54
La nuit glissa au-dessus de Portland, de ses gouffres et ses forêts avec l’insidieux malaise de la mort qui rôde alentour. D’immenses nuages noirs passèrent comme des spectres silencieux, étouffant la région sous leur cape lugubre.
Cette nuit-là, Brolin ne rejoignit pas Juliette chez elle. Après l’exhumation de la tombe de Leland Beaumont, il avait fui la peur jusque chez lui. Lui qui ne buvait que très peu d’alcool vida un tiers de la bouteille de Jack’s qui prenait la poussière. Il prit une douche brûlante, presque douloureuse. Puis, il enfila son vieux T-shirt de l’académie de Quantico, d’un gris usé avec la devise du FBI inscrite en gros caractères : Fidélité, Bravoure, Intégrité. Il se sentait bien dedans, en sécurité, comme dans un vestige d’un âge de probité révolue. Une époque où il savait où il allait, ce qu’il faisait et en quoi il croyait. C’était avant les désillusions professionnelles.
Dans le petit vestibule contigu à son salon, Brolin entendait les gouttes d’eau qui tombaient de sa veste. Il tourna la tête et aperçut ses chaussures maculées de boue et l’image de la tombe vide de Leland s’imposa avec tout ce qu’elle impliquait d’impossible.
Une enquête supplémentaire devrait être menée rapidement sur la disparition du corps de Leland. Car il ne pouvait s’agir que d’une profanation. Leland avait été enterré, il était mort.
Après tout, en es-tu si sûr ? Étais-tu présent lors de l’enterrement ?
Non, Leland avait pris une balle en pleine tête, il ne pouvait avoir survécu d’une manière ou d’une autre. Son corps froid avait été examiné par des médecins. Le pronostic était sans partage.
Mais as-tu seulement vérifié que le corps était bien dans le cercueil quand on l’a mis en terre ?
Son cerveau avait été arraché en partie avec la boite crânienne.
Leland pratiquait la magie noire. Il voulait devenir immortel.
La torture mentale dura quelques minutes avant que Brolin allume sa console de jeux vidéo. Il n’avait plus joué depuis... depuis deux semaines, un exploit ! Les rayonnements cathodiques et la fréquence convulsive du jeu l’arrachèrent à la réalité. Quand les premiers morts vivants surgirent, Brolin écrasa le bouton « off ». Il dormit peu, d’un sommeil vide, sans rêve, sans repos.
Il se leva à sept heures, prit à peine le temps de se doucher et la Mustang s’élança vers le central de police. L’estomac gémissant, Joshua se prit de nostalgie pour la nuit passée chez Juliette, ses bras rassurants et son jus d’oranges pressées du matin.
Salhindro raccrochait un téléphone quand l’inspecteur entra. Pour quelqu’un qui n’était pas censé s’en occuper, Salhindro s’impliquait dans l’enquête avec un dévouement proche de la philanthropie pathologique, à moins que ça ne fût tout simplement du masochisme. Ni le capitaine Chamberlin ni aucun inspecteur de la Division des enquêtes criminelles n’avaient fait la moindre remarque. Attraper le tueur et le Corbeau était la priorité avant tout le reste, fonctions individuelles comprises.
Lorsqu’ils avaient découvert la tombe vide, Meats et Brolin avaient prévenu par téléphone le capitaine et Salhindro, aussi ce dernier se contenta d’un signe de tête à l’attention du jeune inspecteur quand il le vit passer dans le couloir. Ils n’avaient pas envie d’en parler, pas encore.
Les premières heures de la matinée filèrent sans que la fatigue se fasse sentir. Brolin joignit par téléphone Lloyd Meats qui était retourné au cimetière de Latourell dès le matin pour interroger le gardien actuel et son prédécesseur sur l’éventualité d’une profanation. Mais rien de ce côté. Aucun des deux hommes n’avait constaté quoi que ce fût sur la tombe de Leland Beaumont pendant les douze mois de sa présence sépulcrale.
La bonne nouvelle vint de Cari DiMestro qui appela vers dix heures et demie :
— L’équipe qui travaillait à la reconstitution du visage de la première victime a achevé son boulot hier. Ils ont bossé sept jours sur sept et s’estiment satisfaits du résultat, d’après eux, c’est tout à fait exploitable.
— OK, Cari, faites des photos du visage, qu’on les fasse circuler dans tous les postes de police de l’État, et aussi dans l’État de Washington, elle peut en être originaire. Qu’un portrait très net soit envoyé à tous les journaux de Portland et Salem, petite et grande distribution. Tu peux t’en charger ?
— Notre demoiselle X sera bientôt la compagne du petit déjeuner de tous les habitants de l’Oregon.
— Merci Cari.
— Attends, c’est pas tout. À propos de l’acide employé pour brûler le front, la spectrométrie de masse a révélé de l’anhydride et d’autres composés courants comme de l’hydrogène. En fait, il faut dissocier ce qui faisait partie de la chair de la victime et ce qui a été ajouté. Mais l’hydrogène, associé à l’oxygène, pourrait bien être l’eau nécessaire à H2S04, de l’acide sulfurique. Ça ne t’aidera pas beaucoup, c’est un acide commun en soi, on en trouve partout, même dans les lycées. En revanche, j’ai eu le résultat des investigations de Craig sur la scène de crime d’Elizabeth Stinger. Les prélèvements à l’aspirateur ont révélé une certaine quantité de craie.
— De craie ?
— Oui. Il semblerait que c’était sur le sol, autour de la victime, en trop faible quantité pour qu’on le remarque à l’œil nu dans l’obscurité, mais il y avait de la poussière de craie blanche.
— Ça pourrait avoir été laissé par ses chaussures ? Comme s’il venait d’une carrière de craie par exemple ?
Brolin entendit Cari tourner les pages d’un rapport.
— Attends voir... Non, quantité supérieure à ce qu’auraient laissé des traces de pas, et trop ciblée. La poussière de craie était uniquement autour du corps, et essentiellement au niveau de... de là où auraient dû se trouver les jambes de la victime. D’après Craig, c’est le tueur qui l’a apportée, il s’est servi d’une craie et la poussière s’est déposée sur le sol.
Brolin enregistra les informations et remercia vivement Cari DiMestro pour le travail de toute l’équipe scientifique.
Puis il s’enfonça dans son fauteuil et se mit à se mordre la lèvre machinalement. La piste de l’acide ne les mènerait nulle part, il n’était pas assez rare pour qu’on puisse remonter jusqu’à un acheteur potentiel. En revanche, l’autre élément était plus intéressant. Qu’est-ce que de la craie venait faire là ? En faible quantité de surcroît, comme si le tueur avait écrit quelque chose à la craie, quelque chose qu’il avait ensuite effacé puisque la police n’avait pas trouvé d’inscription.
De la même manière qu’il grave un pentacle dans le front de ses victimes et qu’il l’efface à l’acide ensuite.
Tel un domino qui entraîne son comparse dans sa chute, cette remarque fit jaillir une autre idée dans l’esprit de Brolin. Le tueur avait dessiné un pentagramme sur le sol, là où il avait découpé les jambes d’Elizabeth Stinger. Une autre de ces figures démoniaques au sens mystérieux.
Brolin enfouit son visage entre ses mains. Une autre possibilité qui venait s’ajouter aux autres mais qui ne valait pas grand-chose tant qu’elle ne se vérifierait pas. Sans le motif exact du symbole, l’indice était maigre, aussi décida-t-il de mettre l’information dans un coin de son esprit et de passer à un autre sujet.
Il ouvrit le dossier cartonné « Leland Beaumont » et tourna quelques pages jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait : la mention « adresse de la famille ».
Crow Farm, Bull Run road, Multnomah county.
Quel nom étrange pour une habitation[18] ! Sinistre et glauque, bienvenue chez les cousins de la famille Adams.
Brolin fit sonner ses ongles contre le bureau et hocha finalement la tête.
Il allait rendre visite à Milton Beaumont. Il aurait dû le faire depuis longtemps. Si simple d’esprit fût-il, le vieil homme avait peut-être quelques secrets à exhumer.
Brolin ouvrit une armoire dans un coin et en sortit une mallette en plastique. Il ne prit pas la peine d’en vérifier le contenu, il le connaissait par cœur.
La porte de son bureau claqua et il s’engouffra en direction des ascenseurs quand la voix sèche du capitaine Chamberlin tonna :
— Josh ! Une seconde !
Une pointe de désespoir perçait dans son intonation.
— On vient de recevoir une autre lettre.
— Quoi ? Elle est certifiée de nos deux hommes ?
— Le contenu nous assure de son authenticité. Venez. Une odeur écœurante de tabac froid flottait dans le bureau du capitaine. Bentley Cotland y était assis et Salhindro arriva aussitôt.
— Elle nous est parvenue il y a tout juste une heure, par le courrier commun, informa Chamberlin. Fred Chwimsky l’a balayée à la Polilight et au luminol mais ça n’a rien donné. Apparemment, elle ne contient aucun message caché comme la précédente. Mais elle n’a pas besoin d’artifice pour faire froid dans le dos.
Il tendit la lettre à Brolin. Elle était imprimée, comme les précédentes.
Chers inspecteurs,
Pas de rimes ni de poésie cette-fois-ci, non plus que d’indices.
Vous avez triché. Ce petit piège était grotesque, il témoigne de votre incompétence. Si vous croyez pouvoir m’empêcher d’accomplir mon devoir, je vous en souhaite bon courage. Néanmoins, j’ai été heurté de vous voir me considérer comme une vulgaire bête que l’on traque et à qui on tend un piège. Vous m’avez sous-estimé. Je vais donc vous en punir.
L’arrogance de votre chef, Monsieur Chamberlin, m’a profondément choqué, toute cette suffisance pour un résultat aussi pitoyable, ne m’a soutiré que mépris et, je dois bien l’avouer, un long moment de joie quand votre pathétique petit plan a échoué. Si je m’en étais douté, j’aurais filmé la scène, elle aurait beaucoup plu à la télé.
Ceci étant, je m’en retourne à mon Œuvre. Une fois la punition infligée, je vous re-contacterai peut-être pour vous faire suivre la continuation de mon travail.
Avec un certain dégoût à votre endroit,
Moi.
Brolin replaça la lettre dans son emballage de protection en plastique pendant que Chamberlin lissait nerveusement sa moustache.
— Personne n’étant au courant pour les lettres que ce dingue nous envoie hormis vous, je pense qu’elle est suffisamment singulière et précise pour être individualisée. Joshua, qu’en dites-vous ?
— Oui, ça colle. Mention aux indices, aux rimes et à la poésie, tout ce que contenaient les précédentes lettres. Ce n’est pas un canular. À part ça, il y a certaines évidences. Il se sent investi d’une sorte de mission qu’il prend très à cœur, il parle d’« œuvre », de son « devoir » et ainsi de suite. Il ne fait aucune mention à l’autre, celui que nous pensons être son homme de main. Il parle uniquement à la première personne, jamais de « nous », comme si l’autre n’existait pas, il n’est qu’un outil. Tout comme ses victimes, il n’a absolument aucun respect pour elles, elles ne sont pas des êtres vivants mais des objets de satisfaction sur lesquels il a tout pouvoir. J’en veux pour preuve sa colère d’avoir été traqué « comme une bête » pour reprendre ses mots, alors que c’est exactement ce qu’il fait à ses victimes. Elles ne sont rien, mais quand c’est lui que ça touche, il enrage.
Brolin lança un bref regard vers Bentley Cotland, surpris qu’il n’ait encore rien trouvé à répondre. Il poursuivit :
— Mais malgré toute cette colère à notre égard, il nous écrit encore et laisse à penser qu’il pourrait bien continuer. Il a besoin de reconnaissance. Son vocabulaire témoigne d’une certaine culture que l’on ne s’attend pas à trouver chez un tueur en série, en général de pauvres types. Sauf que là, nous sommes face à un individu très intelligent, il est rusé et cultivé. Il emploie des termes assez recherchés, précis et il clôt avec un mot qu’on n’utilise presque plus, très littéraire : « à votre endroit ». Il s’est peut-être fait tout seul, par les livres. Il a construit son bagage à travers ses lectures, ce qui explique à la fois ses tournures littéraires et son besoin d’être reconnu. Il doit vivre seul ou avec son « homme de main » qu’il maltraite car il ne peut apprécier son génie. Il se sent probablement incompris, lui qui a tellement engrangé de connaissances mais n’a jamais eu l’occasion d’en faire étalage. Il est timide ou asocial, ne fréquente que peu de monde et reste frustré, car personne ne peut voir à quel point il est intelligent. Ça l’énervé et il a dû en nourrir une certaine haine pour tout le monde puisqu’il est maintenu à l’écart. C’est pour ça qu’il joue avec nous. Il a un travail pour lequel il s’estime sûrement surqualifié, et ses collègues doivent le prendre pour un prétentieux ou un doux dingue mais pas dangereux. Il excelle dans l’art de manipuler, je pense. Enfin, et ça rejoint ce qui a déjà été dit, il est extrêmement narcissique. Il signe « Moi » et estime que l’on n’aurait pas dû lui tendre un piège aussi risible, comme si nous ne méritions pas de l’appréhender.
— Vous m’impressionnez, commenta Cotland. Tout ça grâce à une lettre !
Il avait perdu son arrogance et son côté provocateur, le spectacle de la tombe vide sous le déluge nocturne l’avait sensiblement remis à sa place. Mais Brolin ne se faisait plus d’illusions, tout comme après l’autopsie, il encaissait et perdait son agressivité mais il redeviendrait rapidement Bentley Cotland, le seul et l’unique. Le fier. On ne peut changer la fibre essentielle d’un homme.
— Il ne s’agit que d’une interprétation, mais à force de détails nous pourrons resserrer le profil jusqu’à nous faire une idée très précise de ce qu’il est, comment il pense.
Devinant que Cotland allait répondre avec ironie ou véhémence, le capitaine Chamberlin s’empressa de prendre la parole :
— Messieurs, il nous annonce clairement qu’il va frapper de nouveau. Qui, où et comment ? Il ne nous le dit pas.
— Mais s’il tue encore, ce nouveau crime sera à ne pas comparer avec les autres. Cette fois, c’est pour nous qu’il va tuer, pour nous faire souffrir. Pour nous toucher directement, pas pour servir ses desseins. Il ne faudra pas l’inscrire dans la lignée de ce qu’il accomplit, prévint Brolin, le regard sombre.
— Ce type nous nargue ! s’indigna Bentley. Il faut faire quelque chose, il va tuer sous nos yeux et nous sommes incapables d’agir ! Est-ce ça, la police de Portland ?
Salhindro se leva et se pencha au-dessus de Cotland, les mains sur ses accoudoirs.
— Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, pauvre idiot ! Ce type tue au hasard, il choisit ses victimes selon ses critères personnels, sans aucun lien, sans mobile apparent, c’est le cauchemar de tout investigateur. Vous vous imaginez qu’on a tous hâte de voir la prochaine victime ? D’aller annoncer la nouvelle à sa famille ! De subir la vindicte médiatique parce que ce type est trop malin pour laisser des indices derrière lui ! Des tueurs comme John Wayne Gacy ont fait plus de trente-trois victimes avant d’être arrêtés par hasard. Le tueur du zodiaque a massacré quarante-trois personnes avant de disparaître sans jamais être démasqué. Ici, il y a eu deux victimes et nous en sommes tous malades, mais hélas une enquête est quelque chose qui progresse lentement et par à-coups. Vous, vous n’avez qu’une idée, c’est...
— Larry... Larry ! calma Chamberlin.
Salhindro se redressa et la lumière revint sur le visage de Cotland en même temps que le sang.
— Messieurs, ne nous laissons pas aller, restons solidaires, ça n’est pas le moment de flancher, fît remarquer le capitaine de la Division. Larry, nous allons doubler les patrouilles pendant quarante-huit heures, rappelle les hommes en congé, même les congés maladie devront, dans la limite du raisonnable, nous filer un coup de main. Je veux que nous quadrillions cette ville en permanence, surtout les coins déserts qu’affectionne le tueur.
— Je pense que sa prochaine victime sera tuée dans les égouts, annonça Brolin. Il tue en rapport avec l’Enfer de Dante, en fonction des neuf cercles souterrains, et Elizabeth Stinger a été retrouvée devant une entrée des égouts. La comparaison est assez flagrante.
— Josh, il nous est impossible d’envoyer des gars patrouiller là-dessous, il nous faudrait l’armée pour ça ! objecta Chamberlin avec regret.
— Mais avant de reprendre son « œuvre », il va devoir nous punir, il va chercher à tuer quelqu’un pour nous causer préjudice. Il va sûrement s’arranger pour que ce soit un meurtre médiatique, en prévenant la presse ou autre. Si nous sommes la risée de tous, nous serons coincés entre lui et l’opinion publique, isolés et presque marginaux comme lui. Je ne serais pas étonné que ce soit là sa démarche.
— Dans ce cas, on multiplie les patrouilles, on ouvre des standards supplémentaires et chaque plainte devra être prise avec le plus grand sérieux.
— Ça ne va pas être du gâteau ! commenta Salhindro.
— Capitaine, j’aimerais assez que la protection de Juliette soit renforcée pendant quelques heures, confia Brolin un ton plus bas. Elle... elle représente un élément symbolique important. Le tueur essaye de nous mettre sur la piste de Leland en utilisant les mêmes méthodes et Juliette est la seule à avoir survécu au Bourreau de Portland. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Joshua, je mobilise deux de nos hommes en permanence à sa protection, avec les cycles de repos ça nous fait six hommes ! Dans la plupart des cas, on se contenterait de poster un flic en uniforme et point, vous le savez bien. On n’a pas les effectifs adéquats...
Le capitaine et son inspecteur se jaugèrent, les yeux dans les yeux, avec sollicitude et respect, puis Brolin hocha lentement la tête.
— Bien... je comprends.
Salhindro prit la direction de la porte.
— Je vais rameuter les troupes.
Il sortit d’un pas rapide. Brolin se levait également quand le capitaine l’arrêta :
— Vous avez quelque chose ? Une piste de travail, n’importe quoi qui pourrait me rassurer ?
Brolin hésita puis haussa les épaules.
— Je vais reprendre tout à zéro. Je retourne à la source du Mal, là où la genèse du crime s’est construite.
Il prit sa petite mallette en plastique et disparut dans la cohue.
55
La silhouette massive du mont Hood dominait toutes les forêts de la région. À plus de trois mille quatre cents mètres d’altitude, le voile immaculé de la neige reflétait le pâle soleil d’octobre comme un miroir colossal.
