Profil grec après l’incendie du Panthéon
Jean Baptiste Dispaw, qu’une ambition dans la vie : se montrer à ses contemporains, plaire. Malheureusement, aucune aptitude en ce domaine. De taille mesurée, ni chétif ni athlétique, silhouette qui n’attirait pas l’attention ; pas plus que le visage. L’élocution claire, mais la voix pas d’intérêt. Le discours si anodin que le plus complaisant de ses auditeurs se détourne, bâille. En matière d’habillement, timide ; des tenues invisibles. Passe, l’autre passant ne le voit pas, ne l’a pas vu, ne le verra pas. Bref, Jean Baptiste, pas les qualités requises pour assouvir ses ambitions ; sauf qu’était convaincu de ce défaut. Le contraire d’une aide.
Difficile d’affirmer, que j’affirme que ce fut ce type, ce genre de certitude qui l’entraîna, très tôt, à laisser s’épanouir, à se laisser dominer par ce tempérament dont la flaccidité déterminait son apparence floue, au détriment d’autres aptitudes innées, ou si ce fut justement cette absence de caractère – pris congé de lui-même – qui le contraignit à s’appuyer sur les acquis de l’éducation sans jamais apparaître sous son vrai jour. Pourtant qui l’avait éduqué ? Se le demandait parfois. Certainement pas lui. Alors qui d’autre ? Ce n’étaient pas les réponses qui abondaient : des parents, aucun souvenir, pas de nourrice non plus, ni de mémoire incarnée à propos d’un oncle. Sans doute personne, cause de sa quasi-inexistence.
Nul ne l’invitait jamais. Ses succès féminins, z’avaient la limite des amours vénales dans la mesure où son argent, son goût obsessionnel de l’argent lui tenait lieu de personnalité. Son métier ne le prédisposait pas à l’identification. Etait intermédiaire chez un coulissier.
Alors, ça va !
Prit conscience un jour, à la fois de son désir qu’on… qu’on… qu’on le remarque, à la fois de son incapacité à ce qu’on le remarquât.
Jean Baptiste, nul en travaux pratiques, p’p’p’pas singulier du tout, possédait à fond la théorie sur le lavage de cervelle, le fin du fin en matière de lessive du caractère. D’après lui, si personne ne le remarquait, ce n’était pas à cause de son identité spécifique, mais bien plutôt parce que le long travail de sa volonté l’avait amené à devenir incapable d’être soi. Absolument vide d’imagination dans ce domaine. Le temps était venu d’en profiter.
Pour les autres, représentait presque rien à l’origine, mais c’était déjà quelque chose à ses yeux. Alors, avait pensé attirer les regards par son absence de personnalité. Escomptait en tirer quelques bénéfices, sinon un accroissement de lui-même. N’avait jamais douté, non, pas douté un instant à aucun moment de sa vie, qu’un individu est tel que ses semblables le définissent. C’est pour cette raison qu’on le paye. La farce, c’est que personne ne s’était désormais intéressé à lui depuis cette découverte, ce qui ne faisait pas son affaire.
Etait devenu moins que rien. C’est-à-dire un peu plus que tout le monde. Fallait bien qu’un jour la réalité s’en inquiétât, sinon c’était lui qui ne s’inquiéterait plus de la réalité.
Ce conflit aurait pu aboutir à sa destruction. Engendra au contraire sa détermination. On… on… on ne l’apercevait pas, ne se ferait pas voir. On l’ignorerait si fortement à force de passer inaperçu, pas inaperçu, inaperçu, mais franchement inaperçu, qu’un jour quelqu’un remarquerait, pas lui, mais son absence.
Comment, quoi quoi faire ? À part que pour mener à bien son projet, fallait pas rester chez soi mais s’exposer en un lieu public. Ça qu’est redoutable.
Pour le choix, oui, pourquoi pas se heurter au problème du choix ? D’abord pensé aux halls de gares, aux aéroports, à la poste centrale, à quelques grands magasins, à des banques. Ça n’allait pas les lieux de passage ; déjà que les gens ne se regardaient pas entre eux quand y se voyaient ! À plus forte raison, Jean Baptiste avec sa qualité de pas vu leur échappait ! La foule c’est un milieu dont les molécules sont identiques. À l’exemple de l’eau, facile pour la métaphore : symbole de l’invisible, de l’insipide, de l’inodore. Dans ce milieu, nulle goutte n’y voit goutte. Les cinémas, les théâtres, les cabarets, là tout le monde roupille dans l’ombre et va soiffer aux entractes. Y’a aucune chance d’y communiquer.
En fait, quoi de mieux que les cafés ? Voilà des lieux de passage qui sont des points de rencontre ; où l’occupation des gens n’est que de boire en l’occurrence ; on rêvasse, bon laxatif pour la tête, assez laxiste pour relâcher la constipation mentale, donc se tuyauter à propos des autres quand on est vide de soi.
Fréquenta d’abord durant quelques semaines Le Bistrot des halles, croyant s’en faire jeter. De l’exclusion considérée comme un début de reconnaissance. Ouah ! imaginatifs et pas tolérants, les adolescents dans ce quartier tout frais. Z’avaient la jeunesse pour eux, celle qui n’a de passion que pour bibi lolo ; son énergie est, plutôt qu’une force, une sorte de pôle négatif du sentiment de survivre à ce qui l’a précédé. Un genre de magnétisme à rebours qui lui colle le monde à la peau. Les jeunes du coin consacraient leurs efforts à chasser ces particules, ces miettes de passé qui leur font des franges dégoûtantes, hérissées, pratiquement des épines, autour de ce qu’y considèrent comme leur corps qui n’a pas l’âge d’être barbillonné. Injuste, pas vrai, la société, merde ! C’était une erreur de Jean Baptiste. Y en avait pas un pour le cracher. Comment vouloir se débarrasser de ce qu’on ne remarque pas ?
Se lassa après quelques jours de patiente interrogation devant une table vide, c’est à peine si les piétonistes de la rue ne le traversaient pas. Ça ratait jamais : midi, deux heures et de cinq heures vingt jusqu’à la fermeture du Bistrot, pas une touche. Son départ ne fit pas plus de bruit qu’un coulis d’air sur une toile cirée.
Pas la peine de se poser plus longtemps ce même sacré lapin à La Promenade de Vénus, puis à La Coupole. Faute de trouver mieux, s’arrêta au Café du Panthéon.
