C’est le soir que commença son tourment.
Tout d’abord, il se découvrit étrangement seul quand il fut installé devant le menu qu’il venait de commander au bar de l’Hôtel d’Angleterre. Aux autres tables on riait, des femmes épanouies et brunies répondaient à des hommes beaux. Des jeunes gens se tenaient les mains. Jean Calmet, crispé, morose, déplaçait minutieusement trois filets de perches dans son assiette, encore une fois il les aspergeait de citron, puis sa fourchette poussait un petit poisson pour l’aligner ironiquement contre les deux autres sans qu’il se décidât à le porter à sa bouche. Le vin tiédissait dans son verre. Depuis une heure une image le persécutait. Jean Calmet hésitait à la regarder, il la repoussait, il l’enfonçait dans les couches opaques de sa mémoire parce qu’il savait qu’il allait souffrir au moment où il se la représenterait avec précision. Mais l’image floue refaisait surface, elle insistait, et maintenant Jean Calmet ne pouvait plus l’ignorer sur le fond d’ombre qui la rendait encore plus nette. Soudain sa solitude lui fut insupportable et tout le tableau s’éclaira.
C’était une scène très ancienne, mais qui s’était reproduite des milliers de fois au temps où il vivait auprès de sa famille, à Lutry, au bord du lac, dans la maison bouleversée de cris de dispute sous le vent des peupliers et des sapins. On s’était assis pour le repas du soir. Le père, immense, présidait au bout de la table. La lumière du couchant rougissait son front luisant et doré, ses bras épais luisaient aussi de lumière orange, sa force était visible, heureuse, les muscles et la graisse ferme de sa poitrine soulevaient la chemise ouverte sur la forêt de poils gris entre les mamelles dont les aréoles faisaient deux pointes sous le coton. Autour de lui, la salle semblait plongée dans la nuit. Mais au-devant de l’ombre qui montait du sol et des coins éloignés de la grande pièce, il y avait cette masse éclairée, concentrée, cet autre soleil infaillible et détestable qui rougissait, qui brillait, qui s’illuminait de tout son pouvoir.
Assis à l’autre bout de la table, Jean Calmet écoutait avec répugnance les bruits de bouche de son père occupé à manger. Ces chuintements, ces succions le dégoûtaient comme un aveu sale. On parlait peu, les frères et les sœurs s’observaient, la mère mangeait très vite, se levait sans cesse, trottait de la cuisine à la chambre, souris grise, apeurée. Martha, l’aide de ménage suisse allemande, fixait son assiette avec un air de réprobation. Le docteur mâchait et déglutissait sans arrêt, mais son regard implacable se posait sur chacun des siens, il parcourait la tablée, de haut en bas, de bas en haut, et Jean Calmet se désespérait d’être une fois de plus transpercé par ces yeux tout-puissants qui le fouillaient et le devinaient. Sous leur feu bleu il devenait livide, tout de suite il se sentait transparent, complètement désarmé, incapable de dissimuler quoi que ce fût à ces terribles prunelles. Le docteur savait tout de lui, le docteur lisait en lui parce qu’il était le maître, et le maître demeurait épais, massif, impénétrable dans sa force serrée et rubiconde au soleil du soir.
La honte et le désespoir poignaient le cœur de Jean Calmet. Son père connaissait ses désirs de larve. Il connaissait la cachette aux mouchoirs gluants. Il voyait tout d’un seul regard. Jean Calmet baissait les yeux sur son couvert sans pouvoir échapper à l’inquisiteur. La tristesse lui serrait la gorge et il avait envie de se jeter au cou du vieillard, de pleurer toutes les larmes de son corps sur sa poitrine ample et sonore. Car Jean Calmet aimait son père. Il l’aimait, il aimait cette force massive et guetteuse, il détestait et il jalousait cet appétit, il aimait cette voix dominatrice en même temps qu’il en avait peur. Une crainte un peu lâche le retenait de courir au docteur, de se blottir dans ses bras. Il était honteux de cette lâcheté comme d’une trahison.
Le souper était fini depuis longtemps, le docteur buvait bruyamment son café sans que personne osât se lever. La servante s’affairait sur la pointe des pieds. Enfin on allumait les lampes, c’était le signal, après un rapide bonsoir chacun sortait précipitamment de la pièce et fuyait se cacher dans sa chambre comme dans un terrier secret. Mais Jean Calmet ne se remettait pas de l’épreuve. Il avait l’impression que le regard de son juge le suivait, le scrutait à travers les murs. Tard dans la soirée, il cherchait encore dans ses livres un refuge ou une distraction. Il se couchait. S’il succombait à son désir, toute sa fibre se crispait à l’idée que son père allait le surprendre, pire : qu’il l’avait vu, qu’il l’observait.
Il avait quinze ans. À cette époque il lui arriva de commettre de petits vols pour tenter d’enlever quelque chose à ce regard. Pour se fortifier d’un secret. Il entrait dans une librairie, il bouquinait d’un air sage et dégagé. Tout à coup il empochait le recueil de poésies ou la revue, et il retrouvait la rue avec une impression de poids, d’opacité, qui le garantissait contre son père. Il possédait enfin une part à lui, un lieu dérobé, un lieu caché au censeur ! Mais Jean Calmet aimait son père. Pourquoi ne le lui avait-il pas dit ? Les larmes emplirent les yeux de Jean Calmet qui demeura un instant sans pensée. Puis il se mit à manger son poisson froid et s’efforça de se reprendre en faisant le point. J’ai trente-huit ans, se dit-il. Je suis professeur au Gymnase. Soixante gredins et gredines pensent par moi. Mais le souvenir de ces jeunes gens ne l’égaya pas, il se sentit au contraire trop solitaire, trop bizarrement affligé pour prétendre leur donner le moindre exemple, pour leur proposer quoi que ce soit. Le vin ne le réconforta pas davantage. Il paya son addition et rentra s’enfermer chez lui.
Il se mit au lit et ne parvint pas à s’endormir. La cérémonie du matin lui revenait. Le sentiment de délivrance qu’il avait ressenti au Crématoire le torturait comme un remords. Il s’appliqua, comme il en avait lu le conseil dans des magazines, à laisser peser son corps et ses membres sans aucun contrôle de sa volonté, et il allait s’abandonner à une première paix quand il pensa : je fais le mort. D’un coup sa douleur se raviva. Il revit le cimetière du Bois-de-Vaux, les allées nettes, les milliers de tombes : au fond de chaque fosse un squelette couché, un cadavre en état de décomposition conservait rudimentairement la forme de l’homme qu’il avait été. Le « dernier sommeil » gardait la familiarité d’une habitude simple et bonne à quoi se reconnaissait, dérisoirement, le peu de pouvoir de la mort. Il y avait là quelque chose de rassurant, de ressemblant, qui perçait le cœur de Jean Calmet. La tombe comme un lit quotidien. Ces os duraient. Le crâne, les dents, les fractures, la taille du gisant étaient parfaitement reconnaissables, on identifiait des plombages de dentiste, des bagues, des lambeaux de vêtements. Cette espèce de survie purement physique semblait soudain à Jean Calmet aussi précieuse que l’éternité. Et lui, qu’avait-il fait de son père ? Qu’avaient-ils décidé, ses frères et sœurs, que lui avaient-ils fait approuver ? À les entendre, rien n’était sale comme ce corps pourrissant sous un peu de terre. Il fallait penser à Maman. L’image du docteur en décomposition la poursuivrait sans répit. Et l’hygiène ! On avait un automne particulièrement chaud. Raison de plus. Par ces temps-là les morts se gâtent plus vite. Jean Calmet approuvait avec soulagement. Le docteur serait réduit en cendres. Il ne fallait lui laisser aucune chance de conserver, dans la bonne terre, sa vigueur exaspérante et scandaleuse. Il s’agissait de détruire cette force, ces muscles, jusqu’à ces yeux sur lesquels on avait inutilement fermé pour quelques heures les grosses paupières rouges. Détruire son père. En faire un petit tas de cendres au fond d’une urne. Comme du sable. De la poussière anonyme et sans voix. Du sable aveugle.
Et maintenant Jean Calmet se déchirait à la pensée de cette urne. Où la placerait-on ? Il n’était pas certain que sa mère ne la réclamerait pas auprès d’elle. Le préposé des Pompes funèbres les en avait cérémonieusement avertis, ses frères et lui : il arrivait que la veuve exigeât de conserver les cendres dans son jardin, dans son salon, ou même au chevet de son lit, pour ne pas se séparer de son bien-aimé. Sur le moment, Jean Calmet avait souri intérieurement, pris de pitié pour tant de superstitieuse fidélité. Maintenant qu’il était couché dans l’ombre moite, éreinté par ses draps lourds, le souvenir des paroles de l’employé se mit à l’inquiéter, à l’obséder : le vœu naïf de ces femmes provenait-il d’une intuition profonde, magique, qui conférait au récipient et à son pauvre contenu la vertu terrifiante de la présence ? Ces débris qu’il avait crus si totalement dénués de pouvoir retrouvaient ainsi, de par la sottise de vieilles gâteuses, une maléfique importance. Mais non, mieux valait se persuader de l’innocence d’une dérisoire poignée de scories. Des balayures. Jean Calmet se plut à se rappeler la modestie de quelques sages qui avaient prié que l’on dispersât leur poussière dans une forêt, dans une prairie, ou que l’on en saupoudrât le cours d’une rivière d’une fine pluie argentée. Il imagina la légèreté d’une semaison sur les eaux, sa fuite entre des rives ombreuses, très vite elle se mêlait à l’eau, devenait elle-même eau fuyante longtemps avant de disparaître dans la mer ou de s’évaporer en buée. Jean Calmet vit clairement l’âme de ce mort, dans les nuées, bienheureuse de s’assurer de la fin de sa destinée terrestre. Il envia ce mort et cette âme.
Il se tournait, se retournait, il s’efforçait de se calmer en se répétant qu’à cette heure les cendres de son père étaient encore au crématoire dans la boîte d’aluminium cadenassée et numérotée où l’employé les avait enfermées ce matin même. Lorsqu’il eut enfin à s’endormir, il rêva qu’il s’agrippait à de l’herbe noire pour gagner le sommet d’un haut talus. Quand il parvenait à mi-hauteur, un taureau énorme se découpait soudain sur le ciel nocturne, au-dessus de lui : le monstre le chargeait et l’écrasait. Dans la suite il se rappela souvent ce cauchemar.
Le Gymnase lui avait accordé deux jours de congé pour la cérémonie. Jean Calmet était libre aujourd’hui encore. Il se mit à penser à la réunion du soir. Elle avait été fixée à huit heures, à Lutry, on se retrouverait autour de la table de la salle à manger devant le fantôme du docteur au bout de la table. On lirait une nomenclature, on tournerait les pages d’un catalogue : sur la page de gauche, soigneusement reproduites dans de petits cadres noirs, il y aurait les photographies des urnes disponibles aussitôt en fabrique, sur la page de droite leurs dimensions, leurs avantages, et un prix courant quelquefois corrigé au stylo à bille. Jean Calmet s’étonna de son intérêt neuf et profond pour les catégories les plus diverses de l’appareil funèbre. Une semaine auparavant, il ne savait rien de l’insertion d’une annonce mortuaire, du choix d’une bière, des cartes de visite des fabricants d’urnes et des marbriers funéraires. Il ignorait jusqu’à la géographie du cimetière qu’il longeait pourtant en voiture, sur son interminable flanc, chaque fois qu’il descendait au bord du lac Au début de la matinée, il lui sembla qu’un domaine immense et ramifié lui avait été ouvert subitement, et qu’il y circulait en s’émerveillant de sa diversité et de ses hiérarchies. Vers midi, comme sans y prendre garde, il descendit à pied au cimetière, admirant le nombre d’entrepreneurs funéraires, sculpteurs, graveurs, marbriers, mosaïstes, dont les ateliers et les devantures se pressaient dans les alentours. Il ne les avait jamais remarqués auparavant.
Ce matin-là il lui arriva, préoccupé de toute la variété funèbre, d’oublier le véritable objet de sa visite. Puis il se souvint de son père et s’assombrit. Il entra dans le café où hier matin, exactement à la même heure, la collation avait été servie à la sortie du Crématoire. Ce café portait un beau nom : le Reposoir. Les serveurs ne le reconnurent pas, mais au fond de la salle, dans l’espèce de niche retenue hier pour la famille du docteur, une autre famille était attablée aujourd’hui devant les mêmes bouteilles, les mêmes tasses de thé, les mêmes gâteaux, et ce spectacle un moment réconforta Jean Calmet. Rien ne comptait, puisque les mêmes scènes pouvaient être jouées jour après jour sans que le patron ni les garçons de l’établissement remarquent rien d’autre qu’une famille en noir, toujours pareille, rassemblée trois ou quatre fois par jour au fond de la salle pour célébrer le passage de la mort.
Jean Calmet se ressaisit par un effort presque anormal de sa volonté. Aussitôt son corps goûta la fraîcheur ombreuse du café, son esprit s’enchanta de sa solitude. Dieu merci le docteur n’était plus qu’une mince couche de cendre au fond d’une boîte fermée à clef. Un matricule était scellé sur la boîte, que Jean Calmet avait soigneusement noté dans son carnet. Ce carnet était dans sa poche. Il tâta le mince calepin, à travers le velours du veston, sur son cœur qui battait à nouveau régulièrement. Tout était bien.
Dehors le soleil tapait sur des maisons éblouissantes. Jean Calmet songea avec agacement à la réunion de ce soir. On allait reparler du docteur. Le fantôme de l’énorme figure rubiconde rirait de toutes ses dents au bout de la table. Les cinq enfants baisseraient la voix pour entrer dans les détails de la mort et de l’héritage. Leur mère traverserait la pièce sans mot dire, elle disparaîtrait, elle reviendrait sur la pointe des pieds, une cafetière à la main, elle servirait chacun d’entre eux en silence. Les détails de la mort… Stupéfait, Jean Calmet s’avisa qu’il ne savait rien de la mort de son père. On lui avait téléphoné la nouvelle au Gymnase, il n’avait pas pris la communication lui-même et sur le moment le sentiment d’allégement qu’il avait éprouvé comme une convalescence délicieuse l’avait empêché d’imaginer les derniers instants de son père et oblitéré sa curiosité, plus tard, lorsqu’il s’était trouvé en présence du médecin qui l’avait assisté jusqu’à la fin. Alors il lui aurait été facile de se renseigner, même très discrètement, sur la façon dont le docteur avait passé la dernière porte. Mais il n’avait pas interrogé le praticien. Il avait évité sa compagnie. Un seul instant, il s’était trouvé près de lui quand on était entré au café, mais la conversation très décousue n’avait pas dépassé les banalités de circonstance. « Ça a été terrible », répétait la mère, mais ce mot était le seul qui convînt à l’Ogre, et de toute manière le vocable passe-partout ne disait rien de précis du dernier drame. C’est bien fait, pensait Jean Calmet. Je ne vois pas pourquoi je souffrirais en me faisant raconter sa fin par le menu. C’était bien son tour. Il y a une justice. Et il se pénétrait de cette idée en savourant la régularité de son pouls qui battait distinctement à son poignet, et le souffle d’air qui gonflait ses poumons douze fois en soixante secondes. Air absorbé et rejeté. Battement du sang. Si je jouais à étouffer, se disait Jean Calmet, si je me retenais de souffler, comme autrefois, je verrais tout noir, j’apercevrais des cercles brunâtres tournoyant derrière mes yeux, je me sentirais gonfler, puis éclater, j’entendrais les mêmes cloches à toute volée dans mon crâne… Il retrouvait un carré d’herbe au fond du jardin de Lutry, il avait sept ans, il était couché sur le sol et les tiges des graminées fraîchement coupées lui piquaient les omoplates à travers sa mince chemise. Tout à coup il fallait mourir, pour être aussi vaillant que les héros et les chevaliers du livre d’histoire. Il se souvenait de Jeanne d’Arc rôtissant dans les flammes et de Roland blessé à mort sonnant du cor sous les rochers, ses poumons éclataient en pluie de sang au fond de sa gorge. Le petit garçon écartait les bras comme un supplicié, il aspirait une énorme gorgée d’air, soudain il bloquait son souffle et le martyre commençait : les taches brunes, les points brûlants en feu d’artifice, les carillons dans les oreilles… Je souffre, se répétait Jean Calmet avec bonheur, et quelque chose inondait son sang d’un feu noir qu’il n’oublierait plus. J’ai été choisi pour souffrir. Je dois résister à la peur, je dois aimer cette souffrance. Le vertige le gagnait. Une gaie soûlerie d’initié et de victime. Puis il cédait à la panique, l’air bruyamment revenait en lui, le ciel reprenait sa transparence bleue où des ramiers et des mouettes fuyaient comme des truites.
