Thomas Machita paie son entrée et pénètre dans l’enceinte du cirque ambulant, un cirque comme tous ceux qui pullulent les jours de fête dans les campagnes d’Afrique du Sud. C’est dimanche ; des groupes de Bantous et leur famille font la queue pour la grande roue, les manèges et devant les baraques. Selon les instructions données au téléphone par Emma, Machita se dirige vers l’entrée de la rivière enchantée.
Il hésite encore sur l’instrument avec lequel il va tuer Emma. La lame de rasoir fixée par une bande à son avant-bras gauche laisse beaucoup à désirer. Le petit rectangle d’acier est une arme de combat rapproché, mortelle si l’on peut trancher la veine jugulaire de la victime au moment opportun, une occasion que Machita estime peu vraisemblable étant donné la foule qui l’entoure.
Finalement, il choisit le pic à glace et pousse un long soupir de satisfaction, comme s’il venait de résoudre une importante énigme scientifique. Le pic est glissé dans la vannerie du panier d’osier qu’il tient dans ses mains. La poignée de bois a été arrachée et remplacée par du chatterton enroulé autour du manche. Un coup rapide à travers les côtes jusqu’au cœur, dans l’œil ou dans l’oreille ; s’il réussit à enfoncer la tige dans la trompe d’Eustache, c’est à peine si quelques gouttes de sang filtreront.
Machita étreint la poignée du panier qui contient à la fois le pic à glace et les deux millions de dollars. Il arrive au guichet, prend un ticket et avance sur le quai de la rivière enchantée. Le couple qui le précède, un type hilare et une femme obèse, se glisse dans un wagonnet à deux places. L’employé, une espèce de clochard vétusté qui renifle constamment la goutte qui lui pend au nez, abaisse une barre de sécurité sur leurs jambes et pousse un grand levier qui sort du plancher. Le wagonnet s’élance sur les rails, passe à travers une double porte battante, et l’on entend bientôt les hurlements de la femme qui se répercutent dans l’intérieur obscur de la baraque.
Machita prend le wagonnet suivant. Il se détend et s’amuse en songeant au court voyage. Des souvenirs d’enfance lui reviennent : il se rappelle s’être blotti il y a longtemps dans une voiturette semblable pendant une croisière sur la rivière mystérieuse et les démons phosphorescents qui jaillissaient de l’obscurité pour se jeter sur lui.
Il n’a pas observé l’employé qui poussait le levier et il n’a pas réagi immédiatement lorsque le vieux a sauté à côté de lui en abaissant la barre de sécurité.
— J’espère que la promenade vous plaira, dit une voix que Machita reconnaît aussitôt.
Une fois de plus, l’informateur mystérieux a joué habilement du manque de vigilance de Machita. Les chances de le tuer discrètement ont disparu.
Les mains d’Emma explorent rapidement les vêtements de l’Africain.
— Comme vous avez été sage de venir sans armes, mon cher Major.
Un point pour nous, songe Machita en gardant les mains sur le panier et en dissimulant le pic à glace.
— Avez-vous les plans de l’opération Eglantine ? demande-t-il d’un ton officiel.
— Avez-vous les deux millions de dollars ? répond la silhouette sombre assise à côté de lui.
Machita hésite et se baisse instinctivement au moment où le wagonnet fonce sur une pile de barils qui menacent de s’écrouler sur eux et s’arrêtent à quelques centimètres de leurs têtes.
— Là… dans le panier.
Emma sort une enveloppe de son blouson crasseux.
— Votre patron va trouver là une lecture extrêmement intéressante.
— Extrêmement onéreuse, en tout cas.
Machita examinait les documents contenus dans l’enveloppe, lorsque deux sorcières grotesquement peinturlurées et éclairées de rayons ultraviolets bondissent vers le wagonnet en hurlant. Emma ne leur accorde aucune attention : il vérifie la gravure des billets dans l’éclairage fluorescent. Le wagonnet poursuit sa course, les sorcières regagnent leur réduit, le haut-parleur se tait et le tunnel est de nouveau plongé dans le noir.
C’est le moment ! songe Machita. Il tire le pic à glace de sa cachette et frappe à l’endroit où il pense que doit se trouver l’œil droit d’Emma. Mais à cette seconde précise, le wagonnet prend un virage brutal et un projecteur orange illumine un Satan barbu qui brandit un trident. Cela suffit à faire dévier la main de Machita. Le pic manque l’œil et s’enfonce dans l’os du crâne au-dessus de l’arcade sourcilière.
L’informateur stupéfait hurle, repousse le poing de Machita et arrache de son crâne la pointe acérée. Machita prend la lame de rasoir fixée à son avant-bras et frappe en revers à la gorge d’Emma. Mais le trident du diable s’abat sur l’avant-bras et le fracasse.
Le diable est bel et bien vivant. C’est un complice d’Emma. Machita répond en ouvrant la barre de sécurité et en ruant des deux pieds ; il atteint l’homme au bas-ventre et sent ses talons s’enfoncer profondément. Le wagonnet fonce de nouveau dans la nuit et le diable reste sur place.
Machita se retourne d’un bond pour affronter Emma, mais le siège voisin du sien est vide. Un bref éclat de lumière luit quelques mètres plus loin à gauche, au moment où une porte s’ouvre et se referme. Emma a trouvé la sortie. L’argent est parti avec lui.