Chapitre XIII

Très agitée, Cassandra faisait les cent pas dans le grand salon. Les derniers événements étaient si inattendus que son esprit fiévreux ne parvenait pas à les considérer comme réels. Traversée par un nouveau doute, elle s’arrêta devant, la cheminée et se tourna vers Andrew qui la regardait en souriant, assis près de l’âtre.

— Es-tu certain que Julian soit hors de danger ? demanda-t-elle pour la vingtième fois.

— Je crois que nous pouvons raisonnablement nous montrer optimistes. Son état s’est amélioré de façon spectaculaire depuis tout à l’heure. Megan le veille, elle nous préviendra s’il y a du nouveau.

— Raconte-moi encore ce qui s’est passé, ordonna Cassandra.

— Je te l’ai déjà dit plusieurs fois ! se plaignit Andrew, exaspéré. Durant ton absence, ce garçon s’est tout simplement présenté à la porte, comme l’aurait fait n’importe quel visiteur.

— Imaginez notre stupéfaction ! intervint Jeremy qui s’était un peu calmé.

— Il n’a pas prononcé un mot, mais il nous a remis ceci, poursuivit Andrew en tendant la main.

Une petite fiole en verre, aux parois de laquelle étaient suspendues des gouttelettes verdâtres, reposait dans sa paume. Cassandra saisit le flacon avec avidité et le tourna délicatement entre ses doigts.

— Au début, naturellement, nous n’avons pas compris ce qu’il voulait, d’autant que son expression était indéchiffrable. C’est comme si ce garçon portait un masque. Pour finir, puisqu’il ne paraissait pas disposé à ouvrir la bouche, nous lui avons donné du papier et un crayon et il a écrit ceci.

Andrew montra un feuillet sur lequel était griffonné, d’une curieuse écriture ronde et enfantine, un simple mot.

— « Antidote »…, murmura Cassandra.

Andrew haussa les épaules.

— Nous n’avions rien à perdre. Julian semblait condamné, aussi lui ai-je administré le contenu de la fiole sans état d’âme. Et en vérité, il s’agissait bien d’un contrepoison. Le remède a été efficace au bout d’une dizaine de minutes.

Une délicieuse sensation de soulagement inonda Cassandra, et la chape de plomb qui pesait sur sa poitrine depuis des heures fondit comme par miracle.

— Ce qui s’est passé n’en demeure pas moins étrange. Pourquoi l’assassin du Cercle du Phénix a-t-il sauvé Julian ? Cette attitude n’a aucun sens, dit-elle en repensant au comportement parfois suspect du lord au cours des derniers jours.

— À moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène imaginée par l’organisation, décréta Jeremy d’un ton méfiant. Je suis persuadé que ce garçon est venu ici avec des intentions peu avouables. Il essaie certainement de gagner nos bonnes grâces pour mieux nous espionner par la suite. Peut-être même profitera-t-il de la première occasion venue pour tous nous éliminer ! ajouta-t-il, un soupçon de panique dans la voix. Nous devons nous montrer extrêmement prudents !

Andrew, que cette perspective macabre ne semblait pas affoler outre mesure, martelait des doigts les accoudoirs de son fauteuil, l’air peu convaincu par les théories alarmistes de Jeremy.

— N’oublions pas que Julian a sauvé ce jeune homme d’une mort certaine après que tu l’as blessé, Cassandra, objecta-t-il. Peut-être veut-il simplement lui témoigner sa reconnaissance en le sauvant à son tour.

Partagé entre consternation et incrédulité, le journaliste ouvrit des yeux immenses.

— Quelle naïveté ! lâcha-t-il d’une voix frémissante de colère contenue. Nous ne parlons pas d’un individu ordinaire, mais d’un dangereux meurtrier ! Savez-vous combien de personnes innocentes il a exécutées au cours des dernières années ? J’ai fait mon enquête, figurez-vous. Cinquante-sept ! Cinquante-sept, vous vous rendez compte ? Et vous prétendez que ce criminel éprouverait de la reconnaissance ? C’est impossible ! Ce garçon est un monstre, pas un être humain ! Nous devons le livrer à la police !

La voix de Jeremy avait monté de plusieurs octaves, hystérique, et il tremblait violemment. Surpris par ce déluge d’émotions, Andrew et Cassandra échangèrent un regard perplexe.

— Calmez-vous, dit enfin la jeune femme d’un ton apaisant. Je comprends votre inquiétude, mais nous ne devons pas tirer de conclusions hâtives. Du reste, la présence de ce garçon au manoir représente une chance inouïe. S’il collabore, de gré ou de force, il peut nous aider à faire tomber le Cercle du Phénix. Essayons de tirer le meilleur parti possible de cette opportunité.

Cette perspective troubla Jeremy, qui n’avait manifestement pas vu les choses sous cet angle.

