Nantucket Shoals.

Le cabin-cruiser qui avait tourné autour du bateau de sauvetage vint se ranger à portée de voix et mit son moteur au point mort. Le drapeau vert, blanc et rouge d’Italie flottait sur le mât de signaux, sous le drapeau américain. La silhouette mince aux cheveux argentés d’Angelo Donatelli sortit du poste de pilotage et salua de la main.

— Bonjour, monsieur Austin, je viens vous sauver. J’ai entendu dire que vous étiez à court de grappa. Pouvons-nous vous en livrer ?

— Bonjour, monsieur Donatelli, répondit Austin. Merci de cette livraison. En vous attendant, nous n’avions à boire que l’acide de nos batteries.

Le commandant McGinty mit ses mains en porte-voix, ce qui était bien inutile étant donné sa voix tonitruante.

— Skipper, je vous remercie aussi et je vous invite à venir à bord achever votre mission miséricordieuse.

Donatelli salua pour acquiescer et retourna dans le poste de pilotage. L’ancre plongea avec un bruit métallique et un grand éclaboussement. Le moteur s’arrêta complètement. Donatelli et son cousin Antonio montèrent sur le canot que le yacht leur avait envoyé et furent bientôt à bord du navire de sauvetage.

Donatelli remit au commandant une bouteille du brûlant alcool italien.

— Avec mes compliments, dit-il.

Puis il se tourna vers Austin et montra de la main le cabin-cruiser.

— Aimez-vous ma beauté bleue, monsieur Austin ?

Donatelli, pensa Austin, a tellement eu l’habitude de s’adresser à une clientèle riche qu’il ne cessait d’employer des formules de politesse très Vieux Monde et des manières de restaurateur de luxe. Cela changeait agréablement des prénoms tronqués et des « Salut, je m’appelle Bud » qu’Austin détestait.

Son regard balaya le cruiser de la proue à la poupe, la coque bleu marine et la superstructure crème, comme s’il admirait les courbes d’une jolie femme.

— Il a des lignes à la fois classiques et superbes, dit-il. Est-il facile à manœuvrer ?

— Un rêve ! Je suis tombé amoureux de ce bateau la première fois que je l’ai vu, abandonné dans un chantier de construction à Bristol, en Rhode Island. J’ai dépensé des milliers de dollars pour le restaurer. Il a treize mètres cinquante de long, mais la courbure de sa proue le fait paraître plus long. C’est un bateau très stable, parfait pour emmener ses petits-enfants en promenade. Et une façon d’échapper à la famille quand j’ai besoin d’un peu de paix et de tranquillité, ajouta-t-il en riant. Mon comptable futé l’a inclus dans mon affaire, de sorte que je dois pêcher un peu de poisson de temps en temps pour les restaurants.

Il se tut et promena un regard humide sur la mer où un vol de mouettes tachait l’eau sombre comme des flocons de neige.

— Alors, c’est ici que c’est arrivé ?

Austin montra la bulle de plastique rouge flottant dans l’eau clapotante.

— Le haut du navire est à trente brasses sous le marqueur. Nous sommes juste au-dessus.

Il était inutile d’employer le nom du Doria. Tous deux savaient de quel navire il s’agissait.

— J’ai navigué tout autour de l’île, dit Donatelli, mais je ne suis jamais, jamais revenu ici. Nous autres Siciliens sommes superstitieux et croyons aux fantômes.

— Voilà une raison de plus pour vous remercier de nous aider sur ce projet. Donatelli fixa sur Austin le regard perçant de ses yeux enfoncés.

— Je n’aurais manqué ça pour rien au monde. Où commençons-nous ?

— Nous avons un jeu de plans dans la cabine du commandant.

— Bene. Viens, Antonio, dit-il à son cousin. Voyons ce que nous pouvons faire pour ces messieurs.

Le commandant McGinty déroula une feuille de papier lourd et blanc sur la table de sa cabine. Le papier portait un titre en italien : Piano délia sisîemazione passaggeri ou « plan des cabines des passagers ». En haut figurait une photo du paquebot en flier au temps de sa splendeur. Sous la photo, les plans des neuf ponts.

Donatelli tapa du doigt la partie montrant le salon Belvédère à l’avant du pont des canots.

— Je travaillais ici quand le Stockholm nous a heurtés. Boum’ ! Je me suis étalé. (Son doigt se déplaça jusqu’au pont promenade.) Tous les passagers sont là. Ils attendent qu’on les sauve. Une grande pagaille, dit-il en secouant la tête avec dégoût. M. Carey me trouve et nous descendons à sa cabine. Ici. Sur le côté droit du pont supérieur. La pauvre Mme Carey est coincée. Alors je file comme un lièvre pour trouver un cric. Jusqu’ici en bas. (Son doigt retraça le chemin parcouru cette nuit-là.) Je suis passé devant les boutiques du foyer, mais la voie était bloquée, alors je suis revenu jusqu’ici, à l’arrière puis là, jusqu’au pont A.

Donatelli arrêta son récit sans fioritures, se rappelant la terreur qui l’avait saisi tandis qu’il descendait dans les entrailles obscures du navire en train de couler.

— Excusez-moi, dit-il en étouffant un sanglot. Même après toutes ces années... (Il aspira une grande gorgée d’air et la relâcha doucement.) Cette nuit-là, j’ai compris ce que Dante a ressenti lors de sa descente aux Enfers. Bon. Finalement j’ai atteint le pont B où se trouve le garage. Tout le monde connaît le reste de l’histoire ?

Autour de la table, tous hochèrent la tête.

— Bien, dit Donatelli avec un soulagement évident. Bien qu’il fasse frais dans la cabine, son front luisait de transpiration et une veine battait sur le côté de sa tête.

— Pourriez-vous nous dire exactement où, dans le garage, vous avez vu le camion blindé ? demanda Austin.

— Bien sûr, il était là, dans ce coin. (Il prit un crayon et traça une croix.) On m’avait dit qu’il y avait neuf voitures garées, y compris celle, très luxueuse, que les Italiens avaient construite pour Chrysler. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, acheva-t-il avec un petit sourire de ses lèvres serrées.

— Nous avons l’intention d’entrer par les portes du garage, dit Austin. Donatelli hocha la tête.

— Les voitures y entraient directement depuis le quai. Je pense que c’est un bon plan, mais je n’y connais pas grand-chose, dit-il avec un hochement de tête.

Le commandant McGinty fut moins équivoque. Il avait dû s’absenter un instant pour répondre au téléphone de bord. Maintenant, à nouveau assis avec les autres, il secoua lui aussi la tête.

— J’espère que vous ne vous lancez pas là en pure perte, les gars. Je vois un gros problème qui me regarde au fond des yeux.

— C’est peut-être un euphémisme. Je serais surpris que les problèmes ne nous tombent pas dessus les uns derrière les autres, dit Austin.

— Ce type est un marrant ! Je connais des gars qui sont entrés dans ce garage en passant par les ponts. (Il indiqua le mur tribord du garage.) Tout ce qui est dans cet espace - voitures, camions, chargement - serait tombé sur ce côté-là, qui repose sur le sable. Votre camion blindé pourrait bien être enterré sous des tonnes de ferrailles. Les types qui sont allés dans ce garage ont vu cette Chrysler futuriste que les Italiens envoyaient, mais ils n’ont jamais pu l’approcher parce que tout l’espace était plein de poutres tordues et de cloisons en morceaux. Vous descendez en costume de sport comme vous en avez l’intention, mais vous risquez de vous faire attraper.

Austin avait tout à fait conscience de ce que cette mission serait sans doute la plus ardue d’une carrière pourtant bien remplie. Plus difficile, dans son genre, que de renflouer ce porte-conteneurs iranien ou le sous-marin russe.

— Merci de vos conseils, commandant. Mon idée est d’agir comme si nous cherchions une cible là où le fond a été jonché d’épaves. Comme dans l’East River, par exemple. Vous avez peut-être raison en disant que c’est impossible. Mais je pense que ça vaut le coup de jeter un coup d’œil. Peut-être pourrons-nous même trouver le cric de M. Donatelli, ajouta-t-il avec un sourire.

McGinty éclata d’un gros rire.

— Eh bien ! Si c’est une folle entreprise, j’aime le genre de fous que vous êtes. Voulez-vous boire à votre succès ?

Donatelli sortit la grappa et remplit les verres avec ce tour de main du professionnel qui ne l’avait jamais quitté.

— À propos, les marins ont appelé d’en bas, dit McGinty. Ils viennent de faire un trou dans la coque. Je leur ai demandé de tout préparer pour demain à l’aube pour faire le boulot.

Austin leva son verre.

— Aux causes perdues et aux missions impossibles ! Le rire tranquille qui suivit fut interrompu par Donatelli qui leva son verre.

— À l’Andréa Doria et aux âmes de ceux qui sont morts avec lui. Quand ils reposèrent leurs verres, ce fut en silence.

 

 

La vie n’est jamais ennuyeuse autour de l’Andréa Doria pour les bancs de poissons argentés ayant élu domicile dans les luxueuses cabines qui avaient coûté à leurs précédents occupants des milliers de lires. Mais rien n’avait préparé les hôtes de ce monde crépusculaire à l’arrivée de deux créatures plus bizarres que tous les habitants des abîmes. Leur corps rond était recouvert d’une peau jaune et brillante, leur dos protégé par une carapace noire. Au centre de leur tête bulbeuse luisait un oil unique. Deux bosses sortaient de leur corps arrondi. Près de leur tête, ils avaient des appendices semblables, quoique plus courts, à des pinces.

Les créatures pendaient dans l’eau comme des ballons autour de la parade de Mickey. La voix rieuse de Zavala jacassait dans le casque d’Austin.

— T’ai-je jamais dit à quel point tu ressembles au bonhomme Michelin ?

— Après le repas d’hier soir avec McGinty, rien ne me surprend plus. Ma combinaison de gym me serre un peu à la taille.

Le « Ceramic Hard Suit » avait dû être baptisé par quelqu’un ayant des problèmes de vision. Ce que l’on appelait une combinaison de gym était en réalité un sous-marin individuel en forme de costume. La peau d’aluminium forgée était techniquement une coque. Des propulseurs verticaux et latéraux de chaque côté étaient activés par des commandes aux pieds. Avec sa capacité de nettoyer l’oxygène de tout oxyde de carbone avant de le remettre en circulation, le costume permettait six à huit heures de plongée et quarante-huit heures de survie en cas d’urgence. À l’extérieur, il pesait près d’une demi-tonne, mais, dans l’eau, son poids descendait à moins de quatre kilos. Il permettait une mobilité, un long temps de plongée et ne nécessitait aucune décompression. Son seul désavantage était son volume.

Pénétrer dans le navire échoué par le chemin suivi par Donatelli aurait été un suicide. En quelques minutes, ils auraient été pris au piège des cordes et des fils électriques.

En préparant son plan d’action, Austin avait étudié toutes les plongées passées faites sur le Doria, avec ou sans succès. À son avis, l’expédition Gimbel était partie d’une bonne idée. L’essai de 1975 avait essayé d’utiliser un submersible pour reconnaître les lieux. Mais l’appareil n’avait pas eu la puissance suffisante pour lutter contre le courant. La cloche de plongée utilisée comme ascenseur et poste de travail n’avait pas été correctement lestée et avait failli échapper au contrôle de Gimbel. Ce qui impressionnait Austin, c’était que les plongeurs à saturation, travaillant depuis la surface avec des tuyaux ombilicaux, réussissaient à accomplir un énorme travail en dépit de risques formidables. Ils avaient réussi à entrer dans le garage. L’expédition Gimbel de 1981 avait été mieux préparée. Le système de cloche avait bien fonctionné. Bien qu’ils aient rencontré toutes sortes de problèmes, y compris le mauvais temps et un courant qui emmêlait les tuyaux d’air, les plongeurs avaient réussi à trouver le coffre-fort et à l’accrocher à une grue.

En fin de compte, Austin choisit un mélange de Hard Suit et de plongée à saturation. Il mit en place une expédition relativement bien équipée pour ce travail. Son père avait prêté le Monkfish et son équipage. Gunn avait réussi à trouver, dans les réserves de la NUMA, la cloche de plongée et une chambre de décompression équipée de douches et de couchettes. Le mini-sub emprunté, avec ses capacités opérationnelles, représentait un avantage supplémentaire. Surtout avec les six plongeurs expérimentés de la NUMA, arrivés par avion de Virginie. Depuis leur arrivée sur le Monkfish, ils avaient travaillé en équipes jour et nuit pour percer un trou dans la coque du paquebot.

