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Ou comment un accord grinçant est passé
Ce n’était qu’une simple mesure de précaution, dit Eustacia en calant confortablement ses vieux os endoloris dans son fauteuil.
Outre qu’il offrait un siège mœlleux et des accotoirs bien rembourrés, son fauteuil favori voisinait avec un petit guéridon sur lequel reposaient ses lunettes, son crucifix, ainsi qu’un pieu taillé dans du bois d’aubépine.
Les vieilles habitudes avaient la peau dure.
Ils étaient réunis dans le kalari, le salon d’honneur aux fenêtres garnies d’épaisses tentures de la maison Gardella. C’est là que Kritanu enseignait l’art du combat à Victoria. Eustacia les observait en songeant à l’initiation qu’elle avait elle-même reçue... des années auparavant. Victoria portait des jupes ainsi que l’exigeait le code vestimentaire de la bonne société. Quelques mèches de cheveux noirs s’étaient échappées de son chignon. Certes, une paire de pantalons aurait facilité ses déplacements, ses volte-face et ses ruades, mais chaque chose en son temps. Un jour viendrait où elle s’initierait aux arts martiaux chinois et à la technique du Xing quong, qui lui permettrait de se déplacer en fendant les airs comme si elle volait.
Le teint de porcelaine de Victoria s’était empourpré sous l’effort, son front et son cou luisaient de transpiration, mais c’était l’expression assassine de ses yeux qui inquiétait Eustacia. Sa petite-nièce était manifestement contrariée, et il y avait de quoi, car Maximilian, avec son caractère tranché, n’avait pas choisi la méthode la plus douce pour manifester sa présence.
Tout au long de son entraînement sous la tutelle de Kritanu, durant le mois précédent le bal des débutantes, Victoria avait fait preuve d’excellentes dispositions pour le kalaripayattu. Cependant, sa nièce n’ayant encore jamais été confrontée à un vrai vampire, Eustacia avait préféré mettre en place un plan de secours, au cas où. Pour finir, et à en juger par les événements de la veille au soir, ces précautions s’étaient avérées inutiles, voire contre-productives, mais Eustacia n’aurait pas hésité une seconde à recommencer si l’occasion s’était présentée. Car la fierté froissée d’une Vénatore débutante était peu de chose en regard de la sécurité des convives.
Le regard noir et incisif de Kritanu suivait chaque mouvement de sa jeune disciple. Victoria s’était mise en position de combat. Soudain, elle passa à l’attaque. Pivotant sur elle-même, elle leva le pied et frappa un grand coup qui pulvérisa une pile de coussins posée à terre. Elle se redressa puis, posant ses mains sur ses hanches, elle vint se camper devant sa tante.
— Tante Eustacia, vous rendez-vous compte que j’ai failli le tuer ! Et il l’aurait bien mérité, du reste.
— Allons, Victoria, cette affaire est close. Il faut que tu apprennes à aller de l’avant et à mettre ta colère et ta frustration de côté si tu veux devenir une Vénatore digne de ce nom. Concentration, force, vivacité d’esprit et bravoure... tu possèdes toutes les qualités requises. Mais cela ne suffit pas. Tu dois maintenant apprendre à t’en servir à bon escient.
En tant que descendante directe du premier Vénatore de la lignée des Gardella, Victoria était venue au monde avec toutes les qualités nécessaires à une chasseuse de vampires : l’agilité, la force et la rapidité. Kritanu l’initiait aux différentes formes d’arts martiaux afin d’affiner et de perfectionner ses talents innés.
Et la vis bu lia qu’elle allait recevoir lui apporterait un supplément de protection et de force. Victoria se baissa vivement puis virevolta pour parer une attaque arrière de Kritanu, tout en grommelant dans sa barbe :
— Mais il ne perd rien pour attendre.
Eustacia ne jugea pas opportun de relever sa remarque.
Elle préférait de loin savourer le spectacle de Kritanu déviant une attaque de Victoria avec grâce et l’envoyant rouler au sol. Malgré ses soixante-quinze ans, l’homme était encore un adversaire redoutable. Sec, nerveux et tout en muscles, il portait une amulette différente des vis bullae arborées par les Vénatores, mais qui lui procurait une force incroyable, même si l’agilité et la puissance physique ne lui faisaient pas défaut.
