CHAPITRE V

L’atmosphère de fournaise commençait à se rafraîchir, tandis que le soleil disparaissait derrière les monts de Thasos. Les ombres immenses et dentelées des sommets boisés des collines s’allongeaient sur leurs flancs et atteignaient déjà les abords de Brady Field quand Pitt emprunta l’entrée principale. Une fois dehors, il s’arrêta sur la chaussée et inhala une bouffée d’air pur de la Méditerranée, goûtant la sensation de picotement dans ses poumons. Comme d’habitude, l’envie d’une cigarette le titilla, mais il la repoussa en aspirant une nouvelle bouffée d’air, le regard en direction du large. Par-delà les vagues déferlantes, le soleil couchant avait peint le First Attempt d’un magnifique orange doré. L’air était d’une pureté cristalline et, à plus de trois kilomètres, ses yeux parvenaient à distinguer une foule extraordinaire de détails à bord du navire. Il resta immobile et tranquille pendant deux bonnes minutes, perdu au sein de ce spectacle magnifique. Puis il jeta un coup d’œil aux alentours, cherchant la voiture que Teri avait promis de lui envoyer.

Elle était là, rangée sur le bord de la route, semblable à un yacht à l’ancre, superbe et somptueuse.

— Que Dieu me damne, dit Pitt dans un murmure, en observant la voiture.

Il s’approcha et son visage trahit son admiration pour les automobiles de collection.

Celle-ci était une Maybach-Zeppelin en parfait état, disposant même de la vitre coulissante qui séparait le compartiment des passagers du siège du chauffeur, dont l’habitacle était à l’air libre et exposé au soleil. Au-delà du gros écusson en double M qui ornait le radiateur, le capot s’allongeait sur plus d’un mètre quatre-vingts et se terminait par un étroit pare-brise, conférant à la voiture une grande puissance animale. Les longues ailes gracieuses et les marchepieds étaient d’un noir étincelant, alors que le reste de la carrosserie était peint d’argent sombre. Il s’agissait d’un classique parmi les classiques ; le travail soigné des artisans allemands éclatait dans chaque détail, chaque écrou et chaque boulon. Si la Rolls-Royce Phantom III de 1936 personnifiait l’idéal britannique d’efficacité mécanique distinguée et silencieuse, son équivalent avait été atteint en Allemagne la même année avec la Maybach-Zeppelin.

Pitt s’approcha davantage de la voiture et posa la main droite sur le gigantesque pneu de rechange solidement arrimé à la grille du radiateur. Il fit une grimace de satisfaction en constatant que la bande du pneu portait de profondes sculptures en losanges. Il tapota à deux ou trois reprises le pneu semblable à un énorme beignet, et se tourna ensuite pour jeter un coup d’œil sur le siège avant.

Le chauffeur était affalé derrière le volant et, du bout des doigts, tambourinait négligemment sur le montant de la portière. Pour prouver qu’il n’avait pas seulement l’air ennuyé, il se mit à bâiller. Il portait une tunique gris-vert qui ressemblait étrangement à un uniforme nazi de la Deuxième Guerre mondiale ; mais ni les manches ni les épaulettes n’arboraient d’insignes. Une casquette à larges bords couvrait son crâne, mais on parvenait néanmoins à distinguer qu’il avait les cheveux blonds grâce au léger indice que constituaient ses rouflaquettes. Une paire de lunettes démodées, cerclées d’argent, cachaient ses yeux et brillaient dans la lumière du soleil couchant. Une longue et fine cigarette pendait à un coin de sa bouche, crispée en une moue méprisante, ce qui lui donnait un air de prétention et d’arrogance qu’il ne faisait rien pour dissimuler.

Instantanément le chauffeur déplut à Pitt. Posant le pied sur le marchepied, il examina avec pénétration le personnage en uniforme derrière le volant.

— Je crois que vous m’attendez. Je m’appelle Pitt.

Le chauffeur aux cheveux blonds ne prit même pas la peine de lui retourner son regard. Il envoya simplement valser sa cigarette sur la chaussée, par-dessus l’épaule de Pitt, se redressa et mit le contact.

— Si vous êtes l’éboueur américain, dit-il avec un fort accent germanique, vous pouvez monter.