Le temps sur les Nantucket Shoals fut aussi changeant qu’on le disait. Quand Austin et Zavala sortirent de leur couchette ce matin-là, l’air était transparent. La mer, grumeleuse la veille, avait disparu et l’océan était calme comme un miroir, reflétant comme un verre poli l’image des mouettes éparpillées à la surface. Deux nageoires noires coupèrent l’eau. Des dauphins. McGinty assura que c’était un signe de chance et que les dauphins éloignaient les requins. En surface, le courant ne dépassait pas un nœud. Il prédit qu’un épais brouillard tomberait plus tard sur les shoals et que le courant pourrait augmenter, mais qu’ils s’en débrouilleraient sans aucun doute.

Enfermés dans leurs lourdes combinaisons, les deux hommes de la NUMA furent mis à l’eau par une grue. Ils passèrent plusieurs minutes à la surface pour se familiariser avec leurs équipements tandis que la grue, après un tour complet, lançait un câble Kevlar de quatre courts tuyaux terminés par de robustes attaches métalliques. Ils saisirent le tuyau fermement dans leurs serres mécaniques. Accompagnés du ronronnement des propulseurs verticaux, ils descendirent dans la mer indigo.

Le Monkfish était immobilisé juste au-dessus de l’épave par quatre lignes d’ancres, deux à l’avant et deux à l’arrière, cent mètres dans chaque direction. La stabilité était en effet essentielle. Autrement la cloche de plongée se balancerait au bout de son attache comme un pendule.

Bien que les Hard Suits soient équipés de phares et qu’ils aient apporté des lampes supplémentaires, ils n’avaient besoin d’aucune lumière. La visibilité allait au moins jusqu’à neuf mètres et les bords lumineux du navire se détachaient en relief sur le fond pâle. Ils se dirigèrent vers un endroit de la coque éclairé par une lueur froide et vibrante.

Au centre de la couronne bleuâtre tourbillonnante, deux plongeurs à saturation étaient accrochés au flanc bâbord renversé du navire comme des insectes sur une bûche. L’un d’eux, agenouillé sur la coque, tenait un chalumeau dans sa main gantée tandis que l’autre tendait le câble Kerry amenant le carburant, et surveillait l’opération en général. Ils étaient descendus plus tôt par la cloche de plongée qui servait d’ascenseur et d’habitacle sous-marin pour l’équipe de plongée.

Suspendue par un câble épais qui se déroulait d’un treuil placé sur le pont du Monkfish, la cloche dominait la coque de quelques mètres. Elle avait la forme d’une lampe de camping. Les quatre côtés présentaient un léger arrondi aux angles et le toit était en pente autour du trou où passait le câble de relevage. Un autre câble servant aux communications et à l’alimentation en énergie entrait dans la cloche, en un point situé plus bas sur le toit. Des réservoirs, attachés à l’extérieur, contenaient de l’air comprimé et du carburant pour les torches.

Le fond de la cloche s’ouvrait sur la mer et tenait en suspension par la pression de l’air. De l’ouverture partaient les tuyaux d’aspiration qui allaient aux plongeurs et transportaient le mélange du caisson et de l’eau chaude pour le réchauffement de leurs combinaisons Divex Armadillo. En plus, chaque plongeur était muni d’un réservoir dorsal d’air comprimé pour les cas d’urgence.

Les plongeurs travaillaient sur un panneau plaqué d’acier qu’ils avaient débarrassé des anémones de mer pour arriver à la peinture noire de la coque. La chaleur des baguettes de magnésium, sous la haute pression des chalumeaux oxyacétyléniques, avait décoloré le métal et soulignait un grand rectangle autour des portes du garage.

Le plongeur à saturation qui aidait le soudeur remarqua l’approche des deux petits dirigeables jaunes. Avec ce mouvement au ralenti qu’impliqué toute action en profondeur marine, il tendit le bras pour attraper le câble d’Austin et de Zavala. Les hommes de la NUMA pouvaient communiquer directement avec eux et avec le navire de sauvetage, mais il n’y avait aucun lien direct avec les plongeurs à saturation, sauf par l’intermédiaire de la cloche. Cela n’était nullement gênant, car tout avait été maintes fois répété et les signaux manuels suffisaient, sauf pour les messages plus compliqués.

Le plongeur agenouillé éteignit sa torche quand il vit les nouveaux arrivants. Il montra chaque point du rectangle où il avait découpé des doubles trous puis il leva les pouces pour indiquer que tout allait bien. Son compagnon et lui attachèrent aux trous les crochets de la ligne de surface. Les plongeurs se retirèrent alors de quelques mètres et l’un d’eux fit un geste rappelant celui du chauffeur de locomotive, qui tire plusieurs fois sur la corde actionnant le sifflet.

Austin informa par radio l’équipage du pont.

— Allez-y, commencez à tirer.

Sur le pont, l’ordre fut relayé au grutier. La corde Kevlar fut bientôt aussi tendue qu’un arc. Les secondes s’écoulèrent. Il ne se passait rien. Le chambranle de la porte avait été fendu de pointillés comme un carton à découper. Austin se demandait s’il ne faudrait pas ajouter des points quand soudain, une explosion de bulles arriva du pont. Tout le morceau fut dégagé avec un sourd mugissement.

Austin avertit l’équipe de surface qu’il fallait faire tourner la grue afin de laisser tomber les portes sur la coque. Un énorme trou rectangulaire avait été ouvert dans le flanc du navire au niveau du pont B. On avait installé les cabines de la classe touriste à l’avant et à l’arrière de ce pont et du pont C, juste en dessous. Sur la zone avant des ponts, les cabines étaient séparées par l’autorimessa, autrement dit par le pont qui abritait neuf voitures et un camion blindé.

Zavala fit avancer son « costume » pour aller se placer au-dessus de l’ouverture nouvellement créée.

— On pourrait faire passer un Hum Vee dans ce machin !

— Pourquoi faire les choses à moitié ? Réfléchis. Tous les plongeurs qui iront voir l’épave à partir d’aujourd’hui appelleront ce trou .

         « le trou de Zavala ».

— Je te laisse cet honneur. On pourrait l’appeler « l’ouverture d’Austin ».

— Que dirais-tu d’aller reconnaître les lieux ?

— Eh bien, allons-y tout de suite.

— Je suis d’accord. Nous y allons, mais tout doucement. Fais attention aux câbles qui pendent des plafonds et aux cloisons démolies. Rappelle-toi de laisser une bonne distance entre nous.

Mais Zavala n’avait pas besoin de conseils de prudence. Les Hard Suits avaient l’air de costumes de spationautes et, comme pour les spationautes flottant dans l’espace sans gravité, il fallait faire attention à ne bouger que délibérément et sans excès. Même à vitesse réduite, une collision entre leurs deux scaphandres de cinq cents kilos leur ferait claquer les dents.

Austin passa sous Zavala pour que sa lumière ventrale soit dirigée vers l’intérieur du navire. Le puissant rayon fut avalé par l’obscurité sur plusieurs mètres.

Il donna une petite poussée à ses propulseurs verticaux, descendit dans le garage les pieds les premiers puis s’arrêta et fit pivoter le scaphandre sur 360 degrés. L’eau n’était encombrée d’aucun bout de corde ni d’obstacle. Il fit signe à Zavala que la voie était libre et suivit la silhouette jaune et boursouflée qui descendait dans le trou bleu et s’arrêta près de lui.

— Ça me rappelle la Baja Cantina à Tijuana, dit Zavala. En fait, c’est même moins obscur.

— On s’arrêtera pour boire un coup de Cuervo en rentrant, répondit Austin. Le navire fait vingt-sept mètres de large. La charge a dû glisser au fond, comme l’a dit le commandant McGinty. Tout est à un angle de 90 degrés, donc le sol du garage est en réalité ce mur vertical juste derrière toi. Nous resterons près du mur pour ne pas être désorientés.

En descendant, Austin fit mentalement une check-list, anticipant les obstacles et les réactions. Pendant qu’il travaillait sur des problèmes pratiques et leurs solutions, son cerveau passait aux suivants, ce qui est probablement le mécanisme de survie qui donnait la chair de poule à ses ancêtres. Il entendait Donatelli décrire sa terrifiante descente dans le fond du navire. Mais Austin conclut que le vieil homme avait tort. Parce que c’était pire que tout ce que Dante avait pu imaginer. Il était prêt à affronter le feu et le soufre de l’Enfer. Dante, lui, y voyait quelque chose, ne serait-ce que des démons et des damnés.

Il était difficile de croire maintenant que les ponts de cette vaste coque vide avaient autrefois vibré à la puissance des diesels de 50000 chevaux et que plus de douze cents passagers s’étaient prélassés dans la beauté sensuelle du navire, avec un équipage de six cents personnes prêtes à répondre à tous leurs désirs. La première personne à avoir plongé sur l’Andréa Doria après qu’il eut atteint le fond de l’Atlantique avait dit que le navire paraissait vivre encore, vibrant d’une cacophonie fantomatique de grognements et de craquements, du claquement des débris desserrés et de l’eau qui entrait et sortait par toutes les portes. Austin, lui, ne voyait que délabrement, vide et silence où le seul bruit venait de leurs respirateurs. L’immense cairn de métal était un lieu hanté où l’on pouvait devenir fou si l’on y restait trop longtemps.

Le navire parut se refermer sur eux et Austin ne cessait de vérifier sa jauge de profondeur. Ils n’étaient qu’à soixante mètres de la surface et pourtant tout semblait plus profond à cause de l’obscurité. Il regarda vers le haut. Le rectangle bleu-vert qui marquait l’ouverture était diffus dans l’eau vaseuse et aurait même pu devenir invisible si les plongeurs à saturation n’avaient placé une lampe stroboscopique sur le bord pour servir de balise. Austin regarda le point lumineux clignotant, ce qui suffit à le rassurer. Il tourna son attention vers ce qui s’étendait à ses pieds.

Des objets massifs ressortaient des ténèbres dans le cercle lumineux de leurs torches. Des lignes droites et des angles. Des tonnes de débris emmêlés dans l’espace horizontal de ce qui avait été autrefois la cloison tribord de l’Andréa Doria. Quand le navire était encore debout, de lourds réseaux de métal et de passerelles recouvraient le garage. Maintenant, cela aussi était à la verticale. Austin et Zavala entamèrent une grille de recherche, avançant en lignes parallèles, allers et retours, entre les séparations verticales formées par l’ancien plancher et l’ancien plafond du garage. C’était le même type de recherches qu’ils faisaient quand, en surface, ils cherchaient une épave. Ils rencontrèrent des fils qui se balançaient ça et là, venant d’anciennes installations électriques, mais qui n’étaient pas assez nombreux pour être dangereux et l’on pouvait facilement les éviter. Leurs lampes frappaient parfois des objets de métal ou de verre aux formes reconnaissables.

— Hé ! Kurt ! N’est-ce pas une Rolls-Royce que je vois là-bas ? Austin passa par-dessus la Rolls et aperçut une autre voiture aux lignes fluides et inhabituelles.

— On dirait la Chrysler expérimentale construite par Ghia. Dommage que Pitt ne soit pas là. Il ferait n’importe quoi pour sortir cette bagnole de là et l’ajouter à sa collection.

— Il aurait pas mal de boue à remuer !

Les voitures, tombées les unes sur les autres, étaient maintenant couvertes de débris et de vase. Austin rêva un instant à la manière de remuer tout cela, mais ce n’était qu’un exercice intellectuel. Trop dangereux, trop coûteux et trop long. Si l’on bougeait quelque chose ici, il se formerait un nuage si épais qu’il faudrait des jours pour qu’il se dissipe.

D’après ce qu’avait dit Donatelli sur la position du camion, le véhicule avait dû tomber sur le dessus de tout le reste et devrait donc être visible. Le vieil homme s’était-il trompé ? Il avait été très stressé cette nuit-là. Peut-être le camion était-il dans une autre cale. Austin grogna. On avait fait des efforts considérables pour découper un accès à ce garage. Ils n’auraient ni le temps ni les moyens d’en découper un autre. Son expédition était faite de bric et de broc et de moyens empruntés pour quelques jours seulement.

Plus ils cherchaient, plus ses doutes augmentaient. Ils parcoururent chaque centimètre carré des débris visibles.

— Comment s’est terminé le projet de remonter ce machin avec des balles de ping-pong ? demanda Zavala.

— Je ne crois pas qu’il y ait assez de balles de ping-pong en Chine pour faire ce boulot. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense qu’Angelo Donatelli est un gars qui avait de l’estomac. Cet endroit doit être le plus gros réservoir de perte de repères du monde. Difficile de croire que nous sommes encore sur la planète Terre. Je me sens comme une mouche dans un pot de mélasse.