Quelque soixante ans plus tôt, Kritanu avait initié Eustacia au kalaripayattu, un art de combat indien prisé des Vénatores, et au Xing Gong . Après quoi, ils étaient devenus amants et avaient tenu secrète cette liaison, même si Eustacia soupçonnait Max d’avoir deviné la nature de leurs relations. Le neveu de Kritanu, Briyani, avait été l’assistant de Max trois ans durant, et les trois hommes passaient beaucoup de temps à s’entraîner ensemble.
Victoria s’était relevée. Ses cheveux défaits retombaient en mèches éparses sur ses épaules, mais la même détermination se lisait sur son visage.
— Kritanu, je vous remercie. Je crois que c’est assez pour aujourd’hui, dit Eustacia.
Il s’inclina avec respect, un regard doux et bienveillant dans ses yeux noirs.
— Si vous voulez bien m’excuser.
Eustacia se tourna vers sa nièce.
— Remets ta fierté dans ta poche, Victoria, très chère. Max avait pour mission de te seconder et d’intervenir en cas de problème. Tu t’en es très bien tirée. Tu seras une grande Vénatore, cara. Et en unissant nos forces nous allons venir à bout de la Ténébreuse Lilith.
A ces mots, le voile qui obscurcissait le regard de Victoria se leva, et ses traits se détendirent.
— Vous m’aviez promis de me parler de Lilith lorsque j’aurais exécuté mon premier vampire. Et de ma vis bulla également.
— En effet, et nous allons commencer dès que tu auras fait un brin de toilette. Pourquoi ne vas-tu... Ah, mais il est déjà là ? Va, Victoria, ordonna Eustacia juste au moment où Maximilian entrait dans la pièce, l’air impatient.
Elle ne s ‘ attendait pas à le voir débouler ainsi à 1 ‘ improviste un peu plus et il trouvait Victoria en déshabillé. Elle avait beau chapitrer régulièrement Charley – le cuisinier qui faisait office de majordome à l’occasion – c’était peine perdue, car Charley était tout bonnement incapable d’interdire à Maximilian d’aller et venir à sa guise dans la maison sans y avoir été expressément invité.
— Signora, dit-il en lui prenant la main et en la portant jusqu’à ses lèvres.
La douceur de leur langue natale continuait d’imprégner son accent, et chaque fois Eustacia tombait sous le charme. Venise lui manquait tant.
— Je vous prie d’excuser ma ponctualité excessive.
Il se tourna vers Victoria, ses traits aristocratiques figés en un sourire sarcastique.
— Ah, miss Grantworth. Notre protégée. Je vous souhaite le bonsoir. Je vous ai interrompue en plein entraînement, à ce que je vois.
— Bonsoir, répondit sèchement Victoria.
Elle ne prit pas la peine de lui tendre sa main mais il ne sembla pas s’en apercevoir ou s’en offusquer.
— Comment doit-on s’adresser... à un chasseur ès vampires ? Monseigneur ? Votre Grâce ? Votre Majesté du pieu de frêne ?
Eustacia intervint avant que le ton ne monte entre eux.
— Max, je vous en prie, prenez un siège. Victoria s’apprêtait à aller se changer. Allons, Victoria. Charley va bientôt nous servir le thé. A moins que vous ne préfériez un cognac ?
— Un cognac n’aurait pas été de refus, signora, mais comme vous le savez je ne bois jamais quand je suis en chasse.
Eustacia attendit que Victoria fut sortie de la pièce, puis demanda :
— Des nouvelles ?
Il croisa ses longues jambes et se renversa sur la banquette qui côtoyait le fauteuil de la vieille dame.
— Lilith est ici pour récupérer le Livre d’Anwarth. Il semblerait qu’elle l’ait localisé quelque part en Angleterre. À Londres, plus précisément. Elle a amené toute sa horde avec elle.
— Le Livre d’Anwarth, répéta Eustacia, tandis qu’un frisson glacé parcourait ses reins. Je me disais aussi qu’elle devait avoir une bonne raison d’amener toute sa cour avec elle. Je ne vous cache pas que je suis inquiète, Max. Car elle n’est pas du genre à quitter son repaire dans les montagnes pour un oui ou pour un non... Je n’ai jamais entendu parler d’un tel livre, mais je vais consulter Wayren. Cela n’augure rien de bon. Si Lilith s’est mise en tête de retrouver ce livre, elle va envoyer des Gardiens, et peut-être même des Impériaux.
— Je vais aller faire un tour au Calice. Peut-être en saurais-je davantage...
