7 juillet
Les fenêtres en vitraux de l’église de l’île, la petite Misty Marie Kleinman, née Blanche, pauvre entre les pauvres, elle était capable de les dessiner avant même de savoir lire ou écrire. Avant même d’avoir vu le moindre vitrail. Jamais elle n’avait mis les pieds dans une église, n’importe quelle église. La petite mécréante Misty Kleinman, elle était capable de dessiner les pierres tombales du cimetière du village tout là-bas sur la pointe de Waytansea, écrivant les dates et les épitaphes avant même de savoir qu’il s’agissait de chiffres et de lettres.
Aujourd’hui, assise ici au beau milieu d’un office religieux, il lui est difficile de se rappeler et de faire la part de ce qu’elle avait imaginé au départ et de ce qu’elle a découvert dans la réalité après son arrivée. La nappe de l’autel mauve. Les épaisses poutres en bois noires de vernis.
C’est exactement tout ce qu’elle avait imaginé gamine. Mais c’est une chose impossible.
Grâce à son côté sur le banc, qui prie. Tabbi à côté de Grâce, toutes deux agenouillées. Les mains jointes.
La voix de Grâce, ses paupières closes et ses lèvres murmurant au creux de ses mains, elle dit : « S’il te plaît, autorise ma belle-fille à retourner à l’art qu’elle aime tant. Ne la laisse pas dilapider en vain le glorieux talent que Dieu lui a donné… »
Chaque vieille famille de l’île autour d’elles, qui murmure ses prières.
Derrière elles, une voix murmure : « … s’il te plaît, Seigneur, donne à l’épouse de Peter ce dont elle a besoin pour reprendre son ouvrage… »
Une autre voix, Dame Petersen la vieille, est en train de prier : « … puisse Misty nous sauver avant que les étrangers ne deviennent pis… »
Même Tabbi, ta propre fille, est en train de murmurer : « Seigneur, fais en sorte que ma maman retrouve ses esprits et reprenne son art… »
Toutes les statues de cire de Waytansea Island sont à genoux autour de Misty. Les Tupper, les Burton, les Nieman, ils sont tous là, paupières baissées, à nouer leurs doigts en demandant à Dieu de faire en sorte qu’elle peigne. Tous autant qu’ils sont, convaincus qu’elle a quelque talent secret salvateur.
Et Misty, ta pauvre épouse, la seule personne saine d’esprit en ce lieu, elle veut juste – tout ce qu’elle veut, c’est un verre.
Deux verres. Deux aspirines. Et tu remets ça.
Elle veut leur hurler à tous de la fermer, tout simplement, et de les arrêter, leurs foutues prières.
Lorsque tu as atteint le milieu de ta vie et que tu constates que jamais tu ne seras la grande et célèbre artiste que tu as rêvé de devenir, que jamais tu ne peindras quelque chose qui touchera et inspirera les gens, qui les touchera vraiment et qui saura les émouvoir, qui changera leur vie. C’est simple, ce talent-là, tu ne l’as pas en toi. Tu n’as pas l’intelligence ni l’inspiration. Tu n’as rien de ce qui est nécessaire à la création d’un chef-d’œuvre. Si tu comprends clairement à quel point ton dossier d’œuvres personnelles ne se compose que de maisons en pierre majestueuses et de vastes jardins fleuris profonds comme des oreillers – tous les rêves bruts et nus d’une petite fille de Tecumseh Lake, en Géorgie – si tu comprends clairement à quel point tout ce que tu pourrais peindre ne serait qu’une merde médiocre de plus dans un monde déjà envahi de merdes médiocres. Si tu te rends compte que tu as quarante et un ans et que tu as atteint la fin du potentiel que Dieu t’avait donné, eh bien, à ta santé.
À la tienne, Étienne ! Cul sec.
À l’intelligence qui est la tienne, et qui a atteint ses limites.
Si tu te rends compte que tu ne disposes d’aucun moyen pour offrir à ton enfant un niveau de vie meilleur que le tien – nom de Dieu, tu n’es même pas capable de donner à ton enfant la qualité de vie que ta mère dans son parc à caravanes t’avait donnée – ce qui sous-entend pas d’études universitaires pour elle, pas de rêves, rien, hormis servir les clients à leurs tables comme sa maman…
Ben, ça y est, cul sec, c’est passé dans le gosier.
Il s’agit là de la vie au quotidien de Misty Marie Wilmot, reine des esclaves.
Maura Kincaid ?
Constance Burton ?
L’école des peintres de Waytansea. Ils étaient différents, nés différents. Ces artistes qui ont fait paraître ça tellement facile. Il faut savoir que quelques personnes ont du talent, mais ce n’est pas vrai de la majorité. La plupart d’entre nous, nous allons faire notre sortie sans gloire, sans avoir rien gratté au passage. Les personnes comme Misty Marie, ce sont des limite-crétins sans envergure, mais c’est quand même loin de suffire pour leur garantir une place de parking pour handicapés. Ou pour avoir droit à des jeux Olympiques particuliers. Elles se contentent de payer le plus gros des impôts mais ce n’est pas pour ça qu’elles ont droit à un menu spécial au restau. Ou à des cabinets super grande taille dans les toilettes. Ou à un siège spécial à l’avant du bus. Ou à des lobbies politiques pour les défendre.
Non, le boulot de ton épouse sera d’applaudir d’autres personnes qu’elle.
