7
Le marquis de Rockley plaide sa cause
Z’êtes-t-y pas belle comme une image ! se rengorgea Verbena.
Elle se pencha vers Victoria pour remettre à sa place une boucle de cheveux rebelle.
Victoria ne pouvait qu’approuver. Sa femme de chambre était une artiste ! Après y avoir fixé trois aigrettes, elle avait piqué le pieu bleu pâle dans la partie la plus fournie de son chignon. Non seulement le gracieux balancement du panache ajoutait une touche de raffinement à sa coiffure, mais elle pouvait à tout moment s’emparer du piquet sans déranger le savant édifice.
— C’est fabuleux, Verbena ! Ces aigrettes sont d’un chic.
Rockley allait arriver d ‘un instant à 1 ‘autre pour 1 ‘emmener faire une promenade en calèche dans le parc, et sa nouvelle coiffure la faisait se sentir à son avantage.
— Et maint’nant qu’vot’morsure elle est presqu’guérie, z’allez pouvoir enrouler c’te foulard autour d’vot’cou. Et pour ce qui est du piquet, z’allez pas vous en servir, vu que les vampires y‘sortent pas le jour.
Victoria se retourna vers sa femme de chambre.
— Tu fais erreur, Verbena. Certains vampires se montrent dans la journée.
Les yeux de la soubrette s’écarquillèrent tandis qu’elle se laissait tomber comme une masse au bord du lit.
— Non, mamz’elle, vous vous payez ma tête !
Victoria n’était pas mécontente de constater qu’il y avait au moins une chose que Verbena ignorait au sujet des vampires.
— Mais si, je t’assure. Il y en a quelques-uns, très puissants, mais très rares, qui ont traversé les siècles et acquis la capacité de résister à la lumière du jour. Ils peuvent même aller et venir sous le soleil, à condition de se couvrir pour ne pas s’exposer directement à ses rayons. Sans quoi, ils seraient brûlés.
— Doux Jésus ! s’écria Verbena, les joues rouges d’anxiété. Mon cousin Barth, y‘va d’voir porter son crucifix en plein jour ? Y‘va avoir bien du tracas, vu qu’il est cocher d’son état ! Z’êtes bien sûr de ce que vous dites-là, mam’zelle.
— Si tante Eustacia me l’a dit, c’est qu’elle sait de quoi elle parle ! Mais dis-moi, Verbena, tu m’as bien dit que ton cousin Barth vivait à St Giles et qu’il y a des vampires qui se cachaient là-bas ?
— Pour sûr, mam’zelle. Et même qu’il en a vu plus souvent qu’à son tour. Mais ils le laissent tranquille, à cause du crucifix et des gousses qu’y’porte autour du cou.
— Peux-tu m’y emmener ?
— Vous emmener là-bas ? répéta Verbena, stupéfaite. Mais St Giles, c’est pas un endroit pour les d’moiselles.
Victoria se leva dans un frémissement d’aigrette.
— Verbena, je suis une Vénatore avant d’être une demoiselle. Il faut absolument que nous retrouvions le Livre d’Antwartha avant que Lilith ne réussisse à s’en emparer. S’il y a des vampires à St Giles, je pourrai peut-être leur soutirer quelques informations. Je te rappelle que je porte une vis bulla. Max n’est pas le seul Vénatore à pouvoir soutirer des secrets aux morts vivants.
Lorsque Verbena ouvrit la bouche pour parler, Victoria se mit aussitôt sur la défensive. Mais, à sa grande surprise, la femme de chambre déclara :
— Si vous allez à St Giles, j’viens avec vous. Et pis vous z’allez pas y aller habillée en fille. Y‘faut vous nipper en homme.
— Cela va de soi. Et surtout ne t’inquiète pas, Verbena, avec moi, tu ne risques rien. Nous irons dès ce soir car le temps presse.
— Ce soir ? Les yeux de Verbena roulèrent dans leurs orbites tandis qu’elle répétait : ce soir, Mamz’elle, mais...
— Ce soir, Verbena. Tu m’as bien dit que ton cousin était cocher ? Tu n’auras qu’à lui dire de passer nous prendre à minuit.
