23
Où la vérité éclate au grand jour
Max et Victoria avaient pris place à bord du coche de louage qui les ramenait à la maison.
A l’horizon, le ciel commençait à se teinter de gris. L’aurore n’était pas loin, constata Victoria avec un soupir de soulagement. Plus de vampires jusqu’à demain soir.
Max était livide et respirait avec peine, mais il avait insisté pour la ramener chez elle avant de rentrer chez lui. Une fois à St Heath’s Row, il avait refusé catégoriquement de descendre de voiture lorsqu’elle lui avait suggéré de panser ses plaies – quelles qu’elles soient. Si bien que Victoria avait ordonné au cocher de le conduire non pas chez lui mais chez tante Eustacia.
Ce n’est qu’une fois sur le perron que Victoria réalisa qu’elle portait toujours son habit d’homme et qu’elle avait laissé sa robe dans la berline de Max. En admettant que Lettender, le majordome, ne se formalise pas de la voir rentrer en voiture de louage aux petites heures du jour... il serait à tout le moins surpris de la trouver dans cet accoutrement.
Mais c’était elle la marquise, et même si l’austère majordome se permettait un haussement de sourcils, il n’irait pas jusqu’à se payer l’audace de lui poser des questions.
Pour l’heure, le principal souci de Victoria était de savoir si Phillip était arrivé. Elle frappa à la porte. Ce fut un simple valet qui vint lui ouvrir, et à sa mine nonchalante, Victoria devina que Phillip n’était pas encore à la maison.
Dieu soit loué.
Elle passa devant le jeune homme l’air de rien puis grimpa l’escalier en hâte jusqu’à sa chambre. Verbena bondit sur ses pieds à son entrée. Sa tignasse rousse était tout ébouriffée et sa joue portait encore la marque de l’oreiller.
— Madame ! Vous v’ia d’retour ! Comment va vot’bras ?
— Tout va bien. Au fait, merci d’avoir pensé à me fournir cet habit, dit Victoria. Et maintenant, vite, aide-moi à passer ma chemise de nuit. Le marquis devrait être ici d’une minute à l’autre et je ne veux pas qu’il me voie habillée ainsi.
Elles se mirent aussitôt à la tâche, et grand bien leur prit car le soleil commençait tout juste à poindre au-dessus des toits lorsque la voiture de Briyani franchit le portail.
Victoria jeta un peignoir sur ses épaules et descendit à toutes jambes au rez-de-chaussée.
Petit, musclé, le visage mince et bronzé comme son oncle Kritanu, Briyani aidait Phillip à émerger de la berline.
— Merci, lui murmura Victoria. Il est réveillé ?
— Depuis peu.
Briyani lui tendit un paquet d’étoffe légère – sa robe de bal, tellement chiffonnée et tachée qu’elle était hors d’usage.
— Max est chez votre oncle, il a été sérieusement blessé.
Hochant la tête, le jeune homme remonta sur son siège et prit les rênes.
— Je vais voir ce que je peux faire, lui dit-il tandis que la voiture commençait à s’éloigner.
— Victoria !
Phillip attendait devant la porte, dépenaillé et exténué. Ses paupières lourdes étaient à demi fermées.
— Chéri ! Vous voilà enfin ! s’écria joyeusement Victoria en passant son bras sous le sien.
— Max est venu me trouver au club et m’a dit que vous me réclamiez. Et ensuite, une terrible bagarre a éclaté – et je suis parti à ce moment-là.
Il secoua la tête comme pour essayer de remettre de l’ordre dans ses idées.
— J’ai dû m’assoupir pendant le trajet.
A ces mots, Victoria sentit une pointe de culpabilité.
Des mensonges et encore des mensonges. Phillip était un innocent époux qui n’aspirait qu’à mener une vie paisible auprès de sa femme adorée... et voilà qu’il se retrouvait pris dans un écheveau de subterfuges et de trahisons auxquels il ne comprenait rien.
Pendant combien de temps encore allait-elle pouvoir lui cacher la vérité, assurer sa sécurité et mener une double vie ?
Victoria le prit dans ses bras, ici même, sur le perron de St Heath’s Row derrière les solides murailles qui les séparait du reste de la ville.