— Vous avez raison, bien sûr, concéda-t-il. Il peut nous être très utile. Mais je persiste à dire qu’il faudra le surveiller de très près tant que nous ne connaîtrons pas ses véritables desseins.

Cassandra hocha la tête.

— Nous ne prendrons aucun risque superflu. Où se trouve-t-il en ce moment ?

— Il est enfermé dans la tour, sous la surveillance de Nicholas.

— C’est encore trop bien pour lui ! protesta Jeremy, que la présence du tueur dans les lieux ne semblait décidément pas enchanter.

— Navrée de vous décevoir, rétorqua sèchement Cassandra, mais il n’y a pas de cachot dans ce manoir. Était-il armé à son arrivée ?

— Oui.

Andrew désigna du menton le journaliste. Pour la première fois, la jeune femme remarqua alors les poignards posés sur ses genoux. Les fourreaux de nacre brillaient d’un blanc de perle dans le salon baigné d’ombres. Jeremy suivit le regard de Cassandra et serra convulsivement les armes entre ses doigts. À sa grande stupeur, elle aurait juré distinguer une lueur de fascination malsaine dans les yeux du journaliste tandis qu’il les contemplait.

 

*

 

Veillé par Megan, Julian reposait paisiblement dans sa chambre. Le teint cireux de son visage et ses traits tirés témoignaient des souffrances endurées au cours des dernières heures, mais il était vivant, Dieu merci, et c’était là le principal. Cassandra le contempla un long moment, le cœur en liesse, puis gagna la tour octogonale crénelée qui dominait le manoir. Appuyé avec nonchalance contre la lourde porte en chêne ferrée qui donnait accès à l’intérieur de la tour, Nicholas l’accueillit avec un sourire joyeux.

— Incroyable, n’est-ce pas ? l’interpella-t-il d’un ton allègre. Qui aurait pu prévoir que l’impitoyable bourreau du Cercle du Phénix se jetterait lui-même dans la gueule du loup ?

— Certainement personne, répondit Cassandra en lui rendant son sourire. Je viens à l’instant de voir Julian, son état s’améliore peu à peu.

Nicholas hocha la tête d’un air satisfait.

— C’est une très bonne chose.

Ses lèvres se retroussèrent légèrement en une grimace ironique.

— Et Jeremy ? s’enquit-il, une pointe de mépris dans la voix. S’est-il remis du choc ? Il s’est littéralement décomposé de peur quand il a vu l’assassin. Sa réaction ne dénotait pas une grande force de caractère…

— Il est assez émotif, admit Cassandra, un peu agacée par le ton dédaigneux de Ferguson, mais il faut reconnaître que cette visite était très inattendue. Il a été pris par surprise. Et puis, tout le monde n’a pas comme vous l’habitude de côtoyer des criminels.

Nicholas lui jeta un curieux regard.

— Dieu merci, il m’arrive également de côtoyer des innocents !

Cassandra s’approcha de la porte.

— Je dois parler au prisonnier.

L’avocat s’effaça pour lui laisser le passage et sortit un trousseau de clés de sa poche.

— Soyez sur vos gardes. Même désarmé, il reste dangereux.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle en montrant le pistolet qui pendait à sa taille.

Nicholas émit un sifflement admiratif.

— Quelle femme prévoyante !

Il fit jouer une des clés dans la serrure de la porte qui s’ouvrit en grinçant abominablement. Elle donnait sur un étroit escalier de pierre en colimaçon, éclairé de loin en loin par une petite fenêtre ogivale. Au sommet de l’escalier se dressait une seconde porte de chêne, que Nicholas ouvrit grâce à une autre clé.

— La cellule idéale, fit-il remarquer. Deux portes massives, et des fenêtres trop petites pour donner passage à un adulte. C’est Stevens qui nous a donné l’idée en votre absence. La pièce étant restée longtemps inhabitée, il a ajouté qu’il enverrait quelqu’un faire le ménage dans la matinée.

Cassandra sourit. Stevens était une perle de majordome, et sa conscience professionnelle frisait le sacerdoce (ou la folie, c’était selon). De plus, en tant qu’ancien bagnard, il s’y connaissait en détention.

Nicholas poussa le battant et Cassandra, en proie à une soudaine appréhension, pénétra à pas lents dans la prison. Nicholas se posta près de la porte, pistolet au poing.

Seules deux minuscules lucarnes percées dans le toit pentu éclairaient d’un jour grisâtre la pièce cerclée de pierre. Les rares meubles qui l’occupaient étaient couverts d’une épaisse couche de poussière, et des araignées avaient tissé leurs toiles dans les recoins obscurs du plafond. La chambre n’avait visiblement pas reçu de visiteurs depuis une éternité.

