Chapitre 49

Invoquer un démon sans l'aval du conseil Vikaris était passible de la peine de mort. Tout comme le fait d'ailleurs, de dévoiler les secrets de nos incantations devant un étranger. Mais je m'en moquais. J'avais déjà été condamnée et comme chacun le sait, on ne peut mourir qu'une seule fois. (Enfin, excepté les vampires, mais c'est une autre histoire.) J'avais lu autrefois dans le « livre de la mémoire », le livre qui recèle l'histoire de mon clan, qu'à peine une petite douzaine de sorcières de guerre avaient été exécutées depuis sa création. Et chacune d'elles l'avait été pour des crimes bien moins graves que ceux que j'étais en train de commettre. Ce qui faisait de moi la plus grande délinquante que mon peuple n'ait jamais connue. Ça m'aurait probablement fait sourire si ça n'avait pas aussi démontré de manière inquiétante l'état de soumission et de résignation dans lequel vivaient mes semblables.

— Bon, alors, comment s'appelle-t-il ? Fis-je en terminant les préparatifs du rituel.

J'avais refusé de faire apparaître le moindre démon dans l'appartement de Bruce, question de prudence. Moins le loup était en contact avec ces monstres, moins il risquait d'en devenir un. CQFD.

Nous nous étions donc rendus chez Raphael.

          Ragmar Alutrypethron, répondit-il en me tendant le bras afin que j'y fasse une entaille.

           Il a dû galérer à l'école maternelle quand on lui a demandé d'écrire son nom, fis-je en regardant son sang couler lentement dans une coupe d'argent.

Raphael eut le bon goût de sourire à ma blague puis, il enchaîna :

          Ragmar est le représentant sur terre des Agameths. Il a pris possession du corps de Ralph Bauman, le patron de Bauman Corporation.

   Le type de l'énergie ?

   Lui-même.

Son visage avait fait la une de Forbes et de Fortune. Bauman était l'un des types les plus influents de ce pays.

   Quelles sont vos relations ?

          Nous nous connaissons depuis longtemps, dans un certain sens, on pourrait dire que nous sommes amis.

          Tu as déjà entendu ce dicton : Dis-moi qui tu fréquentes. ..

   Et je te dirai qui tu es ? Oui.

          Eh bien laisse-moi te dire que si c'est vrai, tu crains un max !

J'avais disposé les quatre bols de bois, chacun représentant un élément. De jolies flammes créées par l'alcool à brûler que j'avais versé dans le récipient ondulaient joyeusement.

Je me coupai la main et laissai le sang couler et se mêler à celui de Raphael.

   Tout est prêt, dis-je.

Il acquiesça et je commençai mon incantation. Puis je lui tendis la coupe qu'il vida à moitié.

           Rebecca, l'effet... l'effet est différent de la première fois, murmura-t-il, les yeux fermés, d'un air extatique.

La magie de Raphaël était une magie de ténèbres, et celle des Vikaris, une magie de lumière. La première fois que nous avions fait apparaître un démon tous les deux, Raphaël avait passé un sale quart d'heure, du moins, au tout début. Mais ça ne semblait pas être le cas aujourd'hui.

Je ressentais son pouvoir, il était curieusement à sa place, comme pouvait l'être celui d'une sorcière.

Et il se dégageait de lui une chaleur inhabituelle.

   Tourne-toi, s'il te plaît, fis-je.

Il ouvrit les yeux. Ses pupilles étaient entièrement dilatées comme s'il était drogué.

Je soulevai sa chemise et sursautai : son tatouage brillait comme des milliers de pépites d'or, la salamandre scintillait sur le bas de son dos comme la mienne sur mon épaule.

   Il ne manquait plus que ça... murmurai-je.

Les quatre éléments avaient formé une cage de magie autour de nous. Je devais faire vite mais je n'arrivais pas à détourner mon regard de ce curieux phénomène.

