Guatemala.
— Comment as-tu dit qu’était cet avion ? cria Austin dans le cockpit envahi du bruit du monomoteur.
— Il avait environ cinquante ans, à quelques années près, répondit Zavala en criant aussi. Le propriétaire dit qu’il a toutes ses pièces d’origine. Sauf peut-être le porte-bonheur qui pend au rétroviseur.
Voyant la crainte envahir le visage d’Austin, il ajouta :
— Je plaisantais, Kurt. J’ai tout vérifié. Le moteur a été révisé si souvent qu’il est pratiquement neuf. J’espère que nous serons aussi en forme quand nous aurons son âge.
— Si jamais nous l’atteignons, dit Austin avec scepticisme en regardant par la fenêtre le terrain inhospitalier qu’ils survolaient.
— T’inquiète pas, mon vieux. Le Dr Havilland Beaver est l’un des meilleurs avions jamais construits. Ce zinc est aussi solide qu’un tank. C’est exactement ce que le docteur nous a prescrit.
Austin jeta un coup d’œil à la statuette de saint Christophe attachée au tableau de commandes par une ventouse de plastique et croisa les bras. Quand il avait proposé à Zavala de trouver un appareil discret pour voler, il n’avait pas envisagé cet antique Beaver aux lignes vieillottes un peu carrées, son hélice à deux pales et son nez émoussé et pas du tout aérodynamique. Il avait juste pensé à autre chose qu’un hélicoptère militaire qui ne pouvait violer l’espace aérien des pays voisins du Mexique sans permission. Même un appareil de la NUMA avec sa couleur turquoise et ses grosses lettres aurait attiré les regards.
Ils avaient trouvé le Beaver caché par une grande toile de peintre dans le coin sombre d’un hangar peu fréquenté de l’aérodrome de Belize City. Les yeux de Zavala s’étaient éclairés comme les luminaires d’un arbre de Noël. Il s’était frotté les mains, impatient de les poser sur les leviers de commandes. Un seul autre avion aurait pu déclencher une réaction aussi forte, s’était dit Austin. Heureusement, l’invention des frères Wright était au Smithonian, où aurait dû être aussi ce Beaver.
Comme le Cassius de Shakespeare, le Belizien propriétaire de l’appareil était maigre et osseux. Il ne parlait qu’en murmurant et regardait souvent par-dessus son épaule comme s’il craignait l’arrivée de visiteurs indésirables. Il avait été recommandé à Austin par un ancien collègue de la CIA qui avait participé à des opérations clandestines et aidé les Contras à combattre les Sandinistes. Si l’on en jugeait par ses conseils prudents concernant le chargement possible et les zones discrètes d’atterrissage, il était évident qu’il pensait que les deux Américains passaient de la drogue. Étant donné les missions pas très claires de la CIA en Amérique centrale, cela ne surprenait personne. Il ne posa pas de question et insista pour être payé par ce qu’il appelait un dépôt de sécurité assez important pour lui permettre de s’acheter un Bœing 747, en dollars. Tandis qu’il comptait soigneusement chaque billet pour être sûr de ne pas se faire rouler, il leur conseilla de ne pas oublier les réclamations territoriales du Guatemala sur Belize et de faire de leur mieux pour ne pas se faire remarquer. Austin lui précisa que cela pourrait se révéler difficile étant donné la couleur jaune moutarde brillante du vieil avion. L’homme haussa les épaules et disparut dans l’ombre avec ses liasses de billets.
Austin dut admettre que l’avion convenait mieux pour le travail qu’ils voulaient faire qu’un appareil plus neuf et plus voyant. Ce n’était pas exactement le Concorde, mais pourtant, avec une vitesse de 200 kilomètres/heure, il dévorait les distances tout en étant assez lent pour servir de plate-forme d’observation aérienne idéale. De plus, il était capable de décoller sur une courte distance et d’atterrir sur l’eau comme sur terre.
Zavala restait à moins de neuf cents mètres. Ils survolaient le Peten, la partie nord couverte d’épaisses forêts du Guatemala, qui s’enfonce en un vaste carré dans le Mexique. Au sol, le terrain avait d’abord été plat puis peu à peu s’était couvert de collines rondes coupées de rivières et de leurs affluents. Il avait autrefois été colonisé par les Mayas qui utilisaient les rivières pour commercer d’une ville à l’autre. Du reste, ils aperçurent plusieurs fois des ruines grises à travers les arbres. Les pics distants des Monts Mayas s’élevaient dans la brume, là-bas, vers le sud. Austin suivit leur progression sur la carte attachée à la planche de vol sur laquelle était posée la grille dessinée sur une feuille d’acétate. Il vérifiait constamment la boussole et le GPS.
— Nous arrivons au point de jonction où les mâchoires se rejoignent, dit-il en montrant la carte. (Il jeta un coup d’œil à sa montre.) Dans trente secondes, nous devrions y être.
Austin regarda à nouveau par la fenêtre. Ils suivaient le tortillement d’une rivière dont les méandres allaient et venaient comme un ruban bleu sur une boîte de chocolats, puis s’élargissait en un petit lac mort. Quelques secondes plus tard, il montra du doigt l’eau frémissante.
— C’est là ! Les mâchoires de Kukulcan.
— Nous aurions dû apporter le mini-sub, constata Zavala.
— Faisons quelques cercles autour du lac. Si nous ne sommes pas accueillis par la D.C.A., nous nous poserons.
Zavala souffla sur ses lunettes de style aviateur, en essuya les verres sur sa manche et les remit sur son nez. Il leva le pouce et fit pencher l’avion jusqu’à ce que l’horizon soit presque perpendiculaire. Il appliquait la même tactique de vol – un mélange de jockey de F-16 et de fou volant écervelé – à tous les appareils qu’il manœuvrait, qu’il s’agisse d’un submersible ou d’un avion datant de l’époque où Harry Truman entamait son premier mandat présidentiel.
Vu d’en haut, le lac ressemblait à un immense oeil attentif. De forme ovale, il abritait une toute petite île à la place où aurait pu être la pupille. Il était petit, environ huit cents mètres de long et quatre cents de large. La rivière s’en échappait en un angle aigu puis le contournait jusqu’au point où elle rejoignait un autre petit cours d’eau sortant de l’autre extrémité du lac. Austin se dit que ce lac devait être alimenté par des sources ou des ruisseaux cachés par les arbres.
Le Beaver fit deux fois le tour du lac et ils ne virent rien qui sortît de l’ordinaire. La voie étant apparemment libre, Zavala abaissa le nez de l’appareil comme s’il voulait creuser un trou dans l’eau. Au dernier moment, il le redressa comme pour un plongeon en bombe et reprit une position parfaitement plane jusqu’à ce que les flotteurs blancs en caressent la surface. L’avion ricocha comme une pierre plate, déclenchant deux sillages en plumes de coq avant de s’arrêter enfin à mi-chemin entre la rive et l’île. Austin ouvrit la porte d’un coup de pied dès que l’hélice lâcha un dernier toussotement. Maintenant que le moteur ne tournait plus, ils furent enveloppés d’un silence presque palpable. Zavala appela le navire par radio pour donner leur position et Austin scruta le lac, les falaises basses et l’île avec ses jumelles, prenant son temps afin d’être sûr qu’ils étaient seuls, aussi loin que possible.
— Tout paraît parfait, dit-il en reposant ses jumelles. Mais cette île a quelque chose qui m’inquiète, ajouta-t-il en observant le centre du lac.
Zavala regarda par-dessus l’épaule de son ami et enfonça sa casquette de base-ball sur son front pour protéger ses yeux des reflets du soleil.
— Elle me paraît tout à fait normale.
— C’est ça le problème. Cet endroit est trop parfait. Si tu tirais des lignes de rive à rive, du nord au sud et de l’est à l’ouest, cette île serait juste à l’intersection, comme une cible dans le viseur d’un fusil à lunette. Exactement au centre !
Zavala redémarra le moteur et donna assez de puissance à l’hélice pour atteindre environ 2 nœuds. Puis il coupa les gaz et laissa l’avion dériver vers l’île. Ils lâchèrent l’ancre et estimèrent, à la longueur du câble, que le lac avait plus de trente mètres de profondeur. Ils gonflèrent un canot pneumatique et s’y installèrent en passant par les patins de l’avion puis pagayèrent sur la courte distance qui les séparait de l’île. Après quoi ils hissèrent le canot sur la boue herbeuse de la rive.
Austin estima que l’île mesurait environ neuf mètres de diamètre. On aurait dit la carapace irrégulière d’une tortue géante, s’élevant très vite au-dessus de l’eau en un sommet arrondi d’à peu près quatre mètres cinquante de haut. Peu impressionné par l’épaisse végétation de fougères et de cactus, Zavala escalada la pente. Près du haut, il poussa un cri et recula, comme frappé par un coup invisible.
Austin se tendit et sa main se porta au pistolet attaché à sa ceinture.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il. Sa première pensée fut que Joe avait trébuché sur un nid de vipères.