La Mustang filait sur le ruban gris-mauve de la route. Traversant quelques rares bourgades au relais routier pour seule distraction, Brolin essayait de se focaliser sur la route et pas sur le paysage.
Celui qui n’a jamais mis les pieds dans l’Oregon ne peut pleinement imaginer l’atmosphère de ses forêts séculaires. Au détour d’une route, un gouffre étroit déchire le sol pour accueillir un torrent furieux trente mètres plus bas, ou c’est la paroi gigantesque d’une falaise qui menace de vous écraser soudainement. Ici, les arbres sont noirs, le cœur de ces domaines n’a jamais été foulé par l’homme, et les montagnes veillent sur ce havre de mystère comme une assemblée de chamans indiens.
Dans ce climat d’étrangeté, le promeneur lambda se sent rapidement partagé entre une peur sourdant du plus profond de ses entrailles et l’émerveillement.
Brolin refusait ainsi d’observer ces troncs noueux semblables à des hommes fondus ensemble dans un ballet de douleur et d’agonie. Il se remémorait la carte du comté, espérant ne pas rater la route du Réservoir.
Moins de deux heures de voiture depuis Portland et Brolin aperçut le chemin de terre qui s’enfonçait dans la végétation.
Trois kilomètres plus loin le chemin formait une fourche. Un panneau indiquait « Réservoir Bull Run », Brolin prit l’autre possibilité.
Roulant au pas, il avait ouvert sa fenêtre dans l’espoir que l’air frais viendrait lui insuffler quelque courage mystique. Il entendait de temps à autre le cri d’un rapace, ou le babil sifflant de la communauté ornithologique. Mais pas trace de présence humaine.
La nuit ici devait être terrifiante.
Sous le couvert d’un grand sapin, apparut enfin la « maison » des Beaumont. Deux immenses caravanes, auxquelles on avait greffé plusieurs pièces faites de rondins comme des chalets avachis. De longues plaques de tôle ondulée formaient le toit de cet étrange assemblage et servaient d’auvent au-dessus du tapis d’aiguilles. Une demi-douzaine d’épaves de véhicules en tout genre finissaient de perdre leur vie en une longue traînée brune de rouille.
Brolin gara la Mustang à une dizaine de mètres et donna un coup de klaxon pour s’annoncer.
« Pourvu qu’il soit là, pensa-t-il. Aucune envie de revenir plus tard. »
Il s’approcha du conglomérat qui se voulait une habitation. Un groupe de poules caquetait paisiblement derrière une clôture improvisée avec du grillage bon marché.
— Hé là ! Il y a quelqu’un ?
Un oiseau fit claquer ses ailes pour s’envoler plus loin.
Les fenêtres étaient noires et étroites comme les yeux d’un mort. Brolin inspecta les alentours, mais la pluie récente rendait le sable mou et boueux, peu praticable. Sur sa droite, à quelques mètres dans les bois, Brolin perçut un mouvement.
Il s’en rapprocha silencieusement et posa une main sur son Glock pour se rassurer.
Une silhouette bougeait lentement derrière une volée de branches.
Brolin écarta lentement les feuilles humides.
Ça pendait là, dans le vent, un corps suintant de sang, les chairs à nu, entièrement dépecé.
Brolin bondit en arrière et sortit son arme.
Non, non, non ! Ça n’était pas un être humain. Il secoua la tête. C’était un animal, accroché à un câble par les pattes.
Milton était un homme de la nature, il chassait probablement sans autorisation et mangeait ce qu’il pouvait se procurer lui-même.
Le cœur battant, Brolin rejoignit l’assemblage de caravanes.
— Milton Beaumont ?
Brolin répéta à plusieurs reprises le nom du propriétaire. Sans réponse.
Il s’approcha de la porte d’entrée. Un grand nombre de boîtes de conserve rouillées étaient plantées dans le sable, gorgées d’eau de pluie. Sous l’auvent de tôle, Brolin se pencha pour passer sous les vêtements qui séchaient accrochés à une série de cordes.
— Hey ! Il y a quelqu’un ?
Il monta sur le parpaing qui faisait office de marche et cogna contre la lourde porte renforcée. Pas de réponse.
Le vent fit siffler une bâche bleue qui couvrait des bidons d’acier entre deux épaves de voitures.
« Quel endroit ! Quel genre d’homme peut bien vivre dans un pandémonium pareil ? »
Le jeune inspecteur rebroussa chemin, il contourna l’édifice par la droite et se plaça sous une fenêtre. La crasse maculait le moindre espace, masquant l’intérieur d’un voile cendreux. Il colla ses yeux à la vitre.
— J’peux vous aider ? fit une voix dans son dos.
Brolin fit volte-face. Milton Beaumont se tenait à l’orée des bois. C’était un homme petit, tout en nœuds et en rides. Les pommettes si saillantes qu’on aurait pu craindre qu’au moindre sourire les os du crâne ne déchirent le peu de chair restante.
Ses cheveux d’ébène tombaient devant les fentes de ses yeux. La menace du prédateur sourdait de son aura quand il répéta avec véhémence :
— J’ai d’mandé si j’pouvais vous aider ? Brolin s’arracha à sa surprise.
— Oui, je suis désolé, je ne voulais pas me montrer grossier mais personne ne répondait. Je suis...
Il hésita. Milton était peut-être un peu simplet, il n’en était pas moins un homme capable de se rappeler le nom de celui qui avait tué son fils.
— Je suis Joshua Brolin, inspecteur, dit-il finalement, optant pour la franchise.
— Qu’est qu’vous m’voulez ? J’ai rien à dire aux poulets. Sa voix était nette, sans hésitation, sifflante sur certaines consonnes.
— Je voudrais simplement vous poser quelques questions. On peut entrer ? demanda Brolin en montrant du doigt la caravane.
Milton se redressa, paraissant beaucoup moins petit. C’était la troisième fois que les deux hommes se rencontraient, mais s’il se souvenait de Brolin, il n’en laissa pas paraître le moindre signe.
— J’ai déjà causé avec les poulets et on a plus rien à s’dire. Ils m’ont pris mon fils, ça devrait leur suffire !
La poitrine de Brolin se comprima.
— Je comprends... Je voud...
— Vous comprenez qu’dalle ! C’est pasqu’on vit ici qu’on nous aime pas, mais l’a jamais rien fait d’mal mon fiston !
Brolin hocha la tête, lentement.
— Peut-être pourrait-on en parler plus calmement.
Les yeux perçants de Milton brillèrent une seconde. Enfoncées dans leurs profondes cavités, ses prunelles n’étaient que rarement visibles, Milton Beaumont gardait jalousement le reflet de son âme à l’abri du monde.
Il se tourna et disparut devant la maison. Brolin le suivit et Milton souleva deux chaises pliantes de sous la caravane. Il les ouvrit et les disposa sous l’auvent. Face à face.
Il était difficile de voir si Milton l’observait ou s’il regardait ailleurs, aussi Brolin décida de s’asseoir. Le vieil homme s’écarta et ouvrit la clôture du poulailler et d’un geste vif et assuré, il s’empara d’une poule noire. Il la tenait au creux de ses bras quand il vint s’asseoir.
— Écoutez, je... Je ne vais pas rester longtemps. Vous suivez les informations ?
La tête de Milton pivota sur son cou décharné et il cracha. Quand son visage fut de nouveau face à Brolin, il leva le menton, l’air de défier l’inspecteur. La peau tannée par des décennies de vie au grand air, le visage long, très long, dessinant un menton anormalement bas vers la poitrine, le vieil homme ressemblait à un pharaon sinistre, à peine dépouillé de ses bandelettes.
Quel âge peut bien avoir ce type ?
Malgré la fraîcheur, Milton portait une salopette avec une chemise aux manches remontées jusqu’en haut des bras, dévoilant des biceps fripés mais dont les vestiges de puissance transparaissaient encore. La poule ne bougeait pas, une main vigoureuse lui caressant la crête. Il était difficile de dire si elle était terrorisée ou satisfaite.
Et si je m’étais trompé ? Si le tueur n’était pas jeune ? Milton Beaumont aurait la force physique nécessaire, il est assez simplet pour être manipulé, et pour agir comme un déséquilibré. À la lisière du psychotique, son âge lui permet néanmoins de contrôler un minimum ses actes...
Mais ça ne collait pas. Comment pouvait-il avoir conservé autant de pulsions destructrices pendant si longtemps ? Milton avait eu un enfant, une femme, or le tueur démontrait une immaturité sexuelle probante.
— Les journaux c’est que pour nous dire quoi penser. J’regarde pas beaucoup la télé, non.
Remarque cruellement vraie, nota Brolin. Pour un simplet, Milton pouvait tout à fait se montrer perspicace. Longtemps, on s’était demandé comment un homme limité comme lui avait pu engendrer un individu plein de capacités tel que Leland. En fait, Milton n’était peut-être pas ce pauvre idiot qu’on voulait bien dire, derrière sa simplicité sauvage se cachait un regard aiguisé sur le monde.
— Vous avez entendu parler des deux meurtres de femme ces derniers jours ? interrogea Brolin.
— Qu’est-ce que vous croyez ? On parle de mon fiston en c’moment. Y a même un journaliste qu’est v’nu pour m’poser des questions. L’est r’parti comme il est v’nu. Vide. Le vent agita les branches de la forêt tout autour d’eux.
— Alors vous savez sûrement que le tueur agit selon le modèle de... le modèle du Bourreau de Portland ?
Bien que cruelle, l’appellation permettait de ne pas personnifier Leland Beaumont, ce que Brolin souhaitait tant qu’il ne serait pas sûr des réactions du père.
— Ils disent qu’un gars copie c’que Leland faisait. Mais Leland, il est mort maintenant, alors qu’on lui foute la paix !
Brolin ne pouvait aller droit au but. S’il expliquait l’histoire de l’ADN, son interlocuteur n’y comprendrait sûrement rien, il ne ferait qu’augmenter le fossé entre eux.
— Monsieur Beaumont, votre fils a été enterré au cimetière de Latourell, n’est-ce pas ?
Milton dardait deux traits noirs sur Brolin. Il cessa de caresser la poule et hocha la tête.
— Pardonnez-moi ma franchise, mais vous êtes en droit d’en être informé. Le corps de Leland a été volé.
Les deux fentes s’ouvrirent d’un coup, faisant jaillir deux globes oculaires blanc, rouge et bleu. Aussi vite qu’ils étaient apparus à la lumière du jour, ils retournèrent dans leurs grottes d’obscurité.
— Quoi ? s’écria l’ermite. Quel enfoir...
Mais les mots moururent dans sa bouche. Il se pencha pardessus l’accoudoir, arrachant quelques protestations à la poule qui frissonna au creux de son bras. Il se saisit d’un objet long et argenté qu’il tira d’un petit tas de bûches.
Brolin ne comprit pas tout de suite ce qui allait suivre. Il identifia l’objet quand celui-ci accrocha un rare filet de soleil dans les chromes de sa lame.
La hache fendit l’air dans un sifflement sec.
Il était trop tard.
Milton lâcha ce qu’il tenait dans une main.
La poule se trémoussa comme prise d’un fou rire, prenant ce qui venait d’arriver pour une mauvaise blague. Brolin la vit sursauter quand le sang éclaboussa l’air en geyser chaud, provoquant ce petit crachouillis semblable à celui d’une bouteille de produit vaisselle vide que l’on presse.
Bien que sa tête fût dans le sable, le corps se mit à courir, comme pour fuir ce cauchemar. Quand trop de sang eut giclé hors du trou béant, le gallinacé s’effondra mollement.
— M’sieur l’Aie, si vous êtes venu pour m’apprendre la nouvelle, vous pouvez vous tirer maintenant, sinon si c’est pour m’foutre en taule, faites-le parc’que j’ai plus rien à dire !
— Écoutez, peut-êtr...
— Vot’gueule ! Embarquez-moi ou cassez-vous !
Brolin contempla le sang qui coulait de la chaise. Il était loin de toute civilisation ici, et si Milton était pris d’un coup de folie, personne ne pourrait lui venir en aide. Ses yeux se posèrent sur la hache que tenait encore le vieil homme. Il n’y avait pratiquement pas de sang dessus.
— Bien, je vais vous laisser.
Il se leva, guettant la réaction chez son vis-à-vis. Celui-ci se contentait de l’observer, sans trahir la moindre émotion.
— Cependant, j’aimerais que vous fassiez quelque chose, pour vous. Verriez-vous un problème à ce que je prélève un peu de votre salive ?
Milton inclina la tête. Le haut de sa joue droite tressaillit sous l’influx d’un tic nerveux.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
— C’est pour établir une comparaison génétique. C’est comme une empreinte mais au lieu de se servir des doigts, on utilise la salive ou le sang. Si vous acceptez, nous comparerons avec l’empreinte génétique du tueur et ainsi vous serez innocenté. Mais je dois vous informer qu’aucune charge ne pèse contre vous, je vous le demande à titre personnel, vous n’êtes absolument pas obligé d’accepter.
Brolin n’était pas sûr qu’il ait tout compris et il s’apprêtait à abandonner lorsque Milton hocha la tête.
— Vous voulez quoi ? Que j’crache dans une piqûre ? Dans cette atmosphère pesante, le sourire qui leva les lèvres de Brolin fut accueilli comme une véritable délivrance.
— Ça ne sera pas nécessaire. La méthode est un peu moins archaïque. Attendez-moi, je vais vous montrer.
Il s’empara de sa mallette en plastique qui l’attendait dans la Mustang et en sortit des gants en latex. Il demanda à Milton de verser un peu de salive dans un mouchoir immaculé et préleva ce dont il avait besoin à l’aide d’écouvillons.
Quand il remonta dans sa voiture, il vit Milton ramasser le corps de la poule. Un violent tremblement secoua Brolin quand il réalisa soudain qu’il s’agissait peut-être d’un poulet plutôt que d’une poule. La métaphore était très parlante.
Milton n’est pas capable de pareille subtilité.
Mais qui le dit ? Simplet ne veut pas dire inapte à traduire par des gestes le fond de sa pensée.
L’ermite se redressa, le cadavre tiède à la main. Il fixait la Mustang.
Le moteur ronfla sous la cime des arbres. Brolin vit le père de Leland disparaître lentement dans son rétroviseur, immobile au milieu du chemin. Et une pensée ne cessa de le hanter durant tout le trajet du retour.
En se redressant, Milton avait planté son regard dans celui de Brolin.
Il savait.
Milton savait pertinemment qu’il avait eu en face de lui le meurtrier de son fils. Brolin en était certain.
56
Trente-six heures.
Voilà tout ce que Juliette était capable d’endurer. Elle n’avait pas vu Joshua depuis la veille au matin et elle sentait déjà le manque opérer son travail de sape en elle. On ne peut pas tomber amoureuse en deux jours tout de même ? Non, se répétait-elle sans arrêt, il ne s’agit pas d’amour mais d’attachement. Le désir d’être réunis de nouveau au plus vite, de pouvoir se découvrir, s’enchanter mutuellement et se serrer l’un contre l’autre.
Et comment appeler ça ?
De l’attachement ?
Comme elle l’avait fait depuis son réveil ce matin, elle chassa ses pensées d’une gifle mentale pour les remplacer par cet autre poids qui écrasait sa poitrine.
Leland Beaumont.
Qu’en était-il de ce monstre ? Joshua lui avait avoué pour l’ADN. A l’idée qu’il puisse être au milieu d’un cimetière à déterrer le cadavre de Leland, Juliette n’avait trouvé le sommeil que tard dans la nuit, cherchant vainement la présence de Joshua parmi les gros coussins de son ht.
Toute la matinée, Juliette avait guetté le téléphone dans l’attente de nouvelles de Joshua. Il n’avait appelé qu’en fin d’après-midi, d’une voix lasse qui dissimulait difficilement la fatigue et le manque d’assurance. Il n’avait rien voulu dire, mais Juliette savait que ça n’allait pas. Elle demanda si c’était au sujet de Leland et de sa tombe et il n’avait pas répondu sinon qu’il passerait la voir pour dîner.
À présent, Juliette traquait une once de sollicitude chez Camelia, sachant qu’elle en serait couverte de la tête aux pieds pour peu qu’elle dévoile ce qu’elle éprouvait à l’égard du jeune inspecteur.
Il était six heures et demie, la nuit achevait de couvrir les cieux de son capuchon obscur.
De l’autre côté de la baie vitrée de la villa, au sommet de West Hills, Portland s’illuminant comme un arbre de Noël avait une saveur visuelle à la Dickens.
— Je suis étonnée que tes parents ne soient pas rentrés pour te soutenir, ça ne leur ressemble pas, fit remarquer Camelia en croquant généreusement dans une pomme.
Recroquevillée dans un sofa, Juliette tenait ses genoux serrés contre sa poitrine. Elle haussa les épaules.
— Pour être franche, je ne leur ai pas tout dit. Tu sais comment ils sont, eux aussi ont souffert l’année dernière. Je ne veux pas qu’ils revivent ça.
— Je sais que tu aimes la solitude, ma douce, mais ils auraient donné à ta maison une vie et une gaieté qui te manquent, crois-moi. Tu ne devrais pas vivre si... si recluse.
— Oh ! arrête, tu sais comment je fonctionne... Camelia secoua la tête d’un dépit amical.
— Et avec l’inspecteur Brolin ? Comment ça se passe ? Elle avait insisté sur la fonction du jeune homme, pesant sur chaque syllabe avec malice.
— Bien. Je crois.
— C’est tout ? J’ai eu Anthony Desaux au téléphone, il m’a dit que vous étiez partis tard d’après son majordome, vous n’avez fait que des recherches là-bas ?
Le sourcil levé, un sourire lissé au coin des lèvres, Camelia ne posait pas la question, elle attendait la confirmation, les détails.
Un gémissement, la sueur coulant sur leurs corps, la chaleur du plaisir, tout ça revint en mémoire à Juliette, par douces bribes fragiles. Les vieux grimoires s’ouvrirent dans son souvenir sous les volutes de nostalgie et l’ivresse laissa place au malaise. Juliette se reprit, comprenant que son amie guettait le moindre signe d’aveu.
— Mauvaise langue ! répliqua-t-elle. Figure-toi que nous avons trouvé ce que nous cherchions, et ça fait froid dans le dos...
— Ne me raconte pas d’histoire, pas à moi. Comment il est ?
Avec plus de pudeur que de gêne, Juliette baissa les yeux.
— Doux, fut le seul mot à s’échapper de ses lèvres serrées.
