Je me penchai pour la ramasser. Elle me retint par la main. À travers ma chemise, je la sentis qui brûlait ma peau. Sa bouche s’offrait aujourd’hui comme elle s’était offerte hier. Je franchis les années et l’embrassai. Le temps se réduisit en cendres.

Pendant que nous faisions l’amour, les caméras Rotcow nous filmaient, nouant un film en boucle qui risquait bientôt de nous étrangler. J’avoue que je n’en eus pas conscience. Epuisé, je m’étendis près d’elle et respirai son odeur qui raccordait avec mon souvenir. Madge me caressait les cheveux. Nous regardions une scène de tous les jours, entre Bill et elle qui l’invectivait pour une obscure histoire. Comme le son était coupé, je ne pouvais pas en connaître le sujet ni savoir qui des deux rejetait la responsabilité sur l’autre. La scène de ménage ordinaire se trouvait ravalée par le silence au rang de comédie absurde. Comme toutes les scènes de ménage, orages intimes où se cristallisent les tensions du couple.

— Qu’est-ce que nous allons faire, maintenant, Madge ?

— Rien d’autre que ce que nous avons fait jusqu’ici : tu vas combattre notre monopole, Bill étendra son empire et moi, je claquerai son fric. Le scénario est écrit jusqu’au mot fin.

— Pourquoi cette soirée, alors ?

— Je m’ennuie et j’ai mal. Mal de voir le temps qui passe sans se soucier de mes traces. Quarante-cinq ans aujourd’hui et je n’ai réuni qu’une brassée de bulles de savon.

— Tu te souviens de ce que je te disais à propos du film continu. Sur la vanité de son approche.

— Tu n’empêcheras pas les hommes de jouer avec leur destin. Devant l’absence de certitudes, ils préfèrent avancer à l’aveuglette et se fier à un au-delà prometteur.

— À quoi te sert-il de visionner éperdument ces mêmes séquences ?

— Je ne possède pas les premières bobines. Sans elles, je suis incapable de comprendre l’enjeu du synopsis. Je cherche à en reconstituer les données.

Le mal qui la rongeait était d’une autre essence, mais je ne le compris que plus tard. Quand je rentrai chez moi, Tina m’attendait. Sa majorité n’avait pas entraîné notre séparation.

— D’où viens-tu ?

— Comme ça qu’on parle à son père ? grognai-je, en l’embrassant distraitement.

— Tu n’es pas mon père, papa.

— Qu’est-ce que c’est cette folie ? Demande à ta mère.

— C’est fait. Elle nie.

— Comment, elle nie, qu’est-ce que ça veut dire ? Si tu crois que j’ai du temps à perdre !

— Si Madge savait ça !

— Que veux-tu dire ? Madge n’a rien à voir dans cette histoire.

— Maman ne pense pas la même chose.

— Qu’en sait-elle ?

— Bill lui a fait cadeau d’un écran Timovie.

— Folle, mais tu es folle.

— Non, viens voir.

J’avais entendu parler de ces moniteurs clandestins que la société Rotcow aurait distribués à des particuliers, à des privilégiés pour se brancher directement sur le film continu d’abonnés choisis au hasard. Mais je restais sceptique.

Je bousculai Tina et me précipitai au premier étage où ma femme faisait chambre à part. Elle était installée devant un minuscule récepteur, les yeux braqués sur le divan vide où j’avais aimé Madge tout à l’heure. Je m’approchai vivement, passai la main devant son visage. Elle ne regardait plus.

— Je crois qu’elle a pris un paralysant.

Ces drogues tuaient instantanément, dans la posture immuable où surprenait la mort. Tina me défiait. Ses cheveux rabattus en une courte mèche sur ses yeux noirs masquaient son regard. Elle était sèche et rugueuse ; ses formes asexuées, ses membres grêles n’avaient pas tenu les promesses de son adolescence ; sa peau de brune s’était fripée prématurément.

— Qu’est-ce que tu me veux ?

— Que tu me dises pourquoi tu n’as jamais voulu qu’on me filme en continu. Parce que tu n’étais pas mon père ?

— Mais c’est absurde, Tina, tu es bien ma fille.

— Pourquoi bandes-tu, quand tu m’approches.

Je la giflai. Elle se recroquevilla. Je cherchai à l’enlacer. Elle se débattit. M’échappa.

— Cesse ce jeu. Nous avons tant de choses à nous dire.

— Je t’ai vu, quand tu baisais avec cette salope.

— Tina !

— Il n’y a plus de Tina, plus de petite Tina du tout, je m’en vais. Un conseil, débarrasse-toi du cadavre, il est encombrant.

Je n’eus pas la présence d’esprit de la retenir. Durant des mois, j’ai attendu tous les jours qu’on m’appelle pour m’annoncer sa disparition… définitive.

— Et vous croyez que c’est Bill qui a manigancé ce psychodrame ?

La voix de Handicott semblait émue, au point que je détachai mes pensées de ces sombres souvenirs. Pour le dévisager. Durant quelques instants, je crus qu’il allait disparaître. Son corps se confondait avec le décor. Mes yeux rétablirent bientôt la réalité.

— Je lui ai demandé, quelques mois plus tard. Il n’a pas nié, ni confirmé. Actuellement, je suis certain qu’il n’est pas responsable. Son but n’a jamais été de me nuire, mais de me convaincre.