— Je commence à me demander si le camion est ici.

— Et où pourrait-il être ?

— J’aimerais bien le savoir, répondit Austin.

— Nina va être déçue.

— Je sais. Que dirais-tu de ressortir pour annoncer la mauvaise nouvelle ?

— Ça me va. Mon foie me dit que j’ai bu trop de café ce matin.

Ils mirent en marche leurs propulseurs verticaux, remontant lentement, mais régulièrement vers la balise au-dessus d’eux. En remontant, ils réglèrent le rayon de leurs lampes vers le haut pour être sûrs de ne pas heurter des obstacles invisibles. La lampe de Zavala éclaira l’obscurité dans un coin du garage. Il s’en éloigna une seconde puis y revint.

— Kurt ! dit-il d’une voix excitée. Il y a quelque chose dans ce coin.

Ils arrêtèrent leur ascension. Austin vit deux yeux rouges brillant dans le noir d’encre environnant.

Ils avaient passé plus d’une heure dans cet environnement d’un autre monde. Aussi sa première réaction fut qu’ils étaient en présence d’une énorme créature marine qui avait fait son nid dans le navire. Il dirigea sa lampe vers les deux orbites et son pouls manqua quelques battements. Non, ce n’était pas possible ! Les deux hommes s’approchèrent pour mieux voir et dirigèrent toute la puissance de leur éclairage vers le coin.

— Oh ! Non ! Ce n’est pas vrai ! dirent-ils en même temps.

 

 

Des dizaines d’années avant qu’Austin et Zavala ne se frayent un chemin jusqu’au garage de l’Andréa Doria, un officier du navire avait imaginé les terribles conséquences qu’entraînerait un camion blindé de plusieurs tonnes s’écrasant dans les cales pendant un orage en mer. Pour éviter ce risque, le véhicule avait été attaché par de gros câbles passés autour de la carrosserie et fixés au sol. Plus de cinquante ans après, les câbles tenaient toujours le camion en place, à angle droit du mur vertical qui était autrefois le plancher du garage.

La grosse masse noire était mangée de rouille et le caoutchouc des pneus s’était ramolli en une vilaine bouillie. Les chromes avaient un reste de brillant, cependant, et le camion lui-même était en un seul morceau. Après une inspection aussi complète que le permettait la situation, Austin et Zavala quittèrent la coque et retrouvèrent l’océan à ciel ouvert. Les plongeurs à saturation avaient regagné le confort sec de la cloche pressurisée. Austin ne les en blâma pas. Le trimix est huit fois plus difficile à respirer que l’air d’un réservoir de plongeur normal.

Austin appela McGinty.

— Dites à M. Donatelli que nous avons localisé le camion.

— Nom de Dieu ! Je savais que vous réussiriez. Est-il possible de le remonter ?

— Avec un peu de chance et l’équipement approprié, oui. J’ai toute une liste de courses à faire !

Austin dressa rapidement l’inventaire du matériel dont il aurait besoin.

— Pas de problème. Une nouvelle équipe va bientôt descendre. Elle vous apportera tout ça.

La cloche remonta à la surface et les plongeurs qui en sortirent laissèrent la place à une équipe venant de la chambre de décompression. Quand la cloche redescendit, l’équipement demandé par Austin y était attaché. Austin parla par radio aux plongeurs de remplacement avant qu’ils quittent le navire. Il expliqua son projet. Les plongeurs quittèrent le fond de la cloche et nagèrent jusqu’au trou ouvert dans la coque. Austin et Zavala y rentrèrent les premiers, suivis des plongeurs à saturation traînant leurs tuyaux de survie derrière eux. L’un d’eux portait un chalumeau à oxygène.

Austin regrettait de ne pas avoir de contact direct avec les plongeurs. Il aurait aimé entendre leurs commentaires lorsqu’ils avaient aperçu le camion suspendu à angle droit. Du moins vit-il leurs gestes stupéfaits. Après leur première réaction, ils se mirent au travail sur les portes arrière du camion. Elles refusèrent de céder à une pince à levier ainsi qu’aux griffes mécaniques des scaphandres.

Donatelli avait affirmé que les assassins des gardes s’étaient contentés de claquer les portes du camion. Depuis le temps, la rouille devait tenir lieu de verrouillage, se dit Austin. On ralluma le chalumeau et le plongeur dirigea le scalpel de la flamme le long de la serrure et des gonds. La rouille explosa en une pluie d’étincelles. Le dos contre la paroi, les deux hommes essayèrent à nouveau la pince à levier. Soudain les portes tombèrent et un nuage brunâtre de débris rouillés, expulsés par l’eau de mer envahissant le véhicule, enveloppa les quatre hommes. Quant tout retomba et que l’eau redevint claire, Austin s’avança et balaya du rayon de sa lampe l’intérieur du camion.

L’endroit était plein de coffres-forts de métal tombés des rayonnages. L’eau tourbillonnante avait arraché les vêtements, les cheveux et les restes de chair des crânes grimaçants sur lesquels se posa le rai de lumière. Ils avaient l’air d’avoir été fraîchement nettoyés alors que, hors du camion, ils auraient été couverts d’algues vertes dont ils auraient pris la couleur. Leurs os s’étaient empilés d’un côté du camion avec d’autres débris.

Austin se poussa pour laisser la place à son partenaire. Zavala resta un moment silencieux.

— Ça ressemble aux ossuaires qu’on peut voir sous les vieilles églises, au Mexique et en Espagne, dit-il enfin.

— Ça ressemble davantage à un charnier, répondit Austin avec une grimace. Angelo Donatelli a une excellente mémoire. Ces coffres-forts contiennent probablement les bijoux expédiés par bateau. (Il se força à ne pas regarder les yeux vides des crânes.) On s’occupera de ça plus tard.

Il fit signe aux plongeurs qui s’approchèrent pour inspecter l’intérieur du camion. En leur parlant du bloc de pierre, un peu plus tôt, Austin les avait mis en garde.

— Vous allez aussi trouver des ossements humains. Je vous raconterai plus tard comment ils sont entrés là. J’espère que vous n’êtes pas superstitieux ?

Les plongeurs hochèrent la tête en voyant l’intérieur du véhicule blindé, mais leur réaction de stupeur ne fut que temporaire. Ils étaient des professionnels et appartenaient à la NUMA. Ils pénétrèrent sans hésitation et commencèrent à déplacer les coffres et les ossements. En quelques minutes, ils avaient dégagé le coin apparemment massif d’un objet gris sombre.

La pierre qui parle depuis longtemps perdue !

Tandis que les plongeurs mettaient de l’ordre à l’intérieur, Austin et Zavala retournèrent à la cloche de plongée dont ils revinrent avec un palan et des crochets-moufles attachés à un câble de remontée en Kevlar allant jusqu’au bateau. Les ossements furent respectueusement empilés et les coffres entassés pour laisser un passage, sauf un que les plongeurs avaient mis à part. En grande cérémonie, l’un d’eux l’ouvrit pour mettre au jour son contenu. La lumière fit scintiller une fabuleuse fortune de diamants, de saphirs et autres pierres précieuses.

Austin entendit Zavala prendre une inspiration.

— Il doit y en avoir pour des millions !

— Peut-être des milliards si les autres coffres en contiennent autant. Ce qui confirme bien qu’il s’agissait de meurtres et non d’un cambriolage.

Il fit signe aux plongeurs de déplacer le coffre et installa le double palan à moufle dans la porte. Zavala transportait une grande boucle de métal que les plongeurs attachèrent autour du bloc de pierre puis ils fixèrent la corde à la poulie.

Austin savait qu’il fallait maintenir le centre du levage juste au-dessus du centre de gravité. Il savait aussi que c’était presque impossible, comme si l’on demandait à quelqu’un de soulever une charge avec ses jambes et non avec son dos. Un bon conseil à donner mais qui ne sert pas à grand-chose quand la charge est au fond d’un cagibi ou sous l’escalier de la cave. Le câble Kevlar passait à travers la coque puis faisait un angle jusqu’au camion. Le palan moufle agirait latéralement tout en doublant la force de tirage.

Austin était face à plusieurs inconnues. Et, pour commencer, le poids du bloc. Un objet est soutenu à flot par l’eau qu’il déplace et Austin savait que la pierre serait plus légère dans l’eau. Mais étant donné qu’il ne pouvait que supposer son poids originel, cela ne signifiait pas grand-chose. Il avait demandé à McGinty deux engins de levage moufles, équipés d’un frein continu, capables de lever des charges deux fois plus lourdes qu’avec un moufle simple. Ils étaient passés dans une poulie pour lofer au bon angle. Ce jargon technique signifiait qu’ils avaient fait de leur mieux pour compenser le peu maniable système de levage.

Le problème suivant, après qu’ils eurent tiré la pierre comme un dentiste extrait une dent, fut d’éviter qu’elle ne tombe à pic au fond de l’océan. Ils essayèrent une solution consistant à utiliser des boudins de sauvetage, un concept assez nouveau. Les sacs allongés en toile de Nylon servaient normalement aux bateaux de sauvetage. Chacun ayant une capacité de levage d’une tonne et demie, ils pourraient même remonter tout le camion blindé jusqu’à la surface.

Les plongeurs se servirent du palan moufle pour amener le bloc de pierre jusqu’à l’endroit où ils pourraient y fixer un sac non gonflé de chaque côté. Austin inspecta de près tout cet ensemble, surtout les câbles fragiles retenant le camion au mur, puis il donna le signal. Utilisant un tuyau venant de la cloche, les plongeurs envoyèrent de l’air dans les tubes qui se gonflèrent bientôt comme des baudruches. L’air entrait lentement afin d’établir une flottabilité positive. Le bloc de pierre s’éleva, comme l’assistante d’un magicien flottant sous ses doigts.

Sans détacher le câble de levage qu’il valait mieux laisser en cas d’urgence, les plongeurs sortirent la pierre du camion jusqu’à ce qu’elle passe les portes en flottant. Austin se dit que c’était une des choses les plus étranges qu’il ait jamais vues. Quelque chose comme une peinture de Dali où tout est de guingois. La pierre noire flottant dans l’espace au-dessus des abysses ressemblait à un tapis magique dans une immense chambre noire, avec les plongeurs pendus comme de jeunes salamandres au bout de leur cordon ombilical. Avec, derrière, le camion mangé par l’eau de mer, pendu sur le mur à angle droit.

Flanqués d’Austin et de Zavala pour leur éclairer le chemin, les plongeurs poussèrent en nageant le bloc vers l’ouverture. C’était un travail délicat, surtout avec le courant qui circulait dans l’épave. Enfin la pierre fut exactement sous le trou qu’on avait ouvert dans la coque.

— J’aimerais parler à ces plongeurs pour leur dire quel travail magnifique ils font, dit Zavala. (Il essaya de faire le geste signifiant « bien fait « avec ses griffes mécaniques, mais ça ne marcha pas.) Je suppose qu’il est inutile de faire une pause avant d’être sortis de ces scaphandres. Et j’espère que ça ne va pas tarder.

— Normalement, dans quelques minutes, nous devrions laisser le reste du boulot à McGinty. Vous entendez, commandant ?

Les conversations entre les scaphandres étaient communiquées au pont afin que les hommes à bord puissent savoir ce qui se passait au fond.

— Un peu, mon neveu ! aboya McGinty. J’ai suivi toute la baignade. J’ai une caisse de Bud[52] au frais. Sortez ce machin de l’épave et on s’occupe du reste.

Les plongeurs devaient rester en profondeur à cause des tuyaux. Lorsque la charge serait sortie de l’épave, Austin et Zavala prendraient le relais pour la guider jusqu’à la surface. Et quand la pierre serait près de la surface, ils s’en occuperaient encore jusqu’à ce que la grue finisse le travail.

— Comment est le temps, là-haut ? demanda Austin.

— Toujours le calme plat, mais l’usine à brouillard de Nantucket travaille plein pot. Un banc de brouillard est en train de se former et il est si épais qu’on pourrait en découper un morceau et le frire comme un beignet.

Austin et le commandant auraient sûrement été plus inquiets s’ils avaient su ce que cachait ce brouillard. Tandis qu’Austin et les autres luttaient pour sortir la pierre du camion blindé et la remonter à la surface, un gros navire dont la coque grise le rendait presque invisible, s’approchait du Monkfish, naviguant juste assez vite pour rester dans le mur mouvant du brouillard. Le navire, d’une forme étrange, mesurait cent quatre-vingts mètres de long avec une proue profonde, en V, et un arrière large. Six propulseurs d’eau lui permettaient d’avancer au-dessus de l’eau à 45 nœuds, une vitesse incroyable pour un navire de cette taille.