— Et voilà ! Si tu m’avais écoutée, tu n’aurais pas perdu tout ce temps ! Ça fait un bon moment que je t’ai dit de foncer, seulement moi tu ne m’écoutes pas ! Bon, et vous vous revoyez ?
— Ce soir.
— Ce soir ? Et tu restes plantée là avec la vieille peau de Camelia ? Mais tu devrais être sous la douche à l’heure qu’il est, à choisir ce que tu vas porter, te sécher les cheveux, et mettre une once de parfum sous tes draps, ajouta-t-elle avec un pincement de lèvres faussement outré.
— Je ne sais pas. Je peux aussi rester naturelle, sans jeter de fard sur ce que je suis au jour le jour, ne pas tricher.
Camelia bondit sur son fauteuil.
— Ce que tu peux être ringarde ! Être propre et parfumée, ça n’est pas tricher mais parfaire l’envoûtement, les vêtements sont là pour mettre en valeur ce qui existe, pas pour cacher ce qui n’est pas bon, quoique... Enfin chez toi, le problème ne se pose pas. Fais-toi encore plus belle, tu es attirante, deviens irrésistible !
L’entrain que montrait sa meilleure amie, de presque dix ans son aînée, amusait beaucoup Juliette. Elle qui avait vingt-quatre ans aurait dû tenir le discours inverse et c’était la divorcée du duo qui donnait les leçons de séduction.
— On ne parle pas de vivre dix ans ensemble, Juliette, mais d’être tellement désirable qu’il n’y tienne plus. Tu n’as jamais passé une soirée avec un petit ami tout nouveau, tout frais, en jouant de tes atouts, le faisant languir de désir pendant tout le repas, prenant outrageusement tout ton temps ? Crois-moi, rien ne vaut le plaisir de le voir se contenir, de sentir la pression monter, de jouer avec lui jusqu’à le sentir trembler d’envie. Tu ne passeras jamais une nuit aussi extraordinaire ensuite, fais confiance à ta copine sorcière ! L’amusement se peignait sur le visage de Juliette.
— Je ne sais pas si c’est exactement ce que je veux...
— Et si tu réagissais en fille de ton âge ? En femme ! Évidemment que c’est ce que tu veux, tu refuses seulement de voir la vérité en face. Tu veux mon avis ? Je crois que tu fuis le bonheur parce que tu as le sentiment que prendre du plaisir dans les circonstances actuelles ne serait pas correct.
— Camelia, des femmes se font tuer en ce moment ! Et le tueur pourrait être... pourrait être un ami de Leland Beaumont, je crois que ça me donne le droit d’être inquiète.
— Et de foutre ta vie en l’air ? A chaque minute qui passe, des femmes sont violées, des enfants massacrés, comment vas-tu réagir ? En te ruinant le moral ? Sois un peu égoïste par moments, c’est la clé de voûte du plaisir.
— Je ne sais pas...
Camelia s’approcha de son amie.
— Juliette, fit-elle d’une voix plus douce en lui posant la main sur la joue. Je ne veux pas te voir gâcher ta vie à cause de ce connard. Tu l’as dit toi-même, il y a quelques mois : « Je refuse que ce mec continue à me détruire. » Mais quand je t’entends aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que le mal soit digéré. Souffle un grand coup, débarrasse-toi de tes vieux fantômes et prends du plaisir à vivre. Sois heureuse.
Juliette colla sa tête contre l’épaule de Camelia.
— On dirait une pub pour la Scientologie, murmura-t-elle.
— Idiote !
Quelques minutes plus tard, Juliette poussait la porte d’entrée et prenait le chemin de Shenandoah Terrace pour prendre soin d’elle et préparer la venue de Brolin.
*
**
Camelia éteignit la lumière de la cuisine et s’enroula dans une couverture devant la télé. Ses doigts coururent sur les touches jusqu’à ce qu’elle se lasse de la débilité cathodique.
Elle tourna en rond dans le salon, hésita à faire un feu dans la cheminée.
Sacrée Juliette, pensa-t-elle. Une jeune femme si extraordinaire pourrait passer le reste de son existence toute seule en ne trouvant personne à sa hauteur ! Quelle justice régnait donc sur la nature ? Pourquoi certains naissent-ils avec la beauté et l’intelligence et pas les autres ?
L’idée d’équité suprême avait toujours séduit Camelia. Qu’il était possible de naître avec une pléthore de qualités mais que tôt ou tard la nature rééquilibrerait la donne en plaçant sur la route de l’individu un obstacle puissant. Comme ne pas pouvoir avoir d’enfant, ou vivre célibataire la majeure partie de son existence, ou une maladie grave assez jeune... On ne pouvait avoir que des avantages et ne pas le payer, ça aurait été inadmissible pour les autres. La nature engageait bien trop de minutie, de perfection et de calcul pour ne pas s’en être préoccupée. Elle n’engendrerait pas des êtres si parfaits qu’ils seraient lapidés par leurs homologues moins gâtés si l’on n’avait ce sentiment tacite que tout s’équilibre un jour ou l’autre.
Et Juliette ne dérogerait pas à la règle.
Les pensées de Camelia se heurtèrent à la couverture d’un livre qui prenait la poussière sur un buffet.
La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole.
Juliette le lui avait offert en lui promettant qu’elle serait différente après cette lecture. L’auteur l’avait écrit avec la flamme de l’écrivain, et s’était suicidé en apprenant que son manuscrit était refusé partout. Quand sa mère parvint à le faire lire par un éditeur, l’ouvrage fut un succès énorme couronné par le Pulitzer.
Ironie de la vie.
Comme l’équilibre naturel.
Camelia se promit de passer la soirée à découvrir ce texte et monta dans la salle de bains pour se faire couler un bon bain avant de rejoindre son lit. Un bon bain aux vapeurs relaxantes, à la chaleur déliante.
*
**
Juliette étala une large nappe bleu nuit sur la table du salon. Après mûre réflexion, elle décida qu’il n’y aurait pas de pizza ou de chinois en livraison, elle ferait une tentative de cuisine. Elle chercha dix minutes les deux chandeliers que sa mère avait autrefois disposés sur le manteau de la cheminée et les retrouva finalement dans le bas d’une armoire. Elle s’assura qu’elle avait de quoi préparer un repas correct pour deux et disposa le nécessaire sur le plan de travail.
Joshua serait là d’ici une heure, elle monta en vitesse choisir une tenue décente mais séduisante. Elle allait disparaître dans la salle de bains quand elle se ravisa et ouvrit son tiroir à sous-vêtements. Là aussi, il valait mieux ne pas négliger la chose, quitte à prendre soin de son apparence autant le faire jusqu’au bout. Elle choisit un ensemble noir sans fioriture mais avec une ligne relativement échancrée.
Elle poussa la porte de la salle de bains et se déshabilla rapidement avant de faire couler l’eau de la douche.
*
**
Le quartier n’était pas désert, loin de là. Mais les maisons étaient toutes très grandes, avec un jardin immense pour les isoler les unes des autres. La vie se cantonnait aux lumières des rez-de-chaussée, pas de passant.
Très bien.
Il ouvrit la portière de la voiture et sortit en ajustant son bonnet de marin sur son crâne. Il y tenait beaucoup à ce bonnet, c’était une belle trouvaille.
Il marcha sur le trottoir, les mains dans les poches, admirant le paysage lumineux qui s’étendait au loin, au pied de la colline. C’était beau et repoussant à la fois. Des myriades d’étoiles terrestres brillant d’un panaché de couleurs, mais surtout ce qu’elles impliquaient : la société. Tous ces gens vivant dans l’engrenage du travail, de la vie sociale, du bien et du mal. Que savent-ils du bien et du mal ? Qui sont-ils pour établir en lois apodictiques ce qui est le bien et le mal ? Sont-ils des Dieux ?
Non, mais ils aimeraient le croire. Ou le devenir.
C’est ce qu’On lui disait souvent, « l’homme, dans son souhait de remplacer l’image fuyante et branlante de Dieu, a créé le progrès scientifique. La science est l’instrument de l’homme pour devenir Dieu ».
Bien évidemment, l’homme qui marche ce soir-là sur le bitume du trottoir n’a pas ces pensées-là, pas en ces termes. Il essaie de les réaliser pleinement, de les soutenir et les envisager en ses propres mots mais n’arrive pas à les conceptualiser. Et sa rage n’en fait que se décupler.
Au loin un chien se mit à aboyer et se tut aussitôt sous les protestations de son maître. L’homme au bonnet de marin s’immobilisa le temps d’être sûr que personne ne pouvait le voir. Il ne devait pas y avoir de témoin, On le lui avait dit, c’était capital pour la suite du rite.
Il descendit la rue sur une centaine de mètres et contempla l’immense maison qu’il cherchait. Elle était très vaste, avec des fenêtres hautes et larges. Beaucoup de soleil devait y pénétrer le jour.
Tout était noir, sauf au premier étage une petite fenêtre, certainement une salle de bains qui diffusait un faible halo dans la nuit.
Il traversa une haie de troènes et contourna la maison voisine. Ainsi, il arriverait par-derrière, à l’abri de tout regard.
Il mit ses gants, très important ! On le lui avait appris. Ils permettaient de ne pas se laisser gagner par l’énergie négative quand on libérait l’âme. Pourtant, il avait eu du mal à ne pas les ôter un bref instant, pour toucher cette peau, les deux fois où il avait travaillé. Il avait failli caresser cette peau, au moins la goûter des doigts pour voir quelle était sa texture. Mais c’était dangereux, tout pouvait échouer s’il le faisait. Tout Leur travail.
Il longea le flanc gauche de la vaste demeure, et comme On le lui avait dit, il trouva un petit boîtier métallique avec un fil épais grimpant à la paroi de la maison. La lame de son couteau brilla sous la lune fugitive, comme une stalagmite de glace, et il coupa le câble. Plus de téléphone.
La porte de derrière était fermée. On ne voulait pas de lui ici. Il serra les dents mais sa rage ne s’estompa guère.
La fenêtre de la cuisine fut rapidement couverte d’un gros Scotch marron et lorsque le manche du couteau fracassa le verre, il n’y eut aucun bruit dans le quartier.
Il pénétra dans la cuisine. Le cuir de ses gants caressa les photos accrochées sur la porte du frigo. Il inspira profondément.
Les canalisations de la maison renvoyaient le sifflement sourd de l’eau chaude qui monte sous pression.
À l’étage, l’eau de la salle de bains coulait dans des nuages de vapeur où se baignait une femme en chantonnant.
Elle n’entendit ni les craquements du parquet, ni les pas qui montaient lentement sur les marches.
Plus tard dans la nuit, il posa sa main sur le sein mou qui pointait dans sa direction. La peau était flasque, mais les gants interdisaient toute sensation directe. Une fois encore, il fut tenté d’en retirer un, juste le temps de toucher ce sein, de le malaxer un peu, de le posséder dans le creux de sa paume.
Il leva les yeux et découvrit le visage crispé de frayeur et d’agonie, puis le front brûlé par l’acide qui dissimulait le pentacle. Son secret. Leur secret.
Il n’avait pas une femme en face de lui, il voyait un objet. Une chose sans vie propre. Elle était réifiée sous la puissance de son désir, elle était l’instrument de son fantasme, comme un jouet que l’on garde jalousement pour en profiter pleinement, une fois seul.
Il n’aperçut pas le cœur battant faiblement, ou les tressautement nerveux des muscles. Non. Il n’y avait que la marque qu’il avait apposée sur le front qui comptait. Désormais, l’âme n’existait plus, il n’y avait plus qu’une enveloppe, de la peau et de la chair. Il pouvait en faire ce qu’il voulait, elle était à lui.
Désincarnée.
L’acier froid de la lame glissa sur la peau nue de sa cuisse. Elle monta lentement vers le haut, très doucement et il sentit son sexe enfler. Le tranchant effilé coupa quelques poils du mince duvet planté çà et là sur ces jambes luisantes.
Un gémissement, presque un bref couinement, échappa de celle qui gisait sur le sol de sa salle de bains. Il n’y prêta aucune attention.
Il ne vit pas les larmes couler sur les joues de la jeune femme quand son couteau fit suinter le sang.
Il ne ressentit que son propre plaisir.
57
Le mardi matin surprit Brolin à la table de la cuisine, avalant de longues gorgées de jus d’oranges pressées. Il était tôt, Juliette dormait encore et il n’avait pas osé la réveiller. Ils avaient passé une soirée formidable, dînant de ce qu’il restait d’une tentative peu concluante de cuisiner, savourant un excellent vin californien devant la cheminée avant de s’éclipser amoureusement dans la chambre.
Brolin enfila sa veste en cuir et sortit rejoindre sa Mustang. Deux hommes en civil montaient la garde en somnolant dans leur voiture. Brolin les salua prestement et prit la direction du central de police.
Il investit son bureau et s’empressa de vérifier s’il y avait des messages, mails ou fax. Rien de ce qu’il espérait.
Il s’assit dans son fauteuil et se tourna face au grand panneau sur lequel il inscrivait toutes ses conclusions ou déductions pour le profil du tueur et les éléments d’investigations. De là, son regard erra le long des murs, sur le sol et s’arrêta sur la console de jeux vidéo qui prenait la poussière. Jusque récemment son travail avait été à la fois sa vie privée et son gagne-pain. Quand il n’était pas sur une enquête, il pouvait rester là à pianoter sur la manette, rivé à l’écran dans l’attente d’une nouvelle urgence. Chez lui, il n’avait pas une activité débordante non plus. Une vie qui allait le mener à finir ses jours en vieux flic seul avec sa télé et ses souvenirs cyniques.
Maintenant, il y avait Juliette. La douce et belle Juliette. Il ne savait si cette histoire allait marcher, mais elle valait la peine qu’on essaie. Il en avait envie.
La mallette en plastique entra dans son champ de vision et il repensa à l’échantillon de salive qui reposait dans un petit compartiment de son frigo. Il fallait qu’il le donne à Craig Nova ou Cari DiMestro pour en tirer le profil génétique. Mais à présent qu’il avait revu Milton Beaumont, Brolin ne pensait pas qu’il pût être coupable de grand-chose. L’homme était étrange et même malsain, mais de là à tuer des femmes ? Il était âgé, et surtout intellectuellement limité. Et il avait accepté de donner sa salive sans rechigner, alors que rien ne l’y obligeait.
A l’occasion, il donnerait l’échantillon à Craig.
Le bourdonnement du fax sortit Brolin de sa semi-torpeur.
Il bondit et commença à lire avant même que la page ne soit entièrement sortie. Il n’en crut pas ses yeux. Le fax provenait du bureau du shérif de Beaverton à l’ouest de Portland.
« Avons identifié victime des bois, ci-joint avis de recherche émis le 8 octobre. »
Soit quatre jours plus tôt. Pourtant la victime avait été tuée dans la nuit du 29 au 30 septembre, une dizaine de jours auparavant. Brolin ne prit pas le temps d’attendre que l’encre soit complètement sèche et s’empara de la première feuille pour la lire avidement.
La veille, Cari DiMestro avait fait parvenir à tous les shérifs de l’État un fax et un e-mail avec une demande de renseignements concernant « la victime des bois » dont le visage avait été reconstitué en partie grâce à l’élastomère de silicone. Les journaux en avaient reçu l’équivalent, un appel à témoin qui devait paraître dans les plus brefs délais avec une légende du type : « Si vous connaissez cette jeune femme ou si vous l’avez déjà vue, veuillez contacter le..., etc. ».
L’un des hommes du shérif de Beaverton était tombé sur cet avis fraîchement punaisé au mur et avait fait le lien avec la photo que deux filles venaient de lui montrer.
Elle s’appelait Anita Pasieka et avait vingt-six ans.
Dans les minutes qui suivirent, Brolin se transforma en pile ; courant, appelant, réunissant des informations. Vers neuf heures, Bentley Cotland vint frapper à la porte pour demander s’il pouvait aider puisqu’il était là pour apprendre et Brolin lui confia le tri des documents, ce qui n’emballa pas outre mesure le futur assistant attorney.
En fin de matinée, Brolin demanda à Lloyd Meats et Salhindro de le rejoindre dans son bureau. Bentley Cotland les regarda entrer, une main sur la pile de dossiers triés, affichant une certaine fierté. Brolin fixa Meats en constatant que l’adjoint du capitaine n’avait plus sa courte barbe noire.
— Aurait-on fait la paix avec ses fantômes ? s’étonna le jeune inspecteur. Au point de n’avoir plus besoin de se cacher derrière un rideau protecteur ?
Le ton se voulait amical et plaisantin, n’appelant pas vraiment de réponse, mais Meats se sentit en droit de se justifier :
— Ma femme me tanne depuis l’été pour que je la coupe. Mes nerfs ont cédé !
— C’est pour ça que je vis seul ! s’exclama Salhindro en tapotant sa bedaine.
Brolin referma la porte.
— Messieurs, nous avons du nouveau. Mais avant ça, où en est-on dans l’enquête sur la profanation de la tombe de Leland Beaumont ?
Meats soupira en faisant craquer les articulations de ses doigts.
— Pas grand-chose hélas. J’ai passé ma journée d’hier à interroger tout le personnel du cimetière, tous ceux qui y ont bossé depuis l’année dernière et personne n’a rien à déclarer. Ils ont confirmé qu’il était possible en étant discret et motivé d’ouvrir une sépulture et d’en extraire le corps puis de la refermer sans qu’on remarque quoi que ce soit, à condition que l’enterrement soit récent, sans quoi la terre remuée aurait trahi la profanation.
— Sauf si les voleurs de corps ont travaillé une nuit où il pleuvait, fit remarquer Bentley.
— Exact, c’est ce qu’un des fossoyeurs m’a dit, mais creuser sous la pluie prend deux fois plus de temps et d’efforts.
J’en sais quelque chose, voulut-il ajouter en repensant à l’exhumation, mais il s’en garda.
« Et on ne peut entendre venir quiconque, à commencer par un gardien en ronde. C’est pas génial pour quelqu’un qui voudrait opérer secrètement.
— On peut donc admettre que le tombeau a été profané dans les premières semaines suivant l’enterrement, conclut Brolin. Leur plan était établi de longue date...
Il griffonna à la hâte quelques notes sur son carnet.
— Bon, si tu nous expliquais ce que tu as trouvé de ton côté ? émit Meats.
— Je n’y suis pour rien, tout le mérite revient à un jeune shérif qui a le sens de l’observation. Notre première victime a été identifiée.
Les deux officiers de police restèrent cois.