— C’est pour cela qu’il a voulu vous revoir, la dernière fois.

— Comment le savez-vous ?

— Vous venez de me le confier.

— Ah ! ce rendez-vous n’a pas marqué la fin de nos rapports.

Les canards avaient disparu à l’horizon. Les sirènes de midi sonnèrent pour annoncer la prière visuelle dans les cathédrales de la Timovie. J’en avais assez de me confesser à cet inconnu.

— Voulez-vous manger quelque chose ?

— Non, donnez-moi à boire plutôt.

Ce troisième verre de Californie rouge me monta à la tête. Je guettais l’instant où la petite artère qui battait à l’intérieur de mon crâne allait se rompre pour l’inonder de sang, éteignant cette éphémère étincelle de vie que je croyais être moi.

— N’avez-vous pas faim ? lui demandai-je.

— Tant que je peux m’en passer, j’évite de digérer, ça alourdit.

Le silence qui suivit me renvoya à mes souvenirs Handicott avait amorcé la pompe.

Bill, je l’ai revu souvent depuis que Madge avait rompu toute communication avec les humains. Elle consacrait désormais son existence à la contemplation de son passé. Son film continu n’était que le miroir d’instants déjà vécus, avec de brefs entractes où elle s’abandonnait au quotidien.

Trois mois après la mort de ma femme, il a craqué. Je l’ai vu arriver chez moi en fin d’après-midi. Toujours séparés l’un de l’autre par les dimensions d’un tribunal, je ne l’avais vu d’aussi près depuis longtemps. Son visage était devenu un peu rougeaud, ses traits grossiers s’étaient empâtés. Il n’avait plus rien du bon colosse que j’avais connu au collège et après. Si j’en croyais mon âge, il venait tout juste de dépasser la cinquantaine. Le presse-purée des ans l’avait transformé en soufflé. Notre dialogue se renoua comme si nous nous étions quittés la veille, sans les tumultes qui avaient accompagné notre guerre sans merci.

D’emblée, abandonnant le pluriel de politesse, il mit fin à l’usage qui nous liait.

— Je me fais du souci, Fletch, il faut que tu m’aides.

— Vous buvez ?

— Non, quelle horreur ! Ah ! tu parles de mon teint… Mauvaise circulation.

— C’est à cause de Madge ?

— Personne ne peut plus rien pour elle. J’en ai fait mon deuil.

— Merci, j’ai déjà donné.

— Pour ta femme ? Pardonne-moi, j’ai oublié de t’envoyer notre ancien signal d’amitié. Nous étions en plein procès, mes avocats…

— Les miens ont voulu vous assigner.

— Pour l’écran Timovie ? Avant que ces imbéciles parviennent à prouver que ma société les diffuse, tu n’auras plus assez de bon sens pour les remercier.

— Ce n’était donc qu’une ruse de guerre sans gravité ? Pour convaincre la mère de Tina de s’abonner au film continu. Si je n’avais pas fait l’amour avec votre femme, la mienne vivrait encore, à votre avis ?

— Ne parlons pas de ça, veux-tu. Je suis sûr que Madge n’est pour rien dans ce suicide.

— Et vous ?

— Oh ! moi !

— Alors, de quoi voulez-vous que nous parlions ? Nous nous sommes tout dit par tribunal interposé.

— Pas tout.

— Qu’est-ce qui vous inquiète ? Vous possédez la fortune, une femme névrosée, un empire qui s’étend.

— Je crains pour l’avenir.

— Redoutez-vous de perdre vos actions en fin de bail ? Encore faudrait-il que vous viviez jusque-là.

— Fais l’effort de me comprendre, Fletcher, c’est peut-être ma dernière supplique. Je n’ai pas d’enfants. Madge, bien que plus jeune que moi, n’est plus en état de reprendre l’affaire. Personne à qui léguer notre fantastique trésor.

— Quel trésor ? Votre fric ! Après votre disparition, d’autres s’en chargeront.

— Ne plaisante pas, s’il te plaît. Je ne veux pas qu’on dilapide notre stock d’images. Des milliards d’heures de vie qu’on m’a confiées.

— Pour 99 ans.

— Ce n’est pas exact. Les droits d’exploitation seront libres, mais les films numériques m’appartiennent.

— Rendez-les à qui vous les avez volés.

Bill Rotcow me toisa d’un air bizarre, puis il grommela quelques mots incompréhensibles et sortit sans claquer la porte. C’est ce qui m’intrigua : Bill n’était jamais sorti de chez moi sans claquer la porte.

J’allai le revoir bien plus tard, pas à « Long Life », mais au siège de sa société. Bien que nos sources de conflits ne fussent pas taries, je répondis à son appel.

Handicott semblait s’être assoupi. Je scrutai son visage : une lueur filtrait à travers ses paupières à demi fermées.

— N’en doutez pas, je vous écoute, murmura-t-il. C’est seulement un petit coup de pompe. Je dors très peu.

— Je vous ennuie, peut-être ?

— Non, surtout ne vous arrêtez pas. J’ai besoin de tous ces détails, jusqu’au plus infime !