— Oui, et Wayren devrait pouvoir nous aider aussi.
Sur ce, Eustacia lui décocha un regard appuyé qui mit aussitôt fin à leur conversation. Victoria était de retour.
— Ah, très chère. Tu as fait vite. Nous étions justement en train de nous remémorer l’histoire de la Ténébreuse Lilith, dit Eustacia d’un ton vif, tout en frottant ses deux mains arthritiques l’une contre l’autre. Max, Victoria ne sait encore que très peu de choses concernant Lilith. J’ai jugé préférable que vous soyez là, afin d’apporter des précisions et de combler les éventuelles lacunes.
— Mais naturellement, signora. Vous pouvez commencer. Je me charge quant à moi des commentaires.
Victoria s’était penchée en avant, impatiente d’entendre k- récit. Eustacia hésita un court instant. En voyant le beau visage innocent de sa nièce, elle éprouva un pincement de fierté. La jeune fille avait réussi à occire un vampire dès son premier essai. Elle s’était montrée très assidue pendant son entraînement et avait affronté toute la noirceur et la vilenie qui régnaient sur cette terre avec un courage exemplaire – chose dont Eustacia elle-même n’avait pas été capable au début.
Elle n’allait pas avoir la vie facile. Elle allait devoir renoncer à presque tous les plaisirs que les jeunes filles de son ;ige considéraient comme allant de soi, et serait confrontée au danger plus souvent qu’à son tour.
Mais, d’un autre côté, Victoria allait mener une vie d’aventure, exaltante et pleine d’imprévus. Elle allait réduire à néant les créatures les plus viles qu’il soit possible d’imaginer. Sans doute perdrait-elle le contrôle d’une partie de son existence, mais, en contrepartie, elle jouirait d’une immense liberté. Et tout cela était écrit : seule une descendante directe de la première Gardella était en mesure de détruire Lilith.
Max, si redoutable et imposant qu’il fut, était l’un des rares Vénatores à ne pas avoir de sang Gardella dans les veines, un handicap qui ne faisait que renforcer sa détermination.
— La Ténébreuse Lilith est la fille de Judas Iscariote, commença Eustacia.
Elle n’avait raconté cette histoire que douze fois au cours de son existence. La première fois, devant le Pape. Et cette fois-ci était peut-être la dernière.
— Judas Iscariote ? Celui qui a trahi le Christ ?
Eustacia hocha la tête.
— En effet. L’homme qui a trahi Jésus pour trente pièces d’argent. On le surnomme le Traître, même si le Seigneur l’a pardonné comme il a pardonné toute l’humanité. Mais Judas Iscariote a refusé son pardon en se faisant justice lui-même. Il s’est pendu, comme tu le sais. Il fut alors damné pour l’éternité. Le diable lui a rendu une enveloppe charnelle et donné le pouvoir de parcourir la terre dans le corps d’un immortel, une sorte de démon appelé mort vivant. Un mort vivant qui boit le sang d’un mortel se retrouve damné à jamais. Il ne peut être sauvé. Judas a erré ainsi sur terre pendant des siècles. Il a fait de sa fille Lilith un vampire. Depuis lors, Lilith traque les êtres faibles et se repaît de leur sang. Devenue reine des vampires, elle n’a de cesse de se venger de nous.
— Parce que nous autres, chrétiens, tenons son père pour un traître ? demanda Victoria.
— Absolument. Il n’y a pas nom plus abhorré que celui de Judas pour un chrétien. Jadis vénéré, il n’est désormais prononcé qu’avec haine et rancœur. Judas n’est plus, mais Lilith continue de hanter la terre avec son armée sans cesse croissante de vampires. Elle veut imposer sa loi sur le monde ; sa force est notre faiblesse. Il est de notre devoir, en tant que Gardella, de repousser les assauts de Lilith et de ses suppôts.
— Votre grand-tante et elle sont ennemies depuis toujours. Lilith sait qu’Eustacia détient des pouvoirs qui l’empêchent de dominer le monde.
Eustacia remarqua que le visage de Max s’était soudain creusé de rides profondes.
— Quand votre tante a quitté Venise pour venir s’établir ici, Lilith a perdu sa trace. Elle a littéralement ravagé Venise, puis Rome et Florence... Elle a envoyé ses suppôts à Paris, à Madrid, au Caire, et enfin ici, à Londres. Il lui a fallu pas moins de vingt ans pour retrouver sa trace, car Eustacia était bien gardée et protégée par ses alliés.