Là aussi, personne ne le remarqua, mais avec beaucoup plus de discrétion : pas en affectant de le regarder sans le voir, mais en ne le voyant pas sans le regarder.
Semaine après semaine, Dispaw persista. Une belle obstination. Occupant la même table à heures fixes. Un guéridon. Avec dessus de marbre ? Quoi ça en être marbre ? N’en subsistait pas la moindre veine ! Et un pied de fonte. Vous avez dit pied de fonte ? Par chance, les serveurs et les garçons limitèrent sa disparition à son environnement proche, sinon, aujourd’hui, par effet tache d’huile, le bistrot entier serait liquidé. S’attachant surtout à vérifier son anonymat, Jean Baptiste ne remarquait pas qu’on… qu’on le voyait de moins en moins. L’était déjà trop tard quand vint sa réaction. Non seulement n’existait plus aux yeux des autres, mais z’avait acquis une fâcheuse manie de communiquer son invisibilité aux plus proches parages.
Des plus malins que lui auraient fait semblant de ne pas s’en apercevoir ; peut-être auraient-y réussi à rétablir un certain équilibre. Mais là, niet ! Dès que Dispaw s’asseyait, la table dispawraissait. Même à ses propres yeux. Car le phénomène avait tendance à s’étendre à ses vêtements, puis à ses mains, à son visage enfin. En se levant un jour, fit la vaine tentative de saisir son reflet dans la glace. Rien. S’en attrista pas, au contraire, commença à jubiler.
Jean Baptiste, têtu, crut bon de persister dans son attitude. Rubis sur l’ongle, aurait parié qu’ça entraînerait son ostensible retour. Pensait qu’un tel trou dans le décor finirait par se voir. On le remarquerait d’abord en tant que trou, puis la la itou, le boucherait par sa présence. Un bouche-trou, ça finit par occuper beaucoup plus de place dans l’esprit des gens qu’un trou tout court. Sa patience était inébranlable.
L’avait pas tort, ce qui n’est pas l’habitude des absents. Faut pas croire en effet qu’un tel défaut dans le continuum peut rester longtemps inaperçu. À travers le cosmos, des tas de créatures sont à l’affût de ce genre d’anomalie pour les exploiter rapide. Je ne connais pas ceux qui le firent initialement. C’en sont peut-être d’autres que je ne soupçonne pas ; je ne leur ai jamais été présenté et, croyez-moi, j’en ai pas plus envie aujourd’hui qu’hier vu le type des types. Parce qu’une telle forme de trou, ça peut servir à des tas de choses. N’y a pas que les bobines de fils à chercher des chas d’aiguille pour passer de l’autre côté. Une sacrée clientèle. Ceux que je pressentis faire le siège de Jean Baptiste appartenaient à la catégorie des professionnels ; qui trouvaient l’affaire bien juteuse parce que, de ce côté de la galaxie, ça manquait terriblement de passage à vide. Qu’est-ce que vous voulez, ce n’est pas de la faute des Terriens, mais y sont un peu trop pâteux pour être au net.
Nyarlathotep se nommait le négociateur. Je peux vous promettre que l’individu en question n’avait jamais mis les pieds au Café du Panthéon. Eh bien ! pour un néophyte, ne se trompa pas, trompapa, trompapa, du premier coup celui-là commanda un « welsch rarebit », le meilleur plat du bistrot. C’est ça les professionnels. Moi, j’étais pas là non plus en touriste. Pourquoi je me permets de vous raconter l’affaire dans le détail.
Pour l’instant, de Jean Baptiste Dispaw, plus question. Mais ce dernier ne m’avait pas échappé. Moi j’ai pas d’yeux ; donc aucune chance de ne pas le voir. Ce qui m’avait permis de l’observer mieux que quiconque ne l’avait fait jusque-là. Jouait parfaitement les inutilités. Ce qui m’avait plu chez lui.
Nyarlathotep se présenta la gueule enfarinée, fonça droit sur l’absence de Dispaw, lui tendit la main et s’assit à sa table.
— Vous permettez ?
Jean Baptiste s’y attendait vraiment pas. Remarquez, le choc aurait fait avaler son dentier à n’importe qui d’anormalement constitué. Lui redonna une apparence.
Le garçon qui passait à la terrasse demanda.
— Et pour ces messieurs, ce sera ?
— Deux grands chablis.
Ahuri, Dispaw fit la moue.
— Vous savez, leur 86 est excellent, viennent de le recevoir de chez Leuquin.
— Non, ce n’est pas ça, mais je croyais…
— Que je ne vous avais pas remarqué. Eh ! bien, mon vieux, vous êtes modeste. Vous savez très bien que vous y avez mis le paquet. Faut pas craindre de toucher les royalties maintenant.
Si j’ai pas d’yeux, j’ai l’oreille fine. Enfin, s’agit pas exactement d’ça. Mais je vous décrirai ma tronche plus tard, si j’ai du temps devant moi.
La conversation qui suit, je vous la garantis. Dispaw s’inquiéta de l’allusion financière.
— À propos de quoi ?
— Vous avez fait patiemment votre trou, maintenant y’a des amateurs. Ma liste des passagers est close jusqu’en 87.
— Quels passagers ?
— Tous ceux qui ont quitté la Terre pour une raison quelconque et qui ne veulent plus être tricards.
— Admettons que je comprenne de quoi vous parlez. Qu’est-ce que je dois faire et combien je touche ?
— Un pourcentage sur le passage, variable selon la qualité des voyageurs. Pour vos débuts, ça va chercher gros. J’ai une cargaison de Grands Anciens qui s’apprêtent à rempiler. Toute une bande de petits dieux des origines, partis sur un coup de déception, et qui veulent revenir profiter du paradis perdu. On ne rencontre pas souvent d’aussi belle poire que l’homme dans la galaxie.
— Et pourquoi ne reviennent pas en usant de leurs pratiques divines ?
— En raison d’un fait nouveau : la pollution. C’est là que ça coince pour les purs esprits. Surtout à cause du matelas d’ozone dans les hautes couches de l’ionosphère qui neutralise toute tentative de pénétration.
— Mais je n’ai rien à faire dans l’ionosphère.
— Grâce à votre discrétion absolue, puis votre obstination, vous avez creuvé un trou dans le continuum par où il est possible de transiter sans danger.