Devant son désarroi, je jugeai nécessaire d’aller jusqu’au bout de mes confidences. D’ailleurs, il était peut-être temps d’établir un bilan. Tant qu’un espoir subsistait, je m’y étais toujours refusé. Je commençai tout doucement par cette description :

Vous connaissez le silo de la Timovie qui borde Central Park, face au Metropolitan Muséum. Le symbole est voulu : l’art du présent répond aux trésors du passé. L’audace architecturale du projet a bien souffert des retouches apportées par les diverses commissions d’arbitrage : gouvernementales, municipales, environnementales, religieuses. Mais le parallélépipède de plastique moulé, perforé d’un millier d’ouvertures tel un casier d’abeilles, tranche sur l’ensemble des vieux buildings caducs épargnés par la richesse de leurs occupants. Des veines plus claires tracent, en diagonale à travers la matière brillante, un arc-en-ciel de gris.

Cet immeuble dont je connaissais les moindres recoins sur le papier, j’avais évité de le regarder. Je m’y étais rendu plusieurs fois pour y accompagner des expertises contradictoires, jamais je ne m’étais intéressé à sa noblesse architecturale. Je fus saisi par l’inconsistance de mon témoignage. Si un juge m’avait interrogé à propos du silo avant ce jour-là, j’aurais probablement parlé des pots-de-vin et des complots de corridors municipaux qu’avait nécessités sa construction. Sans mentionner son importance symbolique. Si j’avais eu l’intelligence de m’en apercevoir plus tôt, il est probable que j’aurais attaqué le temple de la Timovie avec des arguments plus solides. Aveuglé par ma hargne, déçu de constater que l’utilisation du film continu ne répondait pas à mes aspirations philosophiques, je m’étais constamment fondé sur l’aversion qu’éprouvent nos contemporains à ce qu’on empiète sur leur vie privée pour le critiquer sans vergogne. Je n’avais pas assez estimé la fascination qu’il exerçait sur les mentalités. Son introduction dans nos sociétés avait accompli une révolution. Si profonde qu’elle faisait aujourd’hui l’objet d’un culte.

La cathédrale des temps modernes était devant moi. Dans le silence de ses blocs mémoriels, dormaient des millions de vies enregistrées, comme autant de prières.

Je trouvai Bill dans le quartier des filmeurs. D’après ce que je savais – sauf pour les affaires me concernant –, il abandonnait de plus en plus la direction de la société pour se consacrer à cette occupation mineure. Que je jugeais même de basse police.

J’entrai dans une salle peuplée d’un millier d’écrans où défilaient autant de bandes-témoins concernant les abonnés new-yorkais. Des sondeurs prélevaient en permanence des échantillons afin de les comparer aux séquences-tests portant sur la stabilité des caméras Rotcow, les effets de persistance, le contrôle du continu en temps réel. Si les films répondaient aux normes, ils étaient automatiquement stockés en numérique dans les vastes mémoires des sous-sols, représentant la partie immergée de l’iceberg Timovie.

Malgré la climatisation sophistiquée, il régnait une odeur de confessionnal dans le bunker secret des filmeurs. Les opérateurs s’y trouvaient en petit nombre, passant d’un écran à l’autre pour surveiller la bonne tenue des tests. Je repérai immédiatement Bill, les yeux rivés sur le même film.

Il leva à peine la tête à mon approche. Comme la dernière fois, il me tutoya en français :

— Regarde.

Madge se livrait à d’obscures occupations de camouflage. Une bombe à la main, elle s’efforçait d’effacer les ravages du temps sur son visage projeté en gros plan, d’après le modèle vivant reproduit sur le mur d’à côté, qui la représentait vingt ans auparavant. De même qu’à notre précédente entrevue, je conservai mes distances.

— Mais vous n’essayez pas de l’arrêter ?

— Quand elle ne se livre pas à sa folie faustienne, elle est prostrée. Il lui arrive parfois de tenter le contraire : elle bombe son apparence la plus jeune pour lui dessiner des rides. Dans ce cas, le masque de la vieillesse prend parfaitement. Ce qui l’amène à se gorger de somnifères pendant plusieurs jours.

— C’est absurde, elle est si belle, si jeune !

— Sans ressemblance aucune avec son portrait idéal, fixé dans son esprit.

Je faillis céder à mon habituel couplet moral sur le film continu. Je n’en eus pas le courage. Sans en avoir l’expérience acquise ultérieurement, je savais que chaque individu détient une image acceptable de son vieillissement. Au-delà, il ne se reconnaît plus. Cela n’avait aucun rapport avec la Timovie.

— Vous m’avez fait venir pour Madge ?

— Non, j’ai retrouvé Tina.

— Vite, où est-elle ?

— Avant que je te le dise, il faut que nous passions un marché.

— Un marché ? Mais c’est ma fille !

— Justement, ce détail confère de la valeur à Tina.

— Comprends pas.

— Je te l’ai dit l’autre jour, j’attache beaucoup d’importance à transmettre mon héritage à quelqu’un de jeune. Je ne saurais accepter que ce travail monumental tombe entre les mains d’un établissement public. La seule personne que je connaisse est Tina. Je veux qu’elle soit consciente de ce legs avant ma mort, pour qu’elle s’y prépare.

— Vous êtes dans la force de l’âge !

— Nous sommes nés à peu près la même année, c’est vrai. Ce qui ne veut rien dire. Tu n’es pas à l’intérieur de mon corps pour sentir les craquements des os, les atrophies nerveuses, les engorgements de chair, les éclipses de neurones.

