42
La chaîne stéréo à 1 800 dollars diffusait le dernier album d’Amon Tobin dans tout le rez-de-chaussée, faisant vibrer les carreaux sous l’impact des basses.
— Tu veux bien baisser la musique, commanda Camelia. Les décibels tombèrent comme un avion en piqué. Juliette s’appuya sur le chambranle de la porte de la cuisine, grignotant une carotte crue.
— Et si on sortait pour dîner ce soir ? proposa-t-elle. Camelia posa sur son amie un regard malicieux.
— Envie de compagnie ? Ma Juliette aurait-elle, enfin, décidé de s’offrir la présence d’un mâle à ses côtés ?
L’intéressée haussa les épaules en signe de dépit.
— Ne soit pas stupide, c’est pas de ça dont j’ai besoin.
— Oh ! mais rassure-toi, je ne parlais que d’un compagnon d’une nuit ! Un homme-Kleenex.
— Et moi, je parlais sérieusement. Un cinéma, ou un restaurant entre femmes, je ne sais pas, quelque chose de « social ». Sortir, quoi !
Camelia repoussa le magazine qu’elle lisait.
— Et tes deux gorilles ? fît-elle en montrant l’extérieur du menton.
Juliette soupira.
— J’imagine qu’ils nous suivront, ils ne peuvent tout de même pas m’empêcher de vivre.
Camelia consulta sa montre.
— Dix-sept heures, ça nous laisse le temps de choisir. Cuisine chinoise ? Oh, tiens ! Je connais un restaurant russe génial dans Downtown.
— Et français ?
— Ce sont tes origines qui refont surface ?
— Un atavisme culinaire, ça existe d’après toi ? répondit Juliette.
Les deux femmes rirent et Camelia prit l’air très concentré, poussant la grimace à l’excès.
— Mais oui ! finit-elle par s’écrier. Je ne t’ai jamais présenté mon ami Anthony Desaux ?
— Le millionnaire ?
— Français et cordon-bleu avec ça ! Avec un zeste de romantisme et la galanterie française, c’est l’homme qu’il te faut.
Avant que Juliette ne puisse ajouter quoi que ce soit, Camelia était déjà au téléphone.
Juliette resta dans la cuisine. La conversation qu’elle avait elle avec Brolin dans l’après-midi lui revint en mémoire. Mais plutôt que des mots, c’était l’expression de son visage quand ils s’étaient tenus à quelques centimètres l’un de l’autre qu’elle retenait. Un infime lien s’était tissé à cet instant précis, un filament de désir, elle ne pouvait pas se le cacher, c’était du désir qu’elle avait éprouvé. Et ça ne lui était pas arrivé depuis très longtemps. Pendant quelques secondes elle avait souhaité qu’il l’embrasse, que leurs peaux se rapprochent et se touchent.
Un filament de désir.
Qui s’était allumé d’un coup, se consumant comme une allumette. Soufflé par les aléas de la vie, en l’occurrence la sonnerie du téléphone. Qu’en était-il vraiment ? Était-ce une bouffée momentanée, une alchimie étrange du corps dans un moment de panique ? S’ils venaient à passer un peu de temps ensemble qu’éprouverait-elle ? L’envie de fusionner ou celle de l’amitié, du verbe et de la confiance ?
Camelia réapparut.
— Fais les poussières de tes tenues de soirée, nous sommes attendues chez M. Desaux pour dîner, à vingt heures précises.
— Tu ne nous as pas invitées de force, j’espère ?
— Loin de là, quand je lui ai dit que je lui présenterais la plus belle fille de tout l’Oregon, il a été ravi de nous avoir à sa table !
— T’as pas fait ça ! Dis-moi que tu n’as pas fait ça !
En guise de réponse, Camelia lui fit son plus beau sourire, son préféré pour laisser planer le doute : le sourire Carnivore, celui qui dévoile toute la dentition.
*
**
L’écu de cuivre aux armoiries de la famille Desaux fermait l’imposante grille de la propriété. Un dragon crachant du feu sur le flanc dextre, une épée au flanc senestre et un donjon austère gravé en relief au centre en formaient les motifs.
Camelia s’annonça à l’Interphone au bord de l’allée et le blason se fendit en deux à l’ouverture des grilles en fer forgé. Derrière, la voiture banalisée affectée à la protection de Juliette s’immobilisa sur le bas-côté. Les deux policiers à l’intérieur sortirent leurs sandwichs et leurs journaux pour prendre leur mal en patience comme convenu avec la jeune femme lorsqu’elle leur avait fait part de son intention d’aller dîner au manoir Desaux.
Camelia conduisit sa voiture à travers la forêt privée, roulant calmement dans la nuit.
Assise sur le siège passager, Juliette contemplait le paysage éclairé par les phares.
— Tout ça lui appartient ? demanda-t-elle. Je veux dire, c’est rien qu’à lui ?
— Et à personne d’autre. Un mur de quatre mètres entoure les douze hectares de propriété, si tu veux t’y promener, il faut faire partie de ses amis. Les persona non grata restent dehors. D’une certaine manière, Anthony Desaux vit dans un autre monde, tu vas voir.
Juliette approuva, peu certaine d’être prête à rencontrer un homme comme celui-ci.
Un imposant massif de rhododendrons laissa subitement apparaître la demeure Desaux. Juliette s’attendait à découvrir un manoir français, comme ceux qui jalonnent la Loire, avec leurs longues fenêtres, des plafonds très hauts aux moulures soignées, aux chemines ouvragées dans le marbre et aux parquets d’époque soigneusement cirés. Mais la résidence de la famille Desaux n’avait rien de l’architecture de Le Vau et ses jardins rien de Le Nôtre. En fait, on l’aurait dite tout droit sortie des Cornwall ou du Connemara. Tout en néogothique, avec d’interminables cheminées de pierre, ses étroites fenêtres et ses pinacles dressés vers le ciel comme des clochetons aiguisés par les éclairs. Elle ressemblait à une église horizontale, remarqua Juliette à mesure qu’elles s’en approchaient.
— Oh, mon Dieu ! s’étonna-t-elle. On va manger là-dedans ?
— Quoi ? Tu ne trouves pas ça excitant ?
— Pas vraiment ! J’ai l’impression d’être dans un mauvais film d’horreur.
— Un mauvais film d’horreur n’aurait pas les moyens de se payer un décor pareil. Maintenant cesse de te plaindre et profite. Tu vas côtoyer l’aristocratie française.
Camelia passa sous un arc-boutant et gara la voiture devant les marches noires du perron. La porte s’ouvrit aussitôt et un homme en costume trois pièces les accueillit en se frottant les mains. Il avait une cinquantaine d’années, les cheveux blancs lissés en arrière et la carrure imposante d’un bon vivant ayant pratiqué tout autant le sport que la philosophie d’Épicure.
— Bienvenue chez moi, mesdemoiselles ! Laissez la voiture ici.
Camelia gravit les marches rapidement pour se porter à ses côtés.
— C’est un plaisir, dit-elle tandis qu’il lui déposait une bise sur la joue.
— Et voici, je présume, la belle Juliette dont j’ai si souvent entendu parler ! s’écria-t-il en dévoilant ses dents anormalement blanches.
Juliette s’approcha lentement. Anthony Desaux se tenait très droit, dans un costume somptueux, lui offrant son plus beau sourire. Elle vit la parfaite dentition, les cheveux impeccables, et la peau rasée de près du millionnaire. Une profonde fossette se creusa dans son menton.
« C’est tellement plus facile d’être beau quand on est riche », se dit-elle en l’observant. Elle s’en voulut aussitôt de se montrer cynique envers lui, encore plus envers son argent, d’autant que sa propre famille n’était pas à plaindre non plus.
— Je suis ravie de faire votre connaissance monsieur Desaux, fit-elle en lui tendant la main.
— Appelez-moi Anthony.
Et plutôt que de lui serrer la main, il se courba et lui fit un baisemain sentencieux.
— Je vous en prie, entrez.
Il s’effaça pour les laisser découvrir l’immense hall.
Le repas se prit dans la « petite » salle à manger, pour « plus d’intimité » selon les mots mêmes du maître de maison. Ils dînèrent sous un lustre en cristal du XVIIIe siècle et dans de la vaisselle dont la moindre pièce devait coûter au bas mot 2 500 dollars. Juliette avait eu peur d’être servie par une pléthore de majordomes mais c’est Anthony lui-même qui fit le service et qui s’attardait par moments dans la cuisine. Et comme le lui avait promis Camelia, il s’avéra un excellent chef, mitonnant un succulent coq au vin avec des haricots verts. Le vin, français évidemment, était des plus capiteux et lorsque leur hôte fit une allusion à son prix, Juliette manqua de s’étrangler. Anthony aimait visiblement parler de lui-même, de sa réussite et de celle de sa famille depuis maintes générations, comme si le talent financier se transmettait par les gènes. Il leur parla beaucoup de son pays, vantant ses paysages, sa richesse culturelle mais blâmant l’incompétence des politiciens et la mentalité fortement conservatrice du peuple français, ce qui amusa beaucoup Juliette. Venant d’un aristocrate fier de ses nobles origines mais qui prônait néanmoins le capitalisme à outrance pour améliorer le rendement financier de ses usines, cette remarque sur le conservatisme sonnait comme une injure pour tous ceux qui n’avaient pas la chance de tenir leur destin entre leurs mains.
À mesure que la soirée se consumait, Juliette vit en Anthony un homme né dans l’argent et la doctrine d’une « bonne famille » mais qui ne s’était pas non plus laissé distancer par le monde, il n’était pas puant de vanité ou de prétention, il possédait l’orgueil d’un millionnaire aux origines nobles sans en avoir l’arrogance.
Quand le dessert leur fut servi, poire Belle-Hélène, et que la barrière de la timidité eut été brisée par la fatigue, l’alcool et la chaleur du repas, Juliette osa une question plus personnelle :
— Excusez ma curiosité, mais vous vivez seul dans cette grande bâtisse ?
Anthony porta la main à son verre de cristal, et de l’autre prit sa serviette et tamponna avec soin ses lèvres.
— Si la question est de savoir si je suis marié, la réponse est non, je suis veuf. Mais je ne suis pas entièrement seul ici, j’ai du personnel qui vit dans l’aile ouest. Je leur ai donné congé pour la soirée. Et vous ? Vous êtes fiancée ou quelque chose comme ça ?
Juliette sentit ses joues s’empourprer et enragea d’être si sensible.
— Non, je me consacre entièrement à mes études.
— Ah, c’est vrai ! Camelia me l’avait dit. Psychologie. Savez-vous que j’ai des amis importants à John Hopkins et à Georgetown[16] ? Je pourrais peut-être appuyer votre candidature si cela vous intéresse.
Juliette avala une bouché de poire, mal à l’aise. « Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? se demanda-t-elle. Il est en train de me draguer ou c’est moi qui fabule ? »
Ne sachant que répondre, elle se contenta de hocher la tête, espérant s’en tenir là.
— N’hésitez pas à me le demander, cela me ferait très plaisir, insista-t-il.
Percevant le malaise de son amie, Camelia posa la main sur celle d’Anthony.
— Il faudra que tu nous promènes dans ta bibliothèque, Juliette est férue de livres !
— Ah oui ? s’étonna-t-il. Alors je suis l’homme qu’il vous faut ! Je dispose de plus de cinquante-deux mille ouvrages sur tous les thèmes !
Juliette remarqua la main du millionnaire qui se refermait sur celle de Camelia. Elle s’était toujours demandé s’il avait existé une relation intime entre eux et n’avait jamais osé poser la question à Camelia. Elle avait vingt ans de moins que lui, mais il gardait un certain charme. S’il y avait eu quelque chose entre eux, le charme en était-il la vraie raison ? « Il est concevable que certaines femmes le trouvent séduisant et original avec ses manières de noble français, mais son argent est aussi source de convoitise, se dit Juliette. Non. Pas Camelia, ça n’est pas son genre, elle n’est pas vénale et dispose déjà de fonds importants depuis son divorce. »
Anthony Desaux plongea son regard dans celui de Camelia en portant son verre de vin à ses fines lèvres.
Juliette laissa échapper un sourire. Oui, il y a eu quelque chose entre eux, ils ont dans le regard le reflet coquin des souvenirs amoureux. Et puis, c’est bien dans l’esprit de Camelia, « dépasser l’apparence de l’âge pour ne garder que le substrat de l’être, comme elle disait souvent. C’est là que l’on trouve le meilleur de l’homme ».
A bien y réfléchir, sa proposition pour la « pistonner » à Georgetown ou John Hopkins était peut-être dénuée de convoitise, il le faisait simplement pour Camelia, comme un témoignage d’affection.
— Bien, et si nous allions visiter cette bibliothèque ? proposa Anthony en se levant.
Quelques escaliers et couloirs plus loin, il poussa le lourd battant d’une porte aux dorures en feuille d’or. Juliette resta coite face au spectacle qui s’étendait au-delà.
Les ombres de la rotonde coulaient sur plusieurs mètres entre les hauts rayonnages de la bibliothèque. Quelques fenêtres dispensaient la lumière d’une lune gibbeuse sur ce territoire de ténèbres. Juliette perçut une fresque au plafond – huit mètres au-dessus – mais la lune ne lui permit pas d’en voir plus qu’un ange dans un arbre et un sage le regardant dans une alchimie très raphaélique.
Les pas d’Anthony Desaux claquèrent sur les lourdes dalles noires et blanches, jusqu’à la table sur laquelle il alluma une lampe en laiton à dôme vert début de siècle. La clarté se propagea sur quelques mètres, sans percer le voile d’ombre qui recouvrait les géants de bois aux étagères bien chargées. Juliette considéra le propriétaire des lieux. Il se tenait au milieu d’un minuscule îlot de lumière, flottant dans une brume de mystère.
— Qu’attendez-vous ? Entrez ! tonna-t-il à l’attention de ses deux invitées qui étaient restées pieusement sur le seuil.
Sa voix résonna bruyamment, rebondissant sur le sol, le plafond, avant d’être engloutie loin dans les allées sinistres de la bibliothèque.
— Je vous l’avais dit, cinquante-deux mille ouvrages sont entreposés ici. Les meubles montent à cinq mètres, et si vous parcouriez toutes les allées de cette bibliothèque vous feriez plus d’un demi-kilomètre !
Peut-être à cause de l’ambiance ou de l’heure tardive, Juliette frémit en écoutant les mots de leur hôte. Plus encore que dans une église ou un cabinet d’érudit, le silence lui paraissait ici une pratique rituelle à ne pas profaner. Malgré tout, elle parvint à desceller ses lèvres :
— C’est impressionnant, avoua-t-elle. L’écho de ses mots s’envola dans l’édifice.
« Mais dites-moi, comment faites-vous pour trouver vos livres dans cette obscurité ? Vous n’y allez tout de même pas avec une lampe torche !
La remarque parut plane à Anthony dont le visage s’inonda de joie. Il s’empara d’une télécommande et pressa un bouton. Aussitôt des dizaines de veilleuses s’allumèrent silencieusement au-dessus des rayonnages. En nombre limité, elles permettaient juste de lire les titres, conférant à la rotonde un manteau d’opacité.
Juliette s’engagea dans une allée en levant la tête vers les reliures de cuir. Elle déambulait à travers de rares îlots de clarté. Elle n’en croyait pas ses yeux, « c’est si grand et si... beau et effrayant à la fois », se dit-elle. Il y avait un mélange d’exhibition et de pudeur sur les étagères, certains livres offrant leurs tranches aux regards curieux et d’autres se dissimulant sous l’ombre épaisse.
Elle s’immobilisa d’un coup, face à face avec une femme aux yeux vides.
Et reprit son souffle en découvrant un buste posé sur un piédestal. Se tournant, Juliette découvrit d’autres sculptures, essentiellement des statues de femmes qui n’étaient pas particulièrement mises en avant. On les avait délibérément laissées en retrait, comme éléments du mobilier plutôt qu’en œuvres d’art.
La voix forte du millionnaire la sortit de sa contemplation :
— Quelle lecture vous ferait plaisir, Juliette ? L’histoire de la Renaissance vue par un contemporain de Da Vinci ? Un exemplaire de Un Yankee à la cour du roi Arthur de Twain signé par l’auteur ? Je sais ! Une édition originale des topiques de Freud ! Ou peut-être préférez-vous un des ces antiques grimoires de sorcellerie ?
— Sorcellerie ? Vous avez des livres qui traitent de magie ? demanda Juliette.
Le rire profond d’Anthony monta vers le dôme tandis qu’il se frottait les mains.
— Ah mais oui ! dit-il, très fier de surprendre son auditoire. Et probablement la plus riche bibliothèque ésotérique du pays !
— Notamment des livres sur la magie noire ?
Camelia porta son regard sur Juliette. Que lui prenait-il de devenir subitement si mystérieuse ? Habituellement, c’était le genre de sujet qui l’ennuyait passablement. De sa propre confession, Juliette n’avait jamais fait de séance de spiritisme entre copines, ni tenté de concocter des philtres d’amour étant gamine, elle avait toujours trouvé ça « trop romanesque ».