— Qui les empêche de s’y précipiter ?
— Tant que vous n’offrirez pas de porte de sortie, vous ne serez pas opérationnel. Voilà pourquoi votre accord est nécessaire. Si vous suivez mes instructions, vous deviendrez irremplaçable.
Là, c’était une erreur psychologique. Mais Nyarlathotep, je l’ai appris à cette occasion, cherche trop à séduire ses correspondants. Dans le passé, c’était la coutume de flatter la clientèle. Ça marchait même très bien, en alternant avec les coups de terreur cosmique, on entretenait une religion bien tempérée. Aujourd’hui, avec le vide métaphysique qui s’est em-em-emparé des esprits, le moindre compliment entraîne les gens à l’identification mystique.
— En somme, je serai le sauveur des dieux ?
— Faut pas pousser, vous serez l’auxiliaire de la foi.
— Et quel sera le denier du culte ?
Nyarlathotep se pencha si près de son oreille que je n’entendis pas le chiffre. Vu l’aura émise par Dispaw, y dépassait toutes ses estimations.
— On commence quand ?
— Demain, même heure. Yog Sothoth est impatient de vous connaître. Reste un petit problème à résoudre. À l’instant où le Grand Ancien empruntera votre trou, faut que les Terriens vous remarquent, sinon, l’entité ne pourrait pas surgir à la sauvette.
Cette exigence plongea Jean Baptiste dans la stupeur.
— Ne vous inquiétez pas, ajouta Nyarlathotep, je serai là pour vous aider, ça marchera.
En tant que concurrent pour l’exploitation de Dispaw, j’aurais dû jaloux. Pas pourquoi, m’était indifférent. Même ça m’a-m’a-m’amusait. Un pressentiment subliminal.
Vous pensez bien que je ne ratai pas la rencontre. Dispaw n’apparut pas à l’heure exacte, comme d’habitude. C’était bon signe, se trouvait là. Personne ne le remarquait mieux que moi. Nyarlathotep, à la suite de je ne sais quelle combine, s’était déguisé en garçon de café. Attendait derrière les vitres. Son profil assyrien tranchait sur l’ensemble de la faune locale. Consultait son indicateur astrologique avec anxiété. Moi j’aurais pas risqué un tel transfert sans préparation. Faut croire que cet intermédiaire-né avait confiance en son ciel.
Qui se couvrit pourtant : une petite bruine vida progressivement la terrasse de ses consommateurs. Jean Baptiste, fidèle au poste, vit s’étendre son champ de disparition aux plus proches tables. Sans pusillanimité excessive, je reculai d’autant. Car, si je suis discret à un point qu’on peut imaginer, invisible et non voyant, je n’ai pas l’intention de me faire escamoter de surcroît par la contamination d’un trou, même d’envergure cosmique.
Quand les configurations lui semblèrent synchrones, Nyalathotep se précipita sur sa cible, un plateau chargé d’un verre de chablis à la main. Dispaw s’en saisit. Ne se passa rien.
Aujourd’hui, j’ai l’explication : sur ces lieux désertés par la clientèle, l’homme qui avait creusé un trou dans le continuum à force de ne pas se faire remarquer ne pouvait pas réapparaître faute d’une force d’appel suffisante. Contrairement à la première fois, le regard d’un seul être, même celui d’un ancien dieu puissamment entraîné à cette stratégie, ne suffisait pas à rétablir la norme. Quant à moi (pas humain du tout entre parenthèses) je n’en détenais ni l’envie ni les moyens physiques. Le résultat fut catastrophique. Yog Sothoth, qui s’était enfourné sans précautions dans le passage à vide, s’écrasa dans le cul-de-sac avec une violence pétrifiante.
Mais je ne m’at-m’at-m’attardai pas à la contemplation du résultat. Mon unique souci : la santé de Dispaw. Je me précipitai, enfin, si on peut appeler ça comme ça. N’était qu’évanoui, au sens réel du terme. C’est dire qu’était encore là. J’hésitai pas pour l’investir. Drôle d’occupation. Sans doute deviné qu’mon origine n’est pas commune. Est extra. Scrupule à le dire, on pourrait m’appeler pur esprit. Voilà pourquoi j’ai pas d’yeux. Rien que des bonnes vibrations.
Quand on pénètre dans un vivant, la secousse est très dure. Pour les deux. L’important c’est d’éviter sa propre perte de conscience, pendant que l’autre se réveille sous le choc. Sinon, c’est cuit cuit, on s’envole. Ensuite, l’équilibre est instable tant que l’accord ne s’est pas produit. Dispaw, sentant ses neurones chatouillés par une présence étrangère, demanda timidement :
— Yog Sothoth ?
De l’intérieur, je susurrai :
— Non, voyez plus loin.
Je centrai notre regard commun sur le trottoir de la rue Soufflot. Désormais, face au Panthéon, trônait une merveilleuse statue de (l’île de) Pâques, œuvre unique de fraîcheur et de beauté, avec son engobe primitif et ses yeux de lapis-lazuli. Son mystère irradiait à travers la brume.
Tout juste si je ne vis pas un point d’interrogation se former dans l’esprit de mon hôte, qui se défit naturellement à mesure que je lui soufflai la réponse : sous les énormes pressions qu’il avait subies, le corps du Grand Ancien s’était imprimé en relief dans l’espace-temps. Dispaw me comprenait, nos vibrations se complétaient.
— Qui êtes-vous ?
Maintenant que j’avais un esprit, des tas d’hypothèses à ce sujet me venaient à l’…
Impossible à faire avaler. Néanmoins, bien que je n’existasse pas l’instant d’avant, j’étais à l’état de projet depuis fort longtemps.
Je pensais, donc je suivais…
Comment l’expliquer ?
Dans le cosmos, quoique diluées, les molécules se frottent au hasard des circonstances. Quelquefois, s’agglutinent et finissent par constituer un semblant de quelque chose, pas encore quelqu’un. De la même manière, y’a des tas d’idées qui surgissent et qui ne trouvent personne pour les matérialiser au bon moment. Suffit d’un peu de chance pour que le phénomène se réalise. L’absence de Dispaw, par exemple, à la manière d’un trou noir où se courbent l’espace et le temps, formait un pôle d’attraction d’premier choix, à partir duq-duq-duquel une idée de mon genre parvient à se concrétiser.