Austin répondit au bulletin météo du commandant d’un « grand merci, commandant », empruntant une des expressions favorites de Trout. Il fit signe aux plongeurs d’augmenter l’air dans les tuyaux de levage. Lentement, la charge commença à sortir du trou. Les plongeurs restaient près de la pierre pour s’assurer qu’elle n’oscillerait pas en rencontrant le courant, plus fort au-dessus de l’épave. Austin et Zavala, eux, restèrent dans le navire, un peu décalés pour ne pas risquer de prendre la pierre sur la tête si elle redescendait d’un seul coup. Ils voyaient clairement les deux plongeurs, de chaque côté du bloc, montant à la même vitesse que lui en agitant à peine leurs palmes. Une opération menée de main de maître. Une opération d’anthologie.

Jusqu’à ce que l’enfer se déchaîne !

L’un des plongeurs exécuta soudain une danse sauvage et sans grâce, ses bras et ses jambes s’agitant comme s’il était épileptique et atteint de haut mal. Puis il se plia en deux, les mains sur le tuyau ombilical. Il reprit tout aussi soudainement le contrôle de son corps, flotta un moment sur place puis se lança dans un plongeon qui le fit repasser par l’ouverture jusqu’aux entrailles de l’Andréa Doria.

Toute cette folle séquence ne dura que quelques secondes. Austin n’eut pas le temps de réagir. Mais comme l’autre plongeur se rapprochait de lui, il comprit ce qui se passait. L’ombilical de l’homme traînait derrière lui, inutile. Le second plongeur était rapidement passé sur son réservoir de secours. Mais que diable était-il arrivé ? Le tuyau n’aurait pas pu être abîmé par le bord coupant de l’ouverture. Austin n’avait pas quitté la scène des yeux. Le plongeur nagea vers lui, la partie visible de son visage blanc comme du marbre. Austin s’en voulut de n’avoir pas exigé un système total de communication sous-marine. L’homme battait l’eau au-dessus de sa tête.

Zavala, qui avait lentement fait demi-tour, hurla dans l’intercom.

— Kurt ! Que se passe-t-il ?

— Je n’en sais fichtre rien, dit Austin. (Il regarda fixement l’endroit où le bloc de pierre était suspendu au-dessus de l’ouverture.) Il faut qu’on ramène ce type dans la cloche. Il a son réservoir de secours et ça ira, mais il risque de mourir de froid sans l’alimentation en eau chaude. Je vais l’aider à remonter et je jetterai un coup d’œil en même temps.

Il tendit son épais bras de métal comme s’il escortait une petite amie. Le plongeur comprit et s’accrocha à son coude. Austin activa les propulseurs verticaux et ils s’éloignèrent de l’épave. Le second plongeur semblait avoir disparu.

Pendant qu’Austin le cherchait, quelque chose remua dans la lumière vaseuse. Une silhouette fantomatique bougea dans le faisceau de lumière projeté par la cloche de plongée. C’était un plongeur revêtu d’un scaphandre de métal poli qui rappela à Austin l’armure fabriquée pour l’énorme carcasse de Henry VIII.

Austin soupçonna l’étranger d’avoir joué un rôle dans les problèmes du plongeur de la NUMA. Ce soupçon fut renforcé une seconde plus tard lorsque le nouveau venu leva l’objet qu’il tenait à la main. Il y eut une explosion de bulles et le reflet voilé du métal. Un projectile passa près de l’épaule droite d’Austin, le manquant de peu.

Le plongeur de la NUMA s’élança vers la cloche en battant rapidement des palmes. Austin le vit disparaître par l’écoutille du fond puis reporta son attention vers les problèmes plus pressants.

D’autres silhouettes argentées s’étaient matérialisées soudain et nageaient vers lui. Austin en compta cinq avant de pousser sur le levier de son propulseur vertical et de replonger dans le Doria.

 

 

McGinty criait anxieusement dans le micro.

— Mais qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? Est-ce que quelqu’un va me répondre ou faut-il que je descende voir moi-même ?

— Je ne vous le conseille pas, répondit Austin. Il y a six bonshommes en Hard Suit qui viennent de s’inviter à prendre une tasse de thé et ils ne sont pas amicaux du tout. Il y en a un qui vient de me tirer dessus !

McGinty explosa comme un volcan.

— Jésus, Marie, Joseph et tous les saints de la mer ! Une autre voix intervint, proche de l’hystérie.

— Ces salauds ont coupé l’ombilical de Jack ! Le plongeur manquant parlait depuis la cloche. Austin reconnut son accent texan.

— Il va bien ?

— Ouais, il est ici avec moi. Il a eu la trouille de sa vie, mais il va bien.

— Restez où vous êtes, Jack et vous, conseilla Austin. McGinty, combien de temps faut-il pour remonter la cloche à la surface ?

— J’ai déjà la main sur le bouton.

— Alors commencez à la remonter.

— C’est en train. Voulez-vous que j’appelle les gardes-côtes ?

— Une équipe de SEALs1 de la Marine serait bien utile, mais vous pouvez appeler les lanciers du Bengale, ça ne servira pas davantage. Cette attaque sera finie avant qu’on ne vienne à notre aide. Il faut qu’on s’en occupe nous-mêmes.

— Austin, occupez-vous de vos fesses ! Ça fait des années que je n’ai pas participé à une bagarre. J’aimerais bien descendre pour castagner un peu.

— Moi aussi. Je ne voudrais pas être impoli, commandant, mais il faut que j’y aille. Ciao !

Derrière le Plexiglas sombre protégeant le visage d’Austin, ses yeux bleu-vert étaient aussi vifs que des turquoises. La plupart des hommes dans sa situation auraient réagi avec crainte, mais pas Austin. Il aurait pu expliquer que ses cheveux étaient devenus blancs à cause de toutes les frayeurs salutaires qu’il avait eues au cours de sa carrière. S’il avait vu six requins blancs descendre vers lui, il aurait sans doute regretté de ne pas avoir renouvelé son assurance sur la vie. Les forces de la nature sont étourdies, mais aussi implacables. Malgré le danger que présentaient les intrus, Austin savait que, sous leur peau d’aluminium, ils n’étaient que des hommes, fragiles comme tous les hommes.

Il revit mentalement les attaques du Maroc. La seule différence, cette fois, c’était le décor sous-marin. Ils voulaient la pierre qui parle et les plongeurs de la NUMA se trouvaient sur leur chemin. Mais il est dangereux de trop réfléchir. Les pensées peuvent être aussi glissantes que des peaux de bananes. Ce qu’il fallait pour l’instant, c’était de la ruse, pas de l’intelligence. Un loup ne pense pas à sa proie avant de sauter dessus. Austin laissa son esprit chercher la façon dont il pouvait survivre et son instinct guider ses mouvements. La chaleur envahit son corps, chassant le frisson glacé qui l’avait saisi en voyant les attaquants. Sa respiration redevint régulière, presque lente, et son coeur battit normalement. En même temps, il ne se faisait pas d’illusions. Les loups ont des griffes et des dents. Zavala avait entendu l’échange radio avec McGinty.

— Quel est le plan de bataille, Kurt ?

Le ton était mesuré sans cacher cependant un peu d’anxiété.

— Les laisser venir à nous. Nous connaissons les lieux, pas eux. Il va nous falloir des armes.

— C’est ma spécialité. Je vais voir ce que je peux trouver. Zavala se laissa glisser jusqu’à l’arrière du camion blindé.

— De quoi couper les câbles. Qu’est-ce qu’ils ont, ces types ?

— Je ne sais pas. J’ai cru que c’était un fusil sous-marin, mais je n’en suis pas sûr.

Zavala brandit les pinces.

— Si je peux m’approcher assez près, je peux toujours leur faire quelques entailles.

L’esprit d’Austin, qui tournait à la vitesse du son, s’arrêta brusquement. Il regardait au-delà de Zavala la porte ouverte du camion, hypnotisé par le brillant rectangle de lumière qui ressortait de l’obscurité ambiante. Il s’en approcha. Les lampes halogènes portables dont ils s’étaient servis pendant qu’on sortait la pierre illuminaient l’intérieur.

— J’ai une meilleure idée, dit Austin. La dionée1. Gardant un œil sur l’ouverture de la coque, il expliqua son plan à Zavala.

— Simple, mais audacieux, commenta celui-ci. Ça en éliminera un, mais que fais-tu pour les autres ?

— On improvise.

Zavala leva les pinces comme un brave Indien son tomahawk avant d’affronter les fusils de la cavalerie. Il se fondit dans l’obscurité derrière le camion, juste au-delà du moteur. Austin souleva le couvercle de deux coffres pleins de pierres précieuses.

Ce fut comme s’il avait ouvert des boîtes pleines d’étoiles. Même sous l’eau, le scintillement des diamants, des saphirs et des rubis était aveuglant. Il disposa les coffres en une rangée bien nette dans le camion, là où ils seraient bien visibles, les soulevant un peu par l’arrière. Il y posa quelques crânes pour faire plus théâtral puis s’éloigna du camion et se fondit à son tour dans la nuit artificielle du grand navire, s’immobilisa dans le vide, regardant alternativement derrière et devant lui, le camion et l’ouverture de la coque là-haut. Bien que l’intérieur du scaphandre fût sec et tiède, il transpirait.

Il y eut bientôt une lumière près du trou de la coque puis deux plongeurs entrèrent dans le navire comme des furets dans un terrier de lapin, leurs torches jumelles perçant l’eau boueuse, cherchant ici et là. Surveillant leur entrée précautionneuse, Austin se rappela la façon aussi timide dont Zavala et lui avaient pénétré dans l’épave la première fois, leur nervosité devant l’inconnu et comment ils avaient dû s’habituer à un monde sens dessus dessous qui les avait désorientés et où leurs références ne signifiaient plus rien. Il comptait bien sur cette première confusion et aussi sur la tendance naturelle qu’à l’œil de ne se fixer que sur les objets visibles dans le vide abyssal. Le camion blindé, hors du temps, insolite.

Les plongeurs bougeaient çà et là, cherchant probablement une ligne de conduite, se demandant s’ils ne se jetaient pas droit dans un piège. Ils approchèrent le camion, restant près les uns des autres, se réglant sur le courant, s’approchant jusqu’à ce que leurs scaphandres polis se découpent contre la porte.

Austin jura. Ils étaient épaule contre épaule. Tant qu’ils garderaient cette position, son plan serait inopérant et ni lui ni Zavala ne pourraient rien faire. Puis la nature humaine reprit le dessus. Un des plongeurs repoussa les autres. Il passa la porte du camion, le corps en avant, la tête baissée. Les lèvres d’Austin s’étirèrent en un sourire féroce. « L’arrivisme ne paye pas, l’ami. »

II alerta Zavala.

— Tu fonces !

— C’est comme si j’étais parti !

Austin poussa ses deux propulseurs en vitesse latérale maximale et se dirigea vers l’arrière du camion. Le scaphandre accéléra lentement puis prit de la vitesse quand sa demi-tonne surmonta la force d’inertie et la résistance de l’eau.

Il vola pratiquement vers le camion comme une boule de bowling essayant de faire tomber la dernière quille, priant pour que le plongeur reste en position. Il ne voulait pas que Zavala passe l’éternité à lui rappeler comment il avait vécu ses derniers moments sur la terre à imiter un accordéon.

La chance fut avec lui. Le plongeur resta ébahi par les joyaux, essayant probablement d’imaginer comment il pourrait les emporter.

Austin visa le large arrière du scaphandre métallique, juste en dessous de la coquille de plastique solide couvrant les réservoirs d’air comme une carapace de tortue. Mince, il arrivait trop bas. Il se donna un léger angle un peu plus vertical.

Puis il visa sa cible.

— Maintenant ! cria-t-il bien qu’il sût qu’il était inutile d’élever la voix.

Tout en fonçant en avant, il leva les pieds comme un enfant plongeant en bombe, essayant de s’imaginer sur une piste invisible de bobsleigh. Mais les joints métalliques réduisaient ses mouvements et tout ce qu’il put faire fut de lever les genoux.

Zavala travaillait fiévreusement. Les mâchoires de ses pinces avaient déjà grignoté plusieurs brins du câble qui tenait l’avant du camion. Il craignait de le couper trop tôt. Dès qu’il entendit l’ordre d’Austin, il mit toute la puissance de ses épaules, résultat de nombreuses heures de frappe sur un sac de sable à l’époque où il faisait de la boxe, dans les longues poignées de la pince. Le centre du câble semblait vivant et il y eut d’abord une légère résistance. Puis les mâchoires coupèrent, comme un formidable bec, les brins restants, aussi facilement qu’un milan déchiquette sa proie.