En ce temps-là, une élève de Jean Calmet s’était mise à maigrir, à pâlir, des cernes verts s’étaient creusés sous ses yeux.
Des bubons poussaient sous ses bras, des ganglions à sa gorge. Il y avait eu une première opération en septembre, et quelques semaines on avait pu la croire guérie. Puis les ganglions étaient revenus, et la place de la jeune fille, en seconde classique, restait de plus en plus souvent vide.
— Isabelle va mourir, avait dit Eugénie à Jean Calmet. Elle le sait. On est allés faire des photos chez elle avec Alain. Vous voulez les voir ?
C’était à la fin d’une leçon, un matin, la classe était tout ensoleillée, Eugénie avait tiré une liasse de photographies d’un petit sac de tricot orange.
Isabelle.
Les yeux brillants, d’un noir ardent, dans les orbites profondes.
La maigreur du visage. Sa pâleur. Ses cheveux sombres, la frange sur le front, et dans ce visage de sainte, épouvantablement vivante, la bouche grande, à la lèvre inférieure un peu renflée, comme pour une dernière becquée gourmande avant le saut. Isabelle-qui-va-mourir. Et qui le sait. Et qui fascine ses camarades.
Jean Calmet regardait intensément le visage supplicié, le cou maigre où se creusait mystérieusement un seul sillon qui entrait dans la chemise à carreaux. Isabelle, sa chambre, son visage pris de très près, l’œil de Jean Calmet entre dans l’œil grand ouvert de la jeune fille au fond de l’orbite luminescente comme du plâtre soyeux. Isabelle, les épaules nues, la tête appuyée contre un poster de Joan Baez, les persiennes presque fermées filtrent le soleil de quatre heures. Le visage est fermé lui aussi, les yeux sont dirigés au plafond, le nez pincé, les joues très creuses, la lèvre seule est gonflée comme pour un baiser à un amant invisible et désinvolte. Isabelle, les dents affreusement blanches, devant une porte à verrous. Isabelle coupée en deux, un seul œil noir et brûlant fixe Jean Calmet. Isabelle-qui-va-mourir. Et qui le sait. Et qui coupe sans le savoir dans le petit cœur de Jean Calmet.
Isabelle ne revenait en classe qu’une heure ou deux par semaine, comme en visite, un châle de laine sur les épaules, la pâleur phosphorescente devant la fenêtre. Puis elle fut absente quelques semaines. Jean Calmet apprenait par ses élèves qu’elle était de plus en plus maigre et qu’elle avait à nouveau des ganglions très apparents sous les clavicules. Chaque jour, après les cours, un petit groupe de camarades allait la voir, appliqués à donner le change et terrorisés, dans sa petite chambre de Sauvabelin. Elle n’était pas couchée. Elle dessinait frénétiquement, elle écrivait des poèmes, la fatigue semblait l’avoir quittée une fois pour toutes. Ses parents laissaient les jeunes gens en paix : le père, professeur dans l’autre Gymnase, souriait énigmatiquement dans le corridor. La mère apportait du Coca-Cola et des petits pains, elle disparaissait au fond de l’appartement.
Maintenant Isabelle ne pesait plus que trente-huit kilos. Elle revint encore.
— Je ne veux pas mourir vierge, avait-elle dit à ses amis.
Elle avait choisi Marc et ils avaient fait l’amour au bord du lac, cachés dans les roseaux, sur un sac de couchage apporté par Marc, une nuit d’automne que les cygnes, les foulques, les canards se répondaient sur l’eau brumeuse jusqu’à l’aube devant les rives roses. Marc est beau. Il a un grand nez, une mèche lui barre les sourcils. Garçon à écharpes, à pull-overs, et qui grave sur cuivre des portraits d’Isabelle qu’il tire pour quelques camarades ; qui dessine Isabelle nue devant des forêts, qui tisse des tapisseries violettes et blanches. Elle avait choisi Marc. Elle avait fait l’amour trois ou quatre fois.
Le collier de ganglions apparaissait affreusement à son cou, parure de l’éternité. « Inopérable » avaient dit les médecins. Elle ne venait plus du tout en classe.
Quand elle pesa trente-cinq kilos, c’était deux semaines avant sa mort, elle organisa une expédition à Crécy, un village de la Broye suspendu sur un cirque de collines. Pourquoi Crécy ? Sa grand-mère y avait une ferme. Petit héritage. Les vacances d’enfance. Les moissons. La fontaine froide à l’aube après la première promenade nocturne avec un dragon marié, juste avant la communion, à quinze ans et demi, il joue à vous gicler, tout à coup il prend de l’eau dans sa main plate, il vous renverse contre le bassin, vous claque avec de l’eau glacée et violemment vous embrasse : sa bouche qui sent encore le vin et le cigare produit dans votre bouche une langue longue qui vous coupe le souffle et ramasse votre salive jusqu’au fond de l’antre et des interstices des dents. Vous avez quinze ans et demi. Des poils tout frais, qui bouclent dans votre culotte. Vos règles depuis trois ans, vous ne vous y êtes pas encore habituée. Et toute la vie devant vous, parce que jamais vous n’avez même imaginé que vous mourrez à dix-sept ans, ange du seigneur, hypostase de trente-trois kilos, maintenant, petite martyre bourrelée par l’Auschwitz de Dieu.
C’était elle, Isabelle, qui conduisait l’expédition. Ils avaient leurs appareils de photo. Marc en était, et Jacques, Eugénie, Anna, Alain et le Turc Surène, Ils avaient pris un car jusqu’à Moudon et de là, à pied, ils avaient gagné Crécy où ils étaient tout de suite allés au cimetière sans s’arrêter ni au café ni à l’église comme Anna, qui a le goût du théâtre, voulait qu’on y mariât Isabelle et Marc devant la Sainte Table. Le cimetière de Crécy est à quelques centaines de mètres du village, légèrement en pente au-dessus de l’immense vallée. C’était le temps où l’herbe repousse toute verte, où des bourgeons luisent sur les branches et le tiède vent fait fondre les dernières plaques de neige à la lisière des forêts.
Isabelle savait qu’il lui restait quinze jours à vivre.
Au bout de la dernière allée, dernière place au-devant des champs, une fosse est prête, le tas de terre, conique, attend de recouvrir le cercueil enfoui dans la terre douce et froide de Crécy.
Le soleil inonde le cimetière.
Isabelle marche vers sa fosse, s’arrête un instant au bord du trou, se penche et cueille au creux de sa main un peu de la terre qui la recouvrira dans quinze jours.
Les garçons et les filles sont assis sur deux bancs à quelques pas, compagnons, frères et sœurs, gardiens paisibles apparemment qu’effritent la terreur et la tendresse. La jeune morte maintenant se couche en plein soleil sur la tombe voisine de la sienne, le vent léger passe dans les cyprès qu’il secoue, une mésange appelle dans la haie, et de la vallée monte l’odeur des feux de branches sur les talus lointains des fermes.
Isabelle, on la voit respirer, elle est couchée sur la tombe voisine de la sienne. Elle a croisé ses mains sur sa poitrine, maintenant elle les décroise et de la main gauche, le bras tendu, elle touche, elle caresse le bord sablonneux de sa fosse.
Anna s’est mise à pleurer, elle se lève, elle s’en va seule au fond du cimetière.
Alain et Jacques prennent des photos : Isabelle couchée sur la dalle de son voisin, Isabelle palpant le bord de sa fosse, Isabelle marchant à sa tombe, pieds nus, ses sabots sous le bras, le vent soulève sa robe sur ses cuisses, c’est un fantôme peut-être qui s’en va dans la longue allée, les cheveux du fantôme volent autour de sa tête, les mésanges lui parlent de l’au-delà – où il faudra retourner – « reviens fantôme adorable de la plus belle fille qui fût jamais, retrouve les chemins d’ombre lunaire où tu naquis, redescends dans nos ravins pleins de nuit parfumée ! »
Mais Isabelle n’y croit pas. C’est la terre caillouteuse qui l’attend, et pourrir, et fondre dans ses planches disjointes. Dégueulasse. Dieu est un salaud. Et Anna pleure toujours, le front écrasé contre le mur couvert de lichens où courent des théories de petits poux rose foncé, les frères de tous les petits morts-nés de la vallée bienheureuse.
Isabelle a bougé sur sa dalle, se cachant les yeux du terrible soleil.
Silence. Puis les mésanges. Des corneilles, très loin, on ne les connaîtra jamais, elles planeront sur cette tombe, elles vivront deux ou trois hivers de plus que moi, je ne serai plus que des os vêtus d’un lambeau de tissu quand elles s’abattront à leur tour, petit tas de viscosités et de plumes glacées, derrière une haie de novembre. Moi je ne veux pas penser à ma dernière robe. Mais j’ai déjà choisi la blanche aux galons d’or. La blanche, la pure, ma robe, ô Marc, mon Marc, puisque nous aurons fait l’amour. Je ne mourrai pas vierge, Marc, mon doux, et tu me verras dans ma robe blanche, les mains jointes sur les galons tressés d’or, Papa et Maman refermeront le cercueil et vous m’accompagnerez à Crécy.
Une abeille s’est posée sur la dalle tiède, Isabelle rouvre les yeux, étend ses bras le long de son corps et des paumes touche la pierre. Bon soleil, petite abeille déjà poudreuse de pollen. Tu as besogné dans les premiers chatons des noisetiers, les primevères, l’arnica, petite abeille, ton miel sera chaud cet hiver et moi je ne serai plus là pour le goûter.
Ce jour-là, Isabelle ne pèse plus que trente-cinq kilos.
À travers l’étoffe le soleil chauffe ses seins ronds, si préservés, si frais, si jeunes sur la misère des côtes.
Maintenant il se passe quelque chose de tendre. Marc s’est levé, il s’est approché de la jeune fille, il s’est assis auprès d’elle sur la dalle, il a posé sa main brune sur le front pâle d’Isabelle. Il ne bouge pas, il ne dit rien, il plonge son regard dans les yeux intensément noirs de la jeune fille, il lui parle avec son regard, il l’aime, il se tient à la frontière du jour et de la nuit, lui restera dans la lumière avec le miel, les oiseaux, l’été, elle s’en ira, ombre froide, ombre errante, dans les espaces désolés ! Ô Marc. Que ton geste était beau sur cette tombe, cet après-midi de mars, au-dessus des vallées ensoleillées. Que ta main était douce au front blanc, que ton regard était mystérieux et clair dans le regard de cette vivante qui déjà te parle de la nuit.
Leurs yeux se sont emplis de larmes. Ils pleurent, les enfants, ils pleurent sans bruit leur amour, ils pleurent leur solitude épouvantable. Qui décide ? Qui condamne ? Marc, Isabelle. Elle vivra dix jours, quinze jours, on lui mettra sa robe blanche, le corbillard la ramènera de Lausanne au cimetière qu’elle a voulu, à sa petite fosse, à ce soleil.
Orphée et Eurydice se sont couchés l’un à côté de l’autre sur la dalle, ils écoutent le vent dans l’herbe, ils respirent une odeur de feu de branches, frissonnent quand la mésange appelle par sifflets brefs. Les garçons et les filles se sont retirés au fond du cimetière, ils regardent la scène de loin, jamais ils ne l’oublieront.
Toutes ces choses furent racontées à Jean Calmet à la fin de mars, bien plus tard, au moment où les bourgeons apparaissaient sur les branches, où les chatons se couvraient de poussière jaune, où les pigeons bleutés et roses s’aimaient sur les tourelles de la Cathédrale.
Toujours inquiet d’être à l’heure, Jean Calmet arriva le premier aux Peupliers et il eut à subir la conversation anxieuse de sa mère. Il regardait la petite femme grise avec une compassion haineuse. C’était d’elle qu’il était sorti. D’elle qu’il tenait sa minceur, sa fragilité, son émotivité, et cette trop fameuse finesse que son père exaltait à grand éclat comme pour mieux s’en gausser et l’humilier. Grise. Grisâtre. C’était bien cela. Sa mère était une espèce de vieille souris effarée et terrifiée.
Elle n’osait pas aborder le seul sujet qui l’intéressât, tournait autour du pot, fuyait. Pour la première fois, Jean Calmet détaillait sans crainte la vaste salle à manger où les cuivres astiqués luisaient aux rayons du soleil couchant. Un banc courait contre le mur, la grande table était vide, mais des chaises de paille au dossier élevé désignaient la place de chacun. Le bout de la table, contre le mur, c’était le territoire du père. Le docteur s’adossait à quelques centimètres de l’horloge au balancier solennel, un « morbier » haut comme un cercueil, qui venait du fond d’une vallée jurassienne où un arrière-grand-oncle goinfré de kirsch et de psaumes l’avait fignolé tout un hiver derrière ses petites vitres griffées de givre.
Jean Calmet regardait l’horloge. Le cuivre du cadran brillait à la lumière du crépuscule. Le battement net et lent découpait le silence, et une fois de plus Jean Calmet admirait que son père se fût tenu des années devant cette machine dressée comme un monument derrière lui : comme s’il avait voulu s’assimiler allégoriquement à cette force, comme s’il avait voulu les avertir tous de sa domination irrévocable. Mais le père était mort, et le grand morbier continuait à marteler ses coups dans sa boîte.
— Tu as eu congé aujourd’hui encore ? demanda la mère timidement.
Jean Calmet, par pitié, l’interrogea sur le docteur. Sa mère s’éclaira. Avec une fierté peureuse où il reconnaissait tout ce qu’il détestait en elle – cet orgueil d’esclave martyrisé vantant la rigueur de son maître –, elle raconta ses derniers jours.
— Il a travaillé jusqu’au bout, tu sais, mon pauvre Jean. Jusqu’au bout ! Il avait de la peine à souffler depuis sa dernière attaque, pourtant il s’acharnait à voir tous ses malades chaque matin, il ne voulait abandonner personne, et l’après-midi, il n’a jamais écourté la consultation. Il aurait pu supprimer ses visites ! Mais il a tenu à voir chacun de ses malades à domicile, sans jamais en oublier un seul. Pas un seul. Jusqu’au bout il a soigné chacun d’entre eux. C’était un saint, mon pauvre Jean. Tu te rends compte de l’effort qu’a dû faire son cœur malade ! Il étouffait, il avait des étourdissements…
Avec une angoisse croissante Jean Calmet se rappelait son excitation, ces matins où il accompagnait son père dans sa tournée, il avait huit ans, neuf ans, on montait des escaliers interminables, on claquait les portes d’ascenseurs miteux, après les deux coups de sonnette du docteur, on pénétrait dans des appartements encombrés et mal aérés, dans des chambres où s’épaississait l’odeur aigre d’un vieillard pas rasé et gémissant.