Sous l’éclairage alternatif produit par le millier d’écrans, Bill Rotcow ressemblait à un bloc de pierre soumis à un orage mou. Son allure puissante m’interdisait de croire à l’attaque du vieillissement. J’en refusais jusqu’à l’idée. Depuis notre enfance, je m’étais fié à sa robustesse et à sa force sans cesser de les combattre. S’il venait à disparaître, je n’aurais plus aucune raison d’exister.

— Foutaises ! Moi aussi, je souffre de malaises chroniques. N’oubliez pas que la moyenne de vie est actuellement de quatre-vingt-dix ans.

— Donne-moi Tina.

— Je n’ai plus tellement d’influence sur elle.

— Regarde.

Bill pianota sur son clavier, découvrant une messe étrange. Dans les ruines calcinées du Bronx, que le président Goldman avait préservées en mémoire des générations perdues de l’an 2000, des milliers de fidèles étaient rassemblés. En un zoom fantastique, la caméra fondit sur la foule, isolant Tina. Je ressentis un choc terrible tant elle avait vieilli. Seule consolation, si l’on peut dire, ma fille me ressemblait plus qu’à ma femme. Ses traits avaient emprunté mon long nez, ma petite bouche aux lèvres gonflées, mon menton chafouin, couronnés par un large front bombé qui faisait la fierté de mes parents. Le temps remplissait son rôle de révélateur. Heureusement pour elle, sa belle chevelure sombre et ses yeux noirs conservaient leur jeunesse.

Mais l’extase ?

Oui, de quelle nature provenait ce sentiment d’adoration qu’exprimait tout son être ?

— Ô Saint ! hurla-t-elle.

— Ô Saint ! reprit la foule.

— Ô Saint ! par ton image, délivre-nous d’exister !

— Ô Saint ! représente-nous éternellement par-delà la mort !

— … par-delà la mort ! reprit le canon des voix unanimes.

Ma main se crispa sur l’épaule de Bill.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— N’as-tu pas compris ? Tina est devenue la prêtresse d’un fantastique mouvement religieux, qui se propage à une allure de révolution. Mais dans quel monde vis-tu ?

En effet, mon combat contre la Timovie avait pris un tel tour obsessionnel que je n’avais pas eu le loisir de constater les transformations de notre société. En particulier, la formidable religiosité qui imprégnait l’époque. Témoin, cette cérémonie dérisoire. J’interrogeai Bill à ce sujet.

— Ces jeunes sont ravagés par le doute. Ceux que leurs parents n’ont pas pris soin d’abonner au film continu dès leur plus jeune âge n’ont aucune certitude quant à la véracité de leur existence antérieure. Les plus pauvres savent que leur avenir ne laissera aucune trace dans la mémoire de la Timovie, puisqu’ils n’ont pas les moyens de s’abonner. Ils se réfugient dans l’adoration des images que Tina leur projette, transformant en saints ces anonymes tirés au sort par l’État. Comme ils souffrent d’être sans mémoire, ces vies filmées deviennent une sublimation de la leur. Comme l’étaient les fresques sur les murs des églises.

La caméra Rotcow opéra un panoramique et découvrit un ensemble de tours incendiées vers la fin du siècle dernier. Les tempêtes du nord-ouest avaient lavé les murs de béton jusqu’à les faire apparaître blancs. Plusieurs bandes vidéo de Leurs Béatitudes y étaient projetées en parallèle.

Entonné par Tina, un chant monta de la foule. Les paroles s’en perdirent dans la confusion des voix. Soudain, je réagis, abandonnant toute maîtrise vis-à-vis de Bill :

— Mais tu n’as pas le droit d’enregistrer les gens de cette façon, c’est parfaitement illégal !

— Ne t’excite pas de cette façon, Fletch. Tandis que je perdais certaines batailles contre toi, j’en gagnais d’autres, sur des terrains que tu avais désertés. Ainsi, maintenant, un abonné à la Timovie a parfaitement le droit d’exiger que l’objectif se détourne de lui, pour filmer aussi son environnement.

— Mais Tina n’est pas abonnée.

— Qu’en sais-tu ?

Je le dévisageai avec inquiétude. Ses bons yeux se plissèrent pour sourire. Je haïssais cette manière qu’il avait de paraître sympathique lorsqu’il le désirait.

— Tina !

— En te quittant autrefois, elle est venue me voir. Comme elle m’en a supplié, je lui ai accordé un abonnement de faveur.

— D’un seul coup, sans broncher, tu as détruit tous mes efforts pour la protéger.

— C’est toi qui as brisé ses espoirs, d’après elle.

— Il faut que je la voie. Donne-moi son adresse.

— Nous en revenons au point de départ. Tu connais mes conditions.

— Je ne céderai pas au marchandage.

— Comprends-moi, Fletcher Rimbaud, Tina est la seule personne qui puisse transformer ma tentative en réussite absolue. Elle détient à la fois un pouvoir religieux et la mémoire de la Timovie. Si nous parvenons à lier les deux dans l’esprit de nos contemporains, l’influence du film continu sur la métamorphose de nos sociétés n’aura plus de limites.

— Tu me demandes de m’associer à ce qui nous oppose ? De renoncer à toute une vie de combat ? C’est grotesque.