Austin fit un effort pour lancer ses pieds à l'horizontale, mais ses genoux métalliques frappèrent le postérieur de métal du plongeur admirant les joyaux. Sans le scaphandre, Austin aurait détendu ses genoux comme un skieur exécutant une culbute à l’envers, mais la raideur du scaphandre le sauva. Le plongeur fut projeté en avant, comme frappé par un taureau, et alla voler la tête la première dans le camion. Austin rebondit et pivota pour se mettre hors de portée des autres.

Le plongeur essaya désespérément de sortir du camion, mais ses propulseurs s’étaient pris dans le châssis d’une étagère. Austin avait ses propres problèmes. Il fila dans l’espace liquide en se demandant quelle position des propulseurs pourrait le stabiliser.

Il entendit crier Zavala.

— La bombe est amorcée !

Un des câbles avait été coupé. Le camion blindé était tombé en avant et pendait du mur en position précaire à un angle dangereux, ses phares dirigés pratiquement vers le bas. Pendant un instant, Zavala, qui s’était prudemment éloigné, crut que le véhicule allait rester dans cette position. Puis tout le poids du camion usa la résistance du câble restant. Celui-ci claqua et le camion tomba du mur. Il plongea dans l’obscurité, rejoignant le cimetière automobile en une grosse explosion de vase, emmenant avec lui les ossements des hommes qui l’avaient défendu, les joyaux et le plongeur qui luttait encore pour se dégager.

Tout cela ne prit que quelques secondes. Le plongeur survivant avait aperçu l’attaque d’Austin et regardé avec stupéfaction le camion disparaître, mais il surmonta vite le choc. Austin avait enfin retrouvé la stabilité et luttait contre l’étourdissement quand la lumière de la torche du plongeur explosa sur son visage. Il actionna le propulseur de descente, sachant le temps qu’il lui faudrait pour descendre de quelques mètres et se prépara à résister à la douleur aiguë qui allait venir, il le savait. La lumière aveuglante resta sur son visage puis dévia et il aperçut l’autre plongeur qui luttait sauvagement.

Zavala !

Voyant la situation difficile d’Austin, Joe était arrivé par-derrière et avait passé un bras derrière le bras armé du plongeur, lui faisant perdre l’équilibre. Ils luttèrent au ralenti, comme deux robots monstrueux. De sa serre mécanique gauche, Zavala tenait sa tenaille, mais il comprit très vite que son adversaire n’allait pas rester immobile assez longtemps pour qu’il déchire son scaphandre, comme il en avait eu l’intention. Le verrouillage du bras artificiel glissait et de plus, Zavala était fatigué de tous les efforts de la matinée.

— Improvise ! se rappela Zavala.

Il enfonça les tenailles dans le propulseur latéral du scaphandre. L’outil lui fut arraché des mains. Le propulseur se désintégra dans son logement. Zavala se recula et le plongeur tenta de manœuvrer ses deux propulseurs pour s’enfuir, mais la poussée inégale l’envoya tournoyer dans l’eau. Il disparut dans l’obscurité en une course en spirale fracassante.

Réglée pour une flottabilité neutre, l’arme du plongeur flotta jusqu’à ce qu’Austin l’attrape dans sa pince métallique. L’objet était de conception primitive, mais constitué de métaux modernes qui en faisaient un instrument mortel sous l’eau, où les armes à feu sont inutilisables... Elle comportait un magasin en forme de berceau pouvant contenir six flèches courtes, munies d’ailettes d’un côté et, de l’autre, de quatre lames, aiguisées comme des rasoirs et capables de pénétrer son scaphandre d’aluminium comme un ouvre-boîtes. Les commandes étaient simplifiées pour que même une pince mécanique puisse lancer une flèche.

Zavala s’approcha.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? demanda-t-il en haletant après sa lutte avec le plongeur.

— On dirait la version moderne d’une vieille arbalète.

— Une arbalète ! La dernière fois, c’étaient des pistolets de duel ! s’exclama Zavala d’un ton étonné et dégoûté à la fois. La prochaine fois, nous lapiderons les méchants !

— Nécessité fait loi, Joe. Je me demande si ça fonctionne vraiment. Austin tint la crosse de l’arme contre sa poitrine et visa.

— Mortel en effet, mais je pense que ce n’est guère précis, sauf à bout portant.

— Tu vas avoir l’occasion de vérifier. On a des perdreaux à une heure.

Deux fines lumières flottèrent par le trou de la coque. Deux autres plongeurs, tous deux armés et moins enclins à l’embuscade que leurs prédécesseurs.

— Je ne crois pas que nous pourrons feinter ces types aussi facilement, dit Austin. Ils ont probablement été en contact radio avec les autres et savent donc ce qui les attend.

— Nous avons tout de même un ou deux atouts. Ils ignorent que nous sommes armés et, pour l’instant, ils ne savent pas où nous sommes.

Austin passa en revue les options dont ils disposaient. Ils pouvaient aller se cacher, mais ils allaient se fatiguer et risquaient de commettre des erreurs. Les scaphandres n’étaient pas prévus pour ce genre d’exigences et finiraient par manquer de puissance ou d’air.

— D’accord. Montrons-leur où nous sommes. Je paierais bien pour savoir qui va servir d’appât, mais je n’ai pas de monnaie sur moi. Montre-moi comme tu imites bien la luciole.

— Ta petite arbalète est prête, Robin des Bois ?

Les intrus s’étaient arrêtés, distraits par leur camarade qui tournoyait et rebondissait curieusement autour de la cale. Zavala alluma toutes les lumières dont disposait son scaphandre et les fit clignoter pour faire de l’effet. Il resta un moment suspendu dans l’obscurité comme un bizarre panneau routier. Puis il disparut. C’est ce qui attira leur attention. Les attaquants nagèrent vers son dernier signal lumineux, mais il n’y était plus. Il s’était éloigné de plusieurs mètres à droite.

Un éclair, clic clac ! Les lumières à hauteur de sa tête et de sa poitrine s’allumèrent puis s’éteignirent. Il bougea encore. Lumière-Plus de lumière.

L’effet fut saisissant, même pour Austin qui savait, lui, ce qui se passait. Les clones de Zavala semblaient surgir de partout à la fois.

— J’aurais jamais cru finir comme exhibitionniste[53] !

— Ta mère serait fière de toi, Joe. Ça marche. Ils se rapprochent. Ils allaient être au-dessus de Zavala en quelques secondes.

— Encore une fois, Joe. Je suis juste derrière toi.

Zavala clignota encore comme un arbre de Noël. Les attaquants prirent de la vitesse et foncèrent vers l’endroit où ils l’avaient vu pour la dernière fois. Directement vers Austin.

Celui-ci épaula.

— Cinq secondes pour sortir de la ligne de tir, Joe, dit-il d’une voix calme. Fonce !

— Je descends, dit Zavala en imitant un liftier de grands magasins.

Il descendit de plusieurs mètres. Austin compta lentement, les yeux transperçant l’obscurité derrière la lumière la plus proche se dirigeant vers lui. Quand il fut sûr que Zavala était à l’abri, il appuya sur le mécanisme de détente et sentit l’arbalète reculer légèrement lorsque sa flèche partit. Il était impossible de distinguer le missile, mais il avait dû faire mouche, car le rayon de lumière sauta follement.

Austin prépara l’arme pour un nouveau tir, mettant une nouvelle flèche dans le berceau, jurant à cause du côté peu commode du mécanisme, surtout dans les ténèbres. Quand il fut prêt à épauler encore, le second attaquant avait compris ce qui se passait et éteint sa lumière. Austin tira malgré tout, mais sentit très vite qu’il avait manqué sa cible.

— J’en ai eu un, Joe, mais j’ai raté l’autre. Voyons si nous pouvons le trouver. C’est moi qui ai l’arme, alors je passe devant.

Il scruta l’obscurité. Inutile. Il allait devoir prendre le risque. Il alluma les lampes à l’avant de son scaphandre et vit un reflet vers lequel il se dirigea.

— Il va vers le trou.

— Je le vois, dit Zavala. Je suis juste derrière toi.

Ils suivirent leur proie comme deux vieilles culottes de peau au cours d’une attaque. Austin était remonté par l’exaltation, mais tandis qu’il nageait, Zavala derrière lui, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il participait à l’une des plus étranges batailles de tous les temps. Des hommes enfermés dans des scaphandres de métal qui livraient une lutte à mort, avec des armes anciennes, dans l’énorme cale d’un navire coulé.

Une ombre passa par l’ouverture et disparut.

Merde !

— Trop tard, Joe, cria Austin. Il est sorti du navire.

— Tu as dit qu’ils étaient six. L’un est tombé sous le camion, tu en as tiré un et un troisième imite le tourniquet. Ça en laisse trois.

— C’est ce que je pense, mais je ne le jurerais pas. Rappelle-toi comme j’avais mal compté sur le Nereus.

— Comment pourrais-je l’oublier ? Le compte est assez bon pour un fonctionnaire, comme on dit. Allez, on finit ce boulot, dit-il d’un ton las. Je suis mort de fatigue et il faut que j’aille pisser. Et puis j’ai rendez-vous ce samedi avec un membre ravissant d’un groupe de pression agricole. Elle a des yeux de fleur de cactus, d’un bleu que tu n’as jamais vu, Kurt.

Un jour, les scientifiques mettront en pièce la libido de Zavala et déclencheront les plus grandes forces de l’univers, se dit Austin.

— Je n’ai aucune envie de me mettre entre toi et tes pulsions sexuelles, Joe. Ça pourrait être dangereux. Mais c’est toi l’officier d’armement. As-tu un atout dans ta manche ?

— Je crois apercevoir le tuyau électrique. (Il remonta de quelques mètres et saisit la torche qui pendait.) Je l’ai ! Je ne sais pas à quoi il sert, mais... Hé ! La pierre a disparu !

Austin remonta jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux juste en dessous de l’énorme trou dans le flanc du navire. À l’endroit où le bloc de pierre flottait auparavant, soutenu par ses boudins pleins d’air, l’eau bleu-vert n’était gênée que par quelques poissons curieux.

— Ils l’ont piquée pendant que nous étions occupés, dit Austin en imaginant le vol. Il leur a fallu au moins deux types pour emporter une pareille charge dans l’eau. Ils doivent avoir à faire, en ce moment, et ils n’imaginent sûrement pas une seconde que nous pourrions les poursuivre.

— Qu’est-ce qu’on attend ? demanda Zavala.

Il jeta la torche inutile et tous deux déclenchèrent leurs propulseurs verticaux. Ils émergèrent du bateau dans l’océan. Ils étaient encore très loin de la surface, dans les eaux sombres et froides de l’Atlantique, mais Austin était heureux d’échapper à l’obscurité claustrophobique qui régnait à l’intérieur du Doria.

La cloche de plongée était partie et l’on ne voyait plus que le reflet tremblant et filtré de la surface. La coque géante de l’Andréa Doria s’étendait au-dessous, grisâtre près d’eux et noire au-delà. Austin aperçut un reflet métallique au loin, mais il ne s’agissait peut-être que d’un poisson. Il avait très envie de remonter et de se frotter les yeux. Il ne put que les fermer très fort et les rouvrir, mais cela ne servit à rien. Il ne distinguait que le ton bleuâtre monotone que rien ne brisait.

Attendre.

Puis il le vit à nouveau. Cette fois, il en était sûr.

— Je crois l’apercevoir près de la proue.

Ils remontèrent et, se mettant à l’horizontale, glissèrent en direction de la proue en formation de combat aérien. Zavala aperçut un mouvement et le signala à Austin. Les plongeurs ennemis étaient en train de pousser la pierre qui flottait toujours sur ses pontons d’air. Deux hommes, un de chaque côté. Un câble de remorquage s’étirait devant eux dans l’eau glauque, probablement tiré par un plongeur invisible.

— Essayons de les bluffer. Donne-leur ton spectacle de lumière. Moi, je vais tirer.

Les rayons enveloppèrent la pierre et les deux plongeurs. Ceux-ci accélérèrent, comme s’ils croyaient pouvoir semer leurs poursuivants. Austin lâcha une flèche en prenant soin de ne pas toucher un boudin d’air. Il crut voir le projectile rebondir contre la pierre. Les attaquants disparurent dans la vase et le câble de levage se détendit. Le bloc s’arrêta lentement au-dessus du vieux pont latéral du Doria.

— Laisse-les partir, Joe. Nous devons nous occuper de la pierre.

Ils plongèrent et commencèrent à ramener le bloc vers l’ouverture de la coque où McGinty pourrait les trouver avec la cloche. Le courant passant au-dessus du navire ralentissait leurs mouvements.

