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Une déclaration mal accueillie

 

 

 

 

Une voiture de louage qui n’était pas celle de Barth, la ramena à Grantworth House. Le Livre d’Antwartha posé à côté d’elle sur la banquette, Victoria s’efforçait de ne pas penser à Max. Ne lui avait-il pas dit et répété qu’il était parfaitement capable de se débrouiller seul ?

De plus, il aurait certainement préféré qu’elle s’occupe de mettre le livre en sûreté plutôt que risquer de le perdre en volant à son secours.

Sitôt arrivée à Grantworth House, Victoria sauta au bas de la voiture, son lourd paquet sous le bras, et claqua la portière. Toutes les lumières de la maison étaient éteintes, à l’exception de la lampe du petit salon au rez-de-chaussée. Il était presque quatre heures ; sa mère était certainement rentrée du bal et couchée. Victoria commençait à se diriger vers le perron quand elle sentit un souffle froid sur sa nuque.

Encore !

Saisissant son pieu, elle se retourna. Son sang se glaça lorsqu’elle aperçut la berline vert et or de sa mère, non pas à sa place habituelle, mais stationnée dans la rue sous un réverbère. Les chevaux étaient anormalement immobiles et l’homme qui tenait les rênes n’appartenait manifestement pas à la maison. Lady Melly était bel et bien rentrée, mais elle n’était pas dans son lit.

Victoria jeta instinctivement un coup d’œil au paquet qu’elle tenait sous son bras, puis regarda à nouveau la voiture. Combien étaient-ils ? Comment allait-elle pouvoir les combattre avec le livre sous le bras ?

— Vénatore ! cria une voix.

Victoria se retourna et vit quatre vampires émerger de derrière le coche  – des Gardiens, à en juger pas la couleur rubis de leurs prunelles. Parmi eux, une grande femme aux cheveux roux. C’était elle qui l’avait apostrophée.

— Je n’ai pas gâché votre soirée, au moins ? lança Victoria avec un calme feint. J’ai été retenue par une mission qui m’a pris plus de temps que prévu.

Tout en parlant, elle réfléchissait à un moyen de délivrer sa mère des griffes de cinq vampires.

Mais combien y avait-il donc de ces maudites créatures à Londres ? pesta-t-elle intérieurement.

Elle était exténuée, mais ce n’était pas le moment de flancher. Sa mère était prisonnière des vampires et elle devait la sauver.

La femme aux cheveux rouges s’était rapprochée. Elle exhalait une odeur de renfermé, sèche et poussiéreuse. Prenant garde de ne pas la regarder directement dans les yeux, Victoria se prépara à parer une attaque. Les autres vampires s’étaient déployés en V derrière la meneuse.

— Nous avons jugé plus sûr de raccompagner votre mère chez elle, dit la femme sur le même ton nonchalant que Victoria. Elle n’a rien. Nous avons résisté à l’envie de la saigner, Vénatore, parce que nous savions que si vous réussissiez votre mission, il vous faudrait une bonne raison pour nous rendre le Livre d’Antwartha.

D’un geste du menton, elle désigna la portière. Celle-ci s’ouvrit et lady Melly tituba hors de la berline. Empêtrée dans ses jupes tire-bouchonnées, elle rata la marche et atterrit sur les genoux. Elle n’avait pas l’air trop mal en point, hormis les ecchymoses que sa chute ne manquerait pas de provoquer.

— Je ne peux pas vous donner le livre, dit Victoria, mais je peux vous laisser en vie... si l’on peut dire. Si vous ne voulez pas finir comme... oh, une bonne douzaine de vos collègues, je vous conseille d’aller voir ailleurs si vous ne trouvez pas un autre Vénatore épuisé à harceler.

À condition, naturellement, qu’il y ait un autre Vénatore à Londres... épuisé ou pas.

Comme elle parlait, son esprit compta les coups égrenés au loin par Big Ben. Quatre heures. Dans un peu plus d’une heure, le jour allait se lever...

Victoria parviendrait-elle à les tenir en respect jusque-là ?

Tout à coup, une voiture de louage lancée à fond de train déboula au coin de la rue. Victoria reconnut le cocher. Barth ! Mais que diable venait-il faire ici ?

La voiture les dépassa et une gerbe d’eau jaillit par la vitre abaissée, aspergeant quatre vampires.

Soudain les créatures se mirent à hurler en se tortillant de douleur. Était-ce Verbena qui leur avait jeté un seau d’eau bénite ? Saisissant son piquet Victoria donna l’assaut.

Le temps qu’elle transperce deux morts vivants, elle vit la voiture faire demi-tour et s’en revenir au galop. Cette fois la gerbe d’eau bénite atteignit le vampire assis sur le siège du cocher, avant de se répandre sur ses deux derniers compagnons debout sur la chaussée.

