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Une alliance est suggérée
Victoria portait une robe parme brodée de boutons de rose et de parements de dentelle pourpres. Sa coiffure, un savant entrelacs de boucles et de tresses remonté en chignon sur le haut de son crâne, était parachevée par deux anglaises retombant en tire-bouchon de part et d’autre de son visage. Une création de Verbena.
Un bouquet d’améthystes et de diamants scintillait à ses oreilles, complété par un tour de cou de velours blanc orné en son centre d’une grosse améthyste carrée.
Elle portait un petit réticule en soie nacrée qui renfermait un ruban de satin à la couleur passée, et sa sortie-de-bal en dentelle d’Alençon retombait en deux plis gracieux autour de ses bras.
Elle n’avait pas emporté d’eau bénite. Ni même de croix, hormis celle qu’elle avait tout au fond de son corset... et celle accrochée à son nombril.
Ce soir, elle n’était pas une Vénatore.
Ce soir, Victoria était la fiancée du marquis de Rockley.
Peut-être était-ce une décision hâtive, mais elle voulait, ne fût-ce que pour un soir, pouvoir savourer pleinement son rôle de femme amoureuse. Elle voulait ne pas avoir à se demander si la sensation de froid sur sa nuque était due à la présence d’un mort vivant ou d’un simple courant d’air et quelle excuse elle allait invoquer pour pouvoir s’éclipser discrètement de la salle de bal.
Elle voulait être une convive comme les autres.
Ce qui ne l’avait pas empêchée de se munir d’un pieu , soigneusement dissimulé dans les plis de la cape qu’elle avait laissée dans le petit salon. A tout hasard.
Jamais Phillip n’avait été plus beau tandis qu’il la menait vers la piste de danse. Son plus proche parent – le frère de sa défunte mère – venait d’annoncer officiellement leurs fiançailles. D’un geste gracieux, il attira Victoria entre ses bras et ils ouvrirent la deuxième partie du bal. Autour d’eux se pressait une foule de visages, certains radieux, d’autres surpris.
Ils étaient le seul couple à danser, et durant les cinq premières mesures de la valse Victoria sentit peser sur elle les regards scrutateurs de toute la bonne société. Tous voulaient voir à quoi ressemblait la future épouse du marquis de Rockley, le célibataire le plus convoité de Londres. Mais Phillip la regardait tourbillonner entre ses bras comme si elle avait été la seule femme au monde.
Lorsqu’ils eurent fait trois fois le tour de la piste ovale, d’autres couples se formèrent et entrèrent un à un dans la danse, mettant fin à l’embarras de Victoria qui avait horreur d’être le centre d’intérêt.
De temps à autre, Phillip levait les yeux pour échanger un regard avec un ami, un parent, une connaissance, puis reportait aussitôt son attention sur elle. Cette façon qu’il avait de la dévorer des yeux, lui faisait monter le rouge aux joues et lui procurait de petits picotements troublants. Elle lui souriait, confiante, se laissant entraîner sans se préoccuper de savoir dans quelle direction ils allaient ou près de qui ils passaient.
Quelle sensation délicieuse...
— Votre tante et votre cousin n’avaient pas l’air enchantés par la nouvelle de nos fiançailles, dit Phillip lorsque les autres couples furent entrés dans la danse.
— Je pense qu’ils ont été surpris. Mais ils ont exprimé leur joie après votre départ.
— J’avais espéré qu’ils accepteraient de se joindre à nous ici, ce soir, à St Heath’s Row. J’ai été déçu qu’ils n’aient pas répondu à notre invitation.
— Ma tante Eustacia ne sort guère en société, répondit Victoria. Il n’y a que quatre ans qu’elle est revenue d’Italie et elle ne connaît pas grand monde. Quant à Max... il a horreur des mondanités... tout comme vous en aviez horreur vous-même il n’y a pas si longtemps.
— C’est vrai, mais je pense que j’aurais fait un effort si j’avais eu la certitude de vous trouver.
