Arlington, Virginie.

José « Joe » Zavala vivait dans un petit bâtiment qui avait autrefois abrité une bibliothèque de quartier à Arlington, dans la banlieue de Washington. Son appartement du premier étage était décoré en style Sud-Ouest et son père avait construit la plus grande partie du mobilier. Il aimait ce décor pour sa couleur et sa chaleur et, de plus, il lui rappelait le chemin parcouru depuis ses humbles origines.

Ses parents, nés à Morales, au Mexique, avaient traversé le Rio Grande à l’ouest d’El Paso vers la fin des années 60. Sa mère était alors enceinte de sept mois et José était né à Santa Fe, au Nouveau-Mexique où sa famille s’était installée. Son père, charpentier, fabriquait des meubles. La mer avait attiré Joe et il avait pour elle quitté sa maison du désert montagneux. Ayant passé son diplôme d’ingénieur au New Maritime Collège[29], Zavala avait pour la mécanique un don qui touchait au génie. C’est ainsi qu’il fut recruté par l’amiral Sandecker dès sa sortie de l’université.

Austin avait suggéré qu’on se regroupe chez Zavala pour s’éloigner un peu de la présence écrasante du quartier général de la NUMA et des exigences de son directeur. Il avait eu la tâche déplaisante d’appeler Sandecker, la veille au soir, pour l’informer de l’échec de leur piège. L’amiral lui avait conseillé une bonne nuit de sommeil et de rentrer à Washington aussi vite que possible. Austin et les autres avaient dormi quelques heures dans un motel près de l’aéroport et pris un vol national qui les avait ramenés à la capitale le lendemain un peu avant midi. Nina, qui avait la responsabilité d’une agence de conseil, prit une navette pour rentrer à Boston. Austin alla chez lui prendre une douche et se changer puis appela son bureau. Sa secrétaire l’informa qu’elle avait pour lui un tas de renseignements. Il la pria de les lui envoyer par porteur chez Zavala. Trout était en retard pour la réunion, ce qui ne lui ressemblait guère. En l’attendant, Austin s’assit devant la lourde table de la salle à manger et lut le dossier arrivé de la NUMA. Zavala émergea du sous-sol où il avait fait de la mécanique. Austin lui tendit une photo en noir et blanc qu’il avait sortie du dossier.

— Ceci est arrivé du FBI.

— Jolie fille, dit Zavala.

La jeune femme blonde représentée n’était pas une beauté classique, mais elle était jolie, un peu paysanne, avec de grands yeux innocents et le sourire communicatif qu’il lui avait vu lors des fouilles en Arizona.

— Mme Wingate ?

— Oui. Mme Wingate avec quarante ans de moins. Elle s’appelle Crystal Day. On a dû penser qu’elle pourrait devenir une autre Doris Day[30]. Elle s’est taillé un petit succès au cinéma dans les années 50. Son plus beau rôle a été une scène dans les bras de Rock Hudson. Elle aurait pu faire carrière si elle n’avait été un peu trop portée sur l’alcool, la drogue et les hommes. Les dernières années, elle a joué des petits rôles dans des séries ringardes à la télévision, mais même ces rôles furent peu nombreux et de moins en moins fréquents.

— Quelle perte tragique ! dit Zavala en secouant la tête. Comment en est-elle venue à mourir dans une douche ?

— Son agent dit qu’il a pensé à Crystal quand il a reçu un appel d’une prétendue société cinématographique indépendante cherchant une femme entre deux âges pour un petit rôle. Tournage immédiat et beaucoup d’argent. À mon avis, celui qui a engagé Crystal savait qu’elle était au bout du rouleau et qu’elle sauterait sur l’occasion d’avoir ce rôle, même quand elle a découvert que ce n’était pas ce qu’elle attendait et qu’il n’y aurait pas de caméra.

— Elle a été assez bonne pour nous tromper, dit Zavala.

— Oui, et son « mari » aussi, ce M. Wingate de Spokane.

— Le mystérieux homme à la cicatrice qui s’est rasé la barbe. A-t-on trouvé quelque chose sur lui ?

— Il a dû garder ses gants même au lit, répondit Austin en fronçant les sourcils. Les gars du labo ont même vérifié le crochet de sa serviette pour trouver des empreintes. Rien.

— C’est bien joué d’avoir mis une taupe sur le projet, dit Zavala avec une réelle admiration. Il a enlevé le fromage de notre piège à rat.

— Ça nous a donné une leçon que nous retiendrons. Nous avons appris à ne pas sous-estimer ces types. Nous savons qu’ils sont bien organisés. (Austin tapa du doigt sur la photo.) Et ils ne laissent pas de témoins.

— Nous avons aussi confirmation que Time-Quest est dans le coup. Ils envoient un couple de volontaires sur le projet puis ils les kidnappent pour mettre des gens à eux à leur place. Comme ça, Time-Quest est clean. C’est rudement intelligent.

— C’est même diabolique. Que penses-tu du signe amical de Wingate juste avant que la cabane saute, et du commentaire désinvolte que les gardes nous ont rapporté ?

— Un bel essai. Nous devons admettre qu’il a un certain sens de l’humour pour un meurtrier.

— Ça ne m’a pas fait rire. Il a remué le couteau dans la plaie alors que c’était inutile. Pourquoi ?

— Parce qu’il en avait envie.

— Peut-être, dit Austin en se grattant pensivement le menton. Je pense que ce n’était que de l’arrogance. Une façon de nous dire « je sais qui vous êtes « et de nous rappeler qu’il fait partie de quelque chose de si énorme qu’il peut se permettre de nous traiter par-dessus la jambe.

— Plus énorme que la NUMA ?

— J’aimerais le savoir, Joe. J’aimerais le savoir, répéta-t-il en remettant la photo dans le dossier.

— As-tu une idée de l’endroit où nous allons après ?

— En tout cas, plus de piège. Une chance que j’aie été en repos maladie quand ce plan a été mis au point. Nous allons continuer à chercher le lien entre le hovercraft et le meurtre.