Leurs souffrances étaient telles qu’il lui eût été facile d’en finir avec eux, mais Victoria était trop fatiguée, tellement fatiguée qu’elle n’avait même pas la force de se réjouir de ce dénouement providentiel. La voiture de Barth vint se ranger devant la maison. Soutenant d’un bras sa mère prostrée et anormalement silencieuse et de l’autre son précieux butin, Victoria commença à gravir les marches du perron. Demain, elle allait devoir, entre autres choses, s’occuper de sa mère terrorisée, sans oublier le Livre d’Antwartha  – et l’annonce de ses fiançailles ce soir au bal.

Mais pour l’heure... tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver son lit douillet et mettre le livre en lieu sûr.

S’occuper de lady Melly s’avéra beaucoup moins compliqué qu’elle ne se l’était imaginé, car Verbena (c’était bien elle qui avait jeté l’eau bénite sur les vampires) lui avait administré un somnifère de sa composition qui l’avait littéralement terrassée.

Le lendemain matin, au réveil, Victoria découvrit que sa tante Eustacia était à Grantworth House. La vieille dame avait été alertée par Max, qui après avoir vaincu son troisième Impérial cette nuit-là, s’était présenté à Grantworth House peu après que Victoria et sa mère se soient retirées. Il était venu uniquement pour s’assurer que tout allait bien. Verbena l’ayant informé que sa maîtresse était rentrée sans encombres avec le précieux butin, il avait aussitôt disparu dans la nuit, probablement impatient lui aussi de regagner son lit douillet.

Tante Eustacia avait une façon bien à elle de traiter les personnes traumatisées par les vampires : elle faisait aller et venir un petit pendule en or gravé d’un dessin en forme de spirale sous le nez de la victime jusqu’à ce que son visage et son regard perdent toute expressivité.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Victoria, tandis que sa tante effaçait tout souvenir de prunelles rougeoyantes et de crocs aiguisés de la mémoire de Melly. Ne serait-il pas plus prudent que les non-Vénatores sachent que les vampires existent et à quels risques ils s’exposent ?

Il était presque midi et elles étaient dans le petit salon de Grantworth House, seules, pour une fois.

— Tu veux donc que la panique se répande dans toute la ville et que Lilith prenne l’avantage sur une population affaiblit par la terreur ? Sans parler de tous les fiers-à-bras en mal d’héroïsme et totalement inaptes qui vont s’imaginer qu’ils peuvent tuer des vampires aussi facilement que les Vénatores, et de ceux qui vont exiger de porter une vis huila ! Non, Victoria, il vaut mieux laisser dans l’ignorance ceux qui ne peuvent pas combattre les morts vivants. À quelques très rares exceptions près, ajouta-t-elle.

Dardant un regard noir et perçant sur sa petite-nièce, Eustacia ajouta :

— Je me suis laissé dire que tu avais atteint le but que nous nous étions fixé, et je tenais à te féliciter. Tu as droit à ma plus profonde reconnaissance et... à ma très grande colère.

Max. Évidemment. Sa haute silhouette austère s’était encadrée dans l’embrasure de la porte. Derrière lui, Verbena roulait des yeux effarés, tandis que Jimmons rougissait comme une pivoine. Le majordome n’aurait pas dû laisser entrer le visiteur sans l’avoir annoncé, mais Victoria savait que rien ni personne ne pouvait arrêter Max quand il s’était fourré une idée en tête.

Il était entièrement vêtu de noir

         — Victoria ignorait qu’il existait aussi des chemises noires. Il referma la porte derrière lui d’un geste si brusque qu’il faillit pincer le nez inquisiteur de Verbena.

— À quel jeu jouez-vous, Victoria ? éructa-t-il en se dirigeant droit sur elle.

— Max, intervint tante Eustacia...

— Je vous ai sauvé la vie... ou l’auriez-vous déjà oublié ? répliqua Victoria.

Elle se leva, la tête haute, refusant de se laisser intimider.

— Sauvé... Victoria, si vous nous aviez dit ce que vous saviez avant, vous n’auriez pas eu besoin de me sauver la vie ! En fait, nous aurions cherché ensemble le meilleur moyen...

— Ensemble ? Dites plutôt que vous vous seriez emparé seul du livre, pendant que je serais restée tranquillement à la maison à m’occuper de mes fanfreluches !

— Bien sûr que non ! Nous aurions agi de concert...

— Vous avez beau jeu de dire ça maintenant. Mais jusqu’ici, vous vous êtes toujours bien gardé de me tenir au fait de vos plans.

Cette fois la coupe était pleine. Se levant d’un bond, Eustacia vint se camper bien droite entre eux deux, les bras écartés.