— Une pensée flatteuse, Phillip, mais vous semblez oublier que j’ai dû retarder mon entrée dans le monde à cause du décès de mon grand-père et de mon père. Si vous vous étiez décidé avant cela à vous trouver une épouse, je vous aurais perdu avant même de vous avoir trouvé.
— Jamais, Victoria, soupira-t-il. Puis il ajouta dans un sourire : Je crois le moment venu de vous faire une autre confession.
— Encore une ? Elle haussa un sourcil surpris.
— Encore une. La dernière. Alors ouvrez bien grand vos oreilles, Victoria.
Il inclina légèrement la tête de côté et la regarda.
— Si j’ai choisi de me livrer en pâture à la bonne société cette année, c’est parce que je savais que votre deuil touchait à sa fin et que vous alliez faire vos débuts dans le monde. Je voulais rencontrer la jeune fille que j’avais connue il y a très longtemps. Et lorsque j’ai découvert qu’elle était devenue la femme qu’elle promettait d’être, je suis tombé amoureux.
Quand il plongeait ses yeux bleus limpides dans les siens, comme maintenant, elle avait l’impression que les vampires, Lilith et le Livre d’Antwartha n’existaient pas.
Ce n’était qu’une illusion... Elle ne pouvait les laisser derrière elle, ni se faire hypnotiser, comme sa mère, pour les effacer de sa mémoire, mais Victoria savait qu’elle survivrait à ce monde coupé en deux, si Phillip l’attendait sur l’autre rive.
— Max, dit Eustacia, vous semblez excessivement contrarié.
— Contrarié est un doux euphémisme pour décrire ce que je ressens, précisa-t-il, hargneux.
Il n’avait cessé de broyer du noir depuis que Rockley leur avait annoncé ses fiançailles avec Victoria, la veille au soir.
— Pourquoi diable Victoria s’est-elle mise en tête de se marier, et avec un marquis par-dessus le marché !
— Je comprends votre irritation, Max, mais il n’existe à ma connaissance aucune loi interdisant aux Vénatores de prendre un époux, que ce soit un marquis ou autre chose.
— Il ne s’agit pas de loi, mais de bon sens. Ce dont elle semble totalement dépourvue.
Malgré son calme imperturbable et ses manières posées, Max voyait bien qu’Eustacia était tout aussi contrariée que lui.
— Le Livre d’Antwartha est en notre possession, dit-il. Et je dois reconnaître qu’elle a joué un rôle non négligeable dans cette affaire... Mais il ne faut pas qu’elle s’imagine que toute menace est pour autant écartée et que sa carrière de Vénatore s’arrête là.
Tout en parlant, il avait sorti de sa poche un pieu noir parfaitement lisse sur lequel il pianotait nerveusement.
— Bien sûr, au départ, elle était tout feu tout flamme. Mais je savais qu’elle finirait par vouloir retourner à son joli monde de falbalas et de carnets de bal. C’est précisément pour cette raison qu’il ne devrait pas y avoir de femmes Vénatores. Je ne parle pas pour vous, Eustacia, naturellement. Car vous êtes, comme toujours, l’exception qui confirme la règle.
Voyant des flammes s’insinuer dans les prunelles de la vieille dame, il exécuta un petit signe de tête respectueux.
— Vous êtes injuste, Max. Victoria n’a rien dit ou fait qui pourrait laisser penser qu’elle n’est pas consciente du danger. Elle vous a sauvé la vie lorsque vous étiez en train de récupérer le Livre d’Antwartha. Et d’ailleurs, je me félicite que vous ayez su mettre vos dissensions de côté pour unir vos forces et accomplir brillamment votre mission.