Une voix retentit dans le casque d’Austin.

— Ici McGinty. Ça va ?

— Nous allons bien tous les deux et nous avons la pierre. Nous revenons vers la zone de travail. Vous pouvez descendre la cloche quand vous voulez.

Il y eut un silence suivi d’un petit grognement.

— Ça va poser un problème, dit le commandant d’une voix que l’irritation rendait rauque. Nous avons perdu les ancres de proue. D’après l’aspect des câbles, on nous les a coupés. Le courant de surface nous pousse dans tous les sens. Si nous descendons la cloche, elle va se balancer comme un gros pendule et pourrait même nous retourner.

— On dirait que nos copains ont couvert leur fuite, Joe.

— J’ai entendu. Aucune chance de rattacher les câbles d’ancres ?

Austin et Zavala étaient dangereusement fatigués. Les scaphandres n’étaient pas faits pour des combats au corps à corps et leurs peaux métalliques avec tout leur attirail étaient devenues des prisons personnelles.

— Ça peut se faire, mais pas par nous. Il nous sera plus facile de remonter ce machin tout seul. Et quand je dis facile, ce n’est pas exactement le terme.

Austin demanda au commandant s’il pouvait maintenir le bateau à peu près dans la même position qu’avant et éviter qu’il bouge.

— Pas exactement dans la même position, mais à peu près, dit McGinty.

Ils approchaient de l’ouverture de la coque. Le Monkfish aurait dû être juste au-dessus d’eux.

McGinty fit du bon travail. Le câble qu’ils avaient utilisé pour lever le morceau de la coque pendait à peu de distance au-dessus de l’épave. Ils l’attachèrent au bloc de pierre, ce qui ne fut pas chose aisée sans les doigts des plongeurs à saturation pour accomplir la partie la plus minutieuse du travail. Enfin ils donnèrent le feu vert au commandant...

— Allez-y, commandant. Nous remontons.

 

 

Austin, suspendu à un câble et se balançant au-dessus de l’océan comme un carrelet au bout d’une ligne, avait une bonne vue sur le mur de brouillard impénétrable qui enveloppait le Monkfish. La grue pivota et le posa sur le pont où les marins l’aidèrent à sortir de son scaphandre comme des pages enlevaient autrefois l’armure de leur seigneur.

Déposé quelques minutes avant, Zavala paraissait étrangement maigre sans les rondeurs de son scaphandre. Comme pour les spationautes après une longue période en apesanteur, les premiers pas d’Austin furent un peu chancelants. Zavala lui tendit une tasse de café très chaud. Quelques gorgées du breuvage fort aidèrent son sang à circuler normalement. Ils purent alors s’occuper de leur problème prioritaire, une course jusqu’aux toilettes les plus proches malgré leurs jambes raides. Ils en ressortirent souriants. Après avoir enfilé des vêtements chauds et secs, ils remontèrent sur le pont.

Ils avaient remonté la pierre de l’Andréa Doria sans problème malgré une certaine appréhension, surtout pendant les premières minutes. En effet, le treuil avait diminué la tension du câble par de lents mouvements en paliers. En approchant de la surface, la charge perdait sa flottabilité. L’équipage compétent du Monkfish lui avait donc attaché des flotteurs supplémentaires pour s’assurer qu’on ne risquait pas de la perdre, puis l’avait mise dans une élingue et enfin remontée à bord en utilisant le portique arrière.

Austin regarda le bloc à l’aspect inoffensif, reposant maintenant sur une palette de bois. Il lui était difficile d’imaginer que cette pierre ait pu déchaîner tant de passions et coûté tant de vies. Elle avait vaguement la forme d’une pierre angulaire d’énormes dimensions, ce qui était une comparaison assez appropriée étant donné le nombre de gens qui avaient été tués pour elle. L’objet était un peu plus long qu’un homme grand, presque aussi large et aussi épais. Austin s’agenouilla sur le pont et caressa sa surface de la main. En séchant, sa couleur passait du noir au gris foncé. Il suivit du doigt les hiéroglyphes dont il ne comprenait pas le sens. Du reste, dans cette affaire, rien n’avait de sens.

L’équipage couvrit le bloc d’une épaisse couverture puis d’une bâche de plastique. Une petite grue à fourches le transporta dans un espace clos au niveau du pont. Il ne paraissait pas fragile après avoir survécu presque un demi-siècle dans un camion blindé au fond de l’océan, puis à une difficile remontée jusqu’à la surface. Mais Austin ne voulait pas prendre le risque de le voir se casser en mille morceaux.

Le regard triste, Donatelli regarda la pierre qu’on emportait.

— Alors, c’est pour ça que tous ces hommes sont morts ?

— Et ce n’est pas fini, répondit sombrement Austin en regardant le brouillard qui enveloppait maintenant le navire de sauvetage comme une tombe jaunâtre étouffant les sons et la lumière. La température avait baissé d’au moins 10 degrés. Il frissonna en repensant à la description que lui avait faite Angelo d’un brouillard semblable qui avait empêché le Stockholm de voir l’Andréa Doria.

— Allons voir où on en est avec le commandant, proposa-t-il.

Ils montèrent sur le pont.

Dans la timonerie, McGinty leur fit signe de s’approcher de l’écran radar et montra un petit signal blanc ressortant sur le fond vert. Austin cilla. Peut-être était-il resté trop longtemps sous l’eau. L’avance rapide du signal sur l’écran suggérait plus un avion qu’un navire.

— Est-ce que ce bateau avance aussi vite que je le crois ? demanda Zavala.

— Il avance comme une sirène, grogna McGinty. Austin tapota l’écran d’un doigt.

— Ce sont peut-être nos méchants. Les yeux de McGinty brillèrent soudain.

— Quand j’étais gamin, dans le Sud, les flics arrivaient à toute allure sur la rivière et on voyait des types qui partaient en courant dans toutes les directions. Ils trouvaient toujours un type recherché pour quelque chose. Pour qui n’avait pas la conscience tranquille, il suffisait de voir leurs uniformes bleus au-dessus du pont de leurs croiseurs pour retrouver des jambes agiles. Et je parie que c’est la même chose ici.

— Les coupables fuient même si on ne les poursuit pas, dit Austin.

Le signal dépassa d’autres navires voguant dans la même direction, comme s’ils étaient immobiles.

— À mon avis, ces types font au moins 50 nœuds. McGinty émit un sifflement.

— J’ai l’impression qu’il s’agit d’un gros navire. Mais je n’en connais aucun d’aussi gros qui aille à cette vitesse-là.

— Moi, si. Ça s’appelle un Fast Ship[54]. C’est un nouveau modèle. La société qui les fabrique s’appelle Thorycraft & Giles. Ils utilisent un monocoque hydrofoil avec des turbines à eau qui éliminent les phénomènes de cavitation de l’hélice. Même un Fast Ship servant de porte-conteneurs peut atteindre les 45 nœuds. Et les derniers modèles vont même plus vite que ça. Commandant, avez-vous vu de gros navires dans le coin de l’épave avant l’attaque ?

— Cet endroit voit passer beaucoup de monde, dit McGinty en repoussant sa casquette comme si cela pouvait aider sa mémoire. Des tas de bateaux, surtout des bateaux de pêche qui vont et viennent. Est-ce que nous avons vraiment vu ce navire ? Peut-être. Il y avait un bateau de bonne taille à environ quinze cents mètres de nous, mais nous l’avons perdu dans le banc de brouillard. J’étais occupé avec les plongeurs.

— Je suis sûr que si nous pouvions chercher un peu, nous découvririons qu’il appartient aux Industries Halcon.

— Peut-on avoir une surveillance aérienne ? demanda McGinty.

— Impossible avec ce brouillard. Mais que ferions-nous si nous le trouvions ? Il nous faudrait un mandat pour aller à bord.

Zavala avait écouté sans rien dire, avec une expression inhabituellement sérieuse.

— Il y a un truc qui me chagrine, dit-il. Ces types savaient où nous étions et ce que nous faisions. Comment l’ont-ils su ? Nous n’avons décidé de mener cette opération qu’il y a quelques jours. Et nous n’avons pas vraiment fait de publicité là-dessus.

Austin et McGinty échangèrent un coup d’œil.

— Cette opération a impliqué un tas de gens. N’importe qui a pu faire une allusion qui a vendu la mèche.

1. Navire rapide.

Même Austin ne croyait pas à cette explication. Ses attaquants étaient trop bien préparés.

Avant longtemps, le vent changea et balaya le brouillard. Donatelli dit au revoir aux hommes de la NUMA et au commandant du Monkfish et retourna sur son yacht avec Antonio. Austin promit au survivant du Doria de le tenir au courant de tout ce que ferait la NUMA.

Le Monkfish reprit son chemin, traversa le banc de brume et contourna Cape Cod. Peu après, ils virent les phares des avions qui décollaient et atterrissaient sur l’aéroport de Logan. Ils longèrent les îles de Boston Harbor et allèrent s’ancrer le long d’un quai près de l’aquarium.

Austin appela le Dr Orville, très excité, et lui demanda d’envoyer un camion pour charger la pierre. Austin et Zavala suivirent ce camion jusqu’à Harvard et assistèrent à son transport en un lieu sûr et verrouillé. Orville assura qu’il travaillerait toute la nuit si nécessaire pour déchiffrer les inscriptions. Il les invita à rester, mais Austin déclina l’invitation. Zavala et lui étaient épuisés par les événements de la journée et voulaient prendre un vol pour Washington tôt le matin. Après un dîner léger, ils avalèrent un whisky irlandais avec McGinty puis s’allongèrent sur leurs couchettes où ils s’endormirent aussitôt.

La tour ronde de verre teinté du Q.G. de la NUMA leur parut un phare accueillant tandis que le taxi se frayait un chemin dans l’océan imprévisible de la circulation à Washington. Austin et Zavala avaient pris la navette fluviale jusqu’à l’aéroport de Logan et arrivèrent à Washington en fin de matinée. McGinty leur dit adieu avec une solide claque dans le dos et un chapelet de compliments. Austin, déclara-t-il, était le digne fils de son père.

— Je me demande ce que les Trout sont en train de faire, dit Zavala en interrompant les réflexions de son ami.

Austin avait appelé ses collègues la veille depuis le navire de sauvetage pour leur raconter la bagarre dans le Doria et leur annoncer qu’ils avaient récupéré la pierre. Gamay lui avait dit que Paul et elle avaient de nouveaux renseignements qu’ils leur expliqueraient le lendemain. Austin était trop fatigué pour demander ce dont il s’agissait.

Les Trout attendaient, en compagnie d’Hiram Yaeger, dans la salle de conférence privée où ils avaient tenu leur première réunion. Rudi Gunn arriva une minute plus tard et les informa que Sandecker déjeunait à la Maison Blanche. L’amiral aurait envoyé promener le vice-président, mais n’avait pas osé le faire avec le Président. Gamay prit la parole la première.

— Vous avez tous été briefés aussi n’entrerai-je pas dans les détails de mes aventures dans la jungle du Yucatân avec le Dr Chi. Comme vous le savez, nous avons découvert une cache d’objets mayas volés en instance d’expédition hors du pays. La cache était située au point le plus central, en fonction des routes et des voies maritimes. Nous avons trouvé des centaines d’objets arrachés à des sites importants, connus ou inconnus des archéologues agréés. Quand le Dr Chi a inventorié les objets, en plus des céramiques il a trouvé de nombreuses pierres sculptées, apparemment arrachées à des constructions mayas avec des scies à pointes de diamant. Le motif inhabituel représentant des bateaux doit avoir attiré l’attention des chicleros. Le Dr Chi a pensé que ces sculptures avaient été prises dans des temples-observatoires semblables à celui qu’il m’a montré sur le site maya qu’il a baptisé le M.I.T. Il n’y a qu’un problème : les sculptures ne peuvent être identifiées comme appartenant à un lieu précis.

Elle se tut pour que Trout passe la pile des dossiers qu’il avait apportés pour les autres et attendit qu’ils aient fini de les feuilleter pour reprendre la parole.

— Le feuillet que vous voyez sur le dessus montre huit dessins exécutés par le Dr Chi. Ces profils sont des glyphes représentant le dieu maya Quetzalcoatl, qui porte aussi le nom de Kukulcan. Au premier coup d’oil, les dessins paraissent identiques, mais si vous regardez de plus près, vous distinguerez de subtiles différences.

Yaeger, doué pour noter les détails, remarqua ces différences.

— La mâchoire est un peu plus proéminente sur celui-ci, dit-il. Et celui-là a un sourcil plus épais. Gunn examina les esquisses.