L’éclat de rire de Zavala effraya une nuée d’oiseaux blancs qui s’envolèrent comme des confettis dans le vent.
— L’île est occupée, Kurt. Viens ici, je vais te présenter le propriétaire.
Austin grimpa la minuscule colline à grandes enjambées et regarda le squelette dont la mâchoire pleine de dents grimaçait dans les buissons. Il repoussa les feuilles pour découvrir une grotesque tête de pierre environ deux fois plus grosse que nature, gravée dans le linteau d’une ouverture carrée. Cette ouverture perçait le flanc d’une construction carrée, enterrée dans le sol meuble presque au sommet de son toit plat et crénelé, décoré d’une rangée de crânes semblables, en plus petits, à celui qu’ils avaient vu d’abord.
De la gaine de son couteau, Austin creusa la poussière pour élargir l’ouverture où Zavala passa la tête et les épaules.
Il éclaira l’intérieur de sa lampe de poche.
— Je crois que je peux me faufiler là-dedans, dit-il en joignant le geste à la parole.
Austin entendit un éternuement sonore puis la voix de Zavala.
— Faudrait un aspirateur, ici.
Austin réussit à élargir l’entrée et suivit Zavala.
— Ce n’est pas exactement le Hilton, constata-t-il en regardant autour de lui.
Sa voix résonna. L’endroit avait la taille d'un garage pour deux voitures, aux murs suffisamment épais pour supporter sans dommages un tir direct de canon. La tête d’Austin touchait presque le plafond bas. Les murs recouverts de plâtre étaient dépouillés, mais des taches sombres recouvraient presque toute leur surface ainsi que quatre portes, du sol au plafond, semblables à celles par laquelle ils étaient entrés. Elles étaient bouchées par de la terre et des racines aussi dures que du ciment.
— Je me tâte, Kurt. Il y a un tas d’avantages. Vue sur la mer, décor simple...
— C’est ce que les agents immobiliers appellent « coquet pavillon pour bricoleurs ».
— Et il y a aussi une cave, reprit Zavala en éclairant un coin.
Austin s’agenouilla pour inspecter une dalle massive sur le sol. Elle était percée de plusieurs trous près des bords. En se servant de leurs couteaux, ils réussirent à soulever et à faire glisser la dalle qui révéla un escalier en spirale. Austin se porta volontaire pour voir où il menait. Il descendit la courte volée de marches et arriva dans un couloir bientôt bloqué par un immense bloc de pierre. Austin le balaya du rayon de sa torche.
— Tu ferais bien de descendre, dit-il tranquillement.
Sentant le sérieux de la voix de son ami, Zavala le rejoignit rapidement. Devant le bloc de pierre, des os s’empilaient. Contrairement à la tête de mort sculptée qu’ils avaient vue plus tôt, les six crânes qu’ils dénombrèrent étaient couverts de chair. Zavala prit un des crânes et le tint à bout de bras, comme Hamlet contemplant les restes de Yorrick.
— Des victimes sacrificielles. Si l’on tient compte du trou que l’on voit dedans, on a dû abréger leurs souffrances pour qu’ils n’aient pas à mourir d’inanition.
— Des bourreaux au grand coeur ! commenta Austin en examinant le bloc de pierre pour tenter de trouver un joint. La seule façon d’aller de l’autre côté de ce machin, c’est d’employer un marteau-piqueur ou de la dynamite.
Austin en avait assez vu. Ils remontèrent à la chambre du haut où Austin remarqua plusieurs fragments blanchis sur le sol. Il en ramassa un qui s’effrita dans sa main.
— Des coquillages d’eau douce, dit-il. Cet endroit était immergé il y a longtemps. Zavala passa les doigts sur les murs sales.
— Tu as peut-être raison. Ça ressemble à la vase d’un étang asséché.
Ils regagnèrent l’air libre et explorèrent le périmètre de la construction. Elle était bâtie sur une plate-forme de pierre qui était devenue le réceptacle de tout ce qui flottait dans le lac. Des graines, probablement apportées par les oiseaux, avaient poussé, et leurs racines empêchaient la terre de s’envoler. En regardant au fond de l’eau, on apercevait une terrasse de pierre. Austin enleva ses bottes, et glissa dans l’eau où il fit quelques brasses avant de plonger.
— Ça ressemble à la partie immergée du fameux iceberg, dit-il en refaisant surface. Il devait s’agir d’un temple situé au sommet d’une très grande pyramide. Je ne sais pas jusqu’où ça va.
— Je t’avais bien dit qu’on aurait dû apporter un sous-marin, répondit Zavala en tendant la main à Austin pour le tirer sur la terre ferme. Alors, si ce que nous pensons est exact et si ce monument est un temple, nous sommes au point zéro. Les mâchoires.
— Il nous reste à trouver comment entrer dans le goulet.
— Rien que ça ! On pourrait essayer de faire sauter le bloc qui barre l’entrée.
— Ouais, on pourrait et ça pourrait même marcher. Mais ce n’est pas exactement ce que j’appellerais une approche chirurgicale. Nos copains archéologues ne nous adresseraient plus jamais la parole. Réfléchissons-y pendant que nous jetons un coup d’œil aux alentours.
Ils retournèrent à l’avion, regagnèrent l’extrémité du lac où ils descendirent et marchèrent un moment. La forêt était dans une semi-obscurité, sauf quelques taches de soleil passant à travers la cime des arbres si épais que presque rien ne poussait à leurs pieds. Il était donc facile d’avancer sur un véritable tapis de feuilles. Austin suivit un ruisselet jusqu’à sa source et s’arrêta à l’endroit où la rivière qu’ils avaient aperçue de l’avion était flanquée de fondations de pierres. Son lit, entre les fondations, était plein de terre et de végétation, mais quelques filets d’eau coulaient vers le lac du réservoir substantiel qu’on avait construit derrière le barrage rudimentaire et autour de la vieille barricade. Le cours principal de la rivière tournait brusquement juste avant d’atteindre les fondations et partait vers la forêt. Austin suivit les eaux arrivant du réservoir et s’arrêta de nouveau devant deux autres fondations semblables.
— C’est exactement ce que je pensais, dit-il. Zavala parut impressionné.
— Comment savais-tu que ces machins seraient là ?
— Tu me croirais si je te disais que je suis un génie des barrages ?
— Bien sûr que je te croirais ! Maintenant, dis-moi comment tu savais vraiment.
Austin prit une branche, la jeta dans la rivière et la regarda disparaître dans le bouillonnement agité de l’écume.
— Tu te rappelles à quoi ressemble cette rivière, vue d’en haut ? Je crois que tu as fait remarquer qu’elle tournait plus qu’une danseuse du ventre. Juste avant qu’elle rejoigne le lac, elle fait un angle sur une ligne parfaitement droite. Ma première impression fut que cette section était trop droite pour être naturelle. C’est comme ce temple au centre du lac. Rien n’est aussi parfait dans la nature. J’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un canal. Tu connais le Chesapeake et le parc historique de l’Ohio, au nord de Washington ?
— Un des endroits que je préfère pour un premier rendez-vous pas trop cher, dit Zavala avec un sourire plein de souvenirs tendres. Muy romântico ! Mais qu’est-ce que ça à voir ?
— Pense à ce temple. Il est parfois sous l’eau et parfois non.
Austin entendit presque grincer les rouages du cerveau de Zavala qui enregistraient l’information. Il se tapa le front.
— Mais bien sûr ! Les écluses !
Austin dégagea une petite surface sur le sol, prit un bâton et le tendit à Zavala.
— À toi de faire, Professeur Z.
Zavala dessina une ligne dans la poussière.
— Ça, c’est le Potomac. On ne peut y faire ni monter ni descendre de bateaux à cause des rapides et des chutes. Alors on a creusé un canal autour de l’eau dangereuse. Ici, on a construit un système d’écluses pour contrôler le niveau de l’eau dans le canal, section par section. Voyons si j’ai raison. (Il dessina un ovale représentant le lac.) Dans son état normal, la rivière arrive ici, en haut, remplit la plaine alluviale pour créer le lac puis roule vers le bas et continue sa course jusqu’à la mer.
— Jusque-là, c’est bon, professeur.
— À un moment, des ingénieurs inconnus ont construit un barrage ici, reprit Zavala en traçant un trait à travers le haut du lac. Ça bloque l’eau dans le lac, mais il faut bien qu’elle aille quelque part sinon elle va passer autour de la porte. (Il traça une autre ligne droite à l’extrémité du lac.) Si tu coupes ce canal, l’eau est déviée, sort du lac et va vers le lit d’une autre rivière. Et comme ça, acheva-t-il avec un regard triomphant, on peut vider le lac.
— Et on peut construire un temple. Ici, dit Austin en traçant une croix dans la terre avec la pointe de sa botte. Zavala reprit son raisonnement.
— Après avoir posé la dernière pierre de la pyramide, on ferme l’écluse du canal et on ouvre la porte du lac. Celui-ci se remplit en un rien de temps et cache le temple. Ergo...