— A minuit ?
Une veine se mit à battre furieusement dans le cou de sa femme de chambre.
— Ce soir à minuit, Verbena, quand les vampires partent en chasse.
Phillip de Lacy, marquis de Rockley, s’installa sur la banquette avant à côté de sa cavalière.
— Miss Grantworth, vous êtes absolument ravissante, la complimenta-t-il tandis que la voiture s’élançait dans les allées du parc.
Leurs chaperons respectifs étaient assis sur le siège légèrement surélevé qui se trouvait à l’arrière du cabriolet.
— Je pourrais vous renvoyer le compliment, lord Rockley.
— Ce doit être l’effet de contagion, dit-il en lui lançant un petit coup d’œil rapide, rien que pour le plaisir de la regarder.
Une légère roseur illuminait son teint de lait. C’était un miracle que son cou frêle et gracieux parvienne à supporter le poids de son opulente chevelure. Il essaya de s’imaginer à quoi ressemblaient ses boucles noires quand elles n’étaient pas attachées. Retombaient-elles en cascade sur ses épaules et ses bras ?
— Quelle belle journée, dit-elle d’une voix légèrement haletante et mal assurée.
Était-ce la première fois qu’elle se trouvait seule – ou presque – en compagnie d’un homme ?
Il sourit à cette pensée, puis scruta la couleur du ciel.
— Une belle journée, vraiment miss Grantworth ? Malgré ce ciel chargé de nuages ? dit-il dans un éclat de rire. Et moi qui craignais que vous ne décliniez ma proposition de venir faire un tour au parc.
Elle leva la tête et regarda à son tour les gros nuages gris qui voilaient le bleu du ciel.
— J’aime la pluie, répondit-elle avec un sourire en coin. Je n’en apprécie que mieux les journées ensoleillées.
Phillip sourit de plus belle.
— Bien dit, miss Grantworth, et avec franchise, comme toujours. J’ai cru que vous alliez céder aux conventions et vous mettre à parler de la pluie et du beau temps et d’autres choses sans intérêt. Avez-vous senti cette humidité dans l’air ?
— Maintenant que vous me le faites remarquer, lord Rockley, je constate en effet, que la pluie ne saurait tarder.
— N’allez pas croire que j’ai oublié ma promesse de vous emmener chevaucher dans la campagne... mais par un jour comme celui-ci, j’ai songé qu’un tour en calèche était plus approprié.
— Lord Rockley, à mon tour de vous faire un aveu, dit-elle en baissant les yeux avant de le regarder à nouveau.
Où diable était passé la jeune fille intrépide de jadis ?
— Je suis tout ouïe. Allez-y ! l’encouragea-t-il.
Mais soudain, la pensée lui vint que 1’ aveu qu ‘elle s ‘ apprêtait à lui faire risquait de lui déplaire. Allait-elle mentionner le nom d’un autre prétendant ?
— Vous vous souvenez, j’imagine, que le lendemain de votre chute de cheval, vous êtes venu me rejoindre dans la prairie ? J’y étais allée dans l’espoir de vous y revoir, quoi que sans trop y croire.
Il sourit, soulagé, et relâcha légèrement les rênes.
— Je ne doute pas une seconde que vous auriez trouvé le moyen de me retrouver pour me faire des excuses, après m’avoir rudoyé comme vous l’aviez fait, miss Grantworth.
Elle rit et il songea soudain qu’elle ne s’était jamais excusée de l’avoir houspillé. C’est ce qui la rendait si intéressante. Miss Grantworth n’était pas du genre à se laisser intimider facilement. Et cela ne faisait qu’ajouter à son charme.
— Et si j’ai bonne mémoire, je n’ai pas eu besoin de me lancer à votre recherche ou de vous faire des excuses, lord Rockley. Car c’est vous qui êtes venu vers moi, et l’air penaud avec ça, dit-elle, avant d’ajouter en le regardant droit dans les yeux : vous êtes le premier homme à m’avoir offert des fleurs... et j’ai gardé le ruban qui liait le bouquet.
