29

Deux jours s’étaient écoulés sans que la moindre piste ne ressorte. Aucun témoin capital dans les environs du crime, aucune trace exploitable, et pas le moindre indice sur la lettre, ni empreinte, ni fibre ou marque significative. Meats avait épluché les dossiers de tous les criminels de la région qui avaient été condamnés pour atteinte aux mœurs et libérés dans les dix-huit derniers mois. Plusieurs d’entre eux correspondaient plus ou moins au profil et leur dossier atterrissait dans une bannette « à interroger ». De son côté, Salhindro avait pris sur son travail de coordinateur pour assister le laboratoire de Cari DiMestro et une équipe d’anthropologues judiciaires rattachée au service de médecine légale du Dr Folstom. Leur tâche consistait à travailler sur le visage de la victime – dont la partie supérieure était rongée par l’acide – pour reconstituer un masque de sa tête telle qu’elle devait être avant l’agression. C’était un travail lent et fastidieux, qui demandait une précision extraordinaire pour modeler un masque à l’élastomère de silicone. Un dermoplasticien de l’université de Portland se joignit à l’équipe pour parachever l’ouvrage. Mais il ne fallait pas attendre de résultat probant avant quelques jours. La recherche par fichier dentaire n’avait encore rien donné mais il suffisait que la jeune femme se soit fait soigner par un dentiste d’un comté éloigné pour que l’on n’obtienne jamais de réponse. L’identification de la victime n’avait donc pas encore livré tous ses secrets.

Brolin avait passé sa journée du mercredi à examiner les lieux du crime, puis à sillonner la forêt alentour dans l’espoir qu’un détail lui saute aux yeux, mais surtout pour s’imprégner au mieux de l’atmosphère. Il savait qu’ils ne disposaient pas d’assez d’éléments pour mettre la main sur ce tueur. Pire encore, Brolin était sûr qu’une autre victime allait succomber sous les coups de ce malade, mais il ne pouvait rien faire. Le Fantôme de Leland – il lui avait donné ce nom à force de le comparer à Leland Beaumont – allait frapper de nouveau, encore et encore, pris dans son élan macabre, englouti dans ses pulsions de mort et ses violentes poussées sexuelles. C’était inscrit dans ses actes, Brolin l’avait lu en voyant le carnage.

Le Fantôme de Leland allait tuer jusqu’à ce qu’on l’arrête. Une course contre la montre s’était engagée et chaque jour qui s’écoulait signifiait peut-être l’agonie puis la mort d’une femme. Brolin ne pouvait supporter cette idée, bien qu’elle fût inéluctable. D’une certaine manière, il se sentait responsable de ne pas aller assez vite, il aurait voulu d’autres indices, d’autres preuves immédiatement. Il faudrait donc jouer à se mettre dans la peau du tueur, apprendre à le comprendre avec le temps pour, peu à peu, pouvoir anticiper sur ses actes.

Brolin et Meats passèrent leur journée du jeudi à interroger Henry Palernos en compagnie des marshals de Bismarck et du shérif du comté de Wasco et de ses hommes. Ils vérifièrent tout d’abord l’alibi de Parker-Jeff pour la nuit du meurtre, et Salhindro eut toutes les peines du monde à lui faire admettre qu’il n’était pas suspecté mais que c’était la routine de l’enquête. Parker ne comprenait pas qu’après avoir sauvé la vie de l’inspecteur Brolin, il pût être suspecté de quoi que ce fût.

Heureusement, cela fut plus simple avec Henry Palernos avec lequel il fut inutile de prendre des pincettes. L’agresseur de Brolin était plus surveillé que Fort Knox ! Au fil des heures, l’alibi de Palernos pour la nuit du meurtre se vérifia et les divers témoins furent aussi interrogés. Palernos ne pouvait avoir fait le coup. C’était une malencontreuse coïncidence, le fuyard avait réagi violemment en voyant un flic qui n’était pas de la région poser des questions à la casse, persuadé qu’on l’avait retrouvé. Pas sincèrement étonnés, Meats et Brolin rentrèrent à Portland dans la soirée, toujours sans aucune piste.

Ce soir-là, la nuit leur parut bien moins apaisante qu’à l’accoutumée. Le disque lunaire ne brillait plus comme le phare des dormeurs mais comme une menace sibylline clignant dans d’immenses battements de nuage.

Le vendredi matin, Brolin reçut un appel de Juliette. Elle était survoltée, elle voulait le voir toute affaire cessante. C’était important.

Une demi-heure plus tard, elle frappait à la porte du bureau de Joshua.

Deux choses surprirent Juliette à son arrivée. La forte odeur de thé fruité et le sourire de Brolin pour l’accueillir. Elle pensait être un des rares spécimens de buveur de thé fruité dans tout Portland et voilà qu’elle découvrait chez Brolin un nouveau point commun. Son attitude désagréable du mardi avait disparu, laissant place à un homme aux traits tendus mais au sourire enjoué.

— Que me vaut ta visite si matinale ? s’enquit-il en se levant.

— Je... J’ai quelque chose à te montrer, balbutia-t-elle.

— À t’entendre au téléphone ça semblait extrêmement vital, remarqua Brolin. Tu veux du café ?

Juliette lui montra la théière.

— Je préfère du thé, fruit des bois, c’est mon préféré, fit-elle.

— Moi qui croyais être le seul acheteur de Portland chez Whittard of Chelsea, s’étonna Brolin. C’est grâce à nous que la boutique survit !

— Peut-être nous y sommes-nous croisés autrefois avant de nous connaître, fit-elle remarquer.

Brolin ne releva pas, se contentant de servir de l’eau bouillante dans deux mugs aux effigies des Trail Blazers[11]

— Comment va ta joue ? demanda Juliette en constatant que l’ecchymose avait viré du rouge au bleu-vert.

— C’est un peu douloureux quand je fais des grimaces aux passants mais ça va. Et mon épaule ne me fait presque plus mal. Assieds-toi et explique-moi tout.

Ils s’installèrent au bureau de Brolin et Juliette ouvrit la chemise en carton qu’elle tenait sous le bras.

— J’ai trouvé d’où proviennent les références de la lettre, je sais de quel livre elles sont tirées, dit-elle en guise de préambule.

Brolin reçut la nouvelle comme un coup de massue. La demande d’aide qu’il avait adressée à la Bibliothèque du Congrès devait s’entasser dans un bac en attente, et il ne s’attendait pas à avoir de réponse avant plusieurs jours. À tel point qu’il avait déjà prévu de passer son week-end à la bibliothèque municipale. Mais plus déconcertant encore était d’obtenir l’information de Juliette.

— Tu es sûre de toi ? sonda-t-il tout en sachant que c’était le cas.

Il ne connaissait pas Juliette parfaitement mais il savait qu’elle n’était pas femme à faire les choses à moitié.

— Le doute n’est pas permis. Regarde.

Elle étala sur le sous-main la copie de la lettre du Corbeau et un livre ouvert dont Brolin ne put lire le titre. Un extrait y était entouré.

 

« Il faut déposer toute crainte,

Il faut qu’ici toute lâcheté meure. »

 

C’étaient les mots exacts de la lettre.

— C’est tiré de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Plus précisément de la première partie, « L’Enfer », expliqua Juliette.

— » L’Enfer » ? répéta Brolin dont le visage se voila d’inquiétude.

— Oui, la Divine Comédie est une œuvre poétique du XIVe siècle découpée en trois parties : « L’Enfer », « Le Purgatoire » et...

— ... « Le Paradis », intervint Brolin en hochant la tête. Je connais l’œuvre, bien que je ne l’aie jamais lue. Mon grand-père avait une reproduction de Botticelli dans son salon illustrant une scène du Purgatoire, ça m’a donné des cauchemars pendant toute ma jeunesse.

— Je l’ai lue cette nuit, chaque partie est découpée en trente-trois Chants. Et je crois que j’ai compris le message du tueur.

— Du Corbeau, corrigea Brolin. Nous avons acquis la quasi-certitude que le tueur et l’auteur de la lettre sont deux personnes distinctes, un meurtrier entre le psychotique et le psychopathe et un Corbeau à qui on pourrait coller l’étiquette de sociopathe, expliqua le jeune inspecteur sans se soucier de dévoiler à une « civile » des éléments confidentiels de l’enquête.

Juliette se réjouit de cette marque de confiance et hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait.

— C’est encore plus logique, fit-elle pour elle-même. Dans ce cas, le Corbeau connaît les desseins du tueur, ils doivent être proches tous les deux. Compte tenu de l’intelligence du Corbeau, il est même envisageable qu’il soit la tête pensante du duo, l’autre exécutant les basses œuvres.

— C’est une possibilité envisagée, avoua Brolin que la perspicacité de Juliette surprenait non sans un plaisir certain.

— La première partie de la lettre est de sa création, expliqua Juliette. C’est ce que je pense, car il ne s’agit pas d’extrait de la Divine Comédie.

Elle lut les quatre rimes :

 

« Laisse-moi chanter le premier : car d’un guide tu as besoin, pour t’initier à mon chemin, et ne pas t’écarter du sentier. »

 

Le téléphone sonna et Brolin d’un geste rapide transféra directement l’appel sur sa messagerie.

— Il se présente à nous comme un guide, reprit la jeune femme. Je crois qu’il ne va pas chercher à nous bluffer, il tient à ce qu’on puisse marcher dans ses pas, il veut que l’on sache ce qu’il prépare. Il précise bien « et ne pas t’écarter du sentier », sentier qui mène à le comprendre, j’imagine. Il cherche sa reconnaissance, il prépare de grands actes et veut que nous en soyons les témoins.

Brolin acquiesça, elle était de plus en plus surprenante. Juliette poursuivit :

— La Divine Comédie raconte comment Dante traversa l’Enfer en compagnie du poète Virgile et comment il gravit la montagne du Purgatoire pour retrouver Béatrice sa bien-aimée qui le conduisit jusqu’au Paradis. Une longue quête à travers l’outre-tombe pour rejaillir dans l’apaisement infini.

« Or, si j’ai bien suivi les infos, la victime a été tuée mercredi soir de la semaine dernière, dans les bois et peut-être à la tombée du jour. Ce qui correspond exactement aux vers de la Divine Comédie qu’il a choisis, « Je me trouvais dans une forêt sombre, dont le seul souvenir réveille la terreur ! Le jour tombait et le ciel embruni j’entrai dans le sentier sauvage et périlleux ». Ce sont des vers des Chants un et deux de « L’Enfer ». Et les vers suivants sont ceux du troisième Chant, les portes de l’Enfer. Je crois qu’il cherche à nous dire qu’il va pénétrer en enfer et nous y emmener avec lui. « L’Enfer » de Dante comporte neuf cercles, chacun étant une étape vers la Damnation et vers Dité, l’ange du Mal. Autrement dit Satan.

— Et d’après toi il veut nous conduire jusqu’à ce Dité, de cercle en cercle ?

L’excitation de Juliette était à son comble, elle ne savait pas comment traduire toutes ses idées en mots tant elles s’aggloméraient les unes aux autres comme des électrons fous dans un accélérateur de particules.

— Vers Dité ou vers autre chose, je ne sais pas. Mais il stipule que tout « s’éclaircira » quand nous aurons atteint l’Achéron. Et l’Achéron est une rivière qui charrie les âmes des morts vers le tréfonds de l’enfer. Il m’est venu une idée particulièrement désagréable cette nuit. Et s’il voulait pénétrer le cœur de l’enfer symboliquement, comment s’y prendrait-il ?

Brolin haussa les épaules.

— Je n’en sais rien, je suppose qu’il pourrait se livrer à des pratiques sataniques, hasarda-t-il, cueilli à froid.

— Ou bien il lui suffirait de remonter l’Achéron vers le centre de l’Enfer, vers Dité. Je crois qu’il tue pour pouvoir suivre l’âme de sa victime vers l’Achéron.

— De victime en victime, il pense pouvoir remonter le fleuve des morts, passer les neuf cercles pour pouvoir atteindre Dité ? s’exclama Brolin l’air soucieux.

— Une victime dans les bois car c’est là que commence le périple de Dante, il lui en faudra une autre pour le premier cercle et ainsi de suite jusqu’à Dité. Je sais que c’est tiré par les cheveux mais pourtant ça concorde !

— Ça se tient et ça se tient même très bien, approuva Brolin. Il tue pour franchir un palier, l’âme de sa victime part vers l’Achéron pour atteindre le centre de l’Enfer. Peut-être croit-il pouvoir la suivre, ou peut-être veut-il payer un droit de passage comme celui que l’on paye pour aller vers l’au-delà.

Nouveau coup de téléphone. Brolin répéta le même geste que précédemment et conduisit l’appel vers sa messagerie.

— Ce que j’aimerais savoir c’est pourquoi il veut rejoindre Dité, l’ange du Mal ? avoua Juliette. Quel genre de fantasme un tueur peut-il avoir pour jouir à l’idée d’atteindre l’incarnation du Mal ?

— Peut-être se sent-il lui-même être le mal ? hasarda Brolin. En tout cas félicitations, c’est du bon boulot. Étudiante en psychologie, hein ?

Juliette sentit ses joues s’empourprer.

— Je prépare une spécialisation en psychiatrie criminelle, expliqua-t-elle. Il faut bien que ça puisse me servir...

Sachant qu’il s’était montré inamical quelques jours plus tôt, Brolin s’en voulut et se mordit la lèvre. C’était plus fort que lui, il pouvait se fermer au monde en quelques minutes pour se plonger dans l’univers sinistre de sa profession et dès lors, le reste disparaissait. Elle avait dû se donner beaucoup de mal pour trouver la référence de la lettre et parvenir à ces conclusions. De plus, elle l’avait fait par altruisme, sachant qu’elle n’en tirerait aucun avantage direct. Brolin se leva et lui prit la main.

— Je suis désolé si je t’ai paru distant mardi dernier, je sais qu’avec toute cette histoire tu as besoin de soutien et je n’ai pas été à la hauteur cette semaine. Promis, je vais me rattraper, je ferais tout mon poss...

La porte du bureau s’ouvrit d’un coup, comme sous l’effet d’une explosion. Larry Salhindro surgit dans la pièce.

— Qu’est-ce que tu foutais, j’ai essayé de t’appel...

Il s’interrompit en voyant Juliette et Brolin qui lui tenait la main.

— Désolé de vous déranger tous les deux, mais c’est le branle-bas de combat dans le bureau du capitaine...

Salhindro hésita à parler devant Juliette puis se lança, jugeant qu’étant impliquée, elle avait le droit de savoir :

— On a reçu une nouvelle lettre du Corbeau.