Ensuite c’était le ballet monotone et dur, les draps soulevés, la chemise relevée jusqu’aux hanches, le docteur palpant, enfonçant un doigt dans un ventre, pinçant un bourrelet de graisse, se courbant comme un cannibale sur un cœur, triturant cette chair qui s’abandonnait, flasque et bouffie, ou sèche, rougeâtre, fiévreuse, blessée, entre ses formidables mains. Chaque fois des sexes, des fesses ouvertes, des forêts de poils. Des gémissements, des souffles rauques, des larmes sales ou des tumeurs, des boutons, des taches, et toutes ces pauvretés nues, tous ces sexes exposés, tous ces pubis pareils à des traînées de suie sur la peau blême figuraient une effrayante galerie blafarde sur laquelle régnait le maître de la chair douloureuse et humiliée. Assis dans un coin et silencieux, ou debout dans l’ombre, un peu hagard, Jean Calmet fixait la scène de tous ses yeux, fasciné par la précision des gestes de son père, malade de sa force et se soumettant lui-même à son empire. Quelquefois le docteur avait besoin de lui. Il fallait redescendre dans la cour, aller chercher un flacon ou une seringue propre dans le coffre de la vieille Chevrolet, ou préparer du thé à la cuisine pour le malade, diluer une poudre dans de l’eau tiède, la rapporter auprès du lit dont l’odeur surette lui nouait la gorge.
Mais il y avait trois jours, le cœur du docteur avait éclaté. Le maître avait suffoqué à son tour, rejetant ses draps, gesticulant comme ceux qu’il avait soignés, repoussant grotesquement la mort qui resserrait sa prise sur sa poitrine. Le tyran avait étouffé des heures, râlant, roulant des yeux fous, battant l’air de ses bras comme un gros bébé, et pour finir le gros cœur rouge avait explosé dans sa cage de côtes et de viande.
Jean Calmet regardait sa mère avec une curiosité nouvelle, se demandant comment elle avait pu supporter cette tutelle près de cinquante ans. Il lui en voulait de sa soumission. Tout aurait pu être différent, – sa vie à lui, Jean Calmet, aurait été une autre vie, si elle s’était révoltée. Mais elle avait vécu cinquante ans recroquevillée sous le poids des cris, des commandements, des caprices furieux, des gourmandises voraces et des manies autoritaires du docteur. Son père et sa mère appartenaient tous les deux à des familles campagnardes plutôt pauvres. Ils s’étaient mariés très tôt. Lui avait travaillé comme un fou pour payer ses études, manœuvre-maçon, terrassier, porteur de gare, à vingt-cinq ans il avait ouvert son cabinet à Lutry et il y était resté. Les vignerons l’avaient adopté : avec eux il buvait sec, sa vigueur leur en imposait. À l’occasion il coinçait leurs filles, troussait les donzelles des cafés. Il avait la figure rouge, le nez busqué et luisant, la bouche grosse. Il sentait le cigare et le vin blanc. Il transpirait… Elle était petite, un peu voûtée. Elle s’effaçait. On la découvrait stupéfaite et immobile, entre deux portes, n’osant entrer dans la pièce où le docteur lisait son journal en éructant des injures à l’égard du monde entier. Ou le cou tendu, écoutant, plus souris, plus musaraigne que jamais, les pas lourds crisser dans le gravier de la terrasse et la porte de l’auto claquer : un instant de repos. Mais le maître rentrait bientôt, explosait, chambardait tout, et le trottinement recommençait d’une chambre à l’autre, la course menue, inquiète, les hésitations, les longues stations devant les portes où ses enfants la surprenaient, gênés, blessés de ses terreurs, et trop certains de leur propre peur pour oser la pousser à l’audace.
Le représentant des Pompes funèbres arriva en même temps que ses frères et sœurs. Tous s’assirent autour de la table. L’homme, cérémonieux, vêtu de noir, sortit de sa serviette une longue brochure et l’ouvrit posément sur la table.
— Je tiens d’abord à vous présenter les condoléances de notre maison, dit-il d’une voix douce. Nous savons que les familles éprouvées ont besoin de nos services. Et nous nous efforçons de leur donner entière satisfaction. Pour Monsieur votre père, il a été incinéré hier et c’est d’une urne, je crois, que vous voulez passer commande…
Tous se taisaient. Le représentant des Pompes funèbres marqua une pause, pour faire sentir l’importance de son message, puis il reprit avec onction :
— Bien sûr, notre maison dispose d’une vingtaine de modèles différents, du plus cher, du plus soigné, à l’article le plus modeste. Exactement comme pour les cercueils. Toute la gamme, du chêne massif capitonné de soie, à la simple boîte de sapin louée pour la circonstance. Mais il n’est pas question de cela. Voyons les urnes.
Il toussota et souleva son catalogue grand ouvert de façon que chacun, autour de la table, pût voir distinctement les croquis et les photographies qui brillaient de couleurs électriques sur le papier couché étincelant. Son visage fade rayonnait de gravité sur son costume sombre de commis mortuaire. Nécrophage, pensa Jean Calmet, tu t’enrichis d’un sale commerce, tu engraisses tes patrons d’une drôle de cendre ! Puis il se rendit compte qu’il enviait l’assurance de l’homme pâle et serein à tête d’ibis chauve qui plusieurs fois par jour, et peut-être chaque soir, tirait d’embarras des familles que le deuil venait d’engluer dans des devoirs inextricables. L’homme promena le catalogue sous les regards de l’assistance.
— Vous voyez, Mesdames et Messieurs, que nous avons toutes sortes d’urnes. (Il se rengorgea.) Le type A 1, reprit-il, le plus cher, est en marbre blanc de Carrare. La pièce est lourde : douze kilos cent. Quarante-sept centimètres de hauteur. Un modèle très stable. Évidemment le prix y est, mais c’est ce que vous trouverez de plus beau sur le marché. Regardez ces courbes, ces reflets lumineux. Une œuvre d’art !
Et il pointait son index avec respect sous la photographie d’un grand vase qu’on aurait pu croire taillé dans un morceau de glace neigeux et intolérablement pur.
— Le type A 2, poursuivit-il après une pose admirative, est très soigné lui aussi. C’est du griotte rose taché de rouge et de brun, moulures, pied rond, couvercle assorti, la garantie d’origine, onze kilos, quarante-cinq centimètres. Votre chat, votre chien peuvent jouer tout autour, impossible de renverser une telle pièce. Le modèle B 1 est encore en marbre : une brocatelle authentique, regardez les petites coquilles incrustées, c’est importé spécialement pour notre maison. Cet article est exécuté en deux grandeurs : sur simple demande nous vous livrons le grand format, qui peut contenir les cendres de deux personnes. C’est pratique, notez bien, et c’est un réconfort pour beaucoup de gens de savoir qu’un jour ou l’autre leurs cendres seront mêlées à celles du défunt.
Jean Calmet eut un haut le corps. Personne n’avait bougé autour de la table. L’oiseau solennel tourna la page :
— Le modèle B 2 est un stuc très étudié, vert ou noir, inscription en or à la charge de notre maison. Le modèle C est un bronze brûlé artisanal. Flancs ornés de motifs en relief, à choix des corolles de tulipes ou des feuilles de lierre. Le type D est en acier, à anses cloutées, et un petit couvercle muni d’une clef vous donne la même sécurité qu’un coffre-fort. Remarquez au passage que nous exécutons ce modèle en miniature, grosseur d’un œuf de pigeon, pour les cendres des bébés mort-nés : l’article se glisse facilement dans un bagage, dans une valise, par exemple, dans un sac de dame, ainsi vous pouvez emporter votre petit disparu en voyage. Évidemment, pour les grandes urnes, les urnes d’adultes, c’est plus difficile. Mais tous nos articles sont livrés avec socle, sur simple demande, nous l’installons nous-mêmes dans votre salon, dans votre living-room, dans votre bureau, à votre convenance. De cette façon vous ne vous séparez pas du cher défunt.
Pour la deuxième fois Jean Calmet frissonna violemment. Il fallait à tout prix éviter que l’urne du père demeurât aux Peupliers. Il fallait l’enfermer loin d’ici, l’emprisonner derrière une solide grille définitive. Il prit la parole d’une voix anxieuse :
— N’y a-t-il pas moyen de déposer l’urne au colombarium ? Il y a certainement des cases vides. Ainsi nos connaissances pourraient rendre hommage à notre père sans envahir cette maison…
— Rien de plus facile, répondit le commis, au grand soulagement de Jean Calmet. Un simple coup de téléphone et nous arrangeons la chose avec le Crématoire. Nous nous chargeons de tout. Ensuite, nous vous transmettons une petite facture, c’est réglé comme sur des roulettes. Vous pouvez également acquérir une concession de vingt-cinq ans. À la fin de la vingt-quatrième année, vous êtes averti de l’échéance par le service officiel, en l’occurrence le Bureau des inhumations et des monuments cinéraires, à la Commune, et vous avez tout le temps de prendre vos dispositions. D’ailleurs il y a périodiquement des rappels dans les journaux.
Il ajouta, comme pour lui-même :
— Mais oui c’est une bonne solution, le colombarium, et puis le gardien tient les cases très propres, il enlève la poussière chaque matin, votre urne brille comme un sou neuf !
Jean Calmet imagina le concierge en bleu, un balai de coton à la main, époussetant avec soin chaque pièce de marbre ou de laiton, insistant, fouillant les recoins derrière le vase sinistre, traquant la poussière sur les cloisons de la case et sur les anses, sur les bosselures, sur les raies du couvercle, sur le relief du ventre de l’urne, avec une méticulosité de maniaque surveillé par une assemblée de fantômes ombrageux. Mais un mot surtout le troublait, c’était la case, à l’idée de laquelle s’associaient aussitôt des vols moirés, des roucoulements, des gonflements de plume grise et rosée, des gorge-à-gorge amoureux que le colombarium, autre mot prometteur d’ailes caressantes et de tièdes étreintes emplumées, avait déjà commencé à susciter dès que le commis des Pompes l’avait prononcé en toute innocence. Ainsi ce lieu retrait dans son enclos de cyprès acquérait-il une grâce fine, une légèreté de volière précieuse où le soleil filtré en rais réguliers par les arbres noirs irisait des rémiges, allumait un bec, faisait flamber des paupières de corail, des pattes de perle rose, d’interminables démonstrations de tendresse au fond des alvéoles frais.
Le commis parti, on se passa longuement le catalogue autour de la table. Jean Calmet regardait ses frères et ses sœurs avec stupeur. Jamais il ne s’était senti aussi éloigné d’eux. Ils s’agitaient, parlaient d’autant plus, et plus bruyamment, que les explications du bonhomme les avaient forcés au silence. Son regard allait de l’un à l’autre sans aménité. Étienne, l’ingénieur agronome, grand, cuivré comme le père, mais moins fort que lui, moins puissant, et qui s’était marié trop tôt pour échapper au docteur. Puis Simon, l’instituteur, fauve et fin, Simon qui avait eu des ennuis parce qu’il s’enfermait tout l’été avec des garçons dans un chalet de montagne. Simon le préféré de la mère. Simon qui avait passé son enfance lové en elle, réfugié dans ses jupes, dans ses confidences, dans ses chuchotements plaintifs. Simon l’ornithologue. Simon qui courait les bois, une paire de jumelles vissées aux yeux, Simon que Jean Calmet jalousait parce qu’il y avait toujours un jeune homme à plat ventre auprès de lui tenant l’aguet, ou agenouillé à ses côtés pour baguer un geai, pour caresser, d’un doigt léger, la tête de soie d’une mésange prise au filet qu’ils venaient de tendre entre deux pommiers du jardin. Il n’aimait pas ses deux frères. Mais ces deux-là encore, l’aîné et le puîné, Jean Calmet les comprenait, les devinait. De ses sœurs au contraire émanait un mystère opaque, qui l’avait constamment éloigné d’elles et faisait naître en lui une peur mêlée d’angoisse et de remords. Hélène, la blonde, la robuste, l’infirmière qui parlait des heures avec le docteur d’opérations, de traitements de choc et de tous les ragots de l’Hôpital. Et Anne qui avait deux ans de plus que lui, Anne qui ne faisait rien, qui voyageait, on recevait des cartes postales de Suède, des États-Unis, elle disparaissait, elle revenait fiancée, elle changeait d’amant, elle repartait, allègre, pressée, elle se fiançait encore et apprenait une nouvelle langue, un nouveau pays, avant de s’enfoncer dans d’autres complications à son retour.
Jean Calmet était le cadet : le benjamin, le petit benjamin, comme on le lui avait dit des milliers de fois pendant toute son enfance, au point que ce mot lui était devenu odieux et qu’il rougissait de honte et de colère, à l’École du dimanche et au catéchisme, quand le pasteur racontait l’histoire du dernier fils de Jacob : « Rachel mourut en enfantant, elle avait souhaité appeler son fils Bénoni, fils de ma douleur, mais son père l’appela Benjamin, ce qui veut dire fils de ma droite… » Et lui-même, Jean Calmet, portait le second prénom de Benjamin, qui était écrit sur ses papiers officiels, ce qui expliquait qu’il éprouvât de la répulsion à montrer son passeport, sa carte d’identité, son livret militaire ou toute autre pièce lui rappelant ce nom détesté. Il se le répétait dans la solitude, pour se faire souffrir, en éprouvant le poids de ses consonnes : Jean-Benjamin Calmet, insistait-il. Jean-Benjamin Calmet, les Peupliers, Lutry, Vaud. Jean-Benjamin Calmet, étudiant en lettres. Fusilier Jean-Benjamin Calmet, Compagnie VII, section 4, En Campagne. Jean-Benjamin Calmet, professeur au Gymnase cantonal de la Cité, chemin de Rovéréaz 78, Lausanne.
Les enfants du docteur Paul Calmet et de Madame, née Jeanne Rossier. Une famille. Une descendance. Venez mes fils, accourez mes filles, vous réchaufferez mes membres, votre force adoucira les jours de ma vieillesse et quand je ne serai plus, vous prendrez soin de mes cendres. Ainsi vous saurez que je ne suis pas complètement mort, puisque ma race vit en vous jusqu’à la fin des générations. Étienne, Simon, Hélène, Anne et Jean. La fin des générations… Jean Calmet se retint de sourire ironiquement : Étienne seul avait des enfants qu’il ne cherchait pas à connaître, loin de là, ses neveux lui étant apparus comme des sauvages ébouriffés et hurlants les rares fois qu’il les avait surpris aux Peupliers.
Jean Calmet regardait pensivement le visage de ses frères et de ses sœurs, sous la lampe. La mort du père ne changeait donc rien ? Ils avaient les mêmes expressions tendues, les mêmes gestes irritants et presque craintifs en se passant le catalogue. Ses frères essayaient toujours de se prendre au sérieux. Ils jouaient leur rôle d’orphelins avec une application qui faisait mal. Hélène et Anne étaient toujours ces étrangères attirantes et repoussantes aux plis pleins de poisseuse humidité. Non, rien n’avait changé, comme avant le battement de l’horloge hantait interminablement la pièce, la lampe avait la même couleur orangée, teintant les cuivres et le banc sombre, on voyait le lac par la fenêtre ouverte, la nuit était bleue sur l’eau noire et tout au fond du paysage, sous la montagne, brillaient les petites lumières d’Évian. Comme avant. Rien ne changeait. Une tristesse envahissait la chair de Jean Calmet, l’alourdissait comme une fatigue insupportable. Il s’intéressa au catalogue pour lui échapper, il s’ébroua, soudain il exulta intérieurement. Le père était mort et on l’avait brûlé au Crématoire. Mort, le docteur. Un petit tas de cendres ! Il relut à haute voix, en les commentant, la description des articles les plus recommandés par l’employé, détaillant certains points, revenant sur d’autres, il parlait d’abondance, d’une voix forte et claire, comme s’il avait analysé un texte devant ses élèves.