À force de frustrations, l’imagination ne me manquait pas, je m’inventai aussitôt un passé qui prit forme.
— Personnellement, j’suis expert temporel, un métier harassant. Avec tout le temps qui passe, pas question de flâner une seconde. J’ai déjà usé un sacré chrono en ta compagnie. Je suis en train de vérifier si tu ne produis pas une faille dans la durée qui soit exploitable. Je travaille pour une grande firme de nettoyage. Peut-être ne saisis-tu pas le rapport ? Pourtant bien simple : parfois ton genre de trou affecte utilement la structure du temps. Ça provoque des petits déficits dans le calendrier qui permettent de blanchir quelques jours, des semaines parfois. Suffit d’introduire au bon moment le linge à nettoyer ou à laver pour qu’y ressorte aussi propre et repassé qu’à l’origine. Bien sûr, tout n’est pas aussi aisé que je le dis ; mais ma boîte, la Clean, a les techniciens et le matériel nécessaires pour obtenir la meilleure régulation possible. Qu’est-ce tu veux, tant qu’on aura pas inventé le temps de synthèse, faudra toujours bricoler avec ses défauts naturels. Jusqu’à présent, les heures ont filé avec une régularité de métronome. Heureusement, comme je travaille au compteur, j’en suis pas pour mes frais.
— Et Nyarlathotep, qu’en avez-vous fait ?
— Ces intermédiaires trouvent leur salut dans la fuite, quand leur coup est raté.
— Ça m’intéresse de savoir où.
— Impossible de te répondre. Pas que je dédaigne les faits divers mystérieux en général, mais j’ai été professionnellement saturé de triangle des Bermudes et de champs d’atterrissage pour ovni au Pérou par des indicateurs à la petite semaine.
Réponse transposée à partir de ses incertitudes. Le courant passait entre nous, je lui plaisais. Ce qui ne l’empêcha pas de me poser la question de confiance :
— Et vous, qu’est-ce que vous faites chez moi ?
— Pas encore compris ! J’ai l’intention de te dédommager. La récupération d’un Grand Ancien dégage de fortes primes. Si tu ne t’y étais pas opposé, Cthulhu, Zariathnamik, R’Lyeh et les autres se seraient précipités à la suite de Yog Sothoth. La Clean aurait perdu une grosse clientèle, car la compagnie nettoie même les Dieux sur commande.
— Je ne vois pas le rapport.
— Bien simple pourtant : les humains sont si avides de servir les dieux qu’ils auraient briqué Yog Sothoth de la racine des cheveux jusqu’aux marches du temple.
Jean Baptiste examina le Panthéon d’un air dubitatif.
— Vous me semblez bien mal renseigné pour un expert. Envoyez donc la somme à mon compte en banque et fichez le camp de mon cerveau.
Maintenant que j’existais, je n’avais pas l’intention de disparaître aussi rapidement.
— Y a une contrepartie spirituelle, associative à l’aspect financier de la récompense. Tu as remarqué qu’on ne te remarquait toujours pas. Eh bien, je suis là pour y remédier.
En effet, la foule des badauds soudain rassemblée autour de la concrétisation du Grand Ancien refluait vers la terrasse. Après la pluie, le beau temps. Une éclaircie les incitait à s’y asseoir. Comme par hasard sur Jean Baptiste Dispaw qui se trouvait aux premières loges. Je réagis vivement et les deux imbéciles qui allaient poser leur postérieur sur (pourquoi pas le dire) mes genoux, se trouvèrent propulsés en avant sans avoir le temps de faire ouf.
Tilt ! Car je gambergeais à toute vitesse depuis que je m’étais incarné pour découvrir une application de mon baratin sur la Clean, qui n’avait jamais été fondée avant que je l’invente, bien entendu. C’était indispensable d’obtenir illico l’adhésion de mon partenaire, sans quoi je risquais de retourner rapidement à mon néant, hypothèse pas drôle pour une association d’idées. J’imaginai, par exemple, qu’en ne disant pas « ouf », alors qu’on en avait l’intention, on gagnait nécessairement ce temps. J’évoquai l’hypothèse de l’utiliser à autre chose. Mais je n’eus pas l’occasion d’exploiter ma trouvaille. D’autres que moi étaient déjà sur le coup.
Je l’ai déjà signalé, mais Jean Baptiste possédait un grave défaut qui me fait défaut : l’avidité. Ne l’oubliez en aucune occasion.
Ceux-là mêmes qui venaient d’être éjectés par mes soins se retournèrent et présentèrent leurs compliments à Dispaw. Qui venait en effet de réapparaître aux yeux du monde, tirant la langue comme une moule d’eau excitée par une paramécie, et qui les accepta. C’était la première fois que je voyais son/mon apparence physique. Pas déçu. Les deux hommes se désignèrent à l’unisson :
— Dolnar et Gorrge.
Et tendirent, l’un la main gauche, l’autre la droite, ce qui nous permit de les serrer réciproquement.
— Maintenant que Nyarlathotep s’est enfui, nous avons une affaire beaucoup plus juteuse à vous proposer.
— Tous les risques sont pour vous.
— Cette fois, s’agit de transporter du matériel par votre intermédiaire. Nous disposons d’un assez gros stock de « nourriture » sur une planète éloignée et nous voudrions la faire transiter sur Terre pour la vendre. Ici, y’a des amateurs à foison.
En se penchant à l’oreille de Jean Baptiste, lui chuchotèrent un prix. Cette fois, j’entendis. Je laissai mon hôte sursauter de bonheur. Moi, l’argent m’intéresse pas, je vous l’ai dit, je suis un pur esprit. Mon verre de vin, c’est les idées. Et celle-là ne me plaisait pas. Trop mesquine. J’examinai les deux hommes : l’un au visage long et osseux, l’autre plus rondelet avec des lunettes à monture de corne. Leur silhouette n’était pas rassurante. Malheureusement, pour l’instant, je n’avais pas la force de m’exprimer, mon vocabulaire était encore incertain, vous l’avez sans doute constaté, et, malgré tous les efforts que je faisais pour rattraper mon retard en puisant à la source du langage, Dispaw tenait toujours la barre, malgré sa faiblesse native à apparaître.
— Bon, c’est d’accord. Quand commençons-nous ?
— Tout de suite, si vous voulez, mais pas ici, on pourrait nous voir. Faut absolument que notre trafic soit clandestin si nous voulons maintenir très haut la barre des prix.
