PREMIÈRE PARTIE

Big John

3 octobre 1993 A l'ouest de l'océan Pacifique.

 

Le pire du typhon était passé. Les eaux follement féroces s'étaient calmées mais les vagues battaient encore l'avant du navire et inondaient les ponts en gros paquets glauques et plombés, laissant derrière elles une confusion d'écume. Les nuages noirs s'entrouvrirent un peu et le vent se réduisit à quelques rafales d'une trentaine de nouds. Vers le sud-ouest, le soleil lança quelques rayons qui peignirent des ronds bleus sur les rouleaux gonflés de l'océan.

Bravant les vents et les embruns, le capitaine Arne Korvold se tenait sur le pont du Narvik, transatlantique des lignes norvégiennes Rindal, transportant fret et passagers. Il pointa ses jumelles vers un immense navire tanguant comme un ballon sur la frange des vagues. Il était énorme ! A première vue, il s'agissait d'un transporteur de voitures japonais. Ses superstructures allaient de l'étrave plate à l'arrière parfaitement d'équerre, comme une boîte rectangulaire posée horizontalement. Sauf sur le pont et les quartiers de l'équipage, sur le pont supérieur, aucun hublot, aucune fenêtre ne se découpait sur ses flancs.

Il semblait avoir une gîte permanente de dix degrés mais penchait jusqu'à vingt chaque fois que la houle venait se briser sur son large flanc bâbord, complètement exposé. Le seul signe de vie se résumait à un filet de fumée s'échappant de sa cheminée. Korvold nota avec un mauvais pressentiment que ses chaloupes avaient été mises à l'eau mais, au milieu des mouvements de la mer, il n'en distingua aucune. Il régla à nouveau ses jumelles et lut le nom anglais peint au-dessus des idéogrammes japonais sur la proue.

fl s'appelait le Divine Star.

Korvold retourna vers le confort du pont central et passa la tête par la porte entrebâillée de la salle radio.

- Toujours pas de réponse ? L'opérateur radio secoua la tête.

- Rien. Pas un son depuis qu'on l'a aperçu. Aucun appareil radio ne doit fonctionner. Je ne peux pas croire qu'ils aient abandonné le navire sans avoir lancé un appel de détresse.

Korvold regarda d'un air absent par les vitrages de la passerelle le navire japonais dérivant à moins d'un kilomètre de son bastingage tribord. Né en Norvège, Korvold était un homme trapu, distingué, aux gestes mesurés. Ses yeux bleus et glacés cillaient rarement et ses lèvres, à demi cachées par une barbe soignée, semblaient figées en un vague sourire. Avec ses vingt-six années de mer, presque uniquement sur des navires de croisière, il était chaleureux et amical, respecté de l'équipage et admiré par les passagers.

Il tira machinalement sur les poils grisonnants de sa barbe et jura à mi-voix. L'orage tropical les avait inopinément poussés vers le nord et ils avaient près de deux jours de retard sur l'horaire prévu de leur traversée de Pusan, en Corée, à San Francisco. Korvold n'avait pas quitté le pont depuis quarante-huit heures et était épuisé. Juste au moment où il prévoyait de prendre un repos bien gagné, ils avaient aperçu le Divine Star, apparemment abandonné.

Il se trouvait maintenant face à une énigme et la recherche des chaloupes du transporteur allait prendre du temps. Il avait aussi sur les épaules la responsabilité de cent trente passagers, la plupart épuisés par le mal de mer et peu enclins sans doute à une opération bénévole de sauvetage.

- Je demande l'autorisation d'amener une équipe pour aborder, commandant.

Korvold regarda le Premier officier Oscar Steen au visage nordique dont les yeux étaient d'un bleu plus sombre que les siens. Le Premier officier se tenait au garde-à-vous devant lui, mince et droit comme un poteau, la peau bronzée et les cheveux d'un blond pâle que le soleil avait encore éclairci.

Korvold ne répondit pas immédiatement mais traversa la passerelle et alla regarder par le vitrage le bras de mer qui séparait les deux navires. De la crête au fond des creux, les vagues mesuraient encore trois ou quatre mètres.

- Je ne tiens pas spécialement à mettre des vies en danger, monsieur Steen. Il vaut mieux attendre que la mer se calme un peu.

- J'ai déjà vu pire avec une vedette.

- Il n'y a pas le feu ! Ce navire est mort, aussi mort qu'un cadavre à la morgue. Et d'après ce qu'on voit, sa charge de voitures a dû glisser et il est probable qu'il prend l'eau. Il vaut mieux le laisser couler et chercher plutôt ses chaloupes.

- Il y a peut-être des blessés, là-bas, insista Steen. Korvold secoua la tête.

- Aucun commandant n'abandonnerait un navire en laissant des blessés derrière lui.

- Aucun commandant ayant toute sa tête, sans doute. Mais quel homme abandonnerait son navire en bon état et mettrait ses chaloupes à la mer sans lancer un appel de détresse ?

- J'avoue que ça m'intrigue, admit Korvold.

- Et puis il ne faut pas oublier son fret, poursuivit Steen. D'après sa ligne de flottaison, il était chargé au maximum. A mon avis, il porte au moins sept mille voitures.

Korvold lança à Steen un regard perçant.

- Vous pensez à un renflouage, monsieur Steen ?

- Oui, monsieur, en effet. Si le navire est complètement abandonné avec sa cargaison entière et si nous pouvons au moins le ramener au port, nous pourrons exiger une somme égale à la moitié de sa valeur ou davantage. La compagnie et l'équipage pourraient se partager cinq ou six millions de couronnes.

Korvold réfléchit un moment à la suggestion. L'espoir aguichant d'un gros gain lutta contre le mauvais présage qu'il ressentait tout au fond de lui. La cupidité l'emporta.

- Prenez les hommes nécessaires et emmenez aussi un mécanicien. Puisque sa cheminée fume, il est probable que ses machines sont en état de marche. Mais je préférerais quand même que vous attendiez un peu avant d'y aller, ajouta-t-il après une pause.

- Pas le temps, dit sèchement Steen. Si la gîte augmente d'une dizaine de degrés, nous arriverons trop tard. Je préfère y aller sans tarder.

Le capitaine Korvold soupira. Tout cela allait à l’encontre de ses sentiments profonds mais il pensa aussi que lorsque la situation du Divine Star serait connue, tous les remorqueurs à des milles à la ronde arriveraient à toute vitesse comme des mouches sur un cadavre.

Il haussa finalement les épaules.

- Quand vous vous serez assuré qu'il n'y a personne à bord du Divine Star et que vous pourrez appareiller, faites un rapport et je commencerai à chercher les chaloupes.

Steen fila sans attendre que Korvold ait fini de parler. Il rassembla ses hommes et, en moins de dix minutes, se fit descendre dans les eaux tourbillonnantes. Le groupe d'abordage était constitué de lui-même et de quatre marins, du chef mécanicien en second Olaf Andersson et du radio David Sakagawa, le seul homme à bord du Narvik à parler japonais. Les marins devaient visiter le vaisseau tandis qu'Andersson examinerait la salle des machines. Steen devait prendre officiellement possession du transporteur de voitures s'il s'avérait qu'il était effectivement abandonné.

Steen avait pris la barre. La vedette laboura les vagues, luttant au-dessus des crêtes qui menaçaient de les submerger avant de les plonger dans la profondeur de leurs creux. Le gros moteur marin Volvo ronfla sans un à-coup et ils se dirigèrent vers le transporteur avec le vent et la mer en poupe.

A une centaine de mètres du Divine Star, ils s'aperçurent qu'ils n'étaient pas seuls : une bande de requins nageaient en cercle autour du navire penché comme si leur instinct les avertissait qu'il allait couler et qu'il se délesterait peut-être de quelques succulents reliefs.

L'homme de barre fit glisser la vedette sur la proue trapue, côté sous le vent. A chaque vague frappant la coque, ils eurent l'impression que le Divine Star allait s'abattre sur eux. Lorsque le gros navire roula de haut en bas, Steen lança une légère échelle d'accostage en nylon munie d'un grappin en aluminium. Au troisième essai, le grappin s'accrocha à la partie supérieure du bastingage.

Steen grimpa à la hâte l'échelle de corde et enjamba le rail, rapidement suivi d'Andersson et des autres. Ils se groupèrent un instant à côté des immenses guindeaux puis Steen les conduisit vers une sorte d'échelle à incendie appuyée à la cloison avant sans fenêtre. Après avoir grimpé cinq ponts, ils pénétrèrent dans la passerelle la plus vaste que Steen ait jamais vue en vingt années de mer. Comparée à la timonerie petite mais bien équipée du Narvik, celle-ci avait l'air d'un gymnase et l'impressionnant ensemble d'équipements n'occupait qu'un espace réduit au centre.

Il n'y avait là aucun signe de vie mais des cartes éparpillées, des sextants et autres instruments de navigation échappés des placards béants. Deux attaché-cases ouverts gisaient sur un comptoir, comme si leur propriétaire venait de sortir quelques instants. Cet exode, cependant, sentait la panique.

Steen étudia la console principale.

- Tout est entièrement automatique, dit-il à Andersson. Et ce n'est pas tout. Les commandes se font vocalement. Pas de levier à pousser, pas d'instruction à donner aux hommes de barre.

Steen se tourna vers Sakagawa.

- Est-ce que vous pouvez mettre ce truc en marche et lui parler ?

L'Asiatique né en Norvège se pencha vers la console informatisée, l'étudia quelques secondes puis poussa deux boutons d'un geste bref. Les lumières de la console clignotèrent, s'allumèrent, et la cellule se mit à bourdonner. Sakagawa regarda Steen, un petit sourire aux lèvres.

- Mon japonais est un peu rouillé mais je crois que je pourrai communiquer avec cette machine.

- Demandez-lui un rapport sur l'état du navire.

Sakagawa prononça quelques mots en japonais dans un petit émetteur et attendit, attentif. Quelques instants plus tard, une voix d'homme répondit avec lenteur et précision. Quand elle se tut, Sakagawa regarda l'air déconcerté.

- Il dit que les prises d'eau à la mer sont ouvertes et que le niveau dans la salle des machines approche deux mètres !

- Dites-lui de les fermer ! aboya Steen.

Après un court dialogue, Sakagawa secoua la tête.

- L'ordinateur dit que les prises d'eau sont coincées et qu'elles ne peuvent être fermées par commande électronique.

- On dirait que mon boulot est tout tracé, dit Andersson. Je ferais bien de descendre pour les fermer moi-même. Dites à ce robot de mes deux de mettre les pompes en marche.

Il fit signe à deux marins de le suivre et tous trois disparurent par un escalier en empruntant une coursive menant à la salle des machines.

L'un des marins restés sur place s'approcha de Steen, les yeux exorbités et le visage blanc de terreur.

- Monsieur... j'ai trouvé un corps. Je crois que c'est le radio.

Steen gagna à la hâte la salle de radio. Un cadavre presque informe occupait une chaise et s'appuyait de la tête sur la console de transmission. Sans doute avait-il ressemblé à un être humain lorsqu'il avait mis le pied sur le Divine Star, mais plus maintenant. Il n'avait plus de cheveux. Steen n'aurait pas pu dire s'il voyait sa face ou son dos. Ce pantin pathétique semblait avoir été écorché et sa chair brûlée fondait en partie.

Absolument rien, cependant, n'indiquait une chaleur excessive ni un feu. Les vêtements du cadavre étaient aussi propres que s'il les avait enfilés quelques secondes auparavant.

L'homme paraissait avoir brûlé de l'intérieur. L'horrible odeur et le spectacle révoltant firent chanceler Steen. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son calme. Il repoussa la chaise et son sinistre occupant et se pencha sur la radio.

Heureusement, le cadran de fréquence digitale portait des chiffres arabes. Après quelques essais et plusieurs erreurs, il trouva les bonnes touches et appela le commandant Korvold sur le Narvik.

Korvold répondit immédiatement.

- Allez-y, monsieur Steen, dit-il cérémonieusement. Qu'avez-vous découvert ?

- Il s'est passé ici quelque chose d'abominable, commandant. Pour l'instant, nous avons trouvé le navire désert et un cadavre, celui de l'opérateur radio, brûlé au point d'être méconnaissable.

- Y a-t-il le feu à bord ?

- Aucun signe. Les lampes du système de contrôle automatique sont toutes au vert sur le panneau d'alarme incendie.

- Avez-vous pu découvrir pourquoi l'équipage a pris les chaloupes ?

- Rien d'évident. On dirait qu'ils ont été tous pris de panique après avoir tenté de couler le navire.

Korvold serra les lèvres et tint le combiné si serré que ses articulations blanchirent.

- Répétez-moi ça ?

- Les prises d'eau à la mer sont ouvertes et coincées. Andersson est en train d'essayer de les fermer.

- Pourquoi diable l'équipage tenterait-il de couler un navire en bon état avec des milliers de voitures neuves à bord ? demanda Korvold.

- Je crois qu'il faut prendre tout ça avec des pincettes, monsieur. Il y a ici quelque chose d'anormal. Le corps de l'opérateur radio est dans un état qui dépasse l'imagination. On dirait qu'on l'a passé au tournebroche.

- Voulez-vous que je vous envoie le médecin du bord?

- Ce brave docteur ne pourrait guère que signer le permis d'inhumer !

- Je vois. Je vais rester environ trente minutes puis je partirai à la recherche des chaloupes disparues.

- Avez-vous contacté la compagnie, monsieur ?

- J'ai préféré attendre que vous m'assuriez qu'il n'y avait personne à bord pour contester notre déclaration de sauvetage. Finissez vos recherches. Dès que vous serez sûr que le bateau est désert, je transmettrai un message au directeur de notre compagnie et lui notifierai notre prise de possession du Divine Star.

- Le mécanicien Andersson est déjà au travail pour essayer de fermer les prises d'eau et pour pomper. Nous avons du courant électrique, ça ne devrait pas nous prendre longtemps.

- Le plus tôt sera le mieux, dit Korvold. Vous dérivez vers un navire océanographique anglais de surveillance en position fixe.

- A quelle distance ?

- Approximativement douze kilomètres.

- Ça va, c'est assez loin.

Korvold ne voyait rien à ajouter. En fin de compte, il dit simplement :

- Bonne chance, Oscar. Revenez sain et sauf.

Puis il raccrocha.

Steen quitta le poste en s'efforçant d'éviter la vue du corps mutilé sur sa chaise. Un frisson glacé lui secoua les épaules. Il s'attendait presque à voir apparaître le fantomatique capitaine du Flying Dutchman sur le pont.

« II n'y a rien de plus déprimant qu'un navire abandonné », pensa-t-il avec un soupçon d'angoisse.

Il demanda à Sakagawa de chercher le livre de bord du navire et de le traduire. Puis il envoya deux autres marins faire un tour dans les ponts inférieurs pour voir comment se comportaient les voitures, et lui-même alla fouiller systématiquement les quartiers de l'équipage. Il avait l'impression de parcourir une maison hantée.

A part quelques vêtements épars, on aurait pu croire que l'équipage allait revenir d'une minute à l'autre. Contrairement au désordre de la passerelle, tout ici semblait habité. Dans la cabine du commandant, il trouva un plateau et deux tasses qui avaient résisté par miracle à la casse pendant l'orage, un uniforme posé sur la couchette et une paire de chaussures impeccablement cirées, à côté, sur la moquette. Une photo encadrée montrait les visages d'une femme et de deux adolescents. La photo était tombée à plat sur le bureau net et bien rangé.

Steen hésita à fouiller les secrets et les souvenirs de ces gens. Il se sentait indésirable, ici.

Son pied heurta un objet sous le bureau. Il se pencha pour le ramasser. C'était un pistolet 9 millimètres, un Steyr GB autrichien, à double action. Il le glissa dans sa ceinture.

Le carillon d'une horloge murale le fit sursauter. Il aurait pu jurer qu'à cet instant précis, ses cheveux s'étaient vraiment dressés sur sa tête, fl jeta un dernier regard aux cabines et se hâta de retourner sur la passerelle. Sakagawa était assis dans la salle des cartes. Les pieds posés sur un petit meuble, il lisait le journal de bord.

- Vous l'avez trouvé, constata Steen.

- Dans l'un des attaché-cases ouverts. Il revint aux premières pages et commença à lire : « Divine Star, sept cents pieds, mis en service le 16 mars 1988. Appartenant et exploité par la Sushimo Steamship Company Limited. Port d'attache : Kobé. » Pour ce voyage, il transportait sept mille deux cent quatre-vingt-huit automobiles Murmoto neuves à Los Angeles.

- Aucune idée de la raison pour laquelle son équipage l'a abandonné ? demanda Steen. Sakagawa secoua la tête, l'air déconcerté.

- Aucune mention d'un désastre, d'une épidémie ni d'une mutinerie. Aucune mention du typhon non plus. La dernière inscription est plutôt bizarre.

- Lisez-la.

Sakagawa prit son temps pour être sûr de sa traduction des caractères japonais en un anglais raisonnablement correct.

- Ce que je peux tirer de mieux est ceci : « Le temps se détériore. Mer menaçante. L'équipage souffre d'un mal inconnu. Tout le monde est malade y compris le commandant. Notre passager, M. Yamada, très important directeur de compagnie, a fait une véritable crise d'hystérie et exige que nous abandonnions le navire et

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que nous le coulions. Le commandant pense que M. Yamada est dépressif et ordonne qu'on l'enferme dans ses quartiers. »

Steen regarda Sakagawa sans expression.

- C'est tout ?

- C'est la dernière inscription, dit Sakagawa. Il n'y a plus rien après.

- Quelle date ?

- 1er octobre.

- C'est-à-dire il y a deux jours.

Sakagawa approuva d'un mouvement de tête.

- Ils ont dû quitter le navire peu après. C'est quand même foutrement bizarre qu'ils n'aient pas emporté le journal de bord !

Lentement, sans se presser, Steen passa dans la salle de radio. Il essayait de comprendre la logique de la dernière inscription du journal. Soudain il s'arrêta et chercha quelque chose à quoi se raccrocher près de la porte. La pièce sembla valser devant ses yeux et il eut envie de vomir. De la bile lui monta à la gorge mais il s'obligea à la faire redescendre. Puis, aussi soudainement que cela s'était produit, le malaise cessa.

D'un pas hésitant, il s'approcha de la radio et appela le Narvik.

- Ici Premier officier Steen. J'appelle le commandant Korvold. A vous.

- Oui, Oscar, répondit aussitôt Korvold. Allez-y !

- Ne perdez pas de temps à chercher les chaloupes. Le journal du Divine Star semble indiquer que l'équipage a quitté le navire avant d'être rattrapé par le typhon. Ça s'est passé il y a à peu près deux jours. Les vents les ont probablement poussés à au moins deux cents kilomètres, maintenant.

- A condition qu'ils aient survécu !

- Ce qui me paraît peu probable.

- D'accord, Oscar, j'admets qu'une recherche est inutile. Nous avons fait tout ce que nous pouvions. J'ai alerté les unités de sauvetage en mer américaines de Midway et d'Hawaï et tous les bâtiments alentour. Dès que vous serez à bord, nous reprendrons la route de San Francisco.

- Bien reçu, répondit Steen. Je vais aller jeter un coup d'œil à la salle des machines pour voir où en est Andersson.

Dès que Steen eut fini de transmettre, le téléphone de bord grésilla.

- Ici le pont.

- Monsieur Steen, dit une voix à peine audible.

- Oui, qu'est-ce qu'il y a ?

- Ici matelot Ame Midgaard, monsieur. Pourriez-vous descendre tout de suite sur le pont C ? Je crois que j'ai trouvé quelque chose....

La voix de Midgaard s'arrêta brusquement et Steen l'entendit vomir.

- Midgaard, êtes-vous malade ?

- S'il vous plaît, monsieur, faites vite.

Puis la ligne fut coupée. Steen appela Sakagawa.

- Sur quelle touche dois-je appuyer pour avoir la salle des machines ?

Aucune réponse ne vint. Steen revint dans la salle des cartes. Sakagawa était assis, pâle comme un mort, la respiration saccadée.

- La quatrième touche... sonne dans la salle des machines.

- Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda anxieusement Steen.

- ... sais pas... je... je me sens mal... j'ai vomi deux fois.

- Tenez le coup, dit Steen. Je rassemble les autres et nous quitterons ce maudit rafiot.

Il saisit le téléphone et appela la salle des machines mais n'obtint aucune réponse. La peur commença à l'envahir. La peur de cette chose inconnue qui les frappait les uns après les autres. Il eut l'impression de sentir une odeur de mort se répandre dans tout le bâtiment.

Steen jeta un coup d'œil au plan accroché à la cloison et dévala l'escalier quatre à quatre. Il essaya de courir vers les vastes soutes contenant les voitures mais une nausée lui tordit l'estomac, et il continua sa progression en titubant comme un homme ivre.

Il poussa enfin la cloison du pont C. Une marée de voitures de toutes les couleurs s'étendait sur au moins cent mètres à droite et à gauche. Steen constata que, malgré l'important tangage auquel elles avaient été soumises et en dépit de la gîte du bâtiment, elles étaient restées fermement en place.

Il appela frénétiquement Midgaard, sa voix se répercutant sur les parois d'acier. Seul le silence lui répondit. Puis une chose bizarre attira son attention, quelque chose d'aussi visible qu'un homme agitant un drapeau dans une foule.

L'une des voitures avait le capot ouvert.

Il tituba entre les longues rangées, se cognant les genoux aux pare-chocs et aux portières. Lorsqu'il fut assez près de la voiture au capot relevé, il cria :

- Y a quelqu'un ?

Cette fois, il distingua une sorte de plainte. En deux enjambées, il fut près de l'automobile et s'arrêta net, glacé : Midgaard était étendu près d'un des pneus.

Le visage du jeune matelot était couvert de pustules/ Une sorte de mousse mêlée de sang s'échappait de sa bouche. Les yeux élargis le fixaient sans le voir. Ses bras étaient violacés, comme s'il saignait sous la peau. Steen eut l'impression que le marin pourrissait sous ses yeux.

Il s'adossa à la voiture, frappé d'horreur. Il se prit la tête entre les mains, désespéré et impuissant. Une touffe de ses cheveux se détacha de son crâne au moment où il abaissa les bras.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais de quoi mourons-nous ? murmura-t-il en apercevant sa propre mort dans le regard mort de Midgaard. Quelle est cette chose qui nous tue ?

 

 

Le submersible Vieux Gert était suspendu à une grosse grue installée à l'arrière du navire océanographique l'Invincible. La mer s'était suffisamment calmée pour que l'on puisse immerger le Vieux Gert pour une exploration du fond sous-marin, à 5 200 pieds.

L'équipage suivait une liste serrée de vérifications de sécurité. Le submersible n'avait rien de vieux. Sa conception relevait des techniques les plus récentes. Construit par une société britannique aérospatiale l'année précédente, il allait maintenant subir son premier essai de plongée pour étudier la zone de fracture de Mendocino, une vaste fissure de l'océan Pacifique s'étendant de la côte nord de la Californie jusqu'à mi-chemin du Japon.

Son extérieur différait complètement des autres bathyscaphes aérodynamiques. Au lieu d'une coque en forme de cigare avec une grosse bosse sur le ventre, il était composé de quatre sphères transparentes faites d'un alliage de polymère et de titane reliées par des tunnels circulaires. L'une des sphères contenait un ensemble impressionnant d'équipements de prises de vues tandis qu'une autre était remplie de réservoirs d'air, des ballasts et de batteries. La troisième renfermait l'équipement en oxygène et les moteurs électriques. La quatrième sphère, la plus spacieuse, couronnait les trois autres et abritait l'équipage et les commandes.

Le Vieux Gert était conçu pour résister aux immenses pressions que l'on rencontre dans les très grandes profondeurs des fonds marins du globe, il était capable de maintenir un équipage en vie pendant quarante-huit heures et de fendre les abysses les plus sombres à la vitesse de huit noeuds.

Craig Plunkett, le chef mécanicien et pilote du Vieux Gert, signa les derniers feuillets du check-off. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, aux cheveux grisonnants ramenés sur le front pour cacher une calvitie naissante. Le visage rougeaud, il avait les yeux tristes des vieux limiers. Ayant participé à la conception du Vieux Gert, il avait un peu tendance à le considérer comme son yacht privé.

Il enfila un gros sweater de laine en prévision du froid des eaux profondes et glissa les pieds dans une paire de souples mocassins doublés de fourrure. Puis il s'engagea dans le tunnel d'embarquement et ferma l'écoutille derrière lui. Il se glissa dans la sphère de commande et mit en marche les systèmes informatisés de l'équipement de survie.

Le docteur Raoul Salazar, de l'université de Mexico, le spécialiste en géologie marine de l'expédition, était déjà à sa place et réglait un sonar.

- Quand tu voudras, dit Salazar.

Petit homme dynamique, avec une épaisse masse de cheveux noirs, il avait des mouvements rapides et des yeux noirs sans cesse à l'affût qu'il ne posait jamais plus de deux secondes sur les choses et les gens. Plunkett l'aimait bien. Salazar était de ces gens qui accumulent les informations sans jamais paraître pédants et qui savent prendre les bonnes décisions sans brouiller les faits. De plus, il avait une énorme expérience des grands fonds marins, plus peut-être sur le plan commercial que sur le plan académique.

Plunkett jeta un coup d'œil au fauteuil vide sur la droite.

- Je croyais que Stacy était à bord ?

- Elle y est, répondit Salazar sans quitter des yeux sa console. Elle est dans la sphère des caméras où elle jette un dernier coup d'œil à son système vidéo.

Plunkett se pencha par-dessus le tunnel menant à la sphère des caméras. Il n'aperçut que les pieds et les grosses chaussettes de la jeune femme.

- Nous sommes prêts à partir ! lança-t-il. Une voix féminine assez grave lui répondit :

- J'en ai pour une seconde !

Plunkett installa confortablement ses jambes sous le tableau de commande et se calait dans son siège bas et inclinable lorsque Stacy Fox se faufila à reculons dans la sphère de contrôle. Elle avait encore le sang au visage d'avoir travaillé presque la tête en bas.

Stacy n'était pas ce qu'on appellerait une beauté ravageuse mais elle était jolie. Son visage était encadré de longs cheveux blonds et raides qu'elle renvoyait souvent en arrière d'un brusque mouvement de tête. Mince, elle avait les épaules plutôt larges pour une femme. L'équipage se posait des questions quant à sa poitrine. Personne ne l'avait jamais vue, naturellement, et elle portait toujours de longs pull-overs informes. Néanmoins, de temps en temps, lorsqu'elle bâillait ou qu'elle s'étirait, on devinait qu'elle n'en était pas dépourvue.

Elle faisait moins que ses trente-quatre ans. Sous des sourcils épais, ses yeux écartés avaient une pâle nuance de vert. Les lèvres, au-dessus d'un menton ferme et décidé, étaient presque toujours souriantes et montraient des dents bien alignées.

Stacy avait été autrefois une Californienne bronzée, élève du Chouinard Institute de Los Angeles où elle préparait un diplôme d'art photographique. Après ses examens, elle avait parcouru le monde en prenant des clichés de la vie marine, comme personne ne l'avait encore jamais photographiée. Deux fois mariée et deux fois divorcée, elle avait une fille qui vivait chez sa soeur. Sa présence à bord du Vieux Gert pour photographier les profondeurs de l'océan n'était en fait qu'une couverture à une mission autrement exigeante.

Dès qu'elle fut installée dans son fauteuil à droite du module, Plunkett fit signe que tout était paré. Le grutier fit glisser le submersible le long d'une rampe inclinée reliant l'avant du navire océanographique à la mer.