30

Des émotions contradictoires se bousculaient dans l’esprit et le corps de Brolin. Un mélange d’euphorie qui le rendait léger et d’angoisse qui le tirait vers le bas. Comprenant qu’elle ne pourrait assister à la réunion, Juliette avait donné toutes ses notes à Brolin pour qu’il les présente au groupe d’investigation et lui avait demandé de la tenir au courant dès que possible. Elle avait hésité, comme suspendue dans l’air, et avait déposé un baiser sur la joue de Brolin avant de disparaître vers les ascenseurs. Ça n’était finalement rien, un geste tendre, un geste qu’une amie fait à quelqu’un qu’elle apprécie ; mais ce baiser avait fait naître en Brolin une chaleur intense. Chaleur qui se noya aussitôt dans la sueur froide et la bouffée d’angoisse qu’impliquait une nouvelle lettre du Corbeau.

— Le Corbeau, comme il est convenu de l’appeler désormais, nous a fait parvenir une autre lettre, fit le capitaine Chamberlin en guise de préambule.

Son second, l’officier Llyod Meats, Bentley Cotland et même Salhindro étaient présents dans le bureau du capitaine. Brolin refusa le café que lui tendait Salhindro.

— Elle est arrivée ce matin même, poursuivit le capitaine Chamberlin. Comme la première, celle-ci a été tapée sur ordinateur en caractères Times New Roman sur du papier tout ce qu’il y a de plus anodin. Aucune fibre décelée, seulement des taches rouges séchées sur le papier. Comme la précédente, elle était adressée au chef de la section des enquêtes criminelles, c’est donc moi qui l’ai ouverte à mon arrivée ce matin. Dès que je l’ai entraperçue, j’ai fait venir Craig Nova qui était dans le bureau d’à côté pour qu’il l’inspecte. J’ai recopié le texte et il est parti au labo pour analyser les traces rouges et passer l’original aux vapeurs d’iode. Craig vient d’appeler, il confirme qu’il s’agit bien de sang séché, une première estimation indiquerait qu’il s’agit de sang du groupe A négatif. Notre victime des bois était B négatif.

Un malaise insidieux s’empara des cinq hommes, la différence de groupe sanguin impliquait une évidence des plus lugubres.

— Pour ce qui est des empreintes, reprit-il, il n’y en avait pas sur la première lettre, il y a donc peu de chances qu’il en ait laissé cette fois-ci.

— Que dit le texte ? demanda Brolin.

Il savait que cette lettre pouvait tout à fait confirmer l’hypothèse de Juliette comme elle pouvait l’infirmer. Il avait le souffle court à l’idée qu’elle puisse avoir vu juste.

— Eh bien, voici ce qu’il nous dit, je cite :

 

« Au travers de moi se trouve la voie, sous mes mots se cache la porte, qui guide les aveugles vers la foi, et les témoins du guide vers la morte.

 

Abîme obscur, profond et nébuleux,

Descendons là-bas, dans cet aveugle monde,

Je serai le premier tu seras le second.

Dans le cercle premier qui entoure l’abîme.

Il n’était pas de cris, mais rien que des soupirs. »

 

Le capitaine Chamberlin retint son souffle comme pour ne pas respirer l’air méphitique qu’insufflaient ces mots à ses narines. Tous le fixaient, mal à l’aise. Tous sauf Brolin qui feuilletait ardemment un livre posé sur ses genoux.

— Encore plus nébuleux que la première lettre ! s’exclama Salhindro. Mais que veut-il à la fin ? Nous narguer ?

— Non.

Tous les visages se tournèrent vers Brolin.

— Il veut nous faire partager son périple. Il ne sera rien sans témoin, alors il nous guide dans ses pas, il veut qu’on le suive le long de sa quête. Juliette Lafayette a trouvé la clé de la lettre. C’est la Divine Comédie de Dante.

Meats, Salhindro, Chamberlin et même Bentley Cotland écarquillèrent les yeux. Brolin frappa de l’index une page de son livre.

— »Abîme obscur, profond et nébuleux », lut-il. C’est le Chant quatre de « L’Enfer », le premier cercle.

— Expliquez-vous, commanda Chamberlin.

— Le Corbeau n’est peut-être pas le tueur mais c’est lui qui le commandite. Il est le cerveau et dispose d’un homme pour tuer. Le Corbeau nous cite un passage différent de « L’Enfer » de Dante à chaque fois, Juliette pense que c’est parce que les deux hommes essaient de remonter le fleuve des morts pour atteindre le centre du Mal.

— Quoi ? s’écria Salhindro.

— Ils tuent pour suivre l’âme de leur victime le long de l’Achéron, le fleuve des morts, celui qui mène vers Dité, l’ange du Mal.

— Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? s’étonna Chamberlin.

— Je crois que Juliette a vu juste, le tueur et le Corbeau vont tuer à chaque palier, pour chacun des neuf cercles de l’Enfer. Ils payent leur dû, et se laissent guider par l’âme de leur victime, s’approchant chaque fois un peu plus de ce qu’ils recherchent.

— C’est absurde ! s’emporta Cotland. Depuis quand est-ce que les profileurs de la police écoutent les divagations d’étudiante en mal de publicité ?

— Vous ne connaissez pas Juliette, alors fermez-la ! répliqua Brolin sans ménagement.

Bentley Cotland le fixa avec colère, cherchant une repartie bien sentie qui ne vint pas.

— Joshua, c’est vous notre expert en psychiatrie criminelle, déclara le capitaine Chamberlin. Qu’en pensez-vous ?

Brolin montra les notes de Juliette qu’il tenait à la main.

— La réponse est dans le texte et Juliette l’a senti. C’est peut-être une étudiante mais elle a côtoyé la folie, qu’on le veuille ou non, elle ressent ce que ce genre de type peut vivre.

Il hocha la tête.

« Elle a raison, continua-t-il. On peut s’attendre à ce qu’ils commettent un crime pour chacun des neuf cercles, comme la métaphore d’un passage, l’ouverture d’une porte par le sacrifice d’une vie. Ils remontent le cours de l’Achéron.

— Mais pour atteindre quoi ? demanda Meats qui n’était pas encore intervenu. Il n’y a rien à atteindre en tuant des femmes comme ça ! Il n’y a aucune porte réelle, ni ange du mal au bout du chemin !

— Pas réellement, expliqua Brolin, mais dans le fantasme qu’ils se sont créé, c’est le cas. Ils doivent procéder selon une sorte de rituel, peut-être sont-ils satanistes ou autre, ils s’imaginent remonter l’Achéron d’âme en âme, tuant toujours et encore. Le risque est qu’ils s’emballent et que, n’ayant aucun résultat réel comme vous dites, ils dégénèrent.

— C’est-à-dire ? interrogea Cotland.

— Je ne sais pas encore, tout est possible, ils pourraient stopper leurs crimes mais aussi s’embraser dans une folie meurtrière, devenir des mass-murderers, massacrant tout ce qui passe à leur portée en un laps de temps très court.

— Et c’est déjà arrivé ce genre d’acte ? insista Cotland qui ne voulait pas croire que, hormis dans les films, pareilles choses puissent être vraies.

Brolin soupira longuement avant d’ajouter d’une voix sans timbre :

— Un tireur fou qui abat seize personnes au fusil depuis une tour ; un dépressif qui entre dans un restaurant et mitraille toute l’assemblée incrédule, massacrant des familles entières ; ou un pauvre type qui fait sauter une bombe dans un cinéma le samedi après-midi. Ces drames arrivent tout le temps, et c’est en général Monsieur Tout-le-monde qui bascule dans la folie. Mais imaginez si c’est l’association de deux hommes, deux psychopathes frustrés à l’extrême, imaginez ce qu’ils pourraient faire !

Chamberlin renchérit :

— Nous n’avons pas affaire à des individus vivant et pensant comme vous et moi mais à deux hommes dont le champ de conscience est totalement différent, tout comme les valeurs morales.

Brolin confirma.

— Ce genre de tueur est incapable d’éprouver la moindre pitié quand il enfonce lentement sa lame dans la gorge de sa victime et pourtant il est tout à fait capable de pleurer si l’on faisait du mal à son chat. Leurs perceptions et leurs émotions ne sont pas comme les nôtres.

Cotland leva les bras en signe de capitulation.

— D’accord, d’accord... j’ai compris. Et qu’est-ce qu’on fait alors ?

— Cette fois encore, il a nécessairement un message à nous faire passer, fit remarquer Brolin.

Se tournant vers le capitaine Chamberlin, il demanda : « Vous pouvez nous relire la lettre ?

— OK... « Au travers de moi se trouve la voie, sous mes mots se cache la porte, qui guide les aveugles vers la foi, et les témoins du guide vers la morte. »

Puis en italique : « Abîme obscur, profond et nébuleux, descendons là-bas, dans cet... »

— Attendez, s’exclama Salhindro. Relisez le début. Chamberlin chaussa ses verres en demi-lune pour mieux voir avant que ses yeux ne se fatiguent trop.

— »Au travers de moi se trouve la voie, sous mes mots se cache la porte, qui guide les aveugles vers la foi, et les témoins du guide vers la morte. »

Sans prévenir, Salhindro bondit sur le téléphone et s’empressa de composer un des numéros préenregistrés.

— Craig ? Ah Cari. Craig est dans le coin ? demanda-t-il. Oui, je sais qu’il s’occupe de la lettre, dis-lui que l’on recherche une encre invisible. Qu’il cherche un message qui n’apparaît pas à l’œil nu, quelque chose qui soit dissimulé sous le texte.

Brolin comprit aussitôt et se frappa le front devant sa naïveté. « Au travers de moi se trouve la voie, sous mes mots se cache la porte... » Le message était clair, le Corbeau avait dissimulé une partie de son texte avec de l’encre invisible.

— Mais ça n’a aucun sens ! gronda Meats qui ne comprenait pas le mécanisme du Corbeau. Je croyais qu’il voulait que l’on soit les témoins de ses actes ! Pourquoi dans ce cas-là dissimuler la moitié du texte ?

— Parce qu’il ne veut pas être observé par des idiots, il veut que l’on soit digne, il nous teste, il veut savoir si nous en valons la peine ! répondit Brolin. Si on se trompe, il nous oubliera et c’en sera fini des petits mots, on se contentera de découvrir – par hasard – des cadavres six mois après.

De longues minutes s’écoulèrent pendant qu’ils faisaient le point.

 

*

**

 

Au rez-de-chaussée du laboratoire de la police scientifique de Portland, Craig Nova – expert criminalistique – raccrocha le téléphone. Il posa son regard sur le rectangle de papier qui attendait sous une cloche en Plexiglas. Il adorait ce genre de défi. Les objets étaient nettement plus intéressants que les êtres humains, on pouvait les explorer dans tous les domaines, les analyser encore et encore jusqu’à percer toutes leurs énigmes, ils ne pouvaient rester mystérieux. Il existait toujours une méthode, un procédé scientifique pour obtenir ce que l’on voulait, au final tout objet dévoilait ses secrets. Au pire, on pouvait y passer des nuits blanches et s’entourer des éléments et des effectifs les plus compétents, quitte à inventer un nouveau procédé, on finissait toujours par faire dire aux objets la vérité, ce qu’ils avaient au fond d’eux. Ce qui n’était jamais le cas avec les êtres humains.

Avant que Larry Salhindro n’appelle, Craig s’apprêtait à employer la sublimation de métalloïdes ou de métaux avec des vapeurs d’iode qui viendraient se déposer sur d’éventuelles traces. Toute empreinte de doigt ou de paume apparaîtrait ainsi sur la feuille. Mais maintenant qu’il savait ce qu’il cherchait, cette méthode lui parut risquée. Il devait s’atteler à découvrir une encre invisible. Pour avoir exercé ses talents pendant plus de douze ans dans les services de criminalistique, Craig savait à quel point les auteurs de messages anonymes pouvaient se montrer inventifs. Tant qu’on ne savait pas quelle encre était utilisée, mieux valait ne pas prendre de risque. Les vapeurs d’iode pourraient tout à fait effacer ou corrompre certains types d’« encre », c’était une méthode d’analyse active, c’est-à-dire qui influençait directement le document, à l’opposé de méthodes passives qui se contenteraient d’observer la lettre sans l’altérer.

« Le laser à Argon », murmura Craig pour lui-même. Le laser à Argon allait « grossir » toute trace déposée sur la feuille sans la modifier, la lettre resterait identique.

Il réajusta sa combinaison – spécialement conçue pour ne déposer aucune fibre – et tira sur ses gants avant de s’emparer de la lettre. Il traversa le labo et entra dans une pièce aveugle. Tout un appareillage complexe y trônait, imperturbable, luisant sous le faible éclairage et patientant dans le bourdonnement diffus de la ventilation. Craig déposa le document sur une plaque de verre antiréflecteur et se plaça derrière un pupitre de commande. Il régla le balayage à 500 nanomètres et enclencha le processus. Un pinceau de lumière cohérente jaillit à 45 0 par rapport au plan de la lettre, faisant ressortir très largement toutes les traces latentes.

Le bourdonnement s’amplifia et les données ne tardèrent pas à s’afficher sur l’écran de son pupitre. Un rayon bleu-vert faisait apparaître des courbes et des traits invisibles à l’œil nu sur le papier. Le laser faisait miroiter par luminescence une encre transparente. Une écriture approximative se dessina en dessous du message originel.

Tracés maladroitement, comme par un enfant apprenant à écrire, les mots s’illuminèrent sur l’écran.

 

*

**

 

Le téléphone sonna enfin et Chamberlin décrocha, il mit le haut-parleur.

— Bien vu Larry ! fît la voix nasillarde de Craig Nova dans l’Interphone. J’ai passé la lettre au laser à Argon, un balayage à 500 nanomètres, soit bleu-vert, qui a fait apparaître un autre texte par luminescence.

— Qu’est-ce que ça dit ?

— C’est pas très explicite. Il est écrit « Gibbs 10ème ». Votre gars c’est un barjot, il a écrit ça avec de la riboflavine du sébum, une sécrétion cutanée ! Il a dû passer un vieux stylo vide ou un morceau de plastique sur la peau de quelqu’un puis s’en est servi pour écrire. Il utilise les sécrétions cutanées de la personne comme un encrier !

— C’est tout ce qu’il y a d’écrit ? s’étonna Meats.

— Oui. « Gibbs 10ème ».

— On peut établir une empreinte génétique à partir de la ribofav... machin ? s’enquit Salhindro.

— C’est jouable, en utilisant le PCR pour multiplier la quantité d’ADN on peut...

— Je ne pense pas que c’est l’ADN du Corbeau que l’on va trouver mais celle de leur nouvelle victime, intervint Brolin.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Bentley, le visage crispé par l’appréhension.