— Je vais bien. Il n’y avait pas d’urgence à ce que vous rentriez à la maison. J’ai demandé à Max, qui était au dîner dansant des Guilderstone, de vous dire au cas où il vous croiserait, que je comptais rentrer de bonne heure et que j’aurais aimé vous parler.
Une autre épouse lui aurait sans doute demandé comment s’était passée sa soirée, et quelle était cette bagarre qui avait éclaté au Bridge and Stokes, mais Victoria ne se sentait pas le cœur de pousser aussi loin la comédie.
— Venez, vous avez l’air épuisé. Vous devriez aller vous coucher.
Il passa son bras autour de sa taille et, avec une force surprenante, elle l’entraîna à l’intérieur de la maison.
— Je veux bien à condition que vous veniez avec moi, ma charmante épouse.
— Volontiers.
Une fois dans le lit Victoria ne savait si elle devait se réjouir que Phillip soit trop fatigué pour lui faire l’amour, ou au contraire se lamenter. La situation était devenue ingérable et si elle ne voulait pas perdre la tête, elle allait devoir prendre une décision. Elle se pelotonna contre lui et finit par s’endormir.
Dans ses rêves, elle revit la scène du Bridge and Stokes. Les bruits, les images et les odeurs. Les corps dépecés, les yeux révulsés, les bouches ouvertes figées dans des cris d’horreur ou d’extase... les prunelles rouges comme des escarbilles et les crocs acérés, les sifflements de l’épée qui fend l’air et tranche la chair à coups répétés...
Elle s’éveilla en sursaut et vit les yeux bleus de son mari qui la regardaient d’un air grave.
— Vous étiez là-bas hier soir, au club. Au Bridge and Stokes.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais elle était tellement abasourdie que ses lèvres remuèrent dans le vide sans pouvoir proférer une parole.
— Vous étiez là-bas avec votre cousin. Mais est-il vraiment votre cousin ?
Il se redressa dans le lit. Le drap tomba, dévoilant son torse nu. Il se mit en appui sur un coude.
— Non, ou plutôt, si, il est mon cousin, bredouilla-t-elle en se redressant à son tour.
Trop tard. Elle avait oublié la marque sur son bras gauche... dans sa précipitation, la veille au soir, Verbena lui avait passé une chemise de nuit sans manches. Bien qu’en grande partie cicatrisée, la plaie sur son bras formait un long sillon rouge qu’il était impossible de ne pas remarquer.
Et Phillip le remarqua.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en la prenant brusquement par le bras. Où et quand est-ce arrivé ?
Victoria se recula et brisa son étreinte sans effort. Elle n’avait pas ôté sa vis bulla la veille ni l’avant-veille au soir.
— C’est arrivé il y a quelques jours. A l’écurie. Je me suis blessée avec un outil du maréchal-ferrant.
— C’est une coupure très profonde, fit remarquer Phillip. Quand est-ce arrivé, dites-vous ?
Victoria déglutit avec force. La dernière fois qu’il l’avait vue nue, c’était il y a deux jours, quand ils avaient fait l’amour en revenant du théâtre – juste avant qu’elle ne lui administre un somnifère.
— Il me semble que c’était hier matin.
— Hier ? Dans ce cas, elle aura cicatrisé trop vite.
Le cœur de Victoria battait à tout rompre.
— En effet, c’est assez surprenant. Ma tante m’a donné un onguent particulièrement efficace.
Phillip rejeta les couvertures d’un geste si brusque qu’elles lui cinglèrent le visage avant de retomber sur ses genoux. Il sortit du lit. Il était beau, nu et très en colère.
Il s’approcha de la grande fenêtre qui occupait toute la hauteur du mur et croisa ses bras sur sa poitrine. Lorsqu’il parla, il resta de dos...
— Victoria, j’exige que vous me disiez pourquoi vous étiez au club déguisée en homme avec cet Italien qui prétend être votre cousin. Je veux que vous me disiez la vérité. Comment vous êtes-vous fait cette blessure et comment se fait-il qu’elle ait guéri aussi rapidement ?
Elle prit une longue inspiration. Cette fois, le moment était venu de prendre une décision.
