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II est impossible désormais de renverser l’ordre des choses, impossible d’interrompre l’inexorable processus de mise à feu. Les charges de poudre explosent ; les pièces du centre et de tribord crachent leur pesant projectile, mais à l’intérieur du canon bâbord l’obus se bloque à la fracture provoquée par les missiles Satan, son culot retient les gaz de l’explosion et les empêche de s’échapper.
Une pièce neuve aurait pu résister peut-être à la terrible force de déflagration, à la fracassante pression, mais la vieille culasse rouillée, fatiguée, n’en peut plus : elle se fend et éclate. En un millième de seconde, un volcan de flammes comprimées envahit la tourelle, le puits du monte-charge de la soute et met le feu aux charges de poudre emmagasinées.
Le lowa tout entier explose et crache ses entrailles vers le ciel.
Dans l’infime fraction de seconde où il est projeté hors de la tourelle, Patrick Fawkes mesure enfin l’irrémédiable gâchis, la terrifiante stupidité de son action. Dans une dernière pensée, il implore Myrna, sa femme bien-aimée, de lui pardonner, et son corps s’écrase contre l’inflexible blindage du pont.
L’obus de rupture de la pièce de tribord atteint le point culminant de sa trajectoire et plonge vers la terre : il transperce le dôme de calcaire du bâtiment des Archives nationales. Par une chance incroyable, il épargne les vingt et un étages de livres et de registres, perce le sol de granit de la salle d’exposition à moins de trois mètres de la Déclaration d’indépendance et termine sa course dans le ciment du sous-sol.
L’obus de la pièce numéro 2 a fait long feu.
Mais l’obus numéro trois est, lui, en parfait état de fonctionnement.
Sous l’action de son minuscule générateur, l’altimètre radar de la charge de « Mort Subite » commence à émettre des signaux en direction du sol et à enregistrer sa descente. Lorsque le projectile touche l’altitude de 500 mètres, un signal électrique déclenche le parachute et une ombrelle de soie orange fluorescente se déploie sur l’azur du ciel. Miracle ! le tissu qui a pourtant plus de trente ans supporte l’effort brutal sans se rompre.
Dans l’abri creusé sous les rues de la ville, le Président et ses conseillers, paralysés dans leurs fauteuils, – clignent des yeux pour mieux suivre l’inexorable chute lente du projectile. D’abord, comme les passagers du Titanic qui se refusaient à croire que le grand paquebot était en train de couler, ils demeurent hypnotisés, l’esprit incapable de mesurer l’étendue de l’événement qui se déroule devant leurs yeux ; ils persistent à espérer obscurément que le mécanisme de l’ogive calera et que l’obus tombera, inoffensif, sur le gazon du mail.
Mais bientôt ils se prennent à désespérer.
. Une brise légère souffle du nord et pousse le parachute vers la Smithsonian Institution (Institution scientifique fondée par James Smithson (James Lewis Macie), 1765-1829, physicien anglais né en France). La troupe, qui a barré les rues autour du Lincoln Mémorial et du bâtiment des Archives nationales, ainsi que la foule des fonctionnaires du gouvernement prise dans la cohue matinale, tous regardent, comme des moutons, et les bras dressés vers le ciel.
Autour de la table de conférences, la tension et l’anxiété sont devenues insupportables. Jarvis, la tête dans les mains, refuse de regarder l’image que transmet l’écran.
— Perdus, souffle-t-il d’une voix rauque. Nous sommes perdus !
— N’est-il vraiment plus possible d’intervenir ? s’inquiète le Président, les yeux rivés sur la chose qui se balance sur l’écran.
Higgins secoue les épaules en signe de défaite.
— Faire exploser cette monstruosité dans le ciel n’aurait pour résultat que de libérer la bactérie. Et, cela mis à part, je crains que nous ne puissions rien faire.
Jarvis surprend une lueur dans le regard du Président ; le chef des Etats-Unis vient de réaliser l’ampleur de la catastrophe ; il comprend enfin qu’ils sont parvenus au terme de la route. L’impossible ne pouvait pas se produire, c’était impensable, mais il est là, présent. La mort pour des millions et des millions de personnes ne tient plus qu’à quelques secondes et à quelques dizaines de mètres de différence d’altitude.
Le Président et ses conseillers fixent le parachute avec une telle attention qu’ils ne remarquent pas dans le lointain un point qui se précise peu à peu. C’est l’amiral Kemper qui le découvre le premier : peu de détails échappent à son œil de marin. Il se lève et concentre son regard avec l’intensité d’un laser. A leur tour, les autres ont vu le point qui grossit et prend la forme d’un hélicoptère qui fonce droit sur l’obus.
— Par tous les saints du ciel ! Qu’est-ce que ? murmure Higgins.
— On dirait le même dingue qui a déjà survolé le lowa tout à l’heure, déclare Kemper.
— Ce coup-ci nous allons lui saler les fesses, dit Higgins en attrapant le téléphone.
Le soleil, encore bas, se reflète sur la bulle de l’appareil et étincelle sur l’écran. L’hélicoptère se rapproche, et l’on distingue maintenant de larges initiales sur ses flancs.
— N.U.M.A., lit Kemper. C’est l’un des hélicos de l’agence chargée des questions maritimes.
