris ce qui se passait, il était impossible de passer à une autre station. Nick l’écoutait toujours lorsqu’il atteignit l’endroit où la petite route croisait l’A259 ; il vit alors un barrage de police édifié droit devant lui, et ralentit son allure.

Deux agents de police en armes lui firent signe de se garer au bord de la route. Ils se trouvaient en bordure de la Vieille Ville, à une centaine de mètres de l’église St. Stephen et à deux cents mètres du White Dragon. La route décrivait une courbe juste avant l’église, et il ne put voir au-delà. Il était presque chez lui ; si près, mon Dieu, si près. Le sergent prit son nom et son adresse et lui dit d’attendre près de sa voiture, mais sans y remonter. Nick obéit sagement.

Plus tard, ils le laissèrent continuer à pied, avec une policière comme escorte. Il dut attendre qu’elle revienne d’une autre mission quelconque. Lorsqu’elle arriva, la femme était blême et hagarde et évita de croiser son regard.

« Où avez-vous dit que vous habitiez ? lui demanda-t-elle.

— C’est au sergent que je l’ai dit. À l’hôtel White Dragon. Ce n’est pas très loin.

— Je sais où il se trouve. Ils vous ont raconté ce qui s’est passé ?

— Oui », fit Nick, bien que les agents ne lui aient rien raconté du tout.

Jusque-là, tout lui semblait complètement irréel : les bulletins radio, le barrage routier, le sergent à la voix douce. Maintenant, la réalité reprenait ses droits. C’était l’expression de la jeune femme qui l’avait convaincu : elle avait l’air épuisée et, pourtant, luttait de façon un peu trop évidente pour garder le contrôle de la situation. Elle l’informa d’une voix atone qu’il risquait de voir des choses assez désagréables en cours de route, mais elle ne termina pas sa phrase, qui semblait tirée d’un manuel. Elle marchait dans ces rues qu’il ne connaissait que trop, à quelques pas devant lui.

Du verre brisé. Ce fut le premier signe annonciateur d’un événement extraordinaire. Les fragments étaient partout, éparpillés sur la route et le trottoir : il reconnut des granulés provenant des vitres de voilures. Ils durent enjamber de longues taches roussâtres. En passant devant les maisons, il remarqua que la majorité des fenêtres étaient brisées. Les rues étaient jonchées de débris : des sacs de commissions, des jouets, de la nourriture sous plastique, des livres d’école, une paire de chaussures. Plusieurs véhicules avaient été abandonnés au beau milieu de la rue, les vitres fracassées, les carrosseries transformées en gruyère. Il s’étonna de voir le nombre de trous forés dans le métal. Combien de balles pouvait tirer un homme seul ? Combien d’armes avait-il employées ?

La policière marchait devant lui à grandes enjambées tout en jetant un coup d’œil de temps en temps pour s’assurer qu’il ne traînait pas. Lorsqu’ils furent assez près pour apercevoir le White Dragon, il ne s’intéressait plus à ce qui l’entourait. Il fixait les cuisses gainées de bas noirs de la jeune femme. Ne pas regarder ; ne pas penser.

Finalement, ils atteignirent le White Dragon. L’hôtel semblait être l’épicentre de cette violence qui avait ravagé les rues. Et c’est là que Nick fut bien obligé d’assister au résultat de cette explosion et, pire encore, de commencer – de façon inepte, aveugle, involontaire – à comprendre ce qui était réellement arrivé à ses parents cet après-midi-là, ce jour où, contre toute attente, ils avaient décidé de ne pas aller faire des courses à Eastbourne.

Les Extrêmes
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