— J’étais au club parce que nous
— Max et moi, eh oui, à propos, c’est un cousin éloigné – avons appris qu’il allait y avoir une attaque là-bas. Je voulais être certaine que votre vie n’était pas menacée.
— Vous vouliez être certaine que ma vie n’était pas menacée ?
Il fit volte-face. Le soleil qui entrait par la fenêtre jetait des reflets dorés sur sa peau et ses cheveux. Un spectacle admirable dont elle n’était malheureusement pas en situation de se réjouir.
— Mais de quoi parlez-vous, Victoria ? Qu’auriez-vous pu faire sinon vous mettre vous-même en danger ? Et ce n’est pas la première fois apparemment, dit-il en désignant la marque rouge sur son bras gauche.
La dérision qui perçait dans sa voix, ajoutée à l’épuisement et à la tension, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle aurait dû mettre un terme à cette conversation, ne rien ajouter d’autre. Et tant pis s’il était en colère.
Mais ce fut plus fort qu’elle.
— Je travaille avec Max. Nous avons une mission à remplir.
— Vous travaillez avec Max ? Les marquises ne travaillent pas.
— Eh bien moi, si.
Elle déglutit, puis ajouta : Je chasse les vampires.
Il écarquilla les yeux, réduit à quia.
Puis s’écria soudain d’une voix terrible :
— Etes-vous devenue folle ?
— Non, Phillip, je ne suis pas folle.
— Mais si, vous êtes folle.
Cette fois, la coupe était pleine. Sautant hors du lit, elle vint se camper devant lui, si près que l’ourlet de sa chemise de nuit lui frôlait les jambes.
— Vos mains !
Il hésita, puis lui offrit ses mains. Le saisissant fermement par les poignets, elle dit :
— Et maintenant, essayez donc de vous dégager.
Il essaya, en vain. D’un simple mouvement, elle lui abaissa les bras et les ramena le long de son corps. Son expression de colère fit place à la stupéfaction.
Pour finir, elle le relâcha.
— Je suis une chasseuse de vampires. C’est une tradition familiale ancestrale. Et je n’ai pas le choix. C’est mon destin.
Phillip fit un pas en arrière. Son dos heurta la fenêtre.
— Je ne crois pas aux vampires, dit-il.
— Et vous avez tort, car un peu plus et vous vous faisiez mordre hier soir... juste avant que vous ne m’aperceviez. Max a exécuté la créature pendant que vous étiez en train de m’apostropher.
Il secoua la tête.
— Que les vampires existent ou non, vous ne pouvez pas continuer, Victoria. Vous êtes marquise. Un pilier de la société. Je vous l’interdis. En tant qu’époux, je vous interdis de chasser les vampires.
— Phillip, vous ne pouvez pas me l’interdire. C’est en... en moi, c’est mon destin.
— C’est ce que vous vous imaginez. Vous croyez que vous n’avez pas le choix. Mais si vous cessez de quitter la maison à tout bout de champ pour chasser le vampire, vous briserez le cours de votre destin.
— Et je ferai la sourde oreille quand j’apprendrai que les vampires préparent une attaque... dans un endroit comme Bridge and Stokes, par exemple ? Je laisserai mourir les gens ? Vous avez survécu, Phillip, parce que Max a tout fait pour vous éloigner du club. De sorte que vous n’avez pas vu le carnage qu’ils ont laissé derrière eux... certaines victimes étaient vos amis. Un spectacle effroyable, indescriptible.
— Victoria, je vous l’interdis.
— Et moi je refuse de laisser massacrer des innocents sans rien faire.
La repoussant, il se dirigea vers sa garde-robe.
— Franks ! rugit-il pour appeler son valet de chambre.
S’arrêtant sur le seuil, il ouvrit la porte et, sans la regarder :
— Vous auriez dû m’en parler avant notre mariage, Victoria. Vous êtes impardonnable.
— Ils rentrent à peine de leur lune de miel, Nilly, dit Melly avec suffisance. Mais je suis sûre que je peux persuader le jeune couple le plus en vue de la haute société d’assister au bal de votre nièce.
— Ce serait merveilleux ! s’exclama Petronilla tout en inspectant l’assiette de biscuits au gingembre et à l’orange.