— Nous avons mené la même action ! Chaque fois que ton clan a gagné des batailles juridiques, la réputation de la Timovie a grandi d’un cran. Aujourd’hui que ta fille a réuni les conditions idéales pour que triomphe notre projet commun, tu ne peux pas refuser de m’aider.

Cette fois, ce fut moi qui sortis sans claquer la porte.

Handicott me regarda comme si j’étais un spectre. Avec un tel air de doute sur le visage que je crus durant quelques secondes à mon immatérialité.

— Il vous a laissé partir ?

— Bill n’avait aucun moyen de me retenir.

— En lui abandonnant Tina ?

— Tina est morte sans que je puisse me réconcilier avec elle.

Un silence accompagna mes dernières paroles. J’eus l’impression d’avoir atteint une cible que je ne visais pas. Un rayon de soleil perça les nuages au sud de Manhattan, frappant le Vienna Building d’une tranche d’or pur. Dans le ciel plombé, les nuages roulaient des mécaniques.

— Quelque chose ne va pas, monsieur Handicott ?

— Comment…, comment était-elle ?…

Cet appel anxieux m’émut aux larmes. Je fus près d’y sombrer : depuis le jour où j’avais tenu son cadavre dans mes bras, jamais je n’avais évoqué la disparition de l’être que je chérissais le plus au monde.

Mais celle-ci n’était pas advenue seule.

Le soupir que m’arrachèrent ces souvenirs fendit ma poitrine d’une tranchée de douleur. Je renversai ma tête en arrière sur l’appuie-tête et fixai le plafond des yeux.

Cette mort est la conséquence d’un enchaînement de faits, aussi inéluctables qu’imprévus. Bill Rotcow ne m’avait jamais appelé depuis notre dernier affrontement. Prudemment, je suivais la carrière foudroyante de Tina à travers les informations des médias. J’avais compris qu’en me privant de la voir, je mettais un principal obstacle au projet du patron de la Timovie.

Depuis ces dernières années, la santé de Madge avait dû s’aggraver. Lorsqu’elle m’appela un jour à « Long Life », j’eus l’impression qu’elle m’envoyait un faire-part.

Ce qui me frappa d’emblée quand je la trouvai, ce fut la pâleur de sa face. À la naissance de ses cheveux carotte, je distinguai les racines grises. Enroulée dans un peignoir de satin vert, elle paraissait endormie. Son sein droit, dont la jeunesse contrastait avec son visage blafard, se découvrait à chaque respiration.

Je murmurai son nom. Ses paupières dévorées par un maquillage violent se soulevèrent lentement.

— Ah ! Fletcher, c’est gentil d’être venu !

Je m’assis à côté d’elle sur le canapé, affamé de son odeur. Soudain, je m’aperçus que les murs-images étaient éteints. L’accompagnant d’un geste un peu flou, j’en fis la remarque.

— L’obsession du film continu, c’est une affaire terminée pour vous ?

Elle étira ses jolis bras blancs où se lisaient les veines à la saignée.

— Désormais, c’est moi la caméra.

Ses yeux brillaient étrangement.

Je plaisantai :

— Et quels sont vos objectifs ?

— Vous ne me croyez pas ? C’est Bill qui a accompli ce miracle. Je le lui ai demandé.

— Demandé quoi ?

— De m’effacer, je ne supportais plus de voir mon corps en proie au temps. Désormais, je capte le vieillissement des autres. Et vous n’avez pas rajeuni, Fletch ! Qu’est-ce que c’est que ces bajoues, cette bouche molle, ces yeux vitreux ? Et ce nez qui s’est rallongé d’un centimètre ?

— Certes, l’âge n’arrange pas les traits. Mais je ne saisis pas un mot de ce que vous dites.

— C’est bien simple. Mes nerfs optiques sont raccordés à un émetteur-récepteur Rotcow qui détermine ma vision. Il ne me renvoie plus celle de mon visage quand je me regarde dans un miroir. Ni celle de mes mains, de mes pieds ou de toute partie de mes membres inscrite dans le champ de mon regard. Une censure vigilante qui m’épargne bien des tracas.

Elle allongea ses longs doigts blancs, faisant miroiter ses ongles laqués d’or sous la lumière.

— Je suis absente de cette pièce. Aucune autre caméra ne peut me filmer puisque mes yeux sont insensibles à mes propres images. D’ailleurs vous pouvez le vérifier.

Effleurant le commutateur, elle projeta son film continu en durée simultanée sur les murs. Je cherchai d’instinct le divan où nous étions assis. J’y étais seul.

— Mais c’est délirant !

— Non, c’est utile. Les cellules de ma peau vieillissent sans moi, je suis devenue insensible aux rides de mon visage, aux plis de mon ventre. Cette distanciation vis-à-vis de mon apparence a progressivement entraîné une indifférence généralisée à l’égard de ma personne. Quand je parle, c’est à peine si j’ai conscience de proférer les mots que j’entends. Quelqu’un, là, dans l’espace, touche des objets, des êtres, mais est-ce bien moi ? Ne pouvant distinguer des autres parfums celui de ma chair, je ne renifle que des odeurs étrangères. J’existe, mais je n’ai qu’un moyen accessoire de le vérifier, ma propre salive : par elle, j’accède à mon goût que je puis comparer à celui des aliments. L’univers n’a de valeur que par mon tube digestif. Croyez-moi, cette opération m’a sauvée de la psychose. Dommage que ses conséquences aient été fatales pour son inventeur.