« Ce matin, poursuivit Brolin, un homme du comté de Washington a formellement reconnu le visage de notre première victime sur une photo envoyée à tous les shérifs de la région. C’est le deputy sherif Hazelwood qui l’a identifiée. Quatre jours plus tôt, vendredi 8 octobre, deux filles sont venues signaler la disparition de leur colocataire, Anita Pasieka. Elles revenaient toutes les deux d’un séjour au Mexique et se sont étonnées de ne pas apercevoir Anita le soir. Elles ont attendu vingt-quatre heures et sont venues signaler l’absence anormale de leur amie. Hazelwood a enregistré leur déposition et a pris la photo qu’elles avaient d’Anita. Puis, plus rien. Ils ont contacté la famille dans l’Illinois mais elle n’y était pas. Ce matin, Hazelwood est passé devant le panneau d’information et a tilté en voyant la photo de notre mail. C’était la même fille.
— Où ça dans le comté ? demanda Salhindro.
— À Beaverton.
— C’est juste à côté, commenta-t-il. La famille a été prévenue ?
La voix de Brolin se fit plus grave.
— Les parents sont venus, ils sont en ce moment avec le shérif de Beaverton.
Ils compatirent en silence avec la douleur de la famille.
— J’ai rassemblé en vitesse un maximum d’informations sur Anita Pasieka, reprit Brolin bien plus austère qu’auparavant. Il sera peut-être long de définir précisément le lieu et l’heure où elle a rencontré son meurtrier, trop de temps s’est écoulé, j’en ai peur.
— Est-ce qu’on a un recoupement ? demanda Meats sans trop d’espoir.
Lloyd Meats travaillait dans la police criminelle depuis suffisamment de temps pour en connaître un minimum sur les tueurs en série. Il avait participé à l’enquête du Green River Killer, étant l’un des nombreux inspecteurs en tâche à cette époque. Les tueurs en série sont extrêmement difficiles à arrêter simplement à cause de leur façon de choisir leurs victimes. Ils ne tuent pas en sélectionnant quelqu’un de leur entourage comme le font la majeure partie des auteurs d’homicides, mais ils tuent un peu au hasard. Une passante qui ressemble trop à l’idéalisation de leur fantasme et voici une nouvelle proie, sans aucun lien avec son meurtrier. Pourtant, il arrive qu’un tueur en série agisse en fonction d’un schéma, d’une donnée précise et qu’il s’y tienne puisqu’elle fait partie intégrante de son fantasme. Il peut ainsi toujours tuer dans le même type de lieu, ou le même genre de femme, ou au même moment de la journée, laissant aux investigateurs une piste à laquelle s’accrocher pour le démasquer. C’était ça un recoupement, trouver un détail qui liait les victimes d’une manière ou d’une autre.
Brolin prit une chemise cartonnée sur la pile devant Cotland.
— C’est justement ce que je voulais vous montrer. Il y a bien un recoupement, et pas des moindres. Elizabeth Stinger, notre deuxième victime, travaillait pour une agence un peu particulière de mannequins. Cette société fait de la vente par correspondance et vise les femmes de tout âge, des femmes au foyer essentiellement. La boîte réalise donc un catalogue avec des mannequins de tout âge et tout physique, afin de toucher tout le monde, de la ménagère quinquagénaire à sa fille en passant par la voisine entre deux âges. Elizabeth se trouvait quelques petits boulots pour joindre les deux bouts, mais elle gagnait essentiellement sa vie en ayant un contrat de mannequin à l’année avec cette société. Et Anita Pasieka en faisait autant, dans la même entreprise.
Salhindro sortit un paquet de cigarettes de sa poche de poitrine.
— Bon sang... fit-il en se collant une Newport entre les lèvres. Peu de chances que ça soit une coïncidence.
Lloyd Meats tendit la main vers Salhindro et celui-ci lui fourra une cigarette entre les doigts. Malgré l’agitation qui le tenait, Brolin ne put qu’inhaler les bouffées de nicotine et un profond désir de respirer à pleins poumons ces tiges de mort s’empara de lui. S’il restait trop longtemps à leurs côtés, il finirait par craquer. Soudain, l’idée de devoir accélérer une réunion capitale pour l’évolution de l’enquête parce qu’il ne supportait pas le tabac le fit enrager. Quel genre d’homme était-il pour faiblir ainsi ? Il se reprit aussitôt et sa volonté se raffermit.
— Le doute existe, mais ça serait vraiment un hasard extraordinaire, répondit-il. C’est une société de bonne taille, ils emploient une centaine de personnes. Je les ai appelés, j’ai rendez-vous tout à l’heure.
— Le tueur pourrait être un des employés, tu crois ? interrogea Meats.
— Le rapprochement est facile et justifiable. Il fait son choix parmi ce qu’il voit à longueur de journée. Lui ou le Corbeau. Mais l’intelligence de ce dernier se hisse au-dessus de cette simplicité, il sait qu’on fera le recoupement tôt ou tard. Si cela ne le dérange pas, c’est qu’il estime impossible que l’on puisse remonter jusqu’à lui par cette piste, il est donc très peu probable qu’il ait un rapport direct avec cette entreprise. Quoi qu’il en soit, c’est à exploiter. Je file rencontrer le gérant de Fairy’s Wear, pour en apprendre un peu plus sur nos victimes et ensuite je passerai au bureau du shérif de Beaverton afin de rencontrer la famille d’Anita Pasieka.
Malgré la tension qu’impliquait sa profession, Salhindro s’était forgé une carapace qui lui permettait de toujours trouver une once d’humour – même le pire – dans les moments difficiles. C’était sa manière – comme pour beaucoup de flics à travers le monde – de décompresser.
— Fairy’s Wear[19] ? Je serais toi je ferais gaffe à moi si j’allais rencontrer le gérant d’une boîte pareille !
Brolin ne releva pas et se pencha vers Cotland.
— Vous m’accompagnez ? Nous allons creuser, chercher le lien entre Elizabeth Stinger et Anita Pasieka.
Bentley Cotland hocha la tête sans grande conviction.
*
**
Philip Bennet gérait la société Fairy’s Wear depuis dix-sept ans. Jamais il n’avait vu la police débarquer à son bureau. Il avait toujours réglé ses contraventions, s’était acquitté de ses devoirs de citoyen et n’avait aucune raison d’être inquiété pour quelque motif illégal que ce soit. Quand l’inspecteur Brolin de la Division des enquêtes criminelles se présenta à lui avec un assistant attorney, Philip sut aussitôt que ça n’était pas pour lui, pas directement. C’était pour Elizabeth Stinger, et ses palpitations reprirent de plus belle.
Souffrant d’un large excès de poids, il ne supportait pas bien les émotions vives, encore moins depuis qu’il avait repris la cigarette, ce qui n’arrangeait en rien ses troubles cardiaques. Son trop grand cœur était sa faille, il causerait sa perte tôt ou tard, c’est là le grand dilemme des philanthropes de cette société de consommation. Et ce moment faillit se rapprocher à grande vitesse quand l’inspecteur lui annonça la mort de la petite Pasieka.
Il engageait beaucoup de monde, mais se souvenait d’elle puisqu’elle travaillait pour lui depuis trois ans. Fairy’s Wear faisait appel à elle régulièrement pour des séances de photos, et à bien y penser, elle n’avait pas été convoquée depuis plusieurs semaines. En vérifiant le planning, Philip confirma à l’inspecteur qu’elle devait travailler le samedi suivant. Il était normal que personne ici ne se soit inquiété de n’avoir aucune nouvelle.
Anita Pasieka et ses boucles blondes.
Pourquoi elle ? Elle était si gentille, si prévenante.
Quand il avait appris l’assassinat d’Elizabeth Stinger, trois jours plus tôt, Philip n’en avait pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain, il avait passé son dimanche à essayer d’entrer en contact avec la famille Stinger, il savait qu’Elizabeth avait une petite fille et il désirait s’assurer qu’elle était entre de bonnes mains.
C’était un choc que d’apprendre le meurtre de deux de ses employées en moins d’une semaine.
Assis en face de lui, Brolin lui tendit la photo d’un visage qu’on aurait dit taillé dans une résine opaque et peinte couleur chair.
— Oui, c’est bien elle, confirma-t-il. Enfin, c’est-à-dire que son visage est... on dirait qu’il est synthétique sur votre photo...
— Monsieur Bennet, comment ça se passe avec les filles que vous engagez ? Elles ont un contrat à l’année ou sont appelées à l’occasion ?
Encore sous le choc, Philip Bennet dut se passer un mouchoir en tissu sur le front pour reprendre ses esprits.
— Euh... Celles qui constituent le noyau dur ont un contrat à l’année. Elles sont trente-deux. Elles posent pour la brochure du mois, font quelques défilés lors des soirées d’adhérentes et figurent dans nos deux catalogues annuels. À cela s’ajoutent quelques modèles recrutés ponctuellement, une cinquantaine d’« extras » de temps à autre, essentiellement pour le catalogue d’été et celui d’hiver.
— Anita Pasieka et Elizabeth Stinger étaient dans ce « noyau » ?
Philip approuva, le menton tressauta sous le coup de l’émotion.
— Oui... Oh, elles faisaient d’autres petits boulots, on ne peut pas leur assurer une fortune comme on ne fait appel à leurs services que de temps en temps, mais elles étaient dans la société depuis plusieurs saisons maintenant.
Bennet ouvrit un lourd tiroir en acier et sortit un catalogue. Il tourna les pages et s’arrêta en trouvant ce qu’il cherchait.
— Tenez, regardez, c’est Anita ici. C’est notre dernier catalogue, celui d’été. Elizabeth est trois pages avant.
Il fit passer le livret à Brolin qui contempla le sourire composé d’Anita Pasieka. Le papier glacé déshumanisait la silhouette juvénile, mais Brolin revit l’intérieur de la maison abandonnée. La moisissure, les ténèbres que seules les puissantes torches perçaient, et le visage brûlé par l’acide de la petite blonde sur la photo.
Il tendit le catalogue à Bentley qui l’observa avec attention.
— Est-ce qu’elles vous ont fait part de craintes ou soupçons ces derniers temps ? demanda l’inspecteur.
— Comment ça ? Elles ne me racontaient pas leur vie. En fait, je ne les fréquentais pas, bien sûr j’aime bien les filles que j’emploie mais c’est comme un berger qui veille sur ses brebis. Je... Je suis un peu paternaliste, mais je ne vais pas jusqu’à m’immiscer dans leurs existences.
— Elles ne vous ont pas parlé de quelqu’un qui les aurait suivies, ou de coup de téléphone anonyme, quelque chose dans ce genre ?
— Non, rien de tout cela. Encore une fois, je vous le dis : nous ne nous connaissions qu’à peine.
Brolin hocha la tête, dans une attitude entendue. Il désigna les autres bureaux, au-delà du couloir.
— Fairy’s Wear est entièrement basé ici ? Tout part de là ?
— Non, ici c’est uniquement le siège. On gère tout l’administratif ici, les commandes, les fichiers clients, etc. Mais nous avons également un entrepôt à Vancouver où sont stockés nos articles, et un studio de prise de vue dans le nord de Portland.
— Là où travaillait Elizabeth Stinger le jour de sa disparition.
Le gérant approuva sombrement.
— Dites-moi monsieur Bennet, vous connaissez bien tous vos employés, je veux dire, vous participez à leur recrutement ?
— Pour la plupart. Enfin surtout ici au siège, pourquoi ?
— Serait-il possible d’avoir une liste complète de tout le personnel ?
— Oui, je vais vous faire parvenir ça rapidement. Oh... (La bouche du gérant s’arrondit pour dessiner un O, les sourcils froncés dans la plus pure attitude de celui qui réalise subitement que quelque chose de grave vient d’être dit.) Vous pensez que le tueur peut être parmi nous ?
— Je ne sais pas. C’est une éventualité.
Un violent frisson secoua la graisse de Philip Bennet.
Brolin allait ajouter qu’il ne fallait cependant pas prendre cette remarque trop au sérieux, qu’il était peu probable que ça soit le cas, lorsque Bentley Cotland sauta de sa chaise.
— Une minute ! s’écria-t-il. Regardez, Joshua.
Il posa le catalogue sur le bureau et passa alternativement d’une photo d’Anita Pasieka à celle d’Elizabeth Stinger.
— Vous ne remarquez rien ?
Brolin scruta attentivement les deux pages. Anita était plus jeune, une dizaine d’années de moins tout au plus. Assez mignonne, elle incarnait parfaitement la jeune fille dynamique qui vient de finir ses études. Elizabeth incarnait également ce dynamisme mais dans un registre autre. C’était plus celui de la jeune mère, avec des vêtements plus sobres, bien que portant une jupe assez courte.
Une jupe courte.
Brolin tourna les pages pour revenir au cliché d’Anita. Une chemise sans manches.
Comment avait-il fait pour ne pas le voir ? Anita dévoilait ses bras au regard du client, et Elizabeth ses jambes. Exactement ce qu’on leur avait pris.
— Bien vu Bentley. Très bien vu...
Le tueur avait vu ces photos. Et il avait amputé ce qui était exposé aux flashs éthérés.
Il avait choisi ses victimes dans un catalogue, comme l’on choisit ce que l’on va manger dans la vitrine du supermarché.
58
Est-il possible de disséquer l’amour ? De pouvoir le quantifier, le qualifier au risque de lui ôter tout pouvoir mystique et de lui faire perdre cette magie qui nous effraie tant car si incompréhensible et non maîtrisable ?
Juliette se le demandait, étendue sur l’un des grands sofas du salon. Une lourde bûche se consumait en craquant dans la cheminée, réchauffant l’immense pièce et l’âme de la jeune femme en proie à d’innombrables interrogations.
Elle qui en était encore, la veille au soir, à se convaincre qu’elle n’était « qu’attachée » à Brolin, se posait à présent des questions avec une sincérité plus étonnante. Elle était plongée dans sa relation avec le jeune inspecteur, comme si sa vie ne tournait plus qu’autour de ça depuis quelques jours, mais elle ne chercha pas à fuir le sujet cette fois. Qu’éprouvait-elle au juste à l’égard de Joshua Brolin ? Elle prenait tant de plaisir à être avec lui, mais cela durerait-il ? Ils se plaisaient et s’enivraient à se découvrir progressivement, pourtant viendrait un temps où ils se percevraient avec moins de mystère, plus de réalité. Qu’en serait-il alors ? L’amour – car c’est bien de cela qu’il s’agit, même naissant – n’est-il pas si puissant, si magnifique et désirable parce qu’il est éphémère ?
Juliette attrapa un des coussins et le jeta machinalement par-dessus sa tête.
— Arrête de te torturer, ma pauvre fille ! s’entendit-elle murmurer. Vis ce que tu as, prends-le comme il vient. Et le bonheur qu’il y a à en tirer, jouis-en sans plus d’appréhension.
Sa tirade l’amusa. « C’est à noter et à ressortir à mes enfants dans quelques années, ça ! » pensa-t-elle, non sans une certaine ironie. Elle qui envisageait son futur en vieille femme parlait à présent d’enfants !
L’après-midi touchait à sa fin, le froid d’octobre se faisait plus mordant encore. Juliette croisa les mains sous sa tête. Elle devait trouver à se motiver pour aller travailler ses cours, sa matinée à l’université lui avait rappelé à quel point elle accumulait de retard ces derniers temps. Et ça n’était que le premier semestre !
Le téléphone sonna, Juliette sursauta violemment.
Elle soupira d’exaspération puis se leva pour décrocher le portable.
— Oui ?
— Mademoiselle Lafayette ?
La voix était étrange, sourde et distante, comme si un épais mouchoir recouvrait le combiné.
— Oui... qui êtes-vous ?
— Écoutez-moi bien, je ne me répéterai pas.
Tout aussi dérangeante était cette incapacité à définir le sexe de l’interlocuteur, la voix n’avait pas un timbre caractéristique, cela pouvait être une femme à la voix rauque ou un homme à la mue peu accentuée.
— On a voulu jouer avec moi. Dites à la police que c’est leur faute. J’ai déchaîné les Enfers parce qu’ils m’ont manqué de respect. Estimez-vous heureuse, mademoiselle Lafayette, j’ai beaucoup hésité avec vous, mais finalement, j’ai porté mon choix sur une autre.
— Qui êtes-vous ? haleta Juliette.
— Peu importe, je suis ici pour accomplir mon destin. Mais inquiétez-vous plutôt pour vos proches...
Le rire qui suivit était sec et saccadé, celui d’une personne qui ne se laisse aller à aucune manifestation libre de ses émotions, une personne qui maîtrise chacune de ses attitudes, qui ne laisse rien transparaître de ce qui l’anime. Dont le rire si rare ne peut être que calculé, mauvais.
— Que...
— Taisez-vous ! Passez mon message à la police et qu’ils ne me prennent plus de haut, jamais ! Il raccrocha.
Juliette resta un moment avec le combiné dans la main, les larmes gonflant aux bords de ses yeux, sans oser tomber. Qui était-ce ? Et pourquoi l’appelait-il, elle ? Mille explications plus ou moins rassurantes jaillissaient dans son esprit mais elle ne pouvait s’empêcher de trembler comme une feuille morte que le vent tente d’arracher à sa branche. Il suffisait d’un dingue qui se procure son numéro de téléphone et qui cherche a lui jouer un mauvais tour, ou tout simplement un groupe d’étudiants en mal de noirceur qui font des paris stupides.
Pourtant cette voix n’avait rien de faux. Elle sonnait tout en tension, en haine. Juliette percevait après coup cette assurance, cette énorme fierté, « ils m’ont manqué de respect », « qu’ils ne me prennent plus de haut, jamais ! ». L’individu en question était dangereux. Il contenait toutes ses émotions, ne déversant que ce qu’il filtrait, gardant tout le reste, accumulant encore et encore jusqu’à saturation.
Juliette ferma les yeux et vit aussitôt l’un des hommes qui un beau jour abandonnent ce qui leur reste de vie et brisent toutes les barrières de la société, abattant tous ceux qui pouvaient aviver cet esprit de vengeance. Des Charles Whitman, Gene Simmons, ou Howard Unruh en puissance...
Ça n’était pas une mauvaise blague.
« Inquiétez-vous plutôt pour vos proches... »
Juliette se figea. Aussitôt, un visage apparut en surimpression sur ses rétines. Elle bondit dans le hall et ne prit pas le temps de mettre ses chaussures, elle fila dehors.
Gary Seddon et Paul O’Donner étaient en faction devant le 2885 Shenandoah Terrace, affilié à la surveillance – ou protection selon les termes de l’un et de l’autre – de Juliette Lafayette. Gary piochait avec apathie des doritos pour s’occuper plus que par faim. Quand il vit Juliette sortir en trombe de chez elle, pieds nus de surcroît, il renversa son paquet sur le tapis de sol en s’extrayant aussi vite que possible du véhicule.