— »Au travers de moi se trouve la voie, sous mes mots se cache la porte, qui guide les aveugles vers la foi, et les témoins du guide vers la morte. » Si nous ne sommes pas aveugles, nous sommes témoins et la morte se trouve à l’angle de la 10ème rue et de Gibbs.

Brolin s’approcha d’une carte murale de Portland et suivit avec l’index la 10ème rue. Il descendit jusqu’au sud de la ville, derrière le vieil hôpital et pointa son doigt sur une annotation de la voirie.

— Dans un bâtiment du service des eaux, fit-il. L’entrée des égouts.

31

Le véhicule de police fit crisser ses pneus en dépassant le Shriners Hospital. Brolin sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Ils étaient tout proches. Ils roulèrent sur Gibbs jusqu’à l’intersection de la 10ème rue où Salhindro ralentit. Le quartier était un mélange de pavillons, de vastes jardins et de sites laissés en friche.

Sur leur droite, une allée couverte d’un bitume ancestral coupait le trottoir vers un petit terrain vague où jaillissait des buissons un bâtiment de plain-pied sans fenêtre. Le terrain était cerclé d’une clôture dont le portail n’existait plus depuis bien longtemps. Un panneau de la voirie indiquait qu’il s’agissait d’un site interdit et dangereux.

Salhindro s’apprêtait à tourner pour emprunter l’allée lorsque Brolin lui mit la main sur l’épaule.

— Gare-toi ici. S’il y a ce que je pense à l’intérieur, et si je cerne bien notre homme, il n’aura pas pris le risque de transporter le corps à découvert jusqu’au bâtiment. Pas dans une zone pavillonnaire comme celle-ci, il a dû se garer devant la porte.

Bentley qui scrutait l’allée cahoteuse se tourna vers l’inspecteur.

— Ça n’est pas de la terre, c’est du goudron, qu’espérez-vous en tirer comme indice ?

— On ne sait jamais, mégot, empreinte, trace de sang, on peut trouver n’importe quoi.

Sans plus rien dire, Brolin sortit du véhicule tandis que celui de Lloyd Meats stoppait derrière eux. Le second du capitaine fit la moue en découvrant le bâtiment du service des eaux.

— C’est sinistre, se contenta-t-il de siffler entre ses lèvres. Salhindro prit l’émetteur dans son véhicule.

— Central, ici unité 4-01, code 10-23. Nous faisons un 10 - 85.

Dans la police de Portland le code 10-23 signifie que l’unité est sur place et 10-85 qu’elle va procéder à un examen de sécurité des lieux. Ce dernier code est en général utilisé lorsque des policiers viennent d’arriver sur un lieu sensible et qu’ils ne savent pas si l’agresseur, meurtrier ou autre, est encore présent. C’est une préalerte et si le central ne reçoit pas de nouvelle dans les cinq minutes il envoie des renforts avec le code suprême : éventualité de 10-0, homme en danger. Le 10-0 mobilise en général les volontés les plus farouches et semble conférer aux officiers de police une sorte d’allant indéfectible jusqu’à ce que leurs collègues soient hors de danger. Le 10-0 est le code qui transforme en quelques secondes la police en confrérie fraternelle.

— Bien reçu 4-01, soyez prudents.

Le troisième véhicule qu’ils attendaient tous ne tarda pas à suivre et Craig Nova accompagné de ses assistants Scott Scacci et un dénommé Paul Launders sortirent du break chargé de valises en aluminium.

— Craig, je voudrais que vous passiez au crible l’allée qui mène au bâtiment, au moins la dernière portion devant l’entrée, il n’est pas impossible que notre homme s’y soit garé un moment, expliqua Brolin.

Craig Nova opina du chef et se tourna vers son assistant qui acquiesça à son tour puis se dirigea vers l’arrière du break et en sortit deux grosses valises sur lesquelles le soleil de midi étincelait. Craig, de son côté, donna à Brolin une combinaison blanche spécialement conçue pour n’abandonner aucune fibre qui pourrait polluer la scène de crime.

— Donnes-en une à Larry, il entre avec nous, fit Brolin.

— Et moi ? s’étonna Bentley. Je dois aussi vous suivre, ce sera très formateur pour moi !

Brolin serra les dents. « Très formateur pour moi, se répéta-t-il en fulminant. Tout porte à croire qu’on s’apprête à découvrir le cadavre d’une femme assassinée et lui ne pense qu’à l’aspect formateur de la chose ! » Fils à papa parachuté au poste d’attorney par Piston SA sans en avoir la moindre qualité, Bentley Cotland apparut soudainement aux yeux de Brolin comme un demeuré arriviste au sourire carnassier. L’inspecteur eut l’intime conviction que la carrière de Bentley ne serait jamais à la mesure de son ego et qu’il n’en serait que plus dangereux, il deviendrait un requin frustré et donc méchant. Mais trop bête, même avec les appuis de papa, pour se faire accepter durablement dans les hautes sphères du pouvoir.

Comprenant que Brolin enrageait, Salhindro expliqua en enfilant des protège-chaussures en plastique :

— Moins nous serons et moins nous contaminerons les lieux.

— Mais...

Le regard de l’assistant attorney croisa celui de Brolin et il se tut.

— Donnez plutôt un coup de main à l’inspecteur Meats pour dresser un cordon de sécurité à l’entrée de l’allée.

Bentley Cotland soupira, puis hocha péniblement la tête.

 

Brolin, Craig Nova, Scott Scacci et Salhindro se tenaient sur le seuil du bâtiment. Ils avaient consciencieusement contourné l’allée par les herbes tout en scrutant le sol à la recherche d’indices singuliers jusqu’à la porte en fer. Dans leur dos, Paul Launders progressait lentement, trente centimètres par trente centimètres, le nez rivé au sol, faisant quelques prélèvements sur la chaussée et dans les trous qui mettaient à nu la couche de base de l’allée. Au loin, Lloyd Meats secondé par Bentley disposait le ruban jaune pour fermer le périmètre et servait de relais avec le central.

Craig posa sa lourde mallette sur le côté et en sortit la lampe Polilight. Elle ressemblait à une sorte d’aspirateur compact, poussant la ressemblance jusqu’à disposer d’un long tuyau flexible.

— À partir de maintenant, vous ne quittez plus vos gants et ne posez la main qu’aux endroits que j’ai balayés de la Polilight, prévint Craig en faisant apparaître de sa mallette trois paires de lunettes rigides qu’il distribua à ses collègues.

Brolin comme Salhindro connaissaient parfaitement les procédures en règle. La lampe Polilight est un instrument de travail essentiel de la police scientifique mais son faisceau est si puissant qu’il peut endommager la rétine si celle-ci n’est pas protégée d’un verre spécialement traité.

Craig mit la lampe en marche et le bourdonnement du système d’aération se mit à chanter. La Polilight est une lampe à lumière monochromatique et à longueur d’onde variable, allant de l’ultraviolet à l’infrarouge, ce qui rend phosphorescentes les protéines contenues dans le sang, le sperme ou même les traces papillaires c’est-à-dire les empreintes. En passant le puissant faisceau de lumière sur le sol, ou à l’endroit suspect, on voit apparaître d’un coup ce qui était difficilement visible quelques secondes plus tôt à l’œil nu.

Le sol devant l’entrée était constitué de gravillons dans lesquels il était impossible de trouver la moindre empreinte de pas. Craig passa la Polilight sur la porte d’entrée puis sur la poignée. Sans résultat.

— S’il est venu quelqu’un ici récemment, il portait des gants, déplora Craig en se redressant.

— Combien de temps peuvent rester des empreintes sur un support fixe avant de disparaître ? s’enquit Brolin.

— En théorie, des semaines, voire des mois si ce n’est beaucoup plus. Sous réserve de les préserver de toute source d’érosion, de lumière ou de chaleur qui dégradent les protéines de l’empreinte. Sur la porte, je pense qu’avec les conditions extérieures, il est impensable d’en déceler une qui aurait plus de quelques jours.

Scott qui venait d’observer la serrure hocha vigoureusement la tête.

— Elle a été forcée. Habilement, mais il y a des entailles dans le mécanisme, dit-il.

— OK, on entre. On ne sait pas ce qu’on trouvera là-dedans, mais s’il s’agit bien d’une autre victime je préfère ne pas perdre plus de temps, lança Brolin en s’approchant de la porte.

— Tu penses qu’elle peut être encore vivante ? demanda Craig qui perdit pour la première fois son air jovial habituel.

— Je ne sais pas, Meats a appelé une ambulance qui devrait arriver d’un instant à l’autre, on ne sait jamais.

Brolin posa la main sur la poignée et la fit tourner. La porte n’était plus verrouillée.

Par mesure de sécurité, le jeune inspecteur sortit son Glock de son holster et entra le premier. « Tant pis pour les traces », pensa-t-il.

Son pied se posa dans une flaque noire et son corps disparut dans la pièce.

En quelques secondes, un nuage d’humidité s’enroula autour de lui alors que des ténèbres s’éleva un grognement lugubre.

32

Juliette était assise dans le tramway.

En face d’elle, deux jeunes hommes discutaient à voix basse tout en la gratifiant de coups d’œil peu discrets. Sa beauté les avait immédiatement saisis et ils espéraient de tout cœur pouvoir plonger sinon leurs âmes du moins leur libido dans ses yeux de saphir. Celui qui parlait avec le plus d’assurance se risqua même à lui faire son sourire fatal – celui qu’il qualifiait de sourire n° 1 sur l’échelle de séduction – accompagné d’un clin d’œil.

Juliette les ignora, les yeux rivés sur les rues qui se succédaient derrière la vitre. Cependant, le paysage ne l’intéressait guère, tout son esprit se focalisait sur sa conversation du matin avec Brolin. Et sur le contenu de la lettre.

« Ils sont deux, se répéta-t-elle. Le Corbeau et le tueur. Ça sonne comme une vieille fable française », se surprit-elle à penser.

Le MAX Light Rail[12] filait dans First Street, passant devant des pubs où des étudiants discutaient autour d’un café chaud, des restaurants aux ambiances tamisées ou des boutiques annonçant « soldes » comme des affiches de cinéma, mais Juliette restait aveugle à ces appels. Elle n’en avait que pour cette sordide histoire de meurtre.

D’après ce que Brolin lui avait expliqué, le tueur reproduisait le mode opératoire de Leland Beaumont mais en moins achevé. Comme s’il n’en était pas capable. Pourtant il avait prouvé qu’il connaissait ce modus operandi, sans parvenir à être assez fort pour l’accomplir comme son « modèle ». D’une manière ou d’une autre le tueur ou le Corbeau avait connu Leland Beaumont. Et de ce qu’elle savait de Leland, c’était plutôt un homme solitaire ayant assez peu d’amis. Brolin avait tenté la piste des collègues de travail sans résultat. Leland passait pour un type étrange, « faisant d’obscures références à la magie noire », lui avait répété Joshua. Que restait-il ? La famille.

Pourtant il avait été seul. Fils unique, une mère morte cinq ans plus tôt et un père un peu simplet, il n’avait pas de famille.

Qui pouvait être susceptible d’avoir connu Leland Beaumont ?

Et de quelle manière ces deux esprits déments, le tueur et le Corbeau, avaient-ils pu se lier dans ce fantasme morbide ? Comment deux êtres humains en viennent-ils à se parler de mort et décident-ils de s’associer pour tuer ?

Dans la plupart des cas, un homme nourrissant des pulsions de crime ne viendrait pas à se confier aisément à autrui. Et pourtant il avait bien fallu qu’ils en parlent pour se découvrir cette passion commune.

Juliette cherchait des réponses et c’était des questions qui surgissaient.

Comment deux hommes peuvent-ils décider de s’associer pour tuer sans aucun mobile ?

En face, les deux « étalons » multipliaient les éclats de rire et les gesticulations pour attirer son attention.

Deux hommes. Deux esprits tordus qui se rencontrent et qui se reconnaissent une passion mutuelle : le meurtre. S’ils ne se connaissent pas, comment deux hommes en viennent-ils à se parler et se confier des projets morbides, chacun étant sûr que l’autre ne courra pas le dénoncer à la police à la moindre allusion criminelle ?

À moins qu’ils ne sachent d’emblée qu’ils sont tous deux des meurtriers !

Et où trouve-t-on des tueurs en série vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

Juliette tourna soudainement le visage vers les deux jeunes hommes en face. Les rires cessèrent aussitôt.

L’éclat céruléen de ses yeux vint se ficher droit dans la prunelle du séducteur qui vit son souhait se réaliser. Pourtant il ne décrocha nul clin d’œil et baissa les yeux, tout penaud.

Juliette flairait une piste, un élément de l’enquête que Brolin avait déjà traité mais trop rapidement, ou peut-être négligé.

Où trouve-t-on des tueurs en série vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

La réponse était si évidente qu’un sourire de dépit souligna ses lèvres. En prison.

Elle descendit à l’arrêt suivant et fonça tout droit sur la voiture qui suivait le tramway depuis qu’elle s’y était engouffrée. À l’intérieur, les deux officiers de police chargés de la suivre pour la protéger se regardèrent un instant avant de se demander à quelle sauce ils allaient être mangés.

33

Brolin se campait sur ses deux jambes, et pointa son Glock devant lui avant de balayer la pièce avec des mouvements de bras à droite puis à gauche. L’humidité étouffante glissait sur ses vêtements comme une main invisible pour s’insinuer dans la laine de son pull et les fibres de son jean. Le grondement d’une pompe résonnait quelque part dans les ténèbres à la manière d’un cerbère.

— Larry, amène de la lumière, chuchota Brolin.

Aussitôt la Mag-Lite de Salhindro s’alluma et il entra aux côtés de l’inspecteur.

— On étouffe là-dedans ! geignit-il.

— Les égouts, Larry...

La pièce dans laquelle ils se tenaient s’étendait sur toute la surface du bâtiment. Aucune fenêtre, l’obscurité y était totale, et les différentes pompes qui fonctionnaient dégageaient avec les émanations d’égout une vapeur épaisse et chaude. Les murs suintaient l’humidité.

Craig Nova qui se tenait à l’entrée jeta un rapide coup d’œil et secoua la tête.

— Pour les empreintes, ça va pas être du gâteau, fit-il plus fort qu’il ne l’aurait voulu.

Brolin le fit taire d’un mouvement de la main.

— Reste là, Larry et moi allons vérifier la pièce. Tu n’entres pas tant qu’on ne t’a pas confirmé que le bâtiment était sûr, chuchota-t-il. Donne-moi une lampe.

Craig Nova lui passa de quoi s’éclairer et recula d’un pas.