— Vous ne faites qu’apporter de l’eau à mon moulin, Eustacia. Juste au moment où elle commençait à démontrer qu’elle avait l’étoffe d’une Vénatore d’exception – et je reconnais volontiers qu’elle pourrait nous égaler vous ou moi –, elle se laisse passer la bague au doigt ! Une fois mariée, elle va devoir rendre des comptes au marquis sur chacun de ses faits et gestes, se retrouver prise dans des obligations de toute sorte. Sans parler des possibles méfaits des sentiments amoureux sur sa conduite. Avez-vous remarqué comment se comportent les tourtereaux ? Ils n’ont d’yeux pour personne d’autre que leur moitié. Nous ne pouvons pas courir le risque d’échouer, comme cela a failli se produire avant-hier soir.
— Vous avez dit la même chose à Victoria hier, après l’annonce de son mariage, lui rappela Eustacia avec un calme sidérant. Mais je refuse de lui interdire de se marier, ajouta-t-elle en haussant soudain le ton. Cette décision n’appartient qu’à elle. Et même si je partage votre contrariété, j’estime ne pas avoir le droit d’intervenir. Si certains d’entre nous s’abstiennent de se marier, ce n’est pas une règle absolue. Si vous voulez le fond de ma pensée, cette petite n’a pas fini de nous surprendre. Qui sait si elle n’éprouve pas simplement le besoin de trouver un équilibre entre la lumière et les ténèbres ; l’ordinaire et l’extraordinaire. De la même façon que vous puisez votre force dans la colère et le chagrin.
— Désolé de vous contredire, Eustacia, mais la vie d’un Vénatore est semblable à celle d’un prêtre. Nous devons rester seuls si nous voulons accomplir pleinement notre mission.
— Et moi, alors, n’ai-je pas pleinement accompli ma mission tout en refusant le célibat ? demanda gentiment Eustacia, qui venait soudain de comprendre la raison profonde de son désenchantement.
Poussé dans ses derniers retranchements, Max s’empressa de changer de sujet.
— Victoria a reconnu Sébastien Vioget. Comment sait-elle qui il est ?
Eustacia haussa un sourcil surpris.
— Voilà qui est intéressant. Je ne serais pas étonnée qu’elle ait découvert en même temps l’existence de Sébastien Vioget et ce qu’elle sait du livre et de sa protection magique. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est la présence de Vioget à Redfield Manor.
— Et moi, c’est le fait qu’il n’ait pas cherché à m’empêcher de toucher le livre, répondit Max avec sarcasme. Au contraire même, on aurait dit qu’il en bavait d’envie.
— Il est regrettable que vous ne puissiez pas conclure une alliance avec lui. Cela pourrait nous être bénéfique. Mais peut-être Victoria voudra-t-elle bien s’en charger.
Avant que Max ait pu répondre, Eustacia aborda un autre sujet tout aussi déplaisant.
— Comment va votre cou ?
Il se surprit à tâter instinctivement la vieille morsure qui puisait une douleur sourde et continue dans son cou depuis la veille.
— La douleur s’est réveillée, vous vous en doutez, après les événements de ces derniers jours.
— Je pourrais vous donner un onguent, proposa Eustacia gentiment, comme si elle parlait à un enfant. Pourquoi souffrir inutilement ?
— Non, ce n’est rien.
Il allait ajouter autre chose, mais Kritanu ouvrit la porte et fit entrer Wayren.
— Toutes mes félicitations ! Eustacia et Maximilian, s’exclama la blonde bibliothécaire avec un sourire radieux.
Puis elle les étreignit tour à tour pour les congratuler, les enveloppant de ses longues manches médiévales qui descendaient jusqu’à terre.
— Vous avez réussi à récupérer le livre ! Et avec quelle rapidité !
— Oui, nous avons eu beaucoup de chance, concéda Max.
— Et votre morsure ? s’enquit Wayren en lui décochant le même regard inquiet qu’Eustacia.
— Elle est sensible, reconnut-il.
La porte s’ouvrit à nouveau et Kritanu fit entrer une deuxième visiteuse
— Victoria, naturellement. Max tourna la tête dans sa direction et lança :
— Ah, la voilà... seule ? Vous n’avez pas amené votre chère moitié avec vous, Victoria ?