— On ne peut pas dire que la piste soit lumineuse. Que dirais-tu si j’allais à San Antonio pour voir personnellement ce qu’est ce Time-Quest ?

— Ça pourrait valoir la peine. J’aimerais bien savoir qui finance Time-Quest.

On frappa doucement à la porte. Trout entra, baissant la tête sous le montant. Il avait l’air préoccupé, mais paraissait semblable à lui-même.

_ Désolé d’être en retard, les gars. Je viens d’appeler le Nereus à propos de Gamay.

Inquiet pour sa femme, Trout avait fréquemment téléphoné à la NUMA pendant qu’ils traversaient le pays, pour savoir si elle avait donné de ses nouvelles.

_ On sait où elle est ? demanda Austin.

Trout installa sa grande carcasse dans un fauteuil et fit non de la tête.

— Ils ont confirmé qu’elle s’était fait conduire à terre, qu’elle avait loué une Jeep, qu’elle a dit avoir rendez-vous avec le professeur Chi, l’anthropologue du musée qu’elle tenait à rencontrer. Et qu’elle serait de retour dans la soirée.

— A-t-elle rencontré ce Chi ? Trout bougea avec gêne.

— Je ne sais pas. Les gars m’ont dit qu’ils essayaient toujours de mettre la main sur lui. Il semble qu’il passe beaucoup de temps sur le terrain et ils m’ont conseillé de ne pas m’inquiéter. Mais ça ne ressemble pas à Gamay de ne pas donner de ses nouvelles.

— Qu’est-ce que tu veux faire, Paul ?

— Je sais que vous avez besoin de moi, répondit Trout comme pour s’excuser, mais j’aimerais retourner quelques jours au Yucatân pour tirer ça au clair. Il est difficile de suivre la piste de Gamay d’après des renseignements de seconde, voire de troisième main.

— Joe va aller au Texas voir un peu ce qu’est Time-Quest, dit Austin. Moi, je serai à Washington pour faire notre rapport sur le fiasco en Arizona. Pourquoi ne pas prendre quarante-huit heures pour chercher ce que tu peux apprendre ? Si tu as besoin de plus, j’arrangerai ça avec Sandecker.

— Merci, Kurt, dit Trout un peu rasséréné. J’ai retenu une place sur un vol qui m’emmènera là-bas en fin de journée. J’ai deux heures devant moi à consacrer à l’équipe.

— Y   a-t-il   une   idée   intéressante   derrière   ce   grand  front d’intellectuel ? Trout fronça les sourcils.

— La seule chose que nous ayons solidement établie est que ce qui déclenche tous ces incidents, c’est la découverte d’objets précolombiens.

— Oui, c’est un fait, répondit Austin, mais nous ignorons pourquoi.

— En 1492, Christophe Colomb traversa le bleu de l’océan, murmura Zavala. Austin, perdu dans ses pensées, leva les yeux, l’air stupéfait.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— C’est le premier vers d’un poème que j’ai appris au lycée. Tu as dû l’apprendre aussi.

— En effet, et je ne me rappelle pas plus que toi la suite.

— Je n’essayais pas d’avoir la meilleure note en poésie, dit Zavala. Je réfléchissais. Peut-être que précolombien n’est pas la clef. Il s’agit peut-être de Christophe Colomb.

— Un bon point, dit Trout.

— Sans blague ? répondit Zavala qui n’en était pas sûr lui-même.

— Paul a raison, dit Austin. Il n’y a pas de précolombien sans Christophe Colomb.

— En 1492... reprit Zavala.

— Exactement. Ce vers stupide résume bien ce que la plupart d’entre nous savons de Colomb. La date à laquelle il est parti et le fait que nous avons trois jours fériés en octobre grâce à lui. Mais que savons-nous vraiment de ce brave Christophe ? Que savons-nous qui pourrait avoir un rapport avec ces attaques meurtrières ?

L’esprit analytique de Trout tournait à fond.

— Je crois que je vois à quoi tu penses. Nous savons qu’il y a un lien indirect entre Colomb et ces incidents. Ergo[31]...

— Continue tes ergo, l’encouragea Zavala.

— Ergo la question, y a-t-il un lien direct ? Ils échangèrent un regard.

— Perlmutter ! dirent-ils en même temps.

Austin saisit le téléphone et composa un numéro. Dans une vaste maison, autrefois relais de diligence de Georgetown, la ligne privée sonna comme une cloche de navire. Le combiné fut décroché par une main dodue appartenant à un homme aussi large qu’une porte de garage. Il portait un luxueux pyjama rouge foncé sous une robe de chambre de cachemire rouge et or. Il était en train de lire l’un des milliers de livres qui semblaient occuper chaque centimètre carré de chaque pièce.

— St Julien Perlmutter, bonjour, dit-il dans sa barbe magnifique. Exposez votre demande aussi brièvement que possible.

— Christophe Colomb, dit Austin. Est-ce assez bref pour vous ?

— Mon Dieu ! Est-ce vous, Kurt ? J’ai entendu dire que vous aviez combattu des pirates sur les côtes des États barbaresques.

— Je ne suis qu’un humble serviteur du gouvernement accomplissant son métier. Il faut bien que quelqu’un garde les mers pour protéger les navires américains.

— Je ne vis que pour apprendre, mon ami. J’ignorais que l’US Navy avait cédé la place à la NUMA.

— Nous avons décidé de leur donner encore une chance. Comme vous le savez, les pirates ne sont généralement pas la tasse de thé de la NUMA.

— Je vois. Ainsi, vous vous intéressez à l’Amiral des Océans ? Vous savez, c’est un miracle qu’il ait atteint l’ouest des îles Canaries.

— Erreur de navigation ?