— Mademoiselle ! Qu’est-ce qui se passe ? s’écria-t-il en traversant la rue.
Les doigts de sa main droite s’agitaient nerveusement, prêts à jaillir vers le holster et le Beretta 9 mm qui y somnolait. Mais déjà, le moteur de la vieille Coccinelle crachotait un nuage de vapeur en s’élançant.
Gary se tourna vers son partenaire et se précipita dans leur voiture.
— Appelle le central, dis à l’inspecteur Brolin que sa petite protégée se fait la malle, et qu’elle n’est pas dans son état normal.
Il écrasa les doritos sur le sol et tourna la clé de contact.
Juliette rejoignit le nord de la 32e Rue en quelques minutes seulement. Elle pila plus qu’elle ne freina devant la maison qui surplombait le quartier et ne prêta pas attention à la splendide vue de Portland qui s’offrait depuis le sommet de la colline. Elle courut jusqu’au perron, sonna et frappa avec force. Sans plus attendre, elle prit le double que Camelia lui avait fait et ouvrit la porte. En songeant à ses proches, elle n’avait pas hésité une seule seconde. Il y en avait trop peu pour ne pas savoir sur qui se focaliser. Ses parents étaient loin de tout cela, ils vivaient dans un autre monde, sous le soleil apaisant de Californie. Brolin était tout récent dans sa vie – et bien à même de se défendre seul ; il ne restait qu’une seule personne.
À quelques mètres, une Ford toute cabossée s’arrêta et les deux inspecteurs qui la « protégeaient » sortirent, intrigués.
Juliette était dans le hall d’entrée, les pieds nus sur le parquet froid.
— Camelia ? appela-t-elle. Camelia, où es-tu ?
Elle s’élança dans le salon, la salle à manger, et son cœur manqua un battement quand elle parvint à la cuisine.
Un carreau était cassé, plusieurs morceaux brisés sur le carrelage, couverts de Scotch marron. Un des carreaux de la porte de derrière.
Oh, non, pas ça. Faites que ça ne soit pas ça...
Juliette observa attentivement la pièce. Aucune trace de sang, ni de lutte.
C’est bon signe, peut-être que Camelia a elle-même brisé le carreau pour entrer. Elle avait oublié ses clés ?
Mais elle-même n’y croyait pas.
Prenant soin de ne pas poser son pied nu sur le verre coupant, elle s’empara d’un long couteau de cuisine et s’approcha de l’escalier.
Elle ne fit pas le moindre bruit pour atteindre le premier étage. Le couteau pointé devant elle, Juliette était prête à éventrer le premier type qui surgirait d’un placard ou de derrière un rideau. Elle parvint à la porte de la chambre principale et la poussa doucement du bout du pied.
Rien.
Ou plutôt si, une odeur rance flottait dans la pièce. Elle était encore assez ténue mais suffisait à provoquer un léger écœurement.
— Mademoiselle ? Hé-ho ?
C’était l’un des deux inspecteurs en bas, probablement sur le palier. Juliette ne répondit pas et s’avança dans la chambre.
Le remugle provenait de la pièce d’à côté, desservie par une porte mitoyenne. C’était la salle de bains. La porte était entrouverte et Juliette passa la tête entre le battant et le mur en serrant les doigts autour du manche du couteau.
Tourbillonnant, la puanteur se déposa le long des parois de sa gorge comme une pellicule de mucus infecte.
C’est alors que la pointe du couteau vint heurter bruyamment le carrelage puis la lame tinta dans l’air émétique.
Dans une attitude grotesque, Camelia était allongée sur le dos, les bras crispés et la peau brûlée des mollets jusqu’à la poitrine. Ses cuisses ressemblaient à de la viande laissée bien trop longtemps dans le four. Sa peau s’était décollée en lamelles noircies, cassantes comme les tours d’un château de sable sec. On distinguait les rigoles de veines encore rouges entre les craquelures de chairs roussies.
Elle n’avait brûlé qu’en partie, le feu ayant gagné le tapis de bain et étant allé mourir sur le carrelage, laissant une curieuse empreinte de ténèbres au milieu de ce monde immaculé.
De haut, la scène ressemblait à un tableau de Motherwell avec cette tache noire inappropriée au milieu d’une scène presque banale de l’existence. Mais ici, la mort ôtait tout le banal de la vie.
La poignée de la porte grinça sous la pression des doigts de Juliette.
59
Bentley Cotland et Joshua Brolin étaient tous deux dans la Mustang, serpentant entre les lignes de véhicules de l’autoroute 8 qui reliait Beaverton à Portland. Ils ne parlaient pas, l’un comme l’autre digérait la souffrance qu’ils venaient de partager. Ils avaient rencontré les parents d’Anita Pasieka au bureau du shérif et Brolin s’était montré très compatissant mais également très professionnel, n’oubliant pas de poser les bonnes questions, ayant – semblait-il – en permanence l’enquête à l’esprit, même lorsqu’il s’agissait de manifester du courage et de la compassion. Bentley en était admiratif. Comment Brolin pouvait-il rester toujours aussi consciencieux, prodiguant du réconfort pour mieux aboutir à une question pertinente ? Même si ses manières ne lui plaisaient pas souvent, Bentley dut bien s’avouer que Brolin était peut-être un très bon inspecteur.
S’il avait été doté d’une once de recul et de bon sens, Bentley n’aurait pas été admiratif mais effrayé par cette preuve de cynisme. Mais ce qui est une faiblesse aux yeux de certains apparaît à d’autres comme une qualité.
Le jeune assistant attorney ne put se contenir plus longtemps, et ayant conscience de ne pas toujours avoir été un compagnon agréable, se sentit obligé de féliciter Brolin :
— Vous... Votre manière de procéder avec les parents de la victime tout à l’heure m’a impressionné. Vous avez été très bien, les réconfortant avec habileté tout en gardant à l’esprit la raison de notre venue. Vraiment, c’était bien. Très professionnel.
Brolin jeta un rapide coup d’œil à son compagnon tout en conduisant.
— Merci.
Était-ce ironique ? Brolin éluda aussi vite la question, il n’avait pas envie de s’appesantir sur lui, sur sa personnalité. Le jeune assistant attorney serait-il capable de comprendre ce que c’était que de travailler sur des crimes sexuels à longueur de temps ? Pouvait-il concevoir que le détachement dont Brolin faisait preuve était la seule barrière mentale dont il disposait pour supporter les atrocités que sa profession lui faisait endurer mois après mois ?
Il doubla une grosse berline aux vitres teintées en faisant gronder le V8 de sa Mustang.
Il préféra calmer le jeu, si Bentley lui tendait une main, rien ne justifiait de la refuser.
— Venant de vous, j’apprécie tout particulièrement la remarque, ajouta Brolin. Ne le prenez pas mal surtout, mais on ne peut pas dire que ça a été la parfaite osmose vous et moi...
— Nous n’avons pas la même vision de notre travail, je pense.
— Nous n’avons pas le même boulot, trancha Brolin.
Il s’en voulut aussitôt d’être aussi ferme et ajouta sur un ton plus conciliant :
— Je crois surtout que nos méthodes sont différentes, nous parvenons tous deux à nos fins avec des moyens dissemblables, mais la finalité est la même, n’est-ce pas ?
— La justice...
Pour la première fois, une sorte de fraternité professionnelle se créa entre les deux hommes, un sourire partagé.
— Quelle est la prochaine étape ? interrogea Bentley avec curiosité.
— Faire le point pour élaborer la suite de l’enquête.
— Ça veut dire qu’on ne sait pas ce qu’on doit faire ? Trois cents mètres plus loin, une myriade de phares rouges scintillaient à l’arrêt, un bouchon.
— J’adore l’autoroute aux heures de pointe ! s’exclama le jeune inspecteur.
Ils ralentirent jusqu’à ne plus avancer qu’au compte-gouttes.
— Bien, je disais donc : faire le point. Ça doit vous sembler rébarbatif comme méthode, mais c’est le plus important dans une enquête, régulièrement synthétiser ce que l’on a et en dégager les pistes nouvelles. Que sait-on pour le moment ?
Bentley Cotland se gratta nerveusement la joue.
— Que le corps de Leland Beaumont a été volé, que le tueur a le même ADN que lui et que cela est impossible. Ah, j’allais oublier : que Leland s’intéressait beaucoup à la magie noire et à la résurrection ! Ça ne ferait pas un excellent scénario de film d’horreur, ça ?
Énoncés de cette manière, les faits prenaient une importance toute différente, trop impossible pour être réelle, menaçante pour la santé mentale.
— OK, et le lien est facile à faire mais on n’est pas dans un film, alors qu’est-ce qui est possible ? Soit Leland Beaumont n’est pas mort, soit on se fout de nous. Or je suis bien placé pour vous assurer que Leland n’est plus de ce monde, personne ne pourrait survivre à la balle qu’il a prise en pleine tête, personne. Et « une fois que vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, aussi improbable que cela soit, doit être la vérité », comme l’a dit Sir Arthur Conan Doyle.
— Et qu’est-ce qui reste, quelle est cette vérité, vous avez une explication, vous ?
Profitant de ce que la voiture était à l’arrêt dans l’embouteillage, Brolin planta son regard dans celui de Bentley.
— Vous croyez que j’arriverais à dormir en sachant qu’un mort vivant que j’ai abattu se balade en ville et massacre à tour de bras, sans avoir une explication rationnelle à ce phénomène ?
— Je n’en sais rien, vous n’êtes pas à proprement dire... facile à cerner...
Brolin observa les immenses nuages gris qui faisaient ressembler cette fin d’après-midi à un début de nuit.
— Je pense que celui qui a volé le corps de Leland Beaumont est notre tueur. Il dispose de son ADN, de sa salive qu’on a retrouvée sur le mégot, du moins il en disposait au début, quand le corps était frais. Il lui aura suffit de congeler les prélèvements.
— Ça vous paraît plausible comme hypothèse ?
— Beaucoup plus que l’idée d’un zombie en ville. Un lourd silence tomba dans l’habitacle.
— Quelles sont nos autres pistes ? reprit Brolin. Que sait-on ?
Bentley haussa les épaules.
— Pas grand-chose, on commence seulement à en connaître un peu plus sur les victimes.
— Je ne suis pas d’accord. Nous disposons d’informations importantes. Nous savons qu’il y a deux tueurs et pas un.
— Est-ce une certitude ?
— À mes yeux oui, trop d’assurance, de connaissance et de subtilité dans les lettres et au contraire un manque flagrant de maturité dans les meurtres. Au moins un tueur et un commanditaire, une sorte de maître et son élève. Quoi d’autre ?
Se souvenant de l’autopsie à laquelle il avait participé, Bentley se trémoussa sur son siège, mal à l’aise.
— Le tueur a des connaissances en biologie, se rappela-t-il.
— Exact. Un minimum qui lui permet de sectionner les membres de ses victimes avec soin. D’ailleurs, il s’attache dans les deux cas à soigner la découpe de la peau, à désencastrer avec attention les os mais coupe dans les muscles et les chairs comme un boucher. La peau et les os l’intéressent, pas le reste, pourquoi ?
Bentley secoua la tête.
— Ça fait partie de sa signature, c’est un aspect de son fantasme que nous allons devoir percer pour mieux le comprendre, mais laissons ça de côté pour l’instant, reprit Brolin. Nous savons également qu’il a choisi ses deux victimes dans un catalogue, c’est dans ce même catalogue qu’il a repéré les membres qu’il allait couper. Il tourne les pages et jette son dévolu sur ce que les femmes exposent de leur anatomie. Certains choisissent des vêtements, lui s’attache au mannequin qui les porte, il fait son choix tranquillement. Rappelez-moi combien de filles travaillent pour ce catalogue ?
— Un peu plus de quatre-vingts si je me souviens bien.
— Oui... Impossible de les faire toutes surveiller. Il nous faudrait plus de deux cents agents, autant dire que c’est impensable. Que sait-on d’autre ?
Bentley fronça les sourcils, se creusant les méninges pour se souvenir des nombreuses déductions spéculatives émises ces derniers jours.
— Qu’avez-vous dit sur le profil du tueur, déjà ?
— Homme blanc, entre vingt et trente ans, célibataire, ayant un logement isolé et un boulot à temps partiel, voire sans emploi, pour les grandes lignes.
— Maintenant on sait qu’il lit le catalogue de Fairy’s Wear, commenta Bentley.
— Oui, j’ai demandé la liste des abonnés mais je ne pense pas que ça puisse donner grand-chose, même en se limitant aux hommes seuls. Il peut s’être procuré le catalogue n’importe où, il est souvent distribué gratuitement dans la rue. Là aussi, c’est une piste sans fin. En revanche, ce qui est intéressant, c’est ce que Philip Bennet nous a dit avant qu’on le quitte.
— Quoi ? À propos de ce cambriolage l’année dernière ? En insistant sur les faits anormaux qui avaient pu s’être produits au cours des derniers mois, Brolin était parvenu à faire dire au gérant qu’ils avaient été visités l’année précédente. Un matin, on avait constaté que plusieurs serrures avaient été forcées, mais qu’étrangement, il ne manquait rien. Philip Bennet et la police en avaient conclu à la visite de jeunes squatteurs probablement déçus de ne rien découvrir à voler.
— Exactement. Vous connaissez beaucoup de voleurs qui s’introduiraient dans des bureaux de ce genre où il n’y a rien à voler à part un peu de matériel informatique ?
— Des gosses, un coup pour s’amuser...
— Non, je ne pense pas. Je serais prêt à parier que c’est notre homme qui a fait le coup.
— Mais ça serait idiot ! Pourquoi aurait-il fait ça au risque de se faire pincer bêtement, qu’avait-il à y gagner ?
— Il n’est pas rare que les tueurs en série aiment s’introduire illicitement chez les gens, ils s’y promènent la nuit, volant des objets personnels, des vêtements par exemple, c’est un premier pas vers l’appropriation de la vie de sa future victime.
— Il n’y a rien qui appartienne à ses victimes là-bas !
— Réfléchissez un instant. Bennet a dit que rien n’avait été volé. Mais peut-être a-t-on copié quelque chose.
Bentley trouva la remarque amusante.
— Copié ? Il n’y a rien à copier là-bas, ça n’est pas de l’espionnage industriel !
— Sauf si vous êtes un dangereux psychopathe sur le chemin du crime. Le siège possède un fichier avec toutes les coordonnées du personnel, y compris de ses mannequins. Noms, prénoms, adresses, photos, tout.
Bentley fixa Brolin. C’était logique, ainsi le tueur se trouvait en possession de toutes les informations nécessaire pour entamer sa chasse, il connaissait tout ce dont il pouvait avoir besoin sur ses victimes, à commencer par leur adresse.
— Autre chose, poursuivit Brolin. Si notre homme prend le risque de cambrioler une société pour s’emparer de pareil fichier, on peut supposer qu’il va continuer à chasser sur ce territoire, parmi ces femmes. Mais comment a-t-il fait son choix en tout premier ? Pourquoi cette société et pas une autre ?
— Au hasard, il est tombé dessus un jour et a trouvé les filles du catalogue particulièrement alléchantes...
— Les tueurs en série fonctionnent rarement sur le mode du hasard pour choisir leurs victimes quand il y a une ritualisation comme celle-ci, il ne s’agit pas d’actes impulsifs, tout est minutieusement élaboré. Y compris le choix des victimes. S’il a décidé de s’en prendre aux filles de Fairy’s Wear, il y a forcément un point de départ. Or, il ne s’agit que de vêtements pour femmes. Je pense qu’il suit cette enseigne depuis longtemps, peut-être que sa mère y était abonnée, ou une petite amie avec laquelle celui que nous appelons le Corbeau aurait eu une relation durable. Un lien personnel avec cette société, quelque chose qui s’inscrit directement dans la continuité de son existence, au moins à ses propres yeux. Il est fort probable qu’il fantasme sur ces catalogues depuis un bout de temps, préparant son passage à l’acte. Le cambriolage a eu lieu l’année dernière, ça lui laisse pas mal de mois pour se préparer.
— Mais concrètement, ça ne nous donne pas grand-chose, fit remarquer Bentley, je veux dire qu’on ne peut pas sortir un mandat de perquisition pour tous les adhérents de Fairy’s Wear.
— Non, mais il est tout à fait possible que notre homme ait déjà commandé des articles chez eux. C’est tout à fait le genre de fantasme de ce type de tueur, il est envisageable qu’il dorme avec, ou qu’il les porte dans son intimité. Vous voyez le tableau... Bennet va me faire parvenir la liste de tous leurs clients depuis deux ans.
— Ça va représenter un sacré paquet de noms ! s’exclama Cotland.
— Nous allons les trier et en extraire les hommes célibataires, il ne devrait pas y en avoir beaucoup puisqu’ils ne vendent pas d’articles masculins, nous aurons une poignée de détraqués et de mecs qui achètent par correspondance pour leur maman ou une amante. Je voudrais aussi isoler tous les clients qui ont acheté à la fois les vêtements que porte Anita Pasieka sur la photo et ceux d’Elizabeth Stinger, de même on ne devrait pas avoir trop de noms. Il faut faire le tri. Ça représente des pages de données, et plusieurs jours de boulot, mais ça pourrait être payant.
Bentley sentit le regard de Brolin se poser sur lui.
— Hey, là ! Pourquoi c’est encore moi qui me tape la corvée ?
— Bentley, n’y voyez pas d’offense mais je suis sûr que dans la paperasse vous êtes imbattable.
L’intéressé ne protesta pas, d’une certaine manière, il était fier de sentir une marque d’estime chez Brolin, ce qui le fit soudainement se tendre. S’il tirait de la satisfaction à être considéré par l’inspecteur, c’est que lui-même avait pris Brolin en considération bien plus qu’il ne se l’était avoué. Et puis après ? Il se savait prompt à monter en colère sous une impulsion mais il n’était pas ce personnage vindicatif que beaucoup voyaient en lui. Du moins le pensait-il.
— Reste que nous ignorons le principal, finit-il par ajouter lorsque le trafic se fit un peu plus fluide.
— C’est-à-dire ?
— Ce que le tueur et le Corbeau cherchent à faire, au-delà des fantasmes de mort, quel est leur but ? Vous semblez dire que ce fantasme qui pousse à tuer ne doit rien au hasard, alors pourquoi le choix de la Divine Comédie et pas Blanche-Neige et les sept nains ?
