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Le sbire de la mafia, Grisha, lui avait dit qu’ils amèneraient Ry sur le lieu de rencontre par une autre voiture, mais elle ne le croyait pas. En même temps, l’idée qu’il puisse en être autrement lui était insupportable.
Elle tournait et retournait une prière dans sa tête, comme une litanie : Par pitié, mon Dieu, faites qu’ils ne le tuent pas. Par pitié, mon Dieu, faites qu’ils ne le tuent pas…
Après une éternité passée à vadrouiller dans la ville, puis une autre à traverser un paysage arctique plongé dans la nuit, ils prirent une allée qui longeait un cimetière. Les phares de la voiture révélèrent des murs de brique croulants, et Zoé vit un 4 x 4 Mercedes noir comme le leur sortir des ruines et s’éloigner sur une petite route.
« Là, tu vois, dit Grisha. Vadim et ton mec sont arrivés avant nous. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas t’en faire. »
Zoé ne répondit pas. Elle était envahie par un curieux sentiment, une sorte de fatalisme. Elle porta sa main à sa poitrine, à l’endroit où, sous ses vêtements, l’amulette verte en forme de crâne pendait à sa chaîne d’argent. Quoi qu’il advienne, se disait-elle, c’est maintenant que ça allait avoir lieu.
Le véhicule s’arrêta. Grisha tendit la main et prit Zoé par le poignet. Instinctivement, elle essaya de se dégager, mais il enserrait ses doigts comme dans un étau, et elle se rendit compte alors qu’il ne faisait que lui mettre des menottes comme ils l’avaient fait à Ry.
Il tendit le bras devant elle pour ouvrir la portière de la voiture.
« C’est le vieil abattoir de Rach’a, dit-il avec un étrange sourire entendu qui lui donna la chair de poule. Tu vas attendre le pakhan à l’intérieur. »
Elle descendit de voiture, et une neige glacée lui piqua les joues. En ville, il faisait déjà glacial, mais à cet endroit, en rase campagne, la froidure devenait mordante, vivante.
Grisha referma sa grosse patte sur son bras puis il l’entraîna, mi-poussant, mi-tirant, vers les ruines, pendant que leur voiture s’éloignait, prenant la même petite route que l’autre 4 x 4.
Zoé devait faire attention où elle mettait les pieds pour ne pas trébucher sur la neige verglacée, pleine de creux et de bosses, et ce n’est que lorsqu’elle fut presque arrivée à la porte voûtée qu’elle vit le corps.
Et l’homme debout au-dessus, un pistolet à la main.
« Non ! » hurla Zoé.
Elle se mit à courir, dérapant, trébuchant sur la neige glacée. Grisha la rattrapa par la taille, la souleva de terre, les jambes battant inutilement l’air, mais elle criait toujours.
« Non ! Non ! Non ! »
Ry gisait sur le sol, une mare de sang tachant la neige sous sa tête. Ce qu’elle voyait de son visage avait l’air aussi froid et blanc que le marbre. Une fine couche de neige saupoudrait déjà sa parka et ses cheveux.
« Fais-la entrer, dit Vadim, et reviens m’aider à me débarrasser de ce dolboy’eb mort. Il est trop gros pour que je le traîne tout seul. »
Il ponctua sa déclaration d’un coup de pied dans le flanc du cadavre.
Zoé tenta de griffer le bras qui la maintenait et se remit à hurler. Ensuite, comme si tout son souffle vital s’était échappé d’elle dans ce hurlement, elle se laissa aller mollement et le monde devint flou, se fondit en un brouillard grisâtre. Grisha la porta, à demi-inconsciente, dans le bâtiment en ruines.
Il la jeta sur une chaise en bois à dossier raide, devant une table de métal gris. Il déverrouilla une des menottes qu’elle avait aux poignets et la rattacha à l’un des deux anneaux d’acier scellé sur le dessus de la table.
Il s’apprêtait à repartir lorsqu’il se ravisa.
« La vie ne vaut pas plus cher qu’une balle de revolver. Rappelle-toi ça quand tu parleras au pakhan. »
C’est à peine si Zoé enregistra les paroles de Grisha, ou le fait qu’il l’abandonnât. De là où elle se trouvait, elle ne voyait pas le corps de Ry, mais l’image de son sang tachant la neige, si rouge, si humide, si éclatant, était gravée dans son esprit.
Elle n’aurait su dire combien de temps elle resta seule. Elle n’osait pas réfléchir au-delà de la nécessité d’inspirer, de recommencer et de ne pas crier.
Ce fut le froid qui progressivement s’ajouta à l’horreur de la situation, puis il y eut l’odeur : une puanteur de pipi de chat, en pire. La seule vague lumière au-dessus de la porte ne pénétrait guère le profond linceul des ruines. Elle vit des vieux graffitis peints à la bombe sur les murs vétustes et une profusion d’ordures éparpillées un peu partout, mais pas de chats. Quelqu’un avait traîné une vieille caravane miteuse au milieu des bâtiments délabrés, et l’odeur semblait surtout venir de là.
Un auvent fixé au toit en aluminium de la caravane, formant une avancée abritant deux tables de pique-nique qui croulaient sous le poids de bocaux en verre à l’ancienne. Autour des tables, il y avait des tas de boîtes de conserves rouillées et des centaines de choses qui ressemblaient étrangement à de vieux filtres à café. La caravane était visiblement utilisée, pensa Zoé, mais pour le moment toutes ses vitres étaient obscures.
Elle était seule, menottée à une table dans les ruines noires et puantes d’un abattoir, pendant que les hommes de Popov, dehors, se débarrassaient de…
Zoé s’obligea à respirer, une inspiration, une autre.