— Ergo, ipso facto et voilà ! Le seul problème, c’est que la porte de l’écluse est faite de parties mobiles. Au bout d’un moment, elle se détériore et il n’y a pas d’équipe de travaux publics pour la réparer. Ce qui reste de la civilisation maya a été décimé par les Espagnols. Cette courbe est un fourre-tout naturel pour ce qui flotte sur la rivière. Tout ça se masse devant la porte du lac comme une digue, l’écluse du canal s’abîme et s’ouvre et la rivière s’écoule à nouveau hors du lac. Bien sûr, le lac reçoit quelques affluents, mais, à la fin, le niveau de l’eau baisse et expose le haut du temple. Lequel se couvre de végétation.
— De sorte que si nous attendons assez longtemps, reprit Zavala, le lac sera finalement vidé au point d’exposer complètement le temple. À moins que la pression de l’eau de ce réservoir le fasse exploser et repasse dans le vieux réservoir, ce qui fera remonter le niveau du lac.
Austin réfléchit à ce que Zavala venait de dire et hocha la tête.
— Je t’expliquerai le reste de ma théorie sur le chemin du retour. Pendant qu’ils cheminaient dans la forêt, Zavala prit sa revanche.
— Tu dois admettre que c’est un sacré bel exemple d’ingénierie. À son tour, Austin ignora la tentative de calembour.
— Je suis d’accord. Ça leur permettait de vider le lac chaque fois qu’ils le voulaient. Et ça permet aussi d’imaginer qu’ils pouvaient désirer entrer à nouveau dans ce temple. L’entrée du sommet est peut-être un leurre. Comme ces fausses entrées qu’on construisait dans les pyramides égyptiennes pour tromper les voleurs. Ça ne m’étonnerait pas qu’ils aient mis les squelettes dans ce but. Juste des accessoires de théâtre.
— Tu parles d’un théâtre et tu parles d’accessoires ! s’écria Zavala.
— Demandons qu’on nous lâche quelques fournitures par avion.
Quelques minutes plus tard, depuis l’appareil, Zavala appela le Nereus pour donner la liste de ce dont ils avaient besoin. Il fronça les sourcils en découvrant certains des desiderata d’Austin, mais ne posa pas de question.
Pendant qu’ils attendaient, ils mangèrent un peu puis s’allongèrent à l’ombre jusqu’à ce que la radio crépite et annonce : « On arrive dans dix minutes, les gars. »
Exactement dix minutes après, un hélicoptère turquoise portant le sigle de la NUMA arriva assez bas au-dessus du lac, s’immobilisa près de l’avion et lâcha une grande caisse enveloppée d’un lourd plastique, avec des flotteurs remplis d’air. Les pilotes de l’hélicoptère regardèrent les deux hommes prendre livraison de la caisse, leur adressèrent un signe d’adieu et repartirent par le chemin d’où ils étaient venus.
Dans la caisse il y avait deux équipements de plongée et plusieurs cartons. Austin chargea le tout sur le canot et regagna en pagayant la partie supérieure du lac tandis que Zavala garait l’avion dans un coude de la rivière. Il se garda bien de demander à son ami ce qu’il avait l’intention de faire. Kurt le lui dirait de toute façon en temps utile.
Zavala recouvrit l’avion d’un filet de pêche. Il y ajoutait des branches quand Austin approcha sur le canot pour l’aider à finir le travail. Les cartons avaient disparu. Quand ils considérèrent que l’avion était bien caché, ils mirent les équipements de plongée dans le canot et se dirigèrent vers l’île où ils effacèrent les traces de leur précédente visite. Ils dégonflèrent le canot, le cachèrent dans l’eau peu profonde en y mettant des pierres pour l’empêcher de remonter. L’eau était tiède, aussi enfilèrent-ils juste une combinaison de Lycra noir et non les combinaisons humides en Néoprène, plus épaisses.
Sans rien dire, Austin rangea la petite bourse qu’il portait dans une poche imperméable autour de son cou. Ils vérifièrent rapidement leurs équipements puis s’éloignèrent de l’île à la nage et, sans perdre de temps, vidèrent l’air de leur bouée d’équilibrage et commencèrent à s’enfoncer dans les eaux sombres du lac.
Agitant doucement et régulièrement leurs palmes, ils nagèrent vers le fond en s’éloignant du temple un peu en biais jusqu’au fond du lac, écrasés par la masse imposante de la construction en pointe. De larges niveaux en terrasse s’étageaient sur le flanc de la pyramide comme des marches géantes.
— Sacrés blocs de pierre, constata Austin d’une voix où passait l’admiration malgré le ton métallique que lui donnait le micro sous-marin.
— Heureusement que nous ne sommes pas superstitieux. J’ai compté treize terrasses.
— Touche du bois. Nous sommes à trente-quatre mètres vingt, dit Austin en regardant son profondimètre. Es-tu prêt à plonger un plan ?
Les plongeurs expérimentés ont une devise : prépare ta plongée et plonge suivant ton plan. Leur stratégie était simple. Explorer chacune des quatre faces du haut en bas. Ils commencèrent par faire le tour du temple dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. C’était une construction solitaire et Austin se demanda si on l’avait construite dans un but unique. Le flanc suivant ressemblait au premier et ils ne passèrent que quelques minutes à l’explorer. Mais ils touchèrent le gros lot en atteignant le troisième.
Alors que les deux autres faces étaient relativement dépourvues d’ornements, celle-ci présentait un large escalier du haut en bas, jusqu’à ce qui avait dû être le niveau du sol en période d’assèchement. Au pied de l’escalier, aussi immense et solitaire que le portier d’un hôtel rupin de Las Vegas, se dressait un bloc de pierre. La stèle était verticalement posée sur le fond du lac.
Zavala dirigea le rayon blanc de sa torche halogène sur la surface sombre.
— Ça ne te rappelle rien ? demanda-t-il enfin. Austin regarda la forme sculptée d’un serpent à plumes dévorant un bateau.
— Le monde est petit ! C’est la jumelle de la pierre du Doria ! Il leva les yeux vers l’escalier qui courait sur le flanc de la pyramide.
— Ça me rappelle aussi cette pierre qui ne cessait d’apparaître dans le film 2001. Peut-être ce petit panneau d’affichage a-t-il quelque chose à nous dire ?
Avec Zavala sur sa droite et légèrement derrière lui, il remonta en nageant l’escalier comme un filet de fumée paresseux. Des sculptures bordaient les marches avec, en plus, des têtes de pierre sur certaines contremarches. À mi-hauteur, l’énorme face stylisée d’un serpent émergeait de sa couronne de plumes. La gueule, assez large pour avaler un homme, était grande ouverte, prête à mordre. D’épais crocs pointus, de la taille et de la forme de pylônes de circulation, émergeaient du haut de la gueule et rejoignaient des crocs semblables pointant vers le haut.
— Il a l’air amical, dit Zavala. Tu crois qu’il mord ?
— Je te présente le Serpent à Plumes. Plus connu dans ce coin sous le nom de Kukulcan.
— On dirait le résultat du croisement entre un Rothweiller et un alligator. Demande-lui s’il sait comment on entre dans la pyramide.
— Ce n’est peut-être pas une idée aussi bête qu’elle en a l’air ! Austin fit quelques battements de palmes, s’approcha de la gueule béante et en sonda les ombres avec sa torche.
— Dis « Ah ! » dit-il avant d’y pénétrer.
Son réservoir d’air cogna et ripa contre les crocs épais, mais, à l’intérieur, il y avait assez de place pour faire demi-tour. Il sortit la tête de la gueule, fit signe à Zavala de le rejoindre et s’enfonça dans la pyramide. La lumière de sa lampe éclaira des prises de pied dans le sol en pente. Ils nagèrent ainsi pendant à peu près deux minutes, lentement, précautionneusement, jusqu’à ce que le passage débouche dans une chambre assez grande pour que tous deux puissent s’y tenir debout. Une volée de marches montait jusqu’à un autre passage.
— J’ai l’impression d’être un paquet de linge sale tombant dans le panier d’un blanchisseur. Tout ça est trop facile, dit Zavala d’un ton soupçonneux.
— J’étais en train de me dire la même chose. Mais rappelle-toi, les gens qui ont construit ce truc savaient qu’il allait être dans l’eau. Ils ont probablement pensé que quiconque essaierait d’entrer perdrait son temps à passer à travers la pierre qui est en bas du temple. Et que même s’ils voyaient cette entrée, ils n’oseraient pas pénétrer dans la gueule du serpent. Tout de même, ajouta-t-il, ouvre l’œil, il peut y avoir des pièges.
Ils montèrent l’escalier comme des fantômes dans une maison hantée. Austin entendit Zavala grommeler.
— Ils auraient tout de même pu se décider, non ? On monte, on descend !