— Vous apprenez vite, s’étonna Brolin. En effet, ils utilisent « L’Enfer » de Dante car il fait partie de l’élaboration de ce fantasme, la raison, je ne la connais pas. Mais il y a un but, une finalité. À nous de la trouver avant qu’il ne soit trop tard. Nous devons comprendre ce qu’ils veulent, ce qu’ils font.
La chair de poule se forma sur les bras de Brolin. Bentley venait de mettre le doigt sur ce qui lui faisait le plus peur. La finalité de leurs actes.
Ils arrivèrent au central de police et rejoignirent Lloyd Meats qui terminait de rédiger son rapport sur les informations qu’il avait collectées à propos d’Elizabeth Stinger. En le voyant, Brolin ne put s’empêcher de sourire, il n’arrivait pas à se faire à son collègue sans sa barbe.
— Qu’est-ce que ça donne pour Elizabeth ? demanda-t-il. Meats leva les bras vers le plafond et fit craquer sa colonne vertébrale en grimaçant.
— Pas grand-chose. Elle n’avait pas d’ennemi a priori, elle n’a pas reçu de menace, elle n’avait pas de petit ami connu ces derniers temps et le dernier en date est un courtier d’assurances qui vit dans l’Arkansas. Pour ce qui est de son enlèvement, Salhindro a envoyé deux de ses hommes poser des questions à tous les commerçants du coin, personne n’a rien vu de suspect ce soir-là. Et pour ce qui est de sa fillette, c’est la mère d’Elizabeth qui va s’en occuper semble-t-il. Et vous ?
Brolin lui relata leur après-midi et ses pistes de travail. Ils restèrent une heure à faire un topo complet des données recueillies. Puis ils téléphonèrent pour se faire livrer de la nourriture chinoise. Au passage, Brolin en profita pour faire expédier au labo l’échantillon de salive qu’il avait prélevé sur Milton Beaumont avec un petit mot à l’attention de Cari DiMestro et Craig Nova.
Les trois hommes s’installèrent dans le bureau de Brolin et commencèrent à décortiquer les tonnes de documents qu’ils avaient saisis chez les deux victimes. Relevés téléphoniques, bancaires, courrier récent, factures... tout y passait pour s’assurer qu’il n’y avait aucun détail anormal, un élément-clé qui allait les mettre sur la piste du tueur. Brolin le savait pertinemment, dans les affaires de tueurs en série, ce genre de travail fastidieux ne menait nulle part puisque l’assassin n’avait aucun lien avec sa victime avant le passage à l’acte, mais il fallait le faire. Finalement il dut s’avouer que la présence de Bentley Cotland n’était pas qu’un fardeau sans contrepartie, il pouvait se montrer sympathique comme aujourd’hui, voire utile, ce qu’il faisait de plus en plus, à mesure que le métier de flic lui apparaissait dans toute sa réalité et pas comme il avait dû se l’imaginer sur les bancs de l’université. De son côté, Brolin ne pouvait rien lui reprocher, après tout, il s’était lui-même fourvoyé sur la différence qu’il pouvait y avoir entre le quotidien d’une profession et ce qu’on imaginait, son passage éclair au FBI en était l’illustration parfaite.
Peu à peu la faible clarté du soleil disparut et Portland s’illumina derrière les immenses fenêtres du bureau.
Brolin hésita plusieurs fois à passer un coup de fil à Juliette, pour entendre le son de sa voix, et peut-être se faire inviter à passer la nuit chez elle, mais il chassa cette pensée. Ils débutaient tout juste leur relation et il était préférable de ne pas trop la brusquer, il pourrait lui faire livrer des fleurs le lendemain. Cette idée le séduisit et il replongea dans la longue série de chiffres qu’il tenait.
Quand la porte s’ouvrit, les trois hommes crurent qu’il s’agissait de leur dîner mais en lieu et place du livreur se tenait Fletcher Lee, le front plissé par l’inquiétude.
— Josh, y a un problème avec Juliette Lafayette. Seddon et O’Donner qui étaient à sa protection signalent un 10-49 hé à la jeune fille.
10-49 était le code utilisé par la police de Portland pour parler de meurtre. Voyant Brolin se décomposer littéralement, Fletcher s’empressa d’ajouter :
— Elle n’a rien, enfin pas directement. Il semble que c’est une amie à elle qui a...
Il posa les yeux sur un morceau de papier qu’il tenait.
— Une certaine Camelia McCoy. Elle a été assassinée. Brolin ferma les yeux et ne se rendit pas compte que son crayon à papier venait de se briser entre ses doigts.
60
La haute maison de Camelia McCoy était entourée d’un cordon de sécurité jaune qui tremblait dans le vent. Plusieurs véhicules – dont une bonne moitié n’avaient pas éteint les gyrophares – étaient stationnés en désordre dans la rue quand Brolin arriva sur les lieux.
La nuit était à présent tombée et le jeune inspecteur frémit en sortant de sa Mustang, mais il aurait été bien incapable de dire si c’était sous l’effet du froid ou de la peur. Il repéra rapidement la Ford banalisée où Gary Sheddon tendait un café à Juliette. Elle était assise sur le fauteuil passager, la portière ouverte, avec une couverture sur les épaules. Quand elle vit Brolin, elle sortit de la voiture et s’approcha sans qu’un mot ne sorte de sa bouche.
Ils restèrent enlacés pendant une longue minute avant que Brolin ne se recule pour la regarder dans les yeux. Les gyrophares teintaient son visage d’un voile rouge surréaliste.
— Tu tiens le coup ? demanda-t-il plus pour lui signaler qu’il s’inquiétait que dans l’attente d’une réponse.
Elle haussa timidement les épaules et se blottit de nouveau contre lui. Brolin perçut la poitrine de la jeune femme qui se soulevait par saccades violentes et il ne put que lui passer la main dans les cheveux. Il n’y avait rien à dire, c’était l’un de ces moments de l’existence où aucun mot ne peut consoler, où le silence est de mise et la simple présence la seule arme pour réconforter.
Plusieurs hommes s’approchèrent, une jeune recrue et un type du labo, mais en voyant les deux visages dolents ils se ravisèrent. Lloyd Meats prit le commandement des opérations.
Quand un long moment se fut écoulé, Brolin fit asseoir Juliette et lui fit chercher un thé brûlant qu’il posa entre ses doigts engourdis.
— Je vais devoir entrer, expliqua-t-il doucement.
La couverture glissa sur ses épaules avec le hochement de tête.
— Je sais.
Brolin vit les deux hommes du bureau du légiste qui l’attendaient devant la maison avec une certaine impatience.
— Gary et Paul vont te ramener chez toi et ils resteront jusqu’à ce que je te rejoigne, d’accord ?
Elle se contenta de serrer les lèvres, chassant tout le sang jusqu’à les rendre aussi pâles qu’un sillon dans la neige. Brolin lui déposa un baiser sur le front avant de s’écarter.
Une heure plus tard, Camelia McCoy quittait son domicile dans une housse noire dont le crissement évoquait le froissement des sacs de voyage lors d’un départ en vacances.
Un départ lointain.
Et définitif.
*
**
Il est parfois extraordinaire de constater la puissance des émotions, comme lorsque nos sentiments prennent le dessus sur nos perceptions et deviennent capables d’étirer le temps jusqu’à nous extraire de son implacable courant pour n’en faire qu’un élément distant et sans prise sur notre être. Ainsi, Juliette ne vécut pas les heures suivantes dans le même monde, affranchie par son esprit d’un écoulement linéaire du temps pour mieux affronter la douleur.
Elle laissa les deux policiers dans le salon et monta se réfugier dans sa chambre, son sanctuaire. Plutôt que de s’affaler sur le lit et vider toutes les larmes de son corps comme beaucoup auraient fait, elle tourna en rond longuement pour finir par ouvrir la fenêtre. Le froid s’introduisit aussitôt dans la chambre comme une cohorte de fantômes curieux.
Juliette se pencha par la fenêtre. Les étoiles scintillaient paisiblement dans cet air glacial. Des milliers d’yeux de diamants frelatés par la distance de l’espace surplombaient majestueusement la terre endormie.
Les étoiles bourdonnent, pensa-t-elle, elles chantent dans le cosmos. Illuminant les ténèbres infinies de leurs diapasons enflammés.
Juliette tourna la tête vers le clocher de l’église du révérend Willem, cherchant la lune, mais ne trouvant que les ombres et les lumières vaniteuses de la ville.
En observant ces myriades d’étoiles terrestres, Juliette repensa à ce que lui avait dit Camelia quelques mois plus tôt alors qu’elle-même se remettait difficilement de son enlèvement et de la mort qui avait failli la frapper.
La mort dérange, on ne l’aime pas et lorsqu’elle se présente on préfère toujours qu’elle s’établisse assez loin de nos yeux.
C’était vrai. L’idée même de mort ne plaisait guère à l’esprit de l’homme. Parfois même, elle en devenait si obsédante qu’elle fascinait, mais on ne pouvait pas l’apprécier. Juliette repensa à Humus le chat. Quand elle était enfant, elle avait grandi avec un gros chat noir, Humus. Il était déjà présent à sa naissance, il était là pendant la fête de son baptême et même pour son dixième anniversaire. Humus avait toujours été dans la maison, comme un personnage indéniable de sa vie, un élément implacable du destin autour d’elle. Pourtant, un matin, elle avait retrouvé Humus au pied du sofa, étendu de tout son long et la langue violette étalée sur le carrelage. Juliette, qui n’avait que douze ans, n’avait pas bien compris sur le coup et puis en voulant le prendre dans ses bras elle avait senti le petit corps tout froid entre ses doigts. Elle avait beaucoup pleuré ce jour-là. Elle n’avait jamais prévu qu’Humus puisse mourir un jour, et encore moins de cette manière. Sans ultime caresse, sans un miaulement d’au revoir, rien, juste un cadavre froid un matin sans école. Plus tard, elle avait surpris son père qui parlait à sa mère. « Il pouvait pas aller crever dehors, non ? Je croyais que les chats se cachaient pour mourir ? Mais oui, moi aussi, ça me fait de la peine chérie, mais merde ! Pense à Juliette, voir le macchabée de son chat en se levant, tu crois que c’était le mieux pour elle ? Au moins s’il était mort dans la rue ou dans le jardin d’un voisin, ça se serait fait en douceur. On n’aurait rien vu, pas Juliette en tout cas, et à force de ne pas le voir rentrer, on en aurait tiré les conclusions funestes. Ça aurait été plus doux. »
Juliette était restée sur le seuil de la porte de la cuisine puis avait discrètement fait demi-tour pour réintégrer sa chambre et pour pleurer de nouveau. Les adultes n’aiment pas la mort. C’était sûr. Ils préfèrent qu’elle fasse son travail assez loin de leurs yeux impressionnables. Au-delà de leurs volets clos.
Juliette resta assise sur le rebord de la fenêtre jusqu’à ce que le froid lui engourdisse l’esprit autant que le corps.
Quand Joshua Brolin la rejoignit, il la découvrit roulée en boule sur le lit. Il réajusta la couverture pour qu’elle soit entièrement au chaud, se déshabilla et vint se coller contre elle en l’entourant de ses bras. Il avait laissé allumée une petite bougie et en observant Juliette, il en vint à penser que nous ne dormons pas seulement pour nous reposer. Mais également pour mieux vivre, pour guérir nos malheurs. Finalement, le sommeil adoucit les peines, il fait perdre leur consistance aux maux et transforme une réalité en souvenir.
Le sommeil est peut-être le seul vrai sanctuaire de quiétude dont dispose l’homme, se dit-il.
Il posa une main sur la tête de Juliette.
Ses paupières tressaillaient sous les influx de mauvais rêves.
61
Le Dr Sydney Folstom ferma le dernier flacon. Il y en avait neuf posés sur le carrelage à côté de la table de dissection, accueillant leur sinistre contenu dans une solution de formol neutre à 10 %. Ils contenaient tous entre 30 et 80 ml de foie, de cœur, de sang, d’urine et tout ce qui serait nécessaire aux examens post mortem toxicologiques et anatomo-pathologiques.
Un assistant revint prévenir le docteur et l’inspecteur Brolin qu’une copie des radiographies avait été faite à l’intention des services de police. Le corps de Camelia était brûlé en grande partie, ce qui rendait le torse difficile à analyser à l’œil nu. Un examen radiographique avait été effectué pour éventuellement mettre en évidence ce que les importantes brûlures dissimulaient, et pour un gain de temps, on avait utilisé un amplificateur de brillance doté d’un dispositif de sortie imprimée. On pouvait ainsi faire un balayage rapide de tout le corps et en sortir des clichés sur les zones à doutes. Mais cela ne permit pas de mettre quoi que ce soit en avant, par élimination, on pouvait au moins dire qu’elle n’avait sûrement pas été tuée par arme à feu. Le cou étant également carbonisé, on procéda à une radiographie grâce à un appareil à foyer ultrafin, un faxitron dont le film à haute définition permet d’obtenir une meilleure qualité pour tout ce qui est pièces fines telle que larynx, os, dents... Là encore, on ne remarqua aucune fracture des cornes du cartilage thyroïde si caractéristique de la strangulation. La mort avait été causée autrement.
La conclusion du rapport du légiste fut que le sujet était décédé des suites d’une grande perte de sang causée par huit à douze coups de couteau – les trop grandes brûlures empêchaient d’établir avec certitude le nombre de blessures occasionnées par l’arme blanche –, et que la jeune femme était déjà morte lorsqu’on avait mis le feu à son corps.
Muni de ces sinistres données, Brolin quitta la morgue de Portland pour rejoindre son bureau dans le centre-ville. Là, il appela Juliette comme il l’avait fait plus tôt dans la matinée et s’ils n’échangèrent que très peu de mots, il eut le sentiment que cela lui faisait du bien. Leur faisait du bien.
Que ce soit au téléphone, par e-mails, dans le hall du bâtiment ou à la sortie du parking, Brolin parvint à éviter les journalistes qui faisaient le pied de grue toute la journée dans le mince espoir d’arracher un commentaire au jeune inspecteur. Aucun rapprochement officiel n’avait été fait entre le meurtre de Camelia et les deux massacres du Fantôme de Leland mais on avait vite appris la présence de l’inspecteur Brolin sur les lieux du crime et la presse s’en donnait à cœur joie. On parlait déjà d’une troisième victime du « Fantôme », ce qui en faisait à présent un « tueur en série » en puissance selon la définition même du terme qui implique trois victimes minimum. Mais la plupart des agents du FBI qui travaillent à l’Unité des sciences du comportement à Quantico sont capables d’affirmer qu’ils sont face à un sériai killer potentiel dès sa première victime, et Brolin n’échappait pas à la règle compte tenu de sa formation. Dès l’analyse du meurtre d’Anita Pasieka, il avait reconnu la mise en scène, la ritualisation et le mode opératoire élaboré que seuls les tueurs en série développent. Il n’avait encore osé le partager, mais au fond de lui il craignait qu’Anita ne fût pas la première victime. Bien que tâtonnant, le tueur avait tout de même fait preuve d’un certain degré de sophistication, notamment avec le soin qu’il avait apporté à préparer la scène de crime, qui trahissait une maturation criminelle évoluée. Plus l’enquête avançait, plus Brolin avait la certitude que le tueur était un individu manipulé, un outil. Tandis que le Corbeau était un être redoutable, un sociopathe machiavélique qui n’en était pas à son premier crime.
Et puis il y avait l’escalade criminelle.
Plus un tueur en série avance dans le temps, plus son besoin de tuer se fait vital. Au début il hésite, il découvre le meurtre et met souvent des mois avant de recommencer. Mais avec le temps, il tue de plus en plus, à mesure qu’il se rend compte que son fantasme n’est pas pleinement épanché, à mesure qu’il gagne en assurance puisqu’il ne se fait pas prendre. Cette accélération de meurtres, passant d’un intervalle de plusieurs mois à quelques semaines, voire jours, entre chaque crime est l’escalade criminelle. Or dans le cas présent, il y avait déjà trois victimes en deux semaines, ce qui donnait à penser que le tueur avait pris goût à la violence à une vitesse vertigineuse. Ou bien qu’il avait déjà tué auparavant, secrètement, espaçant les victimes dans le temps.
Selon les règles en usage, dès le deuxième crime Brolin avait rempli une demande d’aide du programme VICAP. Ce rapport de quinze pages permet de détailler les meurtres auxquels un inspecteur de police est confronté et est envoyé au FBI qui va ensuite entrer les données dans un ordinateur puissant pour les analyser. Si quelque part sur le territoire américain un crime similaire a été commis, avec un mode opératoire qui y ressemble ou une signature identique, aussitôt les affaires sont mises en relation pour éventuellement découvrir qu’un criminel a frappé à différents endroits du pays sous différentes juridictions. Brolin avait répondu consciencieusement aux 189 questions du rapport VICAP et renvoyé le tout prestement. Le temps que la demande soit traitée et que des recoupements soient effectués parmi les 5 849 cas inclus dans l’ordinateur, la recherche peut prendre des semaines.
Ce mercredi 13 octobre fut plutôt profitable à Brolin dans l’immensité nébuleuse du système administratif américain puisque la réponse du programme VICAP arriva en fin d’après-midi.
C’était plutôt décevant. Le mode opératoire pouvait faire penser à plusieurs autres crimes mais la signature était parfaitement originale. À l’exception d’un tueur. En rouge, l’agent qui avait traité la demande de Brolin avait souligné l’incroyable similitude entre les actes récents et les atrocités commises par Leland Beaumont, un an auparavant.
Au moins, Brolin avait la preuve que le tueur n’avait pas perpétré d’autres meurtres à travers les États-Unis, sauf s’il avait changé la signature de ses crimes, ce qui n’était en théorie pas possible. Un être humain n’en vient pas à massacrer, mutiler et faire souffrir jusqu’à repousser les limites de l’agonie comme ça, du jour au lendemain. Pour qu’un homme devienne pareil monstre, il doit passer par différentes étapes, et ne se met à tuer que lorsque ses pulsions de mort deviennent trop fortes, intenables. Il tue alors selon un schéma bien précis, celui qu’il a longuement élaboré, celui-là même qu’il a tant et tant répété dans son esprit qu’il en est devenu cette obsession qui l’a amené à commettre son premier meurtre. C’est un cercle particulièrement vicieux. Et on ne peut maquiller ce schéma, c’est « sa raison » de tuer, la condition de satisfaction nécessaire pour qu’il dépasse l’horreur de ce qu’il fait et n’en considère que le plaisir qui en découle. Changer ce fantasme, cette signature, reviendrait à changer l’individu, tout ce qui l’a amené à tuer, c’est impossible.