On se mit d’accord sur l’urne en brocatelle. Type B 1. Chacun trouvait beau ce marbre coquillier, le gris brun de la pierre virait légèrement à l’or, sa finesse et son nom rappelaient le velours. L’article faisait très naturel à cause des coquillages fossilisés qui égayaient le marbre : chacun pensait qu’elle convenait aux goûts élémentaires du père. On choisit le modèle à une place. Étienne fut chargé de passer la commande aux Pompes funèbres.
En rentrant chez lui, Jean Calmet rencontra un hérisson et il le regarda un long moment. Il avait laissé sa voiture au garage, il remontait à petits pas le chemin de Rovéréaz lorsqu’il perçut un raclement dans une haie, puis un souffle, une sorte de plainte flûtée, répétée, qui s’étouffait en grognements. Il peut paraître bizarre de relater ce nez-à-nez avec un hérisson distrait au point de ne pas même apercevoir Jean Calmet. Cette rencontre devait avoir, plusieurs jours, une signification bienveillante : comme un heureux présage qui lui aurait été donné par l’animal ; une leçon de sauvagerie au bord des jardins humides sous la demi-lune dans l’herbe bleue.
Jean Calmet vit d’abord de très beaux yeux qui brillaient sous les branches basses d’un laurier : une prunelle sombre cerclée d’or, autour de laquelle un poil long, lui aussi doré, moiré, faisait une plage voyante. Le nez bougea, avide, humide, petite cerise noire au bout d’un groin au poil ébène et très lisse. Immobile, stupéfait, Jean Calmet se demandait si l’animal allait l’apercevoir et disparaître. Quelque chose en lui voulait presque déraisonnablement qu’il reste. La bête avait un conseil à lui donner. Tous les sens de Jean Calmet se tendaient vers elle, – vers cette tête solide et fine qui se détachait, nettement éclairée par la lune, sur son fond de feuilles noires. Il y eut un crissement dans cette ombre et le corps apparut, souple et long, porté par un ventre rond d’une sensualité étrange. Les petites pattes courtes coururent quelques centimètres, le nez flaira le sol, le ventre ondula, rond et fourni, sous l’armure hérissée de piquants dont les pointes blanches faisaient un halo argenté qui allégeait, en la spiritualisant, cette apparition prodigieusement terrestre.
Jean Calmet écoutait monter dans sa chair l’avertissement qui le bouleversait. Parfaitement immobile, il se sentait soudain criblé d’odeurs de chemins enfouis, d’herbe mouillée, d’humus pourrissant, de traces de limaces, d’insectes pattus, de rongeurs malins et craintifs, comme si des gouttes de vigueur violemment avaient jailli en lui du plus profond du sol secret, le soûlant, le secouant, l’emplissant d’une excitation fraîche et neuve. La sauvagerie de l’animal était extraordinaire parmi les jardins soignés, les villas cossues. Sortie de la terre intacte et puissante, la bête pure, merveilleusement innocente sous sa couronne d’épines d’argent, était le signe primitif que Jean Calmet attendait depuis toujours, le symbole d’une liberté gaie et sauvage, la preuve qu’aucune domination ne soumet jamais les grandes forces telluriques qui sourdent, qui jaillissent, qui se coulent au milieu des constructions aberrantes.
Le hérisson se détachait sur le chemin avec la précision d’une figure héraldique. La lune blanchissait l’asphalte. D’argent au hérisson accroupi contourné de sable, pensa curieusement Jean Calmet, qui commençait à reprendre son souffle. Une longue minute s’écoula, pendant laquelle le vent fit bouger les feuilles des haies, l’odeur du sol devint plus dense, presque agressive tant elle était chargée d’émanations putrescentes et à la fois toutes neuves comme la saveur laiteuse des racines. Le hérisson demeurait sur place, noir, et phosphorescent des pointes. Soudain il se remit en marche, il acheva de traverser le chemin, s’insinua dans l’herbe et disparut sous un noisetier. Jean Calmet l’entendit encore qui remuait, les piquants crissaient contre des écorces, un insecte craqua dans la gueule de la bête et l’on ne perçut plus que le passage du vent dans les feuillages. L’ombre se refermait. L’animal était retourné à son mystère.
Dans les mois qui suivirent, Jean Calmet devait rencontrer quelques autres bêtes augurales. Cette nuit-là il s’endormit sans peine et se reposa profondément. À son réveil, le lendemain matin, il ne se souvenait pas d’avoir eu aucun mauvais songe. Pas de taureau, de père dévalant un talus et l’écrasant ! Il y vit un signe favorable, et se réjouit de retrouver le Gymnase.
Jean Calmet ferme la porte de la salle des maîtres et s’engage dans le corridor déjà désert où le buste de Ramuz, noir, sinistre, darde un œil vide sur le petit lavabo du Secrétariat. Jean Calmet marche lentement, comme si quelque mécanisme sournois venait de se détraquer au fond de lui. Pourtant la matinée a été bonne, il a donné ses cours avec l’allégresse des redéparts… Une stupeur le frappe sur la place. Les cloches de la Cathédrale sonnent midi. Bourdon grave au sommet de la colline, bronze bondissant sur tout le pays à la ronde, orchestre céleste des moines et des évêques qu’ont supplantés les calvinistes au bonnet carré. Une pie oblique fuit devant des trembles pareils à des auréoles poudreuses. Jean Calmet s’arrête, ses jambes se dérobent sous lui mais son regard photographie la scène gaie, les petits arbres, la molasse de l’édifice tout jaune dans le soleil et le précipice brumeux à la place de la ville, sous la colline. Il y a quelque chose de vif dans l’air après les cloches, de presque drôle, comme un pied de nez… Jean Calmet se remet à marcher, persuadé qu’il est le seul anxieux dans cette lumière de miel. Il a donné de bonnes leçons : Pétrone, Apulée. Ses élèves aiment lire avec lui. Les écrivains de la décadence leur paraissent ouverts, complices. Ils détestent Cicéron et Virgile qui leur semblent des valets du pouvoir et qu’ils assimilent à l’ennui scolaire, aux compositions, aux notes de thèmes et de versions. Au contraire la magie des textes des périodes troubles, leurs parentés orientales, leur espèce de passion irrationnelle les attirent, les fascinent et chaque cours, à son tour, se trouve animé par les sorcières, les loups-garous et les coquineries d’Apulée. Mais cette fatigue, cette peur dans les membres ? Jean Calmet se dirige vers le Café de l’Évêché. Un groupe de filles en blue-jeans le devance, elles rient, elles parlent fort, leurs longs cheveux flottent sur leurs épaules encore bronzées. Jean Calmet entre à l’Évêché et s’assied à la seule table libre devant la vitrine. Il commande un Ricard et s’absorbe, morose, dans la contemplation du paysage. Justement les belles gamines en jeans passent sur la rive droite du pont Bessières, elles font les folles, se poussant, se retournant, leur gesticulation se détache comme un défi sur le ciel gris-bleu. Jean Calmet les ressent merveilleusement joyeuses et fortes, et il reçoit, en plein cœur, le coup qu’il connaît.
Il boit une gorgée de Ricard.
Mauvais, le Ricard, pour les inquiets. Ça tape trop vite sur le système. Deux ailes opaques de chaque côté du crâne, le doucereux qui brûle, qui soulève l’estomac dans l’œsophage : on est loin de la bruyante santé des gymnasiennes. Jean Calmet s’enfonce dans son malaise comme dans une rêverie cotonneuse. Pourquoi est-il devenu professeur ? Pour échapper aux adultes ? Il sait trop que l’adulte le plus terrible a toujours été son père, qu’il le demeure dans la mort. Les classes où il a pénétré, et où il entrera désormais, sont des refuges contre l’autorité de ce père qui s’acharne de tout son poids sur le reste du monde. Refuge précaire, et d’autant plus menacé que l’esprit du mort y entre plus aisément que sa grosse carcasse ! Pour quelle raison, à ce moment précis, Jean Calmet pense-t-il au chalet d’une fin d’été de son enfance avec une nostalgie presque désespérée ? Parce qu’il est solitaire et las ? Il revoit exactement le paysage : le soir, le vent vient du fond de la vallée et fait fuir les feuilles des platanes, elles ne s’envolent pas comme les feuilles des autres arbres, elles fuient à l’horizontale vers la montagne fabuleuse dans l’ombre déjà pleine de cloches. En bas il y a la vallée desséchée. Là, c’est la fraîcheur tourbillonnante qui emporte les feuilles dans l’indigo violent du ciel… Jean Calmet revoit son père et sa mère assis sous la lampe rouge de la chambre boisée, il est seul auprès d’eux, il lit L’Île au trésor, il se lève, il s’approche de la fenêtre et le vent rabat ses mèches dans ses yeux. La scène se fixe devant lui avec une netteté aiguë : l’herbe secouée contre le chalet, le soir violet, dedans la lampe, la chemise blanche de son père ouverte sur ses poils grisonnants, sa mère un peu retirée de la lumière, un magazine sur les genoux, on se tait longtemps, on écoute la plainte du fœhn dans les platanes. Ah tout était possible, alors, se dit Jean Calmet que l’image heureuse déchire : on jouait à tailler des bateaux de sapin, on pouvait lire des histoires de pirates, décorer la motte de beurre à la pointe d’une fourchette, imaginer des courses de fantômes dans les greniers, essayer de rattraper le docteur dans les pierriers, ou suivre inlassablement le vol des choucas sur la crête blanche, comme une broderie aux cris rauques dont les menaces font sourire.
Jean Calmet vide son Ricard d’un trait et ses yeux se reportent sur l’image ancienne : alors on était protégé, gardé, la vie était devant soi, ouverte, possible, rien ne détruisait la certitude et la tendresse…
Un frisson le secoue. Autour de lui les ouvriers en bleu, les commerçants en blouse blanche paient leur addition avant de regagner leurs garages et leurs boutiques. Les premiers gymnasiens de l’après-midi commencent à les relayer par petites troupes rieuses, ils s’asseyent et allument des cigarettes, commandent des cafés, les garçons passent le bras au cou des filles. Jean Calmet ne parvient pas à se lever et à sortir. Aucune décision. Disparue, la force de ce matin. Mais comme si c’était la revanche du Gymnase, lieu pur, sur le monde des adultes et des sérieux, il aime que l’Évêché soit périodiquement envahi par les jeunes gens qui rétablissent son ordre à lui. Ou son désordre ! Mais personne ne peut lire en lui depuis que le docteur est mort, cette idée elle aussi le rassure. Avec satisfaction, il tâte le bandeau de soie noire qui barre depuis six jours le revers de son veston. Quelques-uns de ses élèves le saluent gentiment. Il commande de la viande froide pour se donner une contenance et se contraint à la manger entièrement. Deux heures et quart approchent, l’heure des cours : les groupes se hèlent, se lèvent, dans la rue c’est un chahut coloré, un coudoiement de grands enfants à cheveux longs, une parade de colliers à clochettes, de saris, de jeans délavés, d’insignes antiatomiques, de blousons U. S., de barbes frisées et de dents luisantes. Puis plus rien. La Cathédrale sonne le quart. Dans le café déserté, la serveuse vide les cendriers dans une grosse boîte d’aluminium qu’elle promène d’une table à l’autre en rouspétant. Jean Calmet se lève, sort, s’engage à petits pas rêveurs dans la rue de la Mercerie.
Il poussa la porte de la petite boutique et fut heureusement surpris par l’odeur de cosmétique assez vulgaire qui régnait. Pour que la demi-heure demeurât tout à fait pleine et bonne, cette odeur fortement douceâtre était nécessaire. Il fut content aussi d’être, à cette heure, le seul client du salon : M. Liechti aurait tout son temps, le gâterait, le choierait. Jean Calmet allait pouvoir s’abandonner sans témoin à son plaisir. Autre condition indispensable : pas de regard impatient dans son dos. Pas de journal nerveusement froissé ou agité, pas de toussotement avertisseur, de raclement de gorge dans ses épaules… Assis dans un fauteuil d’osier au milieu de sa petite boutique, M. Liechti lisait un magazine italien. Il s’épanouit, se leva et Jean Calmet éprouva un rassurant sentiment de tranquillité à revoir les longues dents écartées, les joues creuses et le haut front dégarni du vieux coiffeur. Un peigne blanchâtre sortait de la pochette de sa blouse bleue. D’un geste théâtral il invita Jean Calmet à prendre place dans l’un de ses deux fauteuils de cuir usé. Jean s’assit, se renversa légèrement, sa nuque rencontra la fraîcheur de l’appuie-tête. Aussitôt l’envahit un plaisir annonciateur d’une félicité plus complète. Mais il ne fallait rien presser. M. Liechti avait des gestes lents, méticuleux, et Jean Calmet s’enchanta de ces préparatifs dans la boutique silencieuse où flottaient les effluves acides des eaux de Cologne.
Ce n’était pas au hasard que Jean Calmet avait pris l’habitude de s’abandonner à ces lieux. Vieillotte, foraine, la boutique était peu fréquentée. De plus, avantage sans cesse appréciable à qui veut descendre sans interruption en soi, M. Liechti n’était pas de ces coiffeurs qui assomment leur victime de ragots sportifs. Il était silencieux, timide, et seule une brève question : « Je ne vous coupe pas ? » sortait légitimement de sa bouche mince.
Il noua une serviette autour du cou de Jean Calmet qui s’étonna une fois encore de la transformation que ce simple morceau de toile apportait immédiatement à son visage. Dans le miroir un peu mité à l’angle où il rencontrait la tablette de marbre artificiel, ses traits s’étaient curieusement creusés, accusés. Leur netteté frappait sur la toile immaculée et Jean Calmet se regardait, pour une fois, sans sévérité et sans hargne.
M. Liechti prit une boîte en verre sur un rayon et la secoua sur un bol d’aluminium qu’il emplit d’une farine légèrement granuleuse. Il y ajouta de l’eau tiède et, à petits coups de blaireau, il fit lever dans le récipient une mousse qui brillait devant les boiseries de son officine. Plusieurs minutes, le blaireau tourna et retourna dans l’écume qui s’épaississait. Puis M. Liechti éleva l’instrument dans la lumière et apprécia la fermeté de la crème d’un œil satisfait. Alors, seulement, il entreprit de l’appliquer sur le visage de Jean Calmet, par larges bandes plates dont il dérangea bientôt l’ordonnance d’un pinceau vif, savonnant longuement la peau de son client qui fermait les yeux, la tête renversée sous sa pression vigoureuse et régulière. Le savonnage emplissait Jean Calmet d’un calme et d’une fraîcheur qui le faisait frissonner jusqu’aux genoux.
Maintenant M. Liechti saisissait son rasoir et affûtait la longue lame sur le cuir large comme un ceinturon qu’il tirait et tendait de la main gauche. C’était un couteau d’acier, luisant, au manche de corne jaune, dont le tranchant faisait un chuchotement rapide et régulier sur l’aiguisoir. Puis, d’un pouce, il en éprouva le fil :
— Au travail, monsieur Calmet ! dit-il en souriant de ses dents écartées. Et de la main gauche, prenant le blaireau, il raviva la souplesse de la crème sur les joues et le menton.
Le rasoir se mit à courir sur la peau du patient avec une délicatesse prodigieuse. Autour des favoris, d’abord, dont il marqua précisément la ligne, puis le long des joues, en respectant la symétrie des gestes exacts : coup de lame à gauche, glissade crissante, immédiatement suivie du même passage sur la joue droite, retour à gauche et prolongement de l’opération jusqu’à la commissure des lèvres ; aussitôt le rasoir rejoignit l’autre côté, la bouche se tordit un peu pour tendre la peau qui s’offrait ainsi plus plate et plus heureuse au tranchant acéré. Comme pour ne rien laisser au hasard, M. Liechti revint encore une fois au sommet des joues et repassa la lame, soigneusement, mais sans peser, sur la plage nette.