— Bien sûr ! s’exclama Anthony. Mais ça n’est pas là un territoire que l’on foule en toute innocence, très chère. Puis-je vous demander quelle est la raison de votre intérêt ?
Ses yeux brillaient d’une joie aiguë et dévorante.
— La curiosité, mentit Juliette. J’ai toujours été intriguée par ces vieux grimoires de sorcière et... j’avoue que l’occulte éveille en moi une certaine exaltation, ajouta-t-elle en forçant son sourire.
Anthony haussa un sourcil, piqué au vif. Camelia assistait à la scène, incrédule face à l’attitude inhabituelle de Juliette.
— Alors, laissez-moi vous guider jusqu’au cœur de ma bibliothèque, dans l’antre des connaissances damnées ! Vous allez aimer...
Il s’enfonça dans une allée aux rayonnages imposants et s’arrêta dans un recoin obscur. Là, il se tourna vers Camelia et Juliette qui l’observaient en restant en retrait. Il leur adressa un petit signe de la main comme pour leur dire au revoir.
Puis il disparut.
Comme par magie.
43
Il avait complètement disparu sous leurs yeux.
Anthony Desaux venait de réaliser le plus vieux rêve de l’homme depuis le Moyen Âge : se rendre invisible. Acculé dans un recoin de la bibliothèque, il s’était évaporé. À la manière du héros de H.G. Wells ou de celui de Marcel Aymé, le millionnaire s’était volatilisé, tel un passe-muraille.
— Monsieur Desaux ? murmura Juliette. Camelia lui fit écho.
Elles échangèrent un bref coup d’œil puis s’avancèrent lentement dans l’allée peu éclairée. Les rayonnages couverts de livres rares et décrépits les entouraient, comme une morne vallée de connaissance.
— Anthony ? appela Camelia.
Juliette la suivait d’un pas. Elle allait héler à son tour le millionnaire lorsqu’une main se posa sur son épaule si bien que son appel se mua en cri de peur.
— Navré de vous avoir effrayée, Juliette, fit Anthony sans dissimuler son plaisir. C’est plus fort que moi, le visage d’une femme apeurée est parfois aussi beau qu’au paroxysme de la joie.
— Anthony ! Mais comment diable as-tu fait ? s’émerveilla Camelia que la situation amusait grandement.
— Cette demeure dispose de maints passages camouflés et portes dérobées. Vous ne m’avez pas vu disparaître car celle-ci est cachée dans l’ombre d’un renfoncement.
Le cœur de Juliette commençait seulement à reprendre un rythme supportable. Pendant une seconde, elle avait bien failli le gifler. Elle détestait par-dessus tout qu’on la surprenne ainsi ! Lui faire peur était la dernière chose à faire pour s’attirer sa sympathie.
— Mais je crois qu’il est urgent que je me fasse pardonner, dit-il en voyant les flammes de la colère danser dans les yeux de Juliette. Suivez-moi.
Ils s’en allèrent jusqu’à l’endroit où il s’était volatilisé quelques minutes auparavant. Anthony glissa ses doigts sous une étagère, aussitôt un panneau de bois coulissa dans l’ombre sans faire de bruit. Ils pénétrèrent dans une autre pièce aux dimensions nettement plus modestes mais à l’apparence au moins aussi cabalistique. Anthony y alluma une petite lampe.
D’immenses étagères couvertes de grimoires couvraient les murs aveugles. Il y en avait bien deux ou trois cents, de toutes tailles, du plus délabré, ne tenant plus que par le fermoir d’acier, au plus immaculé et dont certaines pages n’avaient pu être lues puisqu’elles étaient soudées par le haut dans la même feuille. Quelques toiles d’araignées, des volutes de poussière et l’odeur du vieux cuir terminaient de meubler la pièce octogonale.
Puis Juliette découvrit ce qui trônait au milieu.
Un siège en métal rouillé.
Mais dont les accoudoirs sertis de pointes émoussées et les chaînes oxydées ne laissaient aucune équivoque quant à son usage.
— Ne vous laissez pas impressionner, avertit le maître des lieux. Cet instrument de torture n’a plus servi depuis plus de deux siècles.
— C’est tout de même... dérangeant, fit Juliette en le contournant.
— Un vieux souvenir de famille...
Juliette comprenait désormais pourquoi Camelia lui avait décrit son ami millionnaire comme un excentrique un peu particulier.
— Mais vous vouliez voir des ouvrages de magie noire, et les voici, reprit-il à l’attention de la jeune femme en dévoilant, d’un geste théâtral de la main, les écrits supposés hérétiques.
Juliette s’approcha et commença à déambuler lentement. Les noms qu’elle lisait n’avaient rien de familier dans l’ensemble, ils n’évoquaient rien qu’elle puisse connaître. Daemoniomicum ; Unausprechlichen Kulten ; Malleus Male-ficarum ; Liber Ivonis ; Magie Véritable... Rien qu’elle puisse utiliser. La plupart n’étaient pas même rédigés en anglais mais en latin, en vieux français, allemand ou grec. Autant de langues qu’elle ne maîtrisait pas.
En fait, dès qu’Anthony Desaux avait prononcé le mot sorcellerie, le visage de Leland Beaumont avait jailli dans son esprit. Brolin le lui avait dit, Leland faisait peur à ses collègues car il parlait souvent de sorcellerie, il était passionné par la magie noire. Elle avait espéré trouver un indice dans cette vaste collection occulte mais maintenant qu’elle la contemplait, elle savait que c’était impossible. Il y avait trop d’ouvrages, trop de barrières de langue, de lexique, et tout simplement pas assez de temps.
— Comment se fait-il que tu aies une pièce pareille chez toi ? demanda Camelia dont la voix trahissait l’excitation.
— Grand amateur de livres comme je suis, tu m’imaginais ne pas avoir une collection... (il chercha le mot approprié) disons interdite ?
— Je ne pensais pas que tu irais jusqu’à la cacher derrière une porte secrète !
Anthony Desaux contempla avec assurance les livres qui l’entouraient avant de s’expliquer :
— Toutes les grandes bibliothèques du monde ont des ouvrages maudits. Des livres interdits. Le British Muséum, la Bibliothèque nationale de Paris, celle du Vatican, surtout celle-là, insista-t-il avec un sourire. Toutes ont une large collection qu’elles dissimulent à l’œil du public. Savez-vous comment les Français appellent cette pièce mystérieuse où sont entreposés les volumes maudits ? Ils la dénomment l’Enfer. Je trouve que c’est assez parlant. En général, très peu de personnel a accès à l’Enfer, et parfois, la plupart en ignorent jusqu’à l’existence. Certaines bibliothèques célèbres nient avoir pareils lieux en leur sein, gardant jalousement leurs titres et veillant à ce que personne ne les consulte.
— Pour quelle raison ? interrogea Juliette dont l’intérêt pour l’occulte prenait soudain une réelle intensité.
— Parce que quelques-uns de ces grimoires renferment des secrets que beaucoup ne voudraient pas entendre !
Il avait presque crié pour répondre, gagné par la passion.
— Il existe des livres, continua-t-il sur un ton plus posé, qui ne relatent pas les Évangiles comme on les connaît ! Nichée dans ces pages moisies, repose peut-être la vérité sur notre monde ou notre origine. Et si Dieu n’était pas ce que nous pensons ? Après tout, l’Église lui a façonné une image au fil du temps, à travers une époque où elle était toute-puissante, maîtresse de ce qui s’écrivait et se transmettait. Mais peut-être existe-t-il des textes anciens relatant la vérité, dont les auteurs ne se sont pas laissé corrompre par la verve papale, ou d’autres encore plus vieux qui auraient été les premiers scribes de ce qui se passa, il y a bien longtemps. Depuis deux mille ans, la religion a eu le temps de lénifier le monde, de le soumettre à sa volonté et d’en établir la spiritualité comme elle l’entendait. Pourtant, je sais qu’il existe des textes relatant les arcanes de l’histoire avec authenticité, tous n’ont pas été détruits. Voilà pourquoi on ne met pas tous les livres à la portée de la connaissance collective.
— Vous avez déjà lu un de ces ouvrages ? demanda Juliette. Anthony Desaux posa un index sur sa bouche.
— Le silence est le prix de la vérité.
Elle prit cela pour un oui. Influent, riche et passionné comme il l’était, il avait probablement eu l’occasion de se faire ouvrir les portes de quelques Enfers de par le monde. Camelia ne s’y était pas trompée, c’était un homme excentrique mais très intéressant.
— Et les livres que vous-même possédez, que relatent-ils ? insista-t-elle.
— Beaucoup de choses ma chère, tout dépend de ce que vous cherchez. Il y est essentiellement sujet des sciences occultes, mais d’autres parlent du satanisme, du Vaudou, c’est très vaste ! J’en possède même qui traitent de la mort.
En disant ces mots, il posa sa main sur un lutrin massif, posé derrière la chaise de torture. Le lutrin était entièrement ouvragé, des centaines de griffes travaillées dans le bois qui grimpaient le long de son pied. Au sommet reposait un volume énorme à la couverture parcheminée, sans titre et avec pour seul ornement un crâne lugubre en relief dans le cuir.
— Vous connaissez un peu le sujet, il me semble, hasarda Juliette.
Anthony enfouit ses puissantes mains dans les poches de son pantalon.
— Un peu, répondit-il.
— Vous pourriez m’expliquer quelques rudiments, ou bien des anecdotes que tous les amateurs du genre se transmettent ?
Le rire d’Anthony Desaux était grave et s’éleva dans les airs comme le battement d’ailes d’un dragon.
— Vous souhaitez jouer aux apprenties sorcières ?
— Comme je vous l’ai dit, j’ai un penchant pour tout ce qui est un peu... ésotérique, confia Juliette.
Décidément, Camelia n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait. Juliette d’habitude si fermée à ces histoires de fées et de magiciens en venait à jouer de ses charmes pour s’en faire expliquer le B.A.-BA. Elle la connaissait assez pour comprendre qu’Anthony ne l’intéressait nullement sur le plan sentimental, mais ça n’avait rien d’étonnant de la part de Juliette. Ce qui l’était beaucoup plus en revanche, c’était de la voir se servir de son regard ravageur, bomber imperceptiblement le torse en avant pour faire ressortir un peu plus sa poitrine si ronde, et surtout utiliser son sourire naturel, arme fatale pour l’homo sapiens de base qui croisait sa route. Juliette était en train de le charmer pour obtenir ce qu’elle voulait.
Camelia ne l’en aurait jamais crue capable. Mais Anthony, en homme malin et d’expérience, n’était pas dupe. Il jouait le jeu, buvant des yeux ce qu’on lui montrait et livrant ce qu’il fallait de son savoir pour que le spectacle continue.
— Beaucoup de gens traitent le paranormal et les sciences occultes en général avec condescendance voire dégoût. Mais pour piquer votre curiosité, laissez-moi vous conter une anecdote.
Ce faisant, il entreprit de marcher lentement dans la pièce, se tournant parfois vers Juliette, parfois vers Camelia. Sous ses pas réguliers, le plancher craquait, ponctuant ses phrases de grincements sinistres.
— Savez-vous ce qu’est l’alchimie ? C’est cet « art » étrange qui consiste à transformer du plomb en or. Eh bien, depuis que Mendeleïv au XIXe siècle a établi son tableau périodique des éléments chimiques, nous savons que l’élément le plus susceptible d’être proche de l’or, c’est le plomb. Voilà pourquoi c’est le plomb qui est utilisé dans les expériences en accélérateur de particules et autres laboratoires pour obtenir de l’or. Et au risque de vous étonner, on y arrive ! Mais tout ce matériel coûte si cher à faire fonctionner que l’or obtenu n’en vaut pas la peine. C’est en tout cas la preuve que transformer le plomb en or est possible, l’« alchimie moderne » l’a démontré. Maintenant pourriez-vous m’expliquer comment des hommes au Xe siècle savaient que c’était le plomb et pas autre chose qu’il fallait utiliser pour obtenir de l’or ? Comment, un millier d’années avant notre première expérience, des êtres humains ont pu deviner que le plomb était chimiquement l’élément le plus proche de l’or et le plus adéquat pour obtenir la mutation ? Alors qu’ils n’avaient pas la moindre idée de l’atome, du microscope ou la plus rudimentaire notion de masse atomique ! Car ces alchimistes n’ont pas essayé avec du gypse, du silex ou du granité mais avec du plomb ! Ils le savaient !
— Comment ont-ils pu le deviner ? demanda Juliette sincèrement intriguée.
— C’est là toute la question ! Et je n’en sais rien, car c’est ça l’occulte, un vaste domaine de mystère pour si peu de réponse.
Son introduction avait atteint l’objectif escompté, Juliette et Camelia étaient captivées.
Subitement, Juliette repensa à ses heures de recherche en bibliothèque ces deux derniers jours. Elle demanda :
— Anthony, vous connaissez la Divine Comédie de Dante, j’imagine ?
— Bien sûr, qui ne connaît pareil texte ?
— Je m’intéresse en particulier à la première partie, « L’Enfer ». En fait, je trouve la portée lyrique extraordinaire, mais au niveau... ésotérique, la Divine Comédie a-t-elle une importance quelconque ?
Le millionnaire replaça une mèche blanche en arrière avec ses comparses.
— Oui, on peut dire ça. Pour certains férus d’occultisme, la Divine Comédie n’est rien de moins qu’un guide pour l’au-delà. Cela va peut-être vous faire rire, sachez cependant qu’il y a des gens qui pensent que c’est une histoire vraie racontée sous une forme poétique pour l’adoucir et lui faire perdre de sa crédibilité afin que Dante ne soit pas inquiété en son temps. Mais, il se trouve encore des personnes pour vous certifier que la première partie de cette œuvre est un plan détaillé de l’Enfer ! Et pour ceux-là, la Divine Comédie est probablement l’ouvrage le plus complet et le plus abouti qui soit, une bible !
Juliette hocha lentement la tête sans s’en rendre compte. Elle connaissait au moins un être qui raisonnait de la sorte. Un homme pour qui assassiner n’avait pas l’importance morale que la société prétendait. Un individu plus éloigné de l’homme et plus proche du démon.
Anthony écarta les bras tel un messie au cœur de la bibliothèque privée du diable en personne.
— Maintenant, laissez-moi vous relater les grands mythes de l’occultisme et de la magie.
Très loin d’eux, dans un hall aux dimensions titanesques, résonna le carillon solitaire de l’horloge qui avertissait que vingt-trois heures trente étaient passées.
44
Cinq fourgons blindés, trente-quatre hommes du SWAT en tenue d’intervention – gilet pare-balles en Kevlar, casque de protection et Heckler & Koch MP5 – et dix-neuf policiers dépêchés par le central de Portland bouclaient le parking du Shriners Hospital et de la faculté de médecine. Un hélicoptère de la division routière se tenait prêt à intervenir à quelques centaines de mètres, au repos sur le site d’une station à essence désaffectée derrière l’université. Les trois accès principaux du parking étaient sous surveillance continuelle, un fourgon devait barrer le passage au moindre ordre grésillant dans une radio ou un talkie. On avait également placé plusieurs hommes aux différentes portes de l’hôpital, il était possible – si les choses tournaient très mal – que le suspect décide de s’enfuir pour perdre ses poursuivants dans les méandres des couloirs. Avec tout le personnel qui y circulait, c’était un risque qu’on ne pouvait se permettre. Si l’interpellation capotait ces portes seraient aussitôt bouclées par plusieurs commandos du SWAT, ne laissant aucune sortie libre. Le suspect serait fait. Piégé.
Le seul gros problème venait de la fréquentation même du parking. Il était très usité à tout moment et personne ne voulait d’une prise d’otage. Surtout pas Brolin qui, comme tout agent du FBI, avait suivi une formation sur les techniques de négociation et qui savait à quel point le dénouement pouvait se jouer à un rien.
Avant toute autre chose, le maître mot de cette opération était : discrétion. On ne devait pas percevoir la moindre présence des forces de l’ordre sur toute la zone sous peine de tout faire rater. Les fourgons blindés étaient ceux qu’utilisait habituellement l’ATF[17] de Seattle et venaient tout juste d’arriver après quatre heures de route. L’ATF avait proposé l’aide logistique de quelques agents mais le capitaine Chamberlin avait refusé sous prétexte que rien ne permettait à cet organisme d’intervenir sur le plan juridique. En fait, Michael Chamberlin ne voulait surtout pas de ces hommes sur le terrain, il craignait les débordements ou la bavure.
Les fourgons furent néanmoins livrés rapidement. Ils avaient la particularité d’être aussi singuliers qu’un hot-dog dans les tribunes d’un match de baseball. Livraison de pizza, ou camion de la compagnie d’électricité, sans enseigne, nul n’aurait pu deviner qu’à l’intérieur se trouvaient plusieurs membres d’élite du service d’intervention en train de surveiller le parking par le périscope dissimulé dans la bouche d’aération sur le toit. Quatorze officiers de police patrouillaient en civil entre les allées, ce qui, compte tenu de la taille du site, passait complètement inaperçu.