— Mon Dieu ! Non ! Il fallait une estimation précise pour la tâche entreprise. Il lui aurait été difficile de manquer deux continents reliés par un isthme, même si c’est ce qui est arrivé. Non, je parle de la nourriture de l’équipage. Savez-vous que la ration de base était d’une livre par jour de biscuits durs, de viande salée, de poisson salé et d’huile d’olive ? Des haricots et des pois chiches, évidemment, ainsi que des amandes et des raisins secs comme dessert, dit-il d’une voix horrifiée. La seule gourmandise était la possibilité de poisson frais.

Austin sentit que Perlmutter s’engageait dans une dissertation au sujet de la bonne chère et des vins, son ardente passion que seul égalait son intérêt pour les navires et les épaves. Perlmutter était le type même du gourmet bon vivant. Pesant près de deux cents kilos, sa silhouette corpulente était familière et inspirait le respect dans les restaurants les plus élégants où il offrait souvent de somptueux dîners.

— N’oubliez pas les charançons florissants dans la nourriture, coupa Austin pour essayer d’arracher Perlmutter à son sujet favori.

— Je n’imagine même pas à quoi ressemblent les charançons. J’ai goûté aux locustes et aux chenilles en Afrique. Ce sont de bonnes sources de protéines, m’a-t-on dit, mais si je veux quelque chose qui ait le goût du poulet, je mange du poulet. Maintenant, vous allez me dire précisément ce que vous voulez savoir. Pourquoi êtes-vous si curieux de Colomb, si je peux me permettre de vous le demander ?

Perlmutter écouta silencieusement, son esprit encyclopédique absorbant chaque détail tandis qu’Austin résumait l’histoire, des meurtriers du Maroc au projet bidon éventé.

— Je crois que je vois ce que vous voulez. Vous cherchez pourquoi Colomb pourrait encore pousser des gens à tuer. Cela ne serait pas la première fois qu’il exciterait les imaginations. Il fut un incroyable survivant. Il s’est trompé en découvrant l’Amérique et pourtant c’est pour cela qu’il est célèbre. Jusqu’au jour de sa mort, il a juré avoir découvert la Chine. Il n’a jamais reconnu l’existence d’un continent entier. Il a commencé le commerce des esclaves dans les Amériques et amené les terribles gloires de l’Inquisition espagnole au Nouveau Monde. Il fut obsédé par l’or. Il fut un saint ou un coquin, selon les points de vue.

— Ça, c’était à l’époque. Moi, je parle d’aujourd’hui. Pourquoi quelqu’un irait-il jusqu’au meurtre pour empêcher que l’on discrédite ses découvertes ? Tout ce que je veux, c’est un lien.

— Ses voyages ont déclenché des tonnes de littérature et des millions de pages. Ce qu’on a écrit sur lui pourrait remplir une bibliothèque entière.

— Ça, je le sais et c’est la raison de mon appel. Vous êtes la seule personne que je connaisse qui puisse éliminer le superflu.

— Il ne sert à rien de me flatter...

— Je vous récompenserai de votre travail par un dîner dans un restaurant de votre choix.

— ... mais la promesse d’un dîner fera l’affaire. Comment pourrais-je résister à la double flatterie de mon ego et de mon estomac ? Je commencerai mes recherches après le déjeuner.

 

 

Perlmutter réfléchissait à la demande d’Austin tout en ingurgitant un succulent magret de canard farci aux raisins, sur une fougasse qui restait de son dîner de la veille, accompagné d’un rare chardonnay marcassin. Austin allait regretter le jour où Perlmutter l’avait tenté avec la bonne chère. Il y avait un nouveau restaurant français à Alexandrie qu’il brûlait d’essayer. Un peu cher, peut-être, mais une promesse est une promesse. Ses yeux bleus dansaient joyeusement dans son visage rubicond à cette seule pensée. Austin en aurait pour son argent »

Perlmutter savait sans tourner une page qu’on avait écrit un océan de littérature au sujet de Christophe Colomb. Trop vaste pour y plonger directement. Il lui faudrait un guide et il n’imaginait personne de plus apte que celui auquel il pensait.

Après avoir débarrassé la table, il chercha dans son fichier et composa un numéro de téléphone à l’étranger.

— Oigo, répondit une voix grave.

— Buenos dias, Juan.

— Ah Julien ! Quelle agréable surprise ! Vous allez bien ?

— Très bien. Et vous, mon vieil ami ?

— Je suis plus âgé que la dernière fois que je vous ai parlé, dit l’Espagnol en riant, mais parlons de choses plus agréables. Je suppose que vous m’appelez pour me dire que vous avez essayé ma recette de codornices en hojas de parral ?

— Les cailles en feuilles de vigne étaient en effet délicieuses. Comme vous me l’avez conseillé, j’ai farci chaque oiseau d’une figue fraîche au lieu du thym et du zeste de citron. Le résultat a été spectaculaire. J’ai aussi utilisé du bois de mesquite[32] pour le grill.

Perlmutter avait fait la connaissance de Juan Ortega à Madrid, lors d’une assemblée de collectionneurs de livres rares. Ils avaient découvert qu’en dehors de leur passion commune pour les ouvrages anciens, ils partageaient une tendresse de gourmets pour la bonne chère. Ils essayaient de se rencontrer au moins une fois par an pour céder à leurs penchants culinaires et échangeaient des recettes entretemps.

— Du mesquite ! C’est un trait de génie ! Je n’en attendais pas moins de vous. Je suis heureux que la recette vous ait plu. Et je ne doute pas que vous en ayez une à me proposer.

Perlmutter entendit presque Ortega se lécher les babines.

— Oui, dans un moment. Mais je vous appelle pour une autre raison. Je dois faire appel à vos connaissances non en tant que cuisinier émérite, mais en tant que Juan Ortega, la plus haute autorité vivante sur Christophe Colomb.

— Vous êtes trop aimable, mon ami, gloussa Ortega. Je ne suis que l’un des nombreux historiens ayant écrit des livres à son sujet.

— Mais vous êtes le seul savant assez astucieux pour m’aider à résoudre un problème inhabituel. Le fantôme du Senor Columbus semble être au centre d’activités assez bizarres. Permettez-moi de m’expliquer.