Jean Calmet, les yeux fermés, éprouvait une félicité fraîche. Il ressentait une paix profonde, légère, chaque caresse du rasoir était une attention fine qui le comblait. Il ne se rappelait plus sa solitude ni sa fatigue. Il s’abandonnait à ces doigts durs et habiles, à cette lame sèche, à l’odeur acidulée de la blouse et de la boutique, au petit bruit régulier du rasoir sur la barbe, grattement doux, chuintement, glissement qui le berçaient, endormaient ses souvenirs, éveillaient à la surface de toute sa peau une volupté qui se répandait. Maintenant M. Liechti lui inclinait fermement la tête en arrière et il attaquait le menton à menues touches circulaires : la lame allait avec plus de circonspection, tournait, revenait à plat sous la lèvre, s’attardait encore, cependant que de l’index et du pouce le coiffeur pinçait et repinçait la peau, la retenait, la reformait à la convenance du rasoir qui s’affairait et améliorait sans cesse son effet.
Puis le tranchant descendit le long de la pomme d’Adam et suivant le col de la serviette, il remonta la gorge à petits coups, la pente de gauche, la pente de droite, gagna l’oreille, redescendit, s’attarda à une petite zone intouchée, courut encore jusqu’aux favoris, retourna aux ailes du nez, gratta, rongeota de la pointe arrondie, polit les joues, ponça le menton.
Une allégresse paisible hantait Jean Calmet.
M. Liechti posa son rasoir sur la tablette de faux marbre.
Il rajouta un peu d’eau tiède à la mousse, fit tourner le blaireau dans le bol, enduisit encore les joues et le cou de Jean Calmet, reprit le rasoir, affila une nouvelle fois la lame et très lentement, comme pour enlever la mousse de la peau, il repassa par toutes ses glissades : le visage apparut lisse, et luisant légèrement dans le miroir.
M. Liechti souleva un pan de la serviette, y logea une éponge chaude, toucha Jean Calmet derrière les oreilles et sous le maxillaire. Il déboucha aussitôt un grand flacon dépoli et aspergea toute la peau d’une eau de Cologne piquante, aigrelette comme un bonbon de foire, tout le visage soudain brûla et vivement fraîchit presque aussitôt quand l’alcool se fut évaporé. M. Liechti secoua la serviette, éventa Jean Calmet, le frisson dura sur tout le corps.
— Un coup de peigne !
M. Liechti recoiffa posément Jean Calmet.
C’était fini.
Jean Calmet paya, serra la main tendue de M. Liechti, s’arrêta un instant sur le seuil de la boutique. L’air était bon, la lumière dorée, septembre touchait à sa fin, le soleil de l’après-midi roussissait la vieille rue… Jean Calmet respira à pleins poumons et s’en alla flâner aux devantures des échoppes. Il songeait à son plaisir de tout à l’heure, il demeurait détendu, une joie particulière le portait : c’était dans sa fibre comme une force qui voulait se faire reconnaître, se faire aimer, pouvoir neuf. Jean Calmet regardait les passants avec une assurance nouvelle aussi, détaillant leur visage et leurs habits, examinant leur démarche, admirant les femmes, surtout, scrutant leurs yeux, s’étonnant de la diversité de leur attrait et de la lueur qui couvait au fond de leurs prunelles. Plusieurs d’entre elles lui rendirent un regard qui brûla Jean Calmet jusqu’au fond du crâne. Il pouvait donc être heureux, lui aussi ? Il pouvait compter pour quelqu’un, être remarqué, être fixé dans la foule par une femme ? On s’intéressait à lui, on le distinguait ? Il lui sembla qu’une effrontée le guignait mine de rien, qu’à travers des vitrines de magasins des vendeuses croisaient son œil et ne se détournaient pas tout de suite. Jean Calmet s’arrêtait, avec gourmandise il examinait les cheveux, les peaux, les gestes, il devinait des désirs et des désillusions, il flairait des pistes, il inventait des rendez-vous et des intrigues, il imaginait des correspondances intelligentes et voluptueuses, tout un automne de tendresse et de confiance ininterrompues.
Il ne se hâtait pas. Ses cours du lendemain étaient au point, y penser lui donna un autre motif de se réjouir. En l’honneur des Métamorphoses, il nomma Photis et Psyché deux sœurs jumelles, blondes et bronzées, qui sortaient d’une boutique pop chargées de grands sacs de plastique multicolore. Il croqua un hot dog en plein vent et entra boire une chope au café du Pont, d’où il s’absorba à regarder encore la cohue à la porte des grands magasins.
Les lampes s’allumaient.
La douceur de septembre faisait comme une auréole autour des gens et des choses qu’illuminaient les réverbères dans la lumière rose du soir.
C’est au moment où il retrouvait la petite place de la Palud qu’il chancela, crut s’évanouir, dut s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber : son père marchait tranquillement de l’autre côté de la place. Son père ! Couvert de sueur, Jean Calmet enfonçait les ongles dans la molasse de l’Hôtel de Ville. Exorbité, il fixait le fantôme avec désespoir : c’était bien le docteur, aucun doute n’était possible, le pas lourd prenant paisiblement possession du trottoir, la carrure épaisse, le profil rouge et goguenard sous le chapeau de travers. L’apparition s’arrêtait devant un café, une main tendue vers la poignée de la porte… Terrifié, Jean Calmet passa les doigts sur son front en eau. Il ne réfléchissait pas, il tremblait, il respirait précipitamment et de l’autre côté de la place, à vingt mètres, cet affreux film au ralenti, son père qui pousse la porte du café, la grosse silhouette horrifiante qui pénètre dans l’établissement, la porte qui se referme sur elle !
La conscience lui revint avec le sentiment d’un froid aigu qui le glaçait des pieds à la tête. Un camion à remorque passa, lui cachant le café où le revenant devait boire son vin blanc, maintenant, le cigare aux doigts, son chapeau posé devant lui sur la table. Jean Calmet se décida soudain, traversa la place en courant, s’engouffra dans le café du Raisin : pas de docteur. Quatre ou cinq solitaires sirotant leur verre et tout au fond, sous la pendule, un gros type vaguement rougeâtre, l’épaule ronde, l’œil avachi par la fatigue… Était-ce l’homme qu’il avait pris pour son père ? Impensable. Il y avait à peine quelques minutes le docteur passait avec lenteur sur le trottoir pavé, Jean Calmet avait parfaitement reconnu son profil, sa démarche pesante ; le docteur avait son chapeau en goguette, son pantalon tirebouchonnant, sa grosse force dure rayonnait… Jean Calmet rentrait chez lui. À sa peur se substituait maintenant une pitié aiguë : son père était mort et il revenait chez les vivants comme un errant parce qu’il était malheureux, inquiet, peut-être désespéré. Qui l’aiderait ? Quel secours implorait-il de l’au-delà ? Un dégoût crispa l’estomac de Jean Calmet. Il n’aurait donc jamais la paix. Aucun répit. L’humidité de l’automne lui tomba sur les épaules. Il s’enferma dans sa tanière en frissonnant, et se bourra de somnifères pour être certain de dormir.
Le lendemain, le dégoût durait. Ses cours donnés, Jean Calmet remonta chez lui et entreprit de répondre à la pile de lettres de condoléances qui refroidissaient sur sa table depuis une semaine. « … Profondément touché de votre sollicitude…, ému par votre sympathie… », il alignait les formules, distrait de son écriture par la tête de ses correspondants, des collègues, d’anciens élèves, des camarades d’Université : entre sa lettre et lui, toute une galerie de juges ironiques qui perçaient le pauvre vide de ses clichés à mesure qu’il les resservait. Plus sournoisement, la crainte et le doute s’étaient infiltrés en lui dans l’après-midi et ne cessaient de croître depuis qu’il avait rouvert les enveloppes bordées de noir, relu les messages funèbres, commencé lui-même ses réponses. Il remerciait des gens de lui avoir écrit pour la mort de son père. Mais hier, à la Palud, le fantôme… Le docteur était-il vraiment mort ? Tout le matin Jean Calmet s’était tancé de ses visions ridicules. Il s’était laissé piéger tout l’après-midi à une trompeuse douceur de vivre et pour le punir il y avait eu l’apparition, ce revenant, cette hallucination grotesque. Sur la langue, le goût amer des somnifères, et le remords dans le cœur, le reproche qui ne se tairait pas toute la matinée ; il s’était bien juré de ne plus se laisser prendre à ce fantasme. Le docteur rôdant par la ville ! Fallait-il être émotif et faible pour se faire attraper à la première vague ressemblance qui surgissait à l’improviste. Il ne trouvait pas assez de mots pour se blâmer, se goriller. Ce soir les choses étaient moins simples. L’inquiétude s’insinuait en lui. « … depuis que votre père est mort, mon cher Jean… » Il repoussa le dernier message avec colère et prit dans sa serviette un traité d’hygiène qu’il avait emprunté cet après-midi même, en s’assurant qu’on ne le voyait pas, à la bibliothèque du Gymnase.
Il l’ouvrit à la page 215 et relut avec une extrême attention l’article qu’il avait parcouru en hâte dans les travées garnies de livres. Il était intitulé Les Signes de la Mort, et Jean Calmet le détailla mot par mot :
Outre l’arrêt de la respiration, les signes de la mort sont les suivants :
1. L’arrêt des pulsations cardiaques.
2. L’absence des réflexes pupillaire et cornéen ; le ternissement des yeux.
3. La chute de la température du corps : au-dessous de 20°, la mort est certaine.
4. L’apparition de la rigidité cadavérique.
5. L’apparition des taches cadavériques : taches d’un rouge bleuâtre sur les parties déclives.
6. La décomposition cadavérique.
Immédiatement Jean Calmet eut honte d’avoir emprunté ce livre idiot. Il ressentit sa puérilité comme une tare : il se revoyait à la bibliothèque, inquiet, furtif, glissant nerveusement le traité dans sa serviette entrouverte… Son père était mort le 17 septembre. On l’avait brûlé le 20 au Crématoire. Dans l’intervalle, et dès les premiers instants qui avaient suivi le décès, le docteur Gross avait dû signer l’acte après avoir constaté la mort. La bonne mort. La mort indubitable, dont personne jamais ne revient. Jean Calmet se mit à rêver sur les taches rouges et bleues des cadavres. Les parties déclives. Les grosses cuisses blanches marbrées de vergetures comme du stuc. Jean Calmet souffrit de penser trivialement à du gorgonzola, pâte pâle, elle aussi tachée de bleuâtre, de mie vert-de-grisée comme des veines mortes dans de la chair rigide. Des mouchetures sales au gras de la jambe et aux genoux. Des blessures, des ocelles violacés, des ecchymoses sanguines. Aux genoux ! Jean Calmet se souvint d’un détail qu’on rapportait communément sur les crématoires : les rotules résistaient au feu, le préposé devait les retirer des cendres à la pellette, puis il les jetait dans un cornet de serpillière qui ressemblait bientôt à un sac de billes funèbrement tintinnabulantes. Vision gamine ! Mais un instant cette légende amusa Jean Calmet, le distrayant de l’angoisse qui le poignait depuis des heures. Son esprit vagabondait autour du gril de saint Laurent, des flammes de l’Inquisition, des fours d’Auschwitz. Bonne affaire, songeait Jean Calmet. Vraiment la solution finale. Prenez un hérétique, battez-le, enfermez-le, mettez-le à l’amende, proscrivez-le, rattrapez-le, battez-le encore, décidément il refuse de se taire, il s’obstine, il parle encore ! Brûlez-le. C’est le silence. Vous lui enlevez jusqu’à sa forme. Le feu ! Le beau purificateur ! Votre homme n’est plus qu’un peu de cendre à jeter au fleuve ou à abandonner au vent. Et l’on n’a jamais entendu parler de la cendre ! se dit avec contentement Jean Calmet qui saisit aussitôt toute l’étendue de son erreur. C’est le contraire ! se jeta-t-il avec un accent ironique et dur. Les cendres parlent d’autant plus haut que le martyre est plus atroce. On ne réduit pas au silence les restes des persécutés. Les croix de l’Inquisition, les feux de la Saint-Jean, les tas de souliers, les piles de dents en or d’Auschwitz clament victoire. La cendre est vivante, loquace, vindicative, elle se réincarne, elle remonte à la charge, elle enseigne, elle triomphe, elle persécute à son tour ! Le gril du saint a plus de pouvoir que les tisons de ses bourreaux. Ceux qui sont morts par la flamme reviennent et prennent la parole. Et les corps détruits dans le feu… La vision de son père dans le four du Crématoire de Montoie bouleversa Jean Calmet. La chair du docteur avait craqué dans la chaleur épouvantable, des fissures s’étaient ouvertes, éructant la graisse, crachant l’eau, des trous avaient béé, bordés de crêtes boursouflées, la sueur avait fumé dans les failles, tout le corps torturé se défaisait, s’affaissait, à la fin il s’était effondré au fond du four, affreuse incandescence gluante qui s’amenuisait, s’aplatissait, qui avait refroidi lentement, pâte grisâtre d’os et de viscères, puis scories, pauvre sable, mince couche de poussière tassée dans l’obscurité du four dont les corps de chauffe refroidissent eux aussi et se contractent en bourdonnant… La tristesse l’étreignait. Une fatigue faite de remords et d’horreur lui comprimait le thorax. Il avait peine à rester assis à sa table surchargée de livres et de travaux d’élèves, c’était comme si quelque violent coup lui avait rompu la colonne au niveau des omoplates, et la douleur lui serrait le torse, lui écrasait les poumons, lui plombait le cœur. Sa lampe jetait une double lumière, blanche en bas, rousse en haut, sur les parois couvertes de livres et de gravures de son bureau. Son bureau ! Encore un terme qu’il avait pris à Lutry comme on attrape une maladie. « Papa est dans son bureau. Papa t’appelle dans son bureau. Dépêche-toi ! Mais Jean qu’est-ce que tu attends, papa veut te voir dans son bureau ! » Il fallait tout quitter, courir, dévaler les marches sonores, pousser la porte de l’antre où le docteur rouge luisait à la lumière de sa lampe, derrière ses fiches et ses dossiers, tandis que l’ombre de ses gestes bougeait énorme sur la bibliothèque. Et sa voix. Tout de suite un ton agressif, peut-être parce que le docteur était trop pressé par son travail pour nuancer, pour s’expliquer, pour écouter les autres qui lui cédaient aussitôt ? Jean Calmet se rappelait son humiliation : il se tenait debout devant son père, n’attendant que le moment de s’enfuir, mais il fallait écouter les ordres, subir le torrent, les rires, la colère, la drôlerie, toute cette vigueur concentrée qui éclatait comme un orage sur sa tête. Ton rogue. Les yeux qui vous brûlent le cœur. Les paroles blessantes pleuvaient :
— Petit crétin, imbécile, tu ne seras donc jamais bon à rien. Quand je pense que je me tue pour vous tous, pour toi en particulier, pour tes études, pour tes plaisirs, et qu’est-ce que j’ai comme récompense, un mou, un recroquevillé, un vasouillard qui me tire la gueule la journée faite. Et si au moins tu te donnais de la peine dans tes études ! Mais rien de rien. Bernique. Monsieur repousse ses examens, saute les séminaires à pieds joints et passe le plus clair de son temps dans les cafés de la Cité. À boire des verres. Et avec qui, je vous le demande ? Avec des petits enfoirés comme lui, des raisonneurs, des parasites, des ratés, des parloteurs. Belle compagnie mon pauvre ami. Tes livres ? Tes cours ? Ton fameux latin ? Ceinture. Monsieur traîne, Monsieur rodaille, Monsieur discute, Monsieur écrit des poèmes. Et pendant ce temps, moi, qu’est-ce que je fais ? Je travaille, oui, Monsieur ! Je cours, j’opère, je visite, j’ai la consultation, l’Hôpital, tous les emmerdements du bureau, les fiches d’assurance et le reste, je n’ai pas une minute à moi, je mange en vitesse, je ne dors plus, je cours jour et nuit, je me sacrifie pour toi, je me saigne aux quatre veines, je me tue, je te le dis solennellement mon pauvre Benjamin, je me tue pour vous, je me tue pour toi !