Austin comprenait les ronchonnements de son coéquipier. Même un plongeur d’épaves expérimenté ne peut empêcher ce sentiment de vague claustrophobie quand il se dit que les milliers de tonnes de rochers au-dessus de sa tête pourraient bien lui tomber dessus. Et pire encore qu’il pourrait rester coincé, incapable de bouger, en attendant de mourir douloureusement par suffocation. Aussi fut-il soulagé quand sa tête brisa la surface de l’eau. Zavala apparut une seconde plus tard. Ils promenèrent leurs lumières autour du bassin circulaire. Zavala sortit son détendeur de sa bouche. Austin tendit le bras et lui saisit le poignet.
— Attends ! prévint-il. Nous ne savons pas si cet air est respirable !
L’atmosphère avait peut-être deux mille ans. Austin ignorait si des micro-organismes, des spores ou des toxines ne s’étaient pas développés pendant cette période, et ne souhaitait pas prendre de risques. Il se hissa hors du bassin, enleva ses palmes et sa ceinture et aida Zavala à en faire autant. Ils grimpèrent jusqu’à l’endroit où le sol était plan. Le bruit de leur souffle dans les détendeurs paraissait bizarrement fort, hors de l’eau.
La longue chambre étroite avait un plafond haut et voûté supporté par des arches construites en encorbellement, comme les aimaient les Mayas, avec divers niveaux de blocs horizontaux. Le rayon de la lampe d’Austin quitta le plafond et souligna une tête allongée avec des oreilles pointues et des narines épatées.
— Est-ce que c’est ce que je crois que c’est ? demanda Zavala.
— Un cheval est un cheval.
— Bien sûr. Bien sûr. Mais dis-moi ce que M. Ed[56] fait ici ?
Austin baissa le rayon pour qu’il éclaire le long cou de bois du cheval.
— Eh bien ! Mince, alors ! C’est une figure de proue !
La tête sculptée du cheval surmontait la large proue d’un bateau aux flancs minces et rouge foncé qui se terminait par un bélier pointu. Ceux qui avaient fabriqué ce navire étaient de vrais artistes, pensait Austin en longeant la coque. L’embarcation était longue, étroite et à double face. Son fond plat, relevé à chaque extrémité, s’achevait en courbes gracieuses et parfaitement étanches si l’on considérait les planches soigneusement imbriquées. Le mât était allongé de tout son long sur le pont. Des planches tombées du pont révélaient des dizaines d’amphores dans la cale. Des objets circulaires en métal étaient posés çà et là, peut-être des boucliers. Deux longues rames aux bords émoussés par l’âge reposaient contre la partie arrière du bateau comme dans l’attente de rameurs morts depuis longtemps. Le navire ne voguait pas sur l’azur de la mer, mais sur un berceau de pierre. Alors que la plupart des madriers le soutenant étaient intacts, certains avaient pourri de sorte que le navire était un peu penché.
— Il est beaucoup plus beau en vrai, murmura Zavala. Austin caressa le bois de la main comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
— Alors je ne suis pas le seul à le voir ! Celui-ci est l’un de ceux qui sont représentés sur les stèles et les autres sculptures.
— Que fait un navire phénicien dans un temple maya submergé ?
— Il attend de mettre à mal toutes les affirmations archéologiques jamais énoncées, dit Austin. Attends un peu que Nina voie cette superbe reproduction. Elle va avoir de quoi ruminer avant que nous puissions apporter un appareil photo ici. À ton avis, combien mesure-t-il ?
— Plus de trente mètres, facile !
Zavala faillit buter contre un des quatre piliers ronds élevés le long du bateau. Quatre autres colonnes étaient également disposées de l’autre côté.
— Voilà encore de quoi ruminer, dit-il. Huit piliers.
— Chacun des jours importants du cycle de Vénus, ça colle.
Ils avaient atteint le gaillard d’avant peu profond du bateau. Austin pensait que la chambre s’achèverait sur un mur aveugle, mais il y avait un nouvel arc en encorbellement et, au-delà, un escalier partant vers le haut jusqu’à une chambre plus petite dont le sol était occupé en grande partie par un puits rectangulaire à ras de terre. Dans le puits, ils virent un sarcophage dont le couvercle portait l’image répétitive du thème du Serpent à Plumes. Ils essayèrent vainement de l’ouvrir avec leurs couteaux.
— Il y a peut-être quelque chose sur le bateau qui pourrait nous servir à le bouger, suggéra Austin.
Ils redescendirent dans la grande pièce. Zavala s’approcha du bastingage du bateau et, avec l’aide d’Austin, réussit à grimper sur le pont. Se tenant au plat-bord, il fit un pas en avant, précautionneusement, pour essayer son poids.
— Le pont tient le coup, mais je vais tout de même rester sur le barrotin, on ne sait jamais.
Le bois craqua un peu lorsqu’il traversa le pont.
— Il y a un paquet d’amphores. Je... Seigneur ! Kurt ! appela-t-il après un silence, il faut que tu voies ça !
Zavala revint sur le bord du pont et aida Austin à grimper. Ce pont était là depuis des siècles et maintenant, le plancher s’enfonçait un peu au milieu, là où étaient concentrées la plupart des amphores. Austin suivit Zavala sur la poutre centrale du pont. La coque bougea un peu sous leurs poids, mais resta solidement posée sur son berceau de pierre.
Zavala se pencha sur une grosse jarre qui s’était cassée et se releva, la main pleine d’un feu vert étincelant. Le collier superbe incrusté d’émeraudes et de diamants venait d’un tas de pierres précieuses et d’or répandus dans la vallée artificielle formée par les planches en pente. Austin prit le collier et se dit qu’il n’avait jamais vu de bijou plus beau que celui-là. Les montures compliquées étaient travaillées avec soin. Tandis qu’Austin l’admirait, Zavala sortit d’une jarre intacte une poignée de gemmes non montées, des diamants, des rubis, des émeraudes. Il en resta bouche bée, stupéfait.
— Ce doit être le trésor le plus important de toute l’histoire du monde.
Austin s’accroupit près d’une amphore cassée.
— À côté de ça, les bijoux de la couronne britannique ont l’air de perles de verre, n’est-ce pas ? (Il fit couler entre ses doigts des pierres aussi grosses que des billes.) Les avocats internationaux vont avoir des transports au cerveau pour déterminer à qui appartient tout cela.
Zavala jeta un coup d’œil vers la chambre mortuaire.
— Peut-être le dernier propriétaire est-il dans le sarcophage ? Austin saisit deux lances.
— Voyons s’il s’agit de quelqu’un que nous connaissons.
Ils sortirent du bateau et retournèrent à la chambre mortuaire. Les lances étaient solides et leurs pointes entrèrent sous le couvercle. Aucun appareil de levage, même entre les mains de deux hommes bien musclés et pleins de ressources, n’aurait pu égaler le talent de ceux qui avaient imaginé et réalisé ce sarcophage.
— Je crois que nous devrions retourner à l’école des pilleurs de tombes, dit Austin. Zavala regarda sa jauge de pression.
— Rien ne vaut le présent. Il va falloir passer sur le réservoir de secours si nous restons plus longtemps.
— Nous avons vu tout ce que nous avions à voir. Peut-être les scientifiques trouveront-ils un sens à tout ceci.
Il commença à se diriger vers la chambre au bateau pour repartir quand le silence sinistre de la tombe fut secoué par une énorme explosion, quelque part au-dessus de leurs têtes. Austin imagina ce qu’on devait ressentir sous un volcan en éruption. Les synapses de leurs cerveaux deviennent folles tandis que l’instinct de survie, vieux comme le monde, entre en conflit avec leur maîtrise.
— Cours, fiche le camp, dégage !
Ils firent de leur mieux pour garder l’équilibre tandis que le plancher tremblait sous leurs pieds. L’explosion fit remonter l’air dans la chambre close, créant un effet de soufflerie. L’onde de choc renvoya Austin et Zavala dans la crypte. Leurs bras battirent l’air et ils se cognèrent contre le sarcophage avec un bruit de métal lorsque leurs réservoirs d’air et leurs tuyaux de respiration heurtèrent la pierre et glissèrent dans l’espace entre le cercueil et le mur qui le contenait. La chute leur causa coupures et ecchymoses, mais leur sauva probablement la vie. Un morceau de plafond aussi gros qu’un moteur Diesel s’écrasa à l’endroit même où ils s’étaient tenus. Des rochers aux arêtes coupantes volèrent partout, comme tirés par un bombardier. Un nuage étouffant de poussière s’infiltra dans la chambre mortuaire et recouvrit tout d’une mince couche bleuâtre. Puis une pluie de graviers et de poussière crépita autour d’eux.
Austin cracha la poussière et demanda à Zavala s’il allait bien. Celui-ci révéla sa présence et son état en toussant puis en lâchant un chapelet de jurons en espagnol.
— Ouais, je vais bien, cracha-t-il. Et toi ?
— Je crois que je suis en un seul morceau. Mais j’aimerais bien arrêter le téléphone qui sonne dans ma tête.
— Que s’est-il passé ?