Perlmutter raconta les principaux événements tels qu’Austin les lui avait décrits.

— Voilà une histoire bien étrange, dit Ortega à la fin du récit. Surtout si l’on considère un incident récent. Figurez-vous qu’il y a quelques semaines, nous avons eu un crime, ici, à Séville, en rapport avec Colomb. Un vol de documents sur Colomb, à la Biblioteca Columnina dans la grande cathédrale de Séville. Est-ce une coïncidence ?

— Peut-être que oui. Et peut-être que non. Qu’a-t-on volé ?

— Une lettre se rapportant au cinquième voyage de Colomb, écrite par ses protecteurs, le roi Ferdinand et la reine Isabelle. Le roi, en réalité, car la reine était morte à l’époque.

— Quel dommage de perdre un document de cette valeur !

— Pas vraiment. Car Colomb n’a pas accompli de cinquième voyage.

— Bjen sûr, j’aurais dû m’en souvenir. Mais je ne comprends pas cette lettre.

Le téléphone résonna d’un grand rire a près de cinq mille kilomètres de là. _Un faux, amigo. Une contrefaçon. Comment dites-vous ça ?

Les papiers étaient bidons.

_ Comment savez-vous qu’ils étaient faux ? Par l’écriture ?

_Oh ! No ! L’écriture était parfaite. Si authentique qu’aucun expert n’aurait pu faire la différence.

_ Alors comment savez-vous que l’écriture était imitée ?

_ C’est simple. Colomb est mort le 20 mai 1506. La lettre portait une date postérieure à cette date.

Perlmutter se tut un moment et réfléchit.

— Se pourrait-il qu’on se soit trompé sur la date de sa mort ?

— La maison de la Calle de Cristôbal Colon, où il est mort, a été préservée. Il y a une controverse, cependant, sur le lieu où il a été enterré. On dit que sa dépouille est à Séville ou à Santo Domingo ou à La Havane. Il existe au moins huit urnes funéraires supposées contenir ses cendres. (Ortega soupira profondément.) Quand vous avez affaire à cet homme, vous nagez dans des eaux troubles.

— Je repense à votre livre Découvreur ou Démon. Vous y affirmez que personne n’est certain de l’endroit où il est né.

— Oui, c’est exact. On ne sait pas vraiment non plus s’il est espagnol ou italien. Il prétend être né à Gènes, mais Colomb n’était pas réputé pour son honnêteté. Certains prétendent qu’il est venu de l’île grecque de Chio. La version officielle dit qu’il était l’apprenti d’un tisserand italien. D’autres affirment que c’est faux, qu’il était en fait un marin espagnol du nom de Colon. Nous savons qu’il a épousé la fille d’un aristocrate portugais et qu’il vivait dans l’entourage du roi, ce qui aurait été difficile pour le fils d’un simple tisserand. Il n’existe aucun portrait authentique. Un véritable homme de mystère. C’est du reste ce qu’il souhaitait. Il a fait tout son possible pour brouiller les pistes permettant son identification.

— Ça m’a toujours intrigué.

— C’était une époque troublée, Julien. Des guerres, des intrigues, l’Inquisition. Peut-être était-il du mauvais côté d’une controverse royale. Il a pu servir un pays en guerre contre l’Espagne ou un pays dominé par l’Espagne. Il y avait aussi des raisons d’hérédité, car il y avait des preuves laissant penser qu’il serait le bâtard d’un prince espagnol. D’où Cristôbal Colon, le nom sous lequel il fut connu plus tard dans sa vie.

— C’est vraiment fascinant, Juan. Nous devons en discuter en buvant un verre de sangria lors de notre prochaine rencontre. Mais j’aimerais en savoir davantage sur ce document volé.

— Vous connaissez le moine Las Casas ?

— Oui. Il a copié certaines parties du journal original de Colomb.

— C’est exact. Colomb a offert le journal de son premier voyage à sa protectrice, la reine Isabelle. En échange, elle en a fait faire une copie exacte qu’elle a remise à Colomb. À la mort de l’amiral, cette copie de Barcelone, comme on l’appelle, est revenue par héritage à son fils Diego en même temps que ses cartes, ses livres et ses manuscrits. Puis elle alla à Fernando qui était le fils illégitime de Colomb et de sa maîtresse. Vous me le rappelez beaucoup, Julien.

— Ce n’est pas la première fois qu’on me traite de bâtard et ce ne sera sûrement pas la dernière.

— Je ne me permettrais pas de douter de votre naissance, mon ami. Je voulais dire qu’il était comme vous un archiviste et un savant, un amoureux des livres, qui a constitué l’une des plus belles bibliothèques d’Europe. Quand il mourut, en 1539, ses possessions, ses livres et les papiers de Colomb allèrent à Luis, le fils de Diego. Sa mère confia la plupart des possessions de Fernando à un monastère, ici, à Séville. Sa mort, en 1544, fut une tragédie pour le monde.

— Pourquoi cela, Juan ?

— Elle s’était arrangée pendant vingt-trois ans pour empêcher son fils Luis d’avoir la collection. À sa mort, il eut tout et ce fut un désastre. Il pilla la collection en dilapidant les manuscrits pour payer sa vie dissolue. La copie de Barcelone a disparu, perdue à jamais, probablement vendue à qui lui en offrait le plus.

— J’imagine que ça atteindrait un sacré prix, maintenant, si elle refaisait surface.

— En effet, mais ça ne sera pas de notre vivant. Heureusement, avant qu’elle ne disparaisse, un ami de la famille l’avait vue. Le frère dominicain Las Casas fit un résumé manuscrit du journal. Il protégea beaucoup Colomb, omettant tout ce qui pouvait l’embarrasser, mais, dans l’ensemble, c’était un bon résumé.

— Je ne suis pas sûr que ceci ait un rapport avec le document volé.