La grosse voix furieuse emplissait le bureau. Les terribles yeux bleus fulguraient dans le visage rouge. Les épaules du docteur se soulevaient d’indignation, des quintes de toux le secouaient, maintenant, il soufflait fort, il rugissait encore, il étouffait de colère. Debout devant lui, un peu voûté, les mains ouvertes, Jean Calmet regardait avec désespoir son maître en transe. Que lui répondre ? C’était le plus douloureux : son père le paralysait. Il aurait voulu lui crier qu’il se trompait. Qu’il l’aimait. Qu’il accomplissait ses études avec un certain plaisir. Qu’il se plongeait dans les auteurs latins avec passion. Qu’il lui était reconnaissant de lui permettre de travailler dans des conditions agréables. Mais rien ne sortait de sa bouche. Jean Calmet demeurait stupide, muet, l’air buté et coupable, et c’était justement ce qui enrageait le docteur cramoisi. Impossible de se délivrer de cet affreux silence, de tout dire d’un seul jet de sa solitude et de son désarroi, impossible de lui sauter au cou, de l’embrasser, de pleurer contre ces épaules indestructibles, de coller sa joue à cette joue rugueuse, comme autrefois de sentir la barbe qui gratte et râpe son visage, d’écouter la forte voix dans la gorge en collant son oreille contre son cou…
— Maintenant fous le camp, petit crétin. Tu es aussi bête que tes frères et sœurs. Et dire qu’à cinquante-huit ans je ne sais pas sur qui m’appuyer un seul instant dans cette maison !
Cinquante-huit ans. Un vieillard. Allons donc. Jean Calmet se souvint avec une honte extraordinaire de la sale histoire de Liliane. Liliane était une jolie fille de Paudex, même plutôt belle, de grands yeux bruns, une queue de cheval, grande, fraîche, une poitrine qui bougeait dans un soutien-gorge bien visible sous la chemise de toile. Dix-sept ans. Un peu vulgaire peut-être, le père manœuvre, cinq ou six gosses entassés dans le galetas d’une bicoque de pêcheur. Au chômage, Liliane. Un apprentissage de vendeuse interrompu au bout de deux mois. Elle se baladait sur la plage de Lutry, buvait des Cocas en fumant des cigarettes sur la terrasse de l’Hôtel du Rivage. C’est là que Jean Calmet l’avait rencontrée. Drôle, ronde, fauchée, ils s’étaient revus tous les après-midi d’un long mois d’été, ils allaient à la plage, ils nageaient, ils louaient un bateau, ils ramaient au large, ils revenaient tranquillement sur la petite côte… Liliane riait, bronzait, s’épanouissait. Jean Calmet n’osait pas lui toucher les seins, il l’embrassait devant sa porte, vite, il attendait le rendez-vous du lendemain avec une impatience croissante. Liliane était toujours fauchée. À la fin de l’été ses parents avaient exigé qu’elle retrouve une place de vendeuse ou de surnuméraire à l’Usine à gaz. Jean Calmet se désolait de la perdre. Il avait eu une idée. Son père se plaignait sans cesse d’être débordé par les écritures de son bureau, les fiches d’assurances lui prenaient un temps fou, d’autre part la vieille bonne devenait incapable de faire correctement son travail de demoiselle de réception. Et si l’on engageait Liliane ? Pour une fois le docteur avait accueilli l’idée avec satisfaction. Liliane était entrée aux Peupliers le 30 août.
Tout de suite elle avait changé. La première semaine déjà, bien que le cabinet fermât le jeudi, ce jour-là elle avait refusé de sortir avec Jean Calmet, et il avait tristement rôdé seul autour de sa maison, parmi les tas de sable et de ciment, dans le port de Paudex fusillé de soleil. Vers sept heures il l’avait enfin vue rentrer, il avait couru vers elle mais elle avait fui dans son corridor, elle pressait le pas, il l’avait appelée d’en-bas :
— Liliane, Liliane, attends-moi !
Elle s’était retournée, et le regard qu’elle lui avait jeté était triste et rempli de honte. Mais cela, il l’avait su beaucoup plus tard, en repassant dans sa mémoire toutes les fois qu’il l’avait aperçue, et ses moues, ses regards, ses silences.
— Liliane !
Pas de réponse. Ces yeux. Tout leur regret. La porte d’entrée est restée ouverte, le soleil du soir se déverse dans le corridor frais. Liliane est debout sur une marche dans un flot de lumière qui l’éclairé violemment, sa poitrine bouge sous la toile, ses jambes nues brillent… Elle se retourne, elle s’engouffre dans l’ombre, Jean Calmet l’entend qui monte l’escalier en courant. Une porte claque. Cauchemar. Il ressort dans la chaleur, il ne voit rien, il a les yeux pleins de larmes, il rentre par le bord du lac aux Peupliers.
Les jours suivants elle persistait à le fuir. Aux Peupliers, il la rencontrait sur le seuil, le matin ; il la croisait dans le vestibule ou soudain, tandis qu’il essayait de lire au jardin, sa tête apparaissait à l’une des fenêtres de la salle d’attente ou du cabinet du docteur, au rez-de-chaussée, elle le découvrait avec stupeur, elle le saluait péniblement et les vitres étincelaient aussitôt, la fenêtre se refermait, l’image de Liliane disparaissait dans la pièce. Cela avait duré un mois. Un mois d’agacement, de doute, d’impatience. Jean Calmet ne mangeait plus. Dormait mal. Ou pas du tout. Quand il apercevait Liliane au fond d’un couloir, à son tour il fuyait dans une encoignure, comme s’il sentait trop honteusement sa propre disgrâce pour oser l’aborder de front. Il se cachait d’elle. Il souffrait. Mais il souffrit bien davantage, plus salement, et durablement, quand il apprit la vérité.
Ce fut par un beau jour d’automne, à la fin de l’après-midi. La consultation devait être terminée, et Jean Calmet avait besoin de consulter un dictionnaire qui se trouvait dans le bureau du docteur. Il descendit au rez-de-chaussée, un peu inquiet, et comme à l’ordinaire il frappa deux coups brefs : pas de réponse. Il attendit quelques instants, puis il entra. À droite, le cabinet était vide. Il s’engagea distraitement dans le corridor, poussa la porte du bureau et reçut la scène dans la figure : debout, les seins nus, Liliane se pressait contre le docteur qui l’embrassait à pleine bouche. Les épaules, le torse, le ventre de Liliane ruisselaient de lumière, elle se tourna, stupéfaite, et Jean Calmet, pour la première fois, vit les aréoles sur la lourde poitrine ronde de la jeune fille. Le docteur soufflait fort. Personne ne bougeait. Quelques secondes passèrent, personne ne parla. Puis Jean Calmet recula d’un pas et referma la porte. Un vertige le prenait. Une seconde. Deux secondes.
— Merde ! cria la voix rauque du docteur de l’autre côté de la paroi.
Jean Calmet s’enfuit, s’enferma dans sa chambre et s’effondra sur une chaise. Cela faisait presque vingt ans. Lui en avait dix-neuf, alors ; il allait commencer son deuxième semestre de lettres. Vingt ans, et la tristesse, la honte, l’humiliation ne passaient pas. Il se revoyait cassé en deux sur sa chaise, immobile, silencieux, ne pouvant même pas pleurer. Et Liliane nue dans la lumière éblouissante. Et son père, rouge, soufflant, furieux. Et lui-même assommé de douleur. Mais pourquoi Liliane avait-elle cédé si facilement à ce salaud ? Il l’ignorerait toute sa vie. Il l’avait revue quelques jours après, et cette fois elle n’avait pas osé l’éviter. Ils avaient marché cent mètres le long du lac. Crispé, tendu, Jean Calmet :
— Liliane, tu as couché avec lui ?
Il avait encore dans l’oreille l’intonation vulgaire de la réponse :
— Ben quoi, il m’a dépucelée. Il fallait que ça se fasse une fois, non ?
Il l’aimait. Elle avait dix-sept ans. Lui, dix-neuf. Elle était femme. Lui vierge, et blessé jusqu’au fond de l’âme, apeuré, ne trouvant plus même quoi dire qui pût traduire un peu de son désarroi et de sa tristesse. Pourtant il la regardait avec une intense curiosité : les lèvres pulpeuses sur les larges dents, la mèche frisée dans les grands yeux qui ne se détournent plus, le cou bruni dans la blouse où pèse la poitrine… Derrière elle le soleil de sept heures faisait flamber le lac, des nuages orange s’étaient immobilisés, frangés d’or liquide, des bateaux blancs croisaient au large sous la pente verte de la Savoie. Qui décide pour nous ? Qui triomphe dans la beauté du monde ? Quelle angoisse à boire comme un poison dans la lumière de ce soir ? Liliane était femme et le docteur était son amant. Son propre père. Jean Calmet s’enfonçait les ongles dans les paumes. Son propre père avait mordu à cette bouche. Goûté à l’odeur de cette nuque. Empoigné ces seins aux bouts roses. Ouvert ces jambes bronzées. S’était enfoncé dans ce ventre. Le maître avait exigé son dû. Avait possédé. Ça continuait, Tous pliaient. Tous cédaient. Il régnait. Il se repaissait de leur soumission. Et il avait voulu cette chair fraîche comme un tribut naturel à sa puissance. Cette petite fille était à lui. Elle avait ployé dans ses bras. Elle avait gémi sous ses mains, haleté sous sa force infaillible. Il était le père ! L’homme de vigueur, le propriétaire, la loi ! Cinquante-huit ans. Dix-sept ans. Mais la loi… Jean Calmet écartait aussitôt l’idée d’un détournement de mineure : le docteur n’avait pas dévoyé cette jeune fille, pas séduite. Il avait exercé un droit. Qui le lui contesterait jamais ? Jean lui-même cédait à cet empire, il en avait honte, il rageait, mais il s’inclinait devant la domination souveraine de son père… Un beau soir, oui. La Savoie verte, le ciel qui brûle le lac comme du cuivre en fusion, et devant, Liliane qui le regarde avec une espèce de tendresse, maintenant, comme si tout était encore possible, comme si leurs promenades allaient reprendre. Comme si, après le père, le fils à son tour allait se ruer sur cette viande. Jean Calmet souffrit aussitôt de ce vilain mot. Cette viande ? Qui disait des choses aussi sales ? Et il retrouvait son père, le docteur infaillible palpant des chairs, triturant des fibres dans les petits appartements aigres, le matin, après l’ascenseur bringuebalant ou l’escalier noir, quand il l’accompagnait chez les pauvres, les humiliés, les malheureux qui suppliaient le maître de leur donner de quoi vivre encore un peu. À ce moment-là Jean Calmet avait eu une espèce d’illumination : comme une révélation qui l’avait enfoncé d’un cran plus certain dans sa solitude. Eux aussi, les malades, ils l’aimaient. Ils l’adoraient à leur manière. Le docteur était généreux. Il se dévouait. Il accourait. Il fonçait. Il se battait contre les assurances. Il organisait leur enterrement. Il suivait dans le convoi. Il prenait la parole sur leur bière. À leur lit grisâtre, seul il apportait le bruit, la drôlerie, toute la diversité du dehors. Liliane avait été conquise par ce pouvoir. Et lui, Jean, le pauvre nain ? Cette belle fille avait la fibre tendre et méconnue. Père manœuvre. Mère manœuvre. Trop de gosses dans sa chambre. Et quel avenir ? Un étudiant nerveux et affolé ? Le docteur rayonnait de rumeur. Maintenant Jean Calmet regardait Liliane avec tendresse. Ils étaient frère et sœur, cette douceur et lui. Ils avaient subi la même saleté. La tyrannie. Ils pourraient remonter à la surface. Se retrouver. Sortir du cercle infernal. Un jour il y aurait l’issue. Le docteur mourrait. On verrait bien qui entrerait dans le vrai royaume. Mais mon royaume n’est pas de ce monde ? Avec un extraordinaire sentiment de délivrance, Jean Calmet se retrouvait soudain ouvert, léger, complètement nettoyé de toute colère. De la jalousie ? Elle, on la choierait plus tard. Il le savait. Il la chassait au fond de son crâne comme une vieille peur. Le ciel virait au gris doré. Le lac charriait de l’ambre. En face, la France prenait des teintes rougeâtres, des nuances de bois de fin d’automne et de pelage d’écureuil. Une odeur de poisson, suavement écœurante et apaisante, rôdait autour des égouts de la baie de Lutry. Une barque accostait. Des gens s’agitaient sur un ponton. La bataille ? Une jeune fille inquiète et bourrée de saveur le fixait au fond des yeux.
— Jean ! Il fallait bien qu’un jour ou l’autre…
Il n’avait pas eu la patience d’attendre. Tout à coup il avait tourné le dos, il s’était mis à courir dans le gravier de la jetée, du sable avait crissé dans ses sandales comme le dernier rappel de l’été. Liliane ! L’été ! Et Jean Calmet s’était jeté comme un perdu dans la brume tiède.
Voilà ce qu’il se rappelait, assis à sa grande table devant ses livres et ses fiches, au milieu de cette nuit peuplée. Il passa la main sur sa gorge : la barbe recommençait à piquer. Comme au visage des cadavres… Ratatiné, Jean Calmet. Tout était bien. Il se leva, vérifia soigneusement le verrou, la fenêtre, l’électricité, se lava les dents, se rasa, se doucha, revint rôder devant les rayons de sa bibliothèque, ouvrit le Baudelaire de la Pléiade, le referma, but un verre de Contrexéville en le trouvant fade comme sa vie, revint tourner autour de Baudelaire, fouilla dans une pile et trouva la photo de Nadar, ressentit le terrible pli des lèvres comme un ricanement, se récita deux vers de Chant d’automne, frissonna, éteignit sa lampe, aéra dans le noir tandis qu’une ou deux voitures pétaradaient derrière des jardins imbéciles où de stupides animaux, des hérissons aussi paumés que lui, pompaient les derniers hydrocarbures de l’air urbain et humide.
La cérémonie de l’installation des cendres eut lieu le vendredi 20 octobre. C’était le milieu de l’après-midi. Un petit soleil jaunissait le cimetière où des touffes de bruyère rosâtre faisaient des taches un peu sales dans les rais de lumière comme des souillures de sang dans du linge ambré. Jean Calmet retrouva sa mère devant le Crématoire, en manteau d’astrakan noir, elle était pâle et courbée. Ses frères et ses sœurs l’entouraient. À quatre heures juste le représentant des Pompes funèbres déboucha dans l’allée centrale hérissée de croix et de monuments tarabiscotés, le chapeau noir à la main, et le préposé au Crématoire, lui aussi vêtu et chapeauté d’anthracite, les rejoignit sur le seuil de la chapelle.
Tous deux s’inclinèrent devant la veuve, lui serrèrent longuement la main, saluèrent chacun de ses enfants avec une gravité extrême.
— C’est la niche n° 157, dit le préposé. L’urne a été apportée ce matin. Comme l’exige l’usage, les cendres y ont été versées en l’absence de la famille. Bien entendu vous pourrez les voir tout à l’heure. Si vous voulez bien me suivre…
La mince procession s’engagea dans le cimetière, remonta une allée, grimpa un escalier bordé de buis, tourna, prit une allée encore entre les tombes et les arbrisseaux, enfin l’on arriva devant le colombarium dont les portes grillagées étaient ouvertes.
— Entrez, madame, je vous en prie, dit le préposé, qui indiquait l’intérieur voûté avec son chapeau noir.