Jarvis lève les yeux et regarde comme quelqu’un qu’on vient de tirer d’un profond sommeil.
— Vous avez bien dit N.U.M.A. ?
— Voyez vous-même, répond Kemper en pointant le doigt.
Jarvis regarde. Soudain, comme pris d’un accès de démence, il se dresse en renversant son fauteuil, se penche au-dessus de la table et arrache le téléphone des mains de Higgins.
— Non ! crie-t-il.
Le général Higgins en est éberlué.
— Laissez-moi ce téléphone tranquille ! lance-t-il. Le pilote sait ce qu’il fait.
Jarvis est, en effet, absolument convaincu d’une chose : Dirk Pitt joue un rôle dans le drame aérien qui se déroule maintenant au-dessus de la capitale. Un hélicoptère de la N.U.M.A. et Pitt ! Les deux doivent forcément aller de pair. C’est une sorte d’alliage naturel. Et Jarvis sent naître en lui une toute petite lueur d’espoir à mesure que la distance diminue entre l’appareil et le projectile.
Le Minerva fonce sur le parachute orange comme un taureau sur la cape du matador. Le résultat de la course n’est pas acquis. Steiger et l’amiral Sandecker ont, en effet, surestimé la trajectoire de l’obus porteur de « Mort Subite », et ils survolaient le building des Archives nationales lorsqu’ils ont vu le parachute s’ouvrir, plus tôt qu’ils ne l’avaient prévu, à 400 mètres de leur hélicoptère. Ils perdent donc un temps précieux pendant que Steiger rectifie la course de son appareil lancé dans cette tentative de la dernière chance imaginée par Pitt il y a quelques heures à peine.
— Douze secondes de perdues, annonce froidement Sandecker de la porte de la soute.
Encore dix-huit secondes avant le déclenchement de l’explosion, songe Steiger.
— Paré pour le crochet et le treuil, annonce Sandecker.
Steiger fait un signe de tête négatif.
— Trop risqué ! Une seule passe, c’est tout ce dont nous disposons. Je dois foncer dans les suspentes le nez en avant.
— Vous allez fausser les pales du rotor.
— Il n’y a pas d’autre solution, réplique Steiger.
L’amiral ne songe pas à discuter. Il se laisse tomber aussitôt dans le siège du copilote et sangle sa ceinture.
Le projectile se dessine dans le pare-brise. Steiger remarque qu’il est couvert de la peinture bleue réglementaire. Il pousse à fond la commande de gaz des turbomoteurs, et il abaisse en même temps la commande de pas général. La course du Minerva est coupée si brutalement par la mise en stationnaire que les harnais scient les épaules des deux hommes.
— Six secondes, annonce Sandecker.
L’ombre du vaste parachute touche l’hélicoptère au moment où Steiger lance son appareil à tribord. La manouvre soudaine jette le nez effilé du Minerva entre les suspentes. La soie orange s’abat sur le pare-brise et cache le soleil. Trois des haubans se prennent et s’enroulent autour de l’arbre du rotor avant que le tissu vieilli ne cède. Les autres suspentes s’accrochent au fuselage, se tendent sous le poids du projectile, et le Minerva est à peu près contraint à l’arrêt.
— Deux secondes, grince Sandecker entre ses dents serrées.
Le poids de l’énorme obus de marine attire le Minerva vers le sol. Steiger remet l’appareil en ligne de vol, tire sur les manettes de gaz et relève la commande de pas général dans une succession de gestes qui n’en font qu’un.
Les deux moteurs peinent sous la surcharge. L’amiral a cessé de compter. L’instant fatal est atteint. L’aiguille de l’altimètre tremblote sur la marque des 300 mètres. Sandecker se penche hors de la cabine et, à travers les pans du parachute qui claquent au vent, il aperçoit le monstre qui se balance sous le fuselage ; hypnotisé, il attend l’explosion imminente.
Les pales du rotor fouettent l’air avec un bruit profond qui s’entend à des kilomètres au-dessus d’une mer de faces anxieuses levées vers le ciel. Le parachute, le projectile et l’hélicoptère sont là, comme immobiles et suspendus. Sandecker jette un bref coup d’œil sur l’altimètre : il n’a pas bougé. Une sueur froide couvre le front de l’amiral.
Dix secondes s’écoulent, qui lui paraissent dix années. Tout entier à sa tâche, Steiger se bat avec les commandes. L’amiral ne peut rien faire d’autre qu’attendre. C’est la première fois de sa carrière qu’il se sent aussi parfaitement inutile.
— Grimpe, bon Dieu ! Grimpe ! crie Steiger à son Minerva.
Sandecker continue de fixer l’altimètre ; il est comme paralysé. Il lui semble que, pendant une seconde, l’aiguille est passée légèrement au-dessus de la marque des 300 mètres. Serait-ce une illusion ou bien l’instrument a-t-il réellement indiqué un léger mouvement ascendant ? Et puis, lentement, imperceptiblement, l’aiguille paraît bouger.
— On grimpe ! annonce l’amiral d’une voix qui tremble.
Steiger ne répond rien.
Le mouvement ascendant se précise. Sandecker garde le silence jusqu’à l’instant où il est absolument certain que ses yeux ne lui jouent pas un tour. Non, il n’y a plus de doute. L’aiguille passe lentement au degré supérieur…