Comme si elle avait voulu lui prouver qu’elle disait la vérité, elle releva le bord de son gant, révélant une faveur de satin rose nouée autour de son poignet.
— Cette confession me remplit d’aise, Victoria.
Au diable les convenances : il l’avait appelée par son prénom, mais quoi de plus naturel dès lors qu’ils évoquaient leurs souvenirs d’enfance.
Quittant la grande allée de Regent’s Park, il bifurqua dans un sentier moins fréquenté puis stoppa l’attelage sous un dais de lilas et de forsythias.
Saisissant sa main gantée, il dit :
— Miss Grantworth, je vous serais infiniment reconnaissant de m’appeler Phillip, comme vous le faisiez jadis.
Conscient que le ton soudain grave de sa voix trahissait son émotion, il feignit la nonchalance. Était-ce trop de familiarité ? Mais bon sang, s’il n’avait pas pu l’oublier après toutes ces années et qu’il s’était presque couvert de ridicule en la pourchassant jusque dans les salons des Straithwaite l’autre soir, c’est qu’il devait être amoureux fou, non ? Et d’ailleurs, lui aussi semblait lui avoir fait une impression durable.
— Phillip est un prénom fort, dit Victoria en regardant non pas son cavalier mais ses doigts qui pianotaient nerveusement sa main gantée. Et que vous portez très bien, ajouta-t-elle. Vous pouvez continuer de m’appeler Victoria, comme vous le faisiez jadis.
Soudain, comme sur un signal, les nuages crevèrent, déversant sur eux un torrent de pluie. Surprise, la femme de chambre poussa un petit cri à l’arrière du cabriolet, mais Phillip posa une main sur la joue de Victoria pour l’empêcher de se retourner.
N’importe quelle excuse était bonne pour effleurer cette peau blanche et veloutée.
— Mon chaperon va s’occuper d’elle, dit-il, et moi, je vais en profiter pour faire ceci.
Il se pencha vers elle et posa ses lèvres sur les siennes. Elle exhalait un parfum de fleurs subtilement épicé, et ses lèvres étaient chaudes et légèrement humides.
Elle ne chercha pas à reculer ou à le repousser, mais au contraire se pressa contre lui, en penchant la tête de côté pour mieux embrasser ses lèvres.
La pluie tombait toujours autour d’eux, éclaboussant les bords de la banquette, trempant leurs souliers. Il sentait son nez froid, rosi par l’air humide, contre sa joue tiède tandis que leurs baisers se faisaient plus langoureux. Il l’attira encore un peu plus, suffisamment près pour sentir les ses seins adorables contre sa poitrine. Il aurait aimé aller plus loin, mais il fallait être patient.
Ou peut-être pas.
Sa bouche avait un goût délicieux, songea-t-il, insatiable. Elle ne le déçut pas. Entrouvrant ses lèvres pour l’accueillir, elle enlaça voluptueusement sa langue avec la sienne tandis qu’il la tenait serrée contre lui, ses doigts froissant sa cape de brocart.
Lorsqu’il la relâcha, il éprouva un pincement de satisfaction en voyant ses paupières à demi-closes, le regard lascif qui voilait ses yeux bruns pailletés de vert, et ses lèvres légèrement gonflées par leurs baisers. Il songea au ruban qui lui ceignait le poignet.
Dieu lui était témoin qu’il allait épouser cette femme.
Quel bonheur de porter des pantalons !
Jamais Victoria n’avait connu une telle liberté de mouvements. Oubliée, la crainte de se prendre les pieds dans l’ourlet de sa robe ! Elle ne connaissait rien de plus excitant que de porter un habit qui épousait vos formes de façon aussi indécente.
Elle se sentait extraordinairement provocante et invincible lorsqu’elle grimpa à bord de la voiture sans autre assistance que celle d’une canne à bout pointu. Déguisée en garçon, Verbena la suivait en roulant des yeux effarés. Le gros pieu qu’elle tenait dans une main et l’encombrant crucifix en argent qu’elle serrait dans l’autre entravaient ses mouvements qui se trouvaient réduits à une suite de gesticulations inutiles. Perdant patience, Barth la poussa sans ménagement à l’intérieur du coche.