           Tu as des sorciers dans ton arbre généalogique ou un truc comme ça ? demandai-je.

Il sourit.

   Termine, Rebecca, dit-il doucement.

J'acquiesçai à contrecœur.

            D'accord, mais j'espère que tu te rends compte que c'est vraiment bizarre... fis-je. Esquelbath, yamanthe, oquatem, Ragmar Alutrypethron !

Il se produisit une sorte d'explosion. Nous nous retrouvâmes, allongés l'un sur l'autre, dans un afflux de lumière multicolore qui tournoyait autour de nous comme des milliers de lucioles. Puis, la lumière se rassembla enfin pour finalement disparaître en laissant place à un démon brun et ventripotent à la mine rébarbative.

       Raphaël ? s'étonna-t-il en reposant le club de golf qu'il tenait à la main.

        Bonjour Ragmar, toujours aussi occupé à ce que je constate.

       Si tu voulais me voir, ma secrétaire pouvait très bien organiser un rendez-vous.

       Nous étions un peu pressés, fit Raphaël en me montrant du doigt.

Le démon se tourna vers moi en grimaçant.

       Une Vikaris ? Décidément ta perversité et ton goût pour la traîtrise n'ont pas de limites.

       Ce n'est pas moi qui ai commencé les hostilités, dit le vampire d'un ton coupant. Tu as tenté de me tuer moi et tous les miens. Qu'est-ce qu'il t'a pris, Ragmar ?

    De quoi parles-tu ?

       Je parle de l'incendie de ma maison. Un incendie provoqué par votre démon-loup.

Le démon avait l'air abasourdi.

       Jamais nous n'avons commandé d'attaque à ton encontre, Raphaël, il doit s'agir d'une erreur.

       Une erreur grossière alors, parce que la garde du Mortefilis, Felipe Montegar et toute une délégation européenne, le Consiliere y compris, en ont réchappé de justesse.

Le démon blêmit.

   Tu dois te tromper.

           N'oublie pas à qui tu t'adresses, Ragmar, fit Raphaël d'un ton tranchant. Alors, as-tu, oui ou non, envoyé un démon-loup sans mon autorisation ou sans celle de Baetan sur mon territoire ?

           Tu ne penses tout de même pas que je vais te laisser m'interroger devant cette... chose, rugit-il en me désignant de la tête.

           Rebecca, fis-je, je m'appelle Rebecca. Et n'en voulez pas à Raphaël pour tout ceci. J'ai eu pas mal de difficultés pour le convaincre de me laisser vous invoquer. Je crois qu'il vous aime bien, même si vous avez essayé de le tuer.

           Je n'ai jamais essayé de le tuer ! dit le démon, les yeux étincelants de rage.

Puis, il se tourna vers Raphaël.

           C'est la vérité. Nous n'avons jamais fomenté d'attaque contre toi et les tiens.

Raphaël hocha la tête.

   Alors que s'est-il passé ? demanda Raphaël.

           Une confusion. Notre homme de main nous a demandé la permission d'éliminer tous ceux qui pouvaient s'interposer dans sa mission et nous la lui avons accordée sans se douter que tu serais mêlé à tout ça.

           C'est très imprudent de ta part, ça, Ragmar, dit Raphaël en fronçant les sourcils.

   Il paiera pour cette erreur, je te le promets.

           C'est trop tard, votre envoyé est mort, ainsi que le loup dont il se servait, fis-je d'un ton sec.

           Voilà qui est parfait, fit-il en regardant Raphaël d'un air satisfait. Bien entendu, nous t'offrirons un dédommagement conséquent, c'est la moindre des choses.

           Ça aurait pu me suffire mais je ne suis pas seul à décider, dit Raphaël, d'un ton glacial.

            Quelque chose me dit que si c'est elle qui décide, je risque d'avoir du mal à m'en tirer, fit-il en croisant mon regard.