L’opération avait été mise en place en quelques heures seulement, et ne devait durer que trente-six heures. Au-delà, il se serait écoulé trop de temps pour que le tueur prenne le risque de venir chercher la voiture. Avec les pilotes de l’hélicoptère, c’était donc deux équipes de cinquante-cinq hommes qui étaient mobilisées et devaient se relayer par cycles longs. Plus d’une centaine d’agents monopolisés sur cette « technique proactive », comme l’avait nommée Brolin en référence aux stratégies du Bureau fédéral. Outre l’affront médiatique pour avoir annoncé la capture imminente du tueur, ce serait une cuisante déroute professionnelle pour le jeune inspecteur s’il ne se montrait pas.
Depuis deux heures qu’il était en place dans le fourgon le plus proche de la Mercury Capri, Brolin ne cessait de tout ressasser, la peur au ventre de s’apercevoir qu’ils avaient oublié un détail crucial. À ses côtés, un sergent-chef du SWAT lui tendit un gobelet fumant.
— Café, inspecteur ?
Brolin secoua la tête et le commando s’en retourna à l’arrière du fourgon avec les cinq autres hommes. L’inspecteur recolla ses yeux au périscope et continua son tour d’horizon. La nuit était tombée, il était presque minuit et les propriétaires de voitures se faisaient de plus en plus rares. Brolin avait insisté lors du briefing avec les troupes sur le fait que tout le monde serait suspect sur le parking mais qu’il fallait se focaliser essentiellement sur les hommes seuls ou par deux. Tant que personne n’approchait de la Mercury, ils ne pourraient non plus avoir l’œil sur tout le monde. Pas tant qu’il y aurait de la fréquentation. Mais à minuit, le moindre passant était tout de suite repéré.
Brolin porta son attention sur une silhouette qui venait d’apparaître à une petite porte de l’hôpital. Il fit un zoom et lorsqu’elle passa sous un lampadaire, il identifia une femme d’une cinquantaine d’années. Sans totalement la perdre de vue, il se remit à observer la Mercury.
Une fois de plus, il pesta silencieusement.
La voiture était assez loin des hautes lampes, couverte par une large portion d’ombre. Ils ne pouvaient pourtant pas prendre le risque de la déplacer, le tueur pourrait s’en rendre compte avant d’arriver devant elle.
L’oreillette de Brolin grésilla et il reconnut la voix de Lloyd Meats :
— Josh, on a un contact à la sortie sud. Un homme seul qui marche assez vite dans votre direction.
Brolin pivota sur la gauche et repéra après quelques secondes l’individu en question. Il tirait sur une cigarette tout en se rapprochant à grandes enjambées du fourgon. Puis il jeta son mégot et s’engouffra dans une Toyota avant de partir. Le groupe de surveillance ne comptait plus les fausses alertes depuis déjà longtemps.
— C’est encore raté, commenta Salhindro depuis une voiture banalisée. Josh, tu crois vraiment qu’il va venir ?
— Possible... murmura Brolin en poursuivant son inspection périscopique.
Les minutes se dilatèrent jusqu’à ralentir la trotteuse des montres. Deux heures du matin se profilaient sur le cadran à quartz du fourgon. Très lentement, trois heures se firent. Cette heure de la nuit où la fatigue fige le monde autour de soi, où l’absence de vie donne à la nuit tous les droits sur l’homme, surtout celui d’inquiéter.
Il n’y avait plus que de rares silhouettes à arpenter le bitume de temps en temps. Les officiers en civil avaient réintégré leurs véhicules pour ne pas éveiller l’attention et attendaient dans le noir.
Brolin repensait à ses années d’études avant de s’engager au Bureau. Il avait été studieux, assez peu enclin à sortir tandis que pour ses camarades de cours, les années de fac représentaient des nuits entières de plaisirs et de joie. Son principal excès – si c’en est un – avait été une relation de deux ans avec la même fille, étudiante en sciences politiques. Mais ils étaient tous deux dévoués à leurs études et finalement quand elle eut la possibilité de partir pour Washington afin d’obtenir ses derniers diplômes, ils s’oublièrent. Brolin se demanda ce qu’elle pouvait bien être devenue, et ce qu’elle pouvait faire à cet instant même, alors que lui était assis dans ce fourgon au milieu de la nuit avec son gilet pare-balles qui lui irritait les hanches. En personne normale, elle devait dormir, même avec le décalage horaire de la côte Est. Elle s’appelait Gayle. Et tout compte fait elle était assez mignonne, bien que peu de garçons la...
— À toutes les unités, on a un individu qui vient d’entrer à pied dans le parking, fit une voix.
Josh reprit tout de suite ses esprits.
— D’où vient-il ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, il est sorti de sous les arbres, il était peut-être dans la zone universitaire.
— Bien. On se fixe dessus sans laisser tomber l’attention au reste pour autant, commanda Brolin. Je le vois. Taille moyenne, il porte une casquette et un manteau type veste en duvet.
— Affirmatif.
— Je ne le lâche pas. Lloyd, vous vous mettez dessus également, les autres vous poursuivez le balayage de la zone. Il y a encore plus de cent véhicules garés ici, je ne veux pas la moindre inattention.
La silhouette marchait d’un pas rapide, les mains dans les poches de sa doudoune. Quelque chose clochait. Sa façon de regarder régulièrement autour de lui ne plaisait pas à Brolin.
— Le type est louche, annonça-t-il dans son micro épingle sur le col de son pull. Il ne se sent pas en sécurité ou il ne veut pas être vu. Que l’hélico se prépare à couvrir la zone.
L’homme était à deux cents mètres du fourgon de Brolin et donc de la Mercury. Mais son trajet était droit, et il ne semblait pas en passe de tourner vers eux.
— On dirait qu’il ne vient pas vers vous, commenta Meats.
— Exact, il se dirige vers l’hôpital.
Le sergent du SWAT s’approcha dans le dos de Brolin.
— Vous voulez que mes hommes l’interceptent ? demanda-t-il.
— Non, on n’a absolument rien contre lui. C’est peut-être un type trop nerveux, on ne va pas lui tomber dessus pour ça !
L’homme à la casquette marchait toujours aussi vite et cette fois Brolin vit de la fumée s’envoler de sa bouche.
— Il se grille une clope, fit-il. Apparemment, il ne vient pas par là, pas bon pour nous.
Brolin avait à peine prononcé ces mots que l’individu jeta son mégot et bifurqua soudainement. Il prit sur sa droite, vers Brolin. Vers la Mercury.
— Oh, changement de direction, il vient vers nous. Meats, prépare tes hommes, vous n’intervenez qu’à mon signal.
— Bien reçu.
Cette fois, le suspect laissa ses mains pendre le long de son corps, comme s’il s’apprêtait à un mauvais coup. Il passa sous un lampadaire, ce qu’il avait jusqu’ici évité. Brolin colla ses yeux au périscope mais la casquette du suspect était trop enfoncée et il ne vit que le menton.
— Tu as vu son visage ? demanda aussitôt Salhindro qui suivait tout depuis une voiture, un peu plus loin.
— Négatif, il a la tête trop engoncée dans sa veste et sa casquette le masque.
L’homme quitta l’allée et passa entre des véhicules en stationnement.
Il n’y avait plus aucun doute, il venait tout droit vers la Mercury.
— Je veux le prendre sur le fait, on le laisse toucher la serrure et on intervient.
Déjà les hommes du SWAT se préparaient à l’arrière, baissant la visière de leurs casques, s’assurant une parfaite prise sur leurs crosses travaillées façon pointe de diamant – antidérapante. La tension montait avec l’adrénaline. Tous le savaient, on pouvait être nombreux, surentraînés, bien plus armés, il suffisait d’un tout petit rien pour que l’un d’entre eux ne tombe, abattu par l’imprévisible. Mais ils aimaient leur boulot. La respiration s’accélérant, les mains moites, ils étaient prêts à jaillir par les portes arrière, alors l’action prendrait le dessus, l’adrénaline se diluant dans le sang et leurs esprits se mobilisant sur la situation immédiate, l’instant présent et non sur les perspectives dramatiques du futur.
Le sergent tourna la tête vers Brolin, attendant le signal.
L’homme arrivait juste en face, plus qu’une dizaine de mètres.
— Meats, quand je donnerai le signal, dépêchez-vous de couvrir la zone arrière, le temps que vous vous rapprochiez, je ne veux pas qu’il puisse se mettre à couvert derrière le break gris ou la Lincoln qui est devant. On évite que ça ne se termine en fusillade, il est peut-être armé. Au mieux, il se rendra sans broncher, mais s’il fuit, on le cerne et on se rapproche jusqu’à fermer le filet. On ne tire pas tant qu’il n’a pas fait feu, d’accord ?
— J’espère qu’il n’en a pas l’intention. Nous sommes prêts. Le suspect se faufila derrière le break qui tracassait Brolin et s’approcha de la Mercury. Personne d’autre sur le parking. La chance était avec eux.
L’homme à la casquette s’immobilisa devant la portière du conducteur. Il balaya du regard la surface déserte autour de lui et enfonça une clé dans la serrure.
— Il a la clé ! cria Salhindro dans son micro en observant la scène aux jumelles. Il a la clé !
Mais Brolin ne prêta pas attention à l’avertissement. La voiture était enregistrée au nom de la victime, et même un de ses amis ne commettrait pas la bêtise de déplacer le véhicule innocemment. C’était le tueur qui avait gardé un souvenir. Un parmi d’autres.
— Que l’hélico se pointe, ordonna Brolin. A mon commandement, toutes les unités concernées : déploiement !
Un concert de claquements métalliques s’envola entre les lampadaires tandis que les hommes du SWAT se projetaient hors de leurs tanières. Cinq d’entre eux foncèrent depuis le fourgon le plus proche avec Brolin sur leurs talons, cinq de plus de l’autre fourgon, vingt mètres plus haut, avec Lloyd Meats. Huit hommes apparurent de différentes voitures et coururent vers la Mercury se joindre aux deux premiers groupes. Déjà, le bourdonnement de l’hélicoptère s’amplifiait dans le ciel noir, faisant briller son projecteur comme un soleil nocturne.
À peine les premières portières ouvertes, l’homme à la casquette – tellement tendu – se jeta en arrière et rebondit sur le capot de la Lincoln garée là.
Brolin hurla par-dessus les ordres du SWAT :
— Ne bougez plus ! Vous êtes totalement cerné !
Mais déjà le suspect roulait sur le capot et disparut derrière l’avant de la Lincoln. Aussitôt, tous les hommes de l’intervention s’agenouillèrent et ceux qui le pouvaient se mirent à couvert. Une fois la cible hors de vue, on ne pouvait se permettre de foncer sur elle sans savoir si elle n’allait pas surgir et vider le chargeur d’une arme.
Le groupe de Meats se rapprochait lentement par-derrière, tous les hommes courbés jusqu’à presque progresser à quatre pattes, offrant le moins de surface possible à toucher. Devant Brolin, le sergent du SWAT donnait des ordres à ses hommes par des signes de la main. Et comme une manœuvre répétée des centaines de fois, le groupe se déploya, chacun sachant parfaitement où aller et quoi faire. Ils allaient le cerner de plus en plus près jusqu’à fondre comme un seul homme sur lui. Les premiers d’entre eux surgiraient avec des boucliers anti-balles pour couvrir le groupe pendant qu’une dizaine d’armes se braqueraient à quelques centimètres de son visage.
À une dizaine de mètres, des hommes arrivaient en courant, portant les fameux boucliers qui leur assuraient un minimum de sécurité.
L’hélicoptère était presque là, il pourrait aveugler le suspect à l’aide de son projecteur au moment de l’assaut.
Puis le premier coup de feu déchira le relatif calme de la nuit.
Un des hommes qui marchaient devant Brolin s’effondra en gémissant.
Brolin se jeta à terre et le hurlement des armes commença. Plus de quinze canons faisant déferler un geyser de métal en fusion sur leur cible.
Une pluie de douilles s’abattit sur l’inspecteur alors que le commando le plus proche vidait son chargeur sur la Lincoln. Les déflagrations tonnaient comme le marteau de Vulcain sur l’enclume, forgeant des éclairs éphémères sur la carrosserie de la voiture. Le puissant projecteur descendait des cieux et fixait la scène d’une blancheur immaculée tandis que le pilote faisait prendre de l’altitude à son appareil pour éviter le ricochet des balles perdues. L’absence de vent permit de lancer deux grenades lacrymogènes. Et les coups de feu cessèrent comme par miracle, tous les chargeurs vidés. Deux secondes plus tard, une nouvelle barre de trente cartouches venait se fixer aux MP5 et les hommes du SWAT couraient en avant, tombant sur l’épave fumante comme une araignée fermant ses huit pattes en même temps.
Les boucliers s’entrechoquèrent, les armes se braquèrent et l’hélicoptère se positionna sur le côté, donnant aux hommes d’élite la lumière d’un après-midi d’été.
À travers les dernières vapeurs de gaz lacrymogène apparut ce qui restait du tireur solitaire.
Une simple douille.
Rien de plus.
L’hélicoptère bourdonna encore plus fort, faisant trembler le cercle blanc sur le bitume vide.
45
Il était cinq heures du matin et Juliette n’était couchée que depuis une heure lorsque le carillon de la porte d’entrée la réveilla.
Elle eut du mal à ouvrir les yeux, ne réalisant pas encore que ça n’était pas une sonnette onirique. Mais un autre « ding-dong » termina de la sortir du sommeil. Son cœur s’emballa, multipliant son rythme par quatre en autant de secondes. Elle voulut se lever mais le sang lui monta à la tête et elle se renversa sur le lit.
— Ça va ! laissez-moi le temps de me réveiller ! marmonna-t-elle en se redressant plus lentement cette fois.
Elle passa une robe de chambre et descendit les marches sans bruit et sans allumer.
On distinguait clairement l’ombre d’une présence sur le seuil par l’imposte. D’un coup, tout lui revint. Ces derniers jours, les nouvelles victimes, le Fantôme de Leland, sa folle veillée nocturne dans l’Enfer d’Anthony Desaux. Et si c’était le tueur ? S’il venait finir ce que Leland avait entrepris un an plus tôt ? Non, les deux policiers en faction devant chez elle ne l’auraient pas laissé approcher.
« Sauf s’ils sont morts ! »
Juliette contourna discrètement la porte d’entrée et tenta de voir dans la rue entre les lames des volets. Il y aurait sûrement la voiture de garde devant, peut-être y décèlerait-elle du mouvement, une lueur de cigarette, n’importe quoi qui lui permette de s’assurer qu’ils étaient en vie.
Mais on ne pouvait distinguer la rue à travers les volets, il fallait ouvrir.
Nouveau coup de sonnette. Juliette sursauta, elle manqua de pousser un cri de surprise tant le carillon était fort dans l’obscurité de la maison.
— Juliette ? C’est Joshua, fit une voix derrière la porte. Joshua ? À cette heure-ci ? Soudain, elle comprit que quelque chose de grave était arrivé. Ses parents !
Elle se précipita vers la porte, défit les verrous et ouvrit.
Joshua Brolin se tenait sur le perron, il était en train de repartir.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle aussitôt. Brolin l’observa, vit la robe de chambre, les mèches noires qui se mêlaient devant les yeux de saphir et l’expression encore engourdie de son visage.
— Je te réveille ?
— Euh... oui, à cinq heures du matin, oui.
Brolin se passa la main sur le visage, comme pour effacer ce qu’il venait de dire, et par la même occasion le souvenir de toute cette nuit. De ces dix derniers jours.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ?
Cette fois, Juliette ne craignait plus pour ses parents, mais l’expression de Brolin trahissait une telle fatigue, tant de tristesse qu’elle savait que c’était important pour lui. Il n’avait probablement pas dormi ou si peu depuis longtemps et les soucis pesaient sur chaque trait de son visage jusqu’à creuser des sillons sombres là où la semaine dernière n’apparaissaient que des ridules. Ses gestes n’avaient pas la même assurance, et Juliette pensa un instant qu’il était soûl. Mais il n’avait pas bu une goutte d’alcool de la journée, il était perdu. Perdu dans l’inextricable forêt de ses pensées, enlisé dans les racines de l’épuisement.
Brolin la fixa de ses yeux las.
— Je... suis désolé, je n’aurais pas dû venir...
Il allait repartir quand Juliette lui attrapa le bras.
— Tu n’es pas venu pour me réveiller et repartir ensuite, entre.
Il se laissa guider comme un enfant. Juliette l’installa dans le salon et fila pour mettre de l’eau à bouillir. Quand elle revint, il se prenait la tête à deux mains. Elle s’assit à côté de lui et passa un bras autour de ses épaules.
— Josh ?... Qu’est-ce qu’il y a ?
Il leva les yeux vers la cuisine, fixant la lumière pour se donner un appui.
— J’ai merdé... consentit-il à avouer. Un sacré bordel. Juliette fronça les sourcils, ne comprenant toujours pas.