Assis sur le sol, les bras enlaçant ses genoux et le regard perdu dans le vide, le garçon aux cheveux blancs s’harmonisait parfaitement avec le décor lugubre. Cassandra vint se placer devant lui. Il leva alors la tête et ses yeux croisèrent ceux de la jeune femme. Avec un certain étonnement, celle-ci crut y lire de l’inquiétude. L’assassin du Cercle craignait-il pour sa vie maintenant que ses ennemis le tenaient entre leurs mains ? À moins que, comme l’avait suggéré Andrew et aussi surprenant que cela pût paraître, il ne s’inquiétât réellement pour Julian.

Un morne silence s’était installé entre eux. Le jeune homme ne paraissant pas disposé à entamer la conversation, Cassandra parla la première.

— Grâce à l’antidote que vous nous avez fourni, Lord Ashcroft est à présent hors de danger.

Elle guetta sa réaction avec avidité. Il lui sembla discerner une fugace expression de soulagement sur son visage, mais déjà le garçon s’était muré dans son impassibilité coutumière et Cassandra se demanda si elle n’avait pas rêvé.

Le quart d’heure suivant mit ses nerfs à rude épreuve. Il se révéla en effet impossible de soutirer le moindre mot à l’homme de main du Cercle du Phénix. Ni les menaces, ni les tentatives de conciliation ne parvinrent à le faire sortir de son mutisme.

Dépitée, Cassandra s’avoua finalement vaincue. Après un dernier regard courroucé à l’assassin qui resta de marbre, elle sortit de la pièce à grandes enjambées et retrouva Nicholas dans le couloir.

— Autant parler à un mur ! dit-elle avec irritation. Il n’a pas daigné m’adresser une parole !

— Peut-être est-il muet, suggéra Nicholas. Après tout, Julian nous a déclaré ne pas avoir entendu le son de sa voix quand il était chez lui.

— Peut-être. Il faudra qu’Andrew l’examine, lança la jeune femme en commençant à descendre l’escalier.

Arrivée en bas des marches, une irrésistible torpeur s’abattit sur elle comme un coup de massue, estompant sa colère et engourdissant ses membres. L’aube était levée depuis longtemps, et les dernières heures avaient paru des siècles à Cassandra. Une seule envie la rongeait à présent, celle de prendre du repos. Les paupières lourdes, Cassandra gagna sa chambre et se laissa tomber sur le lit. Elle se tourna sur le côté et s’endormit aussitôt.

 

*

 

Il règne dans la pièce obscure une étrange atmosphère. Quelque chose de latent. Quelque chose d’angoissant.

L’odeur de la mort.

Elle hésite un instant sur le pas de la porte, une chandelle à la main. La flamme vacille au rythme de ses tremblements.

Elle se décide à entrer dans la chambre.

Tout d’abord elle ne voit rien. Elle continue d’avancer, si anxieuse qu’elle parvient à peine à respirer. Elle sait ce qui l’attend, ce n’est pas la première fois qu’elle vit cette scène.

Ses pieds nus entrent en contact avec un liquide tiède et visqueux. Elle a un mouvement de recul. Ses yeux se portent craintivement sur le sol. Elle s’agenouille pour mieux voir. Une sueur glacée inonde son corps, sa longue chemise de nuit en linon colle à sa peau.

Ils sont là, l’homme et la femme. Ils n’ont plus de visage. Leur crâne a explosé sous l’impact des balles. Le pistolet, négligemment jeté près des cadavres, brille d’un éclat métallique qui semble la narguer. Le tapis est poisseux. La flamme de la bougie crée sur les murs des ombres fantomatiques. L’odeur salée du sang fait palpiter ses narines.

Elle se relève brusquement, mais ses jambes flageolantes peinent à la soutenir. Un cri s’étrangle dans sa gorge, le sang bat douloureusement à ses tempes. Elle veut faire demi-tour, s’enfuir en courant le plus loin possible de cette maison. Elle n’y arrive pas. Son corps est paralysé d’effroi.

Derrière elle, un craquement trouble le silence. Elle se retourne avec lenteur et se fige. Quelqu’un se tient dans l’embrasure de la porte et l’observe en souriant dans la pénombre. C’est…

 

*

 

Cassandra se réveilla en sursaut, au bord de la nausée, le corps inondé de sueur et le cœur battant la chamade.

Toujours les mêmes rêves…

Elle ne se rappelait pas avoir vécu ces événements, mais ses songes paraissaient si réels… Etaient-ce des souvenirs comme elle le redoutait par-dessus tout ? Et dans ce cas… qui avait tué ces gens ? Elle-même… ou bien cette silhouette insaisissable qui traversait ses cauchemars sans qu’elle pût jamais distinguer son visage… ?

Le Cercle Du Phénix: Les Aventures De Cassandra Jamiston
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