— Non, Phillip est sincèrement désolé, mais il est trop occupé à choisir la cravate qu’il va porter pour le mariage, répondit-elle d’une voix de miel.
Max se mordit la lèvre pour réprimer un sourire surpris. Force lui était de reconnaître qu’elle ne manquait pas d’à-propos.
Il prit place dans son fauteuil favori, non loin de la desserte sur laquelle Kritanu avait disposé la bouteille de cognac. Son regard croisa celui d’Eustacia, qui n’avait manifestement pas apprécié le ton sarcastique de sa remarque.
— Votre chère moitié ? demanda Wayren en prenant place à côté de Max.
— Max se référait à mon fiancé, le marquis de Rockley, l’éclaira Victoria. Il semble craindre qu’une fois prononcé les vœux du mariage, je n’oublie que j’ai juré de reprendre le flambeau des Gardella.
Après avoir déposé un baiser sur la joue de sa tante, puis sur celle de Kritanu, Victoria s’installa dans le fauteuil juste en face de Max. En lieu et place de son habituel volumineux chignon orné de pierres précieuses et de rubans, elle portait une tresse toute simple, et si longue qu’elle dut la relever pour ne pas s’asseoir dessus.
Max remarqua qu’elle avait apporté une grosse sacoche de cuir qu’elle avait déposée sur ses genoux.
— Est-ce le livre ? demanda-t-il, impatient de discuter d’autre chose que de préparatifs de mariage.
— C’est lui, confirma Victoria en l’extirpant de sa besace.
Elle le garda un instant entre ses mains avant de le tendre à Eustacia.
— Qu’allons-nous en faire ? demanda-t-elle. Peut-il nous être d’une quelconque utilité ?
Wayren observait le vieux volume écorné avec des yeux avides. Elle semblait presque hors d’haleine lorsqu’elle déclara :
— Il va falloir que je m’y plonge pour m’en assurer... mais je doute que ce livre puisse apporter grand-chose au monde des vivants. Car étant l’œuvre du fils maudit de Kali, il ne contient pour l’essentiel que des sortilèges destinés à promouvoir le mal. Cela dit, sachant la valeur qu’il revêt aux yeux de Lilith, il nous aidera peut-être à comprendre quelles sont ses intentions.
— En effet, approuva Eustacia. Le simple fait de l’avoir en notre possession est un atout majeur. Et je me demandais justement où nous allions bien pouvoir le cacher en attendant de savoir ce que nous allons en faire.
— N’allez-vous pas le garder ici, tante Eustacia ? demanda Victoria, étonnée.
Max ne put réprimer un petit reniflement de dégoût.
— La maison d’Eustacia ou la mienne... ou même la vôtre seront les premières cibles de Lilith.
Il ne fut pas déçu. En voyant ses traits s’affaisser d’un seul coup, il comprit que sa remarque avait fait mouche. Peut-être allait-elle enfin prendre conscience de la gravité de la situation. Non, la partie n’était pas gagnée... et ne le serait pas tant que Lilith n’aurait pas été complètement anéantie.
— Elle sait qui a déjoué ses plans et je n’ose imaginer sa fureur contre nous.
Il se l’imaginait très bien en réalité, et même mieux qu’il ne l’aurait souhaité.
— Quel que soit l’endroit où nous le cachons, il ne faut pas qu’il soit exposé directement aux rayons du soleil. Surtout pendant le transport, ajouta Wayren. Sans quoi, il tombera en poussière. C’est un livre maléfique qui ne peut survivre que dans les ténèbres... et se désintégrer ù la lumière. Mais avant que vous ne l’emportiez, j’aimerais en inverser la protection, pour plus de sûreté.
— Inverser la protection ? Une telle chose est donc possible ? demanda Victoria.