— Et par vous, Max. Vous avez été l’un des plus vaillants, malgré votre jeune âge.
Le jeune Max était en effet armé d’une farouche détermination. Furieux et assoiffé de vengeance, après que son père et sa sœur adorés aient péri aux mains des vampires, il avait choisi de devenir Vénatore.
— Mais où est Lilith actuellement ? Quels sont ses plans ? demanda Victoria.
Il n’y avait aucune inquiétude ou effroi dans ses yeux noisette. Seule une lueur froide et intense, constata Eustacia, soulagée. Dieu, que le destin avait eu la main heureuse en la choisissant.
Pour la première fois depuis des années, la vielle dame reprit espoir. Avec Victoria comme protégée, et plus tard eomme première représentante de la lignée des Vénatores, Eustacia allait peut-être songer à se retirer en paix.
— Pour mener à bien ses noirs desseins, Lilith doit détruire votre tante, dit Max. En ce moment même, des hordes de vampires et de démons parcourent la terre entière avec pour mission de croître et de se multiplier. Pour boire le sang de leur victime, ils la mordent au cou – et non à la poitrine -eomme on a pu le supposer...
— Mais ils laissent des marques sur le corps de leur proie, nie semble-t-il ? l’interrompit Victoria, qui venait subitement de faire le rapprochement. Trois X, comme ceux qu’on a remarqués sur le thorax des hommes retrouvés morts près des docks. Ce sont là les marques d’un vampire, n’est-ce pas ?
— Vous êtes bien informée pour une jeune débutante, s’étonna Max.
Eustacia s’empressa d’intervenir.
— C’est exact, Victoria, même si j’ignore d’où tu tiens ces informations. Les trois X symbolisent les trente pièces d’argent qu’a reçu Judas pour trahir Jésus.
— Ce qui explique leur crainte de tout ce qui est en argent, reprit Max. Cet idiot de Quentworth s’est laissé piéger par un des suppôts de Lilith. Mais nous sommes intervenus diligemment pour faire en sorte qu’aucun soupçon de vampirisme ne pèse sur sa mort. Par chance, il n’a pas été « transformé ». Comme vous le savez sans doute, la morsure d’un vampire est souvent fatale... mais il arrive qu’il échange son sang avec celui du mortel, lors d’une sorte de rituel d’accouplement. Auquel cas, le mortel est « fécondé », et transformé en vampire. Ainsi, une morsure de vampire peut tuer ou engendrer un nouveau mort vivant. Enfin, il arrive que ni l’un ni l’autre ne se produise, quand la morsure n’est pas assez profonde. Et notre mission...
Eustacia l’interrompit :
— Notre mission consiste à détruire le plus grand nombre de vampires tout en faisant en sorte de percer à jour les desseins de Lilith. Nous avons appris qu’elle s’est installée ici, à Londres, avec le plus gros de ses troupes. Max n’a pas encore réussi à découvrir où elle se cache. Elle est venue non seulement pour me traquer, mais pour retrouver un certain Livre d’Anwarth, dont nous ignorons ce qu’il contient.
— Nous avons toujours réussi à déjouer ses plans par le passé, reprit Max. Mais maintenant, il semblerait que nous devions faire appel à une jeune débutante tombée du nid pour nous seconder, ajouta-t-il avec un sarcasme qui ne lui était pas coutumier. J’ose espérer que vous aurez du temps à nous consacrer, lorsque vous ne serez pas occupée à remplir votre carnet de bal ou à choisir vos robes de soirée.
Victoria se leva et vint se camper devant Max qui demeura confortablement installé sur la banquette, nullement disposé à en bouger.
— Remplir mon carnet de bal ? Monsieur Max, ou je ne sais comment je dois vous appeler. Dois-je vous rappeler que j’ai quitté le bal – et manqué une valse avec le marquis de Rockley ! - pour vous sauver des crocs d’un vampire. J’avais bien autre chose en tête que mon carnet de bal, quand je vous ai suivis, vous et votre cavalière sur la terrasse...
— Me sauver ? En vérité, vous vouliez m’arracher à la morsure de mes propres canines.
— Comment aurais-je pu deviner que vous étiez un Vénatore ? Vous vous êtes bien gardé de m’en avertir, sans doute pour pouvoir ensuite rire de moi et me tourner en dérision. Mais quoi qu’il en soit j’ai rempli ma mission. Et je continuerai de la remplir.