Brolin s’engagea sur la droite pendant que Larry Salhindro prenait sur la gauche. Leurs gestes étaient rapides et précis, ils ne progressaient qu’à couvert des machines. La main gauche tenait la lampe en plaçant le bras devant le torse comme pour se protéger tandis que la main droite tenait l’arme en appui sur le poignet gauche. Comme à l’académie.

Pas à pas, ils découvraient les pompes, les valves, l’enchevêtrement de tuyaux visqueux et les panneaux d’avertissement.

Ils s’approchaient du fond de la pièce et l’air se faisait plus lourd, chaque inspiration demandant plus d’effort. L’odeur d’ammoniaque commença à leur parvenir et Brolin frissonna aussitôt. Il savait qu’un corps en décomposition dégage à un certain stade de la putréfaction une odeur d’ammoniaque assez forte.

Mais les égouts sont également baignés d’un mélange d’ammoniaque aseptisant.

Sa respiration se fit plus forte, plus bruyante.

« Si notre homme est encore là, se dit-il, j’ai intérêt à protéger mon bras gauche en cas de choc, ou je suis bon pour l’épaule déboîtée. »

Du fait de sa blessure à la casse automobile, la tête humérale était fragilisée et pouvait se déloger au moindre coup un peu brutal. Et Brolin le savait, bien que bénin dans la plupart des cas, ce genre de détail vous rendait moins rapide que l’autre et pouvait être synonyme d’une balle en pleine tête dans les secondes suivantes.

Les combinaisons spéciales dont ils étaient affublés pour ne pas corrompre la scène de crime n’aidaient en rien à la discrétion. Surtout les poches plastique qui entouraient leurs chaussures.

Devant eux, un jet de vapeur les fit sursauter de concert. Brolin se félicita d’être accompagné d’un vétéran. D’autres recrues plus nerveuses auraient pressé la détente pour moins que ça.

Plongés dans les ténèbres vaporeuses et bruyantes, les deux hommes ne disposaient que du faisceau de leurs lampes au krypton comme seul guide. Ils marchaient avec vigilance, comme deux mineurs perdus dans une forêt d’acier, nimbée d’une brume nauséabonde.

Elle apparut au détour d’un pupitre commandant des valves.

Nue et allongée, elle fixait Brolin d’un regard suppliant. Ses traits étaient figés par la terreur pure.

Son front n’était plus qu’une tache sombre et suintante.

De là où il se trouvait, le jeune inspecteur ne pouvait distinguer que le haut de son corps et il remarqua qu’elle était étendue sur le dos, les mains attachées au-dessus de la tête, bras tendus comme pour montrer quelque chose. Ses avant-bras n’étaient pas sectionnés !

Cette remarque – si évidente fût-elle – sonnait comme une petite victoire dans ce chaos, compte tenu des habitudes du tueur.

Brolin fit claquer ses doigts à l’attention de Salhindro qui était de l’autre côté et lui désigna la petite plate-forme devant lui. Alerté, celui-ci entreprit de faire le tour par-derrière.

Brolin se concentra sur la femme étendue cinq mètres plus loin.

Il fit un pas de plus.

Des larmes de sang avaient coulé de ses mamelons tranchés.

Son regard ne quittait pas Brolin. Un autre pas.

L’humidité brillait faiblement en une myriade de gouttelettes sur son ventre à peine rebondi.

Cinquante centimètres de plus, Brolin était presque à son niveau et Salhindro s’approchait en face en scrutant chaque zone d’ombre.

Une sangle en cuir mordait la peau de la femme au niveau du bassin, comme une ceinture. De là où il était, Brolin ne pouvait pas distinguer correctement, mais il lui sembla que la sangle était fixée dans une grille du sol.

Tout à coup une pompe se mit en marche à quelques mètres, et le hurlement de son mécanisme qui s’actionnait explosa dans la pièce. Brolin serra la crosse du Glock pour ne pas céder à la peur.

Il plongea ses yeux dans ceux de la femme qui l’observait toujours avec l’expression de celui qui contemple la mort avant qu’elle ne frappe.

Brolin tentait de ne pas se laisser impressionner par la bouillie de chair qu’était son front.

Un dernier pas vers elle.

Et il comprit.

Toute l’horreur exprimée par les traits de son visage prit consistance dans l’esprit de Brolin.

Elle avait les yeux rivés sur lui.

Les mains attachées.

Le bassin maintenu au sol.

Et deux cavités béantes à la place des jambes.

34

Le médecin légiste appréciait de moins en moins son boulot. Outre la surenchère d’horreur qu’il devait affronter avec les années, il subissait les caprices grandissants des flics. On lui avait demandé d’enfiler une combinaison sur ses vêtements et de ne pas déplacer la victime pour le moment. Il se contenta donc de confirmer ce que tout le monde savait déjà : la fille était morte. Probablement depuis quarante ou cinquante heures puisque la rigidité cadavérique avait en grande partie disparu mais que la putréfaction n’avait pas encore de signe extérieur visible honnis la tache verte à gauche du nombril.

Brolin se pencha pour lui fermer les paupières.

Durant les premières secondes, il avait cru qu’elle était vivante. Terrorisée mais vivante.

Brolin avait eu l’illusion qu’elle le suivait des yeux, à la manière d’une Joconde funèbre qui darde son regard dans le vôtre où que vous soyez dans la pièce.

Salhindro était retourné aux véhicules pour rendre compte de la situation à Lloyd Meats. Craig Nova et son assistant Scott Scacci passaient toute la pièce en revue. La lampe Polilight à la main, Scott Scacci balayait lentement d’arrière en avant, pas à pas.

Craig Nova s’approcha de Brolin accroupi à côté du corps.

— Tu permets que je lui prenne ses empreintes ? demanda-t-il.

— Vas-y, mais ne bouge pas le corps.

— Pourquoi tiens-tu autant à ce qu’on n’y touche pas ? s’enquit l’expert en criminalistique tout en sortant d’une mallette un jeu de tampons encreurs et des feuilles de relevé d’empreintes. On a déjà fait les photos nécessaires.

— Je cherche à comprendre tout ce qu’elle nous dit. Craig leva la tête et observa Brolin.

— Ce qu’elle te dit ? fit-il en montrant le cadavre.

Brolin hocha la tête et se leva. Il entreprit de marcher lentement autour du corps, s’immobilisant par instants et faisant un tour sur lui-même tout en analysant ce qui l’entourait.

— Nous avons affaire à des crimes sexuels, commença-t-il. Ce sont ces pulsions qui nourrissent les fantasmes pervers du tueur qui l’amènent à tuer, pourrait-on dire pour simplifier. Or dans ce type de crime, le tueur a souvent quelque chose à dire, consciemment ou non. Et ce message se lit dans sa victime.

— Tu veux dire que le tueur laisse quelque chose pour nous, un indice à trouver ?

— Pas de cette manière. C’est souvent plus latent, surtout quand c’est inconscient de la part du meurtrier. Le criminel tue pour satisfaire un fantasme, il doit donc faire de son mieux pour que son crime matérialise ce fantasme. Et ce spectacle macabre qu’il laisse derrière lui est la représentation de ce qu’il cherche, de ce qui le pousse à tuer. Nous n’avons plus qu’à regarder et trouver comment il pense, ensuite nous comprendrons ce qu’il a voulu faire, voulu dire et ce qu’il recherche. La disposition du corps est par exemple un élément primordial. Dans un fantasme de mort, le corps de la victime est d’une manière générale un catalyseur de pulsion, c’est l’instrument nécessaire pour matérialiser ce fantasme, et donc tout ce que le tueur fait avec lui et la manière dont il le fait sont importants. Tout comme la position dans laquelle il le laisse. C’est justement ce qui m’intéresse ici. Regarde, même une fois la frénésie de l’action passée, il n’a pas cherché à lui rendre sa dignité, au contraire, il l’a laissée nue, bien en vue du premier venu. Il n’éprouve pas de remords, mais au contraire une très forte haine pour les femmes ou au moins pour ce que celle-ci représentait à ses yeux.

— Mais pourquoi veux-tu qu’il éprouve des remords, il tue pour la deuxième fois, à mon avis c’est pas le genre de type à éprouver des remords !

— Détrompe-toi. Imagine que tu es très, très excité par une femme, elle t’allume encore plus, vous jouez le jeu tous les deux, et comme ça fait des lustres que tu ne t’es pas envoyé en l’air, tu n’as plus qu’une idée en tête : coucher avec elle. Peu importe qu’elle soit pas super-géniale. Peu importe que c’est une collègue de travail et que tu t’es juré de ne pas mélanger cul et boulot. Excité comme tu es, tu fonces tête baissée dans ce qu’elle te propose parce qu’elle continue de te faire monter. C’est l’ivresse du désir. En général dans ce cas de figure, c’est une fois le rapport sexuel consommé, une fois les pulsions délivrées que tu te dis : « Merde, j’aurais pas dû, on a fait une connerie. Mais comment j’ai pu me laisser aller à ce point ? etc. » Tu étais sous l’emprise du désir. Avant tu n’avais qu’une idée : la sauter, tout en sachant que tu ne devais pas, ça n’est qu’une fois cela fait que tu reprends toute ta lucidité.

Craig esquissa un sourire en hochant la tête.

— On peut voir les choses comme ça, approuva-t-il.

— Pour le tueur c’est la même chose. Sauf que l’excitation, c’est lui qui se la crée dans sa tête, il ressasse sans arrêt un rêve morbide, faisant monter la pression de son désir. Il y pense pendant des semaines, des mois voire des années. Mais plus il y pense, plus ce rêve devient complexe et précis. Plus il bout de désir. A un certain moment, il finit par ne plus tenir et comme une cocotte minute, il explose en passant à l’acte. Il a tellement vécu ce rêve en solitaire, que c’est un désir qu’il réalise seul, que personne ne peut comprendre, et il ne voit pas en sa victime un être humain mais l’outil de son fantasme. L’excitation est si forte qu’il ne peut se contrôler parfaitement, il se déchaîne de toute cette attente. Mais une fois l’acte accompli, une fois la « relation » consommée, comme toi après coup, il redescend et il cesse d’être aveuglé par ses pulsions. Il voit ce qu’il a fait avec discernement et en comprend toute l’ampleur. C’est là que le remords peut surgir, tout comme le regret surgit dans ton esprit. Mais forcément, la réalité n’est pas à la hauteur de son rêve et il en ressort frustré. Alors, il recommencera pour se rapprocher de cette perfection onirique, perfection qu’il ne pourra jamais atteindre et qui le contraindra à tuer et tuer encore... Surtout lui (Brolin désigna la victime), car une fois l’acte commis, il n’a pas voulu la couvrir d’un vêtement, au moins lui protéger le visage ou le corps. Non, il la laisse nue et exposée aux regards pour qu’elle soit complètement humiliée.

 » Regarde-la. Qu’est-ce qui te choque ?

Craig haussa les sourcils. Cela faisait des années qu’il exerçait sur les scènes de crime et il avait une certaine familiarité avec les cadavres, bien qu’il n’aimât guère travailler dessus, laissant volontiers cette tâche aux légistes.

Il pencha la tête pour observer le corps.

Elle devait approcher la quarantaine, assez mince sans être non plus famélique, le temps l’avait frappée avec les mêmes armes que pour tous mais elle avait su s’en protéger à force de sport ou de régime alimentaire certainement. La terreur s’était inscrite sur les traits de son visage, le déformant en une hideuse grimace de supplication. Malgré tout, on pouvait supposer qu’elle avait été jolie.

— Je ne sais pas... avoua enfin Craig. Elle est... mignonne ?

— Oui. Comme la victime précédente. Mais plus âgée, je lui donnerais quinze ans de plus. Regarde la posture de son corps. Étendue, les bras tirés au-dessus de la tête, elle nous montre la trappe là-bas. Elle montre l’entrée des égouts.

— C’est vrai, c’est dans l’alignement. Brolin inspira une longue bouffée d’air chaud.

— Mais ça n’est pas tout, fit-il. Observe les mutilations, sa gorge est violacée. Cette fois, le tueur a voulu être directement au contact avec sa victime, pas de couteau, non, juste les mains. Je suis sûr qu’il a haï de devoir porter des gants. Peut-être les a-t-il retirés puis a essuyé les empreintes éventuelles.

— De toute façon, on ne peut relever des empreintes digitales sur la peau que dans les soixante minutes suivant le contact, quatre-vingt-dix avec de la chance, précisa Craig.

— Cette fois, il n’y a pas de rage disproportionnée avec de nombreux coups de couteau comme pour la première victime. Cette fois il s’est maîtrisé. Pas encore complètement, il n’a pu s’empêcher de lui couper les tétons et peut-être l’a-t-il mordue aux cuisses également. Mais regarde comme elle est propre cette fois. A peine un peu de sang sur les seins et évidemment sur les hanches.

Brolin contempla les cavités sanguinolentes qui étaient à la place des jambes.

— Pourtant aujourd’hui il n’a pas pris les avant-bras mais les jambes. Il change de trophée.

La voix pleine d’excitation de Scott Scacci tira Brolin de ses pensées :

— J’ai une empreinte !

Craig et Brolin bondirent vers l’assistant qui pointait la Polilight sur une paroi.

Sur un écriteau « Valve auxiliaire 4 » d’un rouge passé, le puissant faisceau lumineux mettait en évidence une petite empreinte digitale difficilement discernable. C’était l’empreinte de plusieurs phalanges.

— On ne la voit pas bien. C’est exploitable ? s’enquit Brolin nerveusement.

Craig Nova souriait à pleines dents. Il était là dans son élément. Il hésita devant plusieurs flacons dans sa mallette tout en expliquant :

— Le tout étant de bien choisir le révélateur. Sur une surface dure et non absorbante comme celle-ci, on peut utiliser de la poudre de carbone si la surface est claire ou d’aluminium si elle est sombre. Mais pour une empreinte latente sur de la couleur la poudre fluorescente est encore mieux !

Il s’empara d’un flacon de DFO et déposa minutieusement la poudre à l’aide d’un applicateur magnétique. Puis régla la lampe Polilight sur le faisceau ultraviolet et approcha l’embout de l’empreinte.

Le résultat fut saisissant. Scintillant d’un vert fluorescent parfaitement visible, la poudre soulignait les moindres volutes de l’empreinte sous l’éclairage monochromatique.

L’empreinte brillait.

— Et merde ! lâcha Craig Nova.

— Quoi ? Elle est géniale, parfaitement utilisable, fit remarquer Brolin.

— C’est pas le problème. Tu vois ce petit triangle au milieu de l’empreinte du doigt ? Tous les sillons forment comme une vague autour. On appelle ça un arc en tente dans le jargon. Une personne sur quarante seulement présente ce genre de dessin, c’est un type d’empreinte un peu plus rare.

— Et alors ? Quel est le problème ?