Pitt sourit, mais son regard se durcit.

— Devant avec l’infecte populace ou à l’arrière avec la noblesse ?

— Où ça vous chante, dit le chauffeur.

Son visage était devenu cramoisi, mais il ne tourna pas davantage la tête pour regarder Pitt.

— Merci, dit ce dernier sans sourciller. Je vais choisir l’arrière.

Il manœuvra la lourde poignée chromée, ouvrit la porte pareille à celle d’un caveau et s’introduisit dans la voiture. Un rideau roulé, d’un style ancien, était installé sur le bord supérieur de la cloison vitrée, et Pitt le tira jusqu’en bas, dissimulant le chauffeur à sa vue.

Ensuite, il s’enfonça confortablement au creux de la banquette garnie d’un maroquin délicat et précieux, alluma une cigarette et se disposa à apprécier cette balade de fin de journée à travers l’île de Thasos.

Le moteur de la Maybach reprit lentement vie, le conducteur passa en vitesse dans un bruissement et fit avancer l’immense véhicule sur la route en direction de Liménas.

Pitt baissa la vitre d’une des portières et observa les pins et les châtaigniers qui parsemaient le flanc des collines, ainsi que les oliviers centenaires qui bordaient les plages étroites. Ça et là, de petits champs de tabac et de blé apparaissaient au sein du paysage accidenté et cela lui rappela les fermes qu’il avait souvent aperçues en survolant le sud des États-Unis.

La voiture était déjà en train de traverser le pittoresque village de Panaghia, faisant gicler les quelques flaques qui déparaient les rues garnies de vieux pavés. La plupart des maisons étaient de couleur blanche, pour refléter la chaleur de l’été. Les toits s’élevaient dans le ciel que la lumière abandonnait peu à peu, et se rejoignaient presque par-dessus les rues étroites, leurs bords se tendant l’un vers l’autre. Quelques minutes suffirent pour parvenir aux limites de Panaghia et, aussitôt, Liménas fut en vue. C’est alors que la voiture vira sèchement, évitant le centre de la petite cité, et pointa son capot de dinosaure vers un chemin poussiéreux et escarpé. La pente commençait en douceur, mais très vite elle se transforma en une série plutôt raide de virages en épingle à cheveux.

Pitt pouvait percevoir les efforts du chauffeur au volant de la Maybach ; la lourde voiture citadine avait davantage été conçue pour d’occasionnelles balades sur Unter den Linden plutôt que pour des périples brise-ressorts sur des sentiers muletiers. Le regard de Pitt plongeait au fond de véritables précipices donnant sur la mer, et il se demanda ce qui se passerait si un autre véhicule arrivait en face. Ensuite, il eut à nouveau une vue dégagée sur l’avant. Un large espace blanc avait été aménagé, s’appuyant sur les contreforts gris foncé des collines. Les virages prirent fin et les gros pneus aux moulures en losanges roulèrent sans plus d’à-coups sur la surface plane d’une allée.

Pitt fut passablement impressionné. Par sa taille, la villa évoquait la magnificence du Forum romain. Le parc était parfaitement entretenu. Partout régnait une atmosphère d’abondance et de bon goût. La propriété était nichée dans une vallée entre deux pics montagneux et surplombait un large panorama sur la Mer Egée. La grille principale d’une haute clôture s’ouvrit mystérieusement, poussée par une personne invisible, et le chauffeur fit avancer la voiture le long d’une allée bordée de pins, jusqu’à une volée de marches en marbre. Au centre de l’escalier se tenait une haute statue ancienne, représentant une femme tenant un enfant dans les bras. Elle accueillit Pitt en silence, tandis qu’il descendait de la Maybach.

Il avait déjà grimpé quelques marches lorsqu’il s’arrêta brusquement et revint à la voiture.

— Je suis désolé, chauffeur, dit Pitt, mais je n’ai pas retenu votre nom.

Le conducteur leva les yeux, étonné.

— Je m’appelle Willie, dit-il. Pourquoi vous me demandez ça ?

— Willie, mon ami, répondit Pitt avec sérieux, j’ai quelque chose à vous dire. Voudriez-vous descendre un instant de la voiture ?