La houle s'était calmée mais les vagues atteignaient un ou deux mètres de haut. Le grutier calcula la descente du Vieux Gert de telle sorte qu'il arrive sur la crête d'une vague et qu'il glisse le long du creux où il suivrait les mouvements de l'eau. Les câbles de la grue se relâchèrent électroniquement et plusieurs plongeurs firent, autour du module, des vérifications de dernière minute.

Quelques instants plus tard, le contrôleur de surface, un joyeux drille écossais du nom de Jimmy Knox, informa Plunkett que le submersible pouvait commencer sa descente. Les ballasts furent remplis et le Vieux Gert pénétra dans la mer étincelante et commença son voyage vers les grands fonds.

Bien qu'il fût le tout dernier modèle de bathyscaphe sorti des bureaux d'études les plus sophistiqués, le Vieux Gert utilisa la méthode de plongée la plus traditionnelle : le remplissage des ballasts avec de l'eau de mer. Pour remonter à la surface, on lâchait également de la limaille de fer de taille variable afin d'augmenter la flottabilité car la technologie courante des pompes s'avérait incapable de contrebalancer les pressions énormes des grands fonds.

Stacy vécut la longue descente dans l'immensité liquide comme en transe hypnotique. Une par une, les couleurs du spectre de la lumière, à la surface, disparurent jusqu'au noir le plus absolu.

En dehors de leurs consoles de commande disposées le long de la sphère, rien ne bouchait la vue sur 180 degrés. Le polymère transparent tissé de fils de titane permettait une vision un peu semblable à celle d'un large écran de télévision.

Salazar ne s'occupait ni de l'obscurité ni des quelques poissons luminescents. Seul l'intéressait ce qu'ils allaient trouver au fond. Plunkett contrôlait les instruments de plongée et les équipements de survie, surveillait la moindre irrégularité à mesure qu'augmentait la pression et que la température baissait avec une impressionnante régularité.

L'Invincible ne disposait d'aucun submersible de secours en cas d'urgence. Si un désastre imprévu devait se produire, s'ils étaient, par exemple, coincés dans des rochers ou si l'équipement s'altérait, ils pourraient séparer la sphère de contrôle du reste du bathyscaphe et la laisser remonter comme une bulle géante. Mais il s'agissait là d'un système complexe, jamais testé encore dans de telles conditions de fortes pressions. Une panne là, et ils n'auraient aucun espoir d'être sauvés, une mort lente par suffocation les attendait.

Un petit poisson assez semblable à une anguille longea la paroi transparente, son corps lumineux semant des éclairs, un peu comme une voiture que l'on voit de loin dans une série de courbes. Ses dents étaient incroyablement longues pour sa tête et en crochets, comme celles d'un dragon chinois.

Fasciné par la lumière intérieure du submersible, il nagea sans crainte jusqu'à la sphère de contrôle où il plongea son regard fantomatique.

Stacy dirigea vers lui son objectif et le prit à diverses distances avant qu'il ne s'en aille.

- Vous imaginez un truc comme ça avec vingt mètres de long ? murmura-t-elle, impressionnée.

- Heureusement, le dragon noir vit dans les profondeurs, dit Plunkett. La pression l'empêche de dépasser quelques centimètres.

Stacy mit en route les lumières extérieures-et l'obscurité se changea soudain en un halo vert. L'espace sous-marin était vide, on n'y décelait aucune vie. Le dragon noir avait disparu. Elle éteignit les lumières pour économiser les batteries.

Peu à peu l'humidité augmenta dans la sphère et le froid sans cesse plus mordant pénétra les parois épaisses. Stacy regarda sa peau envahie par la chair de poule. Levant les yeux, elle se recroquevilla, les mains sur les épaules, et fit mine de frissonner. Plunkett saisit l'allusion et alluma un petit chauffage qui réussit à grand-peine à les empêcher de trembler.

Les deux heures nécessaires pour atteindre le fond auraient paru bien longues si chacun n'avait été occupé à ses propres tâches. Plunkett trouva une position confortable et surveilla le sonar et le sondeur à ultrasons. Il garda aussi un œil attentif aux aiguilles indiquant l'intensité du courant et le niveau d'oxygène. Salazar, quant à lui, mettait au point leur plan d'exploration dès qu'ils auraient atteint le fond, tandis que Stacy essayait d'attraper la faune qu'ils croisaient dans l'objectif de ses caméras.

Plunkett préférait les accords des valses de Strauss comme musique d'ambiance mais Stacy avait insisté pour passer ses cassettes « new âge », qu'elle prétendait plus délassantes et moins crispantes. Salazar appelait ça de la musique de « chasse d'eau » mais la laissait faire.

La voix de Jimmy Knox parvint de l'Invincible, un peu caverneuse, comme filtrée.

- Le fond dans dix minutes, annonça-t-il. Vous descendez un poil trop vite.

- D'accord, répondit Plunkett. Je vois ça sur le sonar.

Salazar et Stacy interrompirent leurs occupations pour regarder l'écran. Le système digital dernier cri montrait les courbes de niveau du fond marin en trois dimensions. Le regard de Plunkett se porta rapidement de l'écran à l'eau puis revint à l'écran. Il faisait confiance au sonar et à l'ordinateur mais pas au-delà de ce que ses propres yeux lui indiquaient.

- Faites bien attention, avertit Knox, vous descendez tout près des parois d'un canyon.

- Je le vois, confirma Plunkett. Les falaises plongent dans une vaste vallée.

Il actionna un interrupteur et lâcha du lest pour ralentir leur descente. A trente mètres du fond, il en lâcha encore, donnant ainsi au module une flottabilité parfaitement neutre. Puis il engagea trois propulseurs montés sur les extrémités des sphères du bas.

Le fond se matérialisa lentement à travers une lueur de jade. Ils distinguèrent une pente inégale et accidentée. Une étrange roche noire, comme pliée et tordue en formes grotesques, s'étendait aussi loin que portaient leurs regards.

- Nous avons dû arriver près d'un flot de lave, dit Plunkett. Le bord est à environ un kilomètre d'ici. Après ça, il y a un trou de trois cents mètres jusqu'au fond de la vallée.

- Je vois, dit Knox.

- Qu'est-ce que c'est que tous ces rochers mangés aux mites ? demanda Stacy.

- Des coussins de lave, expliqua Salazar. Ils se forment lorsque les premiers jets de lave brûlante atteignent les eaux glacées. L'extérieur se refroidit et forme un tube par lequel la lave en fusion continue de couler.

Plunkett tapa sur le système de positionnement d'altitude qui maintenait automatiquement le submersible à quatre mètres au-dessus du sol. Tandis qu'ils glissaient à travers le paysage déchiqueté du plateau, ils remarquèrent des traces profondes dans les plaques de vase, traces laissées peut-être par les étoiles de mer, les crevettes ou ces concombres de mer, hôtes des grandes profondeurs qui se cachent dans l'obscurité la plus absolue.

- Préparez-vous, dit Plunkett. On va y aller la tête la première.

Quelques secondes plus tard, le fond sembla s'effacer dans l'obscurité et le module descendit de plus en plus profond, maintenant sa distance de quatre mètres au-dessus de la forte pente formée par les parois du canyon.

La voix de Knox résonna comme dans une chambre d'écho.

- Je vous ai à 5, 3, 6, 0 mètres.

- OK, je lis la même chose, répondit Plunkett.

- Quand vous atteindrez le fond de la vallée, ajouta Knox, vous serez sur la plaine de la zone fracturée.

- Ça me paraît évident, murmura Plunkett, concentrant son attention sur le tableau de contrôle, l'écran de l'ordinateur et le moniteur vidéo qui montrait maintenant le terrain en dessous des patins d'atterrissage du Vieux Gert. Il n'y a aucun autre endroit où aller.

Douze minutes passèrent, puis le fond plat apparut devant eux et le module se stabilisa à nouveau. Des particules passèrent le long du bathyscaphe, conduites par un léger courant, comme des flocons de neige. Des vagues de sable s'étendaient devant eux, dans le cercle de lumière glauque de leurs projecteurs. Et ce sable n'était pas vierge : des milliers d'objets noirs, ronds comme des boulets de canon, jonchaient le fond en un épais tapis.

- Des nodules de manganèse, expliqua Salazar. Personne ne sait exactement comment ils se sont formés, quoique l'on suppose que leurs noyaux soient constitués de dents de requins et d'os de baleines.

- Ça vaut quelque chose ? demanda Stacy en pointant son objectif.

- En plus du manganèse, ils ont une certaine valeur à cause des petites quantités de cobalt, de nickel et de zinc qu'ils contiennent. J'ai l'impression que la concentration que nous avons ici s'étend sur des kilomètres autour de la zone de la fissure. Il y en a au moins pour huit millions de dollars par kilomètre carré.

- A condition qu'on puisse les remonter à la surface, c'est-à-dire à cinq kilomètres et demi d'ici, ajouta Plunkett.

Salazar indiqua au pilote la direction des explorations tandis que le Vieux Gert planait silencieusement sur le tapis de sable incrusté de nodules. Soudain, quelque chose brilla un peu plus loin, sur leur gauche. Plunkett dirigea Je submersible vers l'objet.

- Qu'est-ce que tu as vu ? demanda Salazar en levant le nez de ses instruments.

Stacy fronça les sourcils pour mieux distinguer.

- Une balle ! s'écria-t-elle. Une énorme balle de métal avec de drôles de taquets. A vue de nez, ça fait au moins trois mètres de diamètre !

- Ça a dû tomber d'un bateau, suggéra Plunkett.

- Dans ce cas, il n'y a pas longtemps si on en juge par l'absence de corrosion, commenta Salazar.

Ils aperçurent soudain une large bande de sable clair totalement dépourvue de nodules. Comme si un aspirateur géant était passé par là, dégageant tout sur son passage.

- Une tranchée droite ! s'exclama Salazar. Je n'ai jamais entendu parler d'une tranchée droite au fond de la mer !

Stacy, stupéfaite, ouvrait de grands yeux.

- C'est trop parfait, trop précis pour n'être pas l'oeuvre des hommes.

- Impossible, réfuta Plunkett, pas à cette profondeur. Aucune entreprise au monde n'est capable d'exploiter des gisements dans ces abysses.

- Et aucun accident géologique connu ne peut former une tranchée propre et nette dans un fond marin, affirma Salazar.

- Ces traces dans le sable, qui courent le long de la falaise, pourraient bien avoir quelque chose de commun avec la grosse balle que nous avons trouvée...

- D'accord, admit Plunkett toujours sceptique. Mais quelle sorte d'équipement pourrait balayer le sable à cette profondeur ?

- Une drague hydraulique géante qui sucerait les nodules par des tuyaux jusqu'à une péniche à la surface ? proposa Salazar. L'idée est dans l'air depuis des années.

- Les vois habités sur Mars aussi, mais on n'a pas encore inventé l'engin qui pourra le faire ! Pas plus qu'une drague géante. Je connais des tas de gens dans l'ingénierie maritime mais je n'ai jamais entendu parler d'un tel projet. Aucune opération minière à pareille profondeur ne pourrait rester secrète. Il faudrait une flotte de surface d'au moins cinq navires et des milliers d'hommes pendant des années. Et de toute façon, ils ne pourraient pas extraire sans détection par bateau ou satellite.

Stacy jeta vers Salazar un regard d'incompréhension.

- Y a-t-il un moyen de savoir quand ceci a été fait ?

- Hier, il y a des années, comment savoir ? répondit Salazar en haussant les épaules.

- Mais par qui ? insista Stacy d'une voix blanche. Qui donc est à l'origine d'une pareille technologie ?

Personne ne lui répondit. Leur découverte ne cadrait avec rien de ce à quoi ils croyaient. Incrédules et silencieux, ils contemplèrent la tranchée droite, un frisson de peur glaçant leurs nuques.

Finalement, Plunkett dit d'une voix qui paraissait venir de très loin, bien au-delà du bathyscaphe :

- En tout cas, ce n'est pas un être de cette planète, non, ce n'est pas un humain !

Steen était maintenant en état de choc extrême. Il regarda dans une sorte de torpeur les boursouflures qui se formaient sur ses bras. Il fut saisi d'un tremblement incontrôlable à cause du choc, d'abord, puis à cause d'une soudaine douleur abdominale. Plié en deux, il vomit, en proie à une violente nausée. Tout semblait lui tomber dessus à la fois. Son cour se mit à battre de façon désordonnée tandis que son corps tout entier brûlait de fièvre.

Il se sentait trop faible pour retourner à la salle de radio et prévenir Korvold. Le commandant du navire norvégien, sans réponse à ses appels, enverrait une nouvelle équipe pour voir ce qui se passait. D'autres hommes mourraient inutilement.

Steen était maintenant trempé de sueur. Il se dirigea vers la voiture au capot relevé, les yeux brillants de haine. Une sorte de stupeur s'empara de lui et son esprit tourmenté crut voir une malédiction indescriptible dans l'acier, le cuir et le caoutchouc de l'automobile.

Allant au bout de sa démence, Steen se vengea sur le véhicule inanimé. Il sortit le pistolet automatique Steyr trouvé dans la cabine du commandant et visa. Puis il pressa la détente et vida le chargeur sur le capot de la voiture.

A deux kilomètres à l'est, le commandant Korvold regardait le Divine Star avec ses jumelles lorsque soudain le navire japonais explosa, disparut, chassé en fumée. Une monstrueuse boule de feu se matérialisa, d'un bleu brillant et d'une intensité infiniment plus forte que celle du soleil. Tout ce qui était en verre, immédiatement surchauffé, éclata dans une zone de quatre kilomètres de diamètre. Un nuage de condensation gigantesque se forma et s'étendit comme un vaste pet de nonne. Lui aussi fut rapidement consumé par la boule de feu.

La surface de la mer s'écrasa en une dépression incroyable d'au moins trois cents mètres. Puis une immense colonne de millions de tonnes d'eau s'éleva vers le ciel, ses côtés crachant d'innombrables geysers horizontaux, chacun aussi gros que le Narvik.

L'onde de choc partit de la boule de feu tel un anneau de Saturne en expansion et s'étendit à une vitesse de près de cinq kilomètres par seconde. Elle frappa le Narvik qu'elle réduisit à un amas de ferrailles informes.

Korvold, debout sur le pont latéral, ne vit pas l'holocauste. Ni ses yeux ni son esprit n'eurent le temps de l'enregistrer. Il fut carbonisé en une microseconde par les radiations thermiques qui suivirent l'explosion de la boule de feu. Le navire fut soulevé tel un fétu et projeté dans l'eau comme par un titanesque forgeron. Une pluie de fragments d'acier en fusion et de poussières du Divine Star inonda ce qui restait des ponts du Narvik. Le feu prit aussitôt dans la coque rompue et se propagea dans tout le navire, suivi d'explosions en chaîne. Les containers qui se trouvaient sur le pont furent projetés à la mer comme des feuilles dans la bourrasque d'un ouragan.

Personne n'eut le temps de crier. Quiconque fut frappé sur le pont, s'enflamma comme une allumette, crépita et disparut. Le navire tout entier ne fut bientôt plus que le bûcher funéraire de ses deux cent cinquante passagers et membres d'équipage.

Le Narvik commença à gîter, s'enfonçant rapidement. Cinq minutes à peine après l'explosion, il était sous l'eau. On ne vit bientôt plus qu'une petite partie de sa quille que les eaux agitées engloutirent dans les profondeurs.

Presque aussi vite que s'était évaporé le Divine Star, tout fut terminé. Le gros nuage en forme de chou-fleur qui s'était formé au-dessus de la boule de feu se dissipa peu à peu et se fondit dans la couverture nuageuse. La fureur des vagues se calma et la surface redevint lisse, avec seulement une légère houle frissonnante.

A douze kilomètres de là, l'Invincible flottait encore. L'incroyable pression de l'onde de choc n'avait pas encore commencé à s'apaiser lorsque, de toute sa force, elle frappa le navire océanographique. Sa superstructure fut éventrée et comme effeuillée, découvrant ses cloisons intérieures. Les cheminées, arrachées à leur base, furent projetées dans le tourbillon marin et le pont disparut dans une pluie violente de chair et d'acier.

Les mâts se tordirent, de même que la grosse grue qui avait immergé le Vieux Gert. Elle tomba sur le flanc. Les plaques de la coque s'écroulèrent entre les poutres longitudinales. Comme le Narvik, l'Invincible fut réduit à une masse informe n'ayant plus rien à voir avec un navire. Partout, la peinture se cloqua en un instant et vira au noir charbonneux. Un filet de fumée huileuse s'échappa du flanc gauche écrasé et se répandit sur l'eau en une nappe irisée et bouillante. La chaleur abattit tous ceux qui se trouvaient à l'air libre mais les marins que le choc saisit à l'intérieur furent gravement blessés par les débris et les explosions.

Jimmy Knox fut violemment projeté contre une paroi d'acier qui le renvoya comme une balle, haletant, le souffle court. Il tomba sur le dos, désarticulé, à demi assommé, le regard perdu dans une brèche ouverte comme par magie dans le plafond.

Il resta là un moment, attendant que le choc s'apaise, luttant pour garder conscience des événements, se demandant, dans une sorte de brouillard, ce qui était arrivé au monde. Lentement, son regard fit le tour des parois tordues, de l'équipement électronique gravement endommagé, pareil à un robot aux tripes pendantes. Il eut conscience de l'odeur du feu et se sentit peu à peu envahi par l'hystérie d'un enfant qui a perdu ses parents dans la foule.

Il regarda par l'entaille qui, au-dessus de lui, s'ouvrait sur la salle des cartes. Il ne vit que des poutres déformées, torturées. La timonerie n'était plus que ruines fumantes où gisaient les corps brûlés et brisés des hommes dont le sang s'écoulait goutte à goutte dans le compartiment inférieur.

Knox se roula sur le flanc et grogna sous le coup de poignard de la douleur causée par trois côtes cassées, une cheville foulée et une infinité de meurtrissures. Très doucement, il réussit à s'asseoir. Il constata avec surprise que ses lunettes étaient intactes sur son nez malgré cette incompréhensible dévastation.

Peu à peu, le brouillard dû au choc se dissipa dans sa tête et sa première pensée fut pour le Vieux Gert. Comme dans un cauchemar, il imagina le submersible endommagé, sans radio, dans l'obscurité des profondeurs.

Il se traîna, sur les mains et les genoux, luttant contre la douleur, jusqu'à l'appareil le reliant au Vieux Gert. .

- Gert ! hurla-t-il, la peur lui nouant l'estomac.

Gert, me recevez-vous ? Il attendit quelques secondes mais n'obtint aucune réponse. Il jura à mi-voix.

- Nom de Dieu, Plunkett ! Dis quelque chose, espèce de salaud !

Seul le silence lui répondit. Les communications entre l'Invincible et le Vieux Gert étaient interrompues. Ses pires craintes se réalisaient. Cette force monstrueuse qui avait dévasté le navire d'observation devait avoir traversé les profondeurs et écrasé le submersible, déjà soumis à d'énormes pressions.

- Morts ! murmura-t-il. Ecrabouillés.

Il pensa soudain à ses compagnons de bord et les appela. Il n'entendit que des grognements et le grincement métallique du navire blessé. Son regard se posa sur l'écoutille ouverte et sur cinq corps désarticulés gisant comme des pièces de mannequins brisés.

Il resta là, immobile, abruti de douleur et d'incompréhension. Il sentit vaguement le navire frissonner convulsivement, l'avant glissant déjà en dessous des vagues, comme pris dans un tourbillon, il se rendit compte que l'Invincible était sur le point d'entreprendre son propre voyage vers les abysses.

L'instinct de survie éclata en lui. Il remonta sur le pont incliné en titubant, trop sonné pour sentir la douleur de ses innombrables blessures. Pris de panique, il pénétra sur le pont arrière, évitant de son mieux les corps sans vie et les pièces de métal tordu lui barrant le chemin. La peur avait remplacé l'état de choc et le taraudait maintenant comme une boule au creux de son ventre.

Atteignant les restes du bastingage, sans un regard en arrière, il l'enjamba et sauta dans la mer. Un morceau de bois brisé flottait à quelques mètres de là. Il nagea vers lui de toute la force qui lui restait et s'y accrocha fermement. Alors seulement il tourna la tête pour regarder l'Invincible.

Le navire coulait par l'arrière, son étrave se dressant au-dessus de la houle du Pacifique, il parut s'immobiliser un instant, glisser vers les nuages, puis se retourna et disparut à une vitesse incroyable, ne laissant sur les flots que quelques morceaux d'épaves dans un bouillonnement de chaudron qui s'apaisa bientôt pour ne laisser que quelques bulles irisées.

Knox chercha frénétiquement autour de lui d'autres membres de son équipage. Maintenant que les gémissements d'agonie du navire s'étaient éteints, l'air n'était que silence surnaturel et effrayant. Aucune chaloupe, aucun nageur, rien que de l'eau.

Il comprit alors qu'il était l'unique survivant d'une tragédie inexplicable.

 

En dessous de la surface, l'onde de choc traversa l'eau incompressible à environ 6 500 kilomètres à l'heure, en cercles grandissants qui écrasaient toute vie marine sur leur passage. Le Vieux Gert fut sauvé d'une destruction instantanée par les murs du canyon. Ils firent autour du submersible deux écrans qui lui épargnèrent le plus gros de la force explosive.

Il fut cependant violemment secoué. La turbulence le fit tourner comme un ballon de football. La sphère contenant les batteries principales et les systèmes de propulsion heurta les nodules rocheux, éclata et se disloqua sous l'énorme pression. Heureusement, les opercules d'acier des écoutilles, à chaque extrémité des tubes de connexion, résistèrent, ce qui empêcha l'eau d'envahir la sphère de l'équipage et de réduire ses trois membres en chair à pâté.

Le bruit de l'explosion leur parvint par le téléphone sous-marin comme un coup de tonnerre presque en même temps que le terrifiant grondement de l'onde de choc. Ensuite, les profondeurs marines retrouvèrent un instant un silence trompeur, avant que ne leur parvienne le miaulement du métal torturé tandis que les navires ravagés en surface fendaient les épaisseurs aqueuses, gondolés et comprimés, avant de plonger vers le fond en soulevant de grands champignons de vase.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? cria Stacy en s'accrochant à son siège pour ne pas tomber.

Sous l'effet du choc ou par pure concentration, Salazar ne quitta pas une seconde sa console des yeux.

- Ce n'est pas un tremblement de terre. Le sonar indique une perturbation en surface.

Avec les propulseurs endommagés, Plunkett avait perdu tout contrôle du Vieux Gert. Il ne pouvait que rester là, détaché et inutile, tandis que le submersible tournoyait à travers le champ de nodules. Machinalement, il prit le téléphone sous-marin et cria, sans perdre de temps à prononcer les formules protocolaires.

- Jimmy ! Nous sommes pris dans une turbulence inexplicable. On a perdu les propulseurs. Je t'en prie, réponds !

Jimmy Knox ne pouvait pas l'entendre. Il luttait pour rester en vie dans les vagues, loin au-dessus d'eux.

Plunkett essayait toujours désespérément de joindre l'Invincible lorsque le submersible acheva enfin sa course folle. Il heurta le fond sous un angle de quarante degrés, posé sur la sphère d'équipement électrique et d'oxygène.

- C'est la fin, murmura Salazar sans vraiment savoir ce qu'il voulait dire par là, l'esprit embrumé et confus.

- Tu parles ! aboya Plunkett. On peut peut-être lâcher du lest et essayer de remonter.

Il savait pourtant, tout au fond de lui, que le lest qu'ils pourraient lâcher ne contrebalancerait pas nécessairement le poids supplémentaire que l'eau entrée dans la coque écrasée ajoutait à la pression, sans compter la succion de la vase. Il activa les circuits et des centaines de livres de poids mort se détachèrent des flancs inférieurs du submersible.

Pendant quelques instants, rien ne se produisit puis, centimètre par centimètre, le Vieux Gert se souleva, comme poussé par le souffle court et les battements de coeur des trois prisonniers de sa sphère principale.

- Dix pieds, annonça Plunkett après ce qui lui parut une heure mais n'avait en réalité duré que trente secondes.

Le Vieux Gert reprit une position horizontale et tous osèrent à nouveau respirer. Plunkett essaya encore de contacter Jimmy Knox.

- Jimmy, ici Plunkett... Jimmy, parle-moi ! Stacy fixait si intensément le profondimètre qu'elle pensa que l'écran allait se fendre.

- Monte !... Allez, monte ! pria-t-elle.

Soudain, leur pire cauchemar se réalisa sans prévenir. La sphère contenant l'équipement électrique et l'oxygène implosa. Affaiblie par son impact avec le fond, elle perdit toute solidité et s'écrasa comme une coquille d'œuf sous l'impitoyable pression.

- Merde ! cria Plunkett tandis que le submersible retombait dans la vase avec une secousse désagréable.

Comme pour leur faire saisir la portée de ce nouveau revers, les lumières s'éteignirent, plongeant la sphère dans un monde d'ébène. La cruauté d'une si infernale obscurité est une horreur que seuls connaissent ceux qui sont totalement aveugles. Pour les voyants, cette soudaine désorientation provoque le sentiment que des forces mauvaises et indicibles surgissent de l'au-delà, en un cercle de plus en plus étroit.

Finalement, la voix rauque de Salazar brisa le silence.

- Sainte Mère de Dieu ! Cette fois, nous sommes vraiment foutus !

- Pas encore, dit Plunkett, on peut rejoindre la surface en détachant la sphère de contrôle.

Il tâtonna sur la console jusqu'à ce que ses doigts rencontrent l'interrupteur qu'ils cherchaient. Après un clic que tous entendirent, les lumières auxiliaires inondèrent l'intérieur de la sphère. Stacy soupira de soulagement et se détendit'un peu.

- Dieu soit loué, murmura-t-elle. Au moins, on y voit clair.

Plunkett programma sur l'ordinateur la remontée de secours. Puis il enclencha le mécanisme de séparation et se tourna vers Stacy et Salazar.

- Tenez-vous bien. La remontée risque d'être dure.

- N'importe quoi pourvu qu'on sorte de cet enfer, grogna Salazar.

- Quand vous voudrez, plaisanta Stacy d'une voix faible.

Plunkett enleva la goupille de sécurité de la poignée de séparation, respira profondément et tira.

Rien ne se produisit.

Il refit trois fois la manoeuvre, fiévreusement. Mais la sphère de contrôle refusa obstinément de se détacher dé la masse principale du submersible. Désespérément, il mit en action le programme de recherche des pannes pour connaître la raison de ce manque d'obéissance. La réponse arriva en un clin d'œil.

Le mécanisme de séparation avait été faussé par l'impact latéral avec le fond marin et il n'y avait rien à faire pour le réparer.

- Désolé, dit Plunkett d'un ton frustré. Je crois qu'on devra rester là jusqu'à ce qu'on vienne nous chercher.

- Comme c'est probable ! répondit Salazar avec hargne en essuyant la sueur qui inondait son visage avec la manche de son anorak.

- Où en sommes-nous en oxygène ? s'informa Stacy.

- Notre réservoir principal s'est tari quand la coque a implosé, avoua Plunkett. Mais les réservoirs de secours dans cette sphère et le filtre d'hydroxyde de lithium qui détruit le dioxyde de carbone que nous rejetons devraient nous permettre de respirer environ dix ou douze heures.

Salazar secoua la tête et haussa les épaules d'un air désabusé.

- Toutes les prières de toutes les églises du monde ne nous sauveront pas à temps. Il faudrait au moins soixante-douze heures pour amener un autre submersible dans notre coin. Et même comme ça, rien ne dit qu'on pourrait nous remonter à la surface.