— On avait une chance de l’avoir, et il nous a filé entre les doigts. On a voulu aller trop vite, on a foncé en quelques heures pour se préparer et on a oublié un... détail.
Le regard de Juliette était posé sur lui, caressant de ses prunelles les lèvres de Brolin pour l’aider à parler, puis ses yeux pour l’aider à ne plus fuir.
« J’aurais dû le prévoir. C’était évident, le Corbeau nous l’avait annoncé et je n’y ai pas même pensé une seconde.
Il tourna la tête et fixa Juliette.
— Nous avons tendu un piège au tueur cette nuit et il a réussi à s’enfuir malgré tout le dispositif en place. Personne n’aurait pu nous échapper, pas même une fourmi. On quadrillait toute la zone, chaque recoin, chaque accès, même le ciel. On contrôlait tout sauf un élément.
Au loin, dans la cuisine, l’eau se mit à s’agiter.
— Il a tiré sur l’un des nôtres et nous avons fondu sur lui. Mais il avait disparu. Comme un putain de sorcier !
Juliette frissonna.
« On a aussitôt braqué les lampes sous les voitures alentour mais il n’y avait personne et comme on avait entièrement bouclé la zone, il ne pouvait pas être passé sans qu’on l’aperçoive. C’est en revenant à l’endroit où il avait disparu que j’ai compris. On avait pensé à tout surveiller sauf un lieu : les égouts. Il y avait une plaque d’égout juste là où il s’était tenu quelques minutes plus tôt. Je ne sais pas s’il l’avait repérée auparavant pour s’enfuir en cas de problème ou si c’est la chance qui lui a mis le nez dessus, reste qu’il a eu le temps de détaler. On a envoyé une trentaine d’hommes en dessous mais il avait déjà disparu. Il a utilisé les égouts pour nous échapper, ces mêmes égouts qui semblent représenter l’Enfer dans l’imagerie fantasmatique du Corbeau.
— S’ils l’apprennent les médias vont se déchaîner, chuchota Juliette d’une voix qu’elle aurait voulue plus assurée.
Elle se mordit aussitôt la lèvre de n’avoir rien trouvé de plus réconfortant que de remuer le couteau dans la plaie. Un sourire de découragement pinça les lèvres de Brolin.
— Tu n’as pas regardé les infos hier soir, hein ? demanda-t-il. Avec ce qu’on a affirmé, ils ne vont pas nous rater si je ne mets pas la main très vite sur ce taré. Un taré plus malin que nous.
— Ne dis pas ça, je suis sûre que tu as fait tout ce que tu pouvais. C’est comme ça, on ne peut pas gagner à tous les coups. Mais j’ai confiance en toi, je sais que tu vas rattraper. Je commence à te connaître. Si ce tueur a laissé le moindre détail derrière lui, je suis sûre que tu pourras remonter sa trace, tu ne lâcheras jamais.
Le regard vidé par la fatigue, Brolin contempla Juliette. Il aurait donné n’importe quoi pour qu’elle le prenne dans ses bras, pour pouvoir se coller contre elle et s’endormir contre la chaleur réconfortante de son corps.
— Tout n’est pas perdu, admit-il enfin. Il portait des gants, mais on a récupéré un mégot qu’il a jeté. C’est suffisant pour prélever l’ADN de sa salive. Mais s’il n’a jamais été fiché pour crime sexuel, nous n’aurons aucune trace de lui dans nos fichiers. Une empreinte digitale aurait été plus utile.
— Quand auras-tu les résultats ?
— On a envoyé le mégot au laboratoire en « prioritaire ». Le temps de prélever l’ADN et de faire un comparatif avec le fichier, je n’en saurai pas plus avant demain soir, pardon, ce soir. Demain au plus tard.
— Alors tout n’est pas perdu. Ça n’aura pas servi à rien. Et le policier qui a été touché, comment est-il ?
— Ça va, son gilet pare-balles a amorti, c’était du petit calibre. Plus de peur que de mal.
Il enfouit son visage sous ses doigts. Juliette avança une main timide vers lui et lui caressa les cheveux.
— Tu as besoin de repos. Depuis combien de temps tu n’as pas dormi ?
Brolin haussa les épaules. Il n’en avait pas la moindre idée.
— Tu peux rester là si tu veux. Ça me ferait plaisir. Enfin je veux dire que ça ne me dérangerait pas, corrigea-t-elle.
Elle ne voulait pas qu’il perçoive son envie de l’avoir proche d’elle pour le reste de la nuit.
— Je ferais mieux de rentrer, tout à l’heure je dois être au central.
— Si tu ne dors pas un peu, tu ne seras en état d’aller nulle part. Même Starsky et Hutch prenaient un peu de repos parfois !
Elle parvint à lui arracher un sourire.
— Reste là, je vais te donner un peu de cette drogue dont nous sommes les seuls accros de toute la ville, tu sais ces feuilles séchées que l’on appelle thé aux fruits des bois.
Brolin hocha la tête et ses lèvres dirent merci bien qu’aucun son ne sortît.
Juliette disparut dans la cuisine et prépara un plateau. Lorsqu’elle revint dans le salon, elle trouva Brolin la tête posée sur l’accoudoir du sofa. Les traits moins tirés, comme dilués dans le repos de l’âme. Les yeux fermés, la respiration légère, il s’était tout simplement endormi.
Elle posa le plateau et disposa une couverture sur lui.
Puis elle éteignit la lumière de la cuisine.
Les tasses de thé fumaient encore.
46
La lumière ne filtre que très peu à travers les épais rideaux du salon, mais cela suffit à Brolin pour le réveiller. Ses paupières s’ouvrent lentement, par à-coups. Puis il enregistre les informations parvenant à son cerveau. Juliette le regarde de ses grands yeux bleus. Allongée sur le sofa en face, elle veille sur lui comme une jeune mère sur son nourrisson. Ses deux iris sont fixes, un pinceau de soleil s’immisçant entre les rideaux vient en faire miroiter l’éclat telle une pierre précieuse. Le bourdonnement strident d’un insecte au-dessus de lui pour seul compagnon. Une grosse mouche noire se pose soudain sur le coin de l’œil de Juliette.
Le soleil en plein dans les yeux grands ouverts et elle ne cille pas.
Et maintenant, la mouche qui danse de ses pattes fines sur la chair rose. Elle tourne sur elle-même, elle cherche quelque chose. Brolin sent sa vue se focaliser sur la mouche, comme une caméra qui zoome, il la voit nettement, en gros plan. Elle courbe son abdomen suintant, agite ses ailes et sa masse arrière grossit, et une noix de liquide blanc jaillit de son cul. La mouche se dandine sur le coin de l’œil jusqu’à ce que la substance blanche s’enfonce dans la chair tendre. La mouche semble réjouie, elle se frotte les pattes arrière et pompe un peu de fluide corporel de sa trompe dégoûtante avant de s’envoler.
Juliette n’a pas bronché, d’un calme olympien, elle s’est laissé faire tandis que la grosse mouche noire lui a pondu des œufs dans l’œil, qui donneront bientôt naissance à des dizaines d’asticots qui vont se nourrir en creusant leurs repas vers le nerf optique.
Ses iris fixent Brolin sans mouvement.
Brolin a compris et son cœur éclate.
Il bondit de sa couche et découvre le reste du corps. La couverture baissée sur les hanches de Juliette, dévoilant sa poitrine blanche. Et les longs traits vermillon qui zèbrent le sofa.
Juliette gît, morte. La gorge ouverte comme un immense sourire démoniaque. Brolin hurle.
Une main chaude se posa sur sa joue.
— Je suis là, Josh, c’est moi, Juliette, tu as fais un mauvais rêve... C’est moi... Calme-toi.
Il ouvrit les yeux, le souffle court, les mains tremblantes. Juliette à son chevet, la tête penchée au-dessus de lui pour l’apaiser.
Elle allait bien. Ses yeux pétillaient de cette joie d’être, de cette hargne de vivre. Rien qu’un cauchemar. Il reprit lentement ses esprits.
— Tu as vraiment besoin de repos, commenta-t-elle. Tu as gémi sans arrêt.
— Je... Je suis désolé.
— C’est pas grave, ça a réveillé en moi l’instinct maternel, fit-elle avec un clin d’œil.
Voyant la couverture sur le sofa en face, Brolin comprit qu’elle avait veillé sur lui. Comme dans son rêve.
— Je ne devrais pas te mêler à tout ça, dit-il l’esprit encore saturé des volutes d’horreur.
— C’est un peu tard désormais ! Je le suis de toute manière. Le tueur copie Leland et je suis la dernière « victime » de Leland. Tu n’y peux rien.
Brolin allait pour se lever et réalisa qu’il n’avait plus ses chaussures. Elle les lui avait ôtées.
— Une vraie mère pour moi, fit-il remarquer.
Elle disparut dans la cuisine et revint au bout de quelques minutes avec un plateau couvert d’une grande variété d’aliments.
— Comme il est onze heures passées, j’ai mis un peu de tout, petit déj’ et déjeuner.
Alors qu’ils mangeaient avec un appétit dont ils ne se seraient pas crus capables compte tenu des circonstances, Juliette décida qu’il était temps de faire part de ses recherches :
— Tu sais, je n’ai pas perdu mon temps non plus cette nuit. En fait, j’ai même appris un tas de trucs intéressants.
— Pour tes études ?
— Non, à propos de Leland.
Brolin, qui allait mordre dans un fruit, resta la mâchoire ouverte.
— Oui, j’ai dîné avec Camelia chez un ami à elle. Il possède une incroyable connaissance en sciences occultes. C’est bien ce que Leland adorait, non ?
— Oui... c’était sa passion, balbutia Brolin.
— Eh bien, j’ai parlé avec cet érudit de l’occulte et il m’a enseigné les rudiments de la magie noire. Enfin... la théorie. Tu vois, je crois que Leland était loin d’être bête.
— En effet, on a même dit à une époque qu’il aurait pu avoir une carrière exemplaire s’il n’avait pas été un tueur en série.
— Ça ne m’étonne pas. Les bases de la magie et toutes ces connaissances sont conservées dans de vieux bouquins pas simples à comprendre. Quand ils sont en anglais – c’est-à-dire pas souvent – ils sont écrits dans un langage très nébuleux, où les tournures lyriques et les métaphores sont légion, et pour être franche, je crois que pour assimiler tout ça, il faut y consacrer du temps et beaucoup de réflexion. J’ai demandé à Anthony Desaux, le spécialiste en question, s’il y avait un livre occulte qui fait référence dans ce monde, un grimoire qu’il faudrait avoir absolument lu pour pouvoir se dire calé dans le domaine.
— Et ?
— Si Leland se prétendait versé dans l’occulte, il aurait dû lire le Al-Azif. Tu sais ce que c’est ? La Bible noire. Un très vieux bouquin écrit sur des pages de peau humaine avec du sang. Tous les sortilèges y sont relatés, toutes les invocations démoniaques. Et la légende veut que ce livre soit en fait un palimpseste.
— Qu’est-ce qu’un palimpseste ?
— C’est un manuscrit dont on a effacé les premières écritures pour pouvoir y inscrire un autre texte. On dit qu’autrefois le Al-Azif contenait des secrets que nul homme ne devait connaître, que sa lecture amenait à la folie, c’est pour cette raison qu’il fut effacé et qu’on en fit une bible démoniaque. L’Égyptien Abd Al Azred aurait dissimulé sous une nouvelle écriture le texte original en l’an 700.
— J’allais te demander si le livre était courant, mais j’imagine maintenant qu’il n’en existe plus aucune trace.
— Apparemment non.
— Apparemment ? insista Brolin.
— Oui, car Anthony Desaux pense que le manuscrit original existe encore, caché quelque part.
— Enfin, rien que Leland aurait pu consulter.
— C’est ce que je me suis dit, mais ensuite j’y ai repensé. Et si Leland avait trouvé le texte original ?
— Et puis quoi ? Il serait devenu satanique et pourrait traverser le temps pour revenir nous hanter ? demanda Brolin avec amusement.
Juliette haussa les yeux comme s’il s’agissait de la chose la plus stupide qu’elle ait entendue.
— Bien sûr que non, mais il se peut qu’il ait entendu cette histoire. Et puisque le fantôme de Leland refait la même chose, il est possible que ce soit quelqu’un qui partage la même passion. Ils pourraient s’être rencontrés dans une bibliothèque ou dans une boutique ésotérique...
Brolin acquiesça. Bien que saugrenue, l’idée méritait d’être creusée.
— Bravo Juliette. Décidément il ne se passe pas une fois où tu ne me surprends pas.
Elle dissimula son sourire gêné en baissant la tête.
Brolin posa sa main sur celle de Juliette au milieu de la table. « Elle est si belle, se dit-il. Si... vivante. »
Elle leva vers lui ses yeux clairs et la respiration de l’inspecteur s’accéléra.
Si belle et si vive.
Elle se pencha un peu en avant et un frisson la parcourut. Sa main saisit celle de Brolin. Un palimpseste.
Elle serrait fort comme pour contenir les élans d’un désir puissant.
C’est un manuscrit dont on a effacé les premières écritures pour pouvoir y inscrire un autre texte.
Juliette pencha lentement la tête vers Brolin. Son cœur bondit en avant.
Mais il n’était plus là, il était dans une maison abandonnée au cœur d’une forêt. Il se sentait animé d’une ardeur dévorante, un besoin incontrôlable de lâcher sa haine. D’assouvir ses fantasmes. Pourtant, il y a des choses qu’on ne peut faire ainsi. Il doit transformer sa victime, elle ne doit pas seulement servir à ses pulsions, elle doit être utile pour la tâche qu’il va accomplir. La victime doit transporter son message. Et ensuite il le cachera pour que le monde ne connaisse pas ce qui se trouve dans son âme.
La victime est son palimpseste.
Brolin se leva immédiatement.
— Je suis désolé, Juliette... Je... je dois y aller.
La jeune femme resta interdite. Était-ce parce que leurs mains se touchaient qu’il voulait s’en aller ? Non, ça ne pouvait pas être aussi stupide.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? finit-elle par demander.
— Ça n’est pas toi. Je viens de comprendre pourquoi Leland et son fantôme brûlent le front de leurs victimes.
— Qu’est... comment... Pourquoi le font-ils ?
— Ils apposent leurs sceaux. Le tueur y inscrit ce qu’il veut et le recouvre d’acide pour faire disparaître la marque.
Brolin était déjà dans le salon pour finir de s’habiller.
— Où vas-tu ? demanda Juliette troublée par ce subit changement.
— À la morgue, découvrir quelle est cette marque. Sa marque.
Celle de son défaut.
47
La Ford Mustang passa en vrombissant dans l’allée réservée aux ambulances et aux cortèges funèbres. Brolin se gara et traversa le bâtiment entier avant d’atteindre le bureau du Dr Folstom. On était samedi et rien n’assurait Brolin de trouver ici le légiste chef, pourtant une intuition lui murmurait qu’il ne venait pas pour rien. Tout en elle indiquait la dévotion totale à son métier, il ne serait pas surpris par conséquent de la voir passer une partie du week-end à son bureau.
— Je peux vous aider ? demanda une femme en tailleur beige derrière un ordinateur.
Brolin montra sa plaque.
— Inspecteur Brolin, je cherche le Dr Folstom, c’est important. Vous savez où je peux la trouver ?
— Oui, elle est allée déjeuner en face, au restaurant Schiffo. Brolin la remercia et disparut. Quelques minutes plus tard, il entrait dans ledit restaurant. Assez élégant, bien que de toute modestie, avec des nappes en vichy rouge et blanc et des bouteilles de vin vides couvertes d’une incroyable quantité de cire de bougie, dégoulinant comme de la sève coagulée. Brolin ne tarda pas à repérer Sydney Folstom qui déjeunait en compagnie de deux hommes. Ils étaient en complets de lin, très certainement faits sur mesure puisque les coutures tombaient à la perfection. Des médecins probablement. Un déjeuner sous l’égide d’Hippocrate, génial !
Le fumet suave d’un plat aux épices titilla les muqueuses de Brolin.
— Docteur Folstom.
Celle-ci leva la tête de son assiette et son expression se durcit quand elle reconnut l’inspecteur Brolin.
— Inspecteur, quelle surprise ! Vous m’avez suivie jusqu’ici pour me lire mes droits ou est-ce d’un nouveau corps que vous venez vous enquérir ?
Brolin salua les deux hommes d’un signe de tête.
— C’est une urgence, croyez-moi, je n’interromprais pas votre repas si ça n’en était pas une. Où est le corps qu’on vous a amené hier après-midi ?
— Lequel ? répondit-elle avec ironie.
Ses deux compagnons rirent à cette plaisanterie qu’ils jugeaient de bon goût.
— Docteur Folstom, vous savez très bien de qui je veux parler. Je dois la voir et j’ai besoin de vos compétences. Maintenant.
L’insistance qu’il avait mise sur le dernier mot figea les rires.
— N’avez-vous aucun respect pour nos estomacs fragiles ? Elle désigna ses compagnons de table.