Verbena se hissa tant bien que mal sur la banquette à côté de Victoria, et tenta de remettre sa casquette en place sans lâcher l’un ou l’autre de ses encombrants accessoires. Une tresse rousse s’était échappée de son couvre-chef, trahissant son déguisement.
— Pourquoi z’ont-y’peur de l’argent, d’après vous ? demanda-t-elle tandis que la voiture s’ébranlait dans une secousse.
— A cause de Judas Iscariote. Il a trahi Jésus pour trente pièces d’argent, expliqua Victoria.
Elle n’était pas anxieuse, mais ses sens étaient aux aguets. Elle n’avait pas dit à tante Eustacia qu’elle comptait se rendre à St Giles ce soir, de crainte que celle-ci ne le lui interdise, ou pire, qu’elle l’oblige à y aller avec Max.
— Et l’ail ?
— Je l’ignore, mais je suppose que l’odorat des vampires étant beaucoup plus développé que le nôtre, l’odeur leur est insupportable.
— Savez les r’connaît’ ? Quand on s’ra là-bas... j’veux dire. Saurez les repérer avant qu’y’nous mordent ?
— Je sens toujours leur présence, répondit Victoria.
La pauvre fille était manifestement sur les nerfs.
— N’aie crainte, Verbena, je ne pense pas qu’ils vont attaquer sans être provoqués, surtout dans un lieu public.
Après une brève, mais âpre discussion avec Barth, Victoria avait réussi à persuader le cocher de les emmener à St Giles, le quartier le plus mal famé et dangereux de Londres, et plus précisément dans un lieu fréquenté par les vampires. Barth ayant vu et même transporté un grand nombre de morts vivants sans jamais avoir été attaqué, Victoria en avait déduit qu’il savait quels étaient leurs lieux de rencontre habituels.
C’est uniquement parce qu’elle lui avait affirmé être une Vénatore qu’il avait accepté de les amener au Calice d’argent.
— Si y’a quelqu’un qu’a rien à craind’des vampires, c’est bien un’ V’natore, avait-il dit en guise d’assentiment.
La voiture s’arrêta dans une violente secousse. Dieu, que ce Barth était brusque. Mais c’était le cousin de Verbena, et par conséquent une personne absolument digne de confiance.
Il était minuit passé, mais la rue grouillait de monde, et n’eut été l’odeur pestilentielle on aurait pu se croire à Drury Lane à l’heure de la sortie des théâtres.
Mais comment diable les vampires faisaient-ils pour supporter pareille puanteur ? Victoria sentit soudain sa nuque fraîchir, et lorsqu’elle ouvrit la portière, elle ressentit des picotements comme des pointes de glace.
Relevant le col de sa redingote, elle ajusta fermement son couvre-chef en s’assurant qu’aucune mèche de cheveux ne s’en échappait.
C’était une nuit sans lune, mais les lampes à gaz accrochées çà et là à la devanture des établissements éclairaient la rue. S’aidant de sa canne à bout ferré, Victoria descendit du coche puis s’approcha de Barth pour lui donner ses instructions.
— Ne bougez pas d’ici quoi qu’il arrive. Où est le Calice d’argent ? demanda-t-elle, réalisant soudain que c’était un nom pour le moins mal choisi pour un repaire de vampires.
— Là-bas, dit Barth en pointant un doigt tremblant tandis que son autre main serrait fort un crucifix.
Victoria se tourna et vit Verbena qui cherchait maladroitement à s’extraire de la voiture. La saisissant par le bras, elle l’aida à mettre pied à terre.
— Je ne vois rien d’autre qu’un immeuble calciné.
— Non, là, en dessous.
Victoria fit quelques pas dans la direction qu’il lui indiquait et remarqua une ouverture de la taille d’une porte dans la muraille au rez-de-chaussée de la maison calcinée. Soudain, elle sentit que quelqu’un la poussait par-derrière, manquant presque la faire tomber. Brandissant sa canne, elle fit volte-face et vit Verbena, la bouche ouverte en un cri muet, fuyant trois individus à l’allure patibulaire. Victoria sentit sa gorge se serrer malgré elle, puis se ressaisit. Elle n’était pas sans défense. Après tout, elle était une Vénatore.
