11
Maximilian mord la poussière
Max s’immobilisa et tendit l’oreille. Il avait réussi à s’introduire sans problème à l’intérieur de Redfield Manor. Mais il n’en était pas à son coup d’essai quand il s’agissait de se faufiler ni vu ni connu dans une maison.
Ses sources du Calice d’argent, lui avaient indiqué que le Livre d’Antwartha devait être dérobé ce soir même, dans cette maison, et que Rudolph Caulfïeld avait quitté la ville avec tous ses domestiques, laissant à une personne de sa connaissance le soin de veiller sur son manoir.
C’était leur unique chance de mettre la main sur le livre avant Lilith. Car une fois qu’elle l’aurait en sa possession, il ne leur serait plus possible de le lui reprendre.
Il ne pouvait donc pas se permettre d’échouer.
Après s’être assuré que sa présence n’avait pas été détectée et qu’il n’y avait personne dans le quartier des domestiques, Max s’engagea furtivement dans le couloir. Il ne connaissait pas la disposition des lieux, mais son instinct lui disait qu’un objet de cette valeur ne pouvait se trouver que dans un lieu sûr, bureau ou appartements privés, et mis sous clef.
Max espérait que la seconde option était la bonne, car il était peu probable que l’hôte de Caulfield ou ses domestiques occupent l’étage réservé au maître des lieux.
Par l’escalier de service, il était possible d’accéder aux étages supérieurs. La porte bleu pâle, légèrement voilée, qui se trouvait au bout du couloir grinça quand Max l’ouvrit. Il se faufila à l’intérieur et gravit en hâte les marches étroites jusqu’en haut, puis fit une pause.
Le silence continuait de régner. Il entrouvrit la porte et colla son oreille à la fente. Seul un bruit sourd lui parvint du rez-de-chaussée, lui indiquant qu’il était seul à l’étage. Mais au même instant, il entendit tourner la poignée de la porte de l’office. Vite, il se faufila par l’étroite ouverture et se retrouva, Dieu soit loué, dans une galerie recouverte d’un tapis.
Se mouvant à pas de loup, il remonta la galerie jusqu’au bout en s’arrêtant devant chaque porte pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Les chambres étaient plongées dans l’obscurité et désertes. Des housses de protection recouvraient les meubles. M. Caulfield n’était revenu d’Inde que tout récemment – ramenant avec lui le Livre d’Antwartha – et la maison était manifestement restée inhabitée pendant des années.
Ce qui allait faciliter la tâche de Max, car les objets récemment ramenés d’Inde, comme le fameux livre, n’en seraient que plus aisément repérables.
Max n’avaient plus que trois chambres à explorer quand il entendit grincer la porte de l’escalier de service à l’autre bout du couloir. Il se glissa par l’entrebâillement et referma la porte sans bruit derrière lui. Il n’avait pas pris le temps de s’assurer que la pièce était vide. Lorsqu’il se retourna, il pria le ciel pour qu’elle le fut... et se retrouva dans une chambre à coucher qui avait été occupée de fraîche date.
Par chance, elle était déserte, mais Max n’était pas certain qu’elle le resterait longtemps, car il entendit un bruit de pas dans le couloir. C’était un bruit à peine audible, mais son ouïe était presque aussi fine que celle d’un vampire.
Max plongea sous le lit, écartant le pot de chambre, qui par bonheur était vide, et ferma les paupières pour empêcher la poussière de lui entrer dans les yeux. Les moutons virevoltaient dans l’air, lui chatouillant le nez et le faisant larmoyer. Sentant qu’il était à deux doigts d’éternuer il se pinça vigoureusement l’arête du nez entre les sourcils.
La porte de la chambre s’ouvrit et quelqu’un entra. Ne constatant aucune sensation de froid dans sa nuque, Max garda la main posée sur la poche dans laquelle se trouvait son pistolet. Il ne voyait pas la personne ni ses souliers, de sorte qu’il n’aurait su dire s’il s’agissait d’un domestique ou de l’hôte de Caulfield. Mais lorsque la personne, homme ou femme, ressortit après avoir fait quelques pas dans la pièce, Max laissa échapper un petit soupir de soulagement.
Sans doute était-ce un valet venu apporter du linge dans la pièce, ou même l’hôte lui-même venu chercher une chose qu’il avait oubliée.
Tant mieux. Car s’il pouvait occire les vampires sans états d’âme, il n’avait jamais aimé échanger des coups avec des mortels et préférait autant que possible éviter ce genre d’altercations. Au moins, quand on se battait contre les vampires, il n’y avait pas d’effusion de sang, de bruits d’os cassés ou autres. Juste un petit tas de cendres.