— Cela fait partie des charmes de Wayren, intervint Max. Au sens propre comme au figuré.
Wayren laissa échapper un petit rire cristallin et Max eut presque pitié de Victoria lorsqu’il la vit plisser les paupières d’un air incrédule. Il éprouvait un plaisir pervers à la devancer d’une longueur.
— J’aimerais détruire le livre, reprit Wayren, car alors nous n’aurions plus à craindre que Lilith cherche à s’en emparer, mais avant cela, il convient de s’assurer que sa destruction ne risque pas d’avoir des répercussions négatives. Ou qu’il ne recèle pas d’informations qui pourraient nous être utiles. Si bien que, si vous pouviez songer à une cachette sûre en attendant...
— Je pense, l’interrompit Eustacia sans ambages, que la meilleure cachette serait un lieu inaccessible à Lilith et à ses mignons, comme une église ou un sanctuaire religieux.
— Si vous n’avez pas d’idée précise, j’aimerais faire une suggestion, dit Victoria. Il y a une petite chapelle à St Heath’s Row – le domaine des Rockley, ajouta-t-elle avec un regard appuyé à Max. Je pourrais y cacher le livre et m’assurer qu’il y ait suffisamment de reliques et d’objets religieux pour tenir Lilith et sa cour à l’écart de la chapelle, au cas où ils viendraient à découvrir la cachette. Je ne vais pas tarder à me familiariser avec les lieux, étant donné que c’est là que notre mariage doit être célébré.
En voyant ses lèvres se retrousser en un sourire goguenard, le sang de Max ne fit qu’un tour. Il se mit à marteler nerveusement sa paume avec son piquet noir. Le moment était venu de prendre congé.
— Bien, dit-il. Puisque l’affaire semble réglée, je vais me retirer. Lilith a sûrement lancé ses gens dans les rues de Londres et j’entends réfréner leurs appétits.
Il pensait que Victoria allait bondir sur ses pieds et le supplier de l’emmener avec lui – et s’apprêtait à l’éconduire d’une réponse caustique... mais elle se contenta de tourner vers lui son délicat minois dont on avait du mal à croire qu’il appartenait à une femme qui, deux soirs plus tôt, avait tué huit vampires.
— Prenez soin de vous, Max, dit-elle tout simplement.
Il sortit aussitôt, impatient d’aller s’adonner entièrement à la mission qui était la sienne sans se laisser distraire par d’autres considérations.
Victoria aurait aimé se rendre une fois encore au Calice d’argent, mais la chose était plus facile à dire qu’à faire.
Six jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait récupéré le Livre d’Antwartha, et depuis lors elle s’était retrouvée accaparée par ses obligations en tant que future épouse du marquis de Rockley et par ses réunions avec tante Eustacia, Kritanu, la fée Wayren et Max.
Comme promis, elle avait caché le livre sous l’autel de la chapelle de St Heath’s Row, le vaste domaine que les Rockley possédaient à l’extérieur de la ville. Victoria ayant dit à Phillip qu’une lointaine parente à elle souhaitait dire une neuvaine en l’honneur de leur mariage à l’endroit même où celui-ci serait célébré, Wayren avait reçu la permission de se rendre à la chapelle et pouvait ainsi consacrer autant de temps qu’elle le désirait à étudier le Livre d’Antwartha.
Max, en revanche, était beaucoup moins malléable. Il avait essayé à plusieurs reprises d’aborder le sujet de Sébastien, dont Victoria avait prononcé malencontreusement le nom quand ils étaient à Redfield Manor, mais chaque fois elle s’était murée dans un silence obstiné. Elle s’en voulait terriblement d’avoir commis une telle étourderie tout en éprouvant un malin plaisir à le voir se renfrogner quand elle éludait poliment ses questions.
Mais quand Eustacia se mit, elle aussi, à la sonder, Victoria comprit que les choses allaient se gâter.