— Le nez de ce type a l’air d’être dévié à droite. Gamay sourit comme une institutrice satisfaite.

— Vous comprenez vite, messieurs. Ces différences de visage indiquent un endroit particulier. Chaque ville, chaque centre urbain interprétait le dieu d’une façon qui lui était propre.

— Comme la chouette qui symbolisait Athènes autrefois ? suggéra Austin.

— C’est exact. Dans ce cas, le dieu représente aussi la planète Vénus.

Austin bougea impatiemment sur son siège, le regard terne. Il s’attendait à des informations en rapport direct avec l’affaire qui les intéressait, pas à une conférence sur la théologie maya.

— Gamay, tout ça est très intéressant, dit-il sans chercher à cacher son impatience, mais je ne comprends pas où tu veux en venir. Elle lui adressa son sourire désarmant de garçon manqué.

— Ces glyphes font tous partie des sculptures du motif des bateaux.

L’intérêt d’Austin se réveilla.

— Le bateau phénicien ? demanda-t-il en se penchant.

— Nous ne sommes pas encore sûrs qu’il soit phénicien. Mais oui, les inscriptions marquent apparemment l’événement que nous avons vu, les étranges navires et les gens bizarres reçus par les Mayas.

Paul Trout intervint.

— Le Dr Chi a déjà deviné que les sculptures venaient de temples-observatoires. Il a utilisé les glyphes de la ville pour déterminer l’emplacement des observatoires. Les observatoires mayas sont éparpillés dans toute l’Amérique centrale. Mais il n’y en a que huit, pour autant que nous le sachions, qui possèdent ce thème particulier des bateaux.

— Si j’ai bien compris, vous avez huit observatoires identiques, dit Austin, dans des lieux séparés, dédiés à Vénus, réglés sur ses cycles et ayant tous un rapport avec la mystérieuse flotte.

— C’est exact, répondit Gamay en reprenant ses explications. Et le chiffre huit est au coeur du problème. Quetzalcoatl, ajouta-t-elle en voyant leur expression déconcertée, Quetzalcoatl et Kukulcan étaient les incarnations du dieu le plus important des Mayas, Vénus. Ils calculaient le cours de la planète avec une incroyable précision. Ils savaient qu’il y avait huit jours dans son cycle pendant lesquels elle disparaissait. Ils croyaient que Vénus passait ces huit jours dans le monde souterrain. Ils utilisaient des figures architecturales pour garder la trace de Vénus et d’autres objets célestes. Des portes, des sculptures, des piliers, le dessin des rues. Le professeur Chi pense que ces observatoires faisaient partie d’un plan bien plus vaste. Une carte, un graphique, voire même un ordinateur primitif pour résoudre un problème donné.

— Comme le problème des navires phéniciens  – excusez-moi, des navires pas encore identifiés comme Phéniciens, dit Austin.

— Exactement, répondit Paul. À la page deux du dossier, il y a une carte montrant les emplacements.

II y eut un nouveau bruissement de papiers feuilletés.

— Nous avons essayé de relier les temples, dit Gamay, en tirant des lignes parallèles à partir de chacun. Mais rien n’avait de sens. Pendant que nous nous arrachions les cheveux, nous avons reçu un appel du Dr Chi. Il était revenu de ses randonnées pour se réapprovisionner et avait entendu dire que nous tentions de le joindre. Nous lui avons expliqué que nous tâtonnions pour trouver quelque chose qui, nous en étions sûrs, se trouvait là et que nous avions besoin de son aide.

Paul reprit la parole.

— Page trois de vos dossiers, messieurs. Le Dr Chi nous a envoyé ce fax depuis le musée national. Les Espagnols ont détruit les livres mayas sauf quelques-uns. Celui-ci fait partie des rares qui ont survécu. On l’appelle le Codex de Dresde. Il contient des tables d’observation détaillées de Vénus. Les données ont été rassemblées à partir des observatoires.

— Et quel rapport a-t-il avec notre mystère ? demanda Gunn.

— C’est essentiellement le type de renseignements qui comptaient tant pour les Mayas, répondit Gamay. Essayez d’imaginer les prêtres mayas observant les étoiles nuit après nuit. Ils rassemblent des informations sur leurs mouvements puis, à l’aide de caractéristiques architecturales construites dans ces mêmes temples, prévoient ce que vont faire ces étoiles et ces planètes.

— Ça y est, j’y suis ! s’exclama Yaeger. Ça aide parfois d’être un peu crétin ! Vous dites que ces huit temples et les sculptures représentent le hardware de leur ordinateur. Le Codex serait le software qui dit au hardware ce qu’il faut faire. (Yaeger cilla rapidement derrière ses lunettes à monture métallique.) Si on poursuit l’analogie, la forme physique du software peut être malléable, comme la disquette contenant le programme, ou dure, comme l’unité de disque dur.

— Ou, pour ce qui nous occupe, dur comme une pierre, ajouta .

         Austin.

— Bingo ! s’écria Gamay. Quels génies nous avons à la NUMA ! Galvanisé maintenant, Austin compta sur ses doigts.

— Un, nous avons huit temples dédiés à Vénus. Deux, les temples sont disposés selon un schéma qui va nous aider à résoudre un puzzle se rapportant à ces mystérieux bateaux et leur chargement. Trois, la pierre qui parle nous dit comment tout cela fonctionne.

— Je n’en aurais pas juré jusqu’à ce que le Dr Orville appelle ce matin. Il a trouvé les mêmes huit glyphes sur la pierre. Il y a une copie envoyée par fax de la tablette dans votre dossier. L’inscription est composée de trois éléments principaux. Les glyphes et une interprétation condensée de l’accostage des navires constituent le premier et le second élément.

— Sait-on pourquoi le navire est sur le point d’être avalé par le gros serpent ? demanda Zavala en regardant le fax.

— Ça, c’est le troisième élément, expliqua Gamay. Le Serpent à Plumes est l’incarnation terrienne de Quetzalcôatl-Kukulcan.

— Ah ! dit Zavala, voilà qui éclaire les choses !

— Regarde-le comme ça, poursuivit Gamay. Les glyphes te disent où. L’inscription du navire te dit quoi. Le Serpent te dit comment. Regarde le Kukulcan et dis-moi ce que tu vois.

— Surtout des plumes, dit Gunn après un moment.

— Non, dit Yaeger. Il y a quelque chose d’autre. Les plumes sont déroutantes, mais regarde les mâchoires. Elles représentent une sorte de grille.

— Bravo ! le félicita Gamay, manifestement ravie. Notre gourou de l’ordinateur prend la tête de la classe.

— Je ne vois pas pourquoi, dit Yaeger en haussant les épaules. Du diable si je sais de quoi je parle.

— Vérifie sur l’image suivante de ton dossier. Elle montre un des huit temples. Il est assez typique : cylindrique, avec un balcon entourant le sommet, des frises sur la partie inférieure. Regarde bien les deux fenêtres verticales comme des meurtrières. Nous supposons qu’ils s’en servaient pour une sorte de calcul astronomique. Nous avons aussi supposé que les fenêtres étaient reliées à Vénus aux points extrêmes de sa position dans le ciel. Ça ne voulait toujours rien dire jusqu’à ce que Paul ait l’idée de regarder les temples du dessus, comme si nous étions en avion.

Reprenant l’explication, Paul leva la dernière feuille du dossier.

— Nous avons allongé les traits partant de chaque fenêtre et vu qu’ils se coupaient.

— Mince, alors ! dit Yaeger. C’est la même grille que celle du Serpent à Plumes ! Gamay hocha la tête.

— J’ai commencé à y penser quand j’ai remarqué que la grille me rappelait une amulette que j’avais empruntée au Dr Chi. Les mâchoires de Kukulcan.

— N’avons-nous pas dit que Colomb cherchait une sorte de grille ? demanda Gunn.

— C’est exact, dit Paul. La théorie d’Orville est que Colomb essaya de se servir de cette pierre, mais qu’il était en position de faiblesse dès le début. Il savait qu’il y avait un trésor, mais ne savait pas déchiffrer les glyphes. Il fit copier les dessins de la pierre pour les emporter sur le Nina, en espérant probablement que quelqu’un pourrait les lui traduire.

Austin regardait le diagramme.

— À l’époque où Colomb naviguait sur l’océan, les navires avaient des cartes avec des lignes noires appelées lignes de rumbs ou loxodromies[55]. Quiconque naviguait d’Espagne à Hispanola choisissait la ligne lui donnant la route la plus directe et définissait une route à la boussole. Les Mayas étaient beaucoup plus avancés que Colomb ne l’imaginait. Avez-vous pu vérifier cela sur une carte ?

— Au début, ça n’avait pas de sens, dit Paul. Vénus occupait sûrement une position différente dans le ciel il y a mille ans. Il fallait tout recalculer. Nous avons pensé que l’intersection en V des mâchoires, ici, où vous voyez le bateau, est l’endroit où se trouve quelque chose.

Austin avait une autre question.

— À votre avis, combien de temps faudra-t-il à Halcon pour comprendre ça ? Les Trout échangèrent un coup d’œil.

— On sait que les papiers de Colomb et des documents mayas ont été volés dans plusieurs musées, répondit Paul. Je suspecte M. Halcon d’essayer de mettre les pièces en place, mais nous avons la pierre et nous savons comment nous en servir.

— Nous ferions bien de régler ce problème, au cas où M. Halcon serait plus malin que nous ne le pensons, dit Austin. Gunn se racla la gorge et disposa les papiers en un tas bien net.

— Avec tout le respect que je te dois, Kurt, peut-être qu’avant de sauter dans les mâchoires de Kukulcan, nous ferions bien de chercher ce que tout ceci signifie. Et d’abord, de savoir pourquoi Halcon cause un pareil bazar.

— Je vois ce que tu veux dire. D’accord. Je vais commencer à faire bouger les choses. Comme Christophe Colomb, Halcon cherche le trésor phénicien apporté de Carthage. La clef de ce trésor est cachée dans des témoignages précolombiens. Il ne veut voir personne d’autre sur son chemin alors il détruit tous les indices et ceux qui les trouvent.

— J’ai pensé à cette théorie et elle colle assez bien, dit Gunn, mais ce n’est qu’une partie du tableau. J’ai demandé à Yaeger de réunir un dossier sur Halcon. Dis-nous ce qui concerne ses finances, Hiram.

Yaeger jeta un coup d’œil aux feuilles imprimées devant lui.

— Entre la fortune familiale et ses énormes holdings, il pèse des milliards de dollars et je suis encore en dessous de la vérité.

— Merci, Hiram. C’est ça qui me dérange, Kurt. Pourquoi Halcon prendrait-il la peine de tuer des gens, de t’attaquer toi sur Y Andréa Doria ou d’essayer de voler ce que nous avons appelé la pierre qui parle juste pour trouver un trésor, aussi fabuleux soit-il ? Il a plus d’argent qu’une personne normale pourrait en désirer.

— Tu as peut-être répondu à ta propre question, rétorqua Austin. Tu as dit une personne normale. D’après ce que Zavala nous a rapporté des exécutions sur le terrain de football, Halcon a plutôt l’air d’un fou.

— J’ai aussi considéré cette possibilité. Mais je crois que le Senor Halcon est bien plus compliqué qu’un riche excentrique qui s’ennuie et que la recherche d’un trésor amuse. Hiram, peux-tu nous dire sommairement ce que tu as découvert en outre sur ce monsieur ?

Chaussant ses lunettes de grand-père, Yaeger reprit la parole.

— Francisco Halcon est né en Espagne d’une très ancienne famille. Halcon, qui signifie « faucon », n’était apparemment pas le vrai nom de sa famille, mais je n’ai pas réussi à le trouver. Il a fréquenté les écoles les plus huppées de Suisse puis une université anglaise. Oxford, en fait, dit Yaeger avec dédain. Il devint torero et fut célèbre sous le nom d’El Halcon. Il se débrouillait bien, mais quitta le milieu tauromachique pour éviter un scandale. On a dit qu’il avait mis du poison sur le fil d’une épée dont il se servait pour la mise à mort, de sorte que s’il ratait le point vital du taureau, celui-ci mourait quand même.

— Cela ne me paraît pas très sport pour un ancien d’Oxford, remarqua Austin en prenant un accent très british.

— Cambridge, peut-être, mais pas Oxford, ajouta Zavala. Yaeger haussa les épaules.