— Victoria. Max. Je vous en prie. L’heure est trop grave pour ces chamailleries. Victoria, il faut que tu comprennes qu’au cours de ce siècle, il n’y a eu que trois autres femmes Vénatores avant toi. Deux d’entre elles sont mortes dans des souffrances atroces peu après avoir reçu leur vis bulla.
— Et la troisième est ici même, devant vous, dit Max en désignant Eustacia. Aucune d’elles ne pourra jamais vous cgaler, signora. Car vous êtes l’élue, la Gardella que le destin a choisie pour nous unir dans la lutte qui mènera Lilith à sa perte.
Victoria tourna un regard stupéfait vers Eustacia.
— Vous êtes une chasseuse de vampires ? Une Vénatore ?
Max ne put réprimer un petit reniflement de mépris.
— Vous vous imaginez que votre tante passe ses journées à minauder devant sa coiffeuse ? Bien sûr que c’est une Vénatore !
Au grand soulagement d’Eustacia, les commentaires désobligeants de Max laissèrent Victoria de glace.
— Je l’ignorais, ma tante. Je pensais que vous étiez une sorte de guide. Comme Kritanu. J’étais à mille lieues de me douter que vous chassiez le vampire.
— Eh bien si, vois-tu. Et toi, ma très chère enfant, tu as été désignée pour prendre ma succession, en tant que descendante directe de la lignée des Gardella et du premier Vénatore à avoir été choisi – et à avoir accepté cette mission.
— Et c’est précisément pour cela, déclara Max en se levant, que Lilith s’est mise en tête de retrouver le Livre d’Anwarth, avant que vous n’ayez terminé votre initiation.
Le ton de sa voix suggérait qu’il ne comprenait pas pourquoi diable Lilith aurait pu voir une quelconque menace en la personne de Victoria.
— Je vous prie de m’excuser, signora, ajouta-t-il. Mais la lune s’est levée et le devoir m’appelle.
— Je vais chercher mon pieu, dit Victoria.
Max se redressa de toute sa hauteur et lui coula un long regard. Il était vraiment très beau, songea Eustacia avec tendresse.
— Je vous remercie de votre aide, miss Grantworth, mais je pense pouvoir venir à bout, seul, de trois vampires sans vous faire courir le risque de déchirer votre jolie robe ou de perdre votre bonnet. En outre, il serait regrettable que vous exécutiez par erreur un vigile ou – comment dit-on déjà – un officier de la police montée.
Il enfila sa cape et sortit de ses plis un pieu noir à l’aspect redoutable.
— Quand vous aurez acquis un peu plus d’expérience, et reçu votre amulette, je suis sûr que vous trouverez de quoi vous occuper.
Sur ce, il exécuta une petite courbette et sortit prestement du salon.
C’est à peine si Eustacia osa se tourner à nouveau vers sa nièce tant elle craignait de croiser son regard indigné. Mais quelle mouche avait donc piqué Max ? Certes, il n’était pas du genre à mâcher ses mots, et l’expression de son visage laissait supposer qu’il avait d’autres soucis plus graves que la simple exécution de trois vampires ordinaires... mais ce ton acerbe ne lui était pas coutumier.
À croire qu’il cherchait à décourager Victoria.
L’estimait-il insuffisamment préparée pour mener à bien sa mission ?
Eustacia étendit machinalement le bras pour caresser la chevelure noire et soyeuse de la jeune fille. Elle aussi hésitait à exposer sa chère nièce aux forces du mal... mais avait-elle le choix ?
Victoria avait été Elue et elle avait accepté son sort.
Maintenant, il ne leur restait plus qu’à espérer qu’elle en sortirait victorieuse.
Deux jours plus tard, Victoria dut inventer une excuse pour pouvoir se rendre chez sa grand-tante au lieu de perdre son après-midi à faire des visites de courtoisie chez les uns et les autres.
Car aujourd’hui était un jour particulièrement important. Ayant passé avec succès sa première épreuve, elle allait recevoir sa vis bulla et franchir le seuil de sa nouvelle vie. Victoria et sa tante attendaient dans une petite pièce du premier étage de la demeure des Gardella. D’épaisses tentures masquaient les fenêtres et le mobilier était des plus sommaires. Un haut dressoir de bois sculpté muni de deux portes jalousement fermées trônait à un bout de la pièce.