« Envers et contre les apparences c’est une réunion professionnelle qui se tient là. Et vous êtes en train de la gâcher, inspecteur. L’autopsie de votre corps a été pratiquée ce matin en présence de l’inspecteur Pein. C’est moi qui l’ai faite et mes conclusions ont été faxées à votre bureau et envoyées également par mail. Je n’ai rien de plus à déclarer, inspecteur. Si vous voulez bien nous laisser à présent...
— Et la brûlure sur son front, qu’avez-vous trouvé ?
— Comme pour les précédentes, les tissus sont trop endommagés pour dire quoi que ce soit sinon qu’il s’agit d’un acide puissant. Consultez le dossier, j’y ai mis les détails.
— Mais aucune trace dedans ? Pas de marque singulière, comme un mot ou un dessin ?
— Inspecteur, vous voulez bien me laisser finir de déjeuner tranquillement ?
Le sang de Brolin ne fit qu’un tour. Des vies étaient en danger !
— Docteur, de deux choses l’une : soit vous acceptez de me conduire dans vos locaux et de répondre à mes questions soit j’appelle l’attorney Gleith qui appréciera énormément d’être dérangé pour venir remettre un peu d’ordre dans votre carrière. Que préférez-vous ? Sydney Folstom le fusilla littéralement du regard.
— Inspecteur Brolin, vous êtes un emmerdeur. Et elle prit son sac.
Le mois d’octobre était hésitant. Tantôt venteux et pluvieux, tantôt agréable et calme. Mais ce samedi prenait une tournure maussade. Le ciel était uniforme, gris de l’horizon à son zénith. Un mince filet de pluie tombait par intermittence, rarement plus de quelques minutes et le vent courbait les arbres avec toujours plus de force à mesure que l’après-midi approchait. Depuis le bureau du Dr Folstom, Brolin pouvait apercevoir l’orée du Mount Tabor Park et son volcan éteint. Des arbres se prenant pour des hommes qui auraient voulu atteindre la cime des cieux ployaient sous le vent comme rappelés à plus d’humilité par mère Nature.
— Bon, qu’est-ce qui vous tracasse, inspecteur ? demanda Sydney Folstom en se posant dans son large fauteuil en cuir.
— J’aimerais savoir...
— Vous voulez savoir. Vous avez interrompu mon repas et m’avez traînée ici presque de force, je crois que vous pouvez vous abstenir des formules lénifiantes.
Brolin acquiesça de la tête bien qu’il ne trouvât pas la remarque nécessaire. C’était petit.
— Je voudrais savoir s’il est possible de retrouver une marque que le tueur aurait laissée avant de brûler le front à l’acide.
— Que voulez-vous dire ?
— Je m’explique : je pense que notre homme a inscrit quelque chose sur le front de la victime, un mot ou quelque chose comme ça. Puis après l’avoir tuée, il a nettoyé à l’acide de façon que personne ne puisse le lire.
— Nous ne trouverons rien sur la peau. Les chairs sont complètement rongées et cautérisées. Cependant, s’il a besoin d’acide pour la faire partir, c’est qu’il n’a pas écrit sa marque.
S’il avait utilisé un feutre, de la peinture ou quelque chose dans ce genre, il aurait pu la faire disparaître aisément, sans recourir à l’acide. Puisqu’il tue à l’arme blanche, on peut supposer qu’il grave son inscription dans la chair de la victime. Cela expliquerait la profondeur des brûlures.
— Et vous allez me dire qu’on ne peut plus rien lire ?
— Pas sûr. S’il y a été fort, la pointe de son instrument a peut-être gravé dans l’os du crâne également. Là, on pourrait trouver quelque chose.
Son regard s’adoucit. Elle prit une pastille à la menthe et en proposa à Brolin.
— Vous avez une sale gueule, inspecteur, la tête de celui qui ne dort pas bien.
Brolin la fixait sans répondre.
— Bon, puisque c’est urgent, et si on descendait s’occuper de cette tête ? fit-elle en se levant.
— J’espérais vous entendre dire ça.
— D’habitude les flics détalent en quatrième vitesse quand je le dis...
Ils filèrent au sous-sol.
Aidés par un garçon de morgue, un de ses « thanatologues » comme les appelait Brolin, ils sortirent Elizabeth Stinger de son casier réfrigéré. Le gros fil noir mordait son buste comme un long ver sortant et entrant dans la peau. Un autre fil plus clair retenait le scalp, en partie dissimulé par les cheveux.
« Elle devait être assez jolie », pensa Brolin en observant son visage livide. Le sang avait, avec l’autopsie, entièrement déserté son corps, laissant une aura lactescente border son épiderme.
Sydney Folstom poussa le chariot métallique jusqu’à une salle de dissection en se munissant d’un long scalpel.
— Qu’allez-vous faire ? s’enquit Brolin en observant la lame aux reflets irisés par les lampes scialytiques.
— Prélever la tête.
— Quoi... comme ça ?
Son ton se fit plus ferme encore quand elle répondit :
— Vous me demandez de faire une recherche poussée. Vous vous attendiez à quoi ? Ni les rayons X ni un scanner ne décèleront l’irritation d’une lame dans l’os si elle est peu profonde. De toute manière, la famille a été prévenue que le corps ne serait pas visible, trop endommagé, à commencer par le front.
Bien qu’habitué aux autopsies et autres spectacles macabres, Brolin sentit les muscles de ses jambes s’emplir de ouate.
— Et comment vous allez procéder ?
— Vous avez insisté sur le caractère urgent, donc j’opte pour la méthode la plus barbare, mais la plus rapide.
Brolin déglutit péniblement. Déjà les pires images se superposaient, il imaginait le légiste peler le visage à l’aide d’un long couteau sans plus de difficulté qu’avec une orange bien mûre.
— Je vais faire bouillir la tête, ça ne prendra pas plus d’une heure et demie pour que les chairs se décollent. On rejette le bouillon ensuite pour récolter le crâne parfaitement propre et sans altération.
Si atroce que cette méthode pût paraître, c’est exactement ainsi que Sydney Folstom – diplômée de l’université d’UCLA, membre de la prestigieuse Forensic Sciences Academy, et anatomopathologiste reconnue – procéda.
L’après-midi touchait à sa fin. Les portes du sous-sol battaient l’air à chaque passage de chariot funèbre. Aucune fenêtre ne descendait si bas, ici c’était un monde de ténèbres, un lieu clos où l’on ouvrait homme, femme, enfant comme on épluche un fruit. Personne n’y était insensible, mais tous ceux qui travaillent dans cet univers vous le diront : on finit par encaisser sans blêmir. Partout des corps, certains vides, les chairs à l’air frais pour la première et la dernière fois de leur existence. Des êtres humains écalés, dépouillés du coffrage qu’est la peau, dégarnis de leurs entrailles. Des petits tas de viscères ponctuaient les tables de dissection çà et là, l’écoulement des robinets ou la puissante ventilation ne parvenaient pas à masquer les craquements lugubres de la scie vibrante qui fend les boîtes crâniennes.
Brolin étouffait.
Il avait l’habitude des autopsies mais n’appréciait pas l’exercice. Quand la marmite qui amenait à ébullition la tête d’Elizabeth Stinger commença à dégager une odeur de viande, il prétexta l’envie de se griller une cigarette. Le docteur ignorait qu’il n’était plus fumeur. Il chercha l’escalier le plus proche et par mégarde poussa la porte du « Puzzle ».
Le « Puzzle » est une grande salle noire qui, dans le sous-sol de l’institut médico-légal, est excentrée et évitée par son personnel. Elle ne sert que très rarement – fort heureusement – et prend la poussière la plupart du temps. Il y fait toujours un peu plus froid que dans le reste de l’étage souterrain. Équipée de grandes tables en inox, cette salle sert à accueillir en nombre les cadavres en cas de catastrophe majeure, lorsqu’il n’y a plus assez de casiers réfrigérés. Elle est ainsi nommée depuis qu’un avion s’est écrasé à quelques kilomètres de Portland. Les corps entreposés là étaient fragmentés en dizaine de morceaux et l’on avait dû passer des heures et des heures dans cette chambre froide à disposer les membres les uns aux côtés des autres, en commençant par les rassembler par « famille », et reconstituer peu à peu ce gigantesque puzzle humain.
Brolin avait entendu parler de cet endroit et il n’en fut que plus déstabilisé. À contrecœur, il retourna auprès du Dr Folstom.
Celle-ci avait déjà opéré plusieurs manipulations sur le crâne. Les chairs s’étaient parfaitement décollées, rien n’en subsistait, l’os était luisant d’humidité et parfaitement lisse.
Sydney Folstom balayait à présent la glabelle d’un puissant faisceau oblique, aidée d’une large loupe articulée qui lui servait de monocle. Après quelques minutes d’inspection, elle fit signe à Brolin d’approcher.
— Regardez la partie frontale, il y a bien la trace d’une détérioration, probablement due à la pointe d’un objet affiné. Ça pourrait tout à fait être le même type de couteau à double tranchant utilisé pour tuer la première victime. Nous avons affaire à un adepte du double tranchant, dirait-on.
Brolin se pencha pour voir à travers la loupe. On ne distinguait pas grand-chose, sauf peut-être pour l’œil expert du professionnel.
— Attendez un instant, on va mettre un peu de relief là-dessus.
Elle passa une brosse en fibre de verre sur le crâne et une fine couche de poudre de carbone se déposa dans le sillon minuscule. La lumière crue et vive mit aussitôt en valeur la minuscule tranchée, désormais noire, qui dessinait un étrange symbole dans l’os.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Brolin.
— C’est vous le flic, à vous de me le dire.
— On dirait... une sorte de... de pentacle. Il est possible d’en faire un dessin ?
— Mieux encore, je peux vous faire une photo numérique très nette que l’on va agrandir.
— Docteur, si j’ai été un emmerdeur avec vous, considérez que cela ne se reproduira plus, dit Brolin sous le coup de la satisfaction.
Elle se leva pour prendre l’appareil numérique.
— Si seulement ça pouvait être vrai.
Le crépitement du flash grésilla dans l’air saturé du sous-sol.
48
— Oui maman, ça n’est pas bien difficile, tu sais le semestre n’est pas commencé depuis longtemps.
Juliette changea de position, ces quinze dernières minutes passées au téléphone avec sa mère lui donnaient des fourmis dans les jambes.
— Et cette affreuse histoire de tueur à Portland ? Ils ont du nouveau ? demanda Mme Lafayette.
— La police a annoncé hier soir qu’ils allaient l’appréhender dans les jours à venir. Ils semblaient sûrs d’eux.
— Avec ton père, on se disait qu’il serait préférable que nous prenions quelques jours pour rentrer à Portland. Ça n’est pas le moment de te laisser seule.
— Maman, j’ai passé ces trois derniers mois seule et sans problème. Et puis, je ne suis pas si isolée que ça, j’ai Camelia.
— Ça n’est pas la même chose, si ton père et moi étions là, nous pourrions nous occuper de toi, mettre un peu de vie dans la maison...
— Bon, on ne va pas remettre ça ! commenta Juliette d’un ton qui se voulait ferme mais affectueux. Je sais que papa est sur un gros contrat, il a besoin de toi en ce moment et...
— Mais toi aussi, et ton père est capab...
— Maman, laisse tomber. Je vais très bien. Tu me connais, je peux m’en sortir toute seule, et puis tout se passe bien. Je suis une grande fille maintenant.
— Oui, je sais. C’est plus fort que moi, si je ne t’ai pas sous les yeux, il faut que je me fasse du souci. Tu sors un peu avec des gens de ton âge au moins ?
Juliette trouvait exaspérant ce genre de remarque, surtout de sa mère qui la connaissait mieux que quiconque. Celle-ci avait entendu parler de Camelia et lui reprochait simplement d’être pour sa fille une amie trop pessimiste sur la question de l’amour du fait de son divorce. Parfois, Juliette hésitait à lui confier que c’était elle qui réfrénait les ardeurs de Camelia mais il s’agissait là de petits détails qui ne se partagent pas souvent entre mère et fille. Du moins pas dans toutes les familles.
— Oui, de temps en temps, mentit-elle.
— Je n’aime pas te savoir seule à la maison avec ce dingue qui circule en ville, vraiment, je pense que nous devrions venir passer quelques jours avec toi.
C’était la dernière des choses à faire. Juliette les aimait beaucoup tous les deux mais ne voulait pas de cette affection protectrice, cette couvaison maternelle qui l’étouffait plus qu’elle ne lui laissait le recul nécessaire pour affronter une situation.
— Maman, ça n’est pas la peine. Vous avez plein de choses à faire en Californie et je viendrai pour Thanksgiving. Et puis, nous avons dix jours ensemble pour les fêtes de fin d’année chez oncle Flenagan. Je t’assure que tout va bien.
Elle hésita à lui confier qu’elle était de toute manière sous la protection de la police mais cela risquait d’affoler sa mère plus qu’autre chose.
— Bien. Si tu as le moindre besoin, tu me passes un coup de téléphone, je peux être là en quelques heures. Je me disais que tu pourrais rappeler l’inspecteur Brolin, après tout il serait peut-être content d’avoir de tes nouvelles. Je n’ai jamais compris pourquoi vous n’étiez pas restés en contact.
— La vie... C’est comme ça. Mais si ça peut te rassurer, je l’ai revu ces derniers jours.
— C’est vrai ? Je suis contente, c’est un garçon bien. Juliette savait que sa mère en avait toujours pincé pour Joshua Brolin. Le fait qu’il ait sauvé la vie de sa fille n’y était pas étranger certes, mais il y avait autre chose, une empathie d’esprit peut-être. Les huit années qui les séparaient ne semblaient pas la déranger outre mesure, et Juliette avait même pensé à une époque qu’elle aurait aimé marier sa fille à l’inspecteur. Quelle histoire ! Les tabloïds s’en seraient régalés : « Victime d’un tueur en série, elle épouse son sauveur » !
— Mais dis-moi, ça n’a rien à voir avec cette vague d’assassinats au moins ? demanda Alice Lafayette.
— Non, nous nous revoyons... comme ça.
— Oh ! ne me dis pas « comme ça », on ne se revoit jamais « comme ça ». Qu’est-ce que c’est ? Tu l’aimes bien ?
— Maman, d’abord ça ne sont pas tes affaires !
— Je n’ai rien dit, je me contente de prendre de tes nouvelles.
— Mouais... Bon je te laisse, je dois bosser un peu.
— Juliette, c’est samedi soir, il faut sortir entre amis le samedi soir...
— Je vais y réfléchir.
Elles se quittèrent sur les sempiternelles plaisanteries mère-fille sur « l’homme du foyer », sieur Ted Lafayette.
Juliette monta se faire couler un bain, c’était son plaisir du soir. Lorsque le froid commençait à s’installer sur la région, elle adorait se mettre dans la baignoire vide et sentir l’eau chaude monter lentement pour la réchauffer. Elle vida la bouteille de bain moussant et laissa tomber son sweat-shirt et son jean sur le carrelage. En disposant son linge sale dans la corbeille, elle songea à faire tourner une machine dès que la pause aquatique serait terminée.
Puis elle glissa contre le porphyre de la baignoire et ferma les yeux tandis que la nappe de chaleur liquide l’entourait, redonnant ses sensations à ses pieds transis.
Au loin le téléphone sonna.
« Oh ! merde... »
C’était peut-être important. Ou simplement sa mère qui avait omis un détail quelconque. La sonnerie battait la mesure, sans s’arrêter. Après hésitation, Juliette s’enroula dans une serviette et traversa le couloir pour décrocher.
— Juliette ? C’est Joshua.
— Ah ! Je suis euh, désolée d’avoir mis si longtemps à décrocher... !
Quelle cruche ! Et pourquoi pas lui dire quel temps il fait aussi !
Elle n’avait rien trouvé d’autre à répondre spontanément.
— Écoute, j’ai besoin de ton aide. Ou plutôt de celle d’un ami à toi.
— Je t’écoute.
— Le collectionneur de livres occultes dont tu m’as parlé, tu crois qu’il accepterait de me consacrer du temps ?
— C’est-à-dire que... oui, je pense. Qu’est-ce que tu veux faire ?
— J’ai un symbole à lui soumettre, un dessin ésotérique me semble-t-il et je voudrais qu’il m’en donne la signification.
— C’est pour l’enquête ? Brolin approuva.
Trop contente de pouvoir se rendre utile, Juliette n’insista pas sur le mince et récent fil d’amitié qui la liait à Anthony Desaux.
— Laisse-moi le temps de m’habiller et je l’appelle.
— Je te dérange, peut-être... répondit-il, troublé.
— Non, pourquoi ? Ah oui ! J’étais dans mon bain en fait. Donc, je lui passe un coup de fil et tu viens me prendre d’ici une heure ?
Il y eut une hésitation à l’autre bout du téléphone.
— Je n’ai pas envie de te prendre du temps, Juliette, c’est dans le cadre de l’enquête, il vaudrait mieux que j’y aille seul.