Cela étant... pour s’emparer du Livre d’Antwartha, Max était prêt à faire tout ce qui était en son pouvoir, car s’il échouait c’était la vie d’un nombre infini d’êtres humains qui se trouverait menacée.
Il attendit que le bruit de pas ait totalement disparu, puis sortit de sa cachette. Il brossa son pantalon couvert de poussière puis gagna la porte en hâte. Il lui restait encore deux pièces à explorer, avant de se rendre au deuxième étage.
Il passa la tête par l’entrebâillement et jeta un coup d’œil dans le couloir. Personne. 11 sortit et ouvrit la porte de la pièce qui se trouvait en vis-à-vis. La bibliothèque !
Un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres. Des caisses et des boîtes s’entassaient contre le mur, et un amas de livres empilés pêle-mêle qui ne devaient être là depuis bien longtemps voisinaient avec un gros fauteuil.
Sur l’une des tables, il avisa une caisse de la taille d’un gros livre, ouverte tel un coffre recélant un trésor. Des pans de soie rouge s’en échappaient. Satisfait, et sûr de lui, il se dirigea vers la table.
Le Livre d’Antwartha. Ce ne pouvait être que lui.
L’oreille dressée à l’affût de bruits suspects, il s’approcha de la table. Son pistolet dans une main et son pieu dans l’autre, il jeta un coup d’œil à l’intérieur de la caisse. Vide.
Il pivota sur lui-même et l’aperçut, trônant sur un guéridon de l’autre côté du fauteuil à oreillettes, non loin d’une grande fenêtre par laquelle filtrait la lumière grise du crépuscule. Il s’en approcha doucement.
Juste au moment où il allait s’en emparer, un objet vola de derrière les rideaux et le toucha. Déstabilisé, il tomba à la renverse dans le fauteuil, suivi par un tourbillon de jupes.
— Ne le touchez pas ! siffla une voix de femme.
— Victoria ! Mais que faites-vous ici ? s’écria-t-il stupéfait.
Elle lui plaqua une main sur la bouche. Comme il essayait de se relever, elle lui enfonça son coude dans la poitrine.
Bon sang. Cette fille n’était pas bien lourde, mais ses coudes et ses hanches étaient aussi pointus que sa langue.
— Taisez-vous ! lui chuchota-t-elle rageusement dans le creux de l’oreille. Je viens de vous sauver la vie, pauvre idiot. Ce n’est pas le moment de nous faire remarquer.
Max parvint à s’extraire de sous Victoria qui se laissa tomber dans le fauteuil. Une fois sur ses pieds, il la foudroya du regard tout en ajustant sa veste.
— J’insiste, éructa-t-il entre ses dents, quoi qu’en baissant le ton cette fois. Que faites-vous ici ?
— Et moi, je vous répète que je viens de vous sauver la vie, murmura-t-elle sur le même ton acerbe.
Elle s’était relevée et remettait de l’ordre dans les plis de sa jupe. Voyant qu’il tendait à nouveau la main vers le livre, elle s’écria :
— Ne le touchez pas !
Ses doigts se refermèrent sur son poignet avec une vigueur qui le surprit. Jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’elle portait une vis bulla. Comment avait-il pu l’oublier ?
Max retroussa ses lèvres en un sourire qui n’avait rien d’avenant, il le savait.
— Nous devons nous en emparer maintenant ou jamais. Ou peut-être vouliez-vous le ramener vous-même à votre tante ? Si telle est votre intention, je ne m’y opposerai pas. Et maintenant, faites vite, le temps presse !
— Si mon intention était telle, répliqua sèchement Victoria, je vous aurais laissé le toucher, après quoi j’aurais enjambé votre cadavre et l’aurais ramené à ma tante.
Il allait lui répondre quand un bruit de voix et de pas résonna dans le couloir. Avant qu’il ait pu réagir, Victoria l’entraîna vers la fenêtre.
Le poussant derrière un rideau, elle se cacha derrière l’autre.
Max regarda par-dessus son épaule et constata que la fenêtre à guillotine était légèrement entrouverte.
Un filet d’air caressait ses mains repliees dans son dos. Glissant tout doucement ses doigts sous le châssis, il exerça une petite poussée et sentit la baie remonter d’un cran sur la crémaillère.
S’il parvenait à l’ouvrir complètement... ils pourraient peut-être s’emparer du livre et prendre la fuite.
La fenêtre bougeait plus facilement à présent. Victoria poussait elle aussi de son côté, conjuguant ses efforts aux siens pour faire coulisser le châssis en silence.