Elle entendit un homme jurer dans la cour. Grisha ? Puis un bruit de pièces métalliques entrechoquées. Un instant plus tard, une batterie de lampes dignes d’un stade s’alluma, manquant l’aveugler.
Quand les points brillants qui dansaient devant ses yeux s’estompèrent enfin, elle vit Ry debout près de la porte voûtée.
« Quoi ? fit une riche voix de baryton, dans l’ombre, derrière elle. Vous ne crroyez pas aux mirracles ? »
Un grand type aux cheveux argentés vêtu d’un long manteau couleur fauve émergea des ténèbres et se fraya un chemin entre les détritus qui jonchaient le sol, mais Zoé avait à peine conscience de sa présence. Ry était vivant, vivant, vivant… Il avait un côté du visage couvert de sang, trop de sang, et il tenait à peine sur ses pieds, mais il était debout, là, elle le voyait de ses propres yeux.
Elle le regarda, pétrifiée, n’osant y croire, n’osant même pas respirer. Si je pouvais le toucher, pensa-t-elle, je saurais qu’il est réel, et elle essaya de se lever, mais la menotte l’arrêta dans son mouvement et elle retomba sur sa chaise.
Elle se demanda pourquoi il ne venait pas vers elle, et puis elle comprit que Vadim était derrière lui, son Beretta pointé sur sa nuque.
« Ry, dit-elle d’une voix brisée. J’ai cru…
— Elle crroyait qu’on vous avait tué, dit le pakhan en anglais, un anglais fortement accentué. C’est une petite comédie qu’on lui a jouée, pour qu’elle comprrenne avec ses tripes que vous m’étiez à peu près aussi utile qu’une rognure d’ongle. Et qu’on se débarrrasserait de vous tout aussi facilement. »
Juste à ce moment-là, Grisha repassa la porte voûtée, et le pakhan lui dit en russe :
« Parfait. Tu es encore là ; c’est aussi bien. Aide Vadim à le menotter à la table en face de la fille, ajouta-t-il avec un geste en direction de Ry. Inutile de le ménager s’il refuse de coopérer. »
Vadim attrapa Ry par sa parka et l’entraîna vers la table. D’un coup de pied, Grisha poussa une chaise vers lui, et il s’assit. Vadim défit la menotte que l’Américain avait au poignet droit et la rattacha à l’un des anneaux. Puis Grisha recula de deux pas, croisa les bras sur sa poitrine pendant que Vadim s’écartait et allumait une cigarette.
Le sang coulait sur la figure de Ry à cause d’une profonde entaille qu’il avait en haut du front, et sa parka en était couverte.
« Ça va ? » demanda-t-il doucement à Zoé.
Elle essaya de répondre, mais un sanglot lui noua la gorge, alors elle se contenta de hocher la tête.
« Quelle touchante petite réunion, dit le pakhan en s’avançant vers le milieu de la table. Ennuyeuse pour nous autres. Mais ça vous a fait mal quand vous l’avez cru mort, n’est-ce pas, ma chère ? Je veux que vous vous rappeliez ce sentiment. Souvenez-vous-en bien. »
Il laissa sa phrase faire son effet tout en étudiant intensément la jeune femme de ses yeux pénétrants, sous ses paupières lourdes. Elle lui rendit son regard, essayant de ne pas montrer sa peur. C’était bien un Popov. C’était le portrait craché de l’homme du film, qui avait, près de cinquante ans auparavant, ouvert son parapluie pour faire signe au père de Ry que la limousine du président Kennedy arrivait à portée de fusil. Il avait le même beau visage aux pommettes saillantes, au nez fier, à la bouche large. Les mêmes yeux d’un bleu surprenant sous des sourcils épais, hirsutes.
« Ce moment a le parfum de l’inéluctable, n’est-ce pas ? dit-il. Le destin c’est le destin, on ne peut y échapper. »
Il leva une longue main aux os fins et lui caressa la joue doucement, une fois.
« Comme tu ressembles à ma Lena… Je t’aurais reconnue n’importe où.
— Vous me touchez encore une fois, fit Zoé, les mâchoires serrées, et je vous arrache la main avec les dents. »
Il haussa un sourcil, comme s’il était choqué par sa réaction, mais il fit un pas en arrière, hors de portée de ses dents.
« Que voulez-vous dire par “ma Lena” ? » demanda Ry, et Zoé fut soulagée d’entendre la force de sa voix.
Et puis le sens de sa question parvint à son cerveau. Comme tu ressembles à ma Lena, avait dit le fils de Popov. Ma Lena.
Mais Lena Orlova était la maîtresse du père du pakhan, il y avait soixante-dix ans de cela, sinon plus. Cet homme devant elle ne pouvait pas être né, à l’époque.
Zoé secoua la tête. Il y avait quelque chose qui clochait, là. Elle détailla le visage du Russe, mince et beau. Il avait de fines rides au coin des yeux et de la bouche, et le contour de sa mâchoire manquait un peu de fermeté. Il avait les cheveux gris, mais encore épais et fournis, même pas dégarnis sur les tempes. Il ne pouvait pas avoir plus d’une cinquantaine d’années. Et pourtant il avait appelé son arrière-grand-mère « ma Lena ».
Puis elle repensa à ce que Katya avait dit au père de Ry, à propos de l’autel d’ossements : Elle lui avait donné l’élixir à boire, et il avait cru connaître tous ses secrets. Il pensait être capable de le retrouver, mais il se trompait. Et depuis lors, il n’a cessé de le chercher. Avide de son pouvoir. Non, ce n’est pas possible, pensa Zoé. Et en même temps, ça expliquait bien des choses.
« Il n’a jamais eu de fils, dit Ry. C’est lui, Nikolaï Popov, en personne. »