— Qu’est-ce qui peut bien attirer des beaux messieurs comme ça dans un quartier pareil ? demanda l’un des trois quidams.
Il y eut un éclair doré lorsque sa bouche s’étira en un rictus obscène. Puis un objet métallique brilla dans sa main.
Les trois hommes exhalaient des relents d’alcool et autres odeurs nauséabondes. Malgré leur aspect peu reluisant, leurs habits sombres ne semblaient pas en trop mauvais état. En tout cas, ce n’était pas des vampires. Car les vampires ne portaient pas de couteaux. Un pieu ne suffirait peut-être pas à les arrêter, mais Victoria se savait capable de venir à bout de trois mortels. N’empêche... l’intérieur de ses gants était moite de transpiration. Elle n’avait pas pensé à s’équiper d’une arme ordinaire.
— D’après qu’les p’tits môssieurs y‘seraient à la recherche du Calice d’argent, répondit l’un de ses compagnons.
— Nous l’avons trouvé, répondit Victoria en prenant une voix grave et en commençant à s’éloigner, Verbena sur ses talons.
Elle la pressait de si près que Victoria était à deux doigts de la repousser. Il ne manquerait plus qu’elle lui fasse perdre l’équilibre au moment où elle avait besoin de se mettre en position de combat.
— Pouvez pas entrer sans laissez-passer, dit le troisième larron.
L’homme avait une barbe de trois semaines, le front huileux et les joues crasseuses.
— Si ces beaux môssieurs veulent bien s’donner la peine de nous suiv’, on s’fera un plaisir d’les introduire.
— Moyennant rétribution, j’imagine, répliqua Victoria.
Verbena la poussa à nouveau. Excédée, Victoria sentit qu’elle allait s’énerver... quand elle réalisa que la soubrette cherchait à glisser quelque chose de froid et lourd dans sa main. Elle referma ses doigts autour de l’objet. Un pistolet.
Changeant brusquement de position, Victoria pointa l’arme sur celui des trois hommes qui se tenait le plus près. Elle respirait lentement, s’obligeant à garder son calme même si ses doigts tremblaient.
— Je ne pense pas que vous méritiez un pourboire. Allons, dispersez-vous, messieurs, avant que mon doigt ne perde patience.
Bien que n’ayant jamais tenu un pistolet de sa vie, Victoria savait qu’il suffisait d’appuyer sur la détente pour que le canon crache une balle. Quant à atteindre sa cible, c’était une autre histoire. Mais les trois hommes se tenaient si près qu’elle avait toutes les chances de faire mouche.
À condition toutefois que Verbena ait eu la bonne idée de remplir le barillet.
Les trois compères semblèrent prendre ses menaces au sérieux, car, sans disparaître complètement, ils allèrent se fondre dans l’ombre d’un immeuble contigu à la maison brûlée.
Victoria glissa le pistolet dans la grande poche de son pardessus, puis saisissant fermement sa canne, s’approcha de la porte qui menait – du moins l’espérait-elle – au Calice d’argent.
Verbena et elle tirèrent chacune sur un battant de la porte qui s’ouvrit, révélant un escalier qui semblait plonger à pic dans les entrailles de la terre et tout au bout duquel on distinguait une vague lumière.
Victoria songea que les vampires, doués d’une excellente vision nocturne, pouvaient sans crainte se hasarder dans un puits d’obscurité où on n’y voyait pas à deux pas. La sensation de froid douloureuse qui montait depuis sa nuque engourdissait peu à peu l’arrière de son crâne. Elle porta une main à son cou pour tenter de la dissiper, puis, jetant un dernier regard à Verbena, commença à descendre les marches.
A mesure qu’elle avançait, des bruits lui parvenaient de plus en plus forts et distincts. Bribes de conversations, éclats de rires et de voix... claquement des chopes d’étain qu’on choque pour trinquer... bruit sourd d’un poing qui s’abat sur une table ou un mur... et même un air de piano plein de nostalgie.