Des bougies avaient été allumées sous de petits récipients dans lesquels frémissait une concoction à base de plantes. Un parfum de verveine et de myrrhe emplissait l’air. Un grand crucifix, composé de deux longs madriers emboîtés l’un dans l’autre, était suspendu au mur, austère et imposant. Sur une longue table s’étalaient pêle-mêle piles de livres, flacons et potiquets remplis d’herbes sauvages et d’onguents, ainsi c|IIe d’autres objets que Victoria n’arrivait pas à identifier.
— La vis bulla est l’auxiliaire le plus important du Venatore, déclara tante Eustacia en s’installant dans son gros fauteuil, unique pièce de mobilier un peu confortable. Aujourd’hui, en acceptant de recevoir ton amulette, tu acceptes de reprendre le flambeau de tes ancêtres les Gardella, de consacrer ta vie à l’éradication des forces du mal et des morts vivants, à la protection des mortels contre les assauts répétés de Satan et de ses suppôts. Si tu acceptes, Victoria, sache que tu ne pourras plus revenir en arrière.
— Que se passerait-il si je refusais de prendre la vis bulla ?
Kustacia se raidit et braqua sur sa nièce un regard perçant.
— Est-ce là ce que tu souhaites ?
— Non, ma tante. Ma décision est prise. J’accepte de reprendre le flambeau. Mais je me demandais simplement ce qui arriverait dans le cas contraire.
Sa tante sembla se détendre.
— Si tu choisissais de renoncer, tu devrais t’adonner à un rituel permettant d’effacer totalement de ta mémoire tout ce qui t’a été transmis jusqu’ici. Tu perdrais toutes tes capacités et ton intuition de Vénatore – des capacités avec lesquelles tu es venue au monde mais qui sont demeurées latentes jusqu’à ce que les rêves se manifestent à toi. Ces capacités et ces dons seraient alors transmis à quelqu’un d’autre.
— Est-il déjà arrivé que quelqu’un se désiste ?
— Oh, oui. Au fil des ans, des jeunes gens – et parfois même des jeunes femmes – se désistent pour s’en retourner à une vie d’ignorance.
— Et il n’y a rien qui puisse réveiller en eux des souvenirs ? Un son, une image ?
— Absolument rien. Sans quoi nous serions tous en danger.
— Y a-t-il quelqu’un... de ma connaissance qui a été choisi et a refusé la vis bulla ?
— Oui, Victoria. Ta mère. En refusant de reprendre le flambeau des Gardella, elle t’a transmis ses dons.
— Ma mère ?
Eustacia acquiesça.
— Oui. Elle venait de faire la connaissance de ton père et en était très éprise quand les rêves ont commencé. Quand le moment est venu pour elle de choisir, elle a choisi ton père.
— Y a-t-il des... conséquences pour celui qui refuse de remplir sa mission ?
Eustacia prit les mains de Victoria entre ses mains frêles et froides.
— Les seules conséquences sont la perte du savoir et la transmission de ses propres dons et intuitions à un descendant. Les pouvoirs ainsi transmis sont multipliés par le nombre de générations qui ont refusé la Mission. Tu es la troisième d’une lignée qui a refusé la Mission, il est donc probable que tes dons s’en trouvent décuplés.
— La troisième génération ? Ma mère et qui d’autre ? Qui, avant elle, a refusé la Mission et la lui a ainsi transmise ?
— Mon frère. Le père de ta mère, Renald. J’avais déjà été choisie quand Renald a commencé à avoir des rêves. Il est très rare que des parents aussi proches soient choisis en même temps. Mais mon frère a refusé, et ta mère aussi. De sorte que c’est toi qui te retrouves ici, aujourd’hui, avec moi. Toi et moi sommes les seules descendantes directes de la lignée Gardella. Les autres sont des membres éloignés de la famille. Leurs pouvoirs sont plus diffus que les nôtres. Il existe également des chasseurs de vampires qui n’ont aucun lien de parenté avec nous, mais qui ont néanmoins choisi à leurs risques et périls de devenir des Vénatores.
Ceux qui n’ont pas été choisis par le divin, comme nous autres, Gardella, doivent accomplir des missions très difficiles et dangereuses... et, malgré cela, il n’est pas certain qu’ils puissent prétendre à la vis bulla. Mais une fois en possession de l’amulette, ils deviennent aussi puissants i|IIe nous. Ils ne sont pas moins habiles, mais dès l’instant où nous sommes les héritiers de la lignée, c’est à nous qu’il revient d’endosser les responsabilités les plus lourdes.