— Bill ?

— Oui, quand j’ai commencé à aller mieux, il m’a demandé d’aller voir votre fille, Tina. C’était son obsession. J’étais désormais l’espionne idéale, la seule à ne pas laisser de traces dans les enregistrements, puisque toutes les caméras Rotcow sont filtrées en ce qui me concerne.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Toujours la même chose : lier le destin de la Timovie à la nouvelle religion. Je suppose que vous êtes au courant.

— Bill m’en a touché un mot. Et Tina, l’avez-vous vue ?

— Plusieurs fois.

— Êtes-vous parvenue à la convaincre ?

— Votre fille n’est plus exactement de ce monde, mon pauvre Fletcher. Elle appartient déjà à un fragment de paradis inaccessible… En me voyant, elle a cru à une apparition. J’étais à la fois présente et immatérielle sur les écrans de contrôle de leur cathédrale du Bronx. Je lui ai donc fait le coup de l’Annonciation…

Le rire de Madge m’arracha un frisson.

— … Le vœu de Bill a été exaucé. Ils se sont rencontrés. Et maintenant…

— Ne vous faites pas prier, Madge !

— Le grand Rotcow a perdu la raison. Il divague. Je l’ai entendu proférer des malédictions à mon encontre, gibier de Satan, par exemple. Il m’accuse de tous les péchés du monde, de l’avoir privé de descendance à cause de mon égoïsme. Je sais qu’il attend un enfant de Tina mais qu’elle refuse sa paternité. Votre fille se croit fécondée par une image de Dieu descendue par le canal vidéo. Bill est devenu enragé, désespéré. Il reste dans son entourage, pis qu’un chien, il se traîne à sa suite de messe en messe. Mais elle ne manque pas une occasion de flétrir sa présence auprès des fidèles, de renier l’enfant quelle porte de lui. Tina lui fait payer cher d’avoir été le maître de la Timovie.

Son regard erra sur les cintres, là où cessait la projection des films continus.

— Ce silence est insupportable !

— J’ai peur, Fletch. Je crois qu’il veut m’assassiner.

— Il vous a menacée ?

— Pas directement. Mais, depuis que Tina l’a renié, je suis devenue le principal témoin de son échec.

Après ses déclarations forcenées sur son manque de réalité, je fus tenté de l’accabler ; démontant une à une les pièces de son illusion névrotique, j’aurais voulu lui prouver qu’elle était également responsable de ce drame qui se nouait. Mais l’enjeu semblait trop grave. Tina, peut-être, risquait de succomber à la folie meurtrière de Bill.

— Voulez-vous que j’essaye de lui parler ?

— Je n’en espérais pas moins de vous.

Son sourire exprimait la satisfaction du devoir accompli. Sans doute avait-elle déjà écrit le scénario de notre rencontre avant qu’elle ait eu lieu. Je bouillais d’impatience à l’idée d’approcher enfin Tina.

Juste avant mon départ, Madge inaugura une formule inédite de rapports entre nous, elle me demanda :

— En sortant, voulez-vous appeler ma maquilleuse. Bien que je sois invisible, il ne faut pas que je me néglige.

Son visage de plâtre est demeuré gravé dans ma mémoire ; ce fut la dernière fois que je l’aperçus vivant.

À ce moment, je commis ma plus grossière erreur. Au lieu d’aller immédiatement rejoindre Tina et Bill Rotcow, comme j’en eus l’intention initiale, je choisis de prendre du recul pour parfaire mes informations. Bref, je crevais de peur. Je me terrai dans mon vieil appartement où le ménage n’avait jamais été fait depuis la mort de ma femme. Il sentait la poussière et le vieux tonneau, le mégot froid, la serpillière mal rincée. De la vaisselle traînait partout à côté du linge sale et des cendriers pleins. J’avais transformé ce lieu en simulacre d’abri antiatomique, cinq ans après un hypothétique conflit nucléaire. En même temps, il m’offrait une intimité exclusive et me servait de repoussoir.

Difficile d’accepter que ma fille et Bill…

Je sombrai dans une torpeur si profonde que je ne me réveillai qu’un jour plus tard. Bien trop tard.

Pourtant, je ne me pressai pas. J’allumai mon écran de trois pouces, bien démodé à l’heure des ultraplats muraux, pour m’abrutir en compagnie du dernier lauréat de la Timovie : un jeune crétin amateur de patin à roulettes qui suivait les compétitions rétro organisées dans la banlieue de New York. En dehors de son travail de dépuceleur de cartes à puces démonétisées dans une entreprise de sous-traitance bancaire, il passait son temps à astiquer, dérouiller de vieux patins pour le week-end suivant.

Son film continu n’avait pas plus d’intérêt qu’un documentaire sur l’informatisation des pièces administratives, mais en m’usant les yeux à y chercher un signe révélateur je communiais avec des millions d’imbéciles.

Le lendemain, j’allumai les informations et j’appris avec vous que Bill Rotcow s’était suicidé après avoir sauvagement égorgé sa femme.

— En somme, vous n’avez pas été témoin du massacre comme les médias l’ont si souvent affirmé ?