Stacy chercha dans le regard de Plunkett un signe d'encouragement, même infime. Mais elle n'en vit aucun. Il paraissait distant et lointain. Elle eut l'impression qu'il était plus attristé par la perte de son précieux submersible que par la perspective de mourir.

- Raoul a raison, dit-il d'une voix tendue. Je suis navré de l'admettre mais il faudrait un miracle pour que nous revoyions le soleil.

- Mais l'Invincible ? insista Stacy. Ils vont remuer ciel et terre pour nous retrouver.

- Il est arrivé quelque chose de tragique là-haut, dit Plunkett. Le dernier bruit que nous avons entendu était celui d'un navire qui explose avant de couler.

- Mais il y avait deux autres navires en vue quand nous avons quitté la surface, protesta Stacy. Il pourrait s'agir d'eux.

- Ça ne change rien, dit Plunkett avec lassitude. On ne peut rien faire pour remonter. Et le temps est devenu un ennemi que nous ne pourrons pas vaincre.

Un profond désespoir s'installa dans la sphère de commande. Chacun comprenait que l'espoir d'être sauvé relevait de la plus folle imagination. La seule certitude, le seul sauvetage envisageable pour remonter le Vieux Gert et leurs cadavres aurait lieu longtemps après leur mort.

 

 

Dale Nichols, assistant personnel du Président, tira une bouffée de sa pipe et regarda par-dessus les verres de ses lunettes démodées Raymond Jordan pénétrer dans son bureau.

Jordan réussit à sourire malgré les volutes de tabac épaisses et sucrées qui embrumaient le bureau.

- Bonjour, Dale. Est-ce qu'il pleut toujours ? demanda Nichols.

- Ça bruine plutôt.

Jordan remarqua que Nichols paraissait tendu. Le « protecteur du royaume présidentiel » était un homme efficace mais la touffe de ses cheveux bruns était complètement décoiffée, ses yeux semblaient plus perçants que d'habitude et des lignes de tension que Jordan n'avait encore jamais vues marquaient son visage.

- Le Président et le Vice-Président attendent, dit rapidement Nichols. Ils sont impatients d'avoir les derniers rapports sur l'explosion dans le Pacifique.

- J'ai là le tout dernier rapport, le rassura Jordan.

Bien qu'il fût l'un des cinq hommes les plus puissants de Washington, Jordan était inconnu du grand public. La plupart des bureaucrates et des politiciens ne le connaissaient guère plus. Directeur de la CIA, Jordan dirigeait le service de Sécurité nationale et ne rendait de comptes qu'au Président.

II vivait dans le monde spectral de l'espionnage et du renseignement et bien peu de gens dans son entourage étaient au courant des désastres et des tragédies dont lui-même et ses agents avaient sauvé le peuple américain.

Jordan ne frappait pas les gens qu'il rencontrait par son intelligence brillante, sa mémoire photographique et les sept langues qu'il parlait couramment. Il avait l'air d'un homme ordinaire, semblable à tous ceux qui travaillaient pour lui. De taille moyenne, la cinquantaine bien sonnée, le visage sain sous une chevelure d'un gris argenté, il était solidement charpenté avec une légère tendance à l'embonpoint. Ses yeux avaient une nuance de brun doux comme le bois de chêne. Il était depuis trente-sept ans un mari fidèle, avait deux filles jumelles qui, toutes deux, étudiaient à l'université la biologie marine.

Le Président et le Vice-Président discutaient calmement lorsque Nichols fit entrer Jordan dans le bureau ovale. Ils se tournèrent en même temps vers le nouveau venu qui leur trouva l'air aussi tendu que Nichols.

- Merci d'être venu, Ray, dit le Président sans emphase en lui faisant signe de s'asseoir. Dites-nous ce qui se passe dans le Pacifique.

Jordan était toujours amusé de voir à quel point les politiciens étaient saisis de douloureuses inquiétudes chaque fois qu'une crise menaçait. Aucun de ces élus ne possédait la ténacité endurcie et l'expérience des diplomates de carrière tels que le directeur de la CIA. Et jamais ils ne pouvaient se résoudre à respecter ou à admirer l'immense pouvoir que Jordan et ses collaborateurs concentraient pour contrôler et orchestrer les événements internationaux.

Jordan fit un signe au Président qui le dépassait d'une bonne tête et s'assit. Calmement, avec ce que les deux autres ressentirent comme une lenteur angoissante, il posa par terre une serviette en cuir de chef comptable et l'ouvrit. Puis il en tira un dossier.

- Y a-t-il une situation de crise ? demanda impatiemment le Président en donnant à ce mot le sens d'une menace imminente pour la population civile comme, par exemple, une attaque nucléaire.

- Qui, monsieur, c'est malheureusement le cas.

- Quelles sont les données ?

Jordan lança un coup d'œil à son rapport pour le plaisir du geste. Il avait en effet parfaitement en mémoire la totalité des trente pages : « A onze heures cinquante-quatre exactement, une explosion de très forte intensité s'est produite dans le nord du Pacifique, à environ neuf cents kilomètres au nord-est de l'île de Midway. Les caméras d'un de nos satellites espions Pyramide ont enregistré l'éclair et la perturbation atmosphérique, et l'onde de choc l'a été par des bouées hydrophoniques clandestines. Les données ont été immédiatement transmises à l'Agence de Sécurité nationale où elles ont été analysées. Il y a eu ensuite la lecture des stations sismographiques liées à la NORAD qui, à son tour, a transmis les informations aux techniciens de la CIA, à Langley. »

- Quelles conclusions en a-t-on tiré ? pressa le Président.

- Tous ont conclu à une explosion nucléaire, répondit calmement Jordan. Rien d'autre n'aurait pu être aussi énorme.

A part Jordan, aussi détendu que s'il avait regardé un feuilleton brésilien à la télévision, les trois hommes présents dans le Bureau ovale prirent une expression sinistre en pensant aux conséquences révoltantes de ce qui venait d'être énoncé.

- Sommes-nous en alerte DEFCOM ? demanda le Président  en  se  référant  aux  précautions   d'alerte nucléaire.

- J'ai pris la liberté d'ordonner à la NORAD de se mettre immédiatement en alerte DEFCOM-3 de façon permanente et de passer en DEFCOM-2 selon les réactions des Soviétiques, confirma Jordan.

Nichols regarda fixement Jordan.

- L'aviation est-elle en alerte ?

- Un avion de reconnaissance Casper SR-90 a décollé de la base d'Edwards il y a vingt minutes pour vérifier et recueillir des données supplémentaires.

- Sommes-nous certains que l'onde de choc a été causée par une explosion nucléaire ? insista le Vice-Président, un homme d'une quarantaine d'années qui n'avait siégé que six ans au Congrès avant d'être désigné comme le second personnage de l'Etat. Politicien consommé, il cherchait par tous les moyens à recueillir le maximum de renseignements.

- Il pourrait s'agir d'un tremblement de terre sous-marin ou d'une explosion volcanique, ajouta-t-il.

- Les relevés sismographiques montrent nettement une impulsion aiguë comme il s'en produit au cours des explosions nucléaires, contra Jordan. Un tremblement de terre est caractérisé par de longues allées et venues de l'aiguille sur une longue période de temps. Les ordinateurs le confirment. Nous devrions avoir une idée assez exacte de l'énergie en kilotonnes lorsque le Casper aura recueilli des échantillons de radiations atmosphériques.

- Vous en avez une idée ?

- Avant qu'on ait rassemblé toutes les données, on peut avancer un chiffre de dix à vingt kilotonnes.

- Assez pour mettre à plat Chicago ! murmura Nichols.

Le Président avait peur de poser la question suivante et hésita avant de demander :

- Est-ce que..., est-ce qu'il pourrait s'agir de l'explosion d'un de nos propres sous-marins nucléaires ?

- Le chef des opérations navales m'a affirmé qu'il n'y avait aucune de nos unités à moins de cinq cents kilomètres de la zone.

- Un Russe, peut-être ?

- Non, répliqua Jordan. J'ai contacté mon homologue soviétique, Nicolaï Golanov. Il m'a juré que tous les navires de surface soviétiques et tous les sous-marins dans le Pacifique ont été recensés et, bien entendu, il nous renvoie le blâme de ce qui est arrivé. Bien que je sois certain que lui-même et ses collègues sont plus malins qu'ils ne le laissent croire, ils n'admettront jamais qu'ils pataugent autant que nous.

- Son nom ne me dit rien, dit le Vice-Président. Appartient-il au KGB ?

- Golanov est le directeur de la Sécurité nationale et internationale du Politburo, expliqua patiemment Jordan.

- Il ment peut-être, suggéra Nichols. Jordan lui lança un regard noir.

- Nicolaï et moi nous connaissons depuis vingt-six ans. On a pu se faire des coups fourrés mais jamais nous ne nous sommes menti.

- Si nous ne sommes pas responsables et si les Soviets ne le sont pas non plus, dit le Président d'une voix étrangement douce, alors de qui s'agit-il ?

- Dix autres nations au moins ont la bombe, dit Nichols. N'importe laquelle a pu faire un essai nucléaire.

- C'est peu probable, répondit Jordan. On ne peut pas garder cela secret à l'ensemble des services de renseignements de l'Est ou de l'Ouest. Je suppose que nous finirons par découvrir qu'il s'agit d'un accident, un engin nucléaire quelconque qui n'aurait jamais dû exploser.

Le Président parut songeur un moment puis demanda :

- Connaît-on la nationalité des navires qui se trouvaient dans la zone de l'explosion ?

- On n'a pas encore tous les détails mais il semble que trois unités aient été concernées ou du moins se soient trouvées là. Un navire de ligne norvégien transportant fret et passagers, un transporteur de voitures japonais et un navire océanographique britannique qui dirigeait une exploration en grandes profondeurs.

- Il a dû y avoir des morts ?

- Les photos prises par notre satellite avant et après l'événement montrent que les trois navires ont disparu, vraisemblablement coulés pendant ou immédiatement après l'explosion. Quant à des survivants, il est peu probable qu'il y en ait. Si la boule de feu et l'onde de choc ne les ont pas tués, les radiations énormes s'en seront chargées très rapidement.

- Je suppose qu'on a prévu une expédition de sauvetage, dit le Vice-Président.

- On a envoyé des unités navales de Guam et de Midway.

Le Président fixait le tapis comme s'il y distinguait un message.

- Je ne peux pas croire que les Anglais aient procédé à une explosion nucléaire sans nous prévenir. Le Premier ministre n'aurait jamais agi derrière mon dos.

- Ce ne sont certainement pas les Norvégiens, dit fermement le Vice-Président.

Le visage du Président refléta une expression désorientée.

- Les Japonais non plus. D'ailleurs, rien ne prouve qu'ils aient jamais mis au point une bombe atomique.

- La bombe a pu être volée, suggéra Nichols, et transportée clandestinement et sans le savoir par les Norvégiens ou les Japonais.

Jordan rejeta la proposition d'un haussement d'épaules.

- Je ne crois pas qu'elle ait été volée. En revanche, je parierais bien un mois de salaire que l'enquête prouvera qu'elle a été transportée délibérément vers une destination parfaitement déterminée.

- Comme par exemple ?

- Un des deux ports de Californie.

Tous regardèrent Jordan avec une froide spéculation, l'énormité de toute cette histoire prenant forme dans leur esprit.

- Le Divine Star allait de Kobé à Los Angeles avec à son bord plus de sept mille automobiles Murmoto, continua Jordan. Le Narvik, qui transportait pour sa part cent trente passagers et un fret de chaussures coréennes, d'ordinateurs et d'éléments de cuisines, naviguait de Pusan à San Francisco.

- Une petite brèche au déficit commercial ? dit le Président avec un petit sourire.

- Doux Jésus ! murmura le Vice-Président en secouant la tête. C'est une pensée à vous faire froid dans le dos ! Un navire étranger qui introduirait en douce une bombe nucléaire aux Etats-Unis ?

- Que pensez-vous qu'il faille faire, Ray ? demanda le Président.

- Avant toute chose, envoyer des équipes de terrain immédiatement. De préférence des navires de sauvetage en mer de la Navy pour fouiller les navires coulés et savoir lequel transportait la bombe.

Le Président et Nichols échangèrent un regard entendu. Puis le Président se tourna vers Jordan.

- Je crois que l'amiral Sandecker et son équipe d'ingénieurs océanographiques de la NUMA sont mieux que quiconque entraînés aux opérations en eaux profondes. Je vous laisse le soin de les mettre au courant, Ray.

- Si je peux respectueusement me permettre, monsieur le Président, je suggère que la Navy serait plus à même d'assurer le secret de l'opération.

Le Président lança à Jordan un regard assez dédaigneux.

- Je comprends votre inquiétude mais faites-moi confiance, l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine fera le travail sans la moindre fuite.

Jordan se leva, professionnellement ennuyé que le Président sût quelque chose dont il n'était pas au courant. Il se promit d'enquêter à la première occasion.

- Si Dale veut bien prévenir l'amiral, je vais immédiatement à son bureau.

- Merci, Ray, dit le Président en lui tendant la main. Vous et votre équipe avez fait un travail épatant en un temps record.

Nichols accompagna Jordan qui quitta le bureau ovale pour se rendre au siège de la NUMA. Dès qu'ils furent dans le hall, Nichols demanda à voix basse :

- Entre nous, Jordan, qui peut être ce contrebandier en bombes atomiques ?

Jordan réfléchit un instant et répondit d'un ton calme et un peu inquiétant :

- Nous aurons la réponse à cette question dans moins de vingt-quatre heures. Mais la grande question, celle qui me fiche vraiment la trouille, c'est pourquoi et dans quel but !

L'atmosphère, à l'intérieur du submersible, était devenue lourde et humide. La condensation était telle que des gouttes coulaient le long des parois de la sphère, et le taux d'oxyde de carbone approchait un niveau mortel. Les occupants ne bougeaient pas et parlaient à peine, pour économiser l'air. Après onze heures et demie, les réserves d'oxygène du système de survie étaient presque épuisées et le peu qui restait de courant électrique dans les batteries de secours ne suffisait plus à faire fonctionner le système d'élimination du gaz carbonique.

La peur, la terreur s'étaient muées en résignation. Sauf lorsque, tous les quarts d'heure environ, Plunkett allumait les lumières pour vérifier les niveaux des systèmes de survie. Ils restaient tranquillement assis dans le noir, seuls avec leurs pensées.

Plunkett se concentrait sur le contrôle des. instruments, aux petits soins pour l'équipement, refusant de croire que son submersible bien-aimé pût refuser de répondre aux ordres. Salazar, immobile comme une statue, était affalé sur son siège. Il paraissait ailleurs, à peine conscient. Il se savait à quelques minutes de la stupeur finale et ne voyait pas la nécessité de prolonger l'inévitable, n voulait mourir vite et qu'on n'en parle plus.

Stacy rassemblait ses souvenirs d'enfance, rêvait qu'elle était ailleurs, à une autre époque. Son passé déniait en images fugaces. Elle se voyait jouer au base-bail dans la rue avec ses frères, fonçant, un jour de Noël, sur sa bicyclette neuve, assistant à son premier bal au lycée avec ce garçon qu'elle n'aimait pas mais qui avait été le seul à lui proposer sa compagnie. Elle entendait même les accents de la musique dans la salle de bal de l'hôtel. Elle avait oublié le nom du groupe mais se rappelait les morceaux. Peut-être Ne Passerons-Nous Plus Jamais Par Ici, de Seals et Crof, était son préféré. Elle avait fermé les yeux et tentait de se persuader qu'elle dansait avec Robert Redford.

Elle pencha la tête comme pour écouter la musique. Quelque chose ne collait pas. Le morceau qu'elle entendait dans sa tête ne datait pas des années 70. Il était nettement plus « vieux jazz » que rock.

Elle ouvrit les yeux, soudain éveillée, mais ne trouva que l'obscurité.

- Ils ne jouent pas la bonne musique ! marmonna-t-elle. Plunkett alluma la lumière.

- Qu'est-ce que tu as dit ?

Même Salazar la regarda sans comprendre.

- Elle délire.

- Ils sont supposés jouer Peut-être Ne Passerons-Nous Plus Jamais Par Ici mais c'est autre chose.

Plunkett regarda Stacy avec douceur, compassion et inquiétude.

- Oui, je l'entends aussi.

- Non, non, protesta-t-elle. Ce n'est pas le bon. La mélodie est différente.

- Tu as raison, dit Salazar, haletant.

Ses poumons lui faisaient mal tandis qu'il se battait pour absorber le peu d'oxygène que contenait encore l'air vicié, n saisit le bras de Plunkett.

- Pour l'amour du ciel, mon vieux, coupe les systèmes et qu'on en finisse ! Tu ne vois donc pas qu'elle souffre ? Que nous souffrons tous ?

Plunkett aussi avait les poumons douloureux. Il savait bien qu'il était inutile de prolonger ce tourment mais ne pouvait se débarrasser de cette réaction primitive qui le forçait à s'accrocher à la vie jusqu'à son dernier souffle.

- On s'en sortira, dit-il avec difficulté. Peut-être qu'un autre submersible a été amené par avion jusqu'à l'Invincible.

Salazar le regarda sans aménité, l'esprit encore accroché au fil ténu de la réalité.

- Tu es fou ! Il n'existe aucun submersible de grande profondeur à sept mille kilomètres à la ronde. Et même si on en amenait un, même si l'Invincible était encore en état de naviguer, il leur faudrait encore au moins huit heures pour le lancement et le rendez-vous.

- Je refuse de discuter avec toi. D'accord, personne ne souhaite passer l'éternité dans une crypte perdue au fond de l'océan, mais je refuse d'abandonner l'espoir.

- Dingue ! répéta Salazar.

Il se pencha sur son siège et secoua la tête comme pour chasser la douleur sans cesse plus aiguë. On aurait dit qu'il vieillissait d'un an par minute.

- Vous ne l'entendez pas ? murmura Stacy d'une voix cassée. Il se rapproche.

- Elle aussi est dingue, grinça Salazar. Plunkett leva une main.

- Taisez-vous ! Moi aussi j'entends quelque chose. C'est vrai, il y a quelque chose là-bas !

Salazar ne répondit rien. Il était trop faible pour penser ou pour parler avec cohérence. Une bande de métal se resserrait autour de ses poumons. Son esprit se concentra sur ce besoin d'air urgent, vital, et une seule autre pensée surnagea : que la mort vienne vite.

Stacy et Plunkett scrutaient tous deux l'obscurité au-delà de la sphère. Une créature bizarre nantie d'une longue queue de rat nagea dans la lumière diffuse que dégageait le Vieux Gert. Elle n'avait pas d'yeux mais fit le tour de la sphère à deux centimètres de la paroi puis s'éloigna pour vaquer à Dieu sait quelles obligations.

Soudain, l'eau frissonna. Quelque chose bougeait plus loin, quelque chose de monstrueux. Puis un halo bleuâtre se forma dans l'obscurité, accompagné de voix qui chantaient quelque chose que l'eau déformait trop pour qu'on puisse le comprendre.

Stacy regardait, extasiée, tandis que Plunkett sentait un frisson lui glacer la nuque. Il pensa qu'il ne pouvait s'agir que d'une chose horrible, surnaturelle. Un monstre créé par son cerveau privé d'oxygène. Cette chose qui s'approchait ne pouvait pas être réelle. L'image d'un monstre de l'espace lui traversa l'esprit. Tendu et apeuré, il attendit que ça s'approche, cherchant comment il pourrait utiliser le reste de charge des batteries de secours pour allumer les phares extérieurs. Terreur des profondeurs ou non, il réalisa que ce serait la dernière vision qu'il aurait de la terre.

Stacy se traîna jusqu'à la paroi de la sphère où elle posa le nez. Un choeur de voix retentit à ses oreilles.

- Je vous l'avais dit, murmura-t-elle avec difficulté. Je vous l'avais dit que j'entendais chanter. Ecoutez !

Plunkett comprenait les paroles, maintenant, très faibles et très distantes. Il pensa qu'il devenait fou. Il essaya de se persuader que le manque d'oxygène provoquait des hallucinations visuelles et auditives. Mais la lumière bleue s'accentuait et il connaissait la chanson.

Oh ! la belle vie que j'ai connue avec Mimi la Sirène. Tout au fond du fond de l'océan, Tous mes ennuis se sont dissous parmi les buttes Oh ! Neptune ! Qu'elle était gentille avec moi !

Plunkett abaissa l'interrupteur de la lumière extérieure puis resta assis sans bouger. Il se sentait à bout, exténué. Désespérément exténué. Son esprit refusait d'accepter cette chose qui se matérialisait là-bas, dans les ténèbres liquides. Il s'évanouit.

Stacy était si glacée d'effroi qu'elle ne pouvait détacher les yeux de l'apparition qui s'avançait vers la sphère. Une immense machine, qui se mouvait sur des pattes comme en ont les tracteurs et que surmontait une structure oblongue munie de deux bras monstrueux partant de son ventre. La chose s'arrêta et parut se poser sur ses patins dans la lumière pâle des projecteurs du Vieux Gert.

Une forme humaine aux traits brouillés était assise dans le nez transparent de cet étrange vaisseau, à seulement deux mètres de la sphère. Stacy ferma les yeux très fort et les rouvrit. Alors la forme vague et brouillée prit l'apparence d'un homme. Elle le voyait clairement, maintenant. Il portait une combinaison turquoise, ouverte devant.

Les touffes de poils emmêlés de sa poitrine avaient la même couleur que les cheveux ondulés et également emmêlés de sa tête. Son visage paraissait mâle et hâlé, marqué aussi, et les rides souriantes qui entouraient ses yeux d'un incroyable vert étaient soulignées par le léger sourire étirant ses lèvres.

Il lui rendit son regard avec un amusement étonné. Puis il se retourna, prit un objet derrière lui, posa un bloc-notes sur ses genoux et écrivit quelque chose. Après quelques secondes, il en détacha une feuille de papier qu'il appliqua à la vitre de sa fenêtre.

Le regard de Stacy se concentra sur ce qu'il avait écrit.

Elle lut « Bienvenue aux Pâturages détrempés. Tenez le coup. On vous connecte un canal d'oxygène. »

- Est-ce ainsi quand on meurt ? se demanda Stacy.

Elle avait lu des récits de gens qui parcouraient des tunnels puis émergeaient dans une lumière vive et voyaient des parents disparus avant eux. Mais cet homme était un étranger pour elle. D'où venait-il ?

Avant qu'elle ait pu mettre en place les pièces du puzzle, la porte se ferma et elle sombra dans l'oubli.

Dirk Pitt était seul au centre d'une grande pièce en coupole, les mains enfoncées dans les poches de sa combinaison de vol aux couleurs de la NUMA. Il étudiait le Vieux Gert. Ses yeux d'opaline regardaient sans expression le submersible posé comme un jouet cassé sur le fond de lave noire et brillante. Puis il passa l'écoutille et se laissa tomber dans le siège inclinable du pilote et étudia les instruments insérés dans la console.

Pitt était un homme grand, aux muscles fermes et aux épaules larges. Le dos très droit, plutôt mince, il bougeait avec une grâce féline, particulièrement adaptée à l'action. Il se dégageait de lui une certaine dureté coupante que ressentaient même ceux qui ne le connaissaient pas, et pourtant, il ne manquait ni d'amis ni d'alliés, même au sein du gouvernement : tous le respectaient et admiraient sa loyauté et son intelligence. Il possédait un esprit vif et une personnalité tranquille, que les femmes trouvaient très attirante. Bien qu'il aimât leur compagnie, c'est à la mer qu'il réservait tout son amour passionné.

Directeur des Projets spéciaux de la NUMA, il passait autant de temps sur l'eau et sous l'eau que sur la terre ferme. Son passe-temps favori était la plongée et il franchissait rarement le seuil des salles de gymnastique. Ayant depuis longtemps cessé de fumer, il surveillait son régime et buvait avec modération. Toujours occupé, bougeant sans cesse, il parcourait au moins huit kilomètres par jour rien que pour son travail. En dehors de ses occupations professionnelles, rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de partir à la découverte d'une épave au fond de l'eau.

Des pas se firent entendre, venant de l'extérieur du submersible, sur le plancher soigneusement poncé, entre les parois voûtées surmontées d'un plafond en coupole. Pitt se retourna sur le fauteuil et regarda approcher son ami de toujours, son associé à la NUMA, Al Giordino.

Les cheveux de Giordino bouclaient autant que ceux de Pitt étaient souples. Son visage lisse paraissait rougeaud sous la lumière du plafonnier aux vapeurs de sodium et ses lèvres s'éclairaient de leur éternel sourire, un peu espiègle, un peu faunesque. Giordino était petit - le haut de son crâne ne dépassait pas l'épaule de Pitt. Mais son corps n'était fait que de muscles avec des biceps massifs et un coffre qui le précédait comme un boulet de démolition. Ses traits soulignaient son allure déterminée et donnaient l'impression que, s'il ne s'arrêtait pas volontairement, il était capable de démolir tout obstacle, fût-ce un mur, qui se serait trouvé sur son chemin.

- Alors qu'est-ce que tu penses de tout ça ? demanda-t-il à Pitt.

- Les Anglais ont réussi là un joli boulot, répondit Pitt avec admiration en repassant l'écoutille.

Giordino étudia les sphères endommagées et hocha la tête.

- Ils ont eu de la chance. Cinq minutes plus tard, nous n'aurions trouvé que des cadavres.

- Comment vont-ils ?

- Ils se remettent vite, dit Giordino. Ils sont dans la cuisine, en train de dévorer nos provisions et exigeant d'être ramenés sur leur bateau en surface.

- Quelqu'un leur a parlé ?

- Comme tu l'as ordonné, on les a confinés dans les quartiers de l'équipage et tous ceux qui les approchent jouent les sourds-muets. Nos pauvres invités sont sur le point de grimper aux murs ! Ils donneraient n'importe quoi pour savoir qui nous sommes, d'où nous venions et comment nous avons pu fabriquer un abri vivable à une telle profondeur dans l'océan.

Pitt regarda un moment le Vieux Gert puis marmonna, en montrant la grande pièce :

- Des années de secret qui vont partir en fumée ! Soudain, il paraissait en colère.

- Ce n'est pas ta faute !

- J'aurais mieux fait de les laisser mourir. Ils vont compromettre notre projet.

- Qui crois-tu impressionner ? demanda Giordino en riant. Je t'ai vu ramasser des chiens blessés dans les rues et les conduire chez le vétérinaire. Je t'ai même vu payer la note pour un chien que tu n'avais même pas renversé toi-même. T'es un tendre, mon grand ! Opération secrète mon œil ! Tu aurais sauvé ces gens même s'ils avaient la rage, la lèpre ou la peste noire !

- Ça se voit tant que ça ?

Le regard moqueur de Giordino s'adoucit.

- C'est moi la brute qui t'a mis un œil au beurre noir à la maternelle, tu te rappelles ? Toi, tu m'as fait saigner du nez avec une balle de baseball pour te venger. Je crois que je te connais mieux que ta propre mère. Tu peux n'avoir l'air que d'un méchant con à l'extérieur, je sais bien qu'en dedans, tu es une vraie petite soeur des pauvres.

- Tu sais aussi, bien sûr, tout ce que ça nous a coûté de jouer au bon Samaritain auprès de l'amiral Sandecker et du ministère de la Défense, hein ? rappela Pitt.

- Ça va sans dire. Et tiens, en parlant du loup, le commandant vient de recevoir un message codé. L'amiral arrive de Washington. Son avion sera là dans deux heures. On ne peut pas dire qu'il nous laisse.le temps de dérouler le tapis rouge ! J'ai fait préparer un submersible pour aller le prendre là-haut.