— Asseyez-vous, ordonna-t-elle d’une voix sans appel que Victoria ne lui connaissait pas.

Elle s’assit et Max fit de même, quoi que sans avoir l’air le moins du monde intimidé.

— Et maintenant, que les choses soient claires, les prévint Eustacia en les foudroyant tour à tour du regard. Vous êtes notre seul espoir, ici, en Angleterre, et si vous n’apprenez pas à vivre en bonne intelligence, notre petit trio va se disloquer. Je ne reviendrai pas sur les événements d’hier soir... sauf pour vous féliciter. Et pour pousser un grand soupir de soulagement. Victoria, tu as réussi à ravir à Lilith le Livre d’Antwartha tant convoité. Et vous, Max, avez occis trois Impériaux  – un record dans un laps de temps aussi court -ainsi qu’un nombre non négligeable de Gardiens, en partie grâce au concours de ton ingénieuse femme de chambre, Victoria.

Victoria acquiesça. Elle avait exprimé sa gratitude à Verbena, qui depuis lors semblait se donner des airs importants.

— Qu’allons-nous faire du livre à présent ? demanda tranquillement Max, comme si aucune querelle n’avait éclaté.

On frappa à la porte et Jimmons passa la tête par l’entrebâillement.

— Il est trop tôt pour les visites, mais le monsieur a insisté pour que je l’annonce, miss Victoria. Le marquis de Rockley.

Victoria se sentit rougir. Sans regarder Max ou sa tante, elle répondit :

— Faites entrer le marquis, je vous prie, Jimmons. Ce n’est pas la première fois qu’il se présente ici en dehors des heures normales de visite.

Max se renfrogna, comme pour faire une remarque désagréable, mais il n’en eut pas le temps car la porte s’ouvrit et Rockley entra.

Victoria se retint de se jeter à son cou. Leurs fiançailles n’ayant pas encore été officiellement annoncées, elle ne pouvait se permettre une telle familiarité, même si elle mourait d’envie d’enfouir sa tête dans sa poitrine pour savourer sa... délicieuse et rassurante normalité, loin des vampires et des piquets de frêne.

Phillip aussi semblait avoir peine à contenir son effusion, mais dès qu’il remarqua les autres occupants de la pièce, il se raidit et accepta poliment le siège qu’on lui offrait, non loin de celui de Max.

— Je suis navré de vous importuner si tôt, dit-il après les salutations d’usage, mais j’ai appris les événements d’hier soir, et je voulais m’assurer que tout allait bien.

Victoria écarquilla des yeux stupéfaits. Comment était-il possible qu’il soit au courant ?

— Votre mère est-elle ici ? Est-elle rentrée saine et sauve ?

Victoria comprit.

— Ma mère va bien. Elle se repose. Et je crois que les événements d’hier sont à présent oubliés. Totalement oubliés. Mais comment avez-vous su ?

— Le bruit a couru que son attelage avait été volé alors qu’elle se trouvait à l’intérieur. Je n’en sais pas plus, et ne l’ai appris que ce matin. Et vous... miss Grantworth ? Vous avez dû passer une nuit de cauchemar.

Leurs fiançailles n’étant pas encore officialisées, il ne pouvait pas l’appeler autrement que par son nom de famille, mais sa voix avait une inflexion chaleureuse lorsqu’il le prononçait.

Max remua nerveusement sur son siège.

— Si vous n’avez appris que ce matin que la voiture de lady Melly avait été volée, comment se fait-il que vous ne sachiez pas également qu’elle est saine et sauve ? s’étonna-t-il en souriant.

Phillip lui rendit son sourire.

— Je vois que vous m’avez percé au jour, Lord... Monsieur Pesaro. Ce n’était qu’une excuse pour pouvoir m’assurer que miss Grantworth n’avait pas été trop ébranlée par toutes ces péripéties.

La réponse de Victoria tomba juste à temps pour masquer le petit ricanement de Max.

— Comme c’est aimable à vous, lord Rockley, dit-elle d’une voix pleine de douceur. Je puis vous assurer que malgré cette soirée pleine d’émotions je me sens fraîche comme une rose maintenant que le soleil est revenu.

Phillip regarda tour à tour les deux femmes, puis darda un coup d’œil rapide à Max avant de porter à nouveau son attention sur Victoria.

— Si la nuit a été aussi agitée que vous le dites, je vous conseille de vous reposer avant la célébration de ce soir.

— Une célébration ? s’enquit Max, mordant aussitôt à l’hameçon. Encore un bal ? Et peut-on savoir ce que vous allez célébrer ?

— Mais nos fiançailles, bien sûr, répondit Phillip comme si la chose allait de soi. Victoria et moi allons nous marier dans un mois.

Chasseurs de vampires
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