Arrivée en bas de l’escalier, elle tourna un coin et entra dans la salle du Calice d’argent.
Malgré son expérience limitée des tavernes, Victoria avait eu deux fois l’occasion de faire halte dans un établissement de ce type au cours de voyages.
La salle aux murs en pierre suintant d’humidité était remplie de tables qu’éclairaient des quinquets suspendus au plafond par des cordes ou des chaînes. Le sol était en terre battue. D’un côté, à gauche de l’entrée, elle distingua une autre porte dont elle supposa qu’elle menait à une autre salle – ou à une autre issue. A côté de cette porte s’étirait un long bar derrière lequel deux femmes étaient affairées à remplir des chopes qu’elles posaient ensuite bruyamment sur le comptoir.
N’eût été la sensation d’engourdissement dans sa nuque, Victoria aurait pu se croire, ou presque, dans un relais de poste ordinaire.
Personne ne semblait les avoir remarquées, ce dont elle se félicita, car elle avait besoin de passer incognito pour pouvoir sonder l’atmosphère et l’humeur des clients. Son regard embrassa la salle, s’efforçant de faire le tri entre les vampires et les autres. Curieusement, elle constata qu’un nombre important de clients – la moitié peut-être – n’était pas des buveurs de sang. Ce qui était une bonne chose, car elle ne se sentait pas spécialement disposée à goûter au breuvage d’un vampire.
Enfin, elle aperçut une petite table retirée dans un coin. Saisissant la main glacée de Verbena dans la sienne, elle l’entraîna à sa suite à travers la salle bondée. Lorsqu’elles passèrent devant le piano, elle observa discrètement la femme qui se tenait assise derrière le clavier.
C’était une vampire à la longue chevelure argentée et à la mine triste. Tantôt relevant la tête pour contempler le plafond, tantôt se penchant au-dessus du clavier, elle semblait envoûtée par la musique aux accents nostalgiques et à la beauté lancinante.
Victoria choisit une chaise orientée de telle sorte qu’elle offrait une vue dégagée sur la salle. C’était une aubaine qu’elles aient pu entrer dans ce bar et trouver une table sans se faire remarquer.
Cette dernière réflexion apporta une réponse à une question qu’elle avait l’intention de poser à tante Eustacia : les vampires étaient-ils capables de détecter la présence d’un Vénatore ? Apparemment, non.
Mais maintenant qu’elles avaient réussi à se frayer un chemin jusqu’à ce lieu fréquenté par des vampires susceptibles de connaître l’existence du Livre d’Antwartha, Victoria réalisa qu’elle n’avait aucun plan et que Verbena allait mourir de peur si elle tardait trop à passer à l’action.
Apparemment, leur entrée au Calice d’argent n’était pas complètement passée inaperçue, car à peine étaient-elles installées qu’une jeune femme s’approcha de leur table.
— Et à ces m’sieurs, qu’est-ce qu’on leur sert.
Ce n’était pas une question, plutôt une affirmation déclamée sur un ton monocorde et légèrement impatient. Réalisant soudain qu’elle n’avait pas emporté d’argent, Victoria jeta un regard désemparé à Verbena.
— Deux chopines, lança la soubrette en faisant claquer deux shillings sur la table poisseuse.
C’était la deuxième fois ce soir que Verbena lui sauvait la mise. Victoria se demanda si elle n’avait pas commis une erreur en venant ici sans l’approbation de sa tante.
Néanmoins, maintenant que tous les obstacles avaient été surmontés, Victoria allait pouvoir réfléchir à un plan d’attaque. Elle allait montrer à tante Eustacia et à ce rabat-joie de Max, sans oublier l’évanescente Wayren et ses yeux de merlan frit, de quoi elle était capable.
Victoria n’eut pas besoin de décider quelle tactique adopter, car au même instant un homme vint s’asseoir à la table qu’elle partageait avec Verbena.
— Bonsoir, Messieurs.
La voix douceâtre à l’accent parisien, appartenait à un homme élégant, à la peau bronzée, aux yeux d’ambre et aux cheveux auburn mêlés de mèches blondes. Sa redingote couleur chocolat et ses culottes fauves étaient visiblement l’œuvre d’un tailleur très habile.