- Il doit avoir un don de voyance ! murmura Pitt.

- J'ai dans l'idée que la mystérieuse perturbation n'est pas étrangère à sa visite surprise. Pitt approuva d'un hochement de tête et sourit.

- Dans ce cas, nous n'avons pas à prendre des gants pour mettre nos invités au parfum.

- En effet, approuva Giordino. Quand l'amiral connaîtra toute l'histoire, il ordonnera sans doute qu'on les garde à l'œil ici, du moins jusqu'à ce qu'on en ait terminé avec notre projet.

Pitt passa la porte circulaire, Giordino à ses côtés. Soixante ans plus tôt, la pièce au plafond en coupole aurait pu être le rêve d'un architecte pour un hangar d'aviation futuriste. Pourtant, la structure n'abritait de la pluie, de la neige ou du soleil aucun avion quel qu'il soit. Ses murs en alliage de carbone et de céramique renforcée de plastique abritaient un bâtiment capable de les faire vivre à 5 400 mètres en dessous du niveau de la mer. En plus du Vieux Gert, le plancher bien nivelé contenait un immense véhicule aux allures de tracteur, que terminait un grand habitacle, effilé comme un cigare. Deux submersibles plus petits reposaient côte à côte, semblables à deux sous-marins nucléaires trapus dont on aurait relié les avants et les arrières après avoir enlevé leur partie centrale. Plusieurs hommes et une femme s'occupaient activement des véhicules.

Pitt se dirigea vers un étroit tunnel cylindrique qui ressemblait à un tuyau de drainage ordinaire et traversa deux compartiments aux plafonds également en coupole. Il n'y avait nulle part d'angle droit ni de coin aigu. Toutes les surfaces intérieures étaient arrondies afin que les structures résistent aux pressions massives de l'eau à l'extérieur.

Ils pénétrèrent dans une petite salle à manger étroite et spartiate. L'unique table allongée et les chaises autour étaient en aluminium, et la cuisine n'était guère plus large que celles que l'on trouve dans les trains de nuit. Deux marins de la NUMA se tenaient de chaque côté de la porte, surveillant attentivement les invités forcés.

Plunkett, Salazar et Stacy s'étaient groupés à l'extrémité opposée de la table et parlaient à voix basse quand Pitt et Giordino entrèrent. La conversation cessa brusquement et ils regardèrent les deux nouveaux venus d'un oil soupçonneux.

Afin d'être à leur hauteur pour leur parler, Pitt se planta solidement sur la chaise la plus proche et les dévisagea l'un après l'autre comme un inspecteur de police examinant une brochette de suspects.

- Comment allez-vous ? demanda-t-il enfin poliment. Mon nom est Dirk Pitt. Je suis à la tête de ce projet sur lequel vous êtes tombés.

- Enfin ! s'exclama Plunkett. Quelqu'un qui parle !

- Et qui parle anglais ! ajouta Salazar. Pitt montra Giordino.

- M. Albert Giordino, promeneur en chef. Il se fera un plaisir de vous faire faire une visite complète des lieux, de vous trouver des chambres et de vous fournir tout ce dont vous pourrez avoir besoin, des vêtements à la brosse à dents.

Présentations et poignées de main s'échangèrent pardessus la table. Giordino commanda du café pour tout le monde et les trois visiteurs du Vieux Gert commencèrent enfin à se détendre.

- Au nom de chacun de nous, dit sincèrement Plunkett, merci de nous avoir sauvé la vie.

- Al et moi sommes heureux d'être arrivés à temps.

- Votre accent me laisse penser que vous êtes américain, dit Stacy.

Pitt la regarda dans les yeux et prit son air le plus séduisant.

- Oui, nous venons tous des Etats-Unis.

Stacy semblait avoir peur de Pitt comme une biche craint le lion des montagnes et cependant se sentait curieusement attirée.

- Vous êtes l'homme que j'ai vu dans cet étrange submersible avant de m'évanouir.

- Un DSMV, corrigea Pitt. Véhicule Minier des Grandes Profondeurs. Tout le monde l'appelle BigJohn. Il est supposé extraire des échantillons géologiques dans les fonds marins.

- Est-ce une entreprise minière américaine ? demanda Plunkett incrédule.

- Oui, c'est un projet d'études et d'essais d'extraction minière subocéanique tout ce qu'il y a de plus classique, et très classiquement financé par le gouvernement des Etats-Unis. Il a fallu huit ans entre le premier plan, la construction et la mise à l'eau.

- Comment l'appelez-vous ?

- Il a un nom de code très fantaisiste mais nous baptisons affectueusement l'endroit « les Pâturages détrempés. »

- Comment avez-vous fait pour garder le secret ? s'étonna Salazar. Vous avez sans doute une flotte de soutien en surface facilement détectable par les vaisseaux qui passent et par les satellites.

- Notre petite colonie vit en parfaite autarcie. Un système d'équipement de vie de très haute technicité tire l'oxygène de la mer et nous permet de travailler avec une pression égale à celle d'en haut ; une unité de désalinisation fournit l'eau potable, la chaleur vient d'orifices hydrothermiques sur le fond marin, les moules, les palourdes et crabes vivant près des orifices se retrouvent dans notre cuisine, nous prenons des bains de soleil à la lampe à ultra-violets et des douches antiseptiques pour éviter le développement des bactéries. Les fournitures et les pièces de rechange dont nous avons besoin et que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes sont lâchées en mer et récupérées sous l'eau. Lorsqu'il devient nécessaire de transférer du personnel, l'un de nos submersibles monte en surface où il est accueilli par un hydravion à turbo-réacteurs.

Plunkett hocha la tête. Il avait l'impression de rêver.

- Vous devez avoir une méthode unique pour communiquer avec le monde extérieur, supposa Salazar.

- Une bouée relais en surface attachée par câble. Nous transmettons et recevons par satellite. Rien d'extraordinaire, mais très efficace.

- Il y a combien de temps que vous êtes ici ?

- Nous n'avons pas vu le soleil depuis un peu plus de quatre mois.

Plunkett regardait sans la voir sa tasse de café, émerveillé.

- J'ignorais totalement que votre technologie était développée au point de vous permettre d'installer une station de recherche à une telle profondeur !

- Nous sommes en effet des pionniers, dit Pitt avec orgueil. En plus de tester l'équipement, nos ingénieurs et nos scientifiques analysent la vie marine, étudient la géologie, les minéraux qui se trouvent au fond et mettent leurs trouvailles en mémoire sur ordinateur. Les vraies opérations d'extraction et de dragage commenceront un peu plus tard.

- De combien de personnes se compose l'équipage ?

Pitt avala une gorgée de café avant de répondre.

- Pas beaucoup. Douze hommes et deux femmes.

- Je vois que les femmes sont astreintes aux tâches traditionnelles, remarqua Stacy un peu hargneusement en montrant une jeune femme rousse d'environ trente ans occupée à éplucher les légumes.

- Sarah s'est proposée. Mais elle s'occupe surtout des fiches d'ordinateur. Comme chacun d'entre nous, elle a deux casquettes.

- Et je suppose que la seconde femme est à la fois bonne à tout faire et mécanicienne de bord ?

- C'est presque ça, dit Pitt avec un sourire caustique. Jill donne en effet un coup de main comme chef mécanicien. Mais elle est aussi la biologiste du bord. Et si j'étais vous, j'éviterais de lui faire une conférence sur les droits de la femme au fond de la mer. Elle est arrivée première au concours de Miss Body-Building de Californie et elle soulève cent kilos comme une plume.

Salazar repoussa sa chaise et étira ses jambes.

- Je suppose que l'armée a son mot à dire pour le projet ?

- Vous ne verrez pas d'uniforme ici, dit Pitt. Nous sommes tous d'authentiques fonctionnaires scientifiques.

- Il y a une chose que j'aimerais bien que vous m'expliquiez, dit Plunkett. Comment avez-vous su que nous avions des problèmes et où nous étions ?

- Al et moi revenions d'une recherche d'échantillons et nous cherchions un capteur de détection d'or qui avait dû tomber du Big John quand nous avons pu capter votre téléphone sous-marin. Nous avons entendu vos appels de détresse, aussi faibles qu'ils aient pu être, et nous nous sommes dirigés vers votre position.

- Après avoir trouvé votre submersible, enchaîna Giordino, Dirk et moi ne pouvions évidemment pas vous transporter de votre véhicule au nôtre. Vous auriez été réduits en bouillie par la pression de l'eau. Notre seul espoir était d'utiliser les bras manipulateurs du Big John pour brancher une ligne d'oxygène dans votre prise de secours extérieure. Par chance, votre adaptateur et le nôtre étaient parfaitement compatibles.

- Alors nous avons utilisé les deux bras manipulateurs que nous avons accrochés à vos crochets de levage, reprit Pitt. Nous avons ainsi pu transporter votre submersible dans notre chambre d'équipement en le faisant passer par le sas de pression.

- Vous avez sauvé le Vieux Gert ? s'écria Plunkett, aux anges.

- Il est avec nos équipements, confirma Giordino.

- Dans combien de temps pourrons-nous être remontés jusqu'à notre navire de surface ? demanda Salazar, exigeant plus qu'il ne questionnait.

- Pas avant un moment, j'en ai peur, dit Pitt.

- Mais nous devons faire savoir à l'équipage, là-haut, que nous sommes vivants ! protesta Stacy. Vous pouvez sûrement les contacter.

Pitt et Giordino échangèrent un regard tendu.

- Lorsque nous sommes allés vous chercher, nous avons croisé un navire très gravement endommagé qui avait coulé tout au fond.

— fl était très abîmé, comme si il avait subi une forte explosion, ajouta Giordino. Je ne crois pas qu'il y ait eu des survivants.

- Il y avait deux autres navires dans le secteur quand nous avons commencé la plongée, plaida Plunkett. Celui que vous avez vu peut être l'un des deux ?

- Je ne peux pas vous dire, admit Pitt. Il s'est passé quelque chose là-haut. Une sorte d'énorme, d'immenses turbulences. Nous n'avons pas eu le temps de faire des recherches et n'avons donc aucune réponse assurée.

- Vous avez bien dû sentir la même onde de choc que celle qui a abîmé notre submersible, non ?

- Cet abri repose dans une vallée protégée, à l'intérieur d’une zone de fracture, à trente kilomètres de l'endroit où nous vous avons trouvés et où nous avons vu le navire coulé. L'onde de choc est passée au-dessus de nous. Tout ce que nous avons senti, c'est une vague accélération du courant et une tempête de sédiments assez semblable à ce qu'on appelle dans le désert un vent de sable ou une tempête de neige ailleurs.

Stacy lança à Pitt un regard haineux.

- Avez-vous l'intention de nous garder prisonniers ?

- Ce n'est pas le mot que j'utiliserais. Mais étant donné que ce projet est vraiment classé secret, je dois vous demander d'accepter notre hospitalité encore un moment.

- Qu'est-ce que vous appelez « encore un moment » ? demanda Salazar avec lassitude.

Pitt lança au petit Mexicain un regard sardonique.

- Nous ne sommes pas supposés remonter avant soixante jours.

Il y eut un silence. Plunkett regarda Salazar, puis Stacy, puis Pitt.

- Nom de Dieu ! explosa-t-il amèrement. Vous ne pouvez pas nous garder ici deux mois !

- Ma femme, grogna Salazar. Elle va croire que je suis mort !

- J'ai une petite fille, dit Stacy, rapidement adoucie.

- Faites-moi confiance, les rassura Pitt. Je vois bien que j'ai l'air d'un tyran sans coeur, mais votre présence m'a mis dans une situation difficile. Quand nous saurons mieux ce qui s'est passé en surface, je parlerai à mes supérieurs et nous mettrons quelque chose sur pied.

Pitt se tut en se rendant compte que Keith Harris, le sismologue du projet, se tenait près de la porte et lui faisait signe qu'il voulait lui parler en particulier.

Pitt s'excusa et s'approcha de Harris. Il décela immédiatement de l'inquiétude dans les yeux du sismologue.

- Un problème ? demanda-t-il d'une voix tendue. Harris avait une barbe épaisse du même gris que ses cheveux.

- Cette perturbation a déclenché un nombre sans cesse croissant de chocs dans le fond. Pour le moment, ils sont tous assez faibles et superficiels. Nous ne les ressentons pas encore. Mais leur intensité et leur force s'accroissent.

- Qu'est-ce que tu as noté ?

- Nous sommes posés sur une ligne de faille complètement instable, continua Harris. Et volcanique, en plus. L'énergie de tension de la croûte se propage à une vitesse que je n'ai encore jamais vue. Je crains que nous ne soyons sur le point d'avoir un tremblement de terre de première importance, d'une amplitude de six et demi au moins.

- Nous ne survivrions pas à ça, dit Pitt d'une voix blanche. Une fêlure sur l'un de nos dômes et la pression de l'eau aplatira toute la base comme des petits pois sur une enclume.

- C'est à peu près ce que je pense, admit Harris à contrecoeur.

- De combien de temps disposons-nous ?

- Impossible de prédire ça avec exactitude. Je me rends bien compte que je ne vous aide pas beaucoup, je ne peux donner qu'une approximation, mais, si j'en juge par ce que j'ai calculé, je dirais environ douze heures.

- Ça nous laisse le temps d'évacuer.

- Je me trompe peut-être, reprit Harris, mais à partir du moment où nous ressentirons vraiment les premières ondes de choc, le gros du tremblement de terre pourrait suivre à quelques minutes. D'un autre côté, les ondes pourraient décroître et s'arrêter d'un seul coup.

À peine avait-il prononcé ces mots qu'ils sentirent tous deux un léger frémissement sous leurs pieds. Dans la salle à manger, les tasses à café se mirent à cliqueter dans leurs soucoupes.

Pitt regarda Harris et lui adressa un sourire tendu.

- On dirait que le temps n'est pas de notre côté, dit-il.

Le tremblement augmenta à une vitesse terrifiante. Le grondement lointain semblait se rapprocher. Puis vinrent des bruits secs provoqués par de petits rochers dégringolant les pentes du canyon et frappant les amas rocheux du fond de l'océan. Chacun gardait un oeil sur le plafond voûté de la chambre des équipements, craignant qu'une avalanche ne perce les murs. La moindre brèche et l'eau s'infiltrerait avec la force écrasante de milliers de canons.

Tout se passa calmement. En dehors des vêtements qu'ils portaient, ils emportèrent rien que les fiches de l'ordinateur du projet. Il ne fallut à l'équipage que huit minutes pour se rassembler et être prêt à embarquer dans les véhicules de grands fonds.

Pitt savait depuis le début que certains allaient mourir. Les deux submersibles n'avaient été armés que pour transporter six personnes au maximum. A la limite, on pourrait en caser sept - quatorze en tout, c'est-à-dire le nombre exact de l'équipage de cette mission - mais certainement pas davantage. Et maintenant, ils étaient responsables de la vie des trois hôtes imprévus, rescapés du Vieux Gert.

Les chocs gagnaient en force et en fréquence. Pitt savait qu'aucun submersible ne réussirait à gagner la surface, décharger ses passagers et revenir sauver ceux qu'on aurait dû laisser derrière. L'aller-retour ne prenait pas moins de quatre heures. Les structures du fond ne cessaient de s'affaiblir sous les chocs de plus en plus violents et ce n'était qu'une question de minutes, maintenant. Elles allaient lâcher et s'effondrer sous les coups de boutoir de la mer.

Giordino en lut les signes implacables dans l'expression butée de Pitt.

- Il va falloir faire deux voyages. Je ferais mieux d'attendre le prochain...

- Désolé, mon vieux, coupa Pitt, mais tu pilotes le premier submersible. Moi je suivrai dans le second. File à la surface, dépose tes passagers dans les canots gonflables et reviens à toute vapeur chercher ceux qu'on devra faire attendre.

- Je n'ai aucun moyen de revenir à temps, dit Giordino d'une voix tendue.

- Tu connais un meilleur moyen ?

- Qui aura la courte paille ? demanda Giordino avec un geste défaitiste.

- L'équipe des Anglais. Giordino se raidit.

- Pas d'appel aux volontaires ? Ça ne te ressemble pas de laisser une femme derrière toi.

- Je dois m'occuper de notre équipe en priorité, répondit sèchement Pitt.

Giordino haussa les épaules et ne cacha pas sa désapprobation.

- D'abord on les sauve, ensuite on signe leur arrêt de mort ?

Une longue vibration secoua le fond marin comme l'écho d'un grondement sourd et menaçant. Dix secondes. Pitt surveilla sa montre. Le choc dura dix secondes. Puis le silence s'installa à nouveau, immobile et porteur de mort.

Giordino planta son regard dans celui de son ami. Il n'y lut pas la moindre peur. Pitt paraissait incroyablement indifférent. Et pourtant, il n'avait jamais eu l'intention de piloter le second submersible. Il était au contraire bien décidé à partir le dernier.

Il était trop tard maintenant, trop tard pour argumenter, trop tard pour échanger d'interminables adieux. Pitt serra le bras de Giordino et poussa presque le solide petit Italien par l'écoutille du premier submersible.

- Tu devrais arriver juste à temps pour accueillir l'amiral, dit-il. Présente-lui mes respects.

Giordino ne l'entendit pas. Les mots furent noyés dans le bruit que fit un rocher heurtant le dôme, se répercutant tout autour d'eux. Pitt claqua l'écoutille et tourna le dos.

Les six volumineuses personnes enfournées à l'intérieur semblaient remplir chaque centimètre carré du submersible. Personne ne parlait, chacun évitait même de regarder les autres. Puis, comme si tous les regards suivaient un ballon de football lors de la dernière seconde d'un match, ils regardèrent intensément Giordino se faufiler comme une anguille entre les corps serrés et s'installer dans le siège du pilote.

Rapidement il mit en marche les moteurs électriques et le submersible glissa jusqu'au sas de sortie. Bousculant un peu la procédure, il venait de programmer l'ordinateur quand la massive porte intérieure se referma. L'eau commença à entrer par les valves spéciales du sas, venue de la mer glacée. Dès que le sas fut rempli et que la pression énorme de la mer fut la même de part et d'autre, l'ordinateur ouvrit automatiquement la porte extérieure. Alors Giordino repassa en contrôle manuel, mit les propulseurs à leur puissance maximale et conduisit le submersible vers les vagues, loin au-dessus.

Pendant que Giordino et ses passagers étaient dans le sas, Pitt porta rapidement son attention vers l'embarquement du second engin. Il fit d'abord entrer les deux femmes de la NUMA puis signifia d'un geste à Stacy de les suivre.

Elle hésita et lui lança un regard tendu, interrogateur.

- Est-ce que vous allez mourir parce que je prends votre place ? demanda-t-elle doucement. Pitt lui sourit avec malice.

- Réservez une soirée pour boire un verre avec moi au coucher du soleil, sur la terrasse de l'hôtel Haleka-lami, à Honolulu, voulez-vous ?

Elle essaya de répondre quelque chose de spirituel, mais fut poussée assez vivement dans le submersible par l'homme qui devait y entrer derrière elle.

Pitt s'approcha de Dave Lowden, chef mécanicien de la mission. Aussi fermé qu'une palourde, Lowden remonta d'une main la fermeture Éclair de son blouson d'aviateur tout en repoussant ses lunettes sur son nez.

- Tu veux que je sois ton copilote ? demanda-t-il gravement.

- Non, tu prends les commandes tout seul, dit Pitt. Moi, j'attends le retour de Giordino. Lowden ne put retenir une expression attristée.

- Alors, il vaut mieux que ce soit moi que toi.

- Tu as une femme ravissante et trois gamins. Moi, je suis célibataire. Alors, pose ton cul dans cette machine et magne-toi !

Pitt tourna le dos à Lowden et s'approcha de Plunkett et de Salazar.

Plunkett non plus ne montrait aucun signe de peur. Le grand ingénieur océanographe paraissait aussi détendu qu'un berger surveillant son troupeau pendant une averse de printemps.

- Avez-vous de la famille, Doc ? demanda Pitt. Plunkett secoua la tête.

- Moi ? Je voudrais bien voir ça ! Je suis un célibataire endurci.

- C'est bien ce que je pensais.

Salazar se frottait nerveusement les mains, une expression effrayée dans le regard. Il avait douloureusement conscience de son impuissance et de la proximité de sa mort.

- Vous m'avez dit, je crois, que vous avez une femme ? demanda Pitt en se tournant vers le Mexicain.

- Et un fils, murmura-t-il. Ds sont à Veracruz.

- Il y a encore une place disponible. Dépêchez-vous.

- On sera huit avec moi, dit Salazar. Je croyais que vos engins ne pouvaient embarquer que sept personnes.

- J'ai mis les plus gros dans le premier engin et les femmes et les plus petits dans celui-ci. Il doit y avoir assez de place pour un maigrichon comme vous !

Sans un merci, Salazar pénétra dans le submersible dont Pitt referma hâtivement l'écoutille. Lowden actionna le système d'étanchéité interne.

Tandis que le petit vaisseau glissait vers le sas dont la porte se refermait sur eux avec une terrible finalité, Plunkett mit sur l'épaule de Pitt sa main large comme une patte d'ours.

- Vous êtes un type bien, monsieur Pitt. Personne n'aurait joué mieux que vous le rôle de Dieu le Père.

- Je suis désolé de n'avoir pu trouver un strapontin pour vous.

- Ça ne fait rien. Je considère comme un honneur de mourir en si bonne compagnie. Pitt regarda Plunkett avec étonnement.

- Qui parle de mourir ?

- Allez, mon vieux. Je connais la mer. Il n'est pas nécessaire d'être un génie en sismographie pour comprendre que votre mission est en train de vous péter dans les mains.

- Doc, dit Pitt sur le ton de la conversation malgré le tremblement des murs, faites-moi confiance.

- Est-ce que vous savez quelque chose que j'ignore ? demanda Plunkett avec un regard méfiant.

- Eh bien disons que j'ai l'intention de sortir le reste du fret des Pâturages détrempés.

Douze minutes après, les ondes de choc se succédaient sans interruption. Des tonnes de rochers se détachaient des parois du canyon, frappant les structures arrondies de l'abri avec une force terrifiante.

Finalement les murs de l'abri sous-marin implosèrent et des millions de litres d'eau glacée se déversèrent et balayèrent la création des hommes aussi efficacement que si elle n'avait jamais existé.

 

Le premier submersible sortit de l'eau comme un boulet de canon au milieu des vagues, sautant comme une baleine avant de retomber sur le ventre au milieu d'une mer bleu-vert. Les eaux s'étaient considérablement calmées sous un ciel clair comme du cristal et les vagues ne dépassaient pas un mètre.

Giordino se hâta de tourner le volant qui maintenait l'écoutille hermétiquement close. Après deux tours, il commença à glisser plus facilement et Giordino put enfin l'ouvrir. Un filet d'eau pénétra dans le submersible et les passagers, muscles tétanisés, respirèrent avec bonheur l'air pur et frais. C'était leur premier retour à la surface depuis des mois.

Giordino enjamba l'écoutille et s'enfila dans l'étroite tourelle qui protégeait des vagues lors de l'ouverture. Il s'était attendu à trouver l'océan désert, aussi, en regardant autour de lui, ne put-il réprimer une exclamation d'horreur et d'étonnement.

À moins de cinquante mètres, une jonque, le classique bateau à voiles Foochow chinois, s'approchait déjà du petit sous-marin. Entre son pont carré et sa haute poupe ovale se dressaient trois mâts aux voiles carrées tendues par des lattes de bambou et un foc des plus modernes. Les yeux peints sur la coque semblèrent se hausser pour regarder Giordino.

Pendant quelques secondes, celui-ci ne put croire à la réalité de cette rencontre. Dans toute l'immensité de l'océan, il avait fallu qu'il fasse surface à l'endroit précis où se trouvait ce navire ! Il se pencha sur la tourelle et cria à l'intérieur :

- Tout le monde dehors, vite !

Deux marins de la jonque aperçurent le submersible turquoise au moment où une vague le soulevait et crièrent à leur barreur de virer ferme à tribord. Mais la distance entre les deux bâtiments était presque nulle. Poussée par une brise ronde, la brillante coque de teck vint sur les hommes qui, sortant du submersible, sautaient dans l'eau.

Elle se rapprochait de plus en plus, l'écume volant sous les étraves, les gouvernails massifs luttant contre le courant. L'équipage de la jonque semblait collé au bastingage, regardant de tous ses yeux l'apparition inattendue de l'engin de la NUMA sur leur chemin, craignant un impact qui mettrait en danger l'étrave de la jonque et risquerait de l'envoyer par le fond.

La surprise, le temps de réaction des vigiles avant de donner l'alerte, le retard pris par le barreur avant de comprendre ce qui arrivait et de tourner la roue moderne qui remplaçait la barre franche traditionnelle, tout concourut à une collision inévitable. Trop tard, le lourd vaisseau fit un effort surhumain, mais terriblement lent pour changer de cap.

L'ombre de l'énorme étrave se projeta sur Giordino au moment où il attrapait la main tendue du dernier homme encore à l'intérieur. Il était sur le point de le propulser vers l'extérieur quand l'étrave de la jonque, soulevée par un rouleau, retomba sur l'avant du submersible. Il n'y eut aucun bruit de déchirure ni de craquement, presque aucun bruit, en fait, sauf celui de l'eau éclaboussée et une sorte de gargouillement lorsque le submersible roula sur le flanc bâbord et que l'eau s'infiltra par l'écoutille ouverte.

Puis des cris s'élevèrent sur les ponts de la jonque tandis que l'équipage amenait les voiles comme des stores vénitiens. Le moteur du navire toussa et se mit en route en arrière toute tandis que, de l'autre côté, on jetait des bouées à la mer. Giordino fut repoussé loin de la jonque qui passa à quelques mètres de lui. Il tira vivement le dernier passager de l'écoutille, s'écorchant la peau des genoux et tombant en arrière, poussé sous l'eau par le poids de l'homme qu'il venait de sauver. Il eut le réflexe de garder la bouche fermée, mais ne put empêcher son nez d'aspirer une grande coulée d'eau. Remontant à la surface, il se moucha violemment dans ses doigts et regarda autour de lui. Il fut heureux de compter six têtes s'agitant dans les vagues, certaines sans difficulté, certaines se dirigeant vers les bouées.

Mais le submersible, rapidement rempli d'eau, avait perdu sa flottabilité.

Giordino contempla, plein de rage et de frustration, l'engin fait pour les grands fonds glisser la proue la première sous une vague et disparaître vers les profondeurs.

Levant les yeux sur la jonque, il déchiffra son nom sur les flancs décorés. Elle s'appelait Shanghai Shelly. Il jura tout son saoul devant un aussi incroyable coup du sort. Comment était-il possible, pestait-il, d'être coulé par le seul et unique bateau à des centaines de kilomètres à la ronde ? Il se sentit responsable et complètement mortifié d'avoir ainsi manqué à son ami Pitt.

Il savait seulement qu'il lui fallait réquisitionner le second submersible, plonger au fond et sauver Pitt, même si cette tentative était vaine. Ils étaient plus proches que des frères, il devait trop à l'indomptable aventurier pour le laisser mourir sans se battre. Jamais il ne pourrait oublier les nombreuses fois où Pitt l'avait sorti d'un mauvais cas, les nombreuses fois où il avait cru avoir touché le fond du désespoir. Mais il fallait d'abord s'occuper des priorités.

Il regarda autour de lui.

- Si l'un de vous est blessé, qu'il lève la main ! cria-t-il. Seul un jeune géologue leva la main.

- Je crois que je me suis foulé une cheville.

- Si c'est tout ce que tu as, considère-toi comme un sacré veinard ! grogna Giordino.