Mon hôte allait répliquer, je mis le maximum de pression pour l’empêcher de le faire. Ce qui entraîna chez lui un spasme gastrique.
— O.K., acquiesça Dolnar en nous clignant de l’œil.
Sautèrent dans une Land Rover et nous conduisirent vers un vieil entrepôt en brique. Quand nous descendîmes, j’étais sérieusement secoué, au bord du malaise. Sans doute parce que je n’avais pas l’habitude de vivre au sein d’un organisme, et que cet organisme se rebellait. La crise du hoquet ne cessait de s’amplifier, soumettant notre corps commun à de rudes soubresauts. Impossible de vérifier scientifiquement si Dispaw était visible ou non puisque les murs ne dispensaient aucun reflet. Mon diagnostic sujet à caution pour pratique insuffisante du réel. Dolnar et Gorrge semblaient si occupés à monter leur matériel qu’y ne prêtaient plus attention à nous. Je m’attendais à un sérieux échec, c’est-à-dire à leur réussite.
Leur transmetteur spatial n’était en somme qu’un minable infundibulum à polarisation, clignotant de ses mille feux comme un vieil astronef des années 50. Dès que les oscillateurs à quartz z’aient été réglés sur une certaine planète Meldge, je m’attendis à un vacarme formidable après la mise en marche de l’installation. À l’avantage du bricolo, on peut dire que son fonctionnement était silencieux. Aussitôt, les deux escrocs se tournèrent vers Jean Baptiste en qui se concrétisaient leurs espoirs de fortune. Leurs regards hésitèrent avant de nous découvrir dans les replis du continuum, puis parvinrent à nous en arracher.
L’expérience précédente venait de me l’apprendre : lorsque Dispaw devenait invisible, l’embouchure du trou formé dans l’espace-temps s’amorçait toujours, mais conduisait à un cul-de-sac. Au contraire, le passage était viable à chacune de ses appawritions.
Au commencement, je crus que le transfert de matière ne se produirait pas. Tout juste si je perçus un accroissement de notre malaise au niveau de l’estomac. Entraînant bientôt un nouveau hoquet chez Jean Baptiste. Une bouffée de fumée s’échappa de nos lèvres. Puis un nuage de poussière. Je ne voyais plus le bout de notre nez. Un dernier hoquet nous avait fait disparaître.
— Au secours ! j’étouffe.
En effet, z’asphyxions. À peine en vie, je me préparais à mourir de surnutrition. Des tonnes d’aliment inconnu se stockaient dans notre système digestif. Z’exploserions dans quelques instants si ces deux imbéciles ne se décidaient pas à agir dans les plus brefs délais, en facilitant notre accès à la visibilité. Un genre d’exercice auquel Dolnar et Gorrge n’étaient pas préparés. Avertis par je ne sais quel mystérieux canal quant à ses effets sur l’environnement, ni l’un ni l’autre n’avaient analysé les causes du phénomène Dispaw. Rien compris sur le rapport absence de personnalité/masse qui provoquait la disparition d’un individu de son type lorsque ses contemporains ne le remarquaient plus. Ni sur la distorsion spatio-temporelle qui s’ensuivait. Ce n’étaient que des passeurs à la sauvette incapables de maîtriser une situation qui les dépassait. Leur misérable association ne pouvait fournir l’intensité d’observation nécessaire à la réapparition de Dispaw. Nyarlathotep lui-même avait subi un échec à la terrasse du café. De surcroît, aucun d’entre eux ne faisait partie de l’élite intellectuelle. Les deux combinards semblaient confondus par le drame qui se jouait.
Je fonctionnai à plein régime, ne serait-ce que pour évacuer le trop-plein d’énergie obtenu à partir de cet aliment inconnu. En somme, Dispaw et moi lui servions d’emballage.
Un brusque hoquet et nous nous retrouvâmes au-dessus d’un petit tas de matière grise. Bien, nous siphonions sans dommage la nourriture depuis Meldge, mais, dès que les deux compères ne nous remarquaient plus, l’abominable manne céleste nous engorgeait. Nous n’offrions un débouché à leur camelote qu’à l’occasion du dernier spasme et en attendant le prochain. Tel un va-et-vient commandant une minuterie. Comment retourner la situation ?
Jean Baptiste ne put retenir bien longtemps son diaphragme contracté. À nouveau nous courions vers l’indigestion.
— Faut arrêter ça ! hurlai-je en nous-mêmes.
— C’est de votre faute ! C’est vous qui provoquez le déséquilibre.
— Hypothèse sans fondement, je n’existe pas.
Au bord de l’asphyxie, Jean Baptiste éructa une énorme bouffée de poussière qui nous rendit visibles à Dolnar et Gorrge. Une seconde fois, nous nous délivrâmes de notre stock. J’eus une illumination.
— Voilà le mode d’emploi : pour te montrer, jette-leur de la poudre aux yeux.
— Vous ne vous en tirerez pas avec des pirouettes. Sortez ou j’appelle la police !
À peine cette dérisoire menace formulée, un nouveau hoquet le secoua. Notre ventre ballonna encore plus promptement que tout à l’heure, tandis que les deux compères affolés cherchaient à débrancher leur infundibulum à polarisation. Jamais je n’aurais cru qu’il fût aussi désagréable de s’incarner. Je me jurai, si j’en réchappais, d’être un piètre gastronome afin d’éviter les inconvénients de la digestion. Ce serment ne nous empêcha pas de gonfler, de gonfler au point de sentir la peau se tendre à craquer autour du nombril.
Dispaw eut un spasme salvateur qui nous révéla. Cette fois, nous étions assis sur une véritable petite colline d’aliments qui croissait sous nos fesses.
Ce qui ne calma pas mes craintes. Tandis que nous nous vidions de cette sale nourriture importée, mon angoisse croissait à une puissance exponentielle. S’développait chez moi sans contrôle, m’entraînant de la frayeur à l’effroi, puis de la terreur à l’épouvante. Je n’avais rien d’un humain éduqué depuis l’enfance à se préparer au stress de la mort.
— Merci, c’est fini, dit simplement Jean Baptiste.