— Patience, mon ami. Le document du prétendu cinquième voyage aurait été transcrit par Las Casas. Une fois encore, un résumé, des extraits du journal depuis longtemps perdu.

— L’avez-vous vu ?

— Oh ! Oui ! On le considérait comme une curiosité. J’ai même été jusqu’à le comparer au manuscrit original de Las Casas qui est à la Biblioteca National de Madrid. C’était un faux excellent  – sauf pour le contenu. Je dirais que je suis sûr à 90 % qu’il a été écrit par Las Casas.

— Vous rappelez-vous le sujet ?

— Inoubliable ! Cela ressemblait aux histoires fantastiques de cités disparues si populaires dans l’Espagne du XIIe siècle. Colomb a accompli son quatrième et dernier voyage en 1502. Il s’ensuivit une série de désastres, de déceptions et une dépression nerveuse. Les monarques le considéraient alors comme un loufoque mais se disaient qu’il pouvait néanmoins tomber sur quelque chose d’utile. Il était toujours convaincu d’avoir découvert l’Asie, qu’il allait y trouver d’énormes ressources en or et que ce voyage allait restaurer sa réputation ternie.

— Et ce fut le cas ?

— Ce fut le contraire. Son quatrième voyage fut un échec retentissant. Il perdit quatre navires et fut bloqué en Jamaïque par la malaria et l’arthrite. Pourtant le récit qui fut volé dit qu’il retourna en Espagne, qu’il arma secrètement un navire avec son propre argent et retourna au Nouveau Monde pour une dernière recherche de ce fabuleux trésor en or dont il avait entendu parler depuis son premier voyage.

— Et ce journal raconte-t-il ce qui est arrivé ?

— Le faussaire a trouvé un moyen littéraire très astucieux pour laisser le lecteur dans l’expectative. À un moment, le récit est continué par un marin. Puis il s’arrête d’un seul coup. On ne dit nulle part si le navire a réussi sa mission. Ou s’il est jamais retourné en Espagne.

— Évidemment, le bateau a pu se perdre et le journal être trouvé par d’autres voyageurs.

— Oui, vous voyez quel beau récit d’imagination on peut faire.

— Et si ce n’était pas une invention, Juan ? De nouveau retentit un grand rire.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Un certain nombre de choses. Pourquoi quelqu’un aurait-il fait cet excellent faux, par exemple ?

— Il y a une explication simple. Pour utiliser un exemple de votre pays, si vous voulez vendre à quelqu’un le pont de Brooklyn, vous aurez intérêt à montrer un contrat plein de sceaux officiels et de signatures.

— C’est un bon argument, Juan. Mais si je trouvais quelqu’un d’assez idiot pour m’acheter quelque chose qui, de toute évidence, ne m’appartient pas, je pourrais signer le contrat de ma main et partir avec l’argent. Fabriquer un contrat avec de fausses signatures serait un travail inutile.

— Ce document serait soumis à beaucoup plus d’examens que celui de votre contrat de vente mythique.

— C’est exactement ce que je veux dire. Le document est superbement fabriqué, comme vous le dites. En comparaison, si vous saviez que le pont appartenait à Brooklyn, aucun papier officiel ne vous persuaderait qu’il est à vendre. De la même façon, il ne serait pas nécessaire d’être un expert pour savoir que le document est un faux si vous savez qu’il porte une date postérieure à la mort de Colomb.

— Il y a une autre possibilité, dit Ortega. Que le document ait été écrit de la main de Las Casas, mais que le moine ait su qu’il s’agissait d’un faux.

— Pourquoi Las Casas aurait-il accompli un travail aussi ennuyeux en sachant qu’il s’agissait d’un faux ? Vous dites que Las Casas cherchait à couvrir les divagations de Colomb. Est-ce que quelqu’un ayant cette disposition d’esprit voudrait mettre en circulation un document qui montrerait que les derniers mots de Colomb furent ceux d’un esprit complètement dément ?

— Peut-être Las Casas n’envisageait-il pas que quelqu’un le lise. Mais Luis a vendu le journal pour éviter la prison pour dettes ou pour s’offrir les attentions d’une femme.

— Peut-être, répondit Perlmutter, mais il y a autre chose. Le fait que quelqu’un ait pris la peine de le voler.

— Comme je vous l’ai dit, il s’agit d’une curiosité.

— Une curiosité assez curieuse pour risquer d’être arrêté et emprisonné ?

— Je comprends votre point de vue, Julien. Et je ne sais quelle explication vous donner. Si seulement je possédais l’original du journal que Las Casas a copié ! Mais hélas !

— Alors c’est un nouveau mystère Colomb ?

— Oui, et nous devrons en rester là. (Il y eut un silence.) Vous pourrez juger par vous-même quand je vous l’enverrai.

— Pardon ?

— Le document. J’en ai fait une copie et une traduction en anglais dans l’espoir de la présenter lors d’une conférence. Vous voyez, moi aussi je suis fasciné par l’étrange et le bizarre.

— Peut-être y a-t-il plus que cela, Juan. Peut-être avez-vous vous-même des doutes quant à sa fausseté ?

— Peut-être, mon ami. Comme je vous l’ai dit, c’est une très belle imitation. J’ai toujours votre numéro de fax. Vous le recevrez aujourd’hui même.

— Ça me fera très plaisir. Et pour vous remercier, et aussi pour votre magnifique recette de cailles, j’aimerais partager avec vous un gumbo de langoustines dont un chef de La Nouvelle-Orléans m’a donné la recette en me prévenant qu’il me couperait en deux et me farcirait comme un homard si je la communiquais à quelqu’un. Soyez discret, il y va de ma vie.

— Vous êtes un véritable ami, Julien. Le danger la rendra encore plus délectable. Mais si vous devez trouver une fin aussi cruelle, je vous promets de vous porter un toast avec un séraphique bon appétit !

— Bon appétit à vous, arnigo.