La jonque se rapprocha et ralentit, s'arrêtant tout à fait à une dizaine de mètres au vent des survivants du submersible. Un homme âgé, aux cheveux blancs agités par le vent et le visage barré d'une énorme moustache blanche aux pointes relevées, se pencha au-dessus du bastingage. Mettant ses mains en porte-voix, il cria :

- Y a-t-il des blessés ? Devons-nous mettre une chaloupe à l'eau ?

- Abaissez votre passerelle, demanda Giordino. Nous grimperons à bord, faites bien attention, ajouta-t-il, nous avons un autre submersible sur le point de faire surface.

- Je vous entends.

Cinq minutes plus tard, tout l'équipage de la NUMA était sur le pont de la jonque, sauf le géologue qu'un filet avait remonté un peu plus loin. L'homme qui les avait hélés s'avança et ouvrit les mains en geste d'excuse.

- Mon Dieu, je suis vraiment désolé d'avoir coulé votre submersible. Nous vous avons aperçus trop tard.

- Ce n'est pas votre faute, dit Giordino en s'avançant à son tour. Nous avons émergé pratiquement sous votre quille. Vos guetteurs ont même été plus rapides que nous n'aurions pu l'espérer.

- Avez-vous perdu quelqu'un ?

- Non, nous sommes tous là.

- Dieu en soit loué ! Cette journée a vraiment été folle ! Nous avons recueilli un autre homme qui dérivait à moins de vingt kilomètres à l'ouest. Il est mal en point. Il dit s'appeler Jimmy Knox. Est-ce quelqu'un de chez vous ?

- Non, dit Giordino. Le reste de notre équipage suit dans un autre submersible.

- J'ai dit à mon équipage de garder les yeux bien ouverts.

- Vous êtes très aimable, dit machinalement Giordino dont l'esprit avançait étape par étape.

L'étranger, qui paraissait commander la jonque, jeta un coup d'œil autour de son bâtiment, une expression étonnée sur son visage.

- D'où venez-vous donc tous ?

- Les explications viendront, mais plus tard. Puis-je emprunter votre radio ?

- Bien sûr ! À propos, je m'appelle Owen Murphy.

- Al Giordino.

- Bienvenue à bord, monsieur Giordino, dit Murphy en mettant sagement un frein à sa curiosité.

Il montra une porte dans la grande cabine de la plage arrière.

- Pendant que vous serez occupé, je vais faire donner des vêtements secs à votre équipage.

- Je vous remercie, dit Giordino par-dessus son épaule en se hâtant.

Plus d'une fois, après qu'ils l'eurent tous échappé belle, ainsi, des flashes lui traversèrent l'esprit : il voyait Pitt et Plunkett, impuissants, tandis que des millions de tonnes d'eau menaçaient de les écraser. Il avait conscience du fait qu'il était probablement déjà trop tard, que leurs chances d'être encore vivants variaient entre le zéro et l'impossible. Mais l'idée de les abandonner, de les laisser pour morts lui était insupportable. Il était même plus déterminé que jamais. Il redescendrait dans l'abysse, quel que soit le cauchemar auquel il pourrait être confronté.

Le submersible de la NUMA piloté par Dave Lowden fit surface à un demi-kilomètre de la jonque. Grâce au talent de barreur de Murphy, le Shanghai Shelly s'arrêta à deux mètres de la tourelle de l'engin. Cette fois, tout l'équipage sauf Lowden était sec en montant à bord de la jonque.

Giordino regagna rapidement le pont après avoir avisé l'amiral Sandecker de la situation et demandé au pilote de l'hydravion de se poser le long de la jonque. Il arriva à temps pour regarder Lowden à demi sorti du submersible.

- Laisse-le là ! cria-t-il. Je vais redescendre avec. Lowden fit un signe négatif.

- Impossible. Il y a une fuite dans le réservoir des batteries. Quatre sont HS. Pas assez d'énergie pour replonger.

Lowden acheva sa phrase dans un silence glacé. Dans une sorte d'engourdissement, devant un échec aussi total, Giordino donna un grand coup de poing sur le bastingage. Les scientifiques et les ingénieurs de la NUMA, Stacy et Salazar, même l'équipage de la jonque, regardèrent sans rien dire l'expression désolée qui envahit son visage.

- Ce n'est pas juste ! murmura-t-il dans un soudain accès de rage. Ce n'est pas juste !

Il resta là un grand moment, le regard plongé dans cette mer intraitable comme s'il pouvait en pénétrer les profondeurs, il n'avait pas bougé lorsque l'hydravion de l'amiral Sandecker apparut sous le ciel pâle, manoeuvrant pour amerrir près de la jonque.

Un marin conduisit Stacy et Salazar à la cabine où reposait Jimmy Knox, à peine conscient. Un homme aux cheveux gris et rares avec des yeux vifs et chaleureux se leva de la chaise qu'il occupait près du lit et leur fit signe d'approcher.

- Bonjour, je suis Harry Deerfield.

- Pouvons-nous entrer ? demanda Stacy.

- Vous connaissez M. Knox ?

- Nous sommes des amis. Nous travaillons sur le même navire océanographique anglais, répondit Salazar. Comment va-t-il ?

- Il se repose confortablement, dit Deerfield avec une expression qui suggérait que la guérison ne serait sans doute pas au bout de ce repos.

- Êtes-vous médecin ?

- En fait, je suis pédiatre. J'ai pris six semaines de congé pour aider Owen Murphy à ramener son bateau à l'arsenal de San Diego. Vous avez des visiteurs, Jimmy, dit-il en se tournant vers Knox.

Celui-ci, pâle et immobile, bougea les doigts pour montrer qu'il avait compris. Il avait le visage gonflé et plein de boutons, mais ses yeux semblaient vifs. Us brillèrent franchement lorsqu'il reconnut Stacy et Salazar.

- Que Dieu soit béni de vous avoir ramenés sains et saufs, dit-il d'une voix faible. Je ne croyais pas vous revoir. Où est-ce fou de Plunkett ?

- Il sera là dans un moment, dit Stacy en faisant signe à Salazar de se taire. Qu'est-il arrivé, Jimmy ? Qu'est-il arrivé à l'Invincible ?

Knox secoua faiblement la tête.

- Je ne sais pas. Je crois qu'il y a eu une sorte d'explosion. À un moment, j'étais en train de vous parler au téléphone sous-marin et, la minute suivante, tout le navire a explosé et pris feu. Je me rappelle avoir essayé de vous faire remonter, mais vous ne répondiez plus. Après, j'ai enjambé des débris et des cadavres et puis le navire a coulé sous moi.

- Coulé ! murmura Salazar, refusant de comprendre. Le navire a coulé et l'équipage a disparu ? Knox hocha imperceptiblement la tête.

- Je l'ai regardé couler jusqu'au fond. J'ai crié et j'ai cherché tous ceux qui auraient pu survivre. Mais la mer était vide. Je ne sais pas combien de temps j'ai flotté ni jusqu'où, avant que M. Murphy et son équipage me voient et me repêchent. Ils ont fouillé toute la zone, mais n'ont rien trouvé. Ils m'ont dit que j'étais sans doute le seul survivant.

- Mais où sont passés les deux navires qui croisaient dans le coin quand nous avons plongé ? demanda Stacy.

- Je n'ai vu aucun signe d'eux. Ils avaient disparu aussi.

La voix de Knox n'était plus qu'un murmure et il était évident qu'il perdait lentement la bataille qu'il menait contre l'inconscience qui, peu à peu, l'envahissait. La volonté était bien là, mais le corps ne suivait pas. Il ferma les yeux et sa tête tomba lentement sur le côté.

Le Dr Deerfield fit signe à Stacy et à Salazar de s'éloigner.

- Vous lui parlerez plus tard, quand il sera reposé.

- Êtes-vous certain qu'il va s'en sortir ? demanda doucement Stacy.

- Je ne peux pas le dire, répondit Deerfield dans la plus pure tradition médicale.

- Qu'est-ce qu'il a exactement ?

- Deux ou trois côtes cassées, d'après ce que je peux voir sans radio. Une cheville enflée, entorse ou fracture, je ne sais pas. Des contusions, des brûlures au premier degré. Rien que des blessures que je peux soigner. Mais les autres symptômes ne sont pas du tout ceux que j'attendais chez un homme qui a survécu à un naufrage.

- De quoi parlez-vous ? demanda Salazar.

- De la fièvre, de l'hypotension artérielle, autrement dit une tension sanguine trop basse, d'un grave érythème, de crampes d'estomac et de pustules étranges.

- Et la cause ?

- Ce n'est pas tout à fait mon domaine, avoua Deerfield. J'ai seulement lu quelques articles dans les journaux médicaux. Mais je ne crois pas me tromper en affirmant que l'état de Jimmy Knox vient de ce qu'il a été exposé à une dose plus que mortelle de radiations.

Stacy resta un instant silencieuse puis suggéra :

- Des radiations... nucléaires ?

- Je souhaite me tromper, fit Deerfield en hochant la tête, mais les faits me donnent raison.

- Mais vous pouvez faire quelque chose pour le sauver, n'est-ce pas ? Deerfield montra la cabine.

- Regardez autour de vous, dit-il amèrement. Est-ce que ça ressemble à un hôpital ? Je suis venu faire cette croisière comme homme d'équipage. Tout ce qu'il y a dans ma trousse médicale, ce sont des pilules et des bandages pour un traitement d'urgence. On ne peut pas le transporter par hélicoptère avant d'être plus près de la côte. Et même dans ce cas, je doute qu'il puisse être sauvé par les traitements thérapeutiques généralement disponibles.

- J'espère qu'on aura leur peau ! s'écria Knox en faisant sursauter tout le monde.

Les yeux soudain ouverts, son regard traversa sans les voir les trois occupants de la cabine, comme s'il contemplait une image inconnue, au-delà de la paroi.

- Qu'on fasse la peau à ces salauds meurtriers !

Tous le regardèrent, stupéfaits. Salazar était statufié. Stacy et Deerfield se précipitèrent vers le lit pour calmer Knox qui essayait faiblement de se mettre debout.

- Qu'on pende ces salauds ! répéta-t-il haineusement, comme s'il lançait une malédiction. Ils tueront encore ! Qu'on les pende !

Mais avant que Deerfield ait pu lui injecter un sédatif, Knox se raidit, ses yeux brillèrent un instant puis son regard parut se couvrir d'un film de brume et il retomba sur l'oreiller, poussa un grand soupir et devint mou.

Deerfield tenta immédiatement un massage cardiopulmonaire tout en sachant que Knox avait été trop affaibli par les radiations pour qu'on puisse le ramener à la vie. Il poursuivit ses efforts jusqu'à haleter de fatigue, le visage dégoulinant de sueur dans l'atmosphère humide de la chambre. Mais aucun homme, aucun miracle ne pourrait ramener Jimmy Knox à la vie.

- Je suis désolé, murmura-t-il entre ses dents.

Comme hypnotisés, Stacy et Salazar sortirent lentement de la cabine. Salazar resta silencieux tandis que Stacy pleurait doucement. Quelques minutes plus tard, elle essuya ses larmes de la main et se redressa.

- Il a vu quelque chose, murmura-t-elle. Salazar la regarda.

- Vu quoi ?

- Il savait. Ça peut paraître incroyable, mais il savait.

Se retournant, elle regarda par la porte ouverte la forme silencieuse, immobile sur la couchette.

- Juste avant la fin, Jimmy a vu qui était responsable de cet horrible raz de marée de morts et de destructions.

 

Rien qu'à son corps, mince au point de paraître émacié, on savait qu'il était un fanatique de diététique et de forme physique. Petit, le menton et le torse en avant comme un coq de combat, il était coquettement vêtu d'un polo bleu clair et d'un pantalon assorti, avec sur ses cheveux roux et fournis un panama bien enfoncé pour qu'il ne s'envole pas. Sa barbe rousse et soignée, à la Van Dyke, faisait une pointe si fine qu'on se demandait si elle ne couperait pas comme un poignard si jamais il vous bousculait un peu violemment.

Il monta en trois enjambées la passerelle de la jonque avec, aux lèvres, un énorme cigare auquel la brise arrachait des étincelles. Son allure était aussi royale que s'il avait tenu une cour. Si l'on avait décerné le prix de l'entrée la plus théâtrale, il serait revenu sans conteste à l'amiral James Sandecker, directeur de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine.

Son visage tendu portait la trace des mauvaises nouvelles que lui avait annoncées Giordino pendant son vol. Dès qu'il mit le pied sur le Shanghai Shelly, il fit un signe de la main au pilote de l'hydravion. L'engin fit demi-tour dans le vent, s'élança sur la crête des vagues et s'envola gracieusement vers le sud-est et les îles Hawaï.

Giordino et Murphy s'avancèrent à sa rencontre. Sandecker détailla le commandant de la jonque.

- Bonjour, Owen. Je ne m'attendais pas à te trouver là. Murphy sourit et lui tendit la main.

- C'est réciproque, Jim. Mais bienvenue à bord. Ça fait plaisir de te voir.

Il resta un instant silencieux, jouissant de la surprise de l'équipe de la NUMA groupée autour d'eux sur le pont.

- Peut-être quelqu'un va-t-il enfin m'expliquer ce qu'étaient cette grande lumière et ce coup de tonnerre à l'horizon, hier, poursuivit-il. Et pourquoi tous ces gens sortent de l'océan comme des puces ?

Sandecker ne répondit pas directement, il laissa son regard errer sur le pont et sur les voiles amenées.

- Qu'est-ce que c'est que ce rafiot que tu t'es trouvé là ?

- Je l'ai fait construire à Shanghai. Mon équipage et moi-même l'emmenons à Honolulu pour repartir ensuite sur San Diego où j'ai l'intention de radouber.

- Vous vous connaissez ? demanda enfin Giordino.

- Ce vieux pirate et moi étions ensemble à Annapolis, répondit Sandecker. Sauf qu'Owen était plus doué. Il a démissionné de la Navy et a lancé une société d'électronique. Maintenant, il est plus riche que le Trésor américain.

- J'aimerais bien, dit Murphy en souriant. Sandecker redevint sérieux.

- Quelles nouvelles de la base depuis que vous m'avez briefé par radio ? demanda-t-il à Giordino.

- Nous craignons qu'elle n'existe plus, répondit calmement Giordino. Les appels depuis le submersible restant n'ont pas reçu de réponse. Keith Harris pense que l'onde de choc la plus importante a dû frapper après que nous avons évacué. Comme je vous l'ai dit, il n'y avait pas assez de place dans les deux submersibles pour emmener tout le monde. Pitt et un scientifique anglais se sont portés volontaires pour rester en bas.

- Qu'est-ce qu'on a mis en place pour aller les chercher ? demanda Sandecker.

Giordino semblait visiblement découragé, comme si toutes les émotions en lui étaient émoussées.

- Nous sommes à court de moyens. Le visage de Sandecker devint glacial.

- Si j'ai bien compris, vous avez échoué, monsieur ! Vous m'aviez laissé entendre que vous redescendriez avec le second submersible.

- Ça, c'était avant que Lowden ne remonte avec ses batteries inutilisables, répliqua l'Italien avec rancune. Avec le premier sub coulé et le second inopérationnel, nous étions coincés.

L'expression de Sandecker se radoucit. Sa froideur disparut, mais son regard devint triste. Il comprit que Giordino avait été poursuivi par la malchance. Il était évidemment stupide de suggérer que l'ami de Pitt n'avait pas fait de son mieux et il regretta aussitôt de l'avoir pensé. Mais lui aussi était choqué par la disparition probable de Pitt.

Pitt représentait pour lui le fils qu'il n'avait jamais eu. Il aurait lancé toute une armée d'hommes spécialement entraînés, équipés de moyens secrets et sophistiqués dont le public américain ne soupçonnait même pas l'existence. Si seulement il avait disposé de trente-six heures de plus ! L'amiral Sandecker avait ce pouvoir à Washington. Il n'était pas arrivé à un poste pareil en répondant à une petite annonce du Washington Post !

- Pensez-vous que les batteries puissent être réparées ? demanda-t-il.

Giordino indiqua le submersible porté par les vagues, vingt mètres plus bas, relié par un câble à l'avant du Shanghai Shelly.

- Lowden travaille comme un fou pour essayer de le remettre en état, mais il n'est pas très optimiste.

- S'il y a quelqu'un à blâmer, c'est moi, intervint Murphy.

- Pitt est peut-être encore vivant, dit Giordino en ignorant l'intervention. Ce n'est pas un homme que la mort attrapera facilement.

- En effet ! Il nous l'a prouvé bien des fois dans le passé, dit l'amiral, les yeux dans le vague. Giordino le regarda, une étincelle dans l'œil.

- Si nous pouvions disposer d'un autre submersible....

- Le Deep Queen peut plonger à dix mille mètres, dit Sandecker, revenant à la réalité. Il est aux docks du port de Los Angeles. Je peux le faire charger sur un C5 de l'Air Force. Il serait ici vers le coucher du soleil.

- Je ne savais pas qu'un C5 pouvait se poser sur l'eau, remarqua Murphy.

- Il ne le peut pas, répliqua sèchement l'amiral. Mais le Deep Queen, avec ses douze tonnes, peut être lâché de la soute. Dans... environ huit heures d'ici, acheva-t-il en regardant sa montre.

- Tu vas faire larguer un submersible de douze mètres par parachute ?

- Et pourquoi pas ? Il lui faudrait une semaine pour venir ici par mer.

Giordino regardait le pont d'un air pensif.

- Nous pourrions éliminer un tas de problèmes si nous avions un navire-base avec des possibilités de lancement et de remorquage.

- Le Sounder est le plus proche navire de surveillance océanique capable de faire l'affaire. Il fait en ce moment des relevés des fonds marins au sonar au sud des Aléoutiennes. Je vais demander à son commandant d'interrompre sa mission et de rappliquer ici aussi vite qu'il pourra.

- En quoi puis-je vous être utile ? demanda Murphy. Après avoir coulé votre submersible, le moins que je puisse faire est de mettre à votre service mon bateau et mon équipage.

Giordino retint un sourire en voyant Sandecker prendre Murphy dans ses bras. Pitt appelait ça « l'application des mains ». Sandecker ne se contentait pas de demander une faveur à un malheureux qui ne se doutait de rien, il faisait en sorte que ses victimes se sentent en plus bénies et baptisées.

- Owen, dit l'amiral d'un ton plein d'onction, la NUMA te sera éternellement reconnaissante si tu nous autorises à utiliser ta jonque comme navire amiral de la flotte.

Owen Murphy était assez intelligent pour reconnaître qu'il s'était fait avoir.

- Quelle flotte ? demanda-t-il en feignant l'innocence.

- Comment, quelle flotte ? Mais la moitié de la Marine des États-Unis est en train de converger ici, répondit Sandecker comme si son entretien secret avec Raymond Jordan était connu de tous. Avec un petit sourire entendu, il poursuivit :

- Je ne serais d'ailleurs pas étonné que l'un de nos sous-marins nucléaires se promène en ce moment juste au-dessous de ta coque !

Murphy pensa que c'était bien l'histoire la plus dingue qu'il ait entendue de sa vie. Mais personne, à bord du Shanghai Shelly, sauf l'amiral lui-même, ne savait à quel point ses paroles étaient prophétiques. Personne ne se doutait non plus que cette tentative de renflouement n'était que le premier acte de l'événement principal.

Douze kilomètres plus loin, le sous-marin d'attaque Tucson naviguait à quatre cents mètres de profondeur et se rapprochait de la jonque. Il était en avance. Son pacha, le commandant Beau Morton, l'avait poussé au maximum après avoir reçu de Pearl Harbor l'ordre de rallier au plus vite la zone de l'explosion. Sa mission, en arrivant, était de mesurer la contamination radioactive de l'eau en profondeur et de mettre à l'abri tout débris qu'il pourrait sans danger faire entrer à son bord.

Morton s'appuya tranquillement contre une table, balançant négligemment une tasse de café vide avec un doigt. Il regardait le lieutenant de vaisseau Sam Hauser, du Laboratoire national de Défense radiologique. Le scientifique paraissait indifférent à la présence de Morton, tout à ses contrôles d'instruments radiologiques, ses calculs d'intensité bêta et gamma que lui envoyaient des sondes accrochées à l'arrière du sous-marin.

- Est-ce que nous en sommes à briller dans l'obscurité ? demanda Morton d'un ton moqueur.

- La radioactivité est diversement distribuée, répondit Hauser. Mais bien en dessous du seuil autorisé. La concentration la plus importante est en surface.

- Vous pensez à une détonation en surface ?

- Un bateau, oui, pas un sous-marin. Le plus gros de la contamination s'est propagé dans l'air.

- Est-ce que cette jonque chinoise, plus au nord, risque quelque chose ?

- Ils étaient probablement trop loin contre le vent pour avoir reçu plus que quelques doses.

- Et maintenant, ils se dirigent vers la zone de l'explosion ? insista Morton.

- Étant donné la force des vents et les turbulences de la mer pendant et après l'explosion, expliqua patiemment Hauser, la part la plus importante des radiations est partie dans l'atmosphère, loin vers l'est. Ils devraient être à l'abri là où ils sont.

Le téléphone de bord émit une sonnerie douce. Hauser décrocha.

- Oui ?

- Est-ce que le commandant est là, monsieur ?

- Ne quittez pas.

Il tendit l'appareil à Morton.

- Ici le commandant.

- Monsieur, ici Kaiser, du sonar. J'ai un contact. Je crois que vous devriez venir l'écouter.

- J'arrive.

Morton raccrocha, se demandant pourquoi Kaiser n'avait pas appelé par l’intercom, comme d'habitude.

Le commandant trouva le matelot de première classe Richard Kaiser, responsable du sonar, penché sur sa console, les écouteurs sur les oreilles et le visage incrédule et étonné. L'officier de pont, l'enseigne Ken Fazio, avait lui aussi des écouteurs sur les oreilles et paraissait complètement ébahi.

- Vous avez un contact ? demanda Morton.

Kaiser ne répondit pas immédiatement, mais continua à écouter un moment. Finalement, il retira l'écouteur de son oreille gauche et murmura :

- C'est complètement dingue !

- Dingue ?

- J'ai là un signal qui ne devrait pas y être. Pazio hocha la tête comme pour approuver.

- Je n'y comprends rien.

- Si vous voulez bien me faire partager le secret, s'impatienta Morton.

- Je vais mettre le haut-parleur, décida Kaiser.

Morton et plusieurs officiers et hommes d'équipage, mystérieusement prévenus par le téléphone arabe, s'approchèrent du sonar, regardant impatiemment le haut-parleur. La transmission n'était pas parfaite, mais suffisamment cependant pour être compréhensible, il ne s'agissait nullement du chant des baleines ni d'un crissement de cavitation d'hélice. C'étaient des voix et elles chantaient !

Et chaque soir à l'heure ou s'éveille l'étoile de mer Je la serrais, je l'embrassais,

Oh, la belle vie que j'ai connue avec Minnie la Sirène Tout là-bas, dans sa cabane au fond de l'eau.

Morton jeta à Kaiser un regard glacé.

- Qu'est-ce que c'est que cette blague ?

- Ce n'est pas une blague, monsieur.

- Ça doit venir de la jonque chinoise.

- Non, monsieur, ni de la jonque chinoise ni d'aucun navire de surface.

- Un autre sous-marin ? demanda Morton, sceptique. Un Russe, peut-être ?

- Pas à moins qu'ils ne soient capables de faire des subs dix fois plus résistants que les nôtres, dit Fazio.

- Avez-vous pris des coordonnées au compas ?

Kaiser parut hésiter. Il avait l'air d'un petit garçon qui s'est mis dans un mauvais cas et qui a peur de dire la vérité.

- Il ne s'agit pas d'un relèvement horizontal, monsieur. Ce chant vient du fond de la mer, à cinq mille mètres en dessous de nous.

 

Une vase jaunâtre, faite de microscopiques squelettes de cette plante marine appelée diatomée, voletait lentement en nuages serpentins, entourés de l'obscurité totale des abysses.

Le fond de la gorge, où la station minière de la NUMA s'élevait quelques heures plus tôt, avait été comblé par des glissements de vase et de roches au point de n'être plus qu'une plaine irrégulière de galets cassés et de débris éparpillés. Il aurait dû y régner un silence de mort après que s'étaient tus les derniers tremblements de terre. Mais le refrain un peu déformé de Minnie la Sirène s'élevait de ce lieu désolé et résonnait en se répercutant dans le vide liquide.

Si quelqu'un avait pu marcher parmi tous ces débris jusqu'à la source de la chanson, il n'aurait pu voir qu'une sorte d'antenne métallique tordue, bougeant dans la boue. Un poisson rond, d'un rosé tirant sur le gris, inspecta un moment l'antenne. La trouvant sans saveur, il remua sa queue pointue et s'enfonça paresseusement dans le noir.

Juste avant qu'il ne disparaisse, la boue commença à bouger à quelques mètres de l'antenne, créant un tourbillon mouvant de plus en plus large, illuminé par en dessous d'une lueur fantomatique. Soudain, un rai de lumière traversa le voile de vase, suivi par l'apparition d'une main mécanique en forme de pelle, avec un poignet articulé. L'apparition d'acier s'immobilisa un moment et se redressa comme un chien de prairie se dresse sur ses pattes de derrière pour renifler à l'horizon l'odeur d'un coyote.

Puis la pelle s'inclina et creusa une tranchée profonde et inclinée comme une rampe. Lorsqu'elle heurta un rocher trop gros pour elle, une sorte de mâchoire de métal apparut comme par magie à côté d'elle. Les pinces en forme de serres mordirent la roche, l'arrachèrent au sédiment et la relâchèrent en dehors de la tranchée, dans un nuage de boue. Puis la mâchoire disparut et la pelle se remit à creuser.

- Beau travail, monsieur Pitt ! dit Plunkett avec un sourire soulagé. Si vous continuez comme ça, on sera sur une jolie route de campagne à l'heure du thé.

Pitt s'appuya au dossier de son siège, les yeux fixés sur le moniteur TV, aussi concentré que s'il y voyait la finale du championnat de football.

- Nous ne sommes pas encore sur la route...

- Avoir eu l'idée de s'enfermer dans un véhicule d'excavation et de le placer dans le sas de pressurisation avant la grande secousse, pour moi, c'était vraiment une idée de génie.

- Je n'irai pas jusque-là, dit Pitt en programmant l'ordinateur du véhicule pour altérer un peu l'angle de la pelle. Disons que c'était un emprunt à « la logique selon M. Spock ».

- Les murs du sas ont tenu bon, argumenta Plunkett. Sans la protection de la volage Providence nous aurions été écrasés comme des insectes.

- Le sas a été construit pour résister à des pressions quatre fois supérieures à celles prévues pour les autres structures, expliqua Pitt avec un calme que rien ne semblait ébranler. La volage Providence, comme vous dites, nous a laissé le temps de pressuriser le sas, d'ouvrir la porte extérieure et d'avancer suffisamment pour que la pelle et la benne preneuse commencent à travailler avant l'avalanche. Autrement, nous aurions été coincés là-dedans pour une durée que je préfère ne pas estimer.

- Oh ! Et puis zut ! dit Plunkett en riant. Qu'est-ce que ça peut faire puisque nous avons échappé au tombeau ?

- Je vous serais reconnaissant de ne pas utiliser le mot « tombeau ».

- Pardon.

Plunkett, assis dans le siège voisin, un peu en retrait de celui de Pitt, ne semblait pas facilement impressionnable. Il regarda l'intérieur du DSMV.

- C'est une sacrée belle machine, dit-il. À quoi fonctionne-t-elle ?

- Un petit réacteur nucléaire.