Ma p’p’p’peur avait vaincu le hoquet. Au bon moment si j’en jugeai au regard déconfit des deux trafiquants dont nous bouchions la vue malgré leur soif d’estimer la quantité d’aliment importée et les bénéfices qui s’ensuivraient. Ces deux crétins espéraient bientôt baigner dans le nirvana. J’en connaissais tous les détours puisque j’en venais ; et croyez-moi, le néant c’est plutôt monotone, mais j’allais pas leur dire.
Leur euphorie ne dura pas longtemps. Une demi-heure plus tard en effet, la couche de poussière grise approchait du plafond, tandis que Dolnar et Gorrge pelletaient comme des fous vers le sol du hangar pour retrouver leur infundibulum et stopper le pipatial. Le transfert cessa enfin.
— Vous entendez ? demanda Dispaw.
— Ce carillon de cathédrale ?
— C’est la police.
— Tu l’invoquais tout à l’heure, la voilà qui vient te délivrer.
— Aidez-moi plutôt à m’évader. Si vous me faisiez la courte échelle ? Nous risquons gros en flagrant délit de contrebande.
Nous jetâmes un coup d’œil concomitant vers la verrière qui couronnait le toit. Le moyen de faire autrement ? Décidément, mon hôte ne m’admettait toujours pas comme partie intégrante de lui-même. Je haussai les épaules. Lui aussi par la même occasion.
— Tout ce que je peux faire pour grandir.
Nous fûmes sauvés par cette situation sans issue par l’intervention de la brigade aéroportée qui, brisant la verrière, s’abattit autour de nous, provoquant un ultime hoquet salvateur. Nous dispawrûmes.
Braquant leur désintégrateur vers l’endroit où avaient foui Dolnar et Gorrge, fuyant désormais en éventail, les cognes liquidèrent une portion d’aliment en même temps que l’infundibulum à polarisation.
— Cette fois, on vous tient. Trafic de tangreese, ça va vous coûter le maximum. Depuis le temps que vous salopez le cosmos avec cette cochonnerie de poudre alimentaire !
— Mais ce sont les Meldgiens qui nous obligent, leur planète est invivable depuis que leur unité de production est bloquée !
— Si vous ne leur aviez pas vendue ! Vous êtes condamnés par contumace à vingt ans de torture romanesque. Et je connais l’écrivain qui vous est affecté. Une imagination débordante. Vous n’avez pas fini d’en voir de toutes les couleurs. Allez, suivez-moi ! Et vous, brûlez ce qui reste du stock. Je n’en veux plus une trace quand je reviendrai.
Je les vis partir avec un certain regret. Désormais, Dispaw et moi étions condamnés l’un à l’autre, et leur peine me semblait légère à côté de la mienne. Au moins, les deux escrocs n’avaient plus à se préoccuper de leur avenir alors que je devais l’inventer. Beaucoup de pain sur la planche, vu mon hôte.
Terrassé par la perte de sa fortune, ce dernier venait de s’effondrer dans le tangreese, laissant couler la poudre entre ses doigts transparents. Tandis que les cognes attaquaient notre montagne au désintégrateur.
Je n’étais pas encore tellement en phase avec son système de réflexion, aussi osai-je une question.
— Pourquoi ce goût du lucre ?
Dispaw ne se l’était pas posée non plus.
— Avec l’argent, on peut…
Ce qui se traduisit par un feu d’artifice de désirs inassouvis, totalement puisés à la source d’un subconscient auquel personne n’avait jamais eu accès. J’avoue n’avoir jamais formulé de tels…, mais la faute ne m’en m’en m’en incombait pas. Tant qu’on est lacune, on souhaite d’abord la combler, on ne réfléchit pas à toutes les conséquences de l’engagement.
— Oui, on peut.
— Je signe le contrat avec la Clean.
— Trop tard, jamais ma compagnie n’acceptera de t’utiliser depuis que tu t’es vendu à la concurrence, tu es coulé.
— Bon, alors, laissez-moi tranquille. Effacez-vous de mon cerveau ! Je n’ai plus besoin de votre assistance technique.
— C’est hors de question, le contrat unilatéral ne prévoit aucun recours à la clause de conscience.
La torche à néant s’approchait dangereusement de nous sans entraîner la moindre réaction de Jean Baptiste. Sûr, cet abruti attendait la mort.
— Peut-être pourrais-tu te recycler dans l’enseignement. N’existe pas encore de formation spécialisée dans l’art de créer des trous dans le continuum.
— Si non e vero, e bene trovato, mais je suis tout à fait inculte en la matière.
Ce dernier mot suggéra l’idée qui germa aussi vite que ma réponse. Puisque Dispaw voulait mourir, autant que ça serve à quelque chose, surtout à moi qui existais si difficilement ; autant donc le sacrifier sur la table des matières. Sous le coup de l’inspiration, je nous poussai tous les deux insensiblement vers le désintégrateur sans le lui laisser voir, tant ses pensées l’absorbaient. Bien entendu, le servant ignorait notre manœuvre, puisque nous restions invisibles.
Je ne sais pas si vous avez jamais vu une torche à néant s’enfourner dans un passage à vide. Moi non plus jusqu’à ce jour. Vous dire ce qui se produisit exactement sur le plan physique était, est demeuré au-delà du plan de mes compétences. N’empêche que j’avais eu un sacré flair de rester sur le pourtour des pensées de Jean Baptiste. La balle de ping-pong de son cerveau, à la surface de laquelle je papillonnais depuis le début de notre rencontré, s’ouvrit telle une cosse de fruit mûr et se referma à nouveau sur elle-même. Désormais, j’étais à l’intérieur, Dispaw flottait à la périphérie. Un changement complet de direction.
N’eus que le temps de me reculer, une cascade d’objets hétéroclites s’abattit dans le hangar de l’usine, écrasant la plupart des cognes qui s’y trouvaient.
Sauf un qui me braqua avec son fuser.
Sans doute avais-je réapparu. Moi, on me remarquait.
— C’est vous la cause de toute cette catastrophe. Allez, passez devant, rejoindre vos acolytes. Heureusement que les peines secondaires ne sont pas abolies.
Jamais je n’avais senti le canon d’une arme dans le dos. C’était bon la réalité ! J’en pleurai de bonheur. Dispaw me souffla à l’oreille :
— Imbécile, ne vous laissez pas embarquer. Je parie qu’ce matériel en transit provient des confins de la galaxie. Y’en a pour une fortune ici !