 

 

La machine du fax ronronna et les premières pages, nettement tapées à la machine, commencèrent à sortir. Comme promis, Ortega envoyait aussi les copies de l’original en pur espagnol castillan. Perlmutter fit de la place sur son bureau pour y mettre les papiers. Il but une tasse de cappuccino pour se mettre en train et commença à lire les mots qui avaient ou n’avaient pas été écrits par Christophe Colomb et recopiés par Las Casas.

23 mai de l’an de Notre Seigneur 1506,

Très puissant et très excellent prince, roi d’Espagne et des Iles de la mer Océane, notre Souverain et très noble Seigneur,

Je suis reparti une fois encore pour les Indes, peut-être pour n’en jamais revenir, car je suis mortel, vieux et affaibli par la maladie et le chemin est difficile et plein de dangers. J’entreprends ce voyage sans la permission ni la bénédiction de Votre Seigneurie. À mes frais, j’ai utilisé ma maigre fortune pour gréer un seul vaisseau, le Nina, dont je sais qu’il est adapté à cette entreprise, car il m’a bien servi en de nombreuses occasions depuis mon premier voyage.

Je ne pars pas en ma capacité de Grand Amiral de toutes les mers océanes, mais comme je le fis lors de ma première expédition, comme un humble marin, un capitaine qui vogua depuis l’Espagne jusqu’aux Indes afin de trouver de nouvelles terres et de l’or pour la Castille, grâce auxquels mon Souverain pourra entreprendre la conquête de la Terre Sainte, ce qui a toujours été mon intention.

Mais mon histoire doit commencer quatre années avant celle-ci. Mon Souverain connaît bien les épreuves de mon dernier voyage, en l’an 1502 quand, m’ayant libéré de mes chaînes et pardonné mes erreurs, Sa clémence et Sa consolation ainsi que celles de ma Reine m’ont octroyé  tant de faveurs, m’ont anobli et m’ont envoyé voguer avec quatre navires. Comment sur ce grand voyage, notre flotte a survécu à un terrible orage et comment j’ai trouvé les nouvelles terres que j’ai réclamées, avec l’aide de Dieu, aux noms de mes Souverains, malgré la maladie qui m’a souvent fait voir les portes de la mort, commandant le navire depuis une petite cabine que j’avais fait construire sur le pont.

Celui-là fut le plus malheureux et le plus décevant de tous mes voyages. Nous ne trouvâmes pas le détroit vers l’ouest que nous cherchions, les indigènes nous accueillirent non point amicalement comme auparavant, mais avec des arcs et des flèches. Tout était contre nous, les biscuits emplis de vers, le temps et le vent redoutables jusqu’à ce qu‘enfin nos caravelles à bout de forces atteignent un port abrité où nous fûmes bloqués pendant une année et cinq jours en un lieu où jamais je n‘eus cru possible de survivre, jusqu’au jour de joie où enfin on nous secourut. Ensuite vint la pire traversée de l’océan de toute ma vie.

Mais plus que des orages, la maladie ou les déprédations des indigènes, je souffrais de savoir qu‘en dépit de tous mes efforts pour servir Vos Majestés avec autant d’amour et de diligence que j’en eusse mis pour gagner les portes du Paradis et plus, j’ai failli sur des sujets qui dépassaient mes connaissances et mes forces. Tandis que je relevais les cartes de terres nouvelles, je perdis quatre navires, trouvai peu d’or ou autres trésors. Pis encore, ma Reine mourut en laissant le royaume délivré de l’hérésie et de la vilenie pour être reçue selon son grand mérite par le Créateur éternel.

Je ne connaissais qu‘un moyen pour remédier à ma tristesse et pour plaire à mon Prince très respecté. C’était de trouver ce qui s’était refusé à ma fortune au cours de mes précédents voyages. Car durant mon long séjour sur cette île parmi les plus infortunées, j’appris que ce que j’avais si longtemps cherché était à portée de ma main. J’avais enfin la clef qui ouvrirait la porte d’un trésor si fabuleux en or qu’en comparaison tout ce que j’avais trouvé avant, qui n’était pourtant pas de mince conséquence, apparaîtrait comme une aumône à un mendiant et donnerait à la Castille, à mon Souverain et à ses successeurs, la grandeur qu‘ils méritent jusqu‘à la fin des temps.

Je fus bien pourvu d’or pour mes voyages et ma part des revenus d’Hispanola et ne pus qu’être reconnaissant de ce que mon fils aîné Diego fut employé comme garde personnel du Roi et mon jeune Fernando comme page. Mais je fus sans cesse dans l’abattement à cause de mon échec. La sécurité du foyer n’est pas l’apanage du marin et je me résolus à reprendre la mer, peut-être pour la dernière fois, pour tenir ma promesse envers Votre Grandeur et mes obligations en tant que Grand Amiral.

Aussi fis-je ce mois-ci mon testament, lequel confirme Diego comme mon héritier et, utilisant mes propres deniers, en secret, armai le Nina, engageai un petit équipage de quinze hommes loyaux, partis de nuit en naviguant comme lors de mon premier et plus grand voyage de 1492, dépassant Palos, changeant de course après les îles sombres des Canaries, vers le sud-ouest puis vers le sud par l’ouest.

 

Perlmutter arrêta sa lecture pour boire une gorgée de café. Intéressant. Le narrateur savait que, de tous ses navires, Colomb préférait le Nina. Il était bien connu que Colomb était dévoré de frustration après son incapacité à trouver la route de la Chine. Qu’il fut un jour ramené chez lui chargé de chaînes, accusé d’avoir mal gouverné Hispanola dont il était le vice-roi, que le roi lui avait accordé son pardon et plus particulièrement sa protectrice, la Reine. Que l’on avait armé des navires pour son quatrième et très fatal voyage baptisé, à tort, « Le Grand Voyage ». Il aurait été tout à fait dans le caractère de Colomb, qui avait vraiment souffert dans son orgueil, d’essayer de se racheter. Et évident que son obsession de trouver de l’or ait été le moteur de tous ses actes. Mais il y avait un problème, comme l’avait souligné Don Ortega. Colomb avait commencé la rédaction de cette lettre trois jours après la date supposée de sa mort. Oh ! Et puis après tout...