Handicott se tenait debout devant moi. J’avais du mal à affronter la lumière, comme chaque fois que je repensais à ces événements. Sans doute à cause de ma culpabilité.

— Non, j’ai seulement vu les cadavres. Celui de Madge, surtout, était effroyable. Le coup de couteau avait été si violent que Bill avait presque décollé la tête du corps. Ce géant ne connaissait pas sa force. Et puis, les graffiti de sang caillé sur les murs sans images. Quel désespoir dans ce dernier message !

— Pourquoi ce sacrifice, à votre avis ?

— J’y ai songé tant de fois que les réponses se mélangent dans ma cervelle. Après la mort de Tina – que Bill avait instituée légataire universelle de la Timovie –, quand j’ai hérité sans partage de l’entreprise, j’ai cherché dans tous les recoins un témoignage qui puisse m’éclairer. Sans succès. Ce faux frère avait soigneusement effacé les traces de ses dernières années, j’en ai découvert maints indices.

— Alors, vous ne savez des liens qui unissaient Bill et votre fille que ce que Madge vous en a dit ?

— Autant évoquer ceux de Joseph et de Marie. Sauf que Tina n’était plus vierge. Le rapport médical est formel sur ce point. Bien que séduisante sur le plan de l’image et du symbole, la théorie de la conception virginale se révèle inacceptable à son propos. Malheureusement, il m’a été impossible de savoir si elle eut vraiment un enfant de lui ; à l’inverse des poules, les femmes ne possèdent pas de chapelet ovulaire où sont génétiquement tatoués les spécimens de leur descendance. Et Bill n’a voulu consigner aucun épisode de sa vie relatif à sa déchéance. Son film continu s’arrête à l’instant où il va rejoindre Tina pour la première fois.

— Et si vous retrouviez l’enfant, que penseriez-vous ?

— J’aurais d’abord besoin d’une preuve formelle.

— Difficile de vous la fournir, s’il est réellement le fils de Dieu.

— Que voulez-vous insinuer ?

— Je ne vous ai pas étonné, avec toutes mes questions ?

— Non, la routine. Les réfractaires à la Timovie sont si exigeants.

Je palpitais d’émotion, mais n’en voulais rien laisser paraître.

— Racontez-moi votre dernière entrevue avec Tina.

Sous l’influence de forces invisibles, le corps de Handicott vibrait, tel un hologramme sous une tension irrégulière. J’imaginai un instant qu’il était d’une autre essence que la mienne.

Peut-être approchais-je enfin du dénouement ? Je puisai tout le courage qui subsistait au fond de moi pour me délivrer de mes derniers remords :

Vous vous souvenez de l’idolâtrie qui accompagnait le film continu à cette époque, surtout aux États-Unis. Dans les villes les plus reculées, des envoyés messianiques apportaient la bonne parole à ceux qui n’avaient envisagé la Timovie que sous l’angle d’un nouveau jeu audiovisuel. La foi de Tina enthousiasmait les plus tièdes, car elle apportait une simplification quasi existentielle au problème de la religion : en amalgamant les pulsions mystiques de l’être humain au puissant médiateur télévisuel, la nouvelle prêtresse apportait une solution inespérée au désir d’éluder la mort. Le film continu symbolisait la vie éternelle à laquelle chacun avait droit si Dieu, dans sa clémence, le tirait au sort. L’existence se muait en une prière d’essence audiovisuelle.

Plusieurs années après le massacre des époux Rotcow, je jugeai le temps venu de mettre un terme à ce que je considérais comme une monstrueuse aberration. Certes, Bill avait payé chèrement son erreur. Mais je n’avais pas lutté pour que le film continu soit utilisé comme méthode scientifique d’accès à la connaissance du comportement humain pour laisser aujourd’hui ma propre fille saboter cinquante ans d’efforts, en détournant la Timovie au profit d’un abject mysticisme.

Plus besoin de personne pour me guider vers elle. Tina squattait les lieux abandonnés pour en faire des églises. Le dernier en date se situait à l’étage supérieur du pont de Brooklyn, qu’aucun piéton ne traversait plus.

C’était au début de l’hiver. Une bâche transparente, sommairement liée autour des balustrades, transformait le milieu du pont en une sorte de nid d’oiseau mythologique, battu par le vent d’est. Un crachin serré venu du large saturait l’atmosphère d’une poix grise. J’arrivai au cœur d’une cérémonie. Le style primitif de la manifestation de masse sur écran géant avait évolué pour s’adapter au lieu. Chaque fidèle possédait son écran plat, de la taille d’un plateau-repas, où se projetaient les minutes de la vie de tout un chacun.

Tina passait d’un initié à l’autre en lui apportant un commentaire apaisant. La trentaine affirmée, elle ne ressemblait plus à l’être hâve que j’avais entrevu au Bronx. Son mûrissement l’avait embellie. Elle avait même retrouvé ses joues de petite fille.

— Ma petite fille.

Son regard étonné erra dans la foule jusqu’à m’identifier. Serrant les dents, elle murmura :

— Va-t’en !

— Mais Tina, j’ai le droit de savoir pour ton enfant.