— Sommes-nous les seules Vénatores ?
— À ce jour, dans le monde entier, il n’y a pas plus d’une centaine de Vénatores, et toi et moi sommes les deux seules Vénatores vivantes. Mais il y a des milliers de morts vivants, et leur nombre ne cesse de croître de jour en jour, lamais nous ne pourrons baisser les armes. Un seul moment d’inattention, et ils s’empareront du pouvoir. C’est la raison pour laquelle j’ai fait venir Max de Venise. Car maintenant que Lilith a établi son fief ici, à Londres, il nous faut des renforts. L’autre Vénatore présent en Angleterre a été tué il y a trois mois.
— Max est un Gardella ? Un vrai Vénatore ?
Eustacia braqua sur elle un regard si incisif que Victoria manqua faire un pas en arrière. Jamais elle n’avait vu expression plus féroce sur le visage de sa tante.
— Max est un Vénatore plus fort que toi, Victoria. Il a choisi cette voie au péril de sa vie. Et à cette heure il est le plus puissant de tous... après moi. Oui, je détiens le titre de Illa Gardella, que tu posséderas toi-même un jour, quand je ne serai plus de ce monde. Mes rhumatismes et mon grand âge m’ont affaiblie. S’il avait eu du sang Gardella dans les veines, il aurait été l’Élu, le commandant en chef des Vénatores – le plus puissant de nous tous. Un jour, ce sera toi, Victoria.
Ses traits se radoucirent.
— À présent, ma chère enfant, si tu n’as plus de questions, j’aimerais que tu m’apportes le livre qui se trouve dans l’armoire.
De son index crochu, la seule partie de son corps qui trahissait son âge, elle désigna le cabinet d’acajou adossé au mur à l’autre bout de la pièce.
Victoria s’approcha du meuble et fit délicatement tourner la petite clé que sa tante portait généralement suspendue à une solide chaîne en or autour du cou. Clic, clic, clong... la clé tourna dans la serrure et le loquet céda.
Elle ne se serait jamais permise d’approcher le cabinet secret sans y avoir été invitée, et encore moins de s’emparer de sa clé. Retenant son souffle, elle ouvrit toutes grandes les deux portes.
À l’intérieur, délicatement posé sur un lutrin, se trouvait un vieux livre. La Sainte Bible.
C’était un gros et pesant ouvrage dont les pages dorées sur tranche avaient conservé leur brillant malgré le passage du temps. La reliure en cuir était usée et déformée aux quatre coins, mais le tranchefile était d’origine. Trois marque-pages de soie aux couleurs passées tombèrent lorsqu’elle s’en saisit.
Victoria l’apporta à sa tante et le plaça sur les genoux de la vieille dame.
— Si tu remplis ta Mission, Victoria, tu remporteras la victoire pour nous tous, dit-elle en riant doucement. Tu portes un nom prédestiné. Peut-être est-ce un signe. Encore un.
Elle ouvrit la Bible et pointa du doigt les mots écrits à l’encre noire, brune et sépia.
— Ce sont les noms des Gardella qui ont accepté la Mission, dit-elle en suivant les lignes du bout de ses doigts de formés. Cette Bible fut remise à notre famille, il y a six cents ans.
Elle leva ses yeux sombres et perçants vers sa nièce, puis ajouta :
— Il y a des Vénatores chez les Gardella depuis l’époque où Judas Iscariote s’est pendu et a été ramené sur terre par Satan. Mais nous n’avions aucune trace écrite de notre histoire, jusqu’à ce qu’un moine Gardella du Moyen Âge rédige ce livre, au douzième siècle. La reliure en a été refaite île nombreuses fois, à mesure que l’on ajoutait des pages au fil des siècles.
Sa tante commença à tourner les pages qui crissaient doucement sous ses doigts. Quelques-unes étaient illustrées, d’autres couvertes d’inscriptions dont l’encre avait pâli avec le temps. Des lettrines enluminées de motifs colorés ornaient le début de chacun des livres de la Bible.
Sur l’arbre généalogique, Victoria vit que tante Eustacia et elle-même descendaient en droite ligne du premier Gardella, landis que le nom d’autres Vénatores apparaissait ici et là sur d’autres branches.
— Ce livre renferme non seulement la parole de Dieu, mais les secrets de notre famille, y compris les prières et les incantations qui serviront à investir de pouvoir ta vis bulla. Es-tu prête ?