Étienne prit le bras de sa mère et tous s’engagèrent dans le petit bâtiment. La lumière du jour filtrait sous la voûte par des meurtrières minuscules. Jean Calmet pirouetta sur lui-même : les murs étaient entièrement cloisonnés en centaines de niches numérotées dont on distinguait mal la profondeur. L’une d’entre elles, à la hauteur du regard, était fermée par un petit rideau noir frangé d’argent : elle portait le n° 157, et on se la montrait du regard et du doigt. Puis le silence se fit et chacun se tint immobile. L’envoyé des Pompes funèbres et le préposé s’étaient avancés au pied de la paroi. Au nom de son entreprise, l’homme des Pompes réitéra ses condoléances d’une voix douce. Puis il tira un papier de sa poche et lut le règlement municipal sur l’entrepôt des cendres au colombarium. Son papier replié, le personnage se retira d’un pas avec un air de modestie affligée.
Alors le représentant des Pompes funèbres vint se placer au-dessous du rideau noir et lentement, avec une solennité empesée, la tête droite, il découvrit la niche du docteur : l’urne de brocatelle apparut, superbe, lumineuse sur son fond d’ombre, et chacun dans la petite assistance put lire l’inscription en capitales de bronze clair :
DOCTEUR PAUL
CALMET
1894-1972
Les lettres et les dates luisaient au flanc grumeleux du vase. L’homme des Pompes, tourné vers la famille, pointait l’index vers la case : tout autour d’elle, au-dessus, à côté, au-dessous, d’autres urnes surgissaient sur le fond noir d’autres niches et c’était comme une étrange assemblée de fantômes immobiles et ronds qui montait la garde, silencieusement, dans ces murs froids. Jean Calmet frissonna. Voilà la demeure de son père pour quinze ans. Toutes ces années le docteur allait se tenir immobile sous cette voûte. Immobile ? L’urne était sûrement arrimée. Mais le préposé grimpait sur une échelle double et saisissait à deux mains le vase pesant. Maintenant il l’apportait à Mme Calmet et soulevait le couvercle :
— Voyez, madame. Nous avons soigneusement fait le nécessaire. Les cendres de votre mari seront à votre disposition quand vous le voudrez. En tout temps vous pourrez résilier votre contrat par une simple lettre dûment signée à notre Bureau municipal.
Puis il promena l’urne de l’un à l’autre, certains la touchaient, se penchaient sur son orifice béant et regardaient un instant à l’intérieur. Jean Calmet recula avec horreur quand ce fut son tour, le préposé le dévisagea curieusement et s’en alla reposer l’urne dans sa niche.
On sortit. Il faisait froid. Le soleil était une boule rouge au ras des milliers de tombes ensanglantées. On se retrouva devant une bouteille de vin blanc, du thé, le préposé et l’homme des Pompes avaient suivi, le café du Reposoir était plein de gens en deuil et Jean Calmet scrutait les comédies bruyantes auxquelles se livraient, corps et âmes, les familles des misérables qu’on venait d’enfoncer dans un trou ou de rôtir à mille degrés dans une machine en fonte d’acier. Il n’accompagna pas ses frères et sœurs aux Peupliers où sa mère leur proposait d’aller souper tous. Il les quitta, plein du remords de les abandonner trop tôt dans une telle circonstance, et il retrouva les rues de la ville avec un merveilleux plaisir.
C’était l’heure où les bandes de garçons et de filles descendent des hauts de Lausanne, où sont les écoles et les facultés, sur la gare où ils vont prendre les trains qui les ramènent dans tout le canton. Qu’ils sont beaux ! se disait Jean Calmet qui s’était arrêté au milieu de la rue de Bourg et qui regardait déferler les hordes de gosses bronzés. Souples, solides, ils se hâtaient vers la station en parlant très fort. Leur splendeur lui coupait le souffle mais il était heureux de cette agression : déliés, blonds, casqués de moire ou de mèches tressées comme celles des Celtes aux yeux de source, les enfants bondissaient, bavards, les seins des filles bougeaient dans leurs blousons, dans leurs longues robes indiennes violettes ou orange, et bien qu’on ne fût encore que dans le premier automne, beaucoup d’entre elles portaient des bottes hautes qui leur faisaient des démarches de conquérantes innocemment perverses et cruelles. Une excitation soulevait Jean Calmet. Il recevait dans sa chair la force des gars et l’humidité somptueuse des jeunes filles. Ces garçons guenilles en guérilleros et en copains de Clint Eastwood, ces magnifiques paquets de santé à la poitrine bringuebalante dans le simili-cuir et le beau bleu Levi’s, Jean Calmet les contemplait avec une ferveur tendre qui le guérissait des austérités de Lutry, des simagrées du Crématoire. Ils étaient loin des étouffements de sa famille ! Leurs oripeaux insultaient la bonhomie vorace du docteur. Qu’ils aillent, qu’ils continuent, qu’ils persévèrent, qu’ils cassent la baraque, qu’ils détruisent ces saletés de familles et ces patriarches et ces tyrans et les gros imbéciles qui nous paralysent depuis des siècles. Une rage le prenait, le secouait. Puis il se remit à sourire, parce que des centaines de jeunes gens survenaient encore par groupes de trois, de quatre, le manteau ouvert sur de longues jambes, sur des cuisses fermes dans le jean râpé, sur des ventres étroits et ceinturés de chaînettes de fer et d’argent.
Ils le vengeaient, ces barbares gais ! Ce n’était pas eux qui allaient trembler devant des pères ou des maîtres. Leur santé surtout frappait Jean Calmet : tous étaient forts, déliés, rapides, et la clarté hâlée de leur peau, la transparence de leur regard l’enchantaient. C’était la même fascination que ses élèves exerçaient sur lui : leur beauté, leur animalité drôle et fine le comblaient mystérieusement à chaque instant de chaque leçon. Ils bougeaient sans cesse. Ils se mouchaient dans des mouchoirs en papier qu’ils laissaient tomber sous leur table. Les filles se raclaient la gorge et se grattaient comme des vachers. Ils couraient à travers le préau en poussant des cris. Ils organisaient des manifs à tout bout de champ, pour la paix au Vietnam, contre les raids israéliens en Jordanie, pour la liberté sexuelle, contre Mme Golda Meir, contre Nixon, pour venger la mort d’Amilcar Cabrai. Ils distribuaient des tracts ronéotypés sous la pluie battante, ils colportaient des posters antiatomiques dans la bise glaciale, ils scandaient des slogans œcuméniques sous la neige, ensuite ils se battaient à coups de boules, se savonnaient à pleines poignées fondantes, couraient, s’écroulaient sur leur table de classe comme des petits chiens épuisés.
Jean Calmet ne savait pas qu’il s’était mis à sourire. Le flot passait toujours, l’éclairage rouge et or des devantures faisait briller les cheveux, scintiller les dents, des insignes flambaient à des ceintures, des pendeloques renvoyaient l’éclat des vitrines comme des miroirs. L’enthousiasme portait Jean Calmet. Il sentait, dans sa chair, la chaleur rayonnante de ces garçons et de ces filles. Leur sang passait dans le sien comme une liqueur. Il exultait. Il se mit à rire. Leurs yeux allumaient son propre regard. Leur souffle ravivait le sien. Des sèves bouillonnaient dans les garçons. Les filles sécrétaient des merveilles. Des unes et des autres Jean Calmet se gorgea, se nourrit, s’abreuva, se fortifia. Il se revoyait en classe, après le cours, quand ses élèves se pressaient autour de son pupitre, l’enfermant dans leur cercle, l’agglutinant, feuilletant ses livres, le questionnant, l’accompagnant à l’Évêché pour la récréation qui se passait à boire des cafés, à manger des croissants dans le raffut ; puis ils remontaient avec lui au Gymnase et le suivaient jusqu’à la porte de la salle des maîtres où Jean Calmet ne faisait jamais que de brèves apparitions, ses collègues, en dépit de l’estime qu’il leur vouait, lui apparaissant comme autant de censeurs placés eux-mêmes sous l’autorité paternelle du Directeur, censeur suprême, que Jean craignait le plus souvent de rencontrer. Toujours ce sentiment d’être pris en faute, d’être coupable… Alors que les garçons et les filles turbulents et clairs le guérissaient de ses angoisses et lui transfusaient leur force en plein cœur.
Sept heures.
Jean Calmet était resté debout un long moment sur ce trottoir à admirer et à rêver. Maintenant les groupes s’éclaircissaient, l’animation cédait la place à l’opulence feutrée d’une rue chic où les boutiques de mode et les devantures des bijouteries reprenaient sûrement le pouvoir. Jean Calmet alla manger une pizza au City, il but du chianti, commanda du fromage, lut les journaux avec tranquillité. Solitaire ? Même pas. Il était hanté par ces bataillons d’enfants beaux. L’urne était officiellement, municipalement, contractuellement enfermée derrière la haute grille du colombarium. En somme l’ordre régnait. Il fallait s’habituer à ce bonheur calme. L’hiver allait être doux et long. Jean Calmet s’imaginait renard, martre, perpétuel sauvage au chaud dans son terrier tandis qu’au-dehors la neige tombe, tombe sur la campagne et les forêts. Des cheminées se mirent à fumer dans des vallons. Le ciel fut noir sur les collines, une auto passa sur la route gelée… L’hiver s’accomplissait loin des contraires. L’hiver, déjà ? Mais quel hiver ? On n’était qu’en octobre et cette journée avait éloigné Jean Calmet de ses prisons. Il écoutait l’automne de cuivre, le raviné, le pourrissant, céder à la grande paix blanche. Des profondeurs désertes s’ouvraient dans le pays où des assemblées d’oiseaux immobiles, des chouettes, des grands-ducs, et des cerfs, des sangliers, des blaireaux, animaux des anciens âges qui avaient persévéré, qui s’étaient obstinés au fond des bois, lui parlaient leur langue rusée. Leur langue première ! Jean Calmet les écoutait fouiller du groin, gratter du sabot, creuser des défenses dans le sol. Des ongles saisissaient, des becs tranchaient dans la chair des mulots affolés, des vols de fumée tendaient leurs réseaux entre les arbres tutélaires.
Chaque matin Jean Calmet hésitait entre ses deux rasoirs : le Gillette et le rasoir électrique. Quand il n’était pas bien, pas sûr, il se servait de l’électrique, lequel lui évitait l’eau, avantage supplémentaire. Quand il se sentait fort il prenait le Gillette. Depuis l’installation de l’urne au colombarium, il avait décidé de supprimer le débat et de se servir de la lame tous les matins, naturellement. Il y avait trop longtemps que le Gillette le défiait. L’apeurait. Qu’il le mettait en condition, du fond de sa boîte bleue. Mais la décision prise et tenue, il fallait le manier avec précaution : l’objet demeurait chargé de pouvoirs très évidents, et sa capacité de ranimer le souvenir était ironiquement inépuisable. À sa vue, à son contact les fantômes surgissaient et l’un d’eux faisait résonner la salle de bains, l’appartement, et plus gravement l’esprit tout entier de Jean Calmet, de sa voix terrible et furieuse. Enfant, des centaines de fois, Jean Calmet avait regardé son père se raser. Il s’asseyait sur un escabeau, à deux ou trois pas du docteur, et il ne se lassait pas de le regarder se savonner le visage à petits coups précis, tournants, qui l’enfouissaient bizarrement dans la mousse blanche. Souvent le docteur se retournait, et pour jouer, il allongeait vivement le bras : d’un coup de blaireau il ensavonnait le nez de Jean Calmet qui gardait la pâte odorante aussi longtemps que possible collée à la peau. Puis c’était l’aiguisage sur une espèce de chariot fixé dans une boîte plate en acier, et le rasoir enfin chargé, l’opération commençait. Tout de suite le docteur dramatisait. Il mimait la douleur, se tordait la bouche avec deux doigts de la main gauche, poussait d’étranges gémissements en s’attaquant le menton, et s’il se coupait, ce qui était fréquent à cause de son excitation et de sa hâte, il tendait le tampon d’ouate rougi à Jean Calmet, se penchait sur lui, offrait la gorge, faisait toucher la blessure d’où suintait un mince filet cramoisi qui se ramifiait sur la peau brune en petites rigoles étoilées. Alors son père pleurait, criait, haletait, feignant de souffrir, et bien qu’il sût qu’il s’agissait d’une scène qui revenait comme un rite dans leurs rapports de père et de fils, l’enfant ne pouvait s’empêcher de souffrir, de s’inquiéter, et il restait toute la journée impressionné par la gesticulation tragi-comique du docteur. Quand il avait été en âge de se raser, il avait voulu un Gillette tout semblable à celui de son père. En argent ! Dans la même boîte bleue ! Et ce matin il la fixait d’un œil assombri, cette boîte où durcissait l’objet sacré. Il tendit la main vers la tablette de verre, sous le miroir qui lui renvoyait son image trop nette. Il ouvrit la boîte : le rasoir luisait dans la soie. Argent noirâtre. Il le prit dans sa main gauche et de la droite tourna la vis ronde, au bout du manche, qui commandait les deux fixateurs de la lame : elle apparut, bleu sombre, les deux tranchants blancs, luisants, et qui luiraient bien plus encore dans quelques minutes quand il les aurait aiguisés sur la plaque de cuir du chariot. Jean Calmet enleva la lame et la tint entre deux doigts, froide et bleue comme un présage nocturne. Il avait reposé le rasoir, il élevait la mince lame vers la fenêtre : elle vivait d’une vie extraordinairement concentrée et autonome. D’une vie violente. Jean Calmet la regarda quelques instants encore, puis il la fixa sur le chariot, l’aiguisa longtemps des deux côtés, la replaça avec respect dans le rasoir.
Samedi 21 octobre : c’était sa dernière matinée de cours avant les vacances d’automne. La fin d’octobre s’annonçait belle. Il y aurait des promenades, des rêveries sur les petites routes, des paysages. Jean Calmet se promit de monter plusieurs fois dans le Jorat pour voir la forêt, les prairies. Il lirait. Il prendrait des notes en préparant ses cours de la rentrée. Il se rasa paisiblement, sécha la lame, replaça le rasoir dans la petite boîte : au fond de sa mémoire, avec netteté, il distinguait le visage de son père.
Soleil, un air vif, les arbres des parcs brunissaient sur le bleu. Jean Calmet aimait le matin. La ville était nettoyée. Des bancs de moineaux s’abattaient en piaillant sur les trottoirs ; aux feux rouges, par la vitre ouverte, il percevait leurs cris continus comme une promesse drôle et gaie. Derrière la Cathédrale, on voyait briller l’or doux des chênes de la forêt de Sauvabelin et la fumée des petites usines montait toute droite dans le ciel de soie, comme dans les peintures de Lausanne au siècle passé, dans leurs cadres tarabiscotés, chez les antiquaires du quartier de la Cité. Une escouade de gendarmes débonnaires sortait de la caserne et s’entassait en s’esclaffant dans deux camions. Un petit matin, au pied des tours de molasse, les ouvriers du service archéologique ont étendu les squelettes des moines burgondes à côté des fosses ouvertes, des photographes à la mine grave s’affairent à poser des trépieds et à prendre des mesures sous l’œil curieux des passants. Hier Jean Calmet a regardé longtemps le rictus des crânes, les trous des yeux, les dents qu’une étudiante nettoyait du sable de la fosse à petits coups de pinceau précis. On lui a expliqué que c’étaient des ossements du haut moyen âge : un cimetière sur la colline, l’église est construite sur des tombes ; au flanc nord-est s’accotait le cimetière du cloître qu’on vient d’ouvrir et de photographier. Jean Calmet s’est anxieusement penché sur les squelettes : intacts, et ce rire silencieux des mâchoires… Une de ses élèves a glissé un brin de géranium dans la grande bouche béante du mort. Un instant les tresses blondes de la petite Burgonde ont frôlé les os du saint surgi de l’éternité.