Le front de Willie se plissa, puis il haussa les épaules et sortit de la voiture, se postant face à Pitt.

— Eh bien, Herr Pitt, dit-il. Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?

— Je vois que vous portez des bottes de cavalier, Willie.

— Jawole, des bottes de cavalier.

Pitt prit son plus beau sourire de vendeur de voi-,turcs d’occasion.

— Et les bottes de ce genre sont ferrées, n’est-ce pas ?

— Ja, ces bottes sont ferrées, dit Willie avec irritation. Pourquoi me faites-vous perdre mon temps avec ces bêtises ? J’ai encore du travail qui m’attend. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Le regard de Pitt se durcit.

— Mon ami, dit-il, j’estime que, si vous voulez mériter la médaille du parfait voyeur, il est de mon devoir de vous avertir que vos lunettes cerclées d’argent reflètent les rayons du soleil, et peuvent vous faire repérer facilement.

Les traits de Willie se figèrent. Il voulut répondre, mais le poing de Pitt s’écrasa sur sa bouche, repoussant les paroles à l’intérieur. Le choc rejeta la tête de Willie en arrière, tandis que sa casquette s’en allait valdinguer dans les airs. Ses yeux perdirent leur éclat, se vidèrent de toute expression, tandis qu’il vacillait comme une feuille avant de s’effondrer sur les genoux. Il resta dans cette position, étourdi et déboussolé. Un filet de mucus ensanglanté jaillit de son nez brisé et vint éclabousser les revers de son uniforme, créant de la sorte, selon l’avis de Pitt, un contraste du plus bel effet artistique sur l’étoffe vert-de-gris. Ensuite, Willie bascula en avant, sur les marches de marbre et se recroquevilla en une masse inerte.

Pitt massa les articulations de sa main meurtrie, avec un sourire de froide satisfaction. Ensuite, il fit volte-face et entreprit d’escalader les marches, trois par trois. Au sommet, il passa sous une voûte de pierre et se retrouva dans une cour circulaire dont le centre était occupé par un bassin. La cour était entourée d’une vingtaine de majestueuses statues grandeur nature, représentant des soldats romains portant des casques. Leurs yeux de pierre sans regard fixaient d’un air sombre leurs propres reflets blancs dans l’eau du bassin, comme s’ils cherchaient à retrouver les souvenirs enfouis de batailles victorieuses et de guerres où ils s’étaient couverts de gloire. L’ombre de plus en plus profonde du soir tombant enveloppait ces personnages d’un manteau fantomatique, et Pitt eut l’étrange sensation que les guerriers de pierre allaient se remettre à vivre d’un instant à l’autre, pour assiéger la villa.

Il pressa le pas pour contourner le bassin et s’arrêta devant le double battant massif de la porte qui se trouvait au bout de la cour. Un lourd marteau de bronze en forme de tête de lion y pendait de manière saugrenue. Pitt saisit la poignée, et en frappa le battant avec force. Puis, il se tourna et contempla à nouveau la cour. La façon dont tout cela était disposé lui fit songer à un mausolée. Il n’y manque, pensa-t-il, que quelques gerbes ici et là et une musique d’orgues.

La porte s’ouvrit silencieusement. Du seuil, Pitt jeta un coup d’œil à l’intérieur. N’apercevant personne, il hésita un moment. Le moment se transforma en minute, et une deuxième minute suivit la première. Finalement, un peu fatigué de cette partie de cache-cache, il redressa les épaules, serra les poings, franchit le portail et se retrouva dans un vestibule décoré d’une profusion d’ornements.

Des tapisseries figurant des batailles antiques étaient accrochées sur tous les murs, leurs armées en points de croix marchant au combat à l’unisson. Une haute coupole couronnait la pièce, et de son apex en cintre tombait une douce lumière jaunâtre. Pitt promena son regard aux alentours et, comprenant qu’il était seul, s’assit sur un des deux bancs de marbre qui trônaient au centre de la pièce. Ensuite, il alluma une cigarette. Le temps passa, et bientôt il se mit à la recherche d’un cendrier.

C’est alors que, sans aucun signe précurseur, une des tapisseries se souleva, et un vieux monsieur corpulent entra dans la pièce, accompagné d’un immense chien blanc.