Victoria sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine, mais hocha la tête, l’air décidé.
— Bien, poursuivit Eustacia. Je vais appeler les autres.
A la surprise de Victoria, elle ajouta :
— Je ne puis seule instiller à ta vis bulla ses pouvoirs magiques. Il me faut le concours d’autres personnes qui, bien qu’initiées aux secrets et habilitées à intervenir, ne sont pas des Vénatores. Ils attendent dans le vestibule. Victoria, lu vas t’étendre sur ce sofa. Maintenant, allonge-toi. Je vais les faire entrer.
Victoria s’étendit sur la méridienne dont le dossier était légèrement relevé. Elle jeta un coup d’œil à sa robe de cérémonie, un ample sarreau, boutonné sur le devant depuis la base du cou jusqu’aux chevilles.
Il lui semblait que le temps passait à la fois à toute allure et très lentement. Eustacia arpentait la chambre plongée dans une semi-obscurité après qu’on eut éteint toutes les bougies sauf une. Les autres participants se tenaient à l’orée du cercle lumineux, mais Victoria reconnut Kritanu et Maximilian, ainsi que Briyani, le neveu de Kritanu. Un parfum sucré flottait dans l’air. Victoria se sentait à la fois détendue et pleine d’impatience contenue.
— À présent, nous allons vous rappeler la raison pour laquelle nous sommes tous réunis ici, dit Eustacia avant de s’exprimer dans une langue que Victoria ne reconnut pas d’emblée.
Elle parlait latin. Les autres entonnèrent à leur tour la litanie qui se poursuivit pendant un petit moment. L’air de la pièce était de plus en plus parfumé et Eustacia s’était approchée de la méridienne.
Victoria sentit son estomac se rétracter lorsque la main chaude et noueuse d’Eustacia l’effleura. Puis un frisson la parcourut tandis que les doigts de sa grand-tante défaisaient un bouton après l’autre. Elle écarta l’étoffe, à la hauteur de l’abdomen, dévoilant une portion oblongue de chair nue qui s’étendait depuis le plexus solaire jusqu’à son nombril.
— Façonnée dans le plus pur argent de la plus sainte des terres saintes, dit Eustacia, cette vis bulla te conférera une force surnaturelle et le pouvoir de guérir, Victoria Gardella. Elle t’apportera clairvoyance et puissance lorsque tu en auras le plus besoin, car tu combats les forces du mal qui menacent l’humanité.
Kritanu approcha à son tour en poussant une petite table. Sa tante prit un flacon rempli d’un liquide clair au fond duquel reposait un objet brillant.
— Cet objet sacré, en provenance de la Terre Sainte et conservé dans l’eau bénite du Vatican, te donnera la force.
Plongeant ses doigts dans le flacon, elle en extirpa la vis huila.
Malgré le peu de lumière, Victoria vit très distinctement qu’il s’agissait d’une petite croix. Celle-ci était suspendue A un mince anneau d’argent trop étroit pour qu’elle pût le porter ne serait-ce qu’à son petit doigt.
Kritanu se saisit d’une petite baguette d’argent légèrement incurvée, longue d’une paume et aussi fine qu’une aiguille. Lorsque Victoria sentit les mains chaudes de Kritanu sur son abdomen, sa respiration devint plus saccadée. D’un geste net et précis, il enfonça l’aiguille, transperçant la lèvre supérieure du nombril. Eustacia lui tendit la vis bulla. Un pincement, et il inséra l’anneau dans la chair.
Au contact froid du métal sur sa peau, Victoria sentit la douleur s’estomper. Tante Eustacia fit un signe de croix au-dessus de son ventre, puis reboutonna son fourreau. Les participants récitèrent une autre prière, puis sortirent en silence, laissant Eustacia seule avec sa nièce.
— Voilà, dit sa tante. Ce présent t’a été offert pour tous les sacrifices que tu vas devoir faire pour avoir choisi cette voie. Tant que cette amulette restera en contact avec ton corps, tu seras physiquement forte et prompte à guérir. Tes mouvements seront lestes et puissants ; ton esprit vif et clair. Cependant, elle ne te rend ni invincible, ni immortelle.
Elle aida Victoria à se relever et la serra dans ses bras avec une vigueur surprenante.
— Fais-en bon usage, Victoria. Et que Dieu t’accompagne dans ta mission.