— Je viens de prendre les empreintes de la dame là-bas, et j’ai remarqué que ce sont des arcs en tente justement. Une personne sur quarante, ça n’est pas non plus énorme, mais je suis prêt à parier ma chemise que c’est l’empreinte de la victime, pas celle du tueur.

Brolin soupira. Craig prit deux clichés, l’un en noir et blanc sous un puissant éclairage – car les photos couleur atténuent énormément le contraste nécessaire à la comparaison des empreintes –, l’autre avec son deuxième appareil photo infrarouge avec pellicule de 3 200 ASA.

— Hey, approchez la Polilight, intervint Scott Scacci. Je crois que j’ai quelque chose ici.

Les deux hommes bondirent vers l’assistant.

La Polilight éclaira aussitôt une trace de pas sur le sol.

— Magnifique, commenta Craig. Scott, passe-moi la machine à électricité statique.

Quelques secondes plus tard, Craig appliquait une grande feuille carrée semblable à de l’aluminium sur le sol. Brolin avait déjà vu ce genre de procédé à Quantico, mais il ne parvenait pas à mettre un nom exact sur le produit.

— Je pose ma feuille d’acétate de cellulose sur l’empreinte, et nous aurons bientôt le dessin exact de cette chaussure, expliqua Craig.

Il passait un rouleau sur la feuille en imprégnant une charge d’électricité statique à l’aide d’un petit cylindre ressemblant fort à un allume-gaz.

« Et voilà ! s’exclama-t-il en prenant soin de ranger la grande feuille dans une enveloppe à l’aide d’une pince. Il y a de la terre dans l’empreinte, ça peut être intéressant pour nous.

— Il n’y a pas d’autre trace ici hormis les nôtres, fit Scott après plus ample vérification.

Brolin s’écarta de deux mètres. L’allée qui menait à la victime était constituée d’une grille. Aucune empreinte de pas ne pouvait avoir marqué dessus. Par contre, à un moment donné le tueur avait fait un écart sur un socle en pierre. Un écart d’un pas.

Un pas vers l’empreinte digitale.

Brolin visualisa la scène.

Il voyait une femme marcher péniblement droit devant elle, les mains liées. Derrière elle, la silhouette sombre d’un homme athlétique la guide à travers l’obscurité et l’humidité. Elle ne voit pas grand-chose, l’ombre dans son dos ne disposant que d’une seule torche électrique, elle marche difficilement, les jambes tétanisées par la peur. Puis elle trébuche et se rattrape au pupitre – d’où l’empreinte – et l’ombre surgit et pose le pied sur le socle en pierre pour la retenir ou la ramener en arrière.

Oui, cela avait dû se passer comme ça, à peu de chose près.

Ensuite...

Ensuite il lui avait ordonné de s’allonger par terre où il l’avait sanglée au sol pour qu’elle ne puisse pas se débattre.

Là, lentement pour mieux s’imprégner de cet instant, il l’avait étranglée. Peut-être s’est-il arrêté avant qu’elle ne tombe inconsciente. Il lui tranche alors les mamelons et se repaît de sa douleur. Elle n’a pas de bâillon, il ne prête aucune attention à ses hurlements. Le bruit des pompes et le bâtiment isolé au fond d’un terrain vierge lui assurent toute la tranquillité nécessaire.

Elle n’a pas de bâillon.

Et elle marche devant lui.

Il ne l’a pas portée et ne l’a pas muselée car le trajet est minime. Il a sûrement garé la voiture devant la porte et l’a immédiatement fait entrer ici.

Au moment où Brolin se tournait vers Craig Nova pour lui demander de tout inspecter dehors devant la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit en grand et le deuxième assistant de Craig apparut. Paul Launders venait de balayer l’asphalte de l’allée.

— J’ai deux superbes pneus qui ont marqué le bitume, chef ! Craig Nova fit face à Brolin.

— Ça, ça veut dire que tu sauras bientôt quel véhicule utilise ton tueur.

Le relevé des traces de pneus effectué, Craig et son équipe réintégrèrent le break, non sans avoir prélevé auparavant des échantillons de terre dans un périmètre de cent mètres.

Lloyd Meats s’approcha de Brolin. Au loin une civière sortait le corps de la victime dans un sac noir.

— Juliette a appelé sur ton portable. Elle voulait savoir si Leland Beaumont avait fait de la prison.

— Pourquoi voulait-elle ce renseignement ? s’étonna Brolin.

— Je sais pas trop, elle m’a dit qu’elle était curieuse.

— Et ça te paraît normal à toi qu’elle soit curieuse d’un coup ?

Meats haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Après ce que ce type lui a fait endurer, elle a bien le droit de se poser des questions sur lui.

— Un an plus tard ?

— Écoute, j’en sais rien, j’ai dit à Harper et McKenzie qui la surveillent de l’emmener au poste pour nous attendre. Au moins elle est en sécurité là-bas, c’est ce que tu voulais, non ?

Brolin marmonna un vague assentiment. Ça n’était pas dans les habitudes de Juliette de devenir curieuse tout d’un coup, il flairait quelque chose de louche.

— On rentre, le capitaine veut faire le point en attendant les conclusions du labo sur les traces de pneus et les empreintes, conclut Meats avant de s’engouffrer dans la voiture.

Brolin jeta un dernier coup d’œil à l’étendue d’herbes folles et à l’allée d’asphalte menant au bâtiment du service des eaux.

Et il revit le corps nu.

Les bras tendus vers la trappe d’acier descendant tout droit aux égouts. Vers l’Enfer. Le message était limpide.

Le tueur venait d’entrer dans le premier cercle de l’Enfer. Et il invitait Brolin à le suivre dans les ténèbres.

35

Brolin poussa la porte de son bureau.

Il avait une réunion avec le capitaine Chamberlin dans quelques minutes, mais il voulait d’abord s’entretenir avec Juliette.

Cette dernière leva la tête d’un livre de cours en voyant l’inspecteur arriver.

— Harper et McKenzie m’ont proposé de m’installer ici en attendant ton retour, s’excusa-t-elle. J’espère que je ne te dérange pas.

Brolin secoua la tête. Il la contempla quelques secondes. Elle s’était sortie de l’enfer avec courage, indemne malgré la mort qui l’avait frôlée. « C’est une fille magnifique, pensa-t-il. Pleine de vie et de volonté. »

Cette même volonté qui la poussait à s’intéresser à l’affaire du Fantôme de Leland. Pourquoi avoir demandé des informations concernant les séjours en prison de Leland plus d’un an après son enlèvement ? Le parallèle entre les deux affaires était évident.

— Ça ne va pas, Joshua ? fît-elle en penchant la tête. Une mèche d’ébène tomba devant son visage.

Ses lèvres pleines tressaillirent quand elle avala sa salive. Deux yeux d’un bleu cristallin fixaient Brolin qui ne pouvait détacher son regard de celui de la jeune femme. Il irradiait d’elle une beauté inhabituelle. Pas seulement la chance de correspondre à des critères esthétiques « fashionables », mais surtout un mélange de candeur et de maturité dans la même aura charismatique.

— Non, ça va, finit-il par articuler. Dis-moi, pourquoi veux-tu des renseignements sur Leland Beaumont ?

Elle posa son livre et s’expliqua d’une voix posée, presque professorale :

— Celui qui me ces femmes connaissait Leland, c’est certain. Et puisque Leland n’avait pas d’ami et pas de famille hormis son père qui est lui-même un peu simplet, j’en suis venue à supposer qu’ils se sont connus en prison. C’est le lieu idéal pour que deux criminels sympathisent. Ils savent déjà que l’autre n’est pas un enfant de chœur, il suffit d’un peu de temps pour faire connaissance et partager certains secrets.

Brolin tira une chaise et s’assit en face de Juliette.

— Très bonne déduction. Tu es décidément très douée dans ton genre. C’est pourtant une piste que nous avons déjà explorée. Sans résultat.

Juliette fronça les sourcils.

— En fait, nous avons épluché le dossier de Leland après sa mort, reprit Brolin. Il nous semblait anormal qu’il n’ait pas un casier judiciaire plus long ; s’agissant d’une personnalité asociale comme lui, on s’attendait à ce qu’il ait fait de la prison pour atteinte aux mœurs, voire pour viol. Mais il n’en était rien. En fait Leland avait bien été condamné pour tentative de viol mais c’était à l’âge de quatorze ans. Compte tenu de ses prédispositions à la violence, il a été placé dans un centre psychiatrique à Salem où il a été suivi par des psychologues. Il en est sorti seize mois plus tard et il a obtenu à sa majorité que cette affaire soit effacée de son casier judiciaire. À la suite d’entretiens avec des psychiatres, sa demande fut exaucée pour qu’il puisse reprendre une vie saine et trouver du travail plus aisément. Cela lui permit surtout de se procurer une arme à feu grâce à un casier vierge et de se faire oublier des services de police.

— Et aucun des psychiatres n’a vu la nature sadique de Leland ? À dix-huit ans il a réussi à berner des professionnels ?

— Ça n’est pas la première fois que ça arrive. Laisse-moi te raconter une petite histoire. En 1972, Edmund Kemper prend la direction de Fresno en Californie pour passer une batterie de tests avec deux psychiatres qui visent à faire effacer son casier judiciaire. En effet, Kemper a tué ses deux grands-parents à l’âge de quatorze ans et il estime qu’à vingt-quatre ans il a le droit de reprendre une vie normale. C’est du moins ce qu’il dit à ses psychiatres. Parce que figure-toi que, sur le chemin de Fresno, Kemper se débarrasse des morceaux de corps d’une adolescente qu’il a tuée la veille. Il garde dans son coffre la tête de sa jeune victime et avouera même l’avoir contemplée juste avant d’entrer chez les psychiatres. Les médecins n’y verront que du feu et il obtiendra un casier vierge. Kemper tuera huit personnes en deux ans avant de se livrer à la police. Certains individus sont capables de manipuler autrui avec un art qu’il faut bien leur reconnaître, et les tueurs en série sont, hélas, assez souvent de cette trempe.

Juliette approuva, pensive. Brolin poursuivit :

— Leland Beaumont n’est jamais resté longtemps derrière les barreaux, et je ne pense pas qu’il ait été du genre à se confier en quelques jours seulement. Deux inspecteurs de Salem ont néanmoins interrogé des anciens codétenus de Leland et ont vérifié leurs alibis pour la nuit du meurtre. Mais c’est très remarquable de ta part d’y avoir pensé.

Il se leva et s’approcha de la jeune femme.

— Écoute, je comprends que tu veuilles te montrer utile dans cette affaire, mais il n’y a rien que tu puisses faire. Tout ce que tu savais, tu nous l’as déjà dit l’année dernière et il n’est peut-être pas bon de remuer tout cela dans ta tête encore une fois. Tu ne crois pas ?

Juliette se contenta de regarder ses mains, un sourire de déception sur les lèvres.

— Juliette, reprit Brolin, Leland était un vrai psychopathe, un dingue qui se passionnait pour l’occulte et la magie noire. Face à ce genre d’homme, que veux-tu faire ? S’il te plaît, ne t’en mêle pas.

— Oui... J’ai pensé bien faire...

— Et c’est le cas. Mais pour le moment, j’ai surtout besoin que tu ne coures pas à travers toute la ville. Ça n’est pas sûr.

— McKenzie et Harper me suivent, je ne risque pas grand-chose.

— Oui, et ça n’est pas le genre de notre tueur d’agir en plein centre-ville, mais s’il te plaît, ne tente pas le diable. Juliette, tu as vécu l’enlèvement une fois, ça devrait t’engager à la prudence...

Cette fois, ses yeux jaillirent du néant et se braquèrent sur Brolin, la prunelle étincelante, bien ancrée dans la réalité :

— J’ai vécu dans la terreur pendant plusieurs mois, je n’osais plus sortir, je ne voulais plus voir personne et j’ai mis presque un an à m’en remettre. Un an pour refuser la peur, pour réapprendre à dormir, pour décider de vivre ! Je ne vais pas tout foutre en l’air parce qu’un dingue se prend pour Leland, et si l’envie lui prend de s’attaquer à moi, eh bien tant pis ! J’assumerai, mais je ne vais pas me terrer jusqu’à ce qu’on lui mette la main dessus. Tu comprends ?

Le sang avait gagné ses joues et contrastait avec le noir de ses cheveux et le bleu de ses yeux rageurs.

Brolin soupira et posa une main sur son épaule, lis étaient passés du statut d’inconnus à « amis » en quelques mois, pour s’oublier de nouveau. Jusqu’à cette sinistre date anniversaire.

Un an plus tard exactement.

Un an plus tard elle le rappelait.

Un an plus tard le tueur frappait.

Brolin regretta soudain que leurs retrouvailles se fassent dans ce climat macabre. Il se prit à souhaiter qu’ils puissent passer du temps ensemble pour parler et s’amuser dans de meilleures conditions.

Ses yeux le fixaient toujours.

Brolin sentit son cœur accélérer en contemplant la beauté de Juliette. Il posa son regard sur ses lèvres et les vit s’entrouvrir doucement.

Elle couvrit la main de Brolin de la sienne.

Et le téléphone sonna.

Brolin recula comme pris la main dans le sac en train de chiper des bonbons. Dieu merci, ils n’avaient pas commis l’irréparable. Ils ne pouvaient se le permettre. Juliette se ressaisit également et rangea son livre de cours qu’elle avait apporté pour patienter.

— Brolin, j’écoute.

— On t’attend mon p’tit, fit Salhindro dans l’écouteur. Craig a des résultats pour nous. Il a identifié le modèle de voiture que le tueur a utilisé. Rapplique.

Brolin raccrocha et fit face à Juliette.

— Il faut que j’y aille.

Elle hocha la tête en se levant.

— McKenzie et Harper vont te raccompagner chez toi, et une voiture va prendre la relève pour la nuit. Ne t’en fais pas, tu ne crains rien.

— Je sais.

Ils se firent face, une poignée de secondes qui parut se dilater en minutes.

— Je t’appelle pour te tenir au courant, fit Brolin avant de sortir.

Dans le couloir, Brolin s’en fut vers le bureau du capitaine et Juliette partit à l’opposé, vers les ascenseurs.

Elle pressa le bouton d’appel tandis que McKenzie apparaissait derrière elle comme un ange gardien providentiel.

Brolin était au bout du couloir, il était encore temps de l’appeler. Elle pourrait lui proposer de dîner chez elle s’il en avait le temps, ou au moins de venir y dormir comme la dernière fois, chacun sur un canapé pour parler jusqu’à plus soif.

Avait-elle vraiment envie qu’ils soient si lointains ?

Quelques secondes plus tôt elle avait senti Brolin sur le point de l’embrasser. Et surtout elle s’était découvert l’envie qu’il le fasse.