Perlmutter reprit sa lecture. Tandis que le document avait été écrit sous la forme d’une lettre personnelle, Colomb le marin n’avait pu s’empêcher d’en faire un journal de voyage, notant ses observations du vent, sa direction et les conditions météorologiques. Le voyage à travers l’Atlantique fut une répétition de sa première traversée. Il avait pris, au nord-est, les vents alizés qui commencent près de Madère, rendant agréable la poursuite des jours, poussé par des brises favorables et par une chance constante.

Il y avait cependant une intéressante différence. Perlmutter savait, d’après ses lectures sur le premier voyage, que Colomb avait navigué à l’estime. En d’autres termes, il avait l’oil sur sa boussole et sa vitesse et notait chaque jour sa position sur la carte. La vitesse du navire était mesurée avec un sablier qu’on appelait le « Journal du Hollandais ». Le pilote lançait un copeau de bois dans l’eau et disait une comptine pour calculer son temps de disparition.

Lors de son premier voyage, Colomb n’eut pas besoin d’une navigation très pointue, car ce qui l’intéressait surtout était de garder le cap sur l’ouest. Il se fiait à sa boussole et à sa longue expérience de la mer et n’avait guère confiance en cet appareil un peu semblable au sextant que l’on appelait un octant. Perlmutter était donc intéressé par le fait que, plusieurs fois, Colomb ait noté les milles parcourus, mais aussi de fréquentes observations célestes.

25 mai 1506,

Pris relèvement sur l’étoile du nord, maintenant un cap sud-ouest...

30 mai 1506,

Reste sur un cap S-O, comme calculé par l’octant...

C’était comme si Colomb voulait être précis parce qu’il connaissait sa destination exacte. Pas comme lors de son premier voyage, quand il croyait, comme l’indiquaient les cartes plus anciennes, qu’il allait rencontrer l’énorme masse de terre de la Chine ou de l’Inde et que, quelques degrés de latitude à l’est ou à l’ouest ne feraient guère de différence.

Ce qui prouvait aussi que Colomb suivait apparemment une route prédéterminée, c’était ses fréquentes références à la torleta du navire.

Je gouvernais O-S-O plus ou moins, tournant la barre une fois dans un sens puis dans l’autre, car les vents étaient contraires, mais je faisais toujours soixante-six milles en naviguant selon la torleta des anciens.

 

Perlmutter reposa le document puis, avec une précision infaillible, naviguant lui aussi à l’estime, se dirigea vers une étagère bourrée de livres et tira un volume sur la navigation médiévale. Il savait que torleta se référait à torleta del marteloio, la « table de la cloche », c’est-à-dire la table traçante utilisée pour inscrire la position quotidienne. La cloche sonnait chaque fois que l’on tournait le sablier. La torleta remontait au XIIIe siècle et était en fait semblable à un ordinateur analogique utilisé pour résoudre des problèmes trigonomé-triques. Elle avait la forme d’une grille et était surveillée par le pilote qui tirait un trait entre le début et la fin de la distance parcourue chaque jour. Le pilote entrait ses observations du vent et du courant ainsi que la dérive et faisait en quelque sorte une estimation plus ou moins exacte.

L’expression torleta des anciens intriguait Perlmutter. Peut-être s’agissait-il d’une traduction un peu vague signifiant que la table traçante était ancienne, ce qui serait logique si elle était d’origine sur le Nina.

Il poursuivit sa lecture. Colomb avait fait une traversée sans incidents. Le 26 juin, il était au sud d’Hispanola qui deviendrait un jour Haïti et la république de Saint-Domingue, avec sa capitale fondée par Colomb, à Saint-Domingue. Perlmutter comprenait le problème que rencontrait Ortega avec le document. Colomb était supposé naviguer dans les Caraïbes à une époque où, historiquement, il était mort depuis plus d’un mois. Il sourit de plaisir. Il n’allait pas laisser un point technique mineur lui gâcher le plaisir de cette merveilleuse histoire, au moment où ça devenait intéressant.

Il déroula une carte des Caraïbes près de la lettre afin de tracer la route du navire. Le Nina passa Hispanola et Cuba et navigua vers la Jamaïque, où Colomb avait échoué avec son équipage lors de son précédent voyage. Le journal faisait un retour en arrière en décrivant cette période malheureuse.

Mon navire alla vers le sud et l’ouest, passant au large de Saint-Domingue avec un bon vent de nord-est dans les voiles pendant trois jours. Ce fut sur cette île que, quatre ans auparavant, les gens m’avaient parlé d’un lieu appelé Cigure où l’on trouvait de l’or en abondance, où les femmes portaient des perles et du corail et où les maisons étaient carrelées de ce précieux métal. Les indigènes me dirent que les navires de ces gens étaient grands et que les habitants de l’île portaient de riches vêtements et vivaient dans l’abondance. Qu’il y avait des pépites d’or aussi grosses et aussi nombreuses que des fèves.

J’avais là la preuve que le Seigneur utilise les plus humbles de ses créatures pour accomplir Sa volonté parce que ce fut sur cette terre étrange, lors de ma précédente traversée, plus loin que quiconque fût jamais allé, que les navires de mon Grand Voyage se brisèrent sous les coups du toredo, le termite des navires. Nous fûmes arrêtés pendant plus d’une année. Mais ce fut pendant ma réclusion sur cette île prison que mes yeux se dessillèrent et que je vis comment atteindre les richesses que je désirais pour la Castille depuis tant d’années.

Diego Mendez, le frère d’un de mes capitaines, partit dans un canot pour chercher de l’aide à Hispanola , à cinq cents milles de là. Pendant son absence, les Indiens avec qui il s’était lié d’amitié, avaient changé dans leurs cours et refusèrent de nous approvisionner comme il avait été prévu. Je craignis que ce fût là le châtiment de Dieu, Sa punition pour la part que j’avais prise à la mort des cinq, car, bien que je n’eus pas levé la main contre eux, j’avais laissé faire les Frères.