Ils sentaient délicieusement bon mais leur couleur rose carotte n’était guère engageante. Il allait falloir qu’elle en touche un mot à Freda, la cuisinière. Les biscuits au citron vert avaient bien meilleure mine que la dernière fois malgré leur glaçage blanc transparent.
— Où est Winnie ? Je croyais qu’elle voulait connaître tous les détails du voyage de noces, fit Melly désappointée.
Sans la moindre hésitation, contrairement à son amie, elle prit deux biscuits qu’elle posa sur son assiette et commença à en grignoter un troisième.
— Me voilà ! lança une voix tandis que la porte du petit salon s’ouvrait.
La duchesse de Farnham entra, toutes voiles dehors, dans un cliquetis de ferraille.
— Qu’est-ce cela ? s’enquit Melly en voyant l’énorme crucifix suspendu à sa ceinture. Et cela ?
— C’est un pieu, bien sûr, expliqua Petronilla comme si Melly avait perdu la tête... alors que c’étaient ses deux meilleures amies qui semblaient avoir perdu la raison.
— Winnie, j’espère que vous n’avez pas l’intention de vous servir de cette chose ! C’est monstrueux !
Winifred se laissa tomber dans un fauteuil puis, sans délais, déposa quatre biscuits au gingembre et trois biscuits au citron vert sur une assiette et se servit une tasse de thé.
— Je ne suis pas bête au point de sortir sans protection et vous deux, mes chères amies, feriez bien d’en faire autant !
— Non, non et non ! Winnie, ne me dites pas que vous avez peur qu’un vampire surgisse de l’ombre pour se jeter sur vous !
Melly enfourna le reste de gâteau à l’orange et avala une gorgée de thé en levant les yeux au ciel.
— Eh bien si, justement ! répliqua Winifred en versant une généreuse rasade de lait dans sa tasse.
Dédaignant le sucre, elle remua doucement son thé à petits coups de cuillère gracieux.
— Vous n’avez donc pas eu vent de l’incident qui s’est produit hier au Bridge and Stokes ? Dès que je l’ai su, j’ai immédiatement ordonné au valet de chambre du duc d’aller chercher une vieille canne et de la tailler en pointe pour moi. Et je ne m’en sépare plus depuis !
— Mais quel incident à Bridge and Stokes ? demanda Petronilla d’une voix légèrement tremblante, en écarquillant ses yeux bleus. De quoi voulez-vous parler ? On y a vu des vampires ? Quelqu’un s’est fait mordre ?
— Ce ne sont pas des vampires, Winnie ! réfuta Melly en secouant la tête. Je suis au courant de l’incident auquel vous faites allusion. Combien de fois devrais-je vous répéter que les vampires n’existent pas ? Les vampires ne sont que le fruit de l’imagination de Polidori. Des créatures imaginaires, comme les fantômes.
— Mais que s’est-il passé au Bridge and Stokes ? insista Petronilla.
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? Les domestiques ne parlent que de ça. La rumeur s’est propagée comme une traînée de poudre ! lâcha Melly sèchement.
— J’ai été indisposée toute la matinée, répondit Petronilla d’une petite voix gênée.
Melly émit un petit reniflement, mais Winnie, enfin, daigna répondre à sa question.
— Cinq hommes ont été retrouvés morts. La police montée a été alertée par des voisins disant qu’une violente altercation avait éclaté dans le club. Aucun coup de feu n’a été tiré, mais d’après ce qu’on raconte, les cadavres étaient atrocement déchiquetés. Un carnage.
Elle prit un biscuit, l’approcha de ses lèvres, puis renonça et le reposa sur son assiette. Certaines choses apparemment avaient le pouvoir de contrarier son robuste appétit.
— Lord Jellington, mon cousin, m’a rendu visite ce matin à la première heure, dit Melly. Car le marquis est un membre du club et s’y trouvait justement hier soir. Mais apparemment, il était déjà parti quand la bagarre a éclaté.
— Connaissant Jellington, je suis sûre que ce n’est pas l’unique raison qui l’a poussé à rendre visite à sa séduisante cousine si tôt, commenta Petronilla d’un air coquin.
— Oh, allons ! Jellington ne m’a jamais regardée... ou alors une fois ou deux pas plus, rétorqua Melly, en plongeant le nez dans sa tasse pour cacher sa confusion.