Il prit place à côté de Victoria, en la collant de si près qu’elle se demanda s’il était d’usage que les hommes s’asseyent aussi près les uns des autres lorsqu’ils étaient au club. Lorsque sa jambe frôla la sienne sous la table, elle n’osa pas bouger malgré son embarras.
Donnant à sa voix la même inflexion masculine, elle répondit :
— Bonsoir, Monsieur.
Quand deux hommes se rencontraient pour la première fois, pouvaient-ils se mettre à converser ainsi sans façon et sans avoir été présentés ?
— Vous n’êtes de toute évidence pas des habitués du Calice d’argent. Nous n’avons pas souvent le plaisir de voir de nouveaux visages ici. Y aurait-il une raison... particulière à votre présence parmi nous ?
Était-ce une mise en garde ou cherchait-il simplement à se montrer amical ? Ne sachant que répondre, Victoria décida de prendre le taureau par les cornes. Plus vite elle saurait si elle pourrait trouver ce qu’elle était venue chercher ici, plus vite elle pourrait ramener Verbena à Grantworth House.
— Nous sommes à la recherche d’informations.
La serveuse reparut avec deux chopines qu’elle posa sur la table d’un geste brusque. La bière gicla, aspergeant les manches du dandy.
— Bon sang, Betty, un peu de délicatesse ! C’est de la dentelle d’Alençon.
— A-t-on idée d’porter des fanfreluches dans un endroit pareil, glapit Betty en tournant aussitôt les talons.
L’homme sortit un mouchoir pour essuyer ses manchettes.
— Si elle n’était pas aussi travailleuse, il y a belle lurette que je l’aurais jetée à la rue.
Travailleuse ?
Jetée à la rue ?
Vivement intriguée par l’une et l’autre remarque, Victoria demanda :
— Vous êtes le patron ?
— En effet, même s’il n’y a pas toujours de quoi s’en glorifier. Et de plusieurs autres établissements aussi. Sébastien Vioget... à votre service.
Il lui tendit la main, en posant sur la sienne un regard tellement insistant que Victoria hésita à la lui serrer.
— Victor Grant... son. Victor Grantson, reprit-elle d’une voix plus assurée.
Les doigts de l’homme se refermèrent autour des siens, et les retinrent prisonniers plus longtemps que Victoria ne le jugeait nécessaire. Était-ce parce que sa main frêle, même gantée de cuir noir, lui avait semblé anormalement fragile ?
— Et quelle sorte d’informations êtes-vous venu chercher... ici ?
Son regard insistant donnait à Victoria l’impression qu’il pouvait lire dans ses pensées. Heureusement, elle était certaine que ce n’était pas un vampire.
Pas un vampire... et pourtant, il exerçait sur elle un étrange pouvoir d’attraction, un peu comme celui qu’elle avait ressenti lorsque le vampire Gardien l’avait mordue.
Résistant à l’envie de secouer la tête, elle se recula légèrement sous prétexte de saisir sa chope de bière. Allait-elle lui avouer le but de cette visite nocturne ?
Pourquoi pas ? L’audace, en paroles ou en actions, n’était-elle pas la marque d’une vraie Vénatore ?
— Je suis à la recherche du Livre d’Antwartha.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez trouver ce genre d’information ici ? Lorsqu’on cherche un livre ancien, ne va-t-on pas chez Hatchard ou Mason ? Vous vous êtes trompé d’endroit.
Il se pencha vers elle, si près qu’elle pouvait voir les paillettes brunes dans ses prunelles ambrées. Quelque chose comme une sorte de pesante énergie semblait s’être immiscée entre eux.
— Je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’un livre ancien, répondit Victoria. Mais malgré vos admonestations, je vois bien que j’ai frappé à la bonne porte.
Il laissa échapper un petit rire grave et contrit.
— En vérité ! Et je crois même pouvoir vous aider dans vos recherches... mais tout d’abord, si je puis me permettre un petit conseil, dit-il, une lueur d’ironie dans les yeux. Cette défroque ridicule n’aide en rien à déguiser votre sexe, bien au contraire.