— Anthony Desaux est un homme un peu particulier, il préférera que je sois là. De plus sa bibliothèque est immense, et j’en ai déjà une petite expérience, je pourrais te faire gagner du temps au cas où...
Brolin céda aussi vite. Après tout il n’y avait aucun danger, et Juliette serait une compagne de charme pour égayer sa soirée qui s’annonçait d’ores et déjà morne à écouter un vieux monsieur faire étalage de sa connaissance.
Le rendez-vous fut fixé pour vingt heures.
*
**
Quand il s’arrêta devant chez Juliette, Brolin fit un rapide aller-retour vers la voiture de ses collègues en faction pour les prévenir qu’il se chargeait d’elle pour les quelques heures à venir. Cela ne lui prit que deux minutes mais il pleuvait si fort qu’il réintégra son véhicule tout dégoulinant, la pluie lui coulait même dans le dos.
Juliette le rejoignit en courant depuis le perron de sa villa.
— Quel temps de chien ! s’exclama-t-elle. C’est pire que la saison des pluies en Thaïlande !
— J’ai entendu dire que c’est un beau pays. Tu es déjà allée en Thaïlande ?
— Non, admit-elle un peu penaude. Pour ce qui est d’Anthony Desaux il est désolé mais il ne sera pas là ce soir. Un dîner important avec les membres du directoire d’une de ses sociétés.
Brolin, qui avait la main sur la clé de contact, interrompit son geste.
— Mais son majordome, Paul, nous attend, reprit Juliette. Nous pouvons explorer la bibliothèque à notre guise. De toute manière, il m’a confié qu’il n’était pas très versé dans la connaissance des dessins cabalistiques mais il a promis de mettre en évidence quelques ouvrages qui traitent du sujet.
— Bon, j’imagine que c’est déjà ça.
— Et je nous ai préparé des sandwichs.
Les essuie-glaces balayaient le pare-brise, transformant les gouttes écrasées en un écran myope.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
Juliette haussa les épaules. Elle avait bien une petite idée mais n’osa la lui faire partager...
Le manoir Desaux déployait son immense silhouette gothique dans la pluie battante comme un présage lugubre. Les éclairs venaient se tordre par intermittence dans le parc forestier, illuminant le mur gris de la pluie qui s’abattait sur toute la propriété et au-delà. Tout était noir et flou et la seconde d’après se dressait un bouclier liquide aussi sombre et épais qu’un nuage de cendre.
Paul – un robuste quadragénaire en costume impeccable – attendait les « invités de monsieur » avec un parapluie, ce qui n’empêcha personne d’atteindre le hall en ruisselant.
Ils furent guidés jusqu’à la vaste rotonde qui abritait la bibliothèque. Lorsque Paul poussa les portes, Juliette fut saisie une fois de plus par le mysticisme des lieux. Les longs rayonnages étaient déjà éclairés en prévision de leur venue, mais l’orage, avec le souffle du vent et le martèlement de la pluie contre les fenêtres ainsi que les flashs des éclairs, donnait à ce cadre une dimension surnaturelle que Juliette n’avait pas perçue la première fois. Elle leva la tête dans l’espoir de mieux distinguer la fresque du plafond mais n’en devina rien de plus.
— Monsieur Desaux vous a laissé quelques livres à consulter sur la grande table de travail, expliqua le majordome.
Les « quelques » en question représentaient une trentaine de grimoires épais reposant à côté de la lampe à dôme vert.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis dans la cuisine, au bout du couloir.
Il les salua d’un signe de tête et s’éclipsa en silence.
Juliette contempla les vieux volumes empilés. Ils étaient assurément sortis de la collection du maître des lieux, de son Enfer personnel. Paul n’avait fait aucune mention de la pièce cachée. Juliette se demanda si ça n’était pas là une manière de lui faire comprendre qu’on attendait d’elle une certaine discrétion. Il était tout à fait pensable qu’Anthony Desaux ne souhaitât pas faire connaître ses petits secrets à tous, encore moins à un inspecteur de la Division des enquêtes criminelles.
— Par quoi on commence ? demanda Brolin, une pointe de découragement dans la voix. C’est toi qui as de l’expérience pour les recherches en bibliothèque, non ?
— Par les sommaires, les index, on vérifie tout ce qui peut avoir trait à des dessins ou des symboles occultes. A quoi il ressemble au fait ?
Brolin exhiba l’agrandissement numérique. Sur l’impression laser qu’il tenait, on ne voyait que le front et le haut des orbites, le foramen supra-orbitaire comme avait dit le Dr Folstom. Au milieu, apparaissait en une mince ligne noire le dessin cabalistique. Une sorte de pentagramme.
— C’est bizarre... on dirait une étoile satanique ou quelque chose dans ce genre, commenta Juliette. Sur quoi tu as trouvé ça ?
— Euh... sur le front d’une victime. Il n’avait pas envie de lui mentir.
— Le front ? On dirait plutôt... Oh mon Dieu !
Elle posa une main sur sa bouche comme pour s’empêcher de respirer. Elle chassa de son esprit les images odieuses qui y accouraient.
— Si on s’y mettait ? On en a pour une partie de la nuit alors autant ne pas perdre de temps.
Brolin approuva, il aimait cet entrain qui émanait d’elle, ce dynamisme de tous les instants, même les pires.
49
Dans les profondeurs électroniques du laboratoire de la police scientifique de Portland, Craig Nova s’affairait comme un petit diable.
Il avait appris la cruelle déroute de la fameuse « technique proactive » de Brolin et cela le chagrinait beaucoup. Pas tant parce que le meurtrier courait toujours que parce que Brolin allait pâtir de cet échec. Le piège avait marché bien que beaucoup n’y eussent pas cru, le tueur avait mordu à l’hameçon. C’est ce que le capitaine Chamberlin avait dit à Brolin, il ne s’agissait pas de son échec personnel mais de celui du groupe d’intervention. Nul n’était cependant dupe. Il faudrait bientôt rendre des comptes, à la presse, au maire, au district attorney et s’il fallait un fusible, Brolin grillerait sous le regard vindicatif de l’opinion publique dont le pouvoir d’achat et surtout le pouvoir électif valait largement qu’on sacrifie quelques carrières. Du moins était-ce là l’avis de ceux qui font le monde, à commencer par le pouvoir exécutif de Portland.
Une centaine d’hommes mobilisés avec un lourd dispositif matériel et le Fantôme de Leland s’était tout de même vaporisé sous leurs yeux. Tout ça ne serait qu’un vaste gouffre sans fond, un cuisant échec si on n’en tirait pas le moindre petit renseignement sur le tueur. Et cette piste était à présent entre les mains de Craig Nova.
La carrière de Joshua Brolin était entre ses mains.
Craig ajusta sa blouse blanche et leva le sachet plastique qui, quelques minutes plus tôt, contenait leur dernier indice. Il trouva étrange de se dire que la vie entière d’un homme pouvait se jouer sur le contenu d’un vulgaire sachet.
Le mégot de cigarette que le Fantôme avait jeté sur le parking pourrait peut-être leur livrer son identité. Brolin avait expliqué que, d’après le manque de maturité sexuelle du tueur et ses actes de barbarie ciblés mais sans pénétration, cet homme avait probablement un lourd passé délictueux. Il avait déjà dû être condamné pour atteinte aux mœurs, exhibition ou même tentative de viol. De sorte qu’il était tout à fait possible qu’il soit fiché dans la banque de données des criminels sexuels avec son ADN.
Les molécules d’acide désoxyribonucléique (ADN) se trouvent au cœur de toutes les cellules humaines, et représentent une formidable chaîne d’informations codées. La racine d’un cheveu, une goutte de sang, de salive ou de sperme, et l’on est en mesure de remonter jusqu’au cœur des cellules et d’en extraire le code qui forme l’ADN. Ce code est unique pour chaque individu et il définit tout ce qu’il va être, comme un cahier des charges biologique, couleur des cheveux, des yeux mais aussi taille de l’individu et carrure... D’une certaine manière, c’est là notre carte d’identité naturelle, un très long code de nucléotides.
Craig n’avait plus qu’à extraire l’ADN contenu dans les cellules épithéliales et les leucocytes présents dans la salive qui imprégnait le mégot et le tour serait joué.
La quantité de salive étant très faible, Craig eut recours à la méthode PCR (Polymerase Chain Reaction) pour amplifier les séquences isolées. Le problème avec ce système c’est qu’il multiplie tout, y compris une éventuelle substance étrangère, et donc si l’ADN étudié est contaminé par une source extérieure, on fausse tous les résultats, d’où la nécessité de travailler en milieu clos avec masque, gants et blouse. La méthode PCR permet de travailler avec des quantités extrêmement réduites, elle peut fonctionner avec à peine un milliardième de gramme d’ADN.
Craig Nova avait pour habitude, lorsqu’il enseignait aux officiers de police les rudiments des méthodes disponibles, d’expliquer ce que représente un milliard, ce chiffre empirique qui n’a finalement aucune consistance dans nos esprits si ce n’est la notion de gigantesque. Il demandait à ses élèves combien de temps d’après eux, il faudrait à un homme pour compter jusqu’à un milliard.
Les réponses étaient assez évocatrices du peu de notion que nous avons du chiffre à neuf zéros. Elles allaient de deux jours à six mois. Parfois un an.
Mais rarement quelqu’un donnait la bonne réponse, celle qui étourdit. S’il devait compter un milliard, un homme y passerait trente-trois années de sa vie, quasiment la moitié de son existence. En général Craig repartait sur son explication du PCR et de sa capacité à fonctionner avec un milliardième de gramme et tous les esprits s’extasiaient là où ils demeuraient impassibles dix minutes plus tôt. Il leur semblait alors que les criminels n’avaient plus aucune chance de s’en sortir.
L’expert du détail fit tourner les appareils pendant trois heures, jusqu’à multiplier sa quantité d’ADN par un million. Puis il traita l’ADN par électrophorèse en gel de polyacrylamide afin de faire apparaître le nombre de répétitions d’une séquence élémentaire dans chaque partie de son échantillon. Ces courtes séquences existant par centaines et chacune étant singulière, il suffit d’en examiner plusieurs différentes (en général une douzaine permet la certitude) pour s’assurer du caractère unique du résultat et donc pouvoir définir l’individu en question par cette séquence.
Des bips palpitaient autour du scientifique dans cette pièce nimbée d’un éclairage rouge et dont le bleu électrique des machines nuançait l’atmosphère.
Encore quelques heures de traitement et les données se transformeraient en successions de chiffres, une soixantaine en tout. Ce code numérique serait ensuite entré dans l’ordinateur et la longue recherche informatisée se mettrait en branle. Si quelque part sur le territoire américain, un homme avait été entré génétiquement dans cet immense fichier de criminels, la réponse tomberait fatalement.
Craig pressa un bouton rouge et le ronronnement de la ventilation reprit ses droits.
L’identification n’était peut-être plus qu’une question d’heures.
50
L’orage grondait tel un félin titanesque. La nuit était déjà bien avancée et l’éclairage relativement tamisé de la bibliothèque n’aidait pas à conserver toute sa vivacité intellectuelle. À plusieurs reprises, Brolin se surprit à mélanger les lignes qu’il lisait, devinant avec retard que ses paupières glissaient sur ses yeux comme un rideau de magasin que l’on ferme. Juliette était animée de cette excitation estudiantine, celle qui gagne le chercheur lorsqu’il sent les combinaisons s’assembler à mesure qu’il engrange les informations. Jusqu’ici, elle n’avait rien trouvé mais la fièvre du rat de bibliothèque s’était emparée de son corps et de son esprit. Les pages succombaient les unes après les autres sous ses doigts habiles. Ses yeux engloutissaient les mots comme on vide un verre d’eau après l’effort.
Une heure du matin sonna à l’horloge du hall.
Brolin s’étendit sur son fauteuil et le craquement de ses articulations résonna dans l’immense rotonde.
— Alors ? Quelque chose de ton côté ? demanda-t-il en étouffant un bâillement.
— Rien pour le moment, admit Juliette à contrecœur. Mais je ne peux pas croire que la réponse ne soit pas dans l’un de ces grimoires. Nous avons devant nous des livres parmi les plus complets qui soient, tous les rudiments de la magie noire y sont couchés. Le motif ésotérique qu’il dessine s’y trouve quelque part, j’en suis sûre.
— C’est bien ce qui me fait peur. Je peux m’être trompé, il est possible que le tueur ne fasse que gribouiller un dessin étrange qu’il invente.
— Je ne m’y connais pas bien, mais ce symbole qu’il grave ne ressemble pas au délire d’un esprit malade. On dirait vraiment quelque chose d’étudié, de soigné, dans un but bien précis.
— Faire peur ! s’exclama Brolin. Ça oui, c’est sacrement lugubre.
Il referma le vieil ouvrage qui s’étalait devant lui ce qui souleva un nuage de poussière.
— J’ai besoin de me dégourdir les jambes. Je ne sais pas comment tu fais, je crois bien que j’ai perdu cette patience d’étudier dans des bouquins sans lever le nez pendant plus de quatre heures.
— Déformation universitaire. Mais tu as raison, il faut faire des pauses pour conserver intact son œil critique.
Brolin se mit à déambuler, mains dans les poches, en admirant les sculptures qui jalonnaient les rayonnages. Juliette l’observa, se surprenant à contempler sa silhouette avec plaisir. Elle le rejoignit.
— Tu crois aux contes de fées ? sonda-t-elle.
— Je n’en ai pas lu depuis... Eh bien, depuis des années !
— Reste là, ne bouge pas.
Elle s’éloigna vers un renfoncement plongé dans l’ombre. Là, elle tâtonna pour trouver le mécanisme d’ouverture qu’Anthony Desaux avait utilisé devant elle, et le pressa. Comme le maître des lieux l’avait fait la veille, elle disparut dans le mur.
Brolin trouva cela très amusant mais il perdit son sourire quand elle le fit pénétrer dans la pièce secrète. L’obscurité épaisse malgré une petite lampe, les toiles d’araignées et la chaise de torture lui inspirèrent une certaine crainte. Et un nimbe de respect et de méfiance émanait des ouvrages ancestraux jusqu’à investir le visiteur d’une déférence inattendue en pareils lieux.
— Quel endroit ! Faut-il être fou pour avoir ça chez soi ! s’étonna Brolin.
— Moi, je trouve qu’il y a un charme certain ici, un mélange d’érudition et de mystère.
Elle marchait en longeant les hautes étagères qui fermaient le cercle de l’Enfer. La tête en l’air, elle ne vit pas le pied en patte de lion du fauteuil de torture et buta dessus. Elle perdit l’équilibre et Brolin qui se tenait à côté se précipita sur elle pour la retenir.
Elle lui tomba dans les bras.
Il allait aussitôt lui demander si ça allait lorsque ses yeux de saphir se posèrent sur les siens. Son cœur s’accéléra.
Dans la chute, il lui avait attrapé une main pour la maintenir et réalisa qu’il ne l’avait toujours pas lâchée. Elle était à moitié affalée sur lui et le rose de ses lèvres pleines l’attirait comme s’il était une bille de fer face à un aimant.
Il ne savait que faire. Tout en lui, lui ordonnait de ne pas réfléchir, d’écouter son cœur et son corps, et pourtant il avait peur. Oui, peur. De l’appréhension qu’elle ne soit pas vraiment attirée par lui, mais que ce soit les vestiges du traumatisme de son enlèvement. Son esprit pouvait l’avoir cristallisé comme un sauveur, une figure protectrice dont elle se sentirait débitrice, sans laquelle elle se sentait effrayée dans le monde. Finalement cela revenait à dire qu’elle ne voulait pas de lui comme d’un amant, un confident mais que son inconscient lui ordonnait de s’agripper à ce protecteur. Et si leur relation durait, jamais ça ne serait de l’amour, mais un attachement tronqué.
— Je sais ce que tu penses, murmura-t-elle. L’étreinte de sa main se fit plus forte.
— Je ne sais pas si c’est... commença-t-il, mais Juliette posa son index sur sa bouche.
Elle approcha son visage du sien et lorsqu’il n’y eut plus que quelques centimètres entre eux, Brolin compléta le chemin. Leurs lèvres se caressèrent un instant de leur soie chaude avant de s’ouvrir. Le baiser fut lent, les langues se découvrant avec douceur, puis peu à peu, le désir les fit se trémousser dans la salle poussiéreuse jusqu’à ce que leurs mains se posent sur la peau l’un de l’autre.
Non, Juliette ne subissait pas le contrecoup de son enlèvement. Rien dans ses gestes, dans sa passion ne pouvait être guidé par d’obscures manœuvres de l’inconscient pour assouvir un trauma. Elle était trop entière dans la vie, elle avait fait montre d’une volonté farouche ces derniers temps pour s’en sortir, sa personnalité dépassait largement le cadre d’une séquelle psychologique. Brolin en était à présent sûr, ils se désiraient mutuellement, sincèrement, entièrement.