— Ce sont des vampires qui ont fait le coup, reprit Winnie, en remettant le sujet sur le tapis. C’est pour cela qu’il n’y a pas eu de coups de feu ! Ces créatures n’ont pas besoin de pistolets pour obtenir ce qu’elles veulent.
Melly secoua vigoureusement la tête.
— Non. Jellington dit que les gens qui ont attaqué le club avaient des armes blanches. Peut-être même s’agit-il d’une sorte de vendetta, car il paraît que toutes les victimes – sauf une – s’étaient lourdement endettées auprès d’un certain usurier de St Giles. La police pense qu’il s’agit de représailles, destinées à punir les mauvais payeurs et à intimider les débiteurs.
Elle renifla et posa sa tasse.
— C’est peut-être ce qu’affirme la police, rétorqua Winnie, revenant à l’attaque. Mais moi, je n’y crois pas. Ils disent cela pour ne pas que la panique s’empare de la population.
— Si ce sont des vampires qui ont fait le coup, rétorqua Melly, comment se fait-il que personne ne les ait vus ?
— Parce qu’ils sont rusés, pardi... ils se faufilent dans la nuit noire, répondit Winnie. Pensez bien à fermer vos fenêtres et vos volets la nuit.
— Je vais verrouiller les miennes à double tour, dit Petronilla avec conviction. C’est la nuit, n’est-ce pas qu’ils se faufilent sournoisement ? Mais j’ai entendu dire qu’ils avaient la faculté de se changer en fumée pour pouvoir s’insinuer entre les fentes des fenêtres ou des volets mal joints... après quoi ils reprennent forme humaine. Et vous les trouvez dans votre chambre ! Oh, mon Dieu, et Monsieur Fenworth qui dort à l’autre bout du couloir ! Je ne vais pas me sentir en sécurité !
Sa voix était stridente, comme si elle avait voulu alerter les vampires qui auraient pu rôder par là.
— S’ils se faufilent sournoisement la nuit, alors cela prouve – si tant est que les vampires existent – que ce ne sont pas des vampires qui ont attaqué le club, dit Melly en faisant tomber un petit morceau de sucre dans sa tasse.
— Et l’incident de Vauxhall Gardens, avant-hier soir ? commenta Winnie. Jellington vous en a-t-il parlé ?
— Non.
— Il y a eu une altercation là-bas aussi, mais aucun blessé grave ou léger.
Melly haussa les sourcils.
— Personne n’a été blessé ni même mordu, Dieu soit loué... et cependant vous mettez l’incident sur le compte de créatures qui n’existent pas ? Winnie, ma chère, vous ne devriez pas prendre ces contes gothiques au pied de la lettre. On ne peut pas imputer tous les incidents violents qui surviennent dans cette ville à des vampires et autres goules. Les criminels ordinaires sont bien assez nombreux sans qu’il faille en plus inventer des criminels d’un genre surnaturel. Et maintenant, je propose que nous passions à un sujet beaucoup plus passionnant... par exemple, dans combien de temps pouvons-nous espérer tenir un petit marquis dans nos bras !
Sa femme était folle. Il n’y avait pas d’autre explication. Et si elle ne l’était pas, c’était encore pire.
Jamais Phillip de Lacy, marquis de Rockley ne s’était trouvé réduit à un tel état d’impuissance.
Totalement anéanti, il quitta St Heath’s Row à bord de son attelage et se rendit en ville. Il s’arrêta chez White, un autre club qu’il avait l’habitude de fréquenter. Là, à une table seule, il descendit plusieurs whiskys et avala une pièce de bœuf qui avait un goût de sciure avec une tranche de pain dont il n’aurait su dire si elle était charançonnée.
Après cela, pour se calmer les nerfs, et bien que ne se sentant pas d’humeur à communiquer, il décida de poursuivre sa tournée. Chez Bertrand, il alla s’asseoir dans un coin, ignorant les conversations. Autour de lui, on ne parlait que des incidents sanglants survenus la veille au soir au Bridge and Stokes.
Etait-ce précisément pour cela qu’il était d’humeur si taciturne ?
Il ne voulait pas savoir si Victoria avait tort ou raison. Il ne voulait pas penser à ce que cela impliquait si elle avait raison... ou tort.