Le tueur ne pouvait donc pas être l’auteur d’autres meurtres ailleurs sans qu’ils ne portent sa marque. À moins qu’ils n’aient pas été archivés ou que le mode opératoire et la signature n’aient pas été identifiés correctement.
C’était une explication. Toutes les forces de police du pays ne collaborent pas systématiquement avec le FBI et le VICAP.
Il y avait une autre possibilité.
Une alternative que Brolin refusait de voir en face, car elle était inacceptable.
Une seule personne avait déjà tué en laissant cette signature si caractéristique.
Leland Beaumont.
Si le Corbeau était un tueur, ou avait été un tueur à un moment de sa vie, Leland Beaumont devenait le suspect idéal.
Nul autre que lui ne correspondait avec autant de justesse à ce que le Corbeau devait être. Sadique, intelligent, manipulateur, avec une parfaite connaissance du mode opératoire du Bourreau puisque c’était lui-même !
Non ! Évidemment, c’est impensable. Les morts ne tuent pas.
Brolin se le répéta ainsi plusieurs fois, comme une litanie contre la peur.
Mais à sept heures le soir, quand Salhindro passa le prendre dans son bureau, il en tremblait encore.
*
**
Larry Salhindro se tenait devant le scellé de la police.
— Souris, on nous mitraille, commenta-t-il en désignant le photographe qui pointait un téléobjectif dans leur direction depuis sa voiture.
Brolin n’y prêta pas attention et fit signe à Salhindro d’ouvrir.
Il avait voulu retourner chez Camelia à cette heure-ci pour être dans les lieux au moment de la journée où le meurtrier avait agi quarante-huit heures plus tôt.
Cela venait tout juste de se produire, c’était encore frais, on pouvait presque percevoir les effluves de terreur dans l’atmosphère.
Brolin entra le premier et monta directement au premier étage, Salhindro sur les talons. Il traversa la chambre et s’immobilisa sur le seuil de la salle de bains où il appuya sur l’interrupteur. Une silhouette de craie était allongée sur le carrelage ; une bure noire couvrant une partie du sol rappelait que l’odeur stagnante était celle de la viande brûlée.
— Tu crois vraiment que c’est notre homme qui a fait ça ? ne put s’empêcher de demander Salhindro. Je veux dire, ça ne lui correspond pas du tout, il ne joue pas avec le feu d’habitude. Il aime que l’on voie ce qu’il a fait, il a besoin de choquer, alors pourquoi voudrait-il cacher le carnage sous le feu cette fois ? On ne doit pas négliger l’hypothèse d’un autre malade, tu ne crois pas ?
— Non. C’est lui. Juliette l’a confirmé, le Corbeau l’a appelée.
— Je sais, mais il n’a rien dit de précis, ça pourrait être n’importe quel dingue ! Franchement, c’est toi le spécialiste du comportement criminel ici, mais tu trouves qu’il y a beaucoup de similitudes avec ce qu’il fait d’habitude ? Il n’a rien prélevé, et il a brûlé le corps. D’accord, y a l’acide sur le front, mais c’est tout. Tu sais ce que ça m’inspire ?
Brolin fit un pas en avant.
— Ça m’inspire la frousse ! J’ai l’impression que c’est comme une secte. Et pourquoi pas ? Ils sont peut-être plusieurs, tout un groupe de détraqués avec un gourou, chacun a sa manière d’opérer... Ils tuent chacun leur tour.
Brolin contourna la marque de craie et se positionna en face du lavabo. Le grand miroir au-dessus était brisé en plusieurs endroits, et ce qui en restait au mur avait été badigeonné avec différents produits de beauté jusqu’à ce qu’on ne puisse plus se voir dedans.
— Il ne supporte pas l’image de ce qu’il reflète. S’il l’a cassé avant de la tuer, je parierai qu’il est affecté d’une tare physique, probablement au visage. Si c’est post mortem, il a fait preuve de remords, ou au moins d’un minimum de culpabilité, ce qui renforcerait ma théorie du manipulé.
— Pourquoi ça ?
Brolin s’appuya sur le rebord du lavabo et approcha son visage de la surface souillée.
— Parce que c’est un être faible, impressionnable. Il a souffert et continue de souffrir, mais l’autre a le dessus, c’est un maître, il le domine et d’une certaine manière, il a percé les fantasmes de sa « marionnette » et sait comment les utiliser pour l’amener à accomplir ses désirs. Le tueur lutte entre des émotions contradictoires, ce besoin, cet ordre impérieux de tuer pour se satisfaire, mais au fond de lui il sait qu’il agit mal. Pourtant, il en a envie et le Corbeau, son « maître », attise le feu qui est en lui.
Salhindro émit un vague grognement.
— C’est une simple hypothèse, ajouta Brolin en s’agenouillant là où le corps reposait encore la veille au soir.
Le ciel était dégagé et la lune venait poser ses reflets sur le carrelage spéculaire. Brolin jeta un rapide coup d’œil vers la fenêtre. Il avait émis l’éventualité d’une importance des cycles lunaires dans le choix des dates pour tuer, comme c’était parfois le cas pour des tueurs en série un peu ésotériques ; mais avec le court laps de temps entre chaque meurtre, la théorie tombait à l’eau. De toute manière, le ciel n’était pas dégagé le soir où Camelia avait été assassinée, les nuages voilant régulièrement la lune.
Brolin frôla du bout des doigts l’empreinte du feu sur le sol.
Qu’est-ce qui t’a amené à changer ton mode opératoire ? Il y a forcément une logique. Pourquoi l’as-tu brûlée cette fois ?
L’inspecteur avait décortiqué les deux meurtres précédents, il avait analysé chaque détail, établi toute la chronologie émotionnelle du tueur, du moins en essayant de se mettre à sa place. Avec cette troisième victime, les données commençaient à être suffisamment nombreuses pour qu’il puisse dégager une personnalité probante, pour qu’il ressente le tueur.
Il se concentra. Il venait de passer deux semaines à engranger des informations, à les ordonner dans son esprit, à les digérer. La macération avait pris, il était temps de remonter tout ça à la surface.
— Larry, je vais te demander de m’attendre dans la voiture, s’il te plaît.
Salhindro ne broncha pas, il connaissait son collègue et ami et ne se formalisa pas de la remarque. Brolin lui avait demandé de l’accompagner comme soutien, un binôme pour le moral, et pour la pensée. Dans moins d’une heure, Larry verrait son ami le rejoindre, un peu secoué, et il aurait besoin de partager ses idées, de rebondir sur l’esprit de quelqu’un pour affiner ses théories.
Quand Salhindro fut descendu, Brolin commença à se remémorer toutes les constatations qui venaient d’être faites concernant le meurtre de Camelia McCoy. Il revit la scène de crime telle qu’elle se présentait le premier soir ; il se souvint des commentaires des gars du labo ; et l’autopsie avait délivré à son esprit le complément d’information nécessaire.
Désormais, il savait, dans les grandes lignes, ce qui s’était passé ce soir-là.
D’un point de vue purement factuel.
Il devait dégager l’empathie, savoir maintenant ce qui s’était passé sur le plan des émotions.
En quelques secondes, il se tenait à la porte de derrière, dans le froid de la nuit.
Il n’a laissé aucune empreinte, il portait donc ses gants, comme d’habitude.
Le jeune inspecteur sortit de sa poche une paire de gants qu’il avait empruntés à Terry Pennonder, un collègue qui les mettait toujours pour conduire.
« Je suis devant la porte de la cuisine, je viens d’enfiler mes gants de cuir, et leur contact me rassure. Ce geste commence à prendre une signification puissante, c’est la troisième fois. Rien que de sentir mes doigts s’enfoncer dans la doublure, mes poils tressaillent.
» La porte est vite ouverte, entrer n’est pas le problème. J’ai vu qu’aucune lumière n’émanait du rez-de-chaussée, une simple lueur à l’étage, je sais donc qu’il n’y a aucun danger. Je sais où elle se trouve, je la sens, et elle, elle n’a même pas conscience de mon regard à travers les cloisons. De ma présence entre ses murs. En elle. »
Brolin traversa le salon et s’approcha de l’escalier. Toute la maison était plongée dans l’obscurité hormis la salle de bains dont on ne percevait rien d’en bas. La nuit filtrait peu jusqu’au centre du salon, ici les ombres s’épaississaient comme d’immenses taches d’encre couvrant le décor. Il devenait difficile d’avancer sans risquer de se prendre les pieds dans un meuble, aussi Brolin prit sa petite lampe torche et l’alluma, braquant le faisceau sur le sol, juste devant lui.
« La lampe est le prolongement de mes yeux. Ce qu’elle fixe, je le vois, je suis dessus. »
Il posa le pied sur la première marche et ferma les yeux.
« C’est là que la tension monte, cette fois je suis tout proche, elle est presque à ma portée. En haut de ces marches, tout va s’accélérer. Je voudrais que l’instant se fige, pouvoir en profiter plus longuement. »
Brolin éclaira autour de lui, les marches suivantes à la recherche d’une trace, le tueur était peut-être resté là quelques minutes à écouter ce qui se passait au-dessus, la vie. Il n’y avait rien. Sachant ce qui allait suivre, Brolin avait demandé qu’on bouge et fouille les lieux au minimum le soir de la découverte du corps. Avec le moins de personnes possible sur la scène du crime pour ne pas trop polluer celle-ci. Malgré ces précautions, il était peu probable qu’une trace ait survécu dans l’escalier qu’ils avaient largement emprunté. Il reprit son ascension.
« A chaque marche, c’est un battement de cœur supplémentaire. Des fourmis commencent à m’envahir le sexe, c’est un partage d’excitation, de haine et de peur. Mon sexe durcit, ce qui est si difficile avec une femme dans un contexte normal, et j’en retire autant de plaisir que de frustration. La dernière marche.
»Le couloir semble infini sous le mince pinceau de ma lampe. Mais la chambre est entrouverte, je vois déjà une fine vague de lumière s’étaler depuis la porte de la salle de bains sur la moquette de la chambre. J’éteins ma torche. Elle est toute proche. Mon souffle saccadé et profond envahit l’air, il est le seul indice de ma présence. Des clapotis d’eau parviennent à mes oreilles et je la vois nue dans sa baignoire. Les palpitations de mon cœur s’étendent à présent jusque dans le bout de mon sexe galvanisé. Mes gants crissent légèrement quand je pousse lentement la porte. J’adore ce bruit de peau qui grince.
» Et puis soudain, elle est là. Le corps mou dans l’eau brûlante, les seins flottant comme des bulles d’air en suspension, les cuisses luisantes, la toison du pubis finement coupée qui ondule dans le bain. Aussitôt, trop vite, beaucoup trop vite, elle me remarque et son visage se dissout dans ma colère. J’aurais voulu rester là, à la regarder pendant de longues minutes, mais elle ne m’en laisse pas le temps. Déjà, je suis sur elle et la frappe de toutes mes forces au visage, lui causant un énorme hématome à la mâchoire ce qui manque de l’assommer. Elle n’arrive pas à bouger dans sa baignoire, elle glisse et asperge d’eau les murs blancs. Elle n’a pas le temps de crier, je lui transperce le poumon gauche avec la lame effilée de mon couteau. Ce sein que j’aurais tant voulu prendre le temps d’observer et de toucher est perforé, sa graisse se répand dans l’eau lorsque l’acier s’extrait de sa matière. Une fois. Deux fois. Trois fois. Mon sexe cogne contre mon pantalon tant il est tendu ; mon cœur bat à tout rompre, je frissonne sous l’adrénaline en concentration trop importante et j’ai des spasmes de respiration. Encore. Encore. Encore. Aux gouttes d’eau sur les murs viennent se mêler celles du sang. Elles coulent beaucoup plus vite, laissant une longue queue rose derrière elles. »
Brolin revoit toute la scène, les rapports sont devenus des actes, des cris, des gémissements, des éclaboussures. Il se rend à peine compte qu’il étouffe des sanglots en mimant certains actes, les dents serrées à en faire éclater l’émail.
Il se voit enfoncer son couteau dans la couenne de Camelia à plus de dix reprises, il sent son corps s’affaler sur lui et entend distinctement le brait sourd de sa tête quand elle heurte le carrelage. Cette fois, son désir n’explose pas immédiatement. Elle est encore vivante, agonisante quand il lui écarte les cuisses.
Oui. Cette fois, il ne lui mutile pas l’appareil génital, il n’assouvit pas sa frustration et sa colère car il parvient à se frotter contre elle.
Il jouit sur elle !
C’est pour ça qu’il l’a brûlée ! Il a joui sur elle, il a laissé une trace directe, et il doit tout effacer, alors il décide qu’il va tout faire disparaître par les flammes !
Le cerveau en pleine ébullition, Brolin ne voit plus la silhouette de craie sur le sol, il voit Camelia, nue et ensanglantée. Il se souvient des deux bouteilles de whisky qu’un gars du labo a trouvées dans la poubelle de la cuisine. Le tueur n’avait pas prévu de brûler le corps, il a utilisé ce qu’il trouvait sur les lieux. Oui, c’est exactement ça, il a franchi une étape et il a paniqué. Mais du coup, son excitation est immense ; il ne veut sûrement pas s’arrêter là. Il a ce désir incroyable en lui, il peut le faire, il peut y arriver !
Puis il y a le pentacle, il faut se protéger de l’âme de sa victime. Il le grave avec la pointe de son couteau et dissimule le tout sous l’acide. Il se maudit au passage de ne pas en avoir plus pour en couvrir tout le corps ce qui lui faciliterait les choses. Il faut qu’il trouve de quoi effacer les traces par le feu. Il sort de la salle de bains.
Le désir est encore très vif, c’était trop court, pas assez maîtrisé, trop nouveau. Il en veut encore, tout de suite. Il commence même à éprouver de la colère que tout soit allé si vite, il n’est pas rassasié.
Brolin passa sans un bruit dans la chambre. Il était presque parvenu dans le couloir lorsqu’il se figea.
Sur la droite de la porte, une armoire noire cachait le mur. Mais plus important, un immense miroir reflétait le lit.
De là où il se tenait, Brolin voyait le lit au premier plan et ce qui devait être le bas du corps de Camelia à l’entrée de la salle de bains. S’il avait levé la tête, le tueur n’avait pu manquer de contempler ce spectacle.
Le lit et le corps nu de Camelia. Comme un couple normal.
Il n’y avait pas de sang sur le lit, on avait passé l’ensemble à la Polilight sans découvrir de trace, il n’avait donc pas posé le corps dessus.
Brolin s’approcha de l’armoire et lentement fit coulisser le battant. Il imagina le corps de Camelia glisser dans l’image du miroir et découvrit plusieurs étagères de vêtements.
Des T-shirts, des cache-cœurs, des pulls et... une pleine étagère de sous-vêtements. Ils tranchaient avec le reste de par leur chaos. Tout était bien plié, rangé avec attention, sauf les culottes et soutiens-gorge qui étaient amassés en vrac. En soi cela n’avait rien de choquant, il n’est pas rare de voir cette façon de ranger dans le placard d’une femme, mais pourtant quelque chose chiffonnait Brolin. Sans se défaire de ses gants, il commença à étaler calmement les différents ensembles, braquant sa lampe torche sur chaque parcelle d’étoffe.
Une idée germa en lui. Le tueur avait suivi le même cheminement, gorgé de désir, en quête de plus de plaisir encore. Et il avait découvert les sous-vêtements.
Une minuscule tache apparut sous la lumière. Puis une seconde sur la même culotte. Enfin, Brolin trouva un poil accroché à une bague de serrage d’un soutien-gorge.
Le tueur s’était frotté contre cette lingerie. Il l’avait étalée sur le lit ou le sol et s’était masturbé lentement tout contre.
Et dans un accès de fierté ou d’assurance, il avait négligé ce détail.
62
Camelia avait émis le vœu d’être incinérée et que ses cendres soient répandues dans la Columbia River. La crémation eut lieu en ce jeudi 14 octobre, en présence d’une vingtaine de personnes dont Juliette et Brolin. Quelques journalistes avides de larmes et de cynisme tentèrent d’assister à l’office mais ils furent éconduits par les proches de la défunte. C’est là que Juliette remarqua Anthony Desaux. Il était élégamment vêtu d’un costume noir de manufacture française, Yves Saint Laurent sans doute, et portait une rose à la boutonnière ce qui toucha la jeune femme. Lorsque le cercueil disparut sur son tapis roulant vers les flammes du four, il s’approcha de Juliette et posa une main délicate sous son coude.
— Ma chère Juliette, si je peux faire quoi que ce soit, n’hésitez pas, vous savez où me joindre.
Curieusement, elle ne ressentit aucun sous-entendu dans son intonation non plus que dans son regard, elle n’y lisait que sincérité. Camelia lui avait parlé de son ami français comme d’un séducteur insatiable mais, à cet instant, son affection avait pris le dessus sur sa nature.
Elle le remercia et Brolin échangea une poignée de main avec le millionnaire.
Juliette s’éclipsa un peu plus tard pour aller chercher les cendres et Brolin en profita pour sortir prendre l’air. L’envie d’une cigarette le tenaillait, le rendant nerveux, lui qui n’avait plus touché une cancerette depuis plus d’un an.
Les journalistes avaient déjà eu ce qu’ils voulaient ou faisaient finalement preuve d’un minimum de respect car Brolin n’en vit aucun, à moins qu’ils n’aient appris la discrétion. En revanche, il remarqua une Mercury Marquis qui vint se garer juste en face. Il reconnut sans peine les deux hommes qui en sortirent en défroissant leurs costumes. Le district attorney Gleith et son futur assistant, Bentley Cotland.
— Inspecteur Brolin, le héla Robert Gleith. (Il lui tendit la main et de l’autre lui serra le bras.) Je voulais justement m’entretenir avec vous. Comment avance l’enquête ?
Était-ce vraiment pour l’enquête qu’il s’inquiétait ? N’était-ce pas Bentley Cotland qui était venu se plaindre du peu de considération avec lequel on le traitait ? Même s’il s’était montré plus agréable ces derniers jours, avec lui on ne pouvait jamais savoir à quoi s’en tenir. Capable de caresser d’une main et de pincer avec l’autre, un vrai politicien ! Gleith ne se déplaçait jamais pour rien. Le capitaine Chamberlin avait fait tampon jusqu’ici, désormais le district attorney voulait sonner à la dernière porte, là où le boulot se faisait.
— Nous avons quelques pistes de travail, expliqua Brolin assez peu enclin à entrer dans les détails.