D’un seul coup sa nuque se glaça. Les voix s’étaient rapprochées. Ils allaient entrer d’un instant à l’autre.
Il jeta un coup d’œil à l’épais volume, puis à Victoria, évaluant ses chances... mais la main de Victoria surgit de derrière le rideau et se plaqua violemment sur sa poitrine.
— Non ! souffla-t-elle rageusement. Je ne le répéterai pas, espèce d’idiot !
Juste comme la porte s’ouvrait, son bras disparut à nouveau derrière la tenture et l’immobilisa.
Écartant imperceptiblement le rideau du côté le plus sombre de la fenêtre pour pouvoir regarder dans la pièce sans être vu, Max les vit entrer un à un. Ils étaient trois : deux vampires Gardiens et un mortel.
Sébastien Vioget.
Il aurait dû s’en douter.
L’homme avait décidément le chic pour se trouver là où on l’attendait le moins.
Réalisant que ses doigts s’étaient brusquement crispés de rage autour de la tenture, il la relâcha tout doucement pour ne pas attirer l’attention. Jusque-là, il avait réussi à ne pas se faire remarquer et, Dieu merci, les vampires ne semblaient pas capables de détecter la présence d’un Vénatore.
En revanche... Vioget regardait dans sa direction. Max se figea sur place tandis que le regard du Français se portait du côté de la fenêtre où se tenait Victoria.
— Je suppose que c’est là l’objet que vous cherchez, dit-il aux vampires en désignant le guéridon qui ne se trouvait qu’à quelques centimètres de Victoria.
Poussant un grognement, l’un des morts vivants s’approcha du livre pour le toucher. Au même instant, Max sentit à nouveau le regard de Vioget sur lui.
Glissant une main dans sa poche, il saisit son pistolet. Il n’hésiterait pas à s’en servir en cas de besoin. Car il était hors de question de laisser les vampires s’emparer du Livre d’Antwartha.
Tous trois se tenaient à présent penchés au-dessus du guéridon, tandis que l’un des vampires feuilletait négligemment le vieux recueil comme pour s’assurer de son authenticité. Max en profita pour jeter un regard du côté de Victoria. Elle ne cherchait pas à voir ce qui se passait dans la pièce, mais se tenait au contraire le dos plaqué au mur, aussi loin que possible du rideau.
Avait-elle peur ? Probablement. Et il y avait de quoi ! Car si elle ne l’en avait pas empêché, il y a belle lurette qu’il aurait pris le livre et serait parti avec.
Max considéra ses options. Il pouvait bondir de derrière la tenture et essayer de les prendre par surprise. Les deux mains de Vioget étaient en vue et il ne tenait pas d’arme, même si, tel qu’il le connaissait, il n’était pas exclu qu’il en portât une quelque part sur lui.
Ces vampires-là ne pouvaient être que des Gardiens parmi les plus puissants et habiles. Car Lilith n’aurait certainement pas envoyé des débutants dans une mission de cette importance. Il pouvait sans problème les éliminer l’un après l’autre, à condition que Vioget ne mette pas son grain de sel.
Ou Victoria. Pourquoi ne pouvait-il pas toucher le livre ? Maudite bonne femme !
Mais soudain les options de Max s’évaporèrent. Vioget venait d’écarter le rideau derrière lequel il était caché.
— Maximilian. Si je m’attendais à vous trouver ici ce soir, dit-il avec un sourire condescendant.
Mais Max avait sorti son pistolet et tenait le blondinet en joue.
— Vraiment ? répondit-il en sortant de sa cachette pistolet dans une main et pieu dans l’autre.
Il ne se retourna pas, mais sa vision périphérique lui indiqua que Victoria n’avait pas bougé. Peut-être serait-elle suffisamment intelligente pour lui venir en aide. Non pas qu’il ait eu besoin de son concours, mais deux précautions valaient mieux qu’une, car ils ne pouvaient pas se permettre de laisser filer le livre.
— Et maintenant, dit Max posément, si vous voulez bien vous donner la peine de vous reculer, il ne vous sera fait aucun mal, Vioget. En revanche, ces deux... Messieurs... risquent de ne pas avoir autant de chance.
À peine avait-il prononcé ces mots que les deux vampires se ruaient sur lui. Leurs prunelles rouges luisaient comme des rubis et ils montraient des crocs menaçants. Son pistolet devenu inutile tomba à terre lorsqu’il fut lui-même projeté sur le tapis par les deux morts vivants.
L’un d’eux l’avait saisi par le poignet, l’obligeant à lâcher le pieu, et tenait son bras cloué au sol au-dessus de sa tête, tandis que son compère essayait de l’enfourcher pour capturer son autre main. Max poussa un grognement. Ramenant ses genoux vers lui, d’un geste rapide et vigoureux des pieds, il crocheta le cou du vampire et le propulsa en arrière.