En arts plastiques, une fille que Misty a connue, elle a fait fonctionner un mixer de cuisine plein de béton mouillé jusqu’à ce que le moteur grille dans un nuage de fumée âcre. Ç’a été sa déclaration d’intention personnelle sur la vie d’une ménagère au foyer. En cet instant précis, cette fille vit probablement dans un loft en dégustant du yaourt bio. Elle est riche et elle peut croiser les jambes au genou.
Une autre fille que Misty a connue en arts plastiques, elle a exécuté une pièce en trois actes avec des marionnettes, dans sa bouche. Sa bouche à elle. Il s’agissait de tout petits costumes qu’on pouvait enfiler sur la langue. On tient les costumes de réserve dans le creux de la joue, exactement comme dans les coulisses d’une scène de théâtre. Entre les changements de décor, on se contente de refermer les lèvres comme un rideau de théâtre. Tes dents, c’est la rampe et l’avant-scène. Et tu glisses la langue dans le costume suivant. Après avoir exécuté sa pièce en trois actes, elle avait des gerçures tout autour de la bouche. Son orbicularis oris tout étiré et complètement déformé.
Un soir dans une galerie, en exécutant une version minuscule de La Plus Grande Histoire jamais contée, cette fille a failli mourir quand un dromadaire minuscule a glissé dans le fond de sa gorge. Par les temps qui courent, elle doit probablement rouler sur l’or de ses bourses d’études.
Peter, avec ses louanges devant toutes les jolies maisons de Misty, il était tellement dans l’erreur. Peter, qui disait qu’elle devrait venir se cacher sur l’île, de ne peindre que ce qu’elle aimait, ses conseils étaient tellement foireux.
Tes conseils, tes louanges étaient tellement mais tellement foireux.
Selon tes dires, Maura Kincaid a lavé des poissons dans une conserverie pendant vingt ans. Elle a appris à ses gamins à se servir du pot, elle a désherbé son jardin, et après ça, un jour, elle s’assied et peint un chef-d’œuvre. La salope. Pas de diplôme universitaire, pas de travail en atelier, et la voilà aujourd’hui célèbre à jamais. Adulée par des millions de gens qui ne la rencontreront jamais.
Pour information, juste au cas où, sache que le temps aujourd’hui est amer avec des accès occasionnels de furie jalouse.
Uniquement pour que tu saches, Peter, ta mère est toujours une salope. Elle travaille à mi-temps pour un service qui déniche aux gens des articles de porcelaine une fois que la gamme n’est plus produite. Un jour, elle a entendu par inadvertance une estivante riche assise à sa table de déjeuner, encore un de ces squelettes hâlés vêtu d’une robe pastel décolletée sans manches en tricot de soie, qui déclarait : « À quoi sert d’être riche s’il n’y a rien à acheter ? »
Depuis que Grâce a entendu ça, elle tarabuste ton épouse pour qu’elle se mette à peindre. Pour qu’elle offre aux gens quelque chose qui leur permettra de clamer qu’ils en sont les propriétaires. Exactement comme si, d’une certaine façon, Misty était capable de se sortir un chef-d’œuvre du cul et regagner ainsi la fortune de la famille Wilmot.
Exactement comme si elle allait pouvoir sauver ainsi toute l’île.
L’anniversaire de Tabbi approche, ses fameux treize ans, et il n’y a pas un centime pour le cadeau. Misty épargne ses pourboires, attendant d’en avoir suffisamment mis de côté pour qu’elles aillent vivre à Tecumseh Lake. Elles ne peuvent pas rester indéfiniment au Waytansea Hôtel. Les riches sont en train de dévorer l’île tout cru, et elle ne veut pas que Tabbi grandisse pauvre, sous la pression de garçons riches avec des drogues.
D’ici la fin de l’été, Misty estime qu’elles vont pouvoir se tirer. Pour ce qui est de Grâce, Misty ne sait pas. Ta mère doit bien avoir des amies auprès desquelles aller vivre. Il y a toujours l’Église qui pourra l’aider. La Société des Dames de l’Autel.
Ici, autour d’elles dans cette église, se trouvent les saints en vitraux, tous autant qu’ils sont transpercés de flèches, tailladés par des lames et brûlés sur des feux de joie, et maintenant Misty t’imagine. Ta théorie sur la souffrance comme moyen vers une inspiration divine. Tes récits sur Maura Kincaid.
Si la misère est l’inspiration, Misty devrait atteindre à l’apogée de ses talents.
Ici, avec toute l’île agenouillée autour d’elle priant qu’elle peigne. Qu’elle soit leur sauveur à tous.
Avec les saints qui les entourent de partout, souriant et exécutant leurs miracles dans leurs moments de grande douleur, Misty tend le bras pour se saisir d’un livre de cantiques.
Un parmi des dizaines de vieux livres de cantiques pleins de poussière, certains sans couverture, d’autres traînant derrière eux des rubans de satin élimé. Elle en prend un au hasard et l’ouvre. Et, rien.
Elle feuillette les pages, mais il n’y a rien. Rien que des prières et des hymnes. Pas le moindre message spécial secret gribouillé à l’intérieur.
Malgré tout, au moment où elle va pour le reposer, sculpté là dans le bois du banc, à l’emplacement exact du livre de cantiques qui le masquait, un message dit : « Quittez cette île avant de ne plus pouvoir le faire. » Il est signé Constance Burton.