- Nucléaire ? Vous autres Yankees ne cesserez jamais de m'étonner. Et je parie que vous pourrez conduire ce monstre jusqu'à la plage de Waikiki.

- Vous risquez de gagner votre pari, dit Pitt en souriant. Les réacteurs de Big John et son système d'équipement de vie pourraient en effet nous emmener jusque-là. Le seul problème est qu'à la vitesse maximum de cinq kilomètres à l'heure, nous serions morts de faim au moins une semaine avant d'arriver.

- Vous n'avez pas pris de panier de pique-nique ?

- Pas même une pomme. Plunkett regarda Pitt sans ciller.

- Même la mort serait une fête si je n'avais pas à entendre encore cette maudite chanson.

- Vous n'aimez pas Minnie la Sirène ? demanda Pitt en feignant l'étonnement.

- Après la vingtième audition du refrain, franchement non !

- Le téléphone étant hors d'usage, notre seul contact avec la surface est l'émetteur radio acoustique. Pas assez puissant pour une conversation, mais c'est tout ce dont nous disposons. Je peux vous offrir les valses de Strauss ou les marches militaires des années 40, mais je ne crois pas qu'elles seraient très appropriées.

- Il est certain que votre discothèque est un peu réduite, grogna Plunkett. Mais qu'est-ce que vous reprochez à Strauss ?

- Instrumental, répondit Pitt. La distorsion dans l'eau du son des violons peut le faire ressembler à des cris de baleine ou d'autres mammifères aquatiques. Minnie est vocal. Si quelqu'un écoute à la surface, il saura qu'il y a ici un être humain qui respire encore. Même déformé, on ne peut pas se tromper. C'est bien un gazouillement humain.

- Pour ce que ça nous est utile ! dit Plunkett. Si une mission de sauvetage est en route, on n'a aucun moyen de passer de ce véhicule à un submersible sans sas de pressurisation. Voilà bien une commodité dont votre tracteur, par ailleurs remarquable, est dépourvu. Si je peux me permettre de parler franchement, je ne vois pas d'autre avenir pour nous que l'inévitable décès.

- Je vous serais reconnaissant de ne pas utiliser le mot « décès ».

Plunkett tira une gourde de la poche de son gros cardigan de laine.

- Il ne doit rester que quelques gorgées, mais ça devrait nous aider à garder le moral un moment.

À l'instant même où Pitt prenait la gourde offerte, une secousse assourdie secoua le tracteur. La pelle s'était glissée dans une masse de pierres qu'elle tentait de soulever. Leur poids dépassait de loin sa charge de sécurité, aussi l'engin luttait-il avec un grognement métallique pour lever les débris. Comme un champion d'haltérophilie luttant pour la médaille d'or, la pelle souleva la charge massive au-dessus du sol marin et la déposa sur le tas grossissant le long de la tranchée.

Les projecteurs extérieurs étaient trop faibles pour pénétrer les nuages de boue, et les instruments, dans la cabine de contrôle, ne montraient que des taches informes, jaunes et grises. Cependant l'écran de l'ordinateur étalait l'image du sonar en trois dimensions et l'on distinguait parfaitement l'étendue de l'excavation.

Cinq longues heures s'étaient écoulées depuis que Pitt avait commencé à creuser. Finalement, il vit que le couloir étroit, mais raisonnablement dégagé s'élevait en pente douce jusqu'à la surface du fond marin.

- On va sûrement abîmer un peu notre peinture, dit-il avec confiance. Mais je pense qu'on va pouvoir se faufiler jusqu'au fond plat.

Le visage de Plunkett s'éclaira.

- Poussez la machine jusqu'en haut de la butte, monsieur Pitt. J'en ai plus qu'assez de voir cette boue dégoûtante.

- À vos ordres, monsieur Plunkett, dit Pitt avec un clin d'œil.

Il passa en contrôle manuel et se frotta les mains comme un pianiste avant de jouer.

- Croisez les doigts pour que les patins trouvent une surface assez ferme pour s'accrocher. Autrement, on prendra un sacré bail ici.

Il embraya doucement en marche avant. Les larges patins, de chaque côté de Big John, bougèrent lentement, brassant la vase molle, puis plus vite à mesure que Pitt augmentait la puissance. Peu à peu, ils avancèrent. Puis l'une des chenilles agrippa une couche de graviers, faisant pivoter la gigantesque machine vers le côté opposé de la tranchée. Pitt corrigea de toutes ses forces, mais le mur céda et le flot de boue se répandit sur l'un des flancs du véhicule.

Vivement, il mit au point mort, passa en marche arrière puis immédiatement après en marche avant. Le réacteur nucléaire compact avait bien la puissance nécessaire, mais les chenilles n'arrivaient pas à trouver la traction. Des rochers et de la vase volaient autour des sabots pivotants qui ripaient eux-mêmes sur le limon glissant.

Le DSMV restait collé à son étroite prison.

- Peut-être devrions-nous nous arrêter et descendre balayer la boue ? suggéra Plunkett avec sérieux. Ou mieux encore, reprendre l'étude de la situation.

Pitt prit le temps de lancer un coup d'œil furieux à l'Anglais qui aurait pu jurer, à cet instant, que les yeux de Pitt brûlaient un bon nombre de cellules nerveuses.

- J'ai travaillé dur et longtemps avec une sacrée équipe pour construire et mettre au point la première communauté sous-marine en grandes profondeurs, dit-il d'une voix blanche. Et quelqu'un, quelque part, est responsable de sa destruction. Ils sont également à l'origine de la perte de votre submersible, de votre navire de surface et de tout son équipage. C'est ça, la situation. Maintenant, et je parle pour moi, j'ai l'intention de sortir de ce merdier même si je dois y laisser les entrailles de cette machine. Et d'atteindre la surface en un seul morceau, de trouver les salauds responsables du désastre et de leur flanquer mon poing dans la gueule jusqu'à ce que leurs dents leur rentrent dans les poumons !

Sur quoi il reprit les leviers et lança les chenilles à l'assaut de la vase et des rochers. Avec un bruit inquiétant, la grosse machine parut se concentrer avant de parcourir un mètre, puis deux.

Plunkett, immobile comme un arbre, se sentit soudain intimidé, mais totalement confiant.

« Seigneur, se dit-il, je pense que ce diable d'homme est parfaitement capable de faire tout ce qu'il a dit !»

 

À huit mille kilomètres de là, dans un profond puits taillé dans la roche volcanique, une équipe de mineurs s'écarta pour laisser passer deux hommes qui vinrent se placer au bord du puits et contempler la brèche ouverte dans un mur de béton. Une odeur écoeurante montait de l'ouverture, remplissant les vingt membres de l'équipe de foreurs d'un sentiment de crainte, de terreur de l'inconnu.

Les projecteurs illuminant le puits étroit faisaient danser des ombres tordues dans ce qui paraissait être un large tunnel, un mètre en dessous du béton. À l'intérieur, on pouvait distinguer les restes rouillés d'un camion entouré de ce qu'à première vue ils prirent pour un vaste lit de végétation rabougrie, d'un brun grisâtre.

Un air froid et humide s'élevait au-dessous des pentes de l'île de Corregidor, à l'entrée de la baie de Manille où se voyaient encore les cicatrices de batailles féroces. Malgré cela, les deux hommes qui tentaient de percer l'obscurité du trou transpiraient abondamment. Après des années de recherches, ils savaient qu'ils étaient sur le point de découvrir une partie de l'immense cache de la Seconde Guerre mondiale connue sous le nom de l'« or de Yamashita ». Le général Yamashita Tomoyuki, commandant des forces japonaises dans les Philippines après octobre 1944, avait en effet laissé son nom à la cache.

L'immense butin saisi par les Japonais pendant la guerre - en Chine, dans les pays de l'Asie du Sud-Est, dans les Indes néerlandaises et aux Philippines - était composé de milliers de tonnes de gemmes exotiques et de bijoux, de lingots d'or et d'argent, de bouddhas et d'objets précieux en or incrusté de pierres précieuses, volés sur les autels religieux.

Manille avait été le point de concentration de ce butin qui devait par la suite être chargé sur des navires en partance pour le Japon. Mais à cause des lourdes pertes que leur avaient infligées, plus tard, les sous-marins américains, moins de vingt pour cent du butin étaient effectivement arrivés à Tokyo. Ne sachant où aller et menacés d'une invasion par les Américains avides de revanches, les gardiens du trésor japonais se trouvaient devant un dilemme. Ils n'avaient aucunement l'intention de le rendre aux nations et aux peuples qu'ils avaient dépouillés. Leur seule chance était de cacher cette énorme richesse dans une centaine d'endroits différents, sur et autour de l'île de Luzon, en espérant revenir après la guerre et le rapatrier discrètement.

Les estimations les plus pessimistes de la valeur du trésor volé tournaient autour de 450 à 500 milliards de dollars.

L'excavation de cet endroit particulier sur Corregidor, à quelques centaines de mètres à l'ouest et un bon kilomètre au-dessus du tunnel latéral qui avait servi de QG au général Douglas MacArthur avant que l'on ne l'évacue sur l'Australie, l'excavation donc durait depuis quatre mois. Utilisant des copies de vieilles cartes de l'OSS récemment déterrées des archives de la CIA à Langley, les agents de renseignements américains et philippins travaillaient en équipe. Le travail était épuisant et terriblement lent.

Les inscriptions portées sur les cartes étaient rédigées dans un vieux dialecte japonais abandonné depuis un millier d'années. Il fallait, pour atteindre le lieu abritant le trésor, faire une approche par un angle latéral, car l'accès originel du tunnel était truffé de pièges et de bombes de cinq à neuf cents kilos qui devaient exploser si quelqu'un empruntait l'accès direct. La pénétration par le labyrinthe de trente kilomètres qu'utilisaient les Japonais lorsqu'ils occupaient Luzon avait dû être très soigneusement calculée pour éviter que les mineurs ne perdent des mois à creuser au mauvais niveau et manquent le tunnel du trésor à quelques centimètres près.

Le plus grand des deux hommes, Frank Mancuso, demanda une torche électrique puissante. On lui en passa une qu'il dirigea aussitôt vers le trou creusé dans le mur. Son visage pâlit dans la pénombre jaune. Avec une indicible horreur, il se rendit compte de ce qu'était en réalité la végétation brunâtre.

Rico Acosta, l'ingénieur des mines attaché aux Forces de sécurité philippines, s'approcha de Mancuso.

- Qu'est-ce que tu vois, Frank ?

- Des os, dit Mancuso d'une voix à peine audible. Des squelettes Seigneur ! Il doit y en avoir des centaines là-dedans !

Il recula et fit signe à Acosta de jeter un coup d'œil. Le petit homme se tourna vers les mineurs.

- Élargissez-moi ça, ordonna-t-il.

Il fallut moins d'une heure à l'équipe de mineurs philippins pour faire avec leurs marteaux-piqueurs une ouverture assez large pour qu'un homme puisse s'y glisser. Le ciment utilisé pour construire les murs du tunnel était de qualité médiocre, craquant, friable et facile à démolir. Ce qui était une chance, car les ingénieurs ne souhaitaient nullement prendre le risque d'utiliser des explosifs.

Mancuso s'assit un peu plus loin et alluma une vieille pipe courbe, en attendant. À quarante-deux ans, il avait toujours les jambes et le corps effilés d'un joueur de basket-bail. Ses cheveux bruns, assez longs et tombant en mèches grasses sur son cou, avaient grand besoin d'un shampooing et son visage doux, un peu germanique, lui donnait davantage l'air d'un comptable que d'un ingénieur pas très propre. Ses yeux bleus et rêveurs paraissaient ne jamais fixer les choses et cependant aucun détail ne lui échappait.

Diplômé de l'École des Mines du Colorado, il avait au début de sa carrière parcouru le monde et les mines à la recherche de pierres précieuses, opales en Australie, émeraudes en Colombie, rubis en Tanzanie, avec des degrés variés de réussite. Il avait aussi passé trois ans dans l'île japonaise d’Hokkaido, à rechercher vainement la rareté des raretés : la painite rouge.

Peu avant ses trente ans, il fut contacté et recruté par une obscure agence de Washington, où il fut appointé comme agent spécial sous contrat. Sa première mission fut la recherche de l'or de Yamashita en tant que membre de l'équipe des Forces de sécurité des Philippines.

L'excavation devait se faire dans le secret le plus absolu. L'or et les pierres seraient rendus à leurs anciens propriétaires. Tout trésor trouvé serait gardé par le gouvernement philippin pour alléger ses dettes et renflouer l'économie en déroute du pays, ravagé par les, ponctions qu'y avait faites le régime des Marcos.

Son collègue Acosta avait travaillé lui aussi comme ingénieur des mines avant de rejoindre les Forces de sécurité. Pour un Philippin, il était grand et ses yeux indiquaient des racines chinoises évidentes.

- Alors, les histoires qui circulent étaient vraies ! dit Acosta.

- Pardon ?

- Les Japs forçant les prisonniers alliés à creuser des tunnels et les enterraient ensuite vivants pour qu'ils ne divulguent pas l'endroit, c'était vrai !

- On dirait bien. Nous en saurons plus quand nous irons voir sur place.

Acosta souleva son chapeau et s'essuya le front avec sa manche.

- Mon grand-père était au 57e régiment d'éclaireurs philippins. Il a été fait prisonnier et enfermé dans le donjon espagnol de Fort Santiago. Il n'en est jamais revenu. Plus de deux mille prisonniers de guerre sont morts là-bas, soit étouffés, soit morts de faim. On n'a jamais su combien exactement.

Mancuso hocha gravement la tête.

- Les nouvelles générations ne pourront jamais imaginer l'impitoyable barbarie qui a dévasté le théâtre des opérations dans le Pacifique.

Il tira quelques bouffées de sa pipe et exhala nuages de fumée bleue avant de poursuivre.

- Les terribles statistiques indiquent que cinquante-sept pour cent des soldats alliés prisonniers des camps japonais y sont morts alors que seulement un pour cent des prisonniers faits par les Allemands y ont laissé la vie.

- C'est tout de même curieux que les Japonais ne soient pas revenus prendre leur trésor.

- Des groupes se faisant passer pour des entreprises de reconstruction ont essayé d'obtenir des contrats afin de récupérer l'or avec une bonne couverture, mais dès que Ferdinand Marcos a entendu parler du trésor, il leur a fermé la porte au nez et s'est mis à sa recherche lui-même.

- Et il en a trouvé une grande partie, ajouta Acosta. Pour peut-être trente milliards de dollars américains qu'il a fait sortir en douce du pays avant de se faire virer lui-même.

- Plus ce qu'il a volé à tes compatriotes ! Acosta cracha d'un air dégoûté sur le plancher du puits.

- Lui et sa femme étaient malades de cupidité ! Il nous faudra au moins cent ans pour nous remettre de leur gouvernement.

Le contremaître des mineurs leur fit signe de la main.

- Vous devriez pouvoir vous faufiler, maintenant, dit-il.

- Vas-y, dit Acosta à Mancuso. À toi l'honneur.

L'odeur était maintenant nauséabonde. Mancuso s'entoura le bas du visage d'un foulard et se coula par l'étroite ouverture dans le mur du tunnel. Ses bottes firent d'abord un bruit sec puis celui d'un éclaboussement lorsqu'il atterrit dans une flaque d'eau. Il resta un instant immobile à écouter le clapotement de l'eau s'égouttant des fissures du plafond voûté. Puis il alluma sa torche et en dirigea le faisceau vers le sol.

Le bruit sec était celui d'un bras tendu qu'il avait cassé en sautant. Le bras était encore attaché à un squelette revêtu de ce qui restait d'un uniforme couvert de moisissure. Un insigne de sergent reposait à côté de sa tête et il portait encore au cou sa plaque militaire.

Marco s'agenouilla et prit la plaque entre ses mains. Du pouce et de l'index, il ôta la poussière. Un nom apparut : William A. Miller.

Il y avait un matricule, mais Mancuso laissa tomber la plaque. Lorsqu'il aurait raconté à ses supérieurs ce qu'il avait trouvé, on ferait envoyer à Corregidor une équipe de l'État Civil et William A. Miller et ses camarades seraient rendus à leurs familles pour être enterrés avec les honneurs qui leur étaient dus depuis cinquante ans.

Mancuso se retourna et fit faire à sa torche un tour complet. Aussi loin que portait le rai de lumière, le tunnel était plein de squelettes, certains éparpillés, d'autres entassés. Il eut le temps de lire encore de nombreuses plaques militaires avant qu'Acosta ne le rejoigne avec sa propre lampe.

- Sainte Mère de Dieu ! s'exclama-t-il en regardant les corps. Une armée de morts !

- Une armée alliée, précisa Mancuso. Américains, Philippins et même Anglais et Australiens. On dirait que les Japs ont rassemblé à Manille des prisonniers d'autres secteurs pour les faire travailler comme des esclaves.

- Dieu seul sait ce qu'ils ont dû souffrir ! murmura Acosta, le visage rouge de colère et la bile lui montant à la gorge.

Il toucha une croix qu'il portait au cou et demanda :

- Comment les a-t-on tués ?

- Aucune trace de balles. Ils ont dû mourir étouffés après qu'on les a emmurés.

- Ceux qui ont ordonné cette exécution massive doivent payer !

- Ils sont probablement morts, tués dans le massacre qu'a fait autour de Manille l'armée de MacArthur. Et s'ils vivent encore, leur trace est perdue. Les Alliés dans le Pacifique ont pardonné trop vite. Jamais on n'a ordonné de chasse à l'homme pour les responsables de ces atrocités, comme les juifs l'ont fait pour les nazis. Si on ne les a pas déjà trouvés et pendus, ils ne le seront jamais.

- Ils doivent payer pourtant ! répéta Acosta dont la colère se changeait en haine.

- Ne perds pas ton énergie à crier vengeance, dit Mancuso. Nous sommes ici pour trouver l'or.

Il se dirigea vers le premier camion, abandonné au milieu des morts. Ses pneus étaient à plat et sa toile avait pourri sous l'effet de l'humidité. Il abaissa la portière rabattable à l'arrière et éclaira l'intérieur. À part quelques copeaux et des restes de caisses en bois, il était vide.

Un mauvais pressentiment commença à nouer l'estomac de Mancuso. Il courut vers le camion suivant en évitant de marcher sur les corps, mais ne put éviter de les éclabousser de boue et d'eau croupie. La sueur de son front se glaça. Il lui fallut un gros effort de volonté pour continuer. Il avait peur de ce qu'il risquait de ne pas trouver.

Le second camion était vide. Les six suivants également. Deux cents mètres plus loin, il se heurta à un obstacle. Son habitude de la mine lui permit de constater qu'il avait été causé par des explosifs. Mais le plus grand choc fut la découverte d'une petite caravane dont la construction moderne, en aluminium, ne cadrait pas avec le décor des années 40. Aucune inscription sur les flancs, mais Mancuso nota le nom du fabricant sur les pneus.

Il grimpa les quelques marches métalliques et s'arrêta à la porte, promenant le rayon de sa torche sur l'intérieur. Il vit un mobilier de bureau comme on en trouve sur les chantiers de construction.

Acosta s'approcha, suivi de quatre hommes de son équipe qui déroulaient le câble de sa lampe. De l'arrière, il illumina la caravane d'un halo brillant.

- D'où est-ce que ça peut bien sortir ? s'étonna Acosta, l'air stupéfait.

- Approche ta lampe de l'intérieur, demanda Mancuso, ses pires craintes justifiées.

Avec le complément de lumière, ils virent que la caravane était propre, les bureaux bien rangés, les corbeilles à papier vides. Il n'y avait aucun cendrier. La seule marque laissée par les occupants était un casque de chantier posé sur un crochet et un large tableau vissé sur un des murs.

Mancuso étudia les colonnes tracées à la craie. Les chiffres étaient arabes, mais au-dessus figuraient des symboles katakama.

- Un emploi du temps ? demanda Acosta.

- Un inventaire du trésor, tu veux dire !

Acosta se laissa tomber sur une chaise derrière un bureau.

- Partis ! Tout a été fauché.

- Il y a environ vingt-cinq ans, si j'en crois la date inscrite sur le tableau.

- Marcos ?... suggéra Acosta. Il a dû arriver ici avant nous.

- Non, pas Marcos, laissa tomber Mancuso comme s'il avait toujours su la vérité, les Japonais. Ils sont revenus, ils ont pris l'or et nous ont laissés les os.

 

 

Curtis Meeker gara la Mercury Cougar de sa femme et remonta tranquillement le long des trois immeubles jusqu'au théâtre Ford, entre les rues 2 et 5 sur la Dixième. Il boutonna son pardessus pour se protéger de la fraîcheur de l'air et suivit un groupe de personnes d'un certain âge qui visitaient la capitale en cette soirée de samedi.

Leur guide les arrêta devant le théâtre où John Wilkes Booth avait tué Abraham Lincoln et leur fit un bref commentaire avant de les emmener sur le trottoir d'en face, devant Peterson House où le Président avait rendu l'âme. Sans se faire remarquer, Meeker les quitta, montra sa plaque fédérale au portier et pénétra dans le hall du théâtre. Il conversa brièvement avec le directeur puis s'assit sur un canapé où il parut lire tranquillement un programme.

Pour les retardataires de ce soir de première qui auraient pu passer rapidement devant lui, il ressemblait à un spectateur indifférent, lassé par la énième reprise de cette pièce de la fin du dix-neuvième siècle, sur la guerre hispano-américaine, et préférait rester assis dans le hall.

Meeker, cependant, n'était ni un touriste ni un amateur de théâtre. Avec son titre de directeur adjoint des Opérations Techniques Avancées, il sortait rarement le soir sauf pour se rendre à son bureau où il étudiait les photos du satellite de renseignement.

Homme timide et réservé, prononçant rarement plus de deux phrases de suite, il était pourtant très respecté dans les cercles du renseignement comme le meilleur analyste de photos de satellites.

Il était ce que les femmes appellent un bel homme, avec ses cheveux noirs semés de gris, un visage aimable, le sourire facile et le regard amical.

L'attention apparemment retenue par le programme, il glissa une main dans sa poche et pressa le bouton d'un émetteur.

À l'intérieur du théâtre, Raymond Jordan luttait contre l'assoupissement. Sous le regard glacé de sa femme, il bâilla, réflexe de défense contre le dialogue vieux de cent ans. Heureusement pour le public assis sur les sièges durs et démodés, les pièces représentées au théâtre Ford étaient généralement courtes. Jordan remua pour chercher une position plus confortable et laissa son esprit s'envoler vers la partie de pêche qu'il avait prévu de s'offrir le lendemain.

Sa rêverie fut interrompue par trois bips brefs qu'émit la montre digitale à son poignet. Cette montre, qu'on appelait Delta à cause du code qu'elle recevait, portait la marque Raytech et paraissait tout à fait ordinaire. Mettant la main en coupe autour du verre, il regarda le chiffre de l'appel. Le code Delta le prévenait de l'urgence de la situation et indiquait que quelqu'un allait venir le chercher ou lui parler.

Il murmura une excuse à son épouse et se dirigea vers la sortie, puis vers le hall. Lorsqu'il reconnut Meeker, son visage s'assombrit. Bien que toute interruption eût été la bienvenue, il n'appréciait pas de se trouver confronté à une crise, quelle qu'elle fût.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il sans préambule.

- Nous savons quel navire a transporté la bombe, répondit Meeker en se levant.

- On ne peut pas parler ici.

- Je me suis arrangé avec le directeur du théâtre. Il met son bureau à notre disposition. Je pourrai vous mettre au courant sans être dérangé.

Jordan connaissait la pièce. Il s'y dirigea, suivi de Meeker, et pénétra sans attendre dans une antichambre bien meublée en style 1860. Il ferma la porte et regarda Meeker.

- Vous en êtes sûr ? Il n'y a pas d'erreur possible ?

- Les photos météo, prises plus tôt, montrent les trois navires dans la zone. Nous avons alors activé notre vieux satellite de renseignement Sky King pendant qu'il passait par là après l'explosion et nous avons pu éliminer deux bateaux.

- Comment ?

- Certaines manipulations sur l'ordinateur du système radar-sonar nous ont permis de voir dans l'eau comme si elle était transparente.

- Avez-vous expliqué la situation à vos employés ?

- Oui.

Jordan regarda Meeker dans les yeux.

- Êtes-vous satisfait de vos conclusions ?

- Je n'ai aucun doute, répondit carrément Meeker.

- La preuve est-elle solide ?

- Oui.

- Vous savez que votre responsabilité est engagée si vous vous êtes trompé ?

- Dès que j'aurai remis mon rapport, je rentrerai chez moi et je dormirai comme un bébé... enfin presque.

Jordan se détendit et s'installa sur une chaise, devant le bureau. Il fit face à Meeker et demanda avec une impatience contenue :

- Bon ! Alors qu'est-ce que vous avez trouvé ? Meeker tira une pochette de cuir d'une poche de son manteau et la posa sur la table. Jordan sourit :

- Vous ne vous fiez pas aux attaché-cases, hein ?

- J'aime bien avoir les mains libres, répondit Meeker en haussant les épaules.

Il ouvrit la pochette et en tira cinq photographies qu'il étala sur le bureau. La première montrait les navires de surface avec des détails étonnamment clairs.

- Ici vous voyez le navire norvégien tournant autour du transporteur japonais à la dérive. Douze kilomètres plus loin, on voit le navire d'observation anglais en train d'immerger son submersible.

- La photo « avant », dit Jordan. Meeker approuva d'un signe de tête.

- Les deux suivantes ont été prises par Sky King après l'explosion. Elle révèle les deux coques détruites sur le fond. La troisième coque est désintégrée. À part certaines pièces du moteur éparpillées sur le fond, il n'en reste pratiquement rien.

- Lequel des trois était-ce ? demanda lentement Jordan comme s'il prévoyait la réponse.

- Nous avons fait des identifications précises sur les deux coques intactes, dit Meeker en tournant les photos et en regardant Jordan pour souligner sa réponse. Le navire qui transportait la bombe était le transporteur japonais.

Jordan soupira et s'adossa à son siège.

- Ça fait tout de même un choc d'apprendre que les Japonais ont la bombe ! Il y a des années qu'ils disposaient de la technologie nécessaire.

- On l'a su quand ils ont construit le réacteur à générateur rapide au métal liquide. Avec sa fusion à neutrons rapides, le générateur crée plus de carburant au plutonium qu'il n'en brûle. C'est le premier pas vers l'arme atomique.

- Vous avez fait du bon travail, dit Jordan.

- J'ai besoin de savoir ce que je dois chercher.

- Comme par exemple une usine discrète de production d'armes nucléaires qu'on n'aurait pas encore découverte ? répliqua Jordan.

Meeker le regarda sans ciller puis sourit.

- Vos services de renseignements sur le terrain n'ont pas non plus la moindre idée de l'endroit où ils les fabriquent.

- C'est exact, dit Jordan. Les Japonais ont réussi une véritable couverture. Quelque chose me dit que même les chefs de leur gouvernement sont dans le noir eux aussi.

- Si leur production se fait au-dessus du sol, notre nouveau satellite de détection devrait mettre la main dessus.

- Bizarre qu'il n'y ait pas de zone anormalement radioactive !

- Nous n'avons rien découvert en dehors des réacteurs à courant électrique et une décharge de déchets nucléaires près d'une ville côtière nommée Rokota.

- J'ai vu les rapports, ils ont creusé un puits de quatre mille mètres pour enfouir leurs déchets. Est-ce qu'on aurait omis de voir quelque chose ? Meeker secoua la tête.

- Il nous reste à trouver des indications de construction intensive ou un trafic spécifique à l'intérieur ou à l'extérieur de la zone.