La créature exécuta une culbute puis termina sa course contre une table.
Max roula de côté. Extirpant le deuxième pieu caché dans sa manche de chemise, il le planta d’un coup sec dans la poitrine du vampire qui n’avait pas lâché son poignet.
Le petit tas de cendres n’avait pas encore touché terre que Max était déjà sur ses pieds. L’autre mort vivant fondit sur lui en brandissant une épée, ses crocs luisants en un sourire mortel. Un coup d’œil circulaire lui indiqua que Vioget les observait, bras croisés et l’air goguenard, comme s’il était au spectacle. Victoria demeurait invisible. Soudain, la lame du vampire fendit l’air juste devant lui.
Max fit un bond de côté et alla se protéger derrière le fauteuil. Saisissant à pleines mains les accoudoirs, il le souleva et le jeta sur son adversaire. Emporté par son élan, il tomba sur le vampire et le plaqua net au sol, à quelques centimètres seulement du rideau derrière lequel se cachait Victoria. Sans doute terrorisée.
Elle aurait mieux fait de rester bien tranquillement à la maison avec son marquis.
Saisissant rageusement son pieu à deux mains, il le planta de toutes ses forces dans le cœur du mort vivant.
Et voilà ! murmura Vioget tandis que Max se relevait en inspirant profondément, mais nullement essoufflé.
Tout en gardant le Français à l’œil, Max se dirigea vers le livre qui avait été quelque peu chahuté par l’empoignade.
Il songea un instant à se servir de son pistolet, puis renonça, car Vioget ne semblait pas disposé à intervenir.
S’approchant de la table, il tendit les mains pour se saisir du gros recueil... puis s’arrêta.
Deux détails venaient de le frapper. Tout d’abord, la véhémence manifestée par Victoria, et ensuite le fait qu’à aucun moment Vioget n’avait cherché à toucher le livre, pas même quand les vampires l’avaient feuilleté.
Une troisième pensée traversa alors son esprit : Victoria se trouvait déjà dans la pièce quand il était entré... et aurait par conséquent pu aisément s’emparer du livre si elle avait voulu lui couper l’herbe sous le pied. Elle avait apparemment une bonne raison de l’empêcher de le toucher.
Faisant mine d’ajuster ses manches, il se tourna légèrement de côté pour observer discrètement Vioget du coin de l’œil et étendit à nouveau les mains vers le livre... puis se ravisa. Cette fois, oui, malgré son habileté à masquer son jeu, Sébastien avait réagi, imperceptiblement mais suffisamment pour lui indiquer que ce livre était potentiellement dangereux. Victoria avait raison. Max réalisa soudain avec un goût amer qu’elle lui avait probablement sauvé la vie... Comment l’avait-elle appelé déjà ? Idiot ?
— Vous êtes venu chercher le Livre d’Antwartha, me semble-t-il ? dit soudain Vioget sur un ton faussement enjoué.
Max s’écarta de la table. Mais qu’attendait donc Victoria ?
— Il paraît vous intéresser également, répondit-il.
Peut-être que s’il le cédait à Vioget, elle finirait par sortir de sa cachette.
— N’êtes-vous pas ici pour tenter de vous en emparer ?
— Que ferais-je d’un livre comme celui-là ? Non, je ne vous empêcherai pas de le prendre, Maximilian. Pas plus que vous, je n’ai envie qu’il se retrouve entre les mains de Lilith.
Avant que Max ait pu répondre, ou même cherché à comprendre ce que recelait ce dernier commentaire, quelque chose attira son attention. Une longue plainte rauque montait par la fenêtre ouverte.
Victoria ?
Il courut à la fenêtre et écarta les rideaux.
Elle avait disparu.
Il se pencha et scruta l’obscurité brisée çà et là par une lune incertaine. Il entendait plus qu’il ne voyait l’altercation qui avait lieu dans le jardin.
Victoria était sortie par la fenêtre et s’était retrouvée assaillie. Elle s’était probablement éclipsée lorsqu’il était en train de se battre avec les deux Gardiens.
Max jeta un rapide coup d’œil à Vioget qui s’était retourné vers la fenêtre mais n’avait pas bougé d’un pouce.
— Allez-y. Le livre est en sûreté ici.
C’était comme de laisser un chien seul avec une côte de bœuf, songea Max, mais il n’avait pas le choix.
Il examina la fenêtre. Si Victoria avait réussi à sortir par là, il le pouvait lui aussi.