— On dirait une combinaison entre le Vésuve et le Cracatoa. Mais je penche plutôt pour quelques kilos de plastic C-4, grogna Austin. Je t’aime beaucoup, Joe, mais je ne crois pas que nous soyons prêts à nous engager l’un envers l’autre. Tu peux bouger ?
Il y eut quelques nouveaux jurons lorsqu’ils démêlèrent leurs bras et leurs jambes ainsi que les tuyaux de leurs respirateurs, avant d’être capables de se tenir debout. Zavala ramassa une lampe halogène qui était tombée près d’eux. Il en dirigea le rayon vers Austin puis vers son propre visage. Leurs masques étaient de travers, mais les verres intacts avaient protégé leurs yeux de l’aveuglante poussière.
— Tu ressembles à un mime peu recommandable, dit en riant Zavala.
— Je déteste les mimes, même recommandables. Tu as l’air un peu pâle toi aussi. Et j’ai une autre révélation à te faire. Nous respirons sans nos régulateurs.
Zavala saisit la partie de son masque contenant le micro et le régulateur, la mit devant son visage et glissa l’embout entre ses dents.
— Il fonctionne toujours, dit-il.
— Le mien aussi, mais on dirait que nous n’en aurons plus besoin. Je sens de l’air frais entrer.
— Cela veut dire que quelqu’un a fait sauter le haut de la pyramide. Il est temps de se bouger. Peux-tu marcher ?
Zavala fit signe que oui et sortit du puits en rampant puis aida Austin à sortir à son tour. Couverts de la tête aux pieds d’une poussière brun clair, ils avaient l’air de zombies. Austin éclaira le puits derrière lui et vit que le lourd couvercle de pierre du sarcophage s’était cassé et ouvert sous le choc. Il savait qu’il fallait quitter les lieux, mais sa curiosité l’emporta. Il dirigea le rayon de lumière halogène vers la silhouette à l’intérieur.
Son visage était couvert d’un masque de jade avec des yeux ronds et un nez aquilin, son corps, d’un linceul de tissu sombre, peut-être du velours. Des mèches de cheveux blancs roux s’échappaient d’un chapeau informe du même tissu.
Austin abaissa la lampe. Les mains momifiées semblables à des griffes étreignaient des rouleaux de vieux parchemins. Il en retira un, l’examina d’un œil curieux et le replaça entre les mains osseuses. Il remarqua quelque chose de jaune sous le menton du masque. La forme lui parut familière, mais cela n’allait pas avec le contexte. Austin voulut regarder de plus près mais n’en eut pas le temps. Un bruit de voix arrivait de la chambre au bateau.
Le nuage presque impénétrable dans la chambre au bateau se dissipait rapidement, les grains de poussière virevoltant dans la lumière du soleil qui pénétrait par l’énorme trou ouvert là où, autrefois, se trouvait le plafond. De gros morceaux de rochers avaient aplati la partie arrière de la coque rouge sombre. Les colonnes s’étaient écroulées et leurs fragments répandus par terre. De plus petites pierres jonchaient le sol et la poussière calcaire volait partout. Austin n’eut pas le temps de pleurer la destruction du navire. Une échelle de corde descendit du trou irrégulier. Deux silhouettes vêtues de noir apparurent dans la brume poussiéreuse.
Le premier qui mit pied à terre tint l’échelle tendue pour l’autre.
— Désolé pour tout ce bazar, don Halcon, dit-il d’une voix monocorde, sans émotion ni confusion.
— Nous ne pouvions faire autrement, Guzman, répondit l’homme mince aux cheveux sombres en regardant les décombres. L’important, c’est que nous ayons atteint notre but et non la façon dont nous l’avons fait. (Il dirigea le puissant rayon d’une torche vers le bateau abîmé.) Mon Dieu ! Quel spectacle fantastique !
Les intrus marchèrent dans les gravats et escaladèrent les poutres cassées de la poupe, allant jusqu’à la partie moins abîmée du bateau. Quelques instants plus tard, Halcon cria d’excitation.
— Regarde ça, Guzman ! dit-il avec une joie hystérique. J’ai assez de pierres dans ma main pour équiper toute une armée !
Austin, debout à l’entrée de la chambre du navire avec Zavala, considérait la situation. Ils n’avaient pas d’armes, à part leurs couteaux de plongée. Halcon et son homme de main avaient probablement au moins une arme de poing. Si Zavala ou lui faisait un mouvement vers l’échelle ou vers l’entrée de l’eau, à l’autre extrémité de la chambre, ils se feraient tirer comme des canards dans un stand de foire. Il exprima ses craintes à Zavala en murmurant.
— Peut-être pouvons-nous sortir en bluffant ? Joe était arrivé à la même conclusion.
— Qu’avons-nous à perdre ?
« Nos vies et celles de beaucoup d’autres », pensa Austin.
— Il faut nous débrouiller pour retourner là où nous sommes entrés. Débarrassons-nous de nos réservoirs principaux. On garde ceux de secours et les régulateurs. (Il tapa sur la poche pendue à son cou.) J’ai là une surprise qui pourrait les distraire, mais il faut que le timing soit parfait. Ils ne vont pas mettre longtemps à nous trouver. Si nous les surprenons, ils pourraient se mettre à tirer.
— D’accord, faisons-leur savoir que nous sommes là. Je ferai ce que tu feras, dit Zavala.
Austin tapa sur l’épaule de son ami, prit une bonne inspiration et entra dans la chambre au navire.
— Bonjour, messieurs, dit-il d’une voix forte et claire. L’homme aux cheveux blancs et à la cicatrice tira très vite un pistolet de sa ceinture et le pointa sur Austin.
— Nous ne sommes pas armés. Et nous ne sommes que deux, se hâta de préciser Austin en regardant le canon de l’arme.
Il avait misé sur le fait que l’homme était trop professionnel pour tirer sous l’effet de la panique.
— Avancez pour que je vous voie.
Austin obéit et Zavala et lui firent quelques pas en avant. L’homme aux cheveux blancs descendit de l’épave, s’approcha prudemment et leur retira leurs couteaux de plongée. La cicatrice livide de son visage se fit plus visible quand il sourit.
— Il faut vraiment que nous cessions de nous rencontrer tout le temps comme ça, dit-il en jetant les couteaux hors de portée.
— Présentez-moi vos amis, Guzman, dit Halcon en s’approchant, un fusil à la main.
— Excusez mon impolitesse, don Halcon. Permettez-moi de vous présenter M. Austin et son coéquipier de la NUMA, M. Zavala, que j’ai rencontrés en Arizona. Zavala est le monsieur que notre caméra de surveillance a photographié.
— Bien sûr, maintenant je le reconnais.
— Il faudra m’envoyer une copie de la photo, Halcon, dit Zavala.
L’homme ricana.
— J’aurais été surpris que des hommes aussi pleins de ressources ne connaissent pas mon nom. Guzman m’a parlé de vous. En fait, je lui ai donné l’ordre de vous tuer. Vous avez de la chance, il est rare qu’il n’accomplisse pas son travail. Avant qu’il se rachète, je dois admettre que vous m’avez surpris par la façon dont vous êtes entrés dans ce temple.
— Nous avons été avalés par les mâchoires de Kukulcan, dit Austin. Halcon étudia Austin comme un entomologiste examine un insecte dans un bocal.
— Ou vous nous dites la vérité ou vous essayez de faire de l’ironie, dit-il. D’une façon ou de l’autre, cela n’a aucune importance. Vous n’êtes pas près de repartir par les mâchoires avant longtemps.
— Je vous raconterai comment nous sommes entrés si vous répondez aux questions de deux hommes condamnés. Je suis seulement curieux de savoir si notre théorie est correcte.
Halcon devait savoir qu’Austin essayait de gagner du temps. Celui-ci, en fait, cherchait plutôt l’occasion de s’échapper. Il n’avait aucune intention de mourir dans cette tombe.
— Négociateur jusqu’au bout, hein ? dit Halcon visiblement intrigué par le jeu. Allez-y !
— D’abord, comment avez-vous trouvé le temple ?
— De la même façon que nous avons appris votre expédition sur l’Andréa Doria. Par le cousin de M. Donatelli, le Sicilien.
— Antonio ?
— Son nom importe peu. Quand vous avez dit à M. Donatelli que vous alliez en Amérique centrale, nous vous avons fait suivre par nos espions jusqu’au Guatemala. Ce ridicule petit avion jaune nous a facilité la poursuite.
« Bravo pour la discrétion du Beaver » pensa Austin.
— Je vous ai généreusement offert une question bonus, continua Halcon. Votre théorie m’intéresse toujours.
— Que diriez-vous de ça pour commencer, dit Austin. Les Phéniciens commerçaient avec les Amériques depuis des centaines d’années. Quand les Romains ont assiégé Carthage, une flotte phénicienne emporta ses trésors de l’autre côté de l’océan. Des siècles passent puis Colomb arrive au Nouveau Monde et entend parler d’un fabuleux trésor. Il trouve la pierre qui parle, conclut qu’elle doit lui montrer le chemin et entreprend un dernier voyage pour décrocher la timbale. Il a mal interprété les informations sur la pierre, mais n’est pas tombé loin.