— Des pistes de travail ou des pistes vers un suspect ? renchérit l’attorney en invitant Brolin à marcher le long des jasmins d’hiver.
— Nous n’avons pas affaire à un homicide familial, monsieur, ça n’est pas simple, il nous faut du temps...
Ils marchaient d’un pas lent, Gleith et Cotland de part et d’autre du jeune inspecteur ce qui l’amusa. Ils formaient un étau hiérarchique dans leurs costumes à 2 000 dollars.
Ils envahissent l’espace et montrent qui mène la marche. Pas très fin mais efficace la plupart du temps pour intimider un interlocuteur !
Gleith posa sa main sur l’épaule de l’inspecteur.
On resserre l’espace et la poigne vient renforcer le sentiment de contrôle. Je t’entoure, je viole ton intégrité physique, je te dis quoi faire et tu obéis car sinon je serre les mailles et te presse comme un vulgaire citron.
— Je comprends, commenta l’attorney sentencieusement. Mais vous vous êtes mis la pression tout seul, cette annonce publique du capitaine Chamberlin va avoir des conséquences dramatiques si nous ne trouvons pas un suspect à brandir devant le public !
On en revenait à cette intervention. Bien qu’elle ait permis la découverte du mégot et le recoupement avec l’ADN, le cuisant échec qu’elle représentait allait planer sur la carrière de Brolin pendant longtemps.
— Je viens de voir le maire, ajouta Gleith. Il ne se satisfait pas de la lenteur des résultats. Entendez-moi bien, c’est un homme qui est confronté à la loi des résultats immédiats, il a un électorat à satisfaire et des concurrents à écarter de son fauteuil, et vous, vous ne lui facilitez pas la tâche.
L’attorney s’arrêta pour faire face à Brolin, Bentley fit de même dans son dos. C’était décidément sans aucune finesse, le message serait clair.
— Ne vous méprenez pas, ça n’a rien de personnel mais je pense que vous êtes trop jeune pour cette enquête. Si j’étais le capitaine Chamberlin je collerais plutôt un vieux de la vieille, un homme d’expérience. Mais votre capitaine vous aime beaucoup, et votre formation au FBI semble en impressionner plus d’un, tout autant que vos résultats précédents.
Ses yeux se plantèrent dans ceux de Brolin et l’inspecteur soutint le regard sans arrogance mais avec fermeté.
— Et Bentley pense que vous êtes à même de mener l’enquête jusqu’à son terme, alors je me plie à ce choix mais ne vous plantez pas, vous pourriez foutre votre carrière en l’air sur un coup comme celui-ci. Jusqu’ici les médias étaient encore calmes, mais avec ce troisième meurtre nous allons faire la une des chaînes nationales.
Bien sûr. La présence de Bentley n’était pas seulement à titre d’expérience mais il était aussi les yeux et les oreilles de l’attorney. Pourquoi n’y avaient-ils pas fait plus attention ? C’était l’évidence même, un jeune type à peine diplômé qui se retrouve parachuté au bureau de l’attorney, même avec piston, cela cachait quelque chose. Gleith voulait connaître le fonctionnement interne de la police, il voulait se constituer ses petits dossiers personnels, à la manière d’un John Edgar Hoover miniature. Savoir où étaient ses partisans et ceux qu’il faudrait abattre le moment voulu. Disposer de tous les moyens de pression nécessaires au cas où... Foutu politicien. Plus étonnant était le soutien de Bentley, ça ne lui ressemblait pas.
À son tour, Brolin posa une main sur l’épaule de son vis-à-vis, jouant dangereusement avec les armes de son interlocuteur.
— Je connais mon boulot, malgré mon jeune âge comme vous dites. Nous avons affaire à un duo redoutable, ils sont vifs et malins alors n’attendez pas de moi des miracles. Nous sommes tout un groupe à travailler en permanence, mais tant que nos adversaires ne commettront pas d’erreur nous n’aurons aucune piste physique. C’est donc à moi d’en trouver grâce à l’empathie.
Il avait insisté sur le terme, espérant que Gleith n’en connaîtrait pas la signification exacte dans ce contexte, ce qui le placerait dans une position de faiblesse où Brolin reprendrait la main.
— Je ne critique pas mes collègues mais je suis le seul à pouvoir mener cette enquête à son terme pour le moment. Faites-moi confiance.
Brolin vit les mâchoires de Gleith se crisper, il détestait qu’on ne soit pas à sa botte.
— À vous déjouer, répondit-il sèchement. Mais j’ai besoin de résultat concret. Vous avez jusqu’à lundi matin. Ensuite, je demanderai l’aide du FBI.
Brolin se raidit. Il ne lui restait que quatre jours.
Quatre jours pour empêcher un nouveau meurtre.
Avant que ses anciens collègues ne prennent l’affaire en main et que son échec soit total.
Gleith ajouta d’un ton cassant et avec le sourire du carnassier :
— Rappelez-vous les mots d’Andy Warhol et faites en sorte que votre quart d’heure de gloire ne soit pas déjà passé...
Un sourire ironique se dessina sur les lèvres de Brolin.
— Je suis sûr qu’un homme comme vous connaît le général de Gaulle, fit-il remarquer. Vous savez ce qu’il a dit ? Que « la gloire se donne seulement à ceux qui l’ont toujours rêvée ». Chacun son rêve, attorney Gleith. Chacun son rêve.
Il entendit au loin le déclic d’un appareil photo. La presse n’est jamais loin quand il s’agit d’homicide.
Plus que quatre jours.
63
Le labo de police scientifique de Portland travaille en permanence. Avec plus ou moins d’activité, alternant les rushs et les périodes plus calmes. Ce jeudi matin correspondait plutôt au pic maximal de l’activité supportable.
Quand Joshua Brolin poussa la porte du couloir central, il vit une multitude de blouses blanches s’affairer derrière les hautes vitres des différents secteurs. En balistique, outre l’habituelle tâche de comparaison d’armes et de projectiles, on procédait à la détermination de trajectoires et de distances de tirs sur des vêtements prélevés à des victimes d’une fusillade quelques jours plus tôt sur le parking d’un motel. Un peu plus loin, au service des incendies-explosions, deux hommes et une femme tentaient de comprendre l’origine d’un incendie survenu dans un night-club en passant des prélèvements à la spectrométrie infrarouge et au chromatographe en phase liquide.
Brolin passa devant une autre série de laboratoires, la section biologie, et poursuivit jusqu’aux bureaux. Cari DiMestro l’y attendait depuis son coup de téléphone matinal. Quand l’inspecteur entra, DiMestro, qui était le responsable de la section biologie et sous-directeur du laboratoire, se leva pour l’accueillir.
— Comment est le moral ? interrogea-t-il en sachant que Brolin venait d’assister à la crémation.
— Pas pire que d’habitude. Vous avez trouvé quelque chose ? ne put-il s’empêcher de demander sans autre forme de préambule.
Il savait à quel point ce qu’il avait découvert la veille chez Camelia pouvait être important pour la suite de l’investigation.
— Assieds-toi. Café, thé ?
Brolin secoua la tête, il voulait que l’on passe aux explications tout de suite.
— Bien. Après ton coup de fil hier soir, Craig est donc venu et a passé l’ensemble des sous-vêtements au peigne fin. Millimètre par millimètre. Josh, sais-tu si la victime possède un chien, un loup, un fennec ou bien un renard ?
— Quoi ? Non, je ne crois pas. Qu’est-ce que ça vient...
— Le contraire aurait été étrange, il n’y a pas de poil animal dans la maison. Enfin nulle part sauf sur la lingerie.
Brolin fronça les sourcils.
— Oui, c’est étonnant, poursuivit DiMestro. Craig a prélevé un long poil, celui-là même que tu as trouvé et il a débusqué quelques poils courts, trois ou quatre tout au plus, dans une culotte en dentelle.
» Le poil long est humain. Sa section ovale et sa forme torsadée indiquent qu’il a une provenance axillaire ou pubienne, probablement issu d’un Blanc. En effet, il n’a pas la moelle continue des Asiatiques, et les particules de pigment sont moins denses mais plus régulièrement réparties que pour les poils des Noirs. Par contre, les poils fin et courts sont ceux d’un animal, et après une longue analyse, je peux t’affirmer qu’ils appartiennent à un canidé. L’agencement des cellules de la cuticule et sa forme sont caractéristiques de cette famille. Mais je n’ai pas eu le temps de procéder à une longue comparaison avec nos bases de données, race par race. Un chien sûrement, mais quelle race exacte, là ça va nous prendre du temps.
Brolin remua sur le fauteuil et provoqua un lourd grincement métallique. Comment des poils de chien avaient pu atterrir là ? La seule explication qu’il voyait était que le tueur les avait apportés lui-même. Il avait transporté des poils sur ses vêtements et tandis qu’il se frottait contre la lingerie quelques-uns s’étaient déposés sur une culotte.
— Notre homme aurait donc un chien ? commenta-t-il.
— C’est ce qui semble le plus logique. Un chien de taille modeste à en croire la longueur des poils. Mais ça n’est pas tout. Les poils étaient imprégnés d’une substance étrange. Pas en toute petite quantité, plutôt comme s’ils en étaient couverts. À l’aide du MEB[20] et du chromatographe en phase gazeuse, on a trouvé ce que c’était. Il y a du savon arsenical et du carbonate de potasse. Autant dire des produits qu’on ne rencontre pas souvent.
Brolin tenait enfin un élément concret. Le tueur avait peut-être caressé son chien et enduit les poils de ces matières, ou bien le chien traînait-il sur un site professionnel où on utilisait ces deux mélanges ? Les possibilités étaient nombreuses, à commencer par une coïncidence malheureuse qui ne mènerait nulle part, mais c’était la seule piste vraiment exploitable.
Brolin revint à l’instant présent.
— Pour le poil humain, tu peux établir une empreinte génétique ? s’enquit-il.
— Non, il n’y a pas le bulbe. En revanche, je peux recourir à l’analyse par activation de neutrons. Les neutrons entrent en collision avec les atomes des différents éléments microscopiques qui constituent notre poil, et ils deviennent radioactifs. Il suffira de mesurer les rayons gamma qui en résultent et on pourra doser précisément la moindre trace des constituants. C’est précis au milliardième de gramme jusqu’à quatorze éléments différents. Autant dire que si tu me procures le poil d’un suspect, je n’aurai qu’à comparer mes deux « profils radioactifs » pour te dire si les deux poils appartiennent à la même personne ou non.
— Et c’est fiable ?
— Moins que l’ADN, mais c’est une chance d’erreur sur un million à peu près, ce qui n’est pas mal.
Brolin se leva et sortit d’une poche de sa veste en cuir un sachet de plastique contenant quelques cheveux.
— Ça marche la comparaison avec un cheveu ? demanda-t-il.
— Aucun problème. D’où viennent-ils ? Brolin déposa le sachet sur le bureau de Cari.
— Un bon flic, s’il veut le rester, ne dévoile pas toutes ses sources...
Le responsable du département biologie haussa les épaules.
— C’est ton problème. Je vais faire au plus vite, mais en ce moment c’est pas les urgences qui manquent. On est en sous-effectif permanent.
— Je sais, c’est partout pareil. En tout cas merci.
— Entre nous, c’est peut-être tout simplement un poil pubien appartenant à la victime, non ?
Brolin secoua la tête vigoureusement.
— Ça m’étonnerait. Pas dans du linge propre, pas dans ces circonstances, tout concorde parfaitement ; je te l’assure Cari, le tueur s’est servi de la lingerie. Il n’a pas pu s’en empêcher. Et les poils de canidés en sont une confirmation. Camelia n’a pas d’animal. Nous sommes sur quelque chose, à nous de l’exploiter jusqu’à sa source.
Cari haussa les épaules avant de conclure :
— Tu t’attendais peut-être à mieux comme infos, désolé, on fait ce qu’on peut.
Brolin entrouvrit la porte.
— C’est déjà beaucoup, Cari. Et en seulement quelques heures. Encore merci.
Des poils de canidé enduits de savon arsenical et de carbonate de potasse. C’était un bon point de départ et tout le cheminement qu’il avait fallu accomplir pour en arriver là donna un vertige à Brolin.
Il sortit en remerciant une fois encore Cari DiMestro dont les cernes tombaient comme une marée noire sur une plage de Floride.
Il fallait faire vite. Très vite.
64
Bien que le soleil brillât dans un ciel dégagé, le froid demeurait mordant en ce début d’après-midi. Un nuage de buée s’échappait à chaque expiration de la bouche de Juliette pour se tordre dans le vent et se dissoudre dans le monde.
Elle avait roulé vers l’est, vers les contrées sauvages de l’Oregon jusqu’à atteindre les reliefs anfractueux où l’on appelle ville une communauté de dix maisons et où il existe encore des forêts si denses et vastes qu’il y demeure des animaux pour qui l’homme n’existe pas. Au moment de quitter la route pour s’engager sur un chemin cahoteux, elle s’était garée de manière à se faire rejoindre par la Ford de ses deux anges gardiens. Là, elle avait négocié quelques heures d’intimité, il ne pouvait rien lui arriver dans cet endroit perdu, et ils seraient à l’entrée de l’unique chemin menant au promontoire rocheux. A contrecœur mais pleins de compassion, les deux flics avaient cédé.
À présent, le pied calé sur une pierre, Juliette se penchait au-dessus du vide et admirait le ruban noir de la Columbia, vingt mètres plus bas. La rivière coulait paisiblement à travers l’État, sillonnant entre d’immenses forêts, s’enfonçant entre les parois escarpées de falaises ombreuses pour rejoindre enfin la civilisation où les cargos chargent leurs tonnes vers l’océan.
Juliette tenait à la main une boîte noire, elle tenait les vestiges de son amie Camelia. Camelia qui n’avait plus ses parents depuis plusieurs années, dont le peu de famille vivait loin sur la côte Est et l’ignorait, bien confortée dans ses profondes convictions religieuses, celles dont la déontologie préférait bannir Camelia pour ses mœurs et son comportement plutôt que de prôner l’amour et la tolérance. Steven, son ex mari, était venu à l’incinération, mais c’était à Juliette que les cendres avaient été confiées.
Camelia plaisantait souvent sur sa propre mort, sur cette liberté. Elle disait que ses cendres seraient portées par le vent et qu’enfin elle pourrait voler. Morcelée en milliers de fragments poudreux, elle visiterait le monde depuis les cieux, et elle finirait par reposer partout à la fois. Elle serait dans les rivières, dans les arbres, sur l’océan et peut être encore un peu dans les puissants alizés si la chance et la nature y aidaient.
Le visage de son amie se reflétait en souvenir sur la Columbia, et Juliette ferma les yeux. Le vent sifflait à ses oreilles la mélodie du temps qui passe.
Elle se hissa sur le rocher à sa droite. Elle savait qu’elle était au bord d’une falaise escarpée, que le vide menaçait de l’aspirer à seulement quelques centimètres de ses semelles, mais elle le fit sans peur.
Quand ses paupières remontèrent, elle tendit la boîte au-dessus du précipice, et souleva le couvercle.
— Je t’aime...
Les premières particules s’élevèrent timidement, comme si le vent lui-même rechignait à les emporter, puis un tourbillon de poussière monta du coffret, dessina d’incroyables motifs avec une grâce presque consciente, montant et retombant sous les yeux émerveillés de Juliette. L’arabesque de cendres déroula son écriture mystérieuse dans l’air, et disparut presque aussitôt.
Ce furent les mots d’adieu de Camelia pour sa plus proche confidente. Ses derniers mots.
Juliette resta assise sur la pierre pendant plus d’une heure. Elle pensa à Camelia, mais aussi à elle-même, à ce qui lui était arrivé l’année précédente. Il s’en était fallu d’un rien pour que Camelia ne déverse les cendres de son amie un an avant que les siennes ne se dissipent ici. Cela aurait-il changé quelque chose ? Si elle, Juliette, était morte ce 29 septembre, Camelia serait-elle encore en vie aujourd’hui ?
Juliette sécha ses larmes du revers de sa manche.
Elle haïssait celui qui faisait ça, ce tueur. Ce fou.
Sa voix la hantait, ce timbre asexué qui dictait ses ordres dans le combiné la rendait folle de rage. Brolin avait fait contrôler la ligne, s’adjoignant l’aide de Pacific Bell pour tenter de trouver la provenance de l’appel mais c’était évidemment une cabine téléphonique, isolée à l’écart de la ville et donc loin de tout témoin.
Ils étaient deux, lui avait déjà confié Joshua. Le tueur et le Corbeau comme il les appelait. Et ils utilisaient la Divine Comédie de Dante pour tuer, du moins pour auréoler leurs meurtres d’une motivation ésotérique. Ils citaient des passages de « L’Enfer ». Pourquoi ce texte ? Et quelle en était la finalité ? Ça n’était pas gratuit, Juliette en était sûre. Un soir où ils en parlaient avec Joshua, il lui avait conseillé de ne pas y penser, de toute manière, seul l’esprit du Corbeau pouvait éclairer le sens de ces citations et leur but. C’était probablement nébuleux et compréhensible uniquement pour lui-même, il s’était enfermé dans une sorte de délire paranoïaque dans lequel il se construisait son petit univers à l’aide de textes « sacrés ». Mais Juliette n’en était pas sûre. Il n’était pas impossible de percer la signification de ces citations, le choix de « L’Enfer » était déjà en soi un message.
Elle regarda sa montre. Les aiguilles indiquaient seize heures.
Ces types devaient payer. Ils n’avaient pas le droit de s’en prendre à Camelia, elle ne leur avait rien fait.
Juliette serra les poings et ses articulations craquèrent. Elle sentait la colère monter, le désir de vengeance. Les tuer ? Non, évidemment. Mais les faire souffrir ! Ou qu’ils aillent au moins croupir pour l’éternité dans une cellule humide.
Cependant, que pouvait-elle faire ?
Ma part du boulot !
Puisqu’ils semblent vouer un culte à Leland, le copier avec autant d’habileté, c’est qu’ils sont liés d’une manière ou d’une autre. Ils se sont connus.
Et elle ne savait rien de Leland, rien d’intime.
Soudain, Juliette perçut l’engourdissement du froid dans ses mains, elle retrouva les sensations de son corps et le souvenir d’une terreur sourde rejaillit depuis les limbes de sa mémoire jusque dans sa chair.
Si. Elle pouvait avoir accès à l’intimité de Leland. Elle avait toujours su comment, mais n’avait jamais osé affronter ses démons, c’était encore trop tôt.
Plus maintenant, se dit-elle en se levant pour rejoindre sa voiture.
La guerre est déclarée.