Le lendemain de la mort de Bill, j’aurais pu l’attendrir, j’en suis sûr. Sa douleur, sa foi, maintenant, l’isolaient. L’héritière Timovie n’avait plus rien à redouter de personne. Ni de son amant qu’elle avait sacrifié ni même de son père qu’elle avait renié.

Je me jetai à ses pieds que je fis mine d’embrasser. À travers sa chair nue, je plantai un mille-aiguilles. Je le portais toujours sur moi dans l’intention de me supprimer le jour de mon choix. Les pointes en étaient si fines que Tina ne les sentit pas. Le poison avait une action si douce, si progressive qu’elle fit encore quelques pas avant de s’écrouler.

Son corps s’abîma dans mes bras.

Autour de nous, les fidèles se pressaient, prêts à me lapider. Elle fit un geste d’apaisement. Puis me fixa de son regard chaud.

— Crève idiot, vieux con !

C’est tout ce que je réussis à tirer de Tina. Je dus mon salut à la stupeur générale qui accompagna son agonie.

Je me levai, fis quelques pas jusqu’à la baie, puis j’affrontai mon hôte.

— Vous êtes son fils, Handicott.

Le jeune homme avait atteint le seuil de la visibilité ; dans l’ombre, les contours de sa silhouette formaient seulement une zone plus sombre, instable. Comme un échange d’ions entre l’obscurité et son corps ténébreux.

— Pas exactement.

— Si vous avez l’intention de vous venger et de m’abattre, faites-le, j’attends. Je suis à bout.

— Même si j’en avais le désir, je ne le pourrais pas, surtout en ce moment. L’émotion me déstabilise.

Sa voix n’était plus qu’un souffle.

— Alors, je vais m’en aller.

— Non, ne partez pas ! Je vais tout vous expliquer.

J’hésitai, puis allai m’asseoir. Je tripotai le verre vide posé sur la table de verre.

— Est-ce bien nécessaire, maintenant ? Mon acte fut inutile. La gloire de Tina est immanente. Et je suis en quelque sorte devenu son prophète puisque je vends les images de la foi.

— Mais je symbolise son échec. Le fils de Dieu, le mutant que Bill et Tina ont créé n’est qu’un ectoplasme, incapable de se perpétuer.

Sa rage intérieure l’amena à plus d’évidence. Son corps s’ancra ostensiblement dans la pièce, renforçant cette impression de trame que j’avais cru percevoir lors de mon entrée.

— Seriez-vous artificiel ?

— Non, ma mémoire fut greffée sur le cerveau d’un enfant. Bien avant ma naissance, lorsque j’étais au stade de fœtus dans le ventre de Tina, grâce à des traceurs dérivés des caméras Rotcow, Bill a implanté dans mon cortex la somme des images qu’il avait enregistrées depuis l’invention de la Timovie. Je n’existe pas, je suis tous les autres, morts ou vivants, enfermés dans les banques de données numériques. Mes milliards de neurones constituent le stock de l’humanité.

— En somme, votre personnalité est presque infinie ?

— Mais mon corps est aléatoire. Des modifications biologiques sont apparues dès ma naissance. Des mutations incontrôlables. C’est pourquoi Tina a renié Rotcow, puis a cherché à se venger de son échec. J’étais enfermé dans un lieu saint où personne ne soupçonnait ma présence, gardé par des dévotes à la solde de ma mère. Par la suite, mon organisme s’est désagrégé lentement. Je suis devenu une sorte de projection à contour humain du cerveau central. Mais j’ai cessé de me développer. Dans mon enfance, mon intelligence faisait chaque jour des progrès stupéfiants. À mesure que je me rapproche de l’âge moyen, ma stupidité s’accroît. Sans doute ne dépasserai-je pas trente ans, pris à jamais dans la glu des souvenirs étrangers.

Handicott s’était encore affermi. Son corps émettait une légère aura. Il ressemblait désormais au jeune homme blond qui m’avait ouvert. Nos yeux convergèrent vers l’arme qu’il avait déposée sur la table en m’accueillant.

— Est-ce possible de vous tuer ?

— Je ne sais pas, depuis quelques années je ne parviens plus à me blesser, comme si mon corps était composé d’un bombardement d’électrons sur l’écran de ma peau.

— Souhaitez-vous la mort ?

— Je n’aspire qu’à cette fin.

Dans ses yeux, il y avait un peu de la douceur de Tina. Mais j’avais été frappé par tant de drames que mon insensibilité triompha. Je me saisis du revolser et réglai la puissance au maximum. En commettant ce dernier meurtre, j’irais jusqu’au bout de ma logique. Auparavant, il fallait que je sache.

— Madge a menti : c’est à cause de vous que Bill Rotcow s’est suicidé, après l’avoir saignée comme un goret…

— Il voulait aussi assassiner Tina. Les fidèles l’ont neutralisé. Bill ne pouvait admettre son échec à mon sujet. Il voyait en moi la synthèse absolue de l’homme, son lendemain. Je ne suis que son passé. Délivrez-moi, Fletcher, je vous en supplie !

Je tirai.

Un flot d’images m’assaillit en rafales. La mémoire numérique de la Timovie se vidait de millions de vies par cette blessure. Une hémorragie de souvenirs fades. Le sang tiédasse de l’humanité s’écoulait en spasmes par son aorte audiovisuelle, tranchée à mort par ce sacrifice. Demain, les écrans seraient enfin vides.