— Presque aussi près que vous, monsieur Austin. Maintenant, allez-vous me dire comment vous êtes entrés ?
— Nous sommes arrivés par cet escalier, dit Austin en jetant un coup d’œil à la chambre mortuaire. Halcon sourit et se tourna vers son compagnon.
— Guzman...
— Je n’ai pas fini, interrompit Austin. Colomb a noué des liens avec une mystérieuse organisation appelée la Fraternité. Il est donc probable que ces gens connaissaient l’existence du trésor.
— Plus que probable ! (Halcon retint la main de son acolyte.) Je suis vraiment impressionné, monsieur Austin ! L’existence de la Fraternité est un des secrets les mieux gardés au monde. Même quand nous avons coulé un de vos plus célèbres transatlantiques, personne n’a jamais soupçonné notre existence.
— Vous voulez dire que la Fraternité a coulé l’Andréa Doria s’étonna Austin.
— En réalité, c’est Guzman. Alors que mon père et les autres s’occupaient des gardes du camion blindé dans la soute, Guzman s’occupait sur le pont du navire.
— Il s’est agi d’un accident ! contra Austin.
— C’est ce qu’on a dit. Ça n’a pas été aussi difficile que vous le pensiez. Nous savions que les deux navires passeraient assez près l’un de l’autre ce soir-là. Guzman était prêt à tuer tout le monde sur le pont du Stockholm et à lancer le vaisseau suédois contre l’autre. En réalité, il n’a eu qu’à profiter des erreurs des autres.
— Si ce que vous dites est vrai et si la Fraternité savait que la pierre qui parle indiquait le chemin du trésor, pourquoi l’ont-ils envoyée au fond de l’eau ?
— Malheureusement, la valeur de cette pierre ne fut connue que récemment. Mon père a donné l’ordre de la couler. Il ne faisait là qu’appliquer la loi d’origine qui voulait qu’on détruise tout ce qui pouvait discréditer les découvertes de Colomb.
Zavala ricana et dit quelque chose en espagnol.
— Vous avez tout à fait raison, monsieur Zavala, mon père a fait, comme vous dites, une sacrée connerie. Mais il ne pouvait savoir que je changerais le mandat de Los Hermanos.
— Et quand a-t-il eu un autre but que de couler des navires ou de déclencher des révolutions ? demanda Austin.
Un nuage passa sur le pâle et mince visage d’Halcon puis il rit et applaudit.
— Bravo, monsieur Austin. Vous venez de reculer un peu l’heure de votre mort. Dites-moi ce que sait la NUMA de mon projet ?
— Je vais le faire quand vous aurez répondu à quelques questions que je me pose encore.
— Votre langue serait plus prompte à répondre si je commençais à trouer un peu les bras et les jambes de votre collègue, dit Halcon avec un sourire.
— Vous pourriez le faire, en effet, mais permettez-moi de vous faire une autre proposition. Dites-moi quel est votre plan et je vous révélerai un secret que je suis le seul à connaître sur toute la planète. Je vous en donne ma parole.
— Et je l’accepte.
Austin ne s’était pas trompé en jugeant que Halcon n’était qu’un mégalomane souhaitant faire connaître ses projets fous.
— Je peux résumer mon projet en un mot : Angelica. Le nouveau pays sera fondé à partir des États du Sud et de la Californie méridionale. Les descendants des Hispaniques recouvreront ce qu’on leur a volé par la force.
— Eh ben, bonne chance, mon vieux ! gloussa Zavala. Je connais une certaine superpuissance qui pourrait bien ne pas être d’accord.
— Faites-moi la grâce d’un peu de confiance. Je suis parfaitement conscient de la puissance des États-Unis et n’ai aucunement l’intention de me confronter à eux directement.
— Alors à quoi servent toutes ces armes que vous achetez ? À la chasse ?
— Oh ! Non ! Elles serviront à des fins militaires. Vous descendez d’Espagnols, monsieur Zavala, et vous savez ce que j’ai appris dans les arènes. En faisant un peu bouger et flotter une cape rouge et en marchant adroitement, on peut vaincre un ennemi bien plus gros et bien plus puissant que soi.
— Les États-Unis ne sont pas exactement un taureau de combat, dit Austin.
— Mais on peut leur appliquer le même principe. J’ai préparé le terrain. J’ai fait entrer des millions d’immigrants dans les anciens territoires espagnols qu’occupent maintenant illégalement les États-Unis, jusqu’à ce que leur nombre dépasse celui des non-hispaniques. J’ai dépensé des fortunes pour acquérir des industries telles que le gaz, le pétrole et les mines. Avec mes bénéfices, j’ai parrainé des candidats soumis à ma volonté à des postes de fonctionnaires et j’ai acheté ou fait chanter les autres. Maintenant je peux enfin réaliser mon projet. Dès que je partirai d’ici, je donnerai le signal. L’armée que j’ai entraînée envahira les villes frontières. D’autres feront des raids à l’intérieur. Il y aura une réaction brutale contre les Hispaniques, comme ça a été le cas pour les Américains d’origine japonaise pendant le Seconde Guerre mondiale. Sauf que cette fois, nous leur donnerons les moyens de résister à leurs tourmenteurs américains ainsi qu’une bonne raison : racheter leur orgueil national que les Américains ont si souvent piétiné.
— Vous parlez de ruisseaux de sang et de chaos !
— C’est exactement mon but. Que peuvent faire les États-Unis ? Libérer Albuquerque et Phœnix en les atomisant ? Soutenir des combats de rues sur les boulevards de San Diego ? Ils savent que des règlements politiques suivent chaque conflit armé et je leur en donnerai l’occasion. Les gouverneurs que j’ai choisis plaideront pour la paix et proposeront que les États-Unis choisissent de parler à l’un des citoyens d’origine espagnole qui agira en médiateur. Je négocierai de facto la sécession de l’Union.
— Rien ne garantit que votre projet réussira, et si c’est le cas, des centaines de milliers de gens seront morts pour rien.
— Ils auront servi de moyens pour arriver à mes fins.
— Beaucoup de ces morts seront des Latinos, dit Zavala.
— Et alors ? ricana Halcon. Mes ancêtres conquistadores ont utilisé des factions indiennes en guerre pour anéantir l’empire aztèque puis les ont réduites en esclavage. J’offrirai aux survivants la possibilité de revivre la grandeur du passé en restaurant la gloire de deux civilisations, l’indienne et l’espagnole.
— Des gloires comme votre jeu de balle et comme l’Inquisition ? dit Austin.
— Et plus que vous n’en pourriez rêver, monsieur Austin. Beaucoup plus, répondit Halcon d’un ton inquiétant. Bon ! Je suis fatigué de ce jeu. Quel est ce grand secret ? Je ne vous blâmerai pas d’avoir menti, mais ça ne vous sauvera pas.
— Je ne mens pas. C’est dans l’autre chambre. Halcon échangea un regard avec Guzman.
— Pas de blague, hein ? Guzman a la détente facile. Montrez-nous le chemin.
Austin monta l’escalier, Zavala derrière lui suivi de Guzman et d’Halcon, jusqu’à ce qu’ils arrivent au bord du puits mortuaire.
— Vous êtes entrés par ici ? demanda Halcon en cherchant vaine ment un passage.
— Sur ce point-là j’ai menti, mais pas sur ceci. La silhouette dans le sarcophage avait attiré l’attention de Halcon.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Puis-je ?
Le regard froid de Guzman suivait tous les mouvements d’Austin qui mit la main dans le cercueil de pierre et retira l’objet brillant des mains osseuses de la momie. Il le tendit à Halcon qui l’examina, les sourcils froncés d’incompréhension.
— Je ne comprends pas, dit-il avec suspicion.
— Réfléchissez ! Vous êtes le Maya, assis sur une pile de trésors pendant des années, attendant que les hommes qui vous ont apporté ces trésors reviennent les réclamer. Un jour, un homme blanc venu de l’est arrive chez vous et dit qu’il veut son or. Il meurt avant que vous puissiez le lui rendre. Vous vous demandez s’il personnifie le dieu Vénus ou le Serpent à Plumes, Kukulcan, mais vous n’en êtes pas sûr. Alors vous protégez vos paris, vous l’enterrez avec son trésor et vous dessinez une carte sur une pierre de telle sorte que seul le dieu Vénus puisse la comprendre. Ces rouleaux de parchemin qu’il tient sont les dessins de l’inscription sur la pierre. Mais si cela ne suffit pas à vous en convaincre, dites-moi ce que fait une croix chrétienne dans un temple maya !
— C’est impossible ! dit Halcon, incrédule.
— Don Halcon, je vous présente l’amiral des Mers océanes, Christophe Colomb.
Halcon contempla un moment la momie puis éclata d’un rire sans gaieté et rejeta la croix dans le sarcophage.
— Gardez-le, pauvre fou !