— Tu as mis en plein dans le mille, Jean Baptiste. Malheureusement, la Clean ne fait pas d’affaires louches. Occupons-nous d’abord des frais de douane.
Sur cette réponse, je fermai mes écoutilles aux piaillements de Dispaw qui gigotait sur mon parenchyme. C’est vrai, quand on est immigré, mieux vaut ne pas faire des vagues sitôt arrivé ; surtout quand la vie paraît si belle.
Sans doute n’avez-vous pas eu la chance, comme moi, de marcher pour la première fois, non comme un bébé larvaire lors de son pas initial, je veux dire en pleine conscience de son acte. Met un pied devant l’autre et recommencer semble alors tout un art pour le néophyte. Le contrôle des tendons et des muscles des cuisses, de la jambe et du pied, la mise au point de la démarche, le maintien de l’allure, procuraient des joies inestimables au pur esprit que j’étais. J’appréciais l’incarnation à la manière d’un dieu rustique, ignorant de ses propres mythes. J’en profitai au maximum, inattentif aux odeurs, aux visions qui risquaient de m’oxyder salement l’esprit.
Ce fut à cause de mon ignorance que je ne parvins pas à conserver mon euphorie.
— Noms et prénoms, adresse, profession, situation de famille ?
— Jean Ba-Ba-Baptiste Dispaw, répondis-je instinctivement.
Le commissaire tapotait de son index le verre opaque de son bureau.
— Et puis, la suite, j’attends.
Désespérément, je cherchai à contacter qui vous savez ; ce dernier refusa de répondre.
— Un individu n’a besoin de rien d’autre que d’être pour exister, dis-je très dignement.
— Pas en apparaissant dans des conditions louches. Tu es recherché pour dissimulation de corps, non-déclaration de changement de domicile, désertion d’emploi et j’en passe.
— Mais je suis à votre disposition, donc vos accusations s’effritent !
— Sauf que te voilà acoquiné avec deux escrocs réputés en possession de contrebande.
— Mais je ne les connais ni d’Ève ni d’Adam.
Et ces derniers, pu jurer même sous la torture que, jamais, au grand jamais, je n’en avais entendu parler avant de faire le siège de Dispaw.
— Peux-tu le prouver ?
— Confrontez-moi avec eux, vous le confirmeront.
Qu’avais-je dit là ! Le commissaire enfonça une disquette dans son Olivetti, pianota sur son clavier, l’imprimante cracha aussitôt les aveux de Dolnar et Gorrge, impliquant ma complicité.
Devant mon air interdit, n’eut aucune difficulté à étouffer mes protestations.
— Je n’ai plus qu’à ajouter les éléments de l’accusation sur ce programme, le tribunal informatique rendra son jugement dans les dix secondes.
J’eus beau faire « ouf », je n’échappai pas au temps historique. À la périphérie, Dispaw ricana.
Pas longtemps. Notre peine était similaire à celle des deux escrocs qui avaient exploité notre impasse spatiale.
— Asseyez-vous, dit l’écrivain en désignant obligeamment une capsule hypnotique grande ouverte. Nous allons pouvoir travailler tout de suite, j’ai justement un ouvrage en cours.
Comment voulez-vous refuser sous la menace ? Jean Baptiste, consulté pour la circonstance, m’indiqua les projecteurs braqués sur notre personne, prêts à faire leur office au moindre refus d’obéir. Soit à nous canonner d’images holographiques si terrifiantes que nous risquions d’en perdre l’esprit. Je vous épargnerai ses commentaires.
Surtout, j’vous ferai grâce du roman où m’embarqua mon sinistre bourreau, à peine fus-je arrimé à mon siège par les bras de sustentation onirique :
À raison de huit heures de littérature pénale par jour, je servis de cobaye aux expériences de prose artificielle réalisées par le Centre national de recherche sémantique. S’agissait, pour l’expérimentateur légal, d’injecter des simulations romanesques dans mon subconscient en phase de sommeil paradoxal et d’observer le résultat des stimuli par un analyseur de langage, fonctionnant à la manière d’un électroencéphalographe.
Au commencement, je vécus avec intensité ces épisodes mélodramatiques fondés sur la tétralogie classique du mari, de la femme, de l’amant et de la nostalgie. Je frissonnais d’émotion à la moindre suggestion, me repaissais de cette psychologie humaine, cette réalité terrienne soudain dévoilée. Me semblait vivre, enfin, dans le sirop des sentiments. La copie que pissait mon cerveau vide n’avait pas plus de saveur que les banalités dont on m’abreuvait. Les phrases à quatre sous passaient et revenaient dans ma tête vide tel un tabulateur de machine à écrire. Enfermé au sein d’un synopsis tortueux et fragile, décadent et prétentieux, je me noyai dans une littérature à l’eau de rose qui avait viré à l’aigre depuis un quart de siècle. Plus je m’édulcorais, plus Dispaw, à qui la torture hypnotique était épargnée, reprenait du poil de la bête et faisait à nouveau le siège de notre cerveau commun. Ses souvenirs propres interférèrent à plusieurs reprises dans les séances de suggestion de l’écrivain qui ne s’attendait pas au traquenard. Brusquement figé dans son inspiration mesquine par l’émergence d’une séquence étrangère, ce dernier ouvrait le couvercle du caisson et m’promettait d’aggraver ma peine si je n’arrêtais pas de polluer ses héros. Jean Baptiste cédait provisoirement du terrain.
Nous vécûmes littéralement une guerre de tranchées dont nous sortîmes vainqueurs. Devant le hangar, je n’eus pas l’occasion de lever souvent la tête. Le tir de barrage sémantique de l’écrivain giclait en rafales sirupeuses, tandis que les états d’âme de Jean Baptiste imprégnaient insidieusement son œuvre. Une prose nauséabonde en dégoulinait. Moi, j’apprenais à la fois le langage et la vie. D’une part, je m’imprégnais de l’imaginaire propre à Dispaw, bourrelé de frustrations et de révoltes, de l’autre j’encaissais les stéréotypes déversés par mon bourreau, qui représentaient néanmoins une réalité acceptable pour la majorité des individus, à c’te période de la civilisation abordée sans mes gardes (voir plus loin). Je me confectionnai une identité en puisant à gauche et à droite dans la psychologie de bazar des héros de roman, fidèle miroir de celle de ses lecteurs innombrables, et dans sa contestation permanente formulée par Jean Baptiste. Dire qu’c’était réussi me semble prématuré. Mais je n’étais plus tout à fait une idée toute faite. À force de ramer aux galères, on finit par savoir nager.