Était-ce l’envie ?

Le désir ?

Ou l’image de sécurité qu’il évoquait dans son subconscient ? Ce sauveur, ce « héros » qui lui avait sauvé la vie.

Parce que si c’était le cas, leur relation serait destinée à mourir sitôt née, ancrée dans de mauvaises bases. Elle jeta un dernier coup d’œil vers lui. Il avait disparu. C’est mieux ainsi. « C’est mieux ainsi », répéta-t-elle.

36

Le capitaine Chamberlin se tenait droit comme un I, caressant nerveusement sa moustache. Dans son dos Portland étendait ses buildings sur un fond montagneux.

— Asseyez-vous, dit-il à Brolin. On a passé l’empreinte trouvée sur les lieux à l’Opti-Scan et on l’a comparée à tous les fichiers possibles, et rien. L’IAFIS[13] du FBI est muet. Aucun résultat positif. Craig Nova est en ce moment même en train de faire une comparaison entre cette empreinte et celles de la victime, il pense que c’est la même personne.

— C’est ce qu’il m’a dit, approuva Brolin.

— D’autre part, reprit Chamberlin, il a analysé les traces de pneumatiques et il a un résultat, il doit rappeler dans un instant pour confirmer.

— La presse nous est tombée dessus, continua Meats, ils veulent savoir s’il s’agit d’une nouvelle série de crimes, s’il y a un autre tueur en série à Portland. Ils veulent des précisions, et ils savent mettre la pression quand ça leur est nécessaire !

— Fais-leur confiance, commença Salhindro, ils ne...

La sonnerie du téléphone l’interrompit. Le capitaine Chamberlin décrocha et mit le haut-parleur.

— C’est Craig, fit une voix surexcitée. J’ai bien peur de ne pas avoir de bonne nouvelle pour l’empreinte digitale, comme je le craignais, c’est celle de la victime.

Chamberlin fit la grimace. Craig continua, avec un enthousiasme que les autres ne tardèrent pas à comprendre :

« En revanche, pour les pneumatiques, je viens d’avoir confirmation du fichier du FBI. Les traces étaient suffisamment visibles et nombreuses pour déterminer l’empattement, le rayon de braquage et la largeur de voie du véhicule. Assez pour nous permettre de déterminer précisément de quelle voiture il s’agit. Et sur ce coup-là, on est chanceux, il n’y a qu’une possibilité : Mercury Capri de 1977.

— Tu es sûr de ça ? insista Chamberlin.

— Aucun doute. Ce sont des fichiers ultra-précis élaborés conjointement par le FBI et les constructeurs automobiles. Capitaine, avec ce genre de bijou informatique, il me suffit d’un centimètre carré d’optique brisé pour vous dire de quelle voiture il est issu et même de quelle série.

— Mercury Capri, 1977, nota Salhindro. Et t’as pas la couleur tant qu’on y est ?

Les sourires moururent aux lèvres du groupe, l’humeur n’était pas à la plaisanterie.

— A propos de la trace de pas, elle ne nous dira pas grand-chose en soi, si ce n’est la pointure, du 43. Par contre, il y avait des particules de terre déposées par la chaussure. Scott vient de faire un test avec un tube gradient de densité. Pour vous expliquer simplement, disons que c’est une éprouvette avec des couches de produits de densités différentes. Quand on met la terre trouvée sur la trace de pas dans le tube, chaque particule coule jusqu’à atteindre la couche ayant la même densité. Ainsi, on obtient une éprouvette avec des bandes sombres à des niveaux particuliers, comme un petit code-barre horizontal. Ensuite, on fait la même chose avec d’autres tubes à gradient de densité pour les échantillons de terre prélevés dans les environs de notre scène de crime. Et on compare les « codes-barres » des tubes. Ils sont tous plus ou moins identiques sauf celui de la trace de pas. Ça veut donc dire que la terre qui se trouvait sur la trace de pas ne vient pas d’une zone proche du bâtiment de la voirie.

— Tu peux nous trouver sa provenance ? s’enquit Meats.

— La densité de la terre varie en quelques centaines de mètres. Il me faudrait un échantillon par kilomètre carré de tout l’État pour pouvoir faire une comparaison ! Et encore ! Non, c’est impossible. La terre qui était sur la trace de pas provient de la semelle du tueur, donc peut-être de son jardin, ou de son lieu de travail.

— Et à quoi ça nous sert alors ? demanda Salhindro un peu frustré.

— Si tu as un suspect, tu n’as qu’à m’apporter toutes ses chaussures, en comparant le dessin des semelles, je pourrai te certifier que c’est la chaussure qui était sur le lieu du crime. Pareil si tu prélèves de la terre chez lui...

— C’est déjà ça mais... Craig interrompit le capitaine :

— Attendez, on vient à l’instant de me donner le résultat de l’analyse. On a passé un peu de la terre trouvée au chromatographe à gaz, couplé à un ordinateur pour une spectrométrie de masse...

— Craig, passe-nous les détails, ordonna Chamberlin.

— Bon. La terre est riche en substances colloïdales organiques, c’est-à-dire en humus épais.

— Craig, peux-tu t’abaisser au niveau des incultes que nous sommes, demanda Brolin. C’est quoi des substances colloïdales ?

— Dans le sol, c’est de la matière organique provenant de la décomposition des végétaux par des champignons et des bactéries. Et dans le cas qui nous préoccupe, compte tenu de la teneur en humus épais, je voterai pour de la terre naturelle, forestière. Le type traînait dans les bois avant de venir dans le bâtiment.

— Un parc municipal ? interrogea Brolin.

— Non, trop d’engrais. Sûrement un lieu plus ou moins sauvage.

— Comme Washington Park où la première victime a été retrouvée ?

— Oui, ça pourrait coller.

— Donc, notre homme serait retourné là-bas, dans les heures précédant son deuxième crime.

— Peut-être y vit-il ou travaille-t-il dans le coin ? proposa Meats.

— Faut pas s’emballer, Portland est sûrement la grande ville la plus forestière de la côte Ouest, les forêts c’est pas ce qui manque aux alentours, fit remarquer Salhindro.

Le capitaine Chamberlin hocha la tête, l’air grave.

— Mais dans l’immédiat, c’est tout ce qu’on a. Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il à Brolin. Washington Park ?

— Possible. C’est ce qu’il a choisi pour son premier meurtre, un lieu qu’il connaît, c’est rassurant et en cas de problème il sait qu’il dispose d’une parfaite connaissance du terrain. Ça me paraît envisageable.

— Bien. Meats, tu m’obtiens la liste des propriétaires de Mercury Capri 1977 de tout l’État et on la passe au peigne fin en commençant par ceux qui ont un casier judiciaire. En attendant, on ratisse Washington Park, on dresse la liste de tous les riverains des alentours, et on regarde s’il y en a qui pourraient coller au profil psychologique. Les grandes lignes du profil, Brolin ?

— Race blanche, entre vingt et trente ans tout au plus. Célibataire, travaillant probablement à mi-temps ou sans emploi et disposant d’un véhicule. Peut-être une Mercury Capri 77. On commence par ça, c’est large mais ça devrait dégrossir la liste.

— Pourquoi un mi-temps ou sans emploi ? demanda Meats.

— Les deux crimes ont été commis de nuit et des jours de la semaine différents. Avec le temps que ça demande et l’excitation du passage à l’acte, je doute que notre homme soit enclin à aller travailler le lendemain matin.

— Très bien, Salhindro tu me fais circuler ce profil à tous les agents que tu envoies à Washington Park. Bon boulot, Craig.

— Si je peux me rendre utile, fit la voix dans le haut-parleur.

Salhindro et Brolin se levaient quand Meats intervint :

— Capitaine. Et la presse ? Qu’est-ce qu’on leur dit ? Il leur faut un os à ronger ou ça va être intenable.

— La presse, je m’en charge. Occupez-vous de mettre la main sur ce dément et je vais nous faire gagner du temps en donnant un bref communiqué public.

Salhindro tapota amicalement l’épaule de son supérieur en sortant :

— La presse ? Je préfère encore mon rôle...

37

Les mains dans les poches, Joshua Brolin déambulait dans Broadway. Le vent froid s’engouffrait dans l’avenue par le nord, après avoir suivi la Willamette River, il traversait tout le centre-ville en hurlant jusqu’à l’autoroute 5. Là, il se perdait dans le vrombissement des moteurs.

Les cheveux malmenés par ce souffle agressif, Brolin marchait la tête engoncée dans le col de sa veste en cuir. Il était sorti moins pour manger un morceau que pour laver cette sensation d’étouffement qui le saisissait depuis ce matin. Il avait encore cette pellicule moite de vapeur et de mort collée à la peau. À chaque battement de paupières, il revoyait cette pièce noire et le regard de la fille, braqué sur lui. Elle le suppliait, l’implorait de faire quelque chose et encore maintenant, il avait du mal à croire qu’elle fût morte quand il l’avait découverte. La mort l’avait frappée avec tellement de brutalité qu’elle avait figé la vie dans son regard. À la manière d’une cassette vidéo quand on appuie sur « pause ».

Il nourrit l’idée de rentrer prendre une douche rapide, afin de faire disparaître cette aura de mort qui collait à son corps, mais il savait que ça ne servirait à rien, c’était en lui que la puanteur s’était immiscée.

Le vent vint lui fouetter les joues.

« Ça se rafraîchit drôlement, se dit-il. L’hiver réclame déjà sa part de temps. »

En passant devant le Starbucks Coffee, Brolin hésita à entrer. Nombre de ses coéquipiers y venaient souvent pour souffler une petite heure, une boisson chaude à la main. Puis il se ravisa, il voulait appeler sa mère pour avoir des nouvelles, en mangeant vite, il pourrait se plonger dans le dossier moins d’une heure plus tard.

Au coin de Broadway et de Taylor, il s’arrêta près d’un vendeur de hot-dogs et s’abrita derrière le chariot métallique d’où s’échappaient des volutes évanescentes de graisse et de sucre.

Le vendeur, un grand type mal rasé, au teint et à l’accent mexicain, s’approcha aussitôt.

— Quel vent ! pas vrai ?

Brolin se contenta de hocher la tête.

— On se croirait dans un film-catastrophe ! continua le grand Mexicain. Ce sera quoi pour vous ?

— Un hot-dog avec deux saucisses.

Loin d’être aussi lent que sa taille aurait pu le laisser croire, le vendeur fit surgir deux saucisses fumantes et les fourra dans un pain éventré.

— Voilà chef. Deux dollars.

Brolin régla et noya son sandwich dans du ketchup.

— Ça a pas l’air d’aller, chef. C’est vot’dame qui marche pas ?

Brolin fit signe que non.

— Ça va, c’est juste le vent...

— On me la fait pas à moi ! Je vois bien qu’y a un truc qui colle pas.

Le Mexicain se frotta les mains comme s’il allait conclure une affaire juteuse.

— Allez, insista-t-il, je suis sûr que c’est à cause d’une dame !

Brolin laissa échapper un sourire :

— Non. Il y a pas de dame.

— Pas de dame ? s’écria l’autre en ouvrant grand les yeux. Mais alors c’est ça qui va pas ! Il faut vous trouver une dame !

Brolin manqua s’étrangler avec son hot-dog.

— Ça n’a rien à voir...

— Alors c’est le job ! Des soucis au boulot ? Décidément, pour un vendeur de sandwichs, il était sacrément bavard. Brolin se souvint de ses périples à New York où l’on disait les chauffeurs de taxi intarissables, il venait de trouver pire !

— On peut voir ça comme ça, finit-il par approuver. Le vendeur mexicain brandit un doigt pontifiant :

— Et tu sais pourquoi c’est dur au boulot, chef ? Parce que tu es tout seul dans ta vie ! À deux, c’est beaucoup plus facile, on prend moins de risques ! On assume à deux les actes de nos existences. C’est ça le secret : ne pas prendre de risques inutiles !

Brolin engouffra sa dernière bouchée avec l’espoir de pouvoir reprendre sa balade solitaire. « Si je n’y vais pas maintenant, ce type va m’agripper jusqu’à ce soir », pensa-t-il.

L’autre continuait à soliloquer :

— Je t’assure, c’est une dame qu’y te faut ! Si tu veux un coup de main, mon frère tient un...

Soudain la lumière jaillit dans l’esprit de Brolin.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ? Le Mexicain le dévisagea.

— Ben, quoi ? Mon frère tient un p’tit bar, c’est pas...

— Non pas ça, l’interrompit Brolin. Avant.

— Avant ? s’étonna le grand Mexicain. Ah ! Qu’il ne faut pas prendre de risque inutile ! C’est ma devise ça. Mais si tu veux, tu peux l’utilis...

Mais Brolin ne l’écoutait plus.

Une idée le tenaillait. Une de ces intuitions de flic ou de profileur qui se mue progressivement en certitude.

Il planta là le vendeur de hot-dogs sans autre parole, filant contre le vent. À mesure que ses pas le guidaient à pleine vitesse vers le central de police, Brolin refaisait le chemin du tueur. Tel que les indices le lui indiquaient.

Il tenait quelque chose.

La voix du Mexicain flottait dans son esprit : « Ne pas prendre de risques inutiles. »

Ils s’étaient trompés pour la voiture.

38

A peine entré, Brolin mit sa bouilloire de bureau en route, signe d’excitation intense. Il composa le raccourci de Salhindro sur son téléphone.

— Larry, t’es occupé ? demanda-t-il à son interlocuteur.

— Figure-toi que je bosse, moi ! Je viens de terminer le briefing des patrouilles, ils sont partis. S’il y a un Blanc de vingt-trente ans qui travaille à mi-temps ou qui est au chômage et qui roule en Mercury Capri 77 aux abords de Washington Park, on va te le trouver !

— Larry, laisse tomber la Mercury, je crois qu’on fait fausse route, j’ai une idée. Tu peux venir dans mon bureau ?

Le silence dura une seconde, comme pour laisser à Salhindro le temps de jauger la situation.

— Tu n’auras pas encore raccroché que je serai là.

Larry Salhindro et ses cent dix kilos entrèrent tandis que Brolin se servait du thé bouillant.

— Bon, faut-il que je rappelle la meute ? demanda-t-il en refermant la porte.

— Pas nécessairement. L’idée que le tueur vive près de son premier lieu de crime n’est pas impossible. C’est juste la voiture, ça n’est pas la sienne.

— Comment tu peux savoir ça ?

— Du thé ?

Salhindro déclina d’une grimace.

« Je ne le sais pas, continua Brolin, je le devine.

— Encore un de tes trucs des sciences du comportement ? Des fois, je me demande comment ils ont fait pour t’engager au Bureau.

— Je suis sérieux, Larry.