Alors que tous les regards étaient fixés sur le cercueil, Austin serra la pochette pendue à son cou. Quelques secondes plus tard retentit un grondement lointain suivi de plusieurs autres.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Halcon en regardant autour de lui. Guzman s’approcha de l’escalier et écouta.
— On dirait le tonnerre.
Tandis que l’attention de l’homme de main était ailleurs, Austin s’accroupit et en un mouvement rapide saisit une des lances pointues avec lesquelles Zavala et lui avaient vainement tenté d’ouvrir le cercueil. Il passa son bras bronzé autour du cou d’Halcon et pressa la lance contre sa peau. Le pistolet de Guzman fit un quart de tour.
— On recule ou ceci entre dans sa jugulaire, prévint Austin.
Il poussa un peu la pique. Un filet de sang coula sur le cou d’Halcon.
À peine capable de parler tant Austin appuyait sur sa gorge, Halcon siffla :
— Faites ce qu’il dit.
— Remettez ce pistolet dans votre holster, ordonna Austin.
Il savait que Guzman n’abandonnerait jamais complètement son arme, qu’il tenterait d’abord de tirer dans la tête de Zavala.
Guzman sourit, un soupçon d’admiration dans le pli de ses lèvres minces, puis glissa le pistolet dans son étui. Alors Austin ordonna à Halcon de laisser tomber son arme.
Zavala restant à côté de lui, Austin sortit en reculant de la pièce et tira son bouclier humain en bas de l’escalier, dans la chambre principale. Guzman suivit avec circonspection. Ensemble, ils enjambèrent puis contournèrent les gravats et s’arrêtèrent sous la lumière pénétrant par le trou du plafond.
Halcon était revenu de sa surprise.
— On dirait un étal mexicain, dit-il d’une voix étouffée, mais dédaigneuse.
Une courte averse les éclaboussa. Tout le monde leva les yeux sauf Austin.
— Il ne s’agit pas de pluie, au cas où vous vous poseriez des questions. Ces explosions que vous avez entendues tout à l’heure étaient des explosifs. J’ai utilisé un détonateur commandé à distance pour faire sauter le barrage qui bloque l’eau dans le lac. Des millions de litres sont en train de se déverser.
— Je ne vous crois pas, rugit Halcon.
— Vous devriez peut-être, don Halcon, dit Guzman. Il semble que M. Austin ne mente pas en ce qui concerne le détonateur.
— Vous n’avez pourtant pas pu prévoir les événements.
— En effet. Mon projet d’origine était de faire sauter le barrage après notre départ pour qu’il vous soit plus difficile de trouver le temple. De cette façon au moins nous mourrons tous ensemble.
Ils furent soudain trempés par un nouveau déluge venu du plafond, beaucoup plus fort que le précédent.
— À mon avis, ceci n’est qu’une simple vague dérivée de l’explosion. Le réservoir a dû éclater maintenant. Il va y avoir bien plus d’eau et il ne faudra pas longtemps pour agrandir ce trou que vous avez fait dans le temple. J’ignore combien cela mettra pour remplir cette pièce, mais si j’étais vous, je ne resterais pas trop longtemps dans les parages.
Guzman regarda vers l’échelle et parut perdre un peu de son impassibilité.
— Il faut partir !
— Pas sans le trésor.
— Pour moi, ça ne fait aucune différence, dit Austin. Comme vous l’avez dit, nous sommes tous morts.
De l’eau se déversa encore, non plus en un jet bref cette fois, mais en un torrent continu.
— Don Halcon !
Il y avait de l’inquiétude dans la voix de Guzman.
— Il bluffe, imbécile ! répondit Halcon avec dédain.
— S’il a raison, ce trésor ne servira à personne, reprit Guzman. Le regard d’Halcon s’emplit de haine.
— Tu n’as jamais été qu’un crétin meurtrier, depuis le jour où mon père t’a engagé, dit-il avec mépris. Tu es incapable de comprendre la gloire !
Un sourire dur étira les lèvres de Guzman. L’eau tombait comme une rivière maintenant, directement au-dessus d’eux de sorte qu’ils avaient du mal à se distinguer, pataugeant dans leurs chaussures et pourtant aucun d’eux ne bougea.
— Un sacré dilemme, hein, Guzman ? plaisanta Austin en haussant le ton pour se faire entendre. La loyauté à votre patron complètement dingue et à la Fraternité ou la noyade. J’espère sincèrement que vous pourrez résoudre votre querelle de famille, mais vous devrez le faire sans moi. Allez, on se tire, Joe.
Zavala courut vers le puits de l’autre côté de la chambre et plongea. Austin lâcha la lance, saisit l’arrière-train d’Halcon et, d’un puissant coup de pied, l’envoya contre Guzman, un instant distrait par le sprint de Zavala. Ils tombèrent l’un contre l’autre, mais, pendant sa chute, Guzman avait tout de même réussi à saisir son pistolet. Austin courut vers le puits. Déjà Guzman s’était relevé et tirait, mais Austin était une cible difficile à atteindre dans la faible lumière. La balle le manqua et il plongea dans le trou.
Guzman jura et courut après lui. Gêné par le flot montant autour de ses chevilles et jusqu’à ses genoux, il fit quelques pas avant de réaliser qu’il serait suicidaire de rester dans la pièce. Sa conclusion se renforça quand, en se retournant, il vit que Halcon l’avait abandonné et se dirigeait vers l’échelle. Le rêve de gloire du milliardaire avait finalement laissé place à son instinct de survie. Il lutta difficilement contre la marée montante et arriva enfin sous le trou du plafond par lequel l’eau dégringolait comme un Niagara en miniature. Aveuglé par la force de la cascade, il chercha l’échelle à tâtons, mais ses mains glissèrent. Serrant les dents, déterminé, il essaya encore. Cette fois il réussit à saisir un échelon.
À peine avait-il commencé son ascension qu’une main attrapa sa cheville et le tira vers le bas. Guzman entoura de ses bras les genoux d’Halcon et, de tout son poids, tenta de le faire redescendre dans la chambre. Halcon se retint d’une main à l’échelle et, de l’autre, sortit son pistolet de son holster et le balança de toute la force dont il était capable. Le canon de l’arme frappa la chair et l’os, mais Guzman résista avec l’énergie du désespoir. Halcon leva à nouveau le pistolet et frappa deux fois encore la tête de Guzman avec le résultat escompté. Peu à peu, Guzman relâcha sa prise. Il perdit pied et fut projeté dans la chambre où son corps alla frapper une pile de morceaux de l’épave. Mais même alors il n’était pas hors de combat. À genoux, il luttait pour se remettre debout quand un mât de navire de la taille d’un homme le frappa au visage. Portée par le courant, la poutre de bois joua le rôle d’un bélier. Une douleur insupportable lui vrilla le cerveau. Assommé et aveugle d’un œil, les bras ballants, et inutiles, il chercha son souffle, mais s’enfonça aussitôt, les poumons pleins d’eau fétide. Ses mouvements frénétiques ralentirent enfin, faiblirent, et le courant l’emporta dans les profondeurs de la chambre sombre.
Halcon avait lui aussi des problèmes. Il n’avait grimpé que quelques mètres de l’échelle quand une vague surgit par l’ouverture du plafond et le frappa comme un poing géant jusqu’à ce qu’il ne puisse se maintenir sur l’échelle. Finalement, l’eau réussit à la lui faire lâcher. Comprenant que cette voie ne lui permettrait pas de s’échapper, il réussit tant bien que mal à atteindre l’escalier donnant sur la chambre mortuaire. L’eau lui léchait les talons, mais, à genoux et s’appuyant sur ses mains, il réussit à monter les marches.
Zavala avait réussi à nager en chien quand Austin plongea dans le bassin. La balle de Guzman siffla au-dessus de leurs têtes. Ils plongèrent et nagèrent au fond du puits, respirant à deux sur un seul réservoir. Quelques minutes plus tard, ils ressortirent des mâchoires de Kukulcan. Ils vérifièrent leur boussole et nagèrent vers l’eau libre, utilisant chaque muscle de leurs jambes pour échapper au courant venant du temple englouti. Ils firent surface près de la baie où ils avaient caché l’avion. Ôtant rapidement les branches qui le recouvraient, ils mirent le moteur en marche et décollèrent à la surface de l’eau. Dès que l’avion prit de l’altitude, Zavala prit un grand virage autour du lac.
L’île qui avait été construite autour du temple avait disparu. À sa place, il n’y avait plus qu’un trou noir. L’eau du lac tournoyait avant de s’y précipiter, comme dans la bonde d’une baignoire, et tirait sur l’amarre d’un hydravion, probablement celui d’Halcon.
Ils en avaient assez vu. En un virage au-dessus du lac, ils jetèrent un dernier coup d’œil au vortex. Zavala ne put résister à la tentation II se pencha par la fenêtre et cria :
— Adieu, Colomb !
Et ils se dirigèrent vers le Nereus.