Je tombai à genoux, implorai Son pardon et promis d’accomplir de nombreux pèlerinages en Terre Sainte et d’abandonner à Sa cause tout ce que je trouverais. Il entendit ma prière et me fit repenser que, selon ma copie du Ragiomantanus, il devait se produire une éclipse de lune. Je dis aux Indiens et à leur chef que mon Dieu était fâché contre eux et qu’il ferait mourir la lune. Quand la lune disparut dans l’ombre, les Indiens furent très effrayés et nous rendirent nos provisions afin que je fasse revivre l’astre de la nuit. Le chef m’assura de sa gratitude et promit de plaire à mon Dieu en me montrant où trouver de l’or. Il m’emmena jusqu’à la pointe est de l’île. Là se dressait un temple aussi beau que n’importe quel palais d’Europe et il me montra une « pierre qui parle « gravée de silhouettes qui, me dit-il, me montrerait le chemin vers le trésor.

Perlmutter avait lu dans le livre d’Ortega l’épisode de l’éclipsé. Il montrait combien Colomb pouvait être plein de ressources. Mais quelle était cette histoire si étrange de « pierre qui parle « ?

La narration se posait la même question.

Pendant plusieurs semaines, je m’interrogeai sur le sens de cette étrange pierre. Je compris qu’il s’agissait d’une carte de la côte que j’avais découverte, mais les signes et marques diverses ne me livrèrent pas leurs secrets. De retour en Espagne, je la montrai à des hommes de science qui me dirent qu’il s’agissait d’un instrument de navigation, mais ignoraient la signification de cette étrange écriture. Et puis, c’est au simple marin que j’étais que vint la réponse. Il s’agissait d’une torleta utilisée par les anciens pour trouver leur chemin. La pierre étant trop lourde pour être portée, je fis faire des copies de ses marques et partis, comme je l’ai dit plus haut, pour mon cinquième voyage, me promettant de trouver quelqu'un qui pût comprendre cette étrange écriture.

Voilà qui expliquait les références à la torleta des anciens. Il s’agissait apparemment d’une tablette de pierre, grande et lourde selon la description, gravée d’une façon indiquant qu’on l’avait utilisée pour la navigation. Étant donné que Colomb ne pouvait utiliser la pierre sans explication, il devait s’agir d’une carte au sens conventionnel du terme. La lettre continuait par le récit du cinquième voyage.

10 août,

Nous avons continué vers l’ouest, favorisés par de bons vents comme avant. Et maintenant, enfin, nous avons jeté l’ancre au large d’une côte telle qu’aucun homme n’en a atteint de si lointaine. Les indigènes à qui nous avons parlé avaient assuré qu’il y avait non loin de là plus d’or que nous ne saurions l’imaginer. Je crois que je suis proche du trésor du roi Salomon. Je ne suis pas bien, ayant une fois de plus été frappé de souffrance et de faiblesse par la chaleur et la maladie. Mais je sens que l’or est proche et je supplie Votre Majesté de m’accorder, quand je reviendrai avec ces montagnes d’or et de pierres précieuses, la permission d’aller en pèlerinage à Rome et à Jérusalem. Je n’écrirai plus avant d’avoir l’or entre mes mains...

La suite était datée de deux jours plus tard. L’écriture montrait une main plus ferme.

L’Amiral est parti ! Quand l’équipage s’est éveillé à l’aube, nous avons découvert qu’un canot avait disparu et que la cabine de l’Amiral était vide. Ses cartes avaient également disparu. J’ai envoyé à terre un groupe d’hommes pour le chercher. Ils ont trouvé le canot, mais des indigènes les ont renvoyés au navire après avoir fait tomber sur eux une pluie de flèches. Hélas, je crains que l’Amiral ne soit mort, tué par ces sauvages sans Dieu. Nous attendrons au large et, à moins d’un signe qui nous fasse connaître qu‘il est vivant, nous devrons bientôt lever l’ancre et voguer jusqu’à Hispanola pour chercher de l’aide. Dieu bénisse l’Amiral des mers Océanes.

Signé ce jour par Alonso Mendez, apprenti pilote.

Perlmutter tapota son menton en réfléchissant. Il était clair que Colomb délirait un peu à la fin de sa vie. L’or du roi Salomon ! Et quoi encore ? Il se demanda au large de quelle côte le Nina était ancré. Il consulta de nouveau la carte. En naviguant vers l’est depuis la Jamaïque, il aurait pu atteindre l’Amérique centrale. N’importe où, de la péninsule du Yucatân au Mexique, jusqu’à Belize ou le Honduras s’il était à quelques degrés de là. Quand il aurait quelques heures, il consulterait les observations quotidiennes pour voir s’il pouvait se faire une idée de la route exacte jusqu’à sa fin.

Colomb avait emporté ses cartes, mais qu’était devenue la pierre ? Perlmutter secoua la tête, amusé de voir à quel point il s’était laissé prendre par le récit. Il réagissait comme si le document qu’il venait de lire était vrai alors qu’il n’était peut-être pas plus historique et significatif qu’un problème de mots croisés difficile et stimulant.

Mais si le document était vraiment authentique ?

Quelles relations pourrait-il avoir avec le mélodrame moderne dont lui avait parlé Austin, quel rapport avec les assassins vêtus de noir qui surgissaient brusquement pour tuer d’innocents archéologues ? Quelle était cette étrange référence à « la mort des cinq » ? Colomb se sentait apparemment si coupable d’avoir pris part à cet événement qu’il prenait son abandon sur cette côte déserte pour une punition divine.

Perlmutter décida de relire la lettre pour voir si quelque chose ne lui avait pas échappé. Après quoi, il fouillerait dans sa propre bibliothèque.

Mais d’abord, il convenait de manger un morceau.