Le lendemain matin, voyant que Phillip ne rentrait pas, Victoria fit atteler la voiture et se rendit chez sa tante Eustacia.
Un seul regard suffit à sa tante pour comprendre ce qui s’était passé.
— Il sait ?
Victoria se laissa tomber dans un fauteuil, les mains tremblantes et au bord des larmes. Elle répondit d’un signe de tête.
— Il m’a interdit de continuer à chasser.
Eustacia attendit. Elle connaissait le pouvoir du silence. Chaque tic-tac de la pendule égrenant les minutes amenuisait les espoirs qu’elle avait placés en Victoria.
— Je lui ai dit que je ne pouvais pas laisser massacrer des innocents sans rien faire.
— Et tu as bien fait, approuva Eustacia.
— Il est entré dans une rage folle puis il est parti sans rien dire. Et n’a pas remis les pieds à la maison depuis hier matin.
— Il t’a vue quand tu étais au club ?
Quand Eustacia avait pansé ses blessures, Max lui avait raconté les événements survenus au Bridge and Stokes. Une façon détournée d’éviter qu’elle ne lui fasse la leçon. Mais elle n’était pas dupe. Elle l’avait laissé parler. Après quoi, elle l’avait sermonné vertement. Vénatore ou pas, il devait soigner ses blessures.
— Oui, il m’a reconnue. Je lui ai dit la vérité. Je n’ai pas pu faire autrement, ma tante. Je ne pouvais pas continuer à lui mentir ou à le droguer à son insu.
— Bien sûr, cara. Il n’est pas dans ta nature de tricher. Pour ma part, je savais que tu finirais par tout lui avouer. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce fût si tôt, et alors que la situation est si critique...
— Que voulez-vous dire ?
— Max et toi avez dû déjouer deux attaques en trois jours ; et peut-être même y en a-t-il une de prévue ce soir dont nous ignorons tout. Lilith est en train de mobiliser toutes ses forces. Elle n’a de cesse de prendre sa revanche sur la défaite que tu lui as infligée. Elle veut à tout prix s’emparer du livre et a imaginé un plan pour cela. Max n’est pas en état de combattre, mais il est allé au Calice d’argent hier soir, pour voir s’il ne pouvait pas glaner quelques informations.
Sachant que Rockley avait reconnu Victoria et que les jeunes époux avaient très probablement eu une dispute à ce sujet, Max avait dit à Eustacia qu’il agirait désormais seul, avant d’ajouter non sans cynisme que Victoria ferait mieux de s’occuper de ses affaires domestiques.
— J’ai bien vu qu’il était gravement blessé, mais il a refusé que je le soigne.
— Je sais, il me l’a avoué, soupira Eustacia.
Elle savait pour quelles raisons Max était sur la défensive, mais ne jugea pas utile de les dévoiler à sa nièce. Si bien qu’elle ajouta :
— Il n’aime pas se faire dorloter.
— Tante Eustacia, ai-je fait une erreur en avouant tout à Phillip ?
— Je ne vois pas comment tu aurais pu faire autrement. Mais j’imagine que ton aveu ne sera pas sans conséquences. Par exemple, le marquis risque de t’interdire de sortir quand nous aurons besoin de toi, ou pire encore. Il faut que tu lui fasses comprendre qu’il doit rester à l’écart de tout cela. Et que si désireux qu’il soit de te protéger, il ne le peut pas. Et s’il ne veut pas entendre raison, envoie-le-moi. Je saurai le convaincre.
Victoria acquiesça. C’est ce qu’elle allait faire – à condition qu’il revienne à St Heath’s Row, naturellement.
— À présent, cara, tu vas rentrer chez toi et te reposer. Ton époux t’aime ; il finira par revenir quand il aura réussi à digérer la nouvelle. Et puis n’oublie pas que nous avons besoin de toi. Max ne peut à lui seul tenir tête à Lilith.
Victoria hocha la tête... même si, pour la première fois, elle regrettait d’avoir accepté la mission. Elle aurait voulu pouvoir revenir sur sa décision et effacer tout cela de sa mémoire.
Elle aurait voulu retourner à l’innocence. Et mener une vie normale.