— Des arènes, il passa à l’une des sociétés familiales. Les Halcon avaient d’excellents rapports avec le dictateur Franco et les militaires espagnols avant et pendant la guerre et se firent beaucoup d’argent en vendant des armes. À la mort de Franco, quand la monarchie fut rétablie et la démocratie restaurée, les activités commerciales d’Halcon firent l’objet de nombreux soupçons. Interpol prétend qu’on le soupçonnait d’être lié avec le syndicat du crime espagnol. Il quitta le pays pour le Mexique où une branche de sa famille, installée là depuis la conquête espagnole, possède un bon nombre d’affaires. Halcon reprit les affaires avec les États-Unis, utilisa son argent et son influence pour établir de solides relations politiques et devint en peu de temps citoyen américain.

— Il a joliment bien réussi, d’après ce que j’ai vu des sociétés sous son égide à San Antonio, dit Zavala.

— Le rêve américain personnifié, ajouta Gunn sans chercher à masquer son mépris.

— Et plutôt deux fois qu’une, ajouta Yaeger. Sa profession officielle n’est qu’une couverture pour des opérations plus véreuses, de part et d’autre de la frontière. On le soupçonne de trafic de drogue et d’émigrants sur une grande échelle depuis le Mexique.

— Ce qui signifie qu’il est proche des hautes sphères du Mexique, dit Zavala. Aucune grosse affaire légale ou illégale n’échappe à leur attention.

— Cela correspond bien à la façon dont la famille a procédé en Espagne et aux États-Unis, ajouta Austin. Quelqu’un a-t-il jamais mentionné devant vous la Fraternité ?

— Comme je vous l’ai expliqué, on l’a dit lié à une organisation mafieuse espagnole, répondit Yaeger. Cela pourrait être une seule et même organisation, bien que je n’en aie pas confirmation.

— Qu’est-ce que c’est que ce complexe que j’ai vu aux abords de San Antonio ? demanda Zavala. Que raconte-t-on là-dessus ?

— Il appartient à une de ses sociétés commerciales. Parfaitement légale, d’après les autorités locales. On le considère un peu comme un dingue, mais un dingue très riche, de sorte que si ça lui fait plaisir de construire son propre parc à thème, ça ne dérange personne. À propos, sur les plans du complexe, il y a bien un terrain de jeu de balle comme un terrain de football.

— Mais ça ne ressemblait à aucun match de foot que j’aie pu voir à ce jour, dit sobrement Zavala.

— Les gars du coin ont entendu des explosions de temps en temps et disent qu’il y avait eu plus de circulation que d’habitude. Mais à part ça, qu’il est un bon voisin et qu’il paie ses impôts.

— Hiram a gardé le meilleur pour la fin, dit Gunn.

— Ça m’a pris du temps à cause des sociétés écrans et des sociétés commerciales et fondations entremêlées, mais les Industries Halcon s’étendent sur tout le sud-ouest et la Californie. Halcon contrôle des banques, des sociétés immobilières, des personnages importants de la politique et de la presse, bref, tout ce qui est à vendre.

— De toute évidence, il essaie d’augmenter sa puissance autant que sa richesse, dit Austin. Il ne diffère en rien des autres trusts avec leurs armées de lobbies.

— C’est intéressant de constater que tu as employé le mot armée, dit Gunn. Par hasard, j’ai soumis ce qu’Hiram avait trouvé à une section des renseignements généraux. Ils ont immédiatement décelé quelque chose qui sentait très mauvais. Ils ont reconnu le nom d’une des sociétés de Halcon comme celui d’un acheteur d’armes à la République tchèque et à la Chine.

— Quelles sortes d’armes ?

— Toutes celles que tu peux nommer. Depuis les fusils d’infanterie jusqu’aux tanks. Des tas de missiles aussi. Des SAM, des antichars, tout ce genre de trucs. Les R.G. ont lancé un mandat pour fouiller les locaux de la société assurant les expéditions. Ils n’ont trouvé qu’un bureau vide.

— Et où était passé tout ça ?

— C’est précisément ce que personne ne sait. En général, ça va au nord du Mexique, dans les États-Unis du Sud-Ouest et en Californie.

— Ça coûte un paquet d’acheter des armes telles que celles dont tu parles, un gros paquet ! Gunn hocha la tête.

— Même un milliardaire peut se ruiner à force de dépenser pour acheter des armes afin de déclencher une révolution.

Le silence s’abattit sur la pièce tandis que les derniers mots de Gunn flottaient dans l’air.

— Madré mia ! murmura Zavala. Le trésor ! Il a besoin du trésor pour réaliser ce qu’il veut faire !

— C’est ce que j’ai pensé, dit calmement Gunn. Cela peut paraître fou, mais on dirait qu’il prépare une sorte de prise de contrôle à la fois militaire et politique.

— Avez-vous une idée du moment où ceci devrait se produire ? demanda Austin.

— À mon avis, bientôt. Les sources d’Hiram ont détecté que beaucoup d’argent circulait en Espagne en passant par des comptes en Suisse pour atterrir sur ceux de marchands d’armes. Il va falloir qu’il renfloue ça très vite s’il ne veut pas écoper d’un très vilain rapport bancaire. Et c’est pour ça qu’il est si pressé de trouver le trésor.

— Que font nos forces armées ?

— Elles sont en alerte. Mais même si on l’arrête militairement, un flot de sang innocent coulera.

— Il y a un autre moyen de l’arrêter. Pas de trésor, pas de révolution, dit Zavala.

— Merci, Paul et Gamay, toi et le Dr Orville avez fait un excellent travail en nous guidant vers la bonne direction, dit Austin. Il se leva et regarda tous ceux qui étaient assis autour de la table.

— Maintenant, c’est à nous d’agir, ajouta-t-il avec un sourire sans joie.

L’élégante salle à manger était plongée dans l’ombre, sauf le centre de la table où était assis Angelo Donatelli, rédigeant le menu du lendemain. Le restaurant de Donatelli était aménagé à la mode de Nantucket, mais, contrairement aux autres lieux enjolivés de thèmes nautiques, les décorations n’avaient pas été commandées à des grandes surfaces spécialisées. Les harpons et les fers de baleiniers avaient vraiment servi à capturer des baleines et les tableaux primitifs représentant des bateaux à voiles étaient des originaux. Antonio était assis en face de son cousin, un journal italien étalé sur la nappe immaculée. Il buvait de temps en temps une gorgée d’amaretto. Ni l’un ni l’autre ne réalisaient qu’ils n’étaient plus seuls quand soudain une voix tranquille appela.

— Monsieur Donatelli ?

Angelo leva les yeux et aperçut deux silhouettes debout juste au bord du cercle de lumière. Comment diable ces gens-là étaient-ils entrés ? Il avait lui-même verrouillé le portail. La visite tardive ne le surprenait pas vraiment. Il fallait des semaines pour réserver une table chez lui et les gens tentaient n’importe quoi pour raccourcir ce délai. La voix lui parut vaguement familière, aussi, ce qui le persuada qu’il pouvait s’agir d’un de ses clients.

— Je suis Angelo Donatelli, dit-il avec son habituelle politesse. Mais je crains que vous n’arriviez trop tard, le restaurant est fermé.

Si vous appelez demain, le maître d’hôtel fera de son mieux pour vous satisfaire et vous réserver une table.

— Vous pouvez me satisfaire tout de suite en disant à votre homme de poser son arme sur la table.

Antonio prit le revolver posé sur ses genoux qu’il avait sorti discrètement de son holster et le posa lentement sur la table.

— Si vous êtes venus pour voler, c’est trop tard, dit Donatelli. Toute notre recette a été déposée à la banque.

— Je ne suis pas venu vous voler. Nous sommes ici pour vous tuer.

— Nous tuer ? Nous ne savons même pas qui vous êtes !

En réponse, la silhouette fit un pas en avant dans la lumière, révélant un homme mince et bronzé qui prit le revolver d’Antonio et le glissa dans la ceinture de son costume noir. Le regard d’Angelo se posa une seconde sur le pistolet dont le canon était allongé d’un silencieux. Mais ce fut surtout l’homme à la peau sombre qui le fit frissonner. Il avait vu ce visage en rêve. Non. Dans un cauchemar. Il l’avait aperçu tandis qu’il descendait vers les cales du navire mourant. Incroyablement, depuis plus de quarante ans, il n’avait pas vieilli.

— Je vous ai vu sur l’Andréa Doria, s’étonna Donatelli. La bouche de l’homme s’étira en un sourire glacé.

— Vous avez une bonne mémoire des visages, dit-il. Mais il s’agissait de feu mon père. Il m’a dit qu’il avait senti une présence dans la cale, cette nuit-là. Vous et moi avons eu en outre une relation plus intime. Je vous ai parlé un jour au téléphone.

Donatelli se rappelait maintenant l’appel en pleine nuit qui l’avait tiré d’un profond sommeil par des menaces contre lui et sa famille.

— La Fraternité, murmura-t-il.

— Vous avez aussi une bonne mémoire des noms. Dommage que vous ayez oublié mes recommandations sur ce qui vous arriverait si vous ne vous taisiez pas. Normalement, je ne m’occupe pas en personne des opérations quotidiennes de mon organisation, mais vous m’avez causé beaucoup d’ennuis, vieil homme. Vous rappelez-vous ce que je vous avais dit ?

Donatelli fit signe que oui, la bouche trop sèche pour répondre.

— Bien. Permettez-moi de vous le rappeler néanmoins. Je vous ai prévenu que si vous parliez de cette nuit sur Y Andréa Doria, vous pourriez mourir en sachant que vous avez causé la mort de tous les membres de votre famille que nous pourrons trouver. Vos fils, vos filles, vos petits-enfants, tout le monde. La famille Donatelli cessera d’exister autre part que sur des croix plantées dans une chapelle funéraire.

— Vous ne pouvez pas faire ça ! répondit Donatelli retrouvant sa voix.

— Vous ne pouvez blâmer que vous-même. Il y a des choses énormes en jeu et personne ne vous a obligé à parler à la NUMA.

— Non ! dit Antonio en parlant pour la première fois. La famille ne faisait pas partie du contrat ! Angelo se tourna pour regarder son cousin.

— Qu’est-ce qu’il raconte ?

La culpabilité se lisait sur le visage tourmenté d’Angelo.

— Votre cousin ne vous a pas dit qu’il travaillait pour moi ? demanda l’homme. Il a d’abord refusé, mais vous n’imaginez pas l’effet que la perspective d’un voyage dans son pays a eu sur lui. Nous lui avons dit que s’il nous informait des activités de la NUMA par votre intermédiaire, je résoudrais ses problèmes avec les autorités, là-bas en Sicile.

— Si, dit Antonio en avançant la mâchoire comme Mussolini. Mais pas la famille. Vous me permettiez de rentrer en Sicile, c’était ça le contrat.

— Je tiens parole. J’ai seulement oublié de dire que -vous y retourneriez dans un cercueil. Mais à vous l’honneur, monsieur Donatelli. Arrivederci !

Antonio bondit de sa chaise avec un cri de rage et se jeta devant son cousin. Le pistolet fit un petit bruit, à peine comme celui d’une fermeture de porte. Une fleur rouge s’élargit sur le devant de la chemise d’Antonio qui s’écroula sur le sol.

Le pistolet toussa à nouveau.

Sans personne pour la bloquer, cette fois, la balle suivante frappa Donatelli à la poitrine. Il tomba à la renverse sur le dossier de son fauteuil tandis qu’Antonio, d’un geste discret, refermait la main sur un petit Beretta de 6 pouces caché dans son holster de cheville. Il se mit sur le coude avec difficulté et visa Halcon. Comme par magie, un trou rond et net apparut au milieu du front d’Antonio qui s’affaissa sur le sol, le tir de son propre pistolet dévié n’importe où.

La seconde silhouette sortit de l’ombre, un pistolet encore fumant dans la main. Il regarda froidement l’homme qu’il venait de tuer.

— Il ne faut jamais faire confiance, à un Sicilien, dit-il calmement.

— Bon travail, Guzman. J’aurais dû m’attendre à sa traîtrise. Je me suis rouillé à force de travailler derrière un bureau et je ne suis plus à la hauteur sur le terrain.

— Vous serez le bienvenu si vous voulez m’accompagner pour démolir le reste de la famille, dit Guzman, les yeux brillants.

— Oui, j’aimerais bien. Malheureusement, ça devra attendre. Nous avons plus urgent à faire. (Il se tourna vers Angelo.) Dommage que tu ne puisses m’entendre, dit-il. J’ai décidé d’épargner ta famille un moment, le temps de réparer les dégâts que tu as aidé à créer. Mais ne désespère pas. Tu retrouveras bientôt tes chers trésors en enfer.

Des voix s’élevèrent en dehors du restaurant où le coup de feu d’Antonio avait attiré l’attention de quelques passants. Halcon jeta un dernier regard aux corps immobiles puis, suivi de son compagnon au visage balafré, il se fondit dans l’obscurité.