Et comme leurs gestes prenaient de plus en plus d’assurance à mesure que le désir emplissait chaque parcelle de leur corps, ils oublièrent tout le reste dans une frénésie érotique. Tout, ce qu’ils faisaient là, la menace d’un tueur redoutable sur la région, leurs différences, ou tout simplement le lieu peu approprié où ils se trouvaient, tout cela disparut, avalé dans les limbes de l’excitation.
La chemise de Juliette s’ouvrit sur son soutien-gorge bleu nuit, et Brolin pencha la tête sur cette peau tendue vers lui pour l’embrasser. Elle se tenait à lui, passant les mains sous ses vêtements et ce feu d’artifice de plaisir les enivrait au point qu’aucun des deux ne protesta lorsqu’ils se retrouvèrent sur la chaise, au milieu de la pièce.
Un véritable instrument de torture des siècles totalitaires.
Là, ils firent l’amour avec passion, et Juliette se coupa au flanc sur une pointe d’acier mais aucune protestation, ni un seul cri de douleur ne sortit de sa bouche. Mêlés l’un à l’autre, l’un dans l’autre, ils se donnèrent sans retenue dans un bouquet de mysticisme et de saveurs capiteuses où le plaisir se mélangeait subrepticement à quelques piques de douleur.
Ils restèrent ensuite longuement ensemble, leurs peaux fusionnant à travers le voile de sueur. Il leur fallut de longues minutes pour redescendre de ce nuage de jouissance qui les faisait naviguer loin au-dessus du monde pragmatique et guindé. De longues minutes où leurs têtes continuèrent à tourner.
C’était euphorique, un entrelacs délicat d’exténuation du corps et de palpitations frétillantes pour la pensée. Ils se sentaient comme un sportif venant d’accomplir un exploit, après une longue course harassante où il s’est dépassé, à cet instant ou l’eau tant désirée coule de nouveau sur la langue, dans la gorge. Ce subtil état d’accomplissement où l’on a réussi à se dépasser mentalement et physiquement, où la douleur devient plaisir et où les sensations se perdent dans un vertige voluptueux.
Quand ils se relevèrent et que leurs vêtements eurent retrouvé le chemin de leurs corps, Brolin prit Juliette dans ses bras et enfouit son visage dans ses cheveux.
— Juliette... Juliette... se contenta-t-il de murmurer en la serrant contre lui.
Ils ne se parlèrent pas, ils n’avaient plus rien à dire que la banalité n’aurait perverti.
Ils se cajolèrent dans la pénombre.
Peut-être par souci de rendre le monde supportable, il existe de très rares moments dans la vie d’un être où l’on se sent transporté et accompli, à la fois vide et empli, un état proche de la transe, à la lisière d’une paix omnipotente. Cet état d’esprit que des penseurs, il y a bien longtemps, qualifièrent de Délices et qui devint Éden. Celui-là même que d’autres reprirent à leur compte pour appréhender l’éternité sous le terme de Paradis.
C’est cet état qui berça Juliette et Joshua jusque tard dans la nuit.
Mais n’étant pas chez eux, ils durent se contraindre à retrouver la bienséance des « gens de goût » pour rejoindre leur table de travail. Les grimoires les attendaient paisiblement, écartant leurs couvertures sans pudeur pour dévoiler leurs pages obscènes au premier venu.
Brolin se massa les tempes. Il n’avait aucune envie d’y retourner, il ne souhaitait qu’une chose : s’endormir avec Juliette dans ses bras.
Un visage de géhenne refit surface aussitôt. Brolin revit Elizabeth Stinger comme il l’avait découverte, les yeux ouverts, les chairs de son front en lambeaux.
L’exquisité de leur pause avait rendu Juliette et Brolin euphoriques, moins portés à subir les tracas de la vie, plus enclins à jouir paisiblement de cette torpeur naissante. Au repos.
Mais ce visage de supplice rendit à Brolin toute sa hargne d’investigateur, et sans définitivement refuser la sérénité des ébats, il sut qu’il ne saurait trouver de répit tant qu’aucune réponse ne serait sortie de ces ouvrages. Il serra le poing et se dirigea vers les livres.
— Il faut poursuivre, dit-il. Il faut trouver la signification de ce pentagramme.
Juliette hocha la tête sans rien dire.
Que pensait-elle ? Elle n’avait pas parlé ou peu. Pourtant, elle ne manifestait aucun signe de remords ou de regret. Et cela se confirma dans les deux heures qui suivirent. Ils tournèrent page après page, livre après livre, prenant de rares notes, échangeant quelques remarques et par moments la main de Juliette s’égarait sur la nuque de Brolin où elle s’attardait à caresser la peau avec douceur.
L’aurore en était déjà à ses préparatifs avant d’entrer en scène lorsque Juliette bondit de sa chaise et renversa une pile d’ouvrages en équilibre sur la table. Elle s’empara du cliché effectué sur le crâne d’Elizabeth Stinger et ses traits se figèrent.
— Je l’ai, fit-elle dans un souffle où sourdait l’épuisement.
Brolin se pencha par-dessus son épaule.
Un pentagramme maléfique était dessiné sous l’encre et la plume large d’un scribe séculaire. Brolin lut en vitesse la légende.
Un frisson de dégoût lui tordit l’échiné.
À moins que cela ne fût la peur.
En caractères gothiques était inscrit :
« Rituel de protection contre l’Âme des morts »
51
Le soleil irriguait progressivement les forêts d’un voile lacté. C’était l’aurore.
Brolin conduisit Juliette jusque chez elle où elle lui prit la main pour le conduire dans la chambre. Ils avaient besoin de sommeil, le minimum pour rendre à leur esprit la substance de lucidité suffisante pour réfléchir, pour tenir, lors de la longue journée qui se profilait.
Une fois le rituel recopié, ils avaient quitté sans bruit la propriété du riche Français avec d’atroces évocations démoniaques en tête.
Brolin mit le réveil à sonner cinq heures plus tard, assez pour retrouver sa concentration et pour tenir une nuit blanche si nécessaire. Ils s’endormirent l’un contre l’autre, pressant leurs corps las pour ne laisser échapper que peu de peau, ils voulaient se goûter pleinement, même en sommeil.
Lorsqu’il y repensa plus tard, Brolin en garda un souvenir flou de fatigue. Il ne sut jamais s’il s’agissait d’un rêve ou si leurs corps s’étaient réellement chevauchés lentement durant leur somnolence jusqu’à les éveiller. Il se souvenait de gestes tendres, de gémissements et d’un plaisir se diffusant dans tout son corps à la manière d’une explosion au ralenti.
Mais le réveil ne sonna pas.
C’est le crescendo électronique de son téléphone portable qui le fit sortir du lit. Une sirène synthétique le guidant dans le noir de la chambre.
Quand il décrocha enfin, Brolin n’eut pas le temps de parler qu’un homme surexcité débitait déjà à une cadence effrénée des propos incompréhensibles.
— Hey, doucement ! corrigea Brolin de la voix rauque du demi-sommeil.
— Josh, c’est Larry. Il faut absolument que tu viennes !
Il n’y avait pas de panique dans son intonation, plutôt de la stupeur.
— Il... il est quelle heure ? T’es où ? demanda Brolin.
— Je viens d’arriver au central.
— Vous avez du nouveau ?
Salhindro laissa un blanc avant de répondre :
— Plutôt, oui. Je suis avec Craig Nova.
— Ah ! Le mégot, c’est exploitable ? Il pourra en tirer l’ADN nécessaire pour tenter une identification ?
— C’est justement à ce propos qu’on te cherche partout. Craig a extirpé l’ADN et a lancé le programme d’identification.
L’adrénaline éveilla définitivement Brolin.
— Et vous avez un résultat ? s’exclama-t-il sans trop y croire.
— Josh, où es-tu ?
Brolin se demanda si ça n’était pas de la peur qui sourdait dans la voix de Salhindro. Il hésita à répondre.
— Chez Juliette, pourquoi ?
En d’autres circonstances, Salhindro n’aurait pas manqué de faire remarquer combien il était étrange de savoir Brolin chez Juliette, un dimanche matin à dix heures et demie. Mais il n’en fit rien, ce qui confirma que quelque chose n’allait pas.
— Est-ce qu’elle est à côté de toi ?
— Non, elle dort encore.
— Bien. Josh, je voudrais que tu t’assoies et que tu jures de croire ce que je vais te dire.
— Qu’est-ce que tu me racontes ? Alors vous l’avez identifié cet ADN oui ou merde ?
Derrière lui, Brolin perçut du mouvement, les pas de Juliette sur la moquette.
Salhindro souffla dans l’écouteur comme pour se donner du courage.
— Oui. Il y a un fichier qui correspond dans la base de données.
— Bon sang !
— Je crois que ça ne va pas te plaire, Josh.
Le jeune inspecteur sentit son sang se glacer dans ses veines comme des milliers d’aiguilles s’enfonçant en lui. Juliette l’entoura d’un bras et déposa un tendre baiser sur sa joue. Elle s’assit sur ses genoux.
Et cette fois, la voix de Salhindro trembla pour de bon :
— Josh, cet ADN qu’on a trouvé sur le mégot... C’est celui de Leland Beaumont.
Le Bourreau de Portland dont la tête avait explosé dans une gerbe pourpre un an plus tôt.
52
Impossible.
C’était tout simplement inconcevable.
Leland Beaumont avait été tué, d’une balle de Glock – 9 mm Parabellum – en pleine tête. Son cerveau avait été emporté devant les yeux de Brolin en une ombre disloquée. Leland avait été enterré quelques jours plus tard et son corps n’était plus à l’heure actuelle qu’un amas dévoré par les vers. Il ne pouvait avoir laissé sa salive sur le mégot.
La cellule qui travaillait sur le Fantôme de Leland était réunie dans le bureau du capitaine Chamberlin.
Dès l’appel, Brolin avait sauté dans ses vêtements et entraîné Juliette à sa suite vers le central de police. Il était hors de question de la laisser seule. Cette nouvelle, si aberrante fût-elle, scintillait comme un néon « danger » dans son esprit et il n’avait pu se résoudre à se séparer de Juliette. Elle attendait dans son bureau, encore ignorante de la situation.
Brolin déposa sa veste en cuir et fit face à Craig Nova dont les traits trahissaient une lourde fatigue.
— Quelle fiabilité pour le test ADN ? demanda-t-il.
— Plus que suffisant pour envoyer un homme en prison à perpétuité sans risque d’erreur.
— Cet ADN, se peut-il que par une incroyable coïncidence un autre individu ait le même ?
— C’est la seule explication ! s’écria Bentley Cotland. Craig secoua énergiquement la tête.
— Absolument impossible. L’ADN d’un individu est unique.
— C’est aussi impossible que Leland soit vivant !
— Mais il y a une explication, reprit Craig. L’ADN est strictement personnel, aucun être humain ne peut avoir le même, sauf certains types d’individus. Les jumeaux homozygotes, issus du même œuf.
— Mauvaise réponse, tonna Salhindro. Leland était fils unique.
— On est sûr de ça ? insista le capitaine.
— Euh... oui. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? S’il y avait un autre enfant, il aurait une trace d’existence non ? Carte d’identité, permis de conduire, un boulot... Au moins des témoins. Enfin, ça se saurait ! L’état civil est tout de même compétent ! De nos jours, on ne peut pas avoir un enfant et le cacher au reste du monde, pas pendant plus de vingt ans ! Et puis, pourquoi la famille Beaumont l’aurait caché pendant si longtemps ? On n’est pas à la télé, les gens n’agissent pas pour donner dans le sensationnel au détriment du réalisme !
— Pourtant, la réalité criminelle est parfois si incroyable qu’on trouverait ça stupide dans un film ! protesta Meats.
Les visages se fermèrent. Leland était le seul enfant de la famille Beaumont, et avec lui mourait toute piste plausible pour expliquer le phénomène de l’ADN retrouvé.
— Est-il envisageable qu’il s’agisse d’un vieux mégot conservé jusque maintenant pour nous amener à une fausse piste ? interrogea Bentley Cotland.
Craig haussa les épaules.
— En théorie oui, mais il ne ressemblait pas à un morceau desséché, à moins qu’on l’ait gardé au congélateur...
— Ça ne tient pas debout, intervint Lloyd Meats. Il est venu sans se douter du piège, il n’avait quasiment aucune chance de s’en sortir, s’il l’avait flairé, il n’aurait pas pris le risque de se pointer.
— Lloyd a raison, approuva Brolin. Si le tueur avait voulu nous induire en erreur, il aurait laissé le mégot à côté d’une victime, c’était sans risque pour lui.
— Mais alors qu’est-ce que ça veut dire ? tonna le capitaine Chamberlin que l’impatience et la nervosité tendaient comme une corde de piano au point de rupture. Cet ADN, il vient bien de quelque part ?
Le silence tomba. Les six hommes s’observèrent. Tous pensaient à la même chose mais personne n’osait le formuler. Sauf Bentley, qui une fois de plus ne partageait pas le point de vue du groupe. Il n’était décidément pas fait pour être flic et se félicitait jour après jour que ça ne soit pas le cas.
Salhindro se jeta à l’eau finalement :
— C’est peut-être Leland en personne.
Même s’ils le savaient tous mort et enterré, nul ne fit remarquer que c’était tout simplement impossible. Ils se l’étaient déjà bien trop répété.
Brolin décida qu’il était temps de faire part de ses découvertes :
— Écoutez, avec l’aide de Juliette j’ai trouvé...
— Juliette ? La dernière victime de Leland, je présume ? l’interrompit Bentley Cotland.
— Je vous ai déjà demandé de ne pas dire victime, elle se porte bien.
— Vous voulez dire que vous avez mêlé une civile à l’enquête ? s’étonna Bentley avec la pointe de sarcasme qu’il affectionnait tout particulièrement et qui le rendait détestable.
— Elle en sait plus que quiconque sur Leland, elle l’a vu de près !
— Je croyais que c’était vous le spécialiste des tueurs ?
— Cotland, vous commencez à me...
— A vous quoi ?
Brolin bondit de son siège, l’air menaçant.
— Du calme, messieurs ! ordonna le capitaine Chamberlin. Joshua, vous êtes fatigué, nous le sommes tous, alors calmez-vous. Et vous, je vous prierais d’apprendre à modérer vos propos. Si Brolin a communiqué des informations de l’enquête à une personne civile, c’est moi que ça regarde, restez en dehors de ça !
— Vous avez une façon de mener votre service qui ne me plaît pas.
— Très bien, mais pour le moment l’attorney Gleith vous a mis ici pour apprendre, et vous n’êtes pas encore attorney, alors taisez-vous.
Des étincelles jaillirent des prunelles de Cotland. Un jour, il lui paierait ça. Quand il serait nommé dans ses fonctions, il ferait son possible pour leur mener la vie dure.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé ? demanda Chamberlin à l’attention de Joshua.
Celui-ci se rassit et reprit :
— Pourquoi le tueur brûle le front de ses victimes à l’acide. Il ne veut pas que l’on puisse voir ce qu’il y a inscrit. Gravé, devrais-je dire.
Chamberlin fronça les sourcils.
— En effet, poursuivit Brolin, le tueur grave un symbole occulte dans la chair de ses victimes. C’est le pentagramme d’un vieux rituel de protection. C’est censé protéger le « sorcier » contre l’âme de celui qu’il va tuer. Les victimes de Leland Beaumont avaient également le front brûlé de la même manière. Ils se sont refilé le truc.
— Sauf si c’est le même, fit sombrement remarquer Salhindro.
— Et ce rituel, ça peut nous apprendre quoi ? voulut savoir Meats.
— Pas grand-chose en soi, répondit Brolin. Sauf que c’est un rituel très rare, et ça confirme l’hypothèse que le tueur croit fermement en la portée ésotérique de ses actes. Il est possible qu’il soit abonné à des revues spécialisées, qu’il fréquente des boutiques occultes et qu’il emprunte beaucoup de livres cabalistiques dans les bibliothèques. Des pistes de travail intéressantes.
Le capitaine allait rebondir sur ces informations quand Brolin continua :
— Mais ça n’est pas tout. Ce rituel est censé être utile pour ceux qui cherchent la vie par-delà la mort. Le rituel protège l’utilisateur mais lui permet de dévorer l’âme de sa victime. Ce sont les mots mêmes du grimoire. Et il ajoute : « Ainsi, en dévorant l’âme du sacrifié, on s’assure de vivre après la mort. C’est la vie éternelle, le retour du mort parmi les vivants. »
— On se fout de nous...
Lloyd Meats avait dit cela spontanément, une manière de ne pas avouer la peur qui traquait la brèche à la lisière de sa raison.
— Leland Beaumont brûlait le front de ses victimes. C’était un passionné de magie noire et un fou furieux, compléta Brolin.
Le capitaine triturait une gomme entre ses doigts.
— Bien... Je ne crois pas en toutes ces conneries de satanisme, mais l’ADN parle de lui-même. Alors afin de lever le doute et d’apaiser les esprits, je crois que je n’ai pas le choix, fit le capitaine d’une voix sourde. Je déteste faire ça mais je vais demander l’autorisation à l’attorney, un permis d’exhumation. Au moins, on sera fixé. On saura si Leland a réussi d’une manière ou d’une autre à s’en sortir, ce qui est impensable, ou si quelqu’un nous joue un vilain tour.