Le voilier au mât trapu muni d’une seule voile à corne de grande taille voguait sur les eaux d’un bleu profond de Chesapeake Bay, poussé par un vent arrière sud-ouest régulier de 15 nœuds. Austin se prélassait dans le grand cockpit ouvert, un bras sur la lisse surélevée, l’autre sur le gros gouvernail. Il surveillait le trafic des bateaux, cherchant sa proie.
Sa chasse fut interrompue, très agréablement, par l’arrivée de Nina, venant du tillac avec deux verres à la main.
— Rhum et jus de fruits pour monsieur, dit-elle.
Elle portait un T-shirt de la NUMA et un short blanc très court qui mettait en valeur ses longues jambes et sa peau de miel. Austin était conscient de ses charmes, mais très absorbé par sa tâche. Il murmura un remerciement en gardant les yeux fixés sur la mer.
— Ha ! Ha ! ma jolie, dit-il en prenant la voix de la méchante sorcière du Magicien d’Oz.
Il prit une paire de jumelles et examina une gracieuse corvette avec une coque blanche en fibre de verre, d’environ huit mètres de long. Comme Austin, elle prenait son temps, sa grand-voile et son foc à contre par vent arrière. Austin but son verre, le reposa sur le plateau, puis barra pour que le cat-boat se positionne parallèlement au sloop. Il fit un geste du bras aux deux jeunes gens assis dans le cockpit du bateau, agita le pouce comme un auto-stoppeur puis vira largement en se mettant sous le vent.
L’équipage du sloop comprit le défi et s’apprêta à faire la course. Austin dirigea sa proue plus près du vent et le sloop fit de même. Ils étaient maintenant parallèles, séparés par une trentaine de mètres, manoeuvrant pour le départ.
Austin serra la voile, mettant la rambarde dans l’eau. Les hommes du sloop firent la même chose avec leur grand-voile et le foc, et bientôt les deux bateaux coupaient les vagues mousseuses en travers de la baie. Le sloop était fin et rapide, son équipage composé de bons marins. Mais avant longtemps, Austin commença à ramarrer l’autre bateau. Il était allongé en arrière contre le bastingage, image même de la décontraction, buvant à petites gorgées son jus de fruits et laissant le sloop loin derrière lui.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Nina avec un sourire.
— J’ai appris à quelques marins de plus que ce n’est pas parce que ce truc a l’air d’une caisse à savon qu’il navigue comme une caisse à savon.
— Je crois que c’est un superbe bateau. Un grand pont. C’est incroyable l’espace dont on dispose en bas, pour une embarcation qui ne fait que cinq mètres de long !
— J’y ai souvent passé la nuit et, comme vous pouvez le voir d’après l’équipement de la cuisine et de la chambre, j’aime le confort et j’aime avoir la place de m’étirer. Le cat-boat, à l’origine, était construit pour travailler. Il suffit d’une personne pour manier la voile unique et il est assez gros pour attraper le léger vent de fin de journée. Il tient bien le gros temps aussi et vogue dans des conditions qui feraient couler un autre bateau. Et puis surtout, il est rapide et ne le montre pas. Comme ça, je peux en mettre plein la vue à des types qui ne se méfient pas, comme ceux de l’équipage de ce sloop, et leur montrer ma poupe. Et voilà.
Ils avaient atteint la pointe d’une petite île. Austin jeta l’ancre et ils commencèrent à manger le contenu d’un panier de pique-nique, détendus, tandis que le bateau se balançait paresseusement dans le clapotement des vagues. Après le déjeuner, Nina s’assit près d’Austin et posa sa tête sur son épaule.
— Merci de m’avoir invitée à cette promenade en mer.
— J’ai pensé que nous pourrions tous les deux nous détendre un peu après ces dernières semaines. Elle regarda pensivement au loin.
— Je ne peux m’empêcher de penser à ces hommes terribles, vous savez. Quelle horrible mort !
— Ne les plaignez pas. Guzman a assassiné des centaines de personnes au cours de sa vie, sans parler du fait qu’il a coulé l’Andréa Doria. D’une certaine façon, il méritait bien de mourir noyé. Si le plan d’Halcon avait réussi, il y aurait eu des milliers de morts en plus. Guzman a eu de la chance. Halcon aurait eu le temps de réfléchir aux erreurs qu’il avait commises. L’air de la chambre mortuaire a repoussé l’eau un moment, mais cela n’a duré que quelques heures. Et surtout, la Fraternité est morte avec lui. J’espère seulement qu’il a survécu assez longtemps pour voir ce qui est arrivé à son précieux trésor.
— Je lève mon chapeau à l’amiral Sandecker, dit Nina pour changer de sujet. Proposer que le trésor soit versé à un fonds international pour vaincre la pauvreté et la maladie dans le monde, c’était une idée géniale.
— S’il ne l’avait pas fait, il y aurait eu des années de discussions juridiques sans que personne ne gagne jamais. À qui appartient ce trésor ? Aux descendants des Phéniciens ? Aux Romains ? Aux Mexicains ? Aux Guatémaltèques ?
— Ou à Christophe Colomb ? dit Nina en hochant la tête. C’est ironique, non ? Comme Halcon, c’est son obsession de l’or qui l’a tué.
— Il n’était pas en très bonne santé quand il a commencé ce voyage, d’après l’autopsie. Il aurait pu mourir très vite, même s’il n’avait pas entrepris ce cinquième voyage. Au moins, de cette façon, est-il devenu plus célèbre que jamais, qu’il l’ait ou non mérité. En plus, je lui dois beaucoup à ce cher Christophe Colomb. Sans son obsession, nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés.
Nina prit la main d’Austin dans les siennes.
— Dommage qu’il ne puisse savoir ce qui est ressorti de ce voyage. C’est le plus grand succès archéologique de l’Histoire que d’avoir retrouvé son corps et son trésor et que les nations et les gouvernements du monde entier aient coopéré à ce résultat. Je suis impatiente de me remettre au travail. Il a fait davantage pour rassembler les peuples par sa mort qu’au cours de toute sa vie. Dommage aussi que son héritage, comme la découverte de l’Amérique, ait été aussi imparfait.
— Ce n’est pas très important. J’ai vu les plans de la tombe grandiose qu’on veut lui construire à Madrid. Les Espagnols réclament sa dépouille à Washington et San Salvador aussi.
— Personne n’a proposé d’ériger un monument à ces anonymes Phéniciens et Africains qui ont, les premiers, posé le pied sur le Nouveau Monde, dit Nina .
— Peut-être n’étaient-ils pas les premiers. Elle haussa les sourcils.
— Je vous demande pardon ? Avez-vous une preuve pour étayer cette supposition, professeur Austin ?
— Peut-être. J’ai jeté un nouveau coup d’œil aux sculptures de ces bateaux. Vous rappelez-vous l’image de l’homme suspendu à un objet en forme de diamant ?
— Oui. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une sorte de dieu.
— J’y suis arrivé par un autre raisonnement. Je me suis demandé comment les Mayas avaient fait pour avoir une vue d’en haut quand ils ont dessiné les plans menant aux mâchoires de Kukulcan. J’ai pensé qu’ils avaient utilisé d’énormes cerfs-volants.
— Des Mayas volants ! Voilà une théorie nouvelle ! Et où auraient-ils appris à faire ça ?
Ils furent interrompus par la sonnerie du cellulaire d’Austin. Il le pécha au fond de son sac imperméable et l’approcha de son oreille. Son expression renfrognée s’éclaira d’un sourire en reconnaissant la voix. Il parla quelques minutes avant de raccrocher.
— C’était Angelo Donatelli qui appelait de l’hôpital, dit-il. Il sortira dans quelques jours.
— C’est un miracle qu’il ne soit pas mort.
— Plus qu’un miracle. Son cousin Antonio a détourné la balle qui lui était destinée en se jetant sur lui.
— J’en suis heureuse. M. Donatelli a l’air d’un brave homme, d’après ce que vous m’avez dit.
— Vous aurez l’occasion d’en juger par vous-même. Il organise une grande fête de famille dans sa maison de Nantucket. Et vous êtes invitée. Paul et Gamay y assisteront aussi.
— Je serai ravie d’y aller.
— Bien, alors c’est dit. Maintenant, aimeriez-vous entendre le reste de ma théorie du cerf-volant ? Nina fit oui de la tête.
— Je crois que les Mayas ont appris à les fabriquer auprès des meilleurs spécialistes du monde. Les Japonais. Elle éclata de rire.
— Je ne crois pas que je vais vous suivre, là.
— Alors, où me suivrez-vous ? Nina prit le téléphone cellulaire.
— Quelque part où vous n’aurez pas besoin de ça.
Elle jeta le téléphone par-dessus bord puis, enlevant ses lunettes de soleil, elle sourit et ses lèvres pulpeuses s’entrouvrirent de façon attirante. Austin accepta l’invitation qui se révéla aussi chaude et douce que promise.
— Que diriez-vous de descendre et de... comment avez-vous dit ? vous étirer ? murmura Nina.
Sans un mot, Austin la prit par la main et la conduisit jusqu’à la spacieuse cabine dont il ferma la porte à claire-voie sur le monde. Du moins pour un petit moment.