C’est alors que naquit le projet de notre collaboration, Dispaw et moi. Car j’ai oublié de dire qu’en retour de cette expérience mutuelle, mon ouverture sur l’univers profita sérieusement à mon hôte. Peut-être n’étais-je pas grand-chose à ses yeux quand je l’investis ; une sacrée bombe tout de même pour un esprit timoré.
— Hé ! toi !
Entre deux phases de stimulation onirique, je m’étais assoupi. Tressaillant de terreur à la pensée de replonger dans les œuvres du maître, je m’écriai :
— Même un droit commun a droit au repos.
— Imbécile, c’est moi.
— Bon, d’accord, tu veux la place, je te la cède.
— Pas si vite, je te propose un marché.
— Inutile, je m’en vais, c’est ton corps après tout et c’est ta peine. Moi, j’en ai marre ! Besoin de repos, de faire le vide, si tu vois ce que je veux dire.
— Tu ne peux pas t’évader sans mon aide.
J’essayai. Les parois résistèrent. La matière grise est plus solide que l’on ne croit. Plus élastique aussi. Je m’écrasai platement le nez contre ma cervelle.
— Allons, je t’offre un lobe, on purgera la peine de prison ensemble, ça sera moins dur.
— Moi, je t’offre la belle, l’évasion.
— Merci, j’en ai soupé de cette littérature !
Je devais être complètement abruti par ces travaux forcés littéraires. Dès la formulation de son projet, je ne compris pas immédiatement sa portée. Et pourtant, quand je n’existais pas, des idées de ce genre, j’en avais plein la… (difficile d’écrire la tête). En m’incarnant, je n’avais pas gagné au change.
— Voilà, je crois que ma personnalité se dédouble.
— Fi-fi-figure-toi que nous sommes deux à le penser.
— C’est ce que je voulais dire. Alors, je te propose de nous séparer provisoirement.
— Pas question ! Je n’ai pas assez de matière pour exister séparément. (Je pensai : et toi, pas assez d’esprit.)
— Mais s’agit seulement de créer l’illusion, en profitant des effets de la capsule hypnotique pour émettre un leurre d’évasion. L’écrivain agit sur la pâte même de tes rêves où s’inscrit le message informatique. Y ne sait pas que nous sommes deux.
— Commence à s’en douter avec tes coups prosés et tes pièges à ratures.
— Durant la prochaine séance de torture littéraire, je m’éclipse absolument. Ton bourreau en profite, te tenaille sans relâche pour en extraire le matériau primaire que tu es incapable de lui fournir. Alors, sans qu’y s’en doute, j’utilise son vecteur électronique pour projeter un premier fantasme.
— Et tu t’évades, comme ça ?
Je voulus claquer des doigts pour accompagner mon interrogation, comme je lui avais vu faire si souvent. Le salaud m’avait investi partiellement, j’étais comme paralysé.
— Non, j’attire son attention. Pendant ce temps-là, tu fais la même chose, avec ce qui reste de puissance. J’espère que tu saisis la suite.
L’allusion à mon insuffisance était directe, me prenait pour une lope. J’acceptai donc sa proposition par fierté. Dispaw marquait un premier point.
Bien monté c’t’affaire. Et ingénieuse. Imaginez la tête de l’écrivain devant l’apparition de sa victime à faible distance de la porte de sortie. La silhouette était un peu floue, pas très convaincante, du travail d’amateur, suffisant néanmoins pour interrompre ses élucubrations sur moi – faisant office de disque dur. À peine le vis-je se lever que je pompai l’énergie résiduelle afin de me matérialiser à quelques mètres de mon écho. Ce n’était guère plus brillant comme résultat, mais suffisamment inquiétant pour déterminer une réaction caractérielle chez notre bourreau. L’effet stéréoscopique était si réussi que l’écrivain confondit nos deux images en une seule et se précipita au centre, croyant saisir le fugitif.
Synchrones, nous couplâmes notre effort et nous éclipsâmes. Comme nous l’avions présumé, le salaud s’engouffra dans le trou que nous avions créé, pour un voyage autrement passionnant que ses romans, et s’évanouit sans laisser de traces.
Armés de patience, nous attendîmes notre réveil.
Même durant le sommeil, je n’avais pas cédé, Jean Baptiste était toujours à la périphérie, j’occupais toujours l’intérieur du corps. Non seulement la matière grise était résistante, élastique, mais imperméable aussi. En soulevant le couvercle de la capsule hypnotique, j’eus l’impression de débarquer enfin sur la Terre. J’étais libre ! La pendule à quartz indiquait cinq heures. Nous disposions de vingt minutes environ pour nous enfuir avant le retour des geôliers.
— S’enfuir où ?
— Je ne sais pas, moi, retournons au Café du Panthéon pour un nouveau contact avec un éventuel amateur.
— Et nous faire coffrer par le premier cogne venu ?
— Chez toi ?
— Parti sans laisser d’adresse.
— Alors, qu’tu proposes ? Je n’ai pas l’habitude.
— C’est bien ce que je te reproche. En pur esprit, je te recevais cinq sur cinq, alpha, tango, bravo. En être humain, tes circuits sont saturés par une angoisse existentielle non rodée. Si tu ne me laisses pas assumer ma part de responsabilité, tes plombs vont sauter. Le réel est indigeste pour un apprenti fantôme.
— Si je te laisse entrer, qui me garantit que tu ne me foutras pas à la porte ?
— Rien ni personne. Vois-tu une autre solution ?
J’examinai sombrement les murs gris du labo de torture intellectuelle. Hostiles, vraiment hostiles. Je me retins aux parois du caisson, soudain conscient de tenir à peine debout. Je n’avais eu le temps ni de maîtriser ses mécanismes biologiques ni de prendre la direction de son métabolisme. L’organisme de Dispaw fonctionnait sans moi en attendant son retour. Peut-être en préparant déjà le rejet de la greffe.
— Bien, d’accord.
Quand Dispaw reprit possession de son corps, je me fis l’effet d’une paire de pantoufles. Je m’attendais à des démonstrations d’aise, des rodomontades, sa timidité naturelle reprit le dessus. Son avidité aussi.