           Deux femmes sont mortes, Ragmar. L'Alpha de la meute a été blessé, et vous en êtes responsable, fis-je.

   Ces dettes ne te concernent en rien, Vikaris.

   Je suis l'Assayim, je dois faire respecter la loi.

   Alors je suppose que tu comptes m'exécuter ?

Il avait l'air calme comme si la situation ne le concernait pas et que sa vie n'était pas en jeu.

   Ça dépend.

   De quoi ?

            Du fait que vous acceptiez ou non le marché que j'ai à vous proposer.

Il croisa les bras sur sa poitrine.

   Un marché ? Voyez-vous ça...

           Raphaël m'a appris qu'il n'existait qu'un seul moyen de vous faire dire la vérité. En vous liant par un pacte. Si vous acceptez de répondre honnêtement à mes questions, je vous libérerai.

   Combien ?

           Comment ça combien ? Vous voulez de l'argent ? fis-je, surprise.

   Non. Combien de questions ?

   Autant que ce sera nécessaire.

           Alors ce n'est pas un marché et je me dois de le refuser.

   Vous voulez dire que vous préférez mourir ?

           Un pacte est un pacte. Les termes doivent en être précis si on veut qu'il ait un tant soit peu de valeur.

   Vous avez dû être avocat dans une autre vie !

Il eut un rictus déplaisant.

   Pas mal d'entre nous le sont, admit-il.

Ça expliquait le comportement atroce de certains hommes de loi de ce pays...

   Bien, alors, je vous poserai dix questions.

   Trois.

   Sept et c'est ma dernière offre, fis-je fermement.

Il hocha la tête.

   Très bien, mais il y a une condition.

   Quoi ? Rester en vie ne vous suffit pas ?

           Ma vie ne vaudrait plus rien si je trahissais un de mes engagements. Donc, il faut savoir qu'il existe une clause de confidentialité qui m'empêche de vous donner le nom de notre client.

   Votre client est mort.

           Le marché avec le loup était secondaire, il n'est pas notre client principal.

Je me tournai vers Raphaël.

   Qu'est-ce qu'il veut dire ?

           Il veut dire que l'accord passé avec Dante n'était qu'un petit bonus qui pouvait leur permettre de mettre la main sur la meute, mais que ça n'était pas leur premier objectif, ni leur véritable client, expliqua Raphaël.

           Quel était l'objectif principal ? demandai-je. Je veux dire, que voulait votre client principal ?

   C'est votre première question ?

   Oui.

   Notre principal objectif était de vous tuer.

Raphaël pâlit brusquement. Il ne s'attendait pas à celle-là, visiblement.

           Mais si c'était moi la cible, pourquoi avoir attaqué les deux louves ?

   Votre meurtre devait avoir l'air d'avoir été commis par un tueur en série dont vous auriez attiré l'attention, une sorte d'accident professionnel, si vous me comprenez...

   Je comprends très bien, mais vous n'avez pas répondu à ma question. Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de vous en prendre à ces jeunes femmes en particulier ?

   Notre principale fonction est d'espionner et d'exploiter les faiblesses des mortels. Lorsque nous avons décidé de faire croire à la présence d'un tueur en série sur votre territoire, il nous semblait stupide de tuer au hasard. Nous avons cherché qui, parmi les éminents membres de la communauté surnaturelle de Burlington, avait besoin de tuer ou de faire tuer un, ou plusieurs de ses semblables. Nous avons découvert le secret de Dante, sa liaison interdite avec la jeune louve et nous lui avons proposé un marché. Ce n'est pas plus compliqué que ça.

   Vous avez une manière intéressante de rentabiliser vos crimes. Deux clients, deux pactes pour les mêmes meurtres, vous êtes très forts, dis-je d'un ton aigre.

   Merci, répondit-il très sérieusement.

   Mais si vous deviez attribuer mon meurtre à un détraqué sexuel, alors pourquoi m'avoir envoyé ces deux tueurs à gages à Plattsburgh ?