Bentley Cotland dévisagea le capitaine.
— Mais... Vous ne pouvez pas faire ça ! Leland est mort et même si c’était la dernière des pourritures, son âme a droit au repos, on ne peut pas violer sa sépulture comme ça !
— Vous pouvez m’expliquer la présence de son ADN sur le mégot ?
— Non, mais...
— Alors je ne vais pas prendre le risque de laisser en liberté un homme comme ça !
— Il est mort ! Une balle a fait voler en éclats son crâne ! Chamberlin se tourna vers Meats, ignorant les protestations du futur assistant attorney :
— Lloyd, arrange-moi ça avec le cimetière où Leland est enterré. Après notre... (il adressa un bref regard à Brolin) déroute sur le parking, je ne veux surtout pas que la presse apprenne ce que nous faisons, sinon c’est nos têtes à tous qui sautent. L’exhumation aura lieu de nuit, quand le cimetière est fermé. On ne sait jamais, il y a toujours un journaliste un peu dingue pour surveiller la tombe d’un tueur au cas où...
— Bien, je m’en occupe pour ce soir.
Le capitaine continua :
— Brolin, vous serez là-bas, Lloyd vous filera un coup de main. Et monsieur Cotland ferait bien de vous accompagner, il sera le témoin de notre zèle. S’il le désire, bien entendu.
Cotland hocha la tête.
Il y serait, et si le capitaine Chamberlin prenait de l’importance dans les années à venir, cela pourrait bien servir ses propres intérêts. Un jour viendrait peut-être où faire pression sur Chamberlin pourrait être utile, et cette exhumation n’était rien d’autre que le témoignage de son incompétence, c’était de l’abus de pouvoir qui ferait mauvais genre si cela venait à se savoir... Le type de détail qu’il faut toujours avoir en mémoire pour progresser en politique.
Brolin et Lloyd échangèrent un regard peu rassuré.
Pour une fois, Bentley Cotland n’était pas seul à être mal à l’aise à l’idée d’être sur le terrain.
S’assurer que Leland reposait bien au fond de son cercueil n’enthousiasma personne.
Encore moins d’ouvrir la tombe en pleine nuit.
53
Leland Beaumont reposait pour l’éternité dans le cimetière de Latourell, une petite ville au bord de la Columbia River. Dans cette région au paysage déchiré de gorges escarpées, de forêts profondes et noires. Le dernier membre de sa famille, son père Milton Beaumont, l’avait voulu ici car c’était proche de sa maison dans les bois. Et Latourell était la seule ville de plus de cinq mille habitants à plusieurs miles à la ronde.
Brolin avait passé un peu de temps avec Juliette après la réunion. Il avait longuement hésité à lui dire pour l’ADN de Leland. Que valait-il mieux faire ? Lui révéler la vérité et l’effrayer tant qu’ils ne connaîtraient pas d’explication ? Ou lui mentir et la protéger d’un cocon pernicieux à long terme ? Il avait finalement opté pour la franchise, ils se devaient cela maintenant que des liens encore plus importants les unissaient. Avec le courage et la détermination qu’elle s’était forgés pendant ces douze derniers mois, elle encaissa la nouvelle sans trahir d’émotion. Et lorsque Brolin lui fit part de l’exhumation à venir, elle se contenta d’approuver et de dire : « Vérifie pour moi qu’il est toujours dans sa tombe. Je n’ai plus peur de lui aujourd’hui, mais si c’est vraiment son fantôme qui revient je ne sais pas ce que je deviendrais... »
Il l’avait rassurée du mieux qu’il avait pu, mais comment convaincre quelqu’un quand vous-même vous doutez ?
Officiellement le ratage de la « technique proactive » mise en place n’était imputé à personne en particulier, la presse s’était déchaînée, cherchant absolument un nom et un visage qu’ils pourraient fustiger en public, mais la police se refusa à livrer en pâture qui que ce fût. Cet acte de solidarité envers ses équipes risquait de faire tomber les dirigeants, à commencer par le capitaine Chamberlin, si des résultats rapides ne venaient pas renforcer sa position, surtout après ses propos publics qui avaient amené le tueur à tomber dans le piège.
Plus que jamais, le temps leur était compté. Chaque journée de plus pourrait être synonyme d’une nouvelle victime.
Chaque journée faisait croître l’impatience générale, Chamberlin et Brolin seraient les premiers à en souffrir. L’enquête basculerait dans des mains jugées plus expertes. Voire dans les mains de l’agence locale du FBI. Les prétextes à faire intervenir les fédéraux ne manqueraient pas si le maire en personne et l’attorney Gleith s’y appliquaient de concert.
Dans la voiture qui conduisit Lloyd Meats, Bentley Cotland et Joshua Brolin à Latourell, ce dernier déplia le journal du dimanche qu’il venait d’acheter. « Fiasco monumental ! » titrait la une sans équivoque. En dessous, le sous-titre enfonçait le clou : « Tentative d’appréhension du Fantôme de Leland, la police brasse du vent avec nos vies et notre argent ». Le maire y faisait même une déclaration avec toute la démagogie propre aux hommes des hautes sphères : « Nous ne tolérerons pas qu’un individu menace la sécurité de nos citoyens, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il soit arrêté dans les plus brefs délais et à ce titre je rencontre le chef de notre police, aujourd’hui même. Concernant cette opération de la police, je n’étais pas au courant mais nous allons tirer cela au clair ensemble et des sanctions seront prises à l’encontre des fautifs... » Il y en avait encore un long feuillet.
Combien de temps encore le capitaine Chamberlin pourrait-il couvrir Brolin avant qu’on exige de lui un sacrifice à la vindicte populaire ?
La voiture se gara devant le bureau du shérif de Latourell en fin d’après-midi. L’air était frais, chargé d’humidité comme si l’orage de la nuit passée était proche, dissimulé derrière la montagne dans l’attente du meilleur moment pour surgir.
Le shérif Hogson n’était pas présent mais son adjoint prévint qu’il se trouvait à son « autre bureau ». Dans une petite ville comme Latourell, le shérif est un homme élu, mais qui continue bien souvent à partager son temps entre sa fonction légale et son métier. Hogson était le propriétaire d’une petite scierie à l’extérieur de la ville.
La Ford noire conduisit les trois représentants de l’ordre jusqu’à la sortie de Latourell et ils trouvèrent un chemin et une pancarte « Scierie Hogson » clouée sur un tronc au bord de la route. Ils roulèrent peu de temps dans la forêt avant de déboucher dans une petite clairière.
L’odeur de bois coupé flottait dans l’air lourd comme une fragrance de mort végétale. La scierie ne débitait qu’une petite production de bois, essentiellement destinée aux usines à papier sur la route de Vancouver dans l’État de Washington. Elle ne comptait que trois bâtiments aux dimensions modestes, et employait une quinzaine d’ouvriers en semaine.
Mais aujourd’hui, jour de repos dominical, seul Dan Hogson était présent. Les stridences des scies ne venaient pas troubler le bruissement du vent dans les hauts conifères de la forêt environnante. Les effluves de sève étaient si capiteux qu’ils stagnaient, semblables à un nuage ambré.
En sortant du véhicule, Brolin avertit Cotland :
— J’apprécierais beaucoup que vous nous laissiez, Meats et moi, faire la conversation, d’accord ?
L’intéressé se contenta de hocher la tête sans même accorder un regard à Brolin.
Un homme d’une quarantaine d’années sortit du bâtiment principal. De taille moyenne, des cheveux courts poivre et sel et une bouille ronde, le shérif Hogson avait l’air sympathique. Il leur fit signe en descendant vers eux.
— Vous êtes les collègues de Portland je présume ? J’ai entendu votre voiture arriver.
Une fois à leur niveau, il leur serra la main avec vigueur. Meats et Brolin exhibèrent leurs cartes et se présentèrent. Bentley suivit timidement.
— J’ai aussi reçu le fax du bureau de l’attorney. C’est une sale affaire que vous me demandez là ! Pour être honnête, on n’a jamais eu d’exhumation ici.
— C’est pourquoi nous insistons sur votre discrétion, fit Meats en caressant sa courte barbe noire. Il s’agit d’une simple vérification, pas de quoi alarmer la population.
— Vous êtes marrant ! Vous croyez que ça va passer inaperçu ?
— En fait, nous avions songé à procéder de nuit, compléta Brolin.
Visiblement, c’était là une idée complètement saugrenue pour Dan Hogson, élu shérif pour la deuxième fois consécutive.
— Quel est le problème au juste ? J’ai reçu le permis d’exhumation au nom de Leland Beaumont, j’imagine que ça a rapport avec les meurtres actuels, non ?
Brolin et Meats échangèrent un coup d’œil discret.
— En quelque sorte oui, admit Meats. Nous voulons nous assurer que le corps de Leland n’a pas été... volé.
Hogson sursauta comme piqué par une guêpe.
— Qui serait assez con pour piquer un cadavre ?
— Comprenez que nous comptons sur votre discrétion, insista Brolin. Nous ne voudrions pas que les gens se fassent de mauvaises idées.
— Comme vous voudrez. Vous savez que ce type, Leland, on le connaissait un peu dans la région.
Brolin tiqua.
— Comment ça ?
— Eh bien, le gamin, il est venu bosser ici pendant deux mois un été. En juillet-août 96 même. Je m’en souviens parce que c’est cette année-là qu’on a eu un incendie à la scierie, mais rien à voir avec lui, c’était à l’automne.
— Je ne savais pas qu’il avait travaillé pour vous, s’étonna Brolin.
— Pour être franc, c’était... un échange de bons procédés. Il nous filait un coup de main pour charger et décharger le bois et je lui filais un petit billet, rien de très officiel si vous voyez ce que je veux dire.
Brolin hocha la tête.
— Et comment était-il ?
— Oh ! pas méchant. Un peu solitaire, il parlait pas beaucoup. Je dirais pas qu’il avait l’air limité si vous voyez ce que je veux dire, mais il n’était pas très vif. Enfin, en tout cas, il n’était pas très concentré. Le genre rêveur, toujours plongé dans son imagination. Il nous a fait deux-trois conneries mais jamais rien de grave, en tout cas j’aurais jamais prédit qu’il pourrait un jour faire... vous voyez ce que je veux dire.
— C’est souvent comme ça. Ce genre d’individu vit trop dans son monde pour laisser paraître toute la haine et la frustration qui l’habitent.
Le shérif Hogson haussa les sourcils et froissa le menton, entre dégoût et incompréhension.
— Bon, on ferait mieux d’y aller si on veut avoir l’excavateur communal avant la nuit, conclut-il. Laissez-moi récupérer quelques papiers et je reviens.
Les deux inspecteurs acquiescèrent et Hogson remonta vers les bureaux. Il n’avait pas été difficile à convaincre en fin de compte.
Le vent fît s’entrechoquer les branches des sapins de Douglas et les premières gouttes de pluie tombèrent, bien épaisses et froides.
*
**
Les grilles du cimetière de Latourell avaient été fermées à dix-neuf heures, comme tous les dimanches. Le gardien avait ensuite conduit l’excavateur jusqu’à l’allée où reposait le corps de Leland.
Brolin était impressionné par la taille du cimetière d’une si petite ville. Il s’était attendu à un minuscule champ de pierres tombales, au lieu de quoi Latourell abritait les vestiges de deux siècles d’habitants, de trappeurs, de chercheurs d’or de passage ou de chasseurs vivant dans les alentours. Les sépultures sourdaient de la terre comme des doigts rachitiques, tendus vers les cieux avec tristesse. Sur la pierre polie par l’érosion, les épitaphes avaient été effacées, abolissant à jamais le droit à l’histoire de ces gisants désormais anonymes. C’était une colline funèbre tout droit sortie d’un conte de Washington Irving, il ne manquait plus que la brume et le gibet sous l’arbre noueux du sommet.
Le shérif Hogson restait en retrait, observant religieusement l’excavateur manœuvrer entre les stèles mangées par la mousse et les ronces. Nombre d’entre elles n’étaient plus entretenues, et pas même le gardien ne les préservait des attaques de la nature. Elles étaient oubliées, comme une mauvaise action du passé qui disparaît dans notre esprit au profit du quotidien et de sa routine réifiante.
Le soleil venait de teinter de son sang le paysage vallonné et laissait à présent l’espace à la nuit et à la lune occultée par le rideau de pluie et de nuages. Troy Subertland, le gardien, était resté pour aider à l’exhumation, il était le seul à savoir manipuler la petite pelleteuse.
Les cinq hommes courbaient la tête, encaissant le froid de la pluie sans rien dire, limitant leurs mouvements au minimum pour ne pas la laisser couler sous leurs vestes imperméables. Tout autour d’eux, la boue émettait un son spongieux en accueillant l’eau, se gargarisant pleinement de cette nourriture liquide, la déglutissant sans peine vers ses profondeurs putrides.
Un silence quasi religieux était tombé sur l’assemblée. Mais pour Meats et Brolin, il ne s’agissait pas de respect divin ou autre superstition des temps anciens. À mesure que la terre s’ouvrait sous les mâchoires de la pelleteuse, les deux inspecteurs percevaient la présence de Leland, elle s’amplifiait, gorgeant l’atmosphère de sa démence.
Dans ce début de nuit, que n’éclairaient que les phares de l’excavateur, Brolin aurait juré que des vapeurs phosphorescentes s’élevaient avec grâce de la terre où gisait le corps de celui que l’on avait surnommé en son temps de terreur : le Bourreau de Portland.
À bien y penser, tout le paysage semblait corrompu par l’empreinte de la mort et de la démence. Les plantes se cabraient vers les étoiles comme des succubes enlacés et les ténèbres paraissaient ici plus abyssales encore que partout ailleurs.
Personne ne trouva mot à dire pendant la demi-heure qui suivit, ils assistèrent impuissants au réveil du Mal.
Puis les dents de l’excavateur raclèrent une surface creuse.
Un frisson commun lécha les échines à la manière d’un vent obscène.
Brolin saisit une des pelles que le gardien avait mises à leur disposition, bientôt suivi de Meats. Ils s’approchèrent du trou.
Bentley et le shérif Hogson ne bougèrent pas d’un pouce.
Au fond de la terre boueuse apparaissait le coin plus clair de ce qui avait été un cercueil. Armés de leurs pelles, les deux hommes dégringolèrent plus qu’ils ne descendirent dans la fosse et ils entreprirent de dégager ce lit de mort.
L’eau de pluie ruisselait le long des parois fragiles, comme des centaines de petites veines palpitantes. Une longue flaque noire s’allongeait avec les minutes, mélange d’écume brune et de débris végétaux qui flottaient à la surface. L’eau pénétra les chaussures des deux hommes et le froid remonta sa langue reptilienne le long de leur dos.
Ils creusèrent, poussèrent et s’embourbèrent au fond de la cavité. Après moins de dix minutes passées dans ce trou, la pluie et la boue s’étaient emparées de leurs corps, couvrant chaque parcelle de peau, chaque vêtement, pareilles à l’eau d’un marais pestilentiel.
Et lentement, ils firent ressortir la mort de son antre.
Quand le cercueil fut entièrement dégagé, Meats jeta sa pelle au-dessus de lui. Brolin hésita un instant à la garder comme une arme au moment d’ouvrir le couvercle. C’était stupide et il la lança également par-dessus la fosse.
Dominant la scène, Bentley Cotland, le shérif et Troy Subertland s’étaient rapprochés, ils guettaient avec méfiance, les pieds au bord du gouffre.
Les cheveux plaqués sur le front par la pluie, Brolin cria vers Cotland :
— Passez-moi une lampe ou éclairez-nous d’en haut !
Il dut répéter en haussant la voix pour qu’elle porte pardessus le martèlement de la pluie.
Cotland obéit aussitôt, tenant une puissante lampe torche au-dessus du trou, le pinceau blanc fixé sur le chêne maculé.
— C’est le moment de vérité, lâcha Brolin faiblement à l’attention de Meats.
Ils défirent la sécurité du couvercle et l’ouvrirent dans un effroyable grincement.
La pluie tombait furieusement sur le cimetière. Le clapotis devenait assommant, les gouttes s’écrasant dans les flaques, dans la boue, la terre buvait pour mieux régurgiter, pour se laver. Le cimetière tout entier suintait, excrétant la poisse de ses cadavres.
La nuit était noire et froide, parcourue d’un vent hurlant semblable au chant lugubre du coyote.
Et ce qu’ils virent allait les hanter encore longtemps, jusqu’à leur dernier souffle.
— On est dans la merde... laissa échapper Meats en contemplant l’impossible.
Sous la pluie froide, il se signa, lui qui n’avait plus mis les pieds dans une église depuis plusieurs années.
Leurs paupières ne purent cligner devant ce spectacle odieux.
Un cercueil sans aucun ornement, sans capitonnage. Un cercueil absolument vide.