Brolin se leva et se posta devant le grand tableau qui couvrait un pan de mur. D’une main, il tenait son mug fumant, de l’autre il pointa l’index sur l’inscription qui figurait au sommet de la pyramide de notes.

« Un tueur et un Corbeau », lut-il.

— La première fois, ils ont tué dans les bois, un lieu éloigné des témoins en prenant soin d’asperger la ruine de Mercaptan. Ils n’ont pris aucun risque, tout était minutieusement préparé. Cette fois ils ont agi dans un bâtiment isolé par un terrain vague. Cependant, il y a des habitations non loin et la rue qui mène à la propriété de la voirie est assez fréquentée. Pourtant, on a trouvé les traces de pneus devant le bâtiment. Crois-tu qu’ils auraient laissé leur propre voiture devant, sachant qu’il pourrait y avoir des témoins ?

— Ils ont agi de nuit, ça limite les risques, objecta Salhindro.

— Oui, une fois qu’ils sont dans le local de la voirie, mais dès l’annonce du meurtre par la presse, il est possible qu’un témoin se souvienne avoir vu une voiture prendre le chemin privé. Si tu étais suffisamment malin pour mettre du Mercaptan afin d’éloigner les squatteurs la première fois, tu crois que tu conduirais ta seconde victime à travers une zone pavillonnaire dans ta propre voiture ?

— Peu probable, en effet.

— Ils ont été au plus simple, je pense que la Mercury est la voiture de leur victime.

Brolin écrivit au Veleda sur son tableau. « Voiture deuxième victime : Mercury Capri 1977 ? »

— Ça va aider pour l’identification. Meats a demandé au service de l’immatriculation une liste des propriétaires de Mercury 77 pour tout l’État. Avec un peu de chance, on trouvera un nom qui correspond au fichier des personnes disparues.

Brolin approuva.

— Larry. Imaginons que tu sois le tueur. L’intéressé émit un grognement peu réjoui.

« Tu tues cette fille. Tu es un malin, tu sais qu’il est préférable de ne pas laisser la voiture traîner devant le lieu du crime. Tu veux t’en débarrasser et en même temps, tu dois récupérer ta propre voiture quelque part. Quel endroit choisirais-tu ?

— Mmm... Je dirais un parking. C’est parfait pour y laisser ma voiture sans attirer l’attention pendant que je la me, et ensuite, j’y laisse celle de ma victime. Avec du bol, il s’écoulera longtemps avant qu’on ne remarque la voiture qui ne bouge pas. Très longtemps.

— À condition d’être sur un parking public, où on ne paye rien. Ou alors le parking longue durée de l’aéroport.

— L’aéroport ? C’est à l’opposé, non, ça fait trop loin ! Un parking gratuit tu disais ? Il y en a pas beaucoup...

Brolin s’approcha de la carte de la ville. Il posa son doigt à quelques centimètres seulement du lieu du crime.

— Tu oublies le Shriners Hospital et l’université de médecine de l’Oregon et leurs immenses parkings publics. À moins d’un kilomètre du bâtiment de la voirie.

Salhindro se leva aussitôt, l’esprit vif et le cœur palpitant, comme lorsqu’il patrouillait de nuit, quinze ans plus tôt.

— On prend ta voiture ou la mienne ?

39

A n’en pas douter, le Shriners Hospital aurait pu inspirer Shirley Jackson pour l’un de ses romans si elle avait pu croiser sa sombre silhouette. Non qu’il soit effrayant dans son architecture ni que les soins prodigués y soient de mauvaise qualité – loin de là –, c’est une inexplicable sensation qui vient se coller à la rétine. Avec ses fenêtres sans fond et ses murs nauséeux, tout dans son apparente austérité reflète un malaise sournois. Quand Brolin le vit apparaître au détour de Jackson Park Road, il ne perçut pas un édifice de soins mais la rance odeur des salles d’accouchement, le gargouillis des liquides corporels dans les blocs opératoires ou le pincement aigu de la seringue qui s’enfonce au travers des chairs pour pénétrer la veine. Bien incapable d’en expliquer la provenance, il avait vu surgir ces images après le virage. C’était ça, l’effet néfaste du Shriners.

Brolin poursuivit sa route jusqu’à l’immense parking qui se trouvait sur le côté.

— Prends à droite, lui indiqua Salhindro. Il serait plus logique que le tueur ait garé la voiture sur le parking public que sur celui du personnel. Plus discret.

La Mustang vira sur la droite et se mit à défiler au pas dans les allées, l’une après l’autre. Le parking était immense, servant aussi bien aux patients, aux visiteurs qu’aux étudiants de l’université médicale de l’autre côté de la route.

Le patchwork de véhicules dormant sous le pâle soleil d’octobre était impressionnant. Vue d’un avion, cette somptueuse mosaïque multicolore devait en jeter, remarqua Salhindro.

Au loin, les gyrophares flamboyants d’une ambulance attirèrent leur regard. Devant les urgences, des infirmiers arrivaient à toute vitesse en poussant un brancard. Des portes arrière de l’ambulance jaillirent deux hommes en tenue bleue caractéristique de leur fonction et ils firent glisser une plateforme sur laquelle reposait un blessé qui se tordait de douleur en hurlant. La couverture blanche qui le couvrait ne suffisait pas à masquer les auréoles rouges sur son torse.

— Quelle que soit ma mort, je veux pas finir comme ça, lâcha Salhindro soudainement éteint.

— Finir comment ? Sur un brancard ?

— Non, dans un hôpital. À gueuler comme tout le monde, à pisser le sang, en sentant la panique monter alors que tu perçois ta mort imminente. Entouré de gens dévoués certes, mais qui n’en restent pas moins des professionnels pour qui ta mort ne sera qu’une de plus dans le Grand Anonymat. Je veux une mort personnelle, égocentrique tu vois. Un truc vraiment centré sur ma petite personne, avec des gens qui prennent conscience avec moi que c’est fini, que je m’en vais. Je veux pas d’une mort professionnelle comme on en fait aujourd’hui, ça dédramatise tellement tout.

Brolin délaissa une seconde la rangée de voitures garées pour observer son ami.

— T’y penses souvent à ta mort ?

— Ça m’arrive.

Salhindro ne quittait pas la scène des yeux.

— Avec l’âge, on y pense un peu plus, ajouta-t-il. Un demi-siècle ça commence à compter, surtout quand on a mon hygiène de vie... Pas d’hygiène de vie.

Au loin, l’équipe d’infirmiers disparut avec leur blessé : une seconde plus tard, l’ambulance repartait en coupant les gyrophares. La scène n’avait duré qu’un court instant, fulgurante, elle n’était déjà plus qu’un souvenir nébuleux.

— Il y a deux semaines, j’ai été chez mon frère, pour un barbecue, continua Salhindro. Tu sais, celui qui bosse pour l’EPA[14] ? Sur un mur, j’ai remarqué un cadre avec une inscription brodée : « Si un homme échoue dans sa vie de famille, il échoue dans sa vie. »

Il émit un rire sec, ironique, qui secoua son ventre pardessus sa ceinture.

— Tu vois, je suis resté là à mater ce putain de cadre pendant dix minutes, jusqu’à ce que Dolly vienne me chercher. Elle m’a demandé si j’allais bien et nous avons rejoint le frangin et sa p’tite famille. Ça doit bien faire dix ans que ce cadre à la con est accroché au mur et c’est la première fois que je le remarquais. Comme un signe, un message.

Salhindro observa son reflet dans le rétroviseur.

— Connerie de cadre, fit-il... C’est bien un truc d’écolo ça ! Brolin se contenta d’inspecter les voitures en stationnement tout en jetant de bref coup d’œil à son voisin. Il savait que Salhindro n’avait jamais eu d’enfant. En fait, il n’avait jamais eu de femme non plus, partageant son temps libre entre ses amis et... en faisant beaucoup d’heures sup’. Salhindro ne faisait plus de sport, il mangeait tout ce qu’il voulait sans se priver et tant pis si sa santé devait en pâtir, rien de vraiment salutaire ne le retenait en ce bas monde. Salhindro était content d’être en vie mais ne pleurerait pas sur sa mort le jour où elle viendrait. Du moins, était-ce ainsi que Brolin l’interprétait.

— Tu sais, le truc de sentir sa mort venir... tout ça, c’est du flan, dit Brolin. Tout à l’heure, tu m’as dit que tu ne voulais pas paniquer en sentant ta mort imminente, mais je crois pas que ça se passe comme ça.

— Ah bon ? T’as l’air drôlement calé, t’es mort combien de fois ? Je me disais, y a comme une odeur...

— Non, vraiment, je t’assure. En deux ans au FBI, j’ai été une fois plongé dans une grosse fusillade. J’étais encore en formation, et je n’aurais pas dû être là mais j’accompagnais un agent, peu importe... Deux preneurs d’otage dans une banque. L’un des nôtres a été touché à l’abdomen. Il perdait pas mal de sang et il ne cessait de répéter : « Je vais crever, je le sens, je vais crever. » J’étais avec lui dans l’ambulance et à un moment je l’ai vu devenir encore plus pâle. Il a planté son regard dans le mien et m’a pris la main en disant « ça y est... dis à ma femme que je l’aime... ». Il a senti sa mort venir comme tu dis. Sauf que la balle s’était plantée dans la dixième côte sans faire de gros dégâts. Quinze jours plus tard, il gambadait comme un lapin ! Le coup du type qui sait qu’il va mourir et qui prend le temps de faire son speech d’adieu, c’est bon pour les films.

— Mouais... je suis pas convaincu.

— T’en fais pas, tu seras bien vieux quand ça t’arrivera. Tu t’endormiras bien tranquille pour oublier de te réveiller...

— C’est tout moi ça ! N’empêche, je suis pas d’accord avec ton idée. Y a des gens qui sentent que leur heure est...

— Larry ! s’écria Brolin en pilant.

Salhindro fixa ce que l’inspecteur lui montrait du doigt. Dix mètres plus loin, une Mercury Capri de couleur marron patientait docilement.

40

— Central, ici 4-01. Nous sommes dans la zone de patrouille 871, avons besoin d’un 10-28. Véhicule Mercury Capri marron, immatriculé dans l’Oregon. Plaque personnalisée « Wendy 81 ». « Whisky-Echo-November-Delta-Yankee 8-1 ».

— Bien reçu 4-01, on s’en occupe.

Le code 10-28 correspond pour la police de Portland à une demande d’identification minéralogique. Brolin gara sa Mustang sur le côté et ils descendirent.

— Combien de chances que ce soit celle-là ? demanda Brolin en faisant le tour du véhicule.

— Je sais pas, combien y a-t-il de Mercury Capri à Portland ? 10 ? 40 ? Et combien de chances qu’on en trouve une là où on la cherchait ? J’ai jamais été très doué pour les probabilités.

— Bon, on ne touche à rien. Ça n’est peut-être que celle d’un pauvre étudiant qui va nous coller un procès pour avoir posé la main sur la poignée de sa portière. On attend la réponse du central.

— Pour qu’il te dise quoi ? demanda Salhindro, perplexe. C’est la bagnole du maire ?

Brolin exhiba son téléphone cellulaire.

— Dès que je saurai à qui elle appartient, j’appelle le propriétaire. Si ça répond et qu’il n’y a pas de portée disparue dans la famille, on sera fixé.

— Et Craig ? On pourrait le faire venir, avec tout son matos, il nous dira si c’est les mêmes pneus que les marques trouvées devant la scène du crime.

— Larry, on ne va pas faire déplacer Craig et son équipe pour toutes les Mercury Capri qu’on trouve.

— Merde, c’est son boulot !

Brolin allait répondre quand le statique de la radio grésilla.

— 4-01, ici central. Vous me recevez ? Salhindro s’empara du micro.

— Haut et fort.

— On vient d’identifier la propriétaire du véhicule. Elizabeth Stinger, trente-six ans, domiciliée à Fremont Drive dans le district est.

— Trente-six ans, répéta Brolin. L’âge colle avec la victime.

— Mais plus important, reprit la voix apathique du central, Elizabeth Stinger est dans le fichier des personnes disparues depuis ce matin.

Brolin tressaillit. Lorsqu’une personne est déclarée manquante par un conjoint ou un membre de la famille, la procédure préconise d’attendre quarante-huit heures avant de l’enregistrer sur le fichier des disparus, essentiellement pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un malentendu et éviter de saturer le système. Or, la mort était estimée à cinquante heures avant ce matin même, c’est-à-dire deux jours plus tôt. Tout correspondait parfaitement.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour apprendre auprès du poste de police de la zone 920 qu’Elizabeth Stinger avait été portée disparue le mardi soir, en fin de soirée. À 23 heures le mardi soir, Amy Frost, nourrice de la fille d’Elizabeth Stinger, après avoir vainement tenté de joindre Elizabeth, s’était résolue à prévenir la police. Son employeur l’avait vue partir en fin d’après-midi et plus personne ne l’avait aperçue ensuite. Elle avait travaillé près de Columbia boulevard, au nord de la ville.

— Columbia boulevard ? s’étonna Brolin. C’est sacrement loin ! En admettant qu’elle ait disparu dans le parking en sortant du boulot, le tueur l’aurait conduite à travers toute la ville pour l’amener ici ?

Salhindro haussa les épaules.

— C’est toi le profileur.

— Justement, y a un truc qui ne va pas. Elle sort de son boulot et fonce chez sa nourrice à l’est, donc encore plus loin d’ici. Le tueur l’a peut-être interceptée sur le chemin. Et c’est là qu’il l’amène.

— Le coin lui plaît peut-être.

— Il a repéré et préparé son coup. C’est pour ça qu’il a pris la voiture de sa victime ; s’il doit traverser la ville autant ne pas laisser le souvenir de son propre véhicule. Ce qui m’intrigue c’est pourquoi choisir sa victime si loin ? À moins que...

Les mots de Brolin se perdirent dans le fil de ses déductions.

— S’il s’agit bien d’un détraqué, je veux dire un tueur en série, alors il fait sûrement comme la plupart, il erre et tue la première venue qui correspond à ses goûts. Tu ne crois pas ? interrogea Salhindro.

— Non. Il nous a déjà prouvé qu’il n’était pas très sûr de lui, mais il n’est pas stupide, de plus le Corbeau veille probablement au grain. S’il prend le risque de traverser la ville alors qu’il agit habituellement avec beaucoup de prudence, c’est qu’il n’avait pas le choix. Pourquoi ?

Une femme et ses deux enfants passèrent dans leur dos, les deux garçons dévisageant les policiers, cherchant à comprendre ce qu’il y avait à voir. La mère fixa l’uniforme de Salhindro et la voiture qui intéressait les deux hommes et comprit qu’il y avait peut-être quelques atrocités sur la banquette arrière. Elle fit barrage aux regards des enfants avec la grande enveloppe de ses radiographies et accéléra le pas.