Jean Calmet gara sa voiture dans la cour du Gymnase. Des groupes de filles et de garçons étaient assis sur les bancs de pierre. La sonnerie retentit. Il monta l’escalier de sa classe avec François Clerc, un de ses collègues. Il aimait bien François Clerc, un type indépendant qui avait publié des poèmes et qui enseignait le français. François s’arrêta sur la dernière marche :
— On se voit un jour de la semaine prochaine ? On fait une balade ? Tu pourrais me prendre en voiture, on irait boire un verre du côté de la Broye, qu’est-ce que tu en penses ?
Un sourire gai, calme, et les yeux gris de François Clerc qui disaient « accepte, tu n’es pas dans ta peau depuis quelque temps, cette promenade te fera du bien et moi aussi j’en ai envie ». Ils se promirent de se téléphoner dès le lundi, ils firent encore un bout de chemin dans le corridor où couraient des élèves en retard, puis ils se serrèrent la main. Jean Calmet entra dans sa classe.
Ils avaient gagné la Broye par les petites routes, et une fois de plus Jean Calmet était bouleversé par la beauté des paysages. Les sapins mêlés aux chênes et aux trembles dressaient des cierges noirs dans le cuivre roux des feuillus. Des prairies rosissaient sous le soleil gris. Des troupeaux doux et graves traversaient les pacages au tintement des cloches, comme dans les poèmes de l’enfance. Des villages au clocher pointu surgissaient entre les collines, tuiles rouges, maisons basses, fermes semblables à des châteaux forts, l’auto croisait des tracteurs tirant des tonnes de betteraves et des sacs de pommes de terre alignés comme des moines sur le pont des chars. Le conducteur levait la main pour saluer, des gamins en salopette agitaient un foulard ou une casquette. Thierrens, Molondin, Combremont, le pays devenait plus vallonné, plus secret : la route s’enfonçait dans des régions désertes et vertes, les forêts sur les contreforts étaient serrées et sombres, des bancs de corneilles s’abattaient sur les pentes. Jean Calmet aimait ces solitudes à légendes et à renards courant sous la lune orange. Il conduisait sans hâte, et par un commun accord, les deux amis se taisaient. Ce jour d’automne les saisissait : l’herbe semée de colchiques, les perles de brume dans la grisaille, les oiseaux, les haies de bronze, les chemins qui se perdent dans la forêt hérissée, les fumées des feux sur les talus où les cantonniers, debout, boivent de la bière et se passent des cigarettes en riant. On descendait vers la Broye : elle brillait derrière des saules au centre d’une plaine étale et verte. Plus loin, la brume phosphorescente. On voyait palpiter l’eau de la rivière entre les branches et les roseaux, le courant fuyait en scintillant, tout le paysage était allégé par sa délicatesse fraîche. Une ivresse gagnait Jean Calmet, le soulevait, il regardait la route, la rivière, les bois, tout le fond du paysage sous sa couche de gaze, avec un merveilleux plaisir. L’auto garée sous un peuplier, les deux amis gagnèrent la berge et s’assirent. Midi. Les cloches des villages se mirent à sonner à toute volée. Jean Calmet imaginait la danse de l’airain dans les beffrois, toutes les petites places pavées devant chaque église, les portes en ogive ouvertes dans la tendre lumière de la rue et sur le seuil un chat tigré se lave et s’endort…
François Clerc s’était étendu dans l’herbe rase, il avait fermé les yeux, Jean Calmet regardait le fin visage s’abandonner par degrés à la détente. La tache de la barbe cernait la bouche. À son tour il se coucha sur le talus, il sentit le froid du sol à ses épaules et l’herbe lui piquait le cou, coupante et sèche. François fuma. Il chantonnait. Jean Calmet sifflotait lui aussi le petit air, le soleil dissipait la brume, les alpes de Fribourg apparurent éblouissantes dans le ciel bleu. Les yeux fermés un instant, Jean Calmet écouta couler la Broye. C’était un bruit vif et soyeux : une perpétuelle déchirure, comme si l’eau se cassait, se coupait, se défaisait indéfiniment, en même temps le courant caressait la rive gazonneuse et le doux bouillonnement s’arrachait à regret aux gorges, aux creux, aux cicatrices de la berge. Jean Calmet se savait frère de cette eau : elle coulait en lui, elle le traversait, elle l’emportait à travers la plaine vers les collines boisées, les herbages, les villes allemandes, le Rhin… François Clerc s’ébroua, s’assit, les deux amis parlèrent un quart d’heure au soleil. Puis ils se rendirent à Lucens, suivant la Broye, et ils entrèrent dans une auberge pour déjeuner. C’était le Café du Chemin de Fer : une salle longue cassée en deux par un angle étrange, la patronne jeune et provocante, la sommelière française au verbe haut ; des clients solitaires mangeaient à des petites tables, voyageurs de commerce, employés de la gare en blouse bleue, et tout près du comptoir la table beuglante des joueurs de cartes en goguette. La Française chaloupait entre les tables, apostrophait son monde, éclatait de rire. Jean Calmet mangeait avec tranquillité : le vin était bon, le rôti avait le goût du thym et du laurier, la conversation prenait un tour gai qui enchantait les amis. François racontait l’histoire embêtante qui était arrivée récemment à l’un de leurs collègues du Gymnase : il s’était mis à écrire des lettres à deux de ses élèves, deux inséparables copines plutôt en marge, et minettes : d’abord des messages innocents, puis des coquineries, des vers de plus en plus explicites. Quelques petits soupers avaient suivi : les mignonnes y étaient allées assez peu vêtues, s’en étaient vantées. La classe, qui n’aimait pas ce maître, avait commencé à s’agiter. François narrait l’enquête du directeur et la réaction du collègue, plutôt penaud, et tancé. L’un des poèmes avait fait le tour du préau et François le récitait en s’esclaffant :
Ne
soyez cruelle blondine,
Et vous perfide brunette…
Les élèves aussi avaient ri. Le Directeur ne l’avait pas entendu de cette oreille. Il avait fait une enquête, proféré des menaces.
— Le gars a perdu la tête, disait François Clerc. Il s’est affolé, il avait fini par s’enferrer sérieusement. Il ne savait plus quelle figure faire, après le truc. Ça a éclaté la semaine passée. Tu verras qu’à la rentrée tout le Gymnase le saura. Je le plains, ce pauvre Verret. Pauvre vieux fasciste. Avec, en prime, la gueule qu’il a…
Et c’était vrai que Verret avait un crâne et un torse singuliers : comme soudés, tout d’une pièce, il ressemblait à une grosse grenouille courte sanglée dans des chemises de flic gris verdâtre. Mais il roulait de bons gros yeux inquiets qui émouvaient Jean Calmet. Était-il vrai qu’il avait été fichu à la porte d’un internat pour pédérastie ? On ne savait pas grand-chose de sa vie privée : il devait avoir épousé une Autrichienne, ou une Allemande, on ne savait pas, une fille beaucoup plus jeune que lui. Dans son armoire de la salle des maîtres, il avait punaisé la photographie de Gudrun Ensslin, la terrible maîtresse de Baader, qu’il avait découpée dans Stem. Une figure dure, sensuelle, sous le casque blond. Elle avait fait le coup de feu, flingué des types, braqué des banques. Fille de pasteur, évidemment. Verret l’avait eue comme élève, tout un hiver, dans un lycée de Stuttgart. Elle avait dix-sept ans. Puis la débauche, le crime, la bande à Baader, les attentats à la grenade, les journaux…
Et Verret demeurait ce curieux mélange d’orgueil et d’humiliation, promenant sa tête de grenouille et ses pantalons trop courts avec des soupirs d’accablement, fixant tout le monde de ses gros yeux pathétiques ; et fuyant, oblique, se taper un kirsch à l’Évêché pour essayer de se remettre le cœur en place. À quoi rêvait-il, Verret, devant son alcool ? À la flingueuse de Baader ? À la petite fille du pasteur de Stuttgart à laquelle il faisait réciter Lamartine ? Aux garçons de la L.V.F. qu’il avait peut-être désespéré de rejoindre dans les plaines de Poméranie ? Aux culottes courtes et aux pyjamas de l’internat ? Aux deux minettes qui l’avaient aguiché, puis lâché, après l’histoire des soupers ? Sans doute à tout cela à la fois, lentement, comme on mâche la nostalgie, et l’amertume du brouet le faisait baisser son large front sur la nappe rouge. Il idolâtrait l’allemand. Souvent Jean Calmet lui avait parlé des poètes, et Verret, s’illuminant d’une tendresse étrange, avait cité des bribes de Schiller, et Heine, et Kleist, et Jünger. Un soir qu’ils s’étaient rencontrés assez tard, ils étaient allés boire de la bière dans un café enfumé. Verret, les yeux rayonnants, avait chuchoté Goethe au passage d’une fille toute jeune, tout étonnée, que son amant traînait par le bras dans la cohue :
Du liebes Kind, komm’, geh mit mir
Gar schöne Spiele spiel’ich mit dir…
et aussitôt son visage s’était éteint, un air de lourde tristesse s’était figé sur ses traits et Jean Calmet avait posé sa main, sans aucune gêne, sur la main carrée de son collègue.
— Tu crois qu’il tient le coup ? demanda soudain François Clerc, tirant Jean de sa rêverie. Il est complètement fou.
— Je crois surtout qu’il souffre, dit Jean Calmet, qui revoyait le regard de Verret. C’est un type très fin et très solitaire. Il n’a pas eu de chance. Personne ne lui tend la perche. On est tous salauds avec lui. Toi et moi, nous devrions l’encourager à la rentrée. Le voir de temps en temps. Le défendre.
Et il se promit, quelle que soit l’attitude de François, de revoir régulièrement Verret dès la semaine suivante. Mais le souvenir de son collègue lui tournait autour comme un remords. Le vin le soûlait légèrement. Il se leva, s’excusa et se rendit aux toilettes.
Le corridor était humide, Jean Calmet le parcourut sans hâte, heureux de se retrouver seul un instant. Les murs perdaient des plaques sous lesquelles gagnait le moisi. C’est juste à côté de la porte des W. C. qu’il s’arrêta, saisi par la gêne soudaine où le jetait ce qu’il voyait – ce qu’il se mit à regarder de tous ses yeux exorbités : exactement à côté de la porte, en face de lui qui arrivait sans se presser au bout du couloir, le guettant sous la lumière blanchâtre d’un carreau nu pour le prendre au piège, le déchirer, le narguer, il y avait un porte-parapluie rouillé où une seule canne, objet dérisoire et inutile, tournait vers Jean Calmet son corbin arrondi. Dérisoire, évidemment, pour tout le monde, cette vieille chose. Un peu de bois à jeter aux ordures, ou à brûler, à débarrasser avec la ferraille rouillée qui la portait, et où l’on devait se cogner les pieds, se blesser. En attendant, la sale chose était là, peut-être depuis des années, et Jean Calmet ne pouvait détacher le regard de ses renflements détestables. C’était une canne en noisetier noueux, comme tressé, longue d’un mètre vingt environ et qui dardait vers lui sa large poignée terminée par un gros bourgeon : une espèce de bouton saillant, un gland particulièrement visible dont Jean Calmet ne détachait plus les yeux. Pourquoi pensait-il au sexe de son père ? Quel démon hantait ce corridor, ou ce porte-parapluie, ou ces W. C. dont le ruissellement lui faisait froid dans le dos, quel mauvais génie avait-il dérangé, derrière les plaques moisies des parois, pour qu’aussitôt sa peur et ses dégoûts le figent comme un coupable dans cette lumière blafarde ? Le sexe de son père se tendait vers lui par-dessus le cercle piqué du porte-parapluie, d’abord le gland bourgeonnant et grisâtre, puis le membre renflé, noué, coudé, que l’usage avait fortifié, poli, sans rien lui enlever de son agressivité épaisse. Jean Calmet tentait de se rassurer en regardant le fût de la canne, en le suivant jusqu’à son extrémité, que terminait un embout de caoutchouc noirâtre dans l’ombre du porte-parapluie. Peine perdue, vite il remontait la hampe jusqu’au gonflement, jusqu’à cette tête saillante, luisante, qui se tournait vers lui du fond de quel ironique néant ? Le sexe de son père oublié dans un corridor au fond de la Broye : il avait fallu qu’il passe justement par là, et distrait, apaisé ; qu’il entre dans ce café perdu et s’y sente bien ; qu’il enfile ce couloir ignoré du monde entier sans détourner ses yeux des détails humiliés de son ornement ; qu’il tombe enfin sur ce porte-parapluie où le docteur l’attendait, rappel, éclat de rire, blessure. Et maintenant paralysé, englué, Jean Calmet haletait légèrement devant le gland turgescent de son père ! Il avança une main qui tremblait, il se contraint, puis de l’index et du pouce il toucha le membre dur, promena ses doigts sur ses nœuds, revint au bouton qui saillait. Exorcisme ? pensait-il. Il avait honte, il éprouvait une espèce d’horreur pour son geste, il continuait à palper. Tout à coup, comme s’il avait reçu une décharge électrique dans la paume, il lâcha la canne et s’enferma dans les toilettes. Son visage était gris dans le miroir. Puis il rejoignit François Clerc qui lisait paisiblement le journal du bled.
Quelques heures plus tard, à plat de lit, les aisselles et le front ruisselants de sueur, Jean Calmet rêvait lourdement d’un terrain herbeux, assez en pente, où certain buffle aux cornes évasées fonçait sur tout ce qui bougeait alentour. Certain bœuf africain, encore mal visible, mais l’œil était ramifié de sang, les cornes faisaient une lyre tranchante, le corps s’évasait paradoxalement en ballon jaune, qui à chaque saut devenait plus dur et heurtait méchamment le passant. Jean Calmet se risquait à son tour dans un terrain vague au pied d’une falaise. Le ballon cornu le visait, pointait, fonçait, atrocement le heurtait. Jean ne criait pas. Un porte-parapluie le récupérait, l’enserrait dans son cercle rouillé… Il se réveilla comme on passe une porte : son père était assis dans un fauteuil en face de son lit. Non. C’était une pile de dossiers surmontés d’une ancienne photographie de vacances. Il s’était levé comme un ressort : il s’étendit à nouveau, s’étira sans plaisir. Pourtant s’imagina le bien-être frais des urnes dans le colombarium de Montoie. Immédiatement des roucoulements l’enchantèrent. Des friselis de plumes. Des caresses dorées et tièdes. Des embrassades duveteuses, des simulacres mousseux et amoureux, des feintes batailleuses, des élans, des fuites, des attaques, des sauts drôles, des retours obliques, des prises de pattes emperlées de rose, des foncées de becs affûtés d’or gris, des tête-à-tête cracheurs et becqueteurs, des langues fourrées, des baisers de courtisans, des piques.
Toute la crypte s’éveillait. Les morts se dressaient d’un bloc hors de leurs cendres. Il y en avait de doux, de moirés, de tendres comme les oiseaux sensuels de ses visions. Il y en avait de durs. Des censeurs. Des vérificateurs des comptes. Il y avait aussi des formes blanches hissées au-dessus de leur vase comme de gigantesques vers solitaires, et Jean Calmet aurait souhaité hurler de compassion au spectacle de ces formes phosphorescentes, que surmontait une tête parfaitement reconnaissable.
Puis le sommeil le reprit. Il vit fumer une cheminée au centre d’un mausolée ensoleillé et couvert de céleste bleu. Il parcourut un pays de rivières où s’ouvraient des préaux pleins d’adolescents incapables de fatigue. Il fut rencontré par un taureau irascible. Et comme toujours dans ses rêves, le monstre le fixait du haut d’un tertre, ou d’une pente, ou d’un abîme, et soudain sa masse écrasait Jean Calmet, qui persévérait à vivre cette aventure avec un tant soit peu d’humour, et une obstination morale qu’il faut croire inspirée des dieux. Ces dieux qui surveillent le bonheur des petits hommes, de la rive noire de leur malheur à la rive blanche où brille l’éblouissante lame.