   Nous ne vous avons envoyé personne, cette attaque grossière ne venait pas de nous, dit-il d'un ton dédaigneux.

Il ne pouvait pas mentir à cause de notre marché. Les démons avaient peut-être de gros travers mais ils respectaient toujours leurs pactes.

          Rebecca est-elle toujours en danger malgré la mort de votre démon-loup ? demanda brusquement Raphaël.

           Raphaël pose-t-il cette question en ton nom ? demanda-t-il en se tournant vers moi.

Je hochai la tête.

           Le pacte a été rompu à partir du moment où nous avons échoué à faire passer sa mort pour un « accident de travail », mais rien ne dit que notre client ne fera pas un nouvel essai.

          Tu devrais contraindre tous ceux qui veulent ta peau à prendre un numéro, commenta Raphaël.

          A qui le dis-tu, fis-je en soupirant. Vous dites que le pacte est rompu et que vous n'enverrez personne d'autre mais ce n'est pas ce que m'a dit votre tueur, continuai-je, d'un ton accusateur.

          Il n'était pas informé des termes exacts du pacte que nous avions conclu avec notre client, fit-il en haussant les épaules. Il avait pour mission de tuer les deux louves en premier, puis il devait s'attaquer à toi. C'était tout ce qu'il savait et c'était suffisant.

   Vous ne lui faisiez pas confiance ?

          Ephrron était zélé mais il n'était qu'un soldat, les soldats n'ont pas accès à ce genre d'information, répondit-il, avec suffisance.

          Attention, Rebecca, il ne te reste plus que deux questions, me rappela doucement Raphaël.

J'acquiesçai et plantai mes yeux dans les pupilles enflammées du démon.

          Vous ne pouvez pas me révéler le nom de votre client mais vous pouvez peut-être me dire ce que vous comptiez, vous, obtenir de lui ? fis-je.

Ragmar se tourna vers Raphaël, l'air amusé.

   Elle est intelligente, dit-il.

           Tu n'imagines pas à quel point, répondit Raphaël sur le même ton.

           Eh bien, nous avons négocié votre vie contre l'élimination d'un clan tout entier.

   De quel clan s'agissait-il ?

   Du vôtre, ma chère, des Vikaris.

Je sifflai.

           Waouh ! C'était une très bonne affaire, fis-je. Votre client doit être extrêmement puissant et influent pour vous faire une offre pareille.

   Il l'est.

   Dommage que vous ayez échoué.

           Oh, ce n'est que partie remise, fit-il en haussant nonchalamment les épaules.

Je ne pus m'empêcher de rire.

   Heureuse de voir que ça ne vous a pas découragé.

           Elle est vraiment étrange pour une Vikaris, dit-il en fixant Raphaël.

           Rebecca est ma femme et comme tu peux le constater, c'est une sorcière très douée. La prochaine fois qu'on te propose un contrat pour l'abattre, je te conseille de refuser.

   Ta femme ?

Il toussa puis se reprit rapidement.

            Eh bien... félicitations. Si tu m'avais prévenu, j'aurais organisé un enterrement de vie de garçon digne de ce nom, tu sais les trucs habituels, jolies filles, sang et hurlements... dit Ragmar d'un ton ironique.

           On le renvoie chez lui ? fis-je, soudain très fatiguée.

   Tu en as terminé avec lui ? demanda Raphaël.

   Oui.

— Parfait ! dit le démon en souriant. Dans une heure, j'ai une partie de golf avec le sous-secrétaire d'État à la Défense, il m'aurait été très désagréable de devoir l'annuler. L'une de mes filiales a mis au point un tout nouveau type d'armes, extrêmement sophistiqué, je pense pouvoir lui en fourguer un sacré paquet.

Les démons et leur ingénuité à détruire la vie... ça en devenait parfois lassant...