- Merde, alors ! s'écria Jordan. Les Japonais naviguent librement sur les océans avec des bombes nucléaires destinées à un port des États-Unis et nous sommes là à parler sans savoir où ils les fabriquent, où ils les emportent, ni même le but final de toute l'opération !

- Vous avez dit « bombes » au pluriel ? souligna Meeker.

- Les sismographes du Colorado indiquent qu'il y a eu une seconde explosion une milliseconde après la première.

- Dommage que vous n'ayez pas lancé une opération importante pour trouver la réponse il y a dix ans.

- Pour trouver quoi ? grogna Jordan. La dernière administration a réduit tous les budgets de recherche de renseignements. Tous les politiciens ne s'intéressent plus qu'à la Russie et au Moyen-Orient. S'il y a des gens que le ministère de la Défense ne nous autorisera jamais à mettre sous surveillance, ce sont bien nos copains les Japonais ! Deux agents à la retraite que nous avons dû garder sous contrat sont les seuls à avoir reçu l'autorisation de se rendre au Japon. Israël aussi est un territoire interdit. Vous ne pourriez pas imaginer combien de fois on nous a ordonné de regarder ailleurs pendant que le Mossad manigançait des trucs pour lesquels les Arabes ont été blâmés !

- Le Président sera bien obligé de vous donner carte blanche quand vous lui montrerez à quel point la situation est sérieuse.

- Je le saurai demain matin lorsque je le mettrai au courant.

Le masque impassible de Jordan montrait une petite fissure et sa voix devint glaciale.

- Quelle que soit la façon dont nous présentons la chose, il faudra rattraper le temps perdu. Ce qui me fait peur, ce qui me fiche vraiment une trouille affreuse, en fait, c'est qu'il est déjà trop tard pour arrêter le complot dans l'œuf.

Des voix leur parvinrent du hall. La pièce était finie et le public sortait.

- Il faut que je m'en aille sinon ma femme me fera la tête toute la soirée. Merci de m'avoir prévenu des découvertes de votre bestiole.

- Il y a encore une chose, dit Meeker en sortant une autre photographie de sa pochette.

Jordan regarda fixement l'objet qui occupait le centre de l'image.

- On dirait un gros tracteur de ferme ! Qu'est-ce que ça signifie ?

- Ce que vous voyez là est un véhicule sous-marin inconnu qui se promène tout au fond, à cinq mille mètres au-dessous de l'eau et à moins de douze kilomètres de la zone de l'explosion. Savez-vous à qui il appartient et ce qu'il fabrique là ?

- Oui, dit lentement Jordan.... Je ne le savais pas, mais maintenant je le sais. Merci, Curtis.

Jordan tourna le dos à un Meeker totalement médusé, ouvrit la porte et se mêla à la foule qui quittait le théâtre.

 

 

Fidèle à sa parole, Pitt sortit le DSMV meurtri de sa prison profonde. Les patins de métal hurlèrent en se frayant un chemin dans la lave solidifiée, centimètre par centimètre. Avec une torturante lenteur, le gros véhicule se hissa jusqu'à la surface du fond marin, secoua les pierres et la vase qui formaient derrière lui une énorme rivière nuageuse et roula enfin sur un terrain dégagé.

- On s'en est sortis ! cria Plunkett fou de joie. Vous êtes rudement fort !

Il remit en route le contrôle par ordinateur et appela une série de relevés graphiques sur l'écran.

- C'est un miracle que nous n'ayons pas provoqué de fuite de pression ou de dommage mécanique, remarqua-t-il.

- Mon cher ami, ma foi en vous est aussi profonde que la mer... euh... sous laquelle nous sommes. Je n'ai pas douté une seconde de votre courage.

Pitt lui lança un regard curieux.

- Si vous y avez cru autant que ça, il y a un pont à New York que j'aimerais bien vous vendre !

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de pont ?

- Êtes-vous joueur ?

- Oui, et je ne suis pas mauvais. J'ai gagné pas mal de tournois. Et vous ?

- C'est moi qui donne au poker.

La conversation prenait un tour bizarre compte tenu de la situation, mais chacun était absorbé dans son élément et parfaitement conscient du danger de rester prisonnier des profondeurs. Si Pitt et Plunkett ressentaient de la peur, ils ne le montraient pas.

- Maintenant que nous avons échappé au glissement de terrain, quels sont les plans ? demanda Plunkett aussi calmement que s'il demandait une tasse de thé.

- Les plans sont de grimper là-haut, répondit Pitt en montrant le toit.

- Étant donné que ce magnifique vieux tracteur n'a aucune flottabilité et que nous avons au moins cinq kilomètres d'océan sur la tête, comment avez-vous l'intention d'accomplir ce miracle ?

- Calez-vous dans votre siège, dit Pitt en souriant, et admirez le paysage. On va faire une petite excursion en montagne.

 

 

 

- Bienvenue à bord, amiral.

Le commandant Morton fit un salut impeccable et tendit la main, mais l'accueil était purement officiel. Il n'était pas content du tout et ne chercha pas à le cacher.

- Il est bien rare qu'on nous ordonne de faire surface pendant une mission pour prendre des visiteurs, ajouta-t-il. Et je dois vous dire que je n'aime pas ça du tout.

Sandecker lui fit un sourire charmant en passant de la chaloupe du Shanghai Shetty sur la partie partiellement plane de la tourelle du Tucson. Il serra la main de Morton comme si de rien n'était, cherchant à rendre sa présence tout à fait naturelle.

- Je n'ai pas tiré de ficelles pour vous obliger à changer de route afin de venir prendre un verre sur votre bâtiment, commandant. Je suis ici sur ordre du Président. Si cela vous dérange, j'en suis désolé et ne demande qu'à regagner la jonque.

Morton prit une expression navrée.

- Ne le prenez pas mal, amiral, mais les satellites soviétiques...

- ...vont nous photographier en couleurs, ce qui donnera une occupation passionnante aux analystes de leurs services de renseignements, oui, oui, mais nous n'avons rien à faire de ce qu'ils voient ou de ce qu'ils pensent, n'est-ce pas ?

Sandecker se tourna vers Giordino qui montait derrière lui.

- Mon assistant et directeur de projet, Al Giordino, présenta-t-il.

Presque machinalement, Morton fit à Giordino un salut décontracté et les accompagna jusqu'à la salle de contrôle du sous-marin.

Ils pénétrèrent dans une petite pièce contenant une table topométrique dont l'intérieur était en retrait pour permettre au sonar de donner une vue en trois dimensions du fond marin.

Le lieutenant David De Luca, officier de navigation du Tucson, était penché sur la table. Il se redressa lorsque Morton fit les présentations et sourit chaleureusement.

- Amiral Sandecker, c'est vraiment un honneur. Je n'ai jamais manqué vos conférences à l'Académie.

- J'espère que vous n'y avez pas trop dormi, répondit l'amiral en lui rendant son sourire.

- Pas du tout ! Vos cours sur les projets de la NUMA étaient passionnants. Motion fit signe à De Luca et montra la table.

- L'amiral est très intéressé par votre découverte.

- Qu'est-ce que vous avez à me montrer, fiston ? demanda Sandecker en mettant la main sur l'épaule de De Luca. Le message disait que vous aviez enregistré des sons inhabituels venant du fond.

De Luca bredouilla un instant.

- Une étrange musique...

- Minnie la sirène ? interrompit Giordino.

- D'abord, oui. Mais maintenant, ça ressemble plus à une marche de John Philip Sousa. Morton fronça les sourcils.

- Comment pouvez-vous le savoir ? demanda-t-il à Giordino.

- C'est Dirk ! dit Giordino sans hésiter. Il est vivant !

- Espérons-le, approuva l'amiral avec joie. Entendez-vous encore la musique ? ajouta-t-il en se retournant vers De Luca.

- Oui, monsieur. Dès qu'on a trouvé le point on a pu chercher la source.

- Elle est mouvante ?

- Environ cinq kilomètres par heure, sur le fond.

- Dirk et Plunkett doivent avoir survécu au tremblement de terre et se sont échappés avec Big John, conclut Giordino.

- Avez-vous essayé de les contacter ? demanda Sandecker à Morton.

- Nous avons essayé, mais nos systèmes ne sont pas faits pour émettre à plus de mille mètres.

- Nous pouvons les contacter par le téléphone sous-marin du submersible, dit Giordino.

- À moins que...

Sandecker hésita et regarda Morton.

- Pourriez-vous les entendre s'ils essayaient de contacter un navire de surface, commandant ?

- Si nous pouvons entendre leur musique, nous pouvons entendre leurs transmissions vocales. Brouillées et déformées peut-être, mais je suppose que l'ordinateur pourrait en tirer un message cohérent.

- Et vous avez reçu des sons ?

- Aucun, dit Morton.

- Leur système téléphonique doit être en panne, dit Sandecker.

- Dans ce cas, comment peuvent-ils transmettre de la musique ?

- Un système amplificateur d'urgence posé pour le cas où le véhicule serait en panne. Un véhicule de secours pourrait localiser le son. Mais ça n'a jamais été fait pour émettre ou recevoir une transmission vocale.

Morton eut un geste de colère. Il détestait perdre le contrôle de la situation à bord du bâtiment qu'il commandait.

- Puis-je vous demander qui sont ces gens qui pilotent ce Big John, comme vous l'appelez, et comment il se fait qu'ils se baladent au fond de l'océan Pacifique ?

Sandecker fit un geste décontracté de la main comme pour chasser un insecte importun.

- Désolé, commandant, il s'agit d'un projet secret. Il reporta son attention sur De Luca.

- Vous dites qu'il se déplace ?

- Oui, monsieur.

De Luca pressa une série de boutons et la partie renfoncée de la table afficha l'image holographique d'une section du fond marin en trois dimensions. Les trois hommes se penchèrent en même temps, avec l'impression de regarder le Grand Canyon recouvert d'eau de la surface d'un aquarium. Les détails étaient parfaits grâce à un ordinateur très nouveau et à une cartographie digitale par sonar montrant les images en couleur à dominantes bleues et vertes.

À côté de la zone de fissure de Mandocino, la fameuse vue touristique du nord de l'Arizona paraissait minuscule. Les escarpements les plus hauts atteignaient trois mille mètres. Les bosses inégales le long de la grande fracture étaient dentelées de centaines de pointes qui leur donnaient l'aspect d'une immense balafre au milieu d'une série d'ondulations sablonneuses.

- C'est la dernière technologie de vue sous-marine, expliqua fièrement Morton. Le Tucson a été le premier à en être équipé.

- Nom de code : Le Grand Kamak, ajouta Sandecker avec une égale fierté. On sait tout, on voit tout. Ce sont les chercheurs de la NUMA qui l'ont mis au point.

Le visage de Morton, maintenant curieusement rouge et enflé, prit une expression défaite. Il n'aurait pas le dessus à ce petit jeu de « c'est moi le plus fort ». Mais il réussit à se reprendre et fit un courageux effort.

- Lieutenant, montrez à l'amiral comme son joujou marche bien. De Luca prit un capteur ressemblant à une courte baguette et promena un rayon lumineux sur le fond de la table.

- Votre véhicule sous-marin a émergé ici, dans un petit canyon juste à côté de la zone de la grande fracture, et maintenant, il voyage en zigzag pour grimper les côtes jusqu'en haut de la zone de fracture.

Giordino regardait, l'oil sombre, la large plaine où avait été implantée la base du projet minier.

- Il ne reste pas grand-chose des « Pâturages détrempés », remarqua-t-il d'une voix triste.

- Ça n'a pas été construit pour durer éternellement, le consola Sandecker. Les résultats ont largement dépassé les pertes.

Sans qu'on le lui demande, De Luca agrandit l'image jusqu'à ce qu'ils distinguent le DSMV, un peu brouillé, mais bien visible, en train de monter avec difficulté une pente escarpée.

- C'est le plus clair que je puisse obtenir.

- C'est parfait ! le complimenta Sandecker.

En regardant la petite tache perdue dans cette infinie désolation, il était difficile de croire qu'il s'agissait là de deux êtres humains, vivant, respirant. L'image était si réelle qu'on devait se retenir de tendre la main pour la toucher.

Leurs pensées étaient extrêmement différentes. De Luca avait l'impression d'être un astronaute contemplant la vie sur une planète inconnue, tandis que Morton se voyait suivre un camion du haut d'un avion volant au moins à trente mille pieds.

Pour Sandecker et Giordino, en revanche, c'était leur ami qu'ils voyaient se battre contre un environnement hostile, se battre pour rester en vie.

- Ne pouvez-vous pas les ramener avec votre submersible ? demanda Morton.

Giordino serra très fort la fine balustrade qui entourait la table.

- On peut se donner rendez-vous, mais ni eux ni notre submersible ne disposent d'un sas qui permettrait leur transfert dans une pression aussi importante. S'ils essayaient de quitter le Big John à cette profondeur, ils seraient réduits à un tiers de leur taille.

- Et si vous les remontiez à la surface avec un câble ?

- Je ne connais pas de bateau équipé pour tirer six kilomètres de câble assez solide pour supporter son propre poids plus celui du DSMV.

- Le Glomar Explorer pourrait le faire, dit Sandecker. Mais il est en train de pomper du pétrole au large de l'Argentine. Impossible de lui faire lâcher la mission, le rééquiper et le faire venir ici en moins de quatre semaines.

Morton commençait à comprendre leur impatience et leur frustration.

- Je suis désolé que ni mon équipage ni moi-même ne puissions rien faire pour vous aider.

- Merci, commandant, dit Sandecker en soupirant. Je vous en suis reconnaissant.

Ils gardèrent tous le silence un long moment, les yeux fixés sur l'image du véhicule en miniature qui semblait ramper sur l'écran comme un insecte sur une rigole.

- Je me demande où ils essaient d'aller, murmura De Luca.

- Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Sandecker comme s'il venait de se réveiller en sursaut.

- Depuis que j'ai réussi à le cadrer, il se dirige dans une direction bien précise. Il fait un tas de circonvolutions quand la pente devient raide et puis, quand c'est plat, il revient toujours à sa direction d'origine.

Sandecker regarda le lieutenant sans le voir. Soudain, il comprenait.

- Dirk cherche à atteindre un lieu élevé. Seigneur ! J'ai failli baisser les bras sans chercher à comprendre ses intentions !

- Sortez la carte de sa destination approximative, ordonna Morton à De Luca.

Celui-ci programma l'ordinateur de navigation en introduisant les données, puis surveilla l'écran, attendant la projection du relevé. Les chiffres s'affichèrent presque immédiatement.

- Votre homme, amiral, suit une course trois, trois, quatre.

- Trois, trois, quatre, répéta fermement Morton. Il n'y a là que des terrains morts. Giordino regarda De Luca.

- Pouvez-vous élargir le secteur qui se trouve en avant du DSMV ?

De Luca approuva et élargit la zone représentée dans la direction demandée.

- Ça a l'air à peu près semblable, à part quelques monts marins.

- Dirk se dirige vers Conrow Guyot, annonça Gior-dino.

- Guyot ? s'étonna De Luca.

- Un mont marin dont le sommet est lisse, expliqua Sandecker. Un mont volcanique sous-marin dont le sommet a été aplati par l'action de la houle qui descend lentement de la surface.

- À quelle profondeur est ce sommet ? demanda Giordino à De Luca.

Le jeune officier tira une carte d'un tiroir de la table et l'étala sur la surface transparente.

- Conrow Guyot, lut-il à haute voix. Profondeur trois cent dix mètres.

- À quelle distance le DSMV est-il de là ? s'informa Morton.

De Luca vérifia la distance avec un compas à pointes en fonction de l'échelle indiquée au bas de la carte.

- Environ quatre-vingt-seize kilomètres.

- À huit kilomètres à l'heure, calcula Giordino, et en doublant la distance à cause du terrain accidenté et des détours nécessités par les ravins, avec un peu de chance, ils devraient atteindre le sommet de Conrow à cette heure-ci demain.

Morton eut l'air sceptique.

- L'ascension du Guyot les rapprochera peut-être de la surface, dit-il, mais il y aura encore trois cents mètres au-dessus. Comment est-ce que ce type...

- Il s'appelle Dirk Pitt, rectifia Giordino.

- Pitt, d'accord. Comment a-t-il l'intention d'arriver à la surface ? À la nage ?

- Pas de cette profondeur, intervint Sandecker. Big John est pressurisé à une atmosphère, comme celle que, nous subissons au-dessus du niveau de la mer. À trois cents mètres, la pression de l'eau est trente-trois fois plus forte. Même si nous pouvions lui faire passer un équipement de plongée ultra-moderne et le mélange d'hélium et d'oxygène pour respirer en grande profondeur, leurs chances seraient nulles.

- À supposer que l'immense augmentation de la pression ne les ait pas tués dès leur sortie du Big John, ajouta Giordino, le mal de la décompression le ferait pendant leur remontée à la surface.

- Alors, qu'est-ce que Pitt a derrière la tête ? insista Morton.

Le regard de Giordino sembla plonger dans une sorte de rêve intérieur.

- Je n'ai pas la réponse, dit-il. Mais je pense qu'il va falloir que nous en trouvions une foutrement vite !

 

 

La grande plaine stérile et grise fit place à une forêt de cheminées curieusement sculptées s'élevant du sol marin, comme des tuyaux tordus. Elles crachaient des nuages brûlants - 365 degrés Celsius - de vapeur noire rapidement dispersée dans l'eau glacée de l'océan.

- Les fumeurs noirs, annonça Plunkett en les identifiant dans la lumière des projecteurs de Big John.

- Ils sont entourés de toutes sortes de créatures marines, observa Pitt sans quitter des yeux la carte marine affichée par l'ordinateur de contrôle. Nous en avons relevé des douzaines pendant nos explorations minières.

- Vous feriez bien de passer au large. Je n'aimerais pas que cette brute les écrase avec ses chenilles.

Pitt sourit et passa en contrôle manuel, faisant virer le DSMV pour éviter les colonies étranges qui fleurissaient là sans soleil. On aurait dit une oasis luxuriante au milieu du désert, sur près d'un kilomètre carré. Les larges chenilles de l'intrus gigantesque évitèrent les cheminées vomissantes et les bosquets entrelacés que formaient de longs vers minces se balançant doucement dans le courant comme des roseaux autour d'un étang agité par la brise.

Plunkett regarda, émerveillé, les tiges vides dans lesquelles les vers plongeaient leurs écailles d'un rosé foncé et délicat dans les eaux noires.

- Certains doivent bien mesurer trois mètres de long, s'exclama-t-il.

Un peu partout, ils virent aussi quantités d'énormes coquillages blancs et de palourdes. Des créatures jaune citron ressemblant à des balles de mousse, probablement de la famille des méduses, se mêlaient à des crabes blancs et à des crevettes bleuâtres. Aucune de ces bestioles n'avait besoin de la photosynthèse pour vivre. Elles se nourrissaient de bactéries qui transformaient les sulfides d'hydrogène et le surcroît d'oxygène dégagé par les cheminées fumantes en nourritures organiques. Si le soleil devait soudain disparaître, ces créatures, dans leur environnement obscur, continueraient d'exister alors que toutes les autres formes de vie s'éteindraient.

Il essaya de graver dans sa mémoire les divers habitants des lieux tandis qu'ils disparaissaient dans les nuages de vase soulevés par la machine, mais n'arrivait pas à se concentrer. Enfermé comme il l'était dans l'étroite cabine d'un véhicule minier, Plunkett ressentait toute une vague d'émotions en contemplant ce monde étrange. Bien qu'il ne fût pas totalement étranger aux profondeurs abyssales, il se sentit soudain aussi seul qu'un astronaute au fin fond de la galaxie.

Pitt ne jeta que quelques coups d'œil au décor incroyable qu'ils traversaient. Il n'avait pas le temps de se distraire. Ses yeux et ses réflexes reposaient sur sa réaction aux dangers qu'annonçait l'écran de l'ordinateur. Deux fois, il faillit perdre le Big John dans des crevasses béantes, s'arrêtant à peine à un mètre de leurs précipices. Le terrain chaotique se révélait souvent aussi dangereux qu'un lit de lave d’Hawaï et il lui fallait rapidement programmer l'ordinateur pour définir les détours les moins périlleux.

Il fallait être tout particulièrement attentif aux zones instables et aux bords des canyons qui n'auraient pu supporter le poids du véhicule. Une fois, il fut obligé de faire le tour d'un petit volcan en activité dont la lave molle se déversait par une longue fissure jusqu'à une

pente où le froid de l'océan la solidifiait. Par endroits, le terrain était celui qu'on se serait attendu à trouver sur Mars.

Il se fiait aux tests du sonar et du radar de l'ordinateur plutôt qu'à la vision limitée que lui permettaient les phares du DSMV mais, même ainsi, la conduite du véhicule n'était pas une partie de plaisir. La fatigue commençait à se faire sentir, ses muscles devenaient douloureux, ses yeux brûlaient. Aussi décida-t-il de confier les commandes à Plunkett pour un moment, sachant que celui-ci avait déjà saisi les complexités du maniement de Big John.

- Nous venons de dépasser deux mille mètres, dit Pitt.

- C'est bien, se réjouit Plunkett. On a fait plus de la moitié du chemin.

- Ne me faites pas encore le chèque. La pente s'est accentuée. Si elle prend cinq degrés de plus, les chenilles ne pourront plus s'y accrocher.

Plunkett rejeta toute pensée d'échec. Il faisait tout à fait confiance à Pitt, ce qui agaçait d'ailleurs prodigieusement l'homme de la NUMA.

- La surface de la pente est plus lisse. Nous devrions maintenant avoir un chemin direct jusqu'au sommet.

- Les rochers de lave ont peut-être perdu de leur tranchant, mais en aucun cas je ne dirais que le chemin est plus lisse, murmura Pitt d'une voix lasse.

Les mots venaient difficilement et le ton était celui d'un homme épuisé.

- Pas de panique ! Nous sommes sortis de la zone des abysses et avons atteint les eaux intermédiaires.

Plunkett se tut un instant et montra par la vitre un petit éclair bleu-vert bioluminescent.

- Le porichtys myriaster, s'étonna-t-il. C'est un poisson qui s'allume pendant deux minutes.

- Ça a l'air de vous embêter pour lui, remarqua Pitt sans rire.

- Pourquoi ? releva Plunkett. Le porichtys s'est très bien adapté. Sa luminescence lui sert à éloigner les prédateurs, à attirer ses proies, à s'identifier auprès de son espèce et, bien sûr, à attirer le sexe opposé dans l'obscurité totale.

- Nager dans le vide liquide, noir et glacé toute sa vie, moi j'appelle ça une vie de chien ! Plunkett réalisa que Pitt se fichait de lui.

- Voilà qui est finement observé, monsieur Pitt. Dommage que nous ne puissions offrir aux poissons des eaux intermédiaires quelques divertissements.

- Je crois que je peux leur donner l'occasion de rigoler un peu.

- Ah oui ? À quoi pensez-vous ?

- Ils pourraient vous regarder piloter un moment. Le bâtiment est tout à vous ! dit Pitt en montrant la console de commande. N'oubliez pas de garder un œil sur la carte affichée par le moniteur plutôt que sur la méduse jaune citron éclairée au néon.

Sur quoi Pitt se laissa aller sur son siège, cligna les paupières et s'endormit instantanément.

Pitt fut réveillé deux heures plus tard par un craquement sinistre qui éclata comme un coup de feu. Il sentit immédiatement qu'il se passait quelque chose de grave. Se redressant, il regarda la console, surveillant un éclair de lumière rouge.

- Un problème ?

- Un joint a lâché, l'informa rapidement Plunkett. Le signal s'est allumé juste au moment du bang.

- Que dit l'ordinateur ? Où est la panne et quelle est sa gravité ?

- Désolé, vous ne m'avez pas appris le code pour activer le programme.

Pitt entra immédiatement le code approprié sur le clavier. Sur l'écran, les données remplacèrent la carte du fond marin.

- Nous avons de la chance, dit Pitt. Le système de l'équipement de vie et l'armoire d'appareillage électronique sont intacts. Le compartiment du réacteur aussi. La fuite est en dessous, quelque part vers le compartiment du moteur et de la génératrice.

- Vous appelez ça avoir de la chance ?

- Il y a la place de bouger, dans ce coin-là, et les parois sont accessibles, de sorte qu'on pourra boucher le trou. Les coups qu'a pris ce pauvre vieux bus doivent avoir causé une minuscule coulée dans la protection inférieure de la carcasse.

- La force de la pression de l'eau à l'extérieur sur un trou de la taille d'une tête d'épingle peut remplir le volume de cette cabine en deux heures, dit Plunkett d'un ton navré.

Il bougea avec embarras. Tout optimisme avait quitté son regard et il regardait l'écran fixement.

- Et si le trou s'agrandit et si la carcasse s'effondre... Sa voix se cassa.

- Ces parois ne s'effondreront pas, le rassura Pitt avec conviction. Elles sont prévues pour résister à une pression six fois supérieure à celle de cette profondeur.

- Ce qui n'empêche qu'il y a un minuscule filet d'eau qui entre avec la puissance d'un rayon laser. Sa force peut cisailler un câble électrique ou nous casser un bras en un clin d'œil.

- Alors, il va falloir que je fasse attention, n'est-ce pas ? dit Pitt en quittant son fauteuil et en se faufilant à l'arrière de la cabine de pilotage.

Il dut se tenir constamment pour ne pas tomber sous l'effet du roulis et du tangage du véhicule se frayant toujours un chemin sur le fond accidenté. Juste avant d'atteindre la porte de sortie, il se baissa, souleva une petite trappe et alluma la lumière, révélant tous les coins du compartiment moteur.

Il entendit un sifflement aigu qui s'ajoutait au ronronnement de la turbine à vapeur, mais ne put en déterminer la provenance. Il y avait déjà vingt-cinq centimètres d'eau sur le revêtement métallique du plancher. Il tendit l'oreille, essayant de localiser le sifflement. Il eût été inutile de se précipiter à l'aveuglette avec un jet coupant comme un rasoir.

- Vous l'avez trouvé ? cria Plunkett.

- Non, dit nerveusement Pitt.

- Faut-il que je freine la progression ?

- Pour rien au monde ! Continuez vers le sommet.

Il se pencha vers l'ouverture du plancher. Il y avait une angoissante terreur, une qualité de malédiction dans ce sifflement plus menaçant que le monde hostile de l'extérieur. Est-ce que cette fuite avait déjà endommagé un équipement vital ? Était-elle trop forte pour être enrayée ? Il n'y avait pas de temps à perdre pour peser le pour et le contre. Celui qui hésite a déjà perdu. Quelle différence cela ferait-il de mourir noyé ou taillé en pièces ou écrasé par l'implacable pression de la mer ?

Il se glissa par la trappe et s'allongea un instant, heureux d'être encore en un seul morceau. Le sifflement était proche, à moins d'un mètre de là, et il sentit la piqûre de l'écume lorsque le jet frappait quelque chose, là, devant. Mais la buée qui emplissait le compartiment ne lui permit pas de déterminer l'endroit exact du trou.

Pitt avança à travers la buée. Une idée lui vint et il retira une de ses chaussures. La tenant en l'air, il la balança d'un côté et de l'autre, le talon vers l'extérieur comme le ferait un aveugle avec sa canne. Soudain la chaussure lui fut presque arrachée des mains. Une partie du talon fut nettement trouée. Il le vit alors, comme une brève étincelle devant lui, sur la droite.

Un filet d'eau comme une aiguille frappait la base de la turbine à vapeur compacte qui actionnait les énormes chenilles du DSMV. Le montage d'épais titane résistait à la pression concentrée de l'eau entrant par le trou, mais sa solide surface était déjà entamée et rongée par la charge étroite, mais véhémente.