— Pourquoi le tueur prend-il le risque de traverser toute la ville avec sa victime ? insista Brolin. Si le lieu lui plaît tant que ça, il n’avait qu’à choisir une femme plus proche, parmi les étudiantes du campus ou les infirmières. Pourquoi va-t-il la chercher aussi loin ?

Brolin claqua ses doigts en signe de victoire. Aussitôt, le visage de Salhindro s’illumina, comme touché par le doigt de Dieu en personne :

— Parce que c’est cette femme-là qu’il voulait.

— Exactement, fit Brolin. Il ne se contente pas de préparer le lieu où il va tuer mais il prépare aussi le choix de sa victime. Il ne me pas au hasard de ses fantasmes. Il nous faut identifier la première victime, trouver un point commun. Il y en a forcément un.

— Et si le lieu du crime est si loin, c’est qu’il a également une signification, hasarda Salhindro. Il se pourrait qu’il choisisse en fonction du message qu’il veut nous laisser.

Brolin approuva.

— Rappelle-toi la première lettre, les vers de la Divine Comédie : « Je me trouvai dans une forêt sombre », et il laisse sa première victime dans les bois. La deuxième lettre cite des vers du premier cercle de l’Enfer et il laisse sa victime devant l’entrée des égouts. Qu’est-ce qui symbolise plus l’enfer souterrain que des égouts noirs et sales ?

— S’il doit commettre d’autres meurtres, c’est dans les égouts qu’il laissera les corps.

Un voile noir passa devant les yeux de Brolin.

— L’employeur a dit qu’Elizabeth avait quitté son boulot vers 18 h 15, non ?

Salhindro hocha la tête.

« Et nous supposons qu’elle est morte aux alentours de minuit ? Larry, le tueur l’a forcément interceptée peu de temps après son départ sinon la nourrice l’aurait vue. Ce qui veut dire qu’ils sont restés ensemble de longues heures...

L’expression qu’arborait Brolin en disait long sur ce qu’il imaginait. Séquestration, tortures en tout genre. Il repensa au tueur en série John Wayne Gacy qui se déguisait en clown pour repérer ses proies parmi les enfants. Ces mêmes enfants qu’il kidnappait, torturait, violait et étouffait puis les ranimait et ainsi de suite jusqu’à ce que mort s’ensuive. À trente-trois reprises. Qu’en était-il d’Elizabeth Stinger ? Quel avait été son calvaire pendant plusieurs heures ?

— Il faut mettre la main dessus, Larry, et vite.

— Et comment veux-tu qu’on s’y prenne ? Le temps de montrer une photo de la victime à tous les commerçants de Columbia jusque chez la nourrice, il aura le temps de tuer la moitié de la ville avant qu’on obtienne le moindre renseignement, si on peut en avoir. Il faudrait un miracle pour que quelqu’un se souvienne d’une Mercury Capri marron avec un homme au volant. Et malin comme il est, le tueur n’aura pas laissé la moindre empreinte dans la voiture, je suis prêt à parier là-dessus ! Brolin observa le véhicule.

— Mais on dispose d’une sacrée longueur d’avance sur le tueur, dit-il si faiblement que Salhindro crut qu’il se parlait tout seul. Il ne s’attend sûrement pas à ce qu’on retrouve la voiture si vite.

— Et ?

— Il ne nous a fallu que quelques heures. Je suis certain que la voiture n’est qu’un détail pour lui parce qu’il s’attend à ce qu’on ne la retrouve pas – ou dans longtemps.

Brolin scruta le reste du parking avant d’ajouter :

— Et ça, je peux m’en servir pour l’attirer à moi.

41

— Au FBI on appelle ça « technique proactive », expliqua Brolin à ses collègues.

Lloyd Meats passa sa main dans sa barbe, dubitatif.

— Bon, et en quoi ça consiste cette technique ? demanda le capitaine Chamberlin.

— C’est se servir de ce que l’on sait de notre adversaire, de ses défauts, pour lui tendre un piège et l’amener à nous, développa l’ex-agent du Bureau.

— Mais on ne sait rien de lui ! protesta Bentley Cotland. Quel défaut voulez-vous utiliser ?

Brolin se leva du fauteuil et examina les hommes présents dans son bureau. Le capitaine Chamberlin et son second, l’inspecteur Lloyd Meats, le futur assistant attorney Cotland et Larry Salhindro. Tous l’observaient comme un oiseau rare.

— Vous n’avez pas écouté ce que je dis depuis le début de cette enquête, répliqua-t-il en fixant Cotland. Ses crimes nous parlent, il communique avec nous par le biais de ses meurtres – sans le savoir –, ses actes sont la représentation de son inconscient et de ses fantasmes. Et je vous ai dit qu’il est narcissique. Ce sont des crimes narcisso-sexuels. Il ne voit pas sa victime comme un être vivant parce qu’il ne perçoit que son propre besoin, son propre plaisir. Il ne comprend pas la douleur de l’autre parce que celle-ci est son instrument de plaisir. De plus, nous savons maintenant – par la dernière lettre – que le Corbeau l’accompagne. Peut-être pas directement sur la scène du crime mais il sait tout ce que le tueur fait car ils partagent.

Brolin marqua une courte pause pour s’assurer que tous le suivaient. Puis il reprit d’une voix pleine de gravité :

« Pour tout vous dire, je pense que le Corbeau commande au tueur. L’un est le cerveau, l’autre l’exécuteur. Pour la première victime, le tueur a prouvé qu’il était immature sexuellement, il ne s’assume pas encore ou n’a pas assez confiance en lui, c’est un frustré qui a engrangé une énorme violence envers les femmes. Ce type d’homme ne passe à l’acte qu’une fois tant de haine et de colère accumulées, il subit un puissant événement stressant qui le fait éclater. Il ne peut alors plus tenir et il agit, mais de façon peu contrôlée, sans préparatifs. Pourtant le crime a été préparé – j’en veux pour preuve le Mercaptan déposé dans la ruine quelques jours plus tôt. Et nous n’avons retrouvé aucun indice, le lieu a été choisi à cause de ça. Pour le deuxième crime, c’est pareil. Cependant le tueur semble s’être mieux contrôlé. Il prend un peu d’assurance, ce qui ne l’a pas empêché de découper les mamelons de sa victime. Son naturel pervers revient au galop, quand bien même il voudrait le chasser. Si le Corbeau est bien ce que je pense, la tête pensante du duo, alors nous avons une chance de le piéger.

— Je ne vois pas comment, se plaignit Meats avec amertume. Il ne nous a pas laissé grand-chose, une trace de pas et des marques de pneus, c’est maigre !

— Pose-toi la question suivante : pourquoi le Corbeau nous envoie-t-il ces lettres ?

— Pour frimer, ou pour se faire remarquer, pour prouver au monde qu’il existe, hasarda Meats en fonction de ses expériences passées.

— Pas exactement, s’il voulait prouver au monde qu’il existe, c’est aux médias qu’il enverrait les lettres, pas à la police puisqu’il sait bien que nous les tiendrons secrètes, corrigea Brolin. Je pense qu’il veut plutôt s’amuser avec nous. Il nous teste. Lui aussi est un pervers narcisso-sexuel, c’est un dominant, un manipulateur, c’est pour ça qu’ils s’attaquent à des femmes et qu’ils les font souffrir. Pourquoi l’Enfer de Dante et qu’est-ce qu’ils cherchent à atteindre en remontant les neuf cercles de l’enfer, je ne le sais pas, peut-être rejoindre la quintessence du Mal ou je ne sais quel délire.

 » Mais le Corbeau souhaite se confronter à la police parce qu’il se croit puissant et plus intelligent que nous et qu’il veut nous le montrer. La police est le bras de la société, nous représentons l’organe exécutif de lois de notre monde. Si vous défiez la police, vous êtes en dehors de la société, et seule la prison peut vous amender et refaire de vous un citoyen. Mais montrez-vous plus malin que la police, et vous serez au-dessus de cette société, plus fort. C’est comme ça qu’il se voit, il est sûr de lui. C’est là le défaut à exploiter.

— C’est ça que vous appelez une piste ! s’écria Bentley Cotland. Merci pour la leçon de psychiatrie criminelle mais qu’est-ce que ça va nous permettre de savoir ? Où ce fou habite ? Non ! Bon, alors qu’est-ce que vous voulez faire ?

— Sauf votre respect monsieur Cotland, laissez-moi poursuivre, si vous ne parvenez pas à vos propres déductions.

Bentley Cotland le fusilla du regard. Cette fois, c’en était trop ! Il allait voir, ce jeune flicaillon, ce qu’il en coûte de froisser un attorney ! Aussitôt qu’il obtiendrait sa nomination, il s’arrangerait pour que Joshua Brolin n’ait plus que les enquêtes merdiques et qu’il passe le reste de son temps à Portland à ramasser des ivrognes et des putes sur la voie publique. Mais pour qui se prenait-il, ce bouseux ?

— Dans un premier temps, la chance nous a permis d’identifier les traces de pneus grâce au super boulot de Craig Nova et son équipe, reprit Brolin. Ensuite nos déductions (il adressa un clin d’œil à Larry) et un petit coup de pouce du destin nous ont permis de retrouver la voiture de la victime, cet après-midi. Cette même voiture que le tueur a utilisée pour amener sa victime sur le lieu du crime comme le montrent les traces. Je suis certain qu’il ne s’attend pas à ce que nous trouvions le véhicule si vite.

— Le problème, c’est que ça n’est justement pas sa voiture mais celle de la victime, et il a évidemment tout nettoyé ! rétorqua Chamberlin.

— Capitaine, nous disposons des éléments nécessaires pour mettre en œuvre une technique proactive. Je m’explique : nous tendons un piège autour du véhicule de la victime et titillons son ego pour le contraindre à venir. Puisqu’il veut jouer, nous allons lui proposer une partie.

— Et concrètement, on fait quoi ? demanda Salhindro que la logistique touchait tout autant que le pragmatisme.

Brolin fit face au capitaine Chamberlin.

— Capitaine vous convoquez la presse et annoncez que nous sommes sur une piste très importante, que la capture du tueur n’est plus qu’une question de jours. Ils ne manqueront pas de demander des détails, là vous leur expliquez pour les traces de pneus, que nous savons grâce à cela que le tueur ou la victime avait une Mercury Capri 1977. Et que, dans les jours qui viennent, nous allons chercher toutes les Mercury Capri, que toutes les pistes seront exploitées, tous les propriétaires interrogés, et si nous trouvons des Mercury Capri abandonnées, elles seront passées au crible pour y déceler le moindre indice. Nous analyserons toutes les traces de pneus qui pourraient être proches, interrogerons tous les témoins éventuels, etc. L’idée est d’impressionner le tueur par l’arsenal technologique déployé et par notre assurance, montrez-vous sûr de vous, insistez sur le fait qu’il sera bientôt derrière les barreaux, énervez-le. Il devrait déjà être surpris que l’on ait identifié si vite la voiture de sa victime, ça peut lui faire peur, si en plus il se sent sous-estimé, il va prendre des risques.

— Et il risque de tuer de nouveau très vite ! C’est ça que vous voulez ? objecta Bentley.

— Non, il va d’abord couvrir ses arrières ! Il saura ainsi que nous allons bientôt retrouver la Mercury et à moins qu’il ne soit lui-même flic et sûr d’avoir parfaitement nettoyé la voiture, il ne connaît pas exactement nos moyens technologiques. Le fait que nous ayons identifié le véhicule aussi vite pourrait lui faire peur. Et si on a de la chance, il avait garé sa propre voiture non loin de la Mercury pour ne pas marcher trop et ne pas s’exposer aux regards des passants sur le parking. Il va ainsi avoir peur que l’on puisse retrouver les traces de pneus de sa propre voiture. Insistez bien sur les traces de pneus et leur importance, capitaine, et aussi sur tous les détails qui pourraient nous dévoiler le moindre indice, dites bien qu’un simple cheveu pourrait nous en apprendre énormément. Je veux qu’il se sente suffisamment menacé pour prendre le risque de retourner très vite sur le parking récupérer la Mercury et s’en débarrasser.

Bentley secoua la tête, sidéré que l’on puisse bâtir de pareilles théories.

— Si je te suis bien, intervint Salhindro, le capitaine fait sa petite conférence, la presse relaie le tout à la télé et dans les journaux pendant que nous, on se planque sur le parking et on attend de voir si notre gus va mordre à l’hameçon, c’est ça ?

Brolin hocha la tête.

— Exactement. On reste en observation avec une équipe du SWAT[15] et dès qu’un type touche à la Mercury, on boucle le secteur et on lui tombe dessus.

Le capitaine Chamberlin fit claquer ses lèvres, l’air contrarié.

— Ce qui me pose un problème, remarqua-t-il, c’est l’importance de la zone et le nombre de gens qui y circulent.

— Oui, c’est un souci. On ne peut pas restreindre l’accès sans que ça soit louche. Mais notre homme va chercher à se faire remarquer le moins possible, il évitera de se coller aux passants je pense, il est d’ailleurs fort envisageable qu’il vienne de nuit.

Le silence tomba sur le bureau. La ventilation bourdonnait dans un coin et des téléphones sonnaient au loin dans d’autres pièces. La cigarette de Meats se consumait dans un cendrier sans qu’il en tienne compte.

Bentley brisa le silence le premier :

— Capitaine, vous n’allez tout de même pas cautionner un projet aussi démentiel !

— Vous avez mieux à proposer monsieur Cotland ? Ou préférez-vous attendre la prochaine victime ? Dans ce cas, vous pourriez faire la prochaine conférence de presse et tant qu’on y est, c’est vous qui parlerez à la famille, qu’est-ce que vous en dites ?

Bentley se contenta de grommeler.

Le capitaine Chamberlin se lissa la moustache, le regard plongé dans le néant électrique de sa pensée. Quand il reprit la parole sa voix était plus rauque, comme prise par le doute.

— Brolin ?

— Oui capitaine.

— Ça marche habituellement cette technique proactive, au FBI ?

Brolin haussa les épaules.

— Eh bien, ça dépend. Parfois oui. Il faut un peu de chance. Le capitaine serra le poing.

— J’imagine qu’il nous faut agir sans perdre plus de temps, dit-il. Brolin, contactez l’équipe du SWAT pendant que je réunis les journalistes. D’ici trois heures, les infos circuleront publiquement, informant chaque citoyen de l’Oregon que nous sommes sûrs de nous et que le tueur des deux femmes sera arrêté dans les jours qui viennent.

Il ferma les yeux et ajouta :

— J’espère qu’on ne va pas se planter. Nous jouons gros.