— Max m’a dit que tu avais rencontré Sébastien Vioget, commença sa tante un après-midi que Victoria avait réussi à se faufiler hors de Grantworth House, avant que lady Melly ne l’emmène prendre le thé chez des connaissances. Non pas qu’elle n’aimât pas grignoter des biscuits en papotant avec d’autres dames, mais elle l’avait fait si souvent au cours de la semaine passée que la seule évocation de meringues au citron et à la crème, entre autres spécialités pâtissières, lui donnait la nausée. Sans parler des effets désastreux pour son tour de taille.
Comment allait-elle pouvoir entrer dans sa robe de mariée si on continuait à la gaver comme une oie à chaque visite ?
— Qu’est-ce qui laisse penser à Max que je l’ai rencontré ? demanda Victoria en feignant l’innocence.
Tante Eustacia lui lança un regard indulgent qui lui indiqua qu’elle était prête à jouer aux devinettes.
— Le fait que tu l’aies reconnu à Redfield Manor.
— Je ne l’ai pas reconnu, mais ça ne veut pas dire que je ne l’ai jamais rencontré. Que pensez-vous qu’il soit venu faire là-bas ?
Joignant ses mains gantées de dentelle sur ses genoux, Eustacia scruta Victoria, sans indulgence cette fois.
— J’avais espéré que tu pourrais apporter une réponse à cette question.
— Sincèrement, je n’en ai pas la moindre idée. J’ai été tout aussi surprise que Max de l’y voir. À moins que Max ne s’y soit attendu... ?
Sa tante la jaugea un instant du regard comme pour s’assurer qu’elle disait la vérité, puis sembla trancher en sa faveur.
— Sébastien Vioget est quelqu’un de très puissant et qui pourrait être un allié précieux. Si seulement nous pouvions lui faire confiance.
Tante Eustacia la regardait avec une telle insistance que Victoria se sentit rougir. Sa tante s’attendait clairement à une réponse de sa part, mais Victoria craignait que quoi qu’elle puisse dire à ce stade, cela risquait de se retourner contre elle.
Elle prit le temps de réfléchir et en vint à la conclusion qu’elle n’avait aucune raison de ne pas faire confiance à Sébastien.
L’information qu’il lui avait communiquée s’était avérée exacte – pour autant qu’elle pouvait en juger tout au moins.
— Et pourquoi ne lui faites-vous pas confiance ? Ce n’est pas un vampire.
Eustacia lui décocha un regard tranchant comme un coup d’épée.
— Non, ce n’est pas un vampire. Mais le simple fait qu’il se soit trouvé cher Rudolph Caulfield au moment du transfert du Livre d’Antwartha nous a intrigués, Max et moi. Victoria, que sais-tu de Sébastien Vioget ? As-tu eu des contacts avec lui ?
Victoria ouvrit la bouche comme si elle allait parler, puis la referma. Sébastien l’avait mise en garde. Sous aucun prétexte elle ne devait parler de leur entrevue... mais comment aurait-elle pu ne pas le dire à tante Eustacia ? En particulier quand celle-ci lui posait la question de façon aussi directe ?
Sa tante la regardait se débattre intérieurement. Le fait qu’elle ait mis si longtemps à répondre était déjà un aveu en soi.
— Je suis allée au Calice d’argent, finit-elle par dire. Je voulais obtenir des informations sur le Livre d’Antwartha. Et c’est là que je l’ai rencontré. Il m’a fait clairement savoir que je ne devais dire à personne que nous nous étions vus. C’est pourquoi je me suis tue.
Tante Eustacia opina du chef. Au grand soulagement de Victoria, elle ne chercha pas à en savoir davantage.
— Si jamais tu as l’occasion de le revoir, il ne serait peut-être pas inutile de lui proposer une sorte d’alliance. Cela pourrait nous être très salutaire.
A ces mots, Victoria comprit qu’elle n’avait plus aucune raison de remettre à plus tard sa visite au Calice d’argent.
Elle irait dès ce soir.