Pitt avait isolé le problème, mais il était loin de l'avoir résolu. Aucun calfatage, aucun joint étanche, aucun marouflage ne pourrait stopper le jet qui crachait avec assez de puissance pour couper du métal si on lui en laissait le temps.

Il se remit debout et, contournant la turbine, se dirigea vers l'armoire contenant outils et pièces de rechange. Il en étudia un instant le contenu et en tira une longueur de tuyau à haute pression pour le générateur de vapeur. Puis il saisit un lourd marteau.

Lorsqu'il fut prêt, l'eau avait déjà monté de cinquante centimètres. Il fallait que son idée marche. Autrement, il n'y aurait plus d'espoir et Plunkett et lui-même n'auraient qu'à attendre la mort, par noyade ou par écrasement sous la pression qui ne manquerait pas de se produire.

Avec d'infinies précautions, il sortit, le tuyau dans une main et le marteau dans l'autre. Il s'allongea dans l'eau qui montait, prit rapidement une profonde inspiration, la retint un instant puis l'exhala. En même temps, il poussa une extrémité du tuyau vers le trou en évitant de diriger l'autre extrémité vers lui et le coinça immédiatement contre le côté de l'angle de l'épaisse paroi séparant les compartiments de la turbine et du réacteur. Il martela la partie inférieure du tuyau sur le haut de l'angle jusqu'à ce qu'il soit coincé, étanche, et que seul un fin brouillard s'échappe des deux extrémités du tube.

Certes son montage était adroit, mais non parfait. Le tuyau coincé avait réduit l'invasion de l'eau à un petit jaillissement qui tiendrait, avec un peu de chance, jusqu'à ce qu'ils arrivent au sommet du Guyot. Mais ce n'était pas une solution permanente : la voie d'eau allait s'élargir et le tuyau éclater sous la force de l'eau.

Pitt s'assit à nouveau. Il avait froid, il était mouillé et trop fatigué moralement pour sentir l'eau éclabousser tout son corps.

- C'est drôle, pensa-t-il après une longue minute, je suis assis dans l'eau glacée et pourtant, je transpire...

Après vingt-deux heures épuisantes de lutte pour sortir de son tombeau, le fidèle DSMV arriva en vue du sommet de la montagne sous-marine. Pitt avait repris les commandes, les chenilles jumelles accrochaient, glissaient, accrochaient encore leurs patins dans la lave rocheuse couverte de vase, arrachaient mètre par mètre, de haute lutte, de grands morceaux de pente. Finalement, le gros tracteur arriva en haut, sur le terrain presque plat du sommet.

Alors seulement Big John s'arrêta et devint aussi silencieux que le nuage de limon qui retombait sur le sommet aplati de Conrow Guyot.

- On y est arrivés, mon vieux ! dit Plunkett en riant d'excitation et en assenant une vigoureuse claque sur l'épaule de Pitt. On y est arrivés !

- Oui, fit Pitt d'une voix fatiguée. Mais il y a encore un obstacle à surmonter. Trois cent vingt-deux mètres d'ici à l'air libre, ajouta-t-il en montrant le profondimètre digital.

La joie de Plunkett s'évapora.

- Aucun signe de vos amis ?

Pitt mit en route le testeur sonar radar. La carte montrait les dix kilomètres carrés du sommet, aussi désertique et nu qu'un morceau de carton. Le véhicule de sauvetage n'était pas arrivé.

- Aucun comité d'accueil, dit-il calmement.

- Il est difficile de croire que personne, à la surface, n'a entendu notre sacrée musique ou détecté nos mouvements, dit Plunkett plus irrité que déçu.

- Ils n'ont pas eu bien longtemps pour mettre sur pied une opération de sauvetage.

- Tout de même, j'imaginais qu'un de vos submersibles serait revenu nous tenir compagnie. Pitt haussa les épaules.

- Panne d'équipement, conditions météo contraires, qui sait à quels problèmes ils se sont heurtés.

- On n'a pas fait tout ce chemin pour venir expirer dans cet endroit infernal, tout de même !

Plunkett leva les yeux vers la surface. L'obscurité du fond avait fait place à un crépuscule bleu sombre.

- Pas si près du but ! ajouta-t-il avec un soupir.

Pitt savait que Giordino et l'amiral remueraient ciel et terre pour les sauver. Il refusait d'envisager l'idée que les deux hommes n'aient pas deviné son plan et agi en conséquence. Silencieusement, il se leva, alla vers l'arrière et ouvrit la porte donnant sur le compartiment moteur. La fuite s'était élargie et l'eau atteignait plus d'un mètre. D'ici quarante minutes, une heure peut-être, elle atteindrait la turbine. Et quand la turbine serait noyée, la génératrice mourrait à son tour. Sans le fonctionnement de l'équipement de vie, Pitt et Plunkett suivraient à leur tour.

« Ils viendront, se dit Pitt avec une inébranlable détermination. Ils viendront ! »

 

Dix minutes passèrent puis vint l'angoisse de la solitude. Ils se sentirent perdus sur le fond marin, dans cette obscurité sans fin, avec cette étrange vie sous-marine grouillant autour d'eux. C'était comme un horrible et interminable cauchemar.

Pitt avait arrêté Big John au centre du plateau puis programmé l'ordinateur pour surveiller la fuite dans le compartiment moteur, il surveillait lui-même l'écran où les chiffres montraient l'approche sournoise du niveau de l'eau, maintenant à quelques centimètres de la génératrice.

Bien que leur arrivée en un point moins profond ait sensiblement diminué la pression de l'eau à l'extérieur, l'orifice par où entrait le flot s'était élargi et tous les efforts de Pitt ne purent l'empêcher de s'aggraver, il évacua de l'air pour contrebalancer la pression atmosphérique que l'inondation croissante augmentait.

Plunkett se tourna vers Pitt et l'observa. Son visage fort et tourmenté était parfaitement calme, aussi immobile que ses paupières qui semblaient ne jamais ciller. Son regard reflétait la colère, non contre une personne précise ou un objet quelconque, mais une colère dirigée contre une situation qu'il ne pouvait contrôler, il paraissait très éloigné de Plunkett, comme si l'océanographe anglais s'était trouvé à des milliers de kilomètres de lui. L'esprit de Pitt était encore armé contre toute peur de la mort, il échafaudait mille projets d'évasion, calculant chaque détail sous tous ses aspects, mais devait les repousser les uns après les autres.

Une seule de ces hypothèses avait une petite chance de succès, mais tout dépendait de Giordino. Si son ami n'arrivait pas dans l'heure suivante, il serait trop tard.

Plunkett tendit le bras et posa la main sur l'épaule de Pitt.

- C'était un essai magnifique, monsieur Pitt. Vous nous avez amené des abysses presque jusqu'à la surface.

- Mais pas assez bon, murmura Pitt. On a presque gagné le dollar, mais il nous manque encore quelques cents.

- Dites-moi donc comment vous aviez l'intention de nous sortir de ce véhicule sans l'aide d'un sas de décompression et de nous transférer dans la capsule qui nous aurait ramenés à la surface ?

- Mon idée première était de rentrer à la nage.

- J'espère que vous ne pensiez pas que nous pourrions retenir notre respiration ! dit Plunkett surpris.

- Non.

- Bon, dit Plunkett satisfait. Parce qu'en ce qui me concerne, je serais mort avant d'avoir parcouru trente mètres.

Il hésita et regarda Pitt avec curiosité.

- Nager ! poursuivit-il. Vous ne parlez pas sérieusement ?

- Un espoir ridicule né du désespoir, répondit Pitt avec philosophie. Je sais bien que nos corps n'auraient pas résisté à l'extrême pression et à la décompression.

- Vous avez dit « mon idée première ». En avez-vous une autre... Comme par exemple de faire flotter ce monstre là-haut ?

- Vous brûlez !

- Soulever un véhicule de quinze tonnes ne peut être qu'une vue de l'esprit !

- En vérité, tout repose sur Al Giordino, admit Pitt avec patience. S'il devine ce que j'ai en tête, il viendra ici avec un submersible équipé de...

- Mais il vous a laissé tomber, coupa Plunkett en montrant le paysage vide autour d'eux.

- Je pense qu'il doit avoir une bonne raison.

- Vous le savez et je le sais, monsieur Pitt, personne ne viendra nous chercher. Pas avant des heures, des jours ou peut-être jamais. Vous avez misé sur un miracle et vous avez perdu. S'ils n’entreprennent jamais des recherches, ce sera pour étudier les causes de la disparition de votre base sous-marine.

Pitt ne répondit pas et regarda vers l'eau. Les phares du DSMV avaient attiré une théorie de poissons-lames. Argentés, avec des corps lourds, mais aplatis sur les flancs, leurs queues battaient l'eau tandis que des rangées d'organes légers bougeaient le long de leurs estomacs. Ils avaient des yeux démesurés posés sur des sortes de tubes qu'ils tournaient dans tous les sens. Pitt les regarda nager gracieusement en spirales paresseuses autour du grand nez de Big John.

Lentement, il se pencha comme pour écouter quelque chose puis se laissa aller sur le dossier de son siège.

- J'ai cru entendre quelque chose.

- C'est pour moi un mystère que nous puissions encore entendre quelque chose avec cette épouvantable musique, grogna Plunkett. Mes tympans ont cessé de fonctionner.

- Rappelez-moi de vous envoyer une lettre de condoléances dans quelques jours, dit Pitt. À moins que vous ne préfériez baisser les bras, inonder la cabine et en finir une fois pour toutes ?

Il se raidit soudain, les yeux fixés sur les poissons. Une ombre immense venait de les envelopper et tous ensemble nièrent se réfugier dans l'obscurité où ils disparurent.

- Quelque chose ne va pas ? demanda Plunkett.

- Nous avons de la visite, dit Pitt avec un sourire du genre, « je vous l'avais bien dit ».

Se contorsionnant sur son siège, il leva la tête et regarda par la vitre supérieure du véhicule.

L'un des submersibles de la NUMA, l'un de ceux venant des « Pâturages détrempés », était suspendu au-dessus de la partie arrière du DMSV. Giordino arborait un sourire aussi large et aussi lumineux qu'une lanterne de fiacre. Près de lui, l'amiral Sandecker faisait de grands signes de la main par le hublot rond de bâbord.

C'était l'instant que Pitt avait tant espéré, pour lequel il avait prié. L'accolade pleine d'émotion que lui fit Plunkett montrait à quel point ils avaient partagé cet espoir.

- Dirk, dit celui-ci d'une voix solennelle, je vous prie d'accepter mes plus humbles excuses pour ma compagnie négative. Mais c'est plus fort que moi. Vous êtes un sacré bon Dieu de vieux roublard.

- Je fais ce que je peux, dit Pitt avec modestie.

Pitt pensa que bien peu de choses dans sa vie lui avaient paru plus merveilleuses que le sourire de Giordino à l'intérieur du submersible. Mais d'où sortait l'amiral ? Comment avait-il pu se trouver si vite sur place ?

Giordino ne perdit pas de temps. Il montra du doigt une petite porte protégeant un réceptacle électrique extérieur. Pitt fit signe qu'il avait compris et pressa un bouton. La porte glissa, découvrant une fente cachée. En moins d'une minute, l'un des bras robots articulés du submersible connecta un câble.

- Est-ce que je dois vous rendre visite ? La voix de Giordino claqua gaiement dans le haut-parleur.

- Il ne peux pas savoir comme ça fait du bien de t'entendre, mon vieux ! répondit Pitt.

- Désolé d'être en retard. L'autre sub a pris l'eau et coulé. Celui-ci a eu des problèmes de batteries et nous avons perdu du temps à réparer.

- Je te pardonne. Ça me fait plaisir de vous voir, amiral. Je ne m'attendais pas à ce que vous m'honoriez de votre présence dans un endroit pareil.

- Arrêtez la brosse à reluire, coupa Sandecker. Quelle est la situation ?

- Nous avons une fuite qui ne va pas tarder à nous priver de toute source de courant. Disons dans quarante à cinquante minutes. En dehors de ça, nous sommes en pleine forme.

- Alors il vaudrait mieux qu'on s'active.

Sans perdre de temps, Giordino manoeuvra pour placer le submersible au même niveau et face au châssis inférieur du DSMV. Puis il engagea les bras manipulateurs montés à l'avant, au-dessous de la sphère de commande. Plus petits que ceux du Big John, ils étaient plus compliqués.

Les bras modulaires du submersible étaient prévus pour utiliser divers types de mécanismes en forme de mains et les faire fonctionner hydrauliquement. La « main » gauche était reliée au bras par une sorte de poignet pivotant, lui-même connecté à trois doigts dont les extrémités munies de capteurs pouvaient identifier n'importe quel matériau, du bois à l'acier et au plastique, au coton et à la soie. Sous la touche délicate de l'opérateur, grâce à un système sensoriel électronique, les doigts pouvaient même enfiler une aiguille fine, faire de la dentelle ou, si nécessaire, écraser un rocher.

Doucement, le bras robotisé déroula un tuyau reliant un petit réservoir à une grosse baguette percée d'un trou se prolongeant sur toute sa longueur.

Le poignet du bras droit était équipé d'une série de quatre disques capables de couper le métal. Les disques, dentés à diverses épaisseurs, étaient interchangeables selon la dureté du matériau à découper.

Pitt regarda avec étonnement le curieux assemblage du bras gauche.

- Je savais que les disques étaient à bord du sub, mais où as-tu trouvé l'équipement de découpage à oxygène ?

- Je l'ai emprunté à un sous-marin qui passait, répondit Giordino, imperturbable.

- Logique ! admit Pitt d'une voix fatiguée et pas certain du tout que son ami plaisantait.

- Je commence la séparation, annonça Giordino.

- Pendant que tu nous libères, je vais pomper une ou deux atmosphères de votre volume d'air pour compenser le poids supplémentaire de l'eau dû à la fuite.

- Excellente idée, dit Sandecker. Vous aurez besoin de toute la flottabilité que vous pourrez trouver. Mais faites attention aux limites de sécurité de pression sinon vous risquerez des problèmes de décompression.

- Les seuils de décompression seront calculés par notre ordinateur, le rassura Pitt. Ni le Dr Plunkett ni moi-même n'avons envie de nous faire éclater les tympans.

Pitt commença à pomper l'air comprimé dans les compartiments de commande et du moteur. Pendant ce temps, Giordino plaça le submersible de telle sorte que le bras et les mains robotisés puissent travailler indépendamment. La main munie de trois doigts positionna la grosse baguette de soudure contre un boulon engagé dans un assemblage d'entretoises. La baguette était chargée positivement ; le DSMV négativement. Un arc brillant se matérialisa lorsque le contact s'établit entre la baguette et le boulon. Le métal rougit et commença à fondre tandis que l'oxygène passa brutalement dans la baguette par le trou central, dispersant le champ magnétique.

- Creusement par arc, expliqua Pitt à Plunkett. Ils vont enlever tous les supports, les arbres de direction et les connexions électriques jusqu'à ce que la cabine de conduite se détache du châssis principal et du mécanisme de traction.

Plunkett fit signe qu'il avait compris. Giordino tendit l'autre bras et une gerbe d'étincelles indiqua que les disques atteignaient leurs cibles.

- Alors c'est ça le but de la manoeuvre ! Nous allons flotter vers la surface comme une bouteille vide de Champagne Veuve Cliquot Ponsardin Gold Label...

- Ou une bouteille de bière Coors !

- Au premier pub que nous rencontrerons, monsieur Pitt, l'addition sera pour moi.

- Merci, docteur Plunkett, j'accepte, à condition que nous ayons assez de flottabilité pour monter là-haut.

- Faites-lui rendre les tripes ! supplia Plunkett avec foi. Je préfère risquer de me péter les tympans que de mourir noyé.

Pitt n'était pas d'accord. Les abominables souffrances endurées par les plongeurs au cours des siècles étaient la pire des tortures jamais infligées à l'homme. La mort devenait une délivrance et ceux qui survivaient n'étaient généralement plus que des corps déformés, cisaillés par une douleur qui ne s'atténuait jamais. Aussi garda-t-il un œil attentif aux réglages digitaux dont les chiffres rouges grimpaient de trois atmosphères. La pression était maintenant celle de vingt mètres environ. À cette profondeur, leur corps pouvait sans danger supporter la compression augmentée, estima-t-il, pendant une courte période avant que l'azote ne commence à se former dans leur sang.

Vingt-cinq minutes plus tard, il était sur le point de reprendre ses estimations quand un grand bruit métallique résonna à l'intérieur du compartiment, suivi d'un énorme grincement encore amplifié par la densité de l'eau.

- Plus qu'un support et une entretoise, informa Giordino. Préparez-vous à la séparation.

- Bien reçu, répondit Pitt. Je suis prêt à couper tous les circuits et les systèmes électriques.

Sandecker supportait mal de rester là à regarder les visages des hommes de l'autre côté, à quelques mètres à peine, et de savoir qu'ils risquaient de mourir.

- Comment   se   présente   votre   réseau   d'air ? demanda-t-il anxieusement. Pitt vérifia l'écran.

- Nous en aurons assez pour aller jusqu'en haut si vous ne nous faites pas faire une pause pizza.

Soudain retentit un grincement qui se répercuta jusque dans leurs dents. Le compartiment de commande frissonna et commença à s'élever, le nez en l'air. Puis quelque chose céda et soudain, toute la structure donna l'impression de vouloir exploser. Pitt coupa rapidement la génératrice principale et mit en marche les batteries de secours pour que l'ordinateur et le téléphone ne cessent de fonctionner. Mais tous les mouvements s'arrêtèrent d'un seul coup et ils restèrent suspendus, glacés, au-dessus de l'énorme châssis du tracteur.

- Tenez bon ! les rassura Giordino. J'ai raté certaines lignes hydrauliques. Je vais essayer de rester près de vous si j'y arrive. Mais si nous nous écartons trop, le câble téléphonique se rompra et nous perdrons le contrôle vocal.

- Dépêche-toi, l'eau rentre par certaines des lignes et des connexions sont coupées.

- Compris.

- Veillez à bien ouvrir la porte et à sortir à fond de train dès que vous atteindrez la surface, conseilla Sandecker.

- Comme des oies qui ont la diarrhée, le rassura Pitt.

Pitt et Plunkett se détendirent quelques secondes, écoutant les disques de métal couiner en mordant les tubulures. Puis se produisit une lourde embardée suivie de bruits de glissements et lentement, ils commencèrent à s'élever vers la surface, laissant au fond le châssis de Big John avec ses câbles arrachés et ses débris fondus comme des entrailles mécaniques abandonnées.

- On est en route ! cria Plunkett. Pitt pinça les lèvres.

- C'est trop lent. L'eau qui s'infiltre a diminué notre flottabilité.

- Vous êtes partis pour un long parcours, dit Giordino. Je juge votre vitesse à dix mètres par minute.

- Nous traînons le moteur, le réacteur et une tonne d'eau. Notre volume dépasse à peine le poids excédentaire.

- Vous devriez monter un peu plus vite à mesure que vous approcherez de la surface.

- Ça ne sert à rien. L'eau qui va rentrer pendant ce temps annulera la baisse de pression.

- Ne te fais pas de bile si tu perds le câble de communication, dit Giordino. Je peux facilement me mettre à la même vitesse que toi.

- Maigre consolation ! dit Pitt entre ses dents.

- Vingt mètres, annonça Plunkett.

- Vingt mètres, confirma Pitt.

Tous deux avaient les yeux fixés sur le profondimètre dont les chiffres clignotaient sur l'écran. Ni l'un ni l'autre ne parla pendant les minutes suivantes qui leur parurent une éternité. Le monde crépusculaire s'éclairait peu à peu. Ce fut d'abord le vert qui remplaça le bleu indigo, puis le jaune. Un banc de thons les frôla un instant puis disparut. À cent cinquante mètres, Pitt commença à distinguer le cadran de sa montre.

- Vous perdez de la vitesse, prévint Giordino. Vous êtes tombés à sept mètres minute.

Pitt jeta un coup d'œil aux chiffres marquant la quantité d'eau embarquée et ce qu'il vit ne lui plut pas.

- Notre niveau d'inondation a atteint la cote d'alarme.

- Pouvez-vous augmenter votre volume d'air ? s'informa Sandecker dont la voix indiquait l'inquiétude.

- Pas sans dommages irréparables pour nos tympans.

- Vous y arriverez ! assura Giordino plein d'espoir. Vous avez dépassé les quatre-vingts mètres.

- Quand nous atteindrons quatre mètres, attrape-nous avec tes robots et remorque-nous.

- Ça marche !

Giordino passa en avant et dirigea le nez de son submersible vers la surface, sans cesser de surveiller Pitt et Plunkett. Puis il régla le pilotage automatique pour maintenir une vitesse ascensionnelle semblable à celle de Big John. Mais avant qu'il ait pu sortir le bras robot, il vit le DSMV retomber et la distance s'accroître entre eux. Il compensa pour retrouver la bonne distance.

- Deux mètres minute, annonça Pitt d'une voix calme et glacée. Tu ferais mieux de nous remorquer.

- C'est ce que je suis en train de faire, répondit Giordino.

Lorsque le système de bras articulé du submersible eut réussi à accrocher une protubérance de l'épave, la cabine fut enfin immobile.

- Nous avons atteint le taux de flottabilité neutre, annonça Pitt.

Giordino se débarrassa des dernières réserves de lest et programma une vitesse arrière. Les propulseurs mordirent l'eau, et le submersible, avec le DSMV en remorque, recommença à grimper avec une lenteur angoissante vers la surface tant désirée.

Quatre-vingts mètres, soixante-dix, il semblait que la lutte pour rejoindre la lumière n'en finirait jamais. Puis, à vingt-sept mètres, leur avancée freina pour la dernière fois. L'eau montait dans le compartiment moteur, entrait par de nouveaux orifices ouverts lors de la rupture des câbles avec la pression d'un tuyau de pompiers.

- Je suis en train de vous perdre ! cria Giordino, inquiet.

- Sortez ! Evacuez ! hurla Sandecker.

Pitt et Plunkett n'avaient pas besoin du conseil. Ils ne souhaitaient nullement que Big John devienne leur tombe. La cabine commençait à redescendre et entraînait le submersible. La seule voie de salut était la pression d'air intérieure. Elle était presque égale à la pression extérieure maintenant. Mais ce que le sort leur offrait d'un côté, il le reprenait de l'autre. L'inondation n'aurait pu choisir un plus mauvais moment pour couper leur système de batteries de secours, coupant en même temps le système hydraulique nécessaire pour ouvrir l'écoutille de sortie.

Plunkett décrocha frénétiquement le loquet de l'écoutille et lutta de toutes ses forces pour l'ouvrir, mais la pression encore trop forte était inflexible. Soudain Pitt fut à côté de lui et ils combinèrent leurs efforts.

Dans le submersible, Giordino et Sandecker assistaient, impuissants et avec une peur croissante, à la lutte des deux hommes. La flottabilité négative augmentait rapidement et la cabine commençait à descendre à une vitesse alarmante.

La porte céda comme si on la poussait dans une mer de glu. L'eau entra d'un seul coup dans le compartiment. Pitt cria :

- Ventilez-vous au maximum et n'oubliez pas d'exhaler en montant. Plunkett fit un signe bref, prit une série de profondes respirations pour éliminer l'oxyde de carbone de ses poumons et retint la dernière. Puis il plongea la tête la première dans le torrent qui pénétrait par l'écoutille et disparut.

Pitt le suivit, ventilant ses poumons au maximum pour retenir sa respiration le plus longtemps possible. Il plia les genoux sur le seuil de l'écoutille et s'élança vers le haut tandis que Giordino relâchait la main robotisée. Les derniers restes du DSMV repartirent vers les abysses.

Ce que Pitt ignorait, c'est qu'il avait plongé à quarante-deux mètres, soit 138 pieds au-dessous de la surface. À ses yeux, cette surface brillante paraissait à au moins dix kilomètres. Il aurait volontiers donné une année de salaire pour une paire de palmes. Et pour avoir quinze ans de moins. Combien de fois, au cours de son adolescence, avait-il plongé à quatre-vingts pieds en s'ébrouant dans les eaux de Northport Beach en Californie ? Certes, son corps était physiquement en forme, mais le temps et la vie dure qu'il lui avait fait mener avaient laissé des traces.

Il nagea vers le haut, fendant fortement l'eau des pieds et des mains, exhalant par petites bouffées pour que les gaz dans ses poumons ne fassent pas éclater les capillaires et n'envoient pas leurs bulles meurtrières directement dans son sang, causant ainsi une embolie.

La lumière crue du soleil dansait à la surface et perçait jusque dans les zones profondes. Pitt s'aperçut qu'il était dans l'ombre de deux navires. Sans masque, sa vision brouillée ne lui permit que de déterminer les vagues contours de leur coque. L'un paraissait très gros, l'autre un véritable mammouth. Il dirigea sa course pour émerger juste entre les deux et éviter ainsi de se cogner la tête. Au-dessous de lui, Giordino et Sandecker le suivaient dans le submersible, comme des fans encourageant un nageur de compétition.

Il nageait à côté de Plunkett qui, visiblement, n'allait pas fort. Plus âgé que Pitt, il donnait l'impression d'être vidé de ses forces. Pitt se rendit compte que l'Anglais était sur le point de s'évanouir. Il l'attrapa par le col et le tira derrière lui.

Pitt exhala ce qui restait d'air dans ses poumons. Il crut que la surface n'arriverait jamais. Le sang battait à ses oreilles. Soudain, alors qu'il rassemblait toutes ses ressources physiques pour l'effort final, Plunkett devint tout mou. L'Anglais avait fait un formidable effort avant de sombrer dans l'inconscience, mais n'était pas un nageur émérite.

L'obscurité encerclait la vision de Pitt et il commença à voir des étincelles. Le manque d'oxygène mettait son cerveau à rude épreuve, mais le désir d'atteindre la surface fut plus fort que sa fatigue. L'eau de mer lui brûlait les yeux, envahissait ses narines. Il était à quelques secondes de se noyer, mais refusait de toutes ses forces de se laisser aller.

Il ramassa ce qui lui restait d'énergie en un dernier effort. Tirant le poids mort de Plunkett, il battit furieusement l'eau des pieds et de sa main libre, comme un fou. Il voyait le reflet des vagues comme un miroir. Elles paraissaient si proches et semblaient sans cesse s'éloigner. Il entendit un battement sourd comme si quelque chose battait l'eau. Puis soudain, quatre formes noires se matérialisèrent dans l'eau de chaque côté de lui. Deux attrapèrent Plunkett et l'emportèrent. L'une des deux autres lui glissa entre les dents l'embout d'un respirateur.

Il aspira une grande goulée d'air puis une autre et une autre encore jusqu'à ce que le plongeur lui retire doucement l'embout pour respirer lui-même un instant. C'était de l'air tout simple, le bon vieil air normal fait d'azote, d'oxygène et d'une douzaine d'autres gaz, mais il sembla à Pitt que c'était celui pétillant et frais des montagnes du Colorado ou d'une forêt après la pluie.

La tête de Pitt fendit enfin la surface. Il regarda le soleil comme s'il ne l'avait jamais vu auparavant. Jamais le ciel ne lui avait paru plus bleu, les nuages plus blancs. La mer était calme, les vagues atteignaient à peine cinquante centimètres.

Ses sauveteurs essayèrent de le porter, mais il les repoussa. Il roula sur le dos et se laissa flotter en regardant l'immense tourelle d'un sous-marin nucléaire qui le dominait de sa haute taille. Puis il aperçut la jonque. D'où diable venaient-ils tous les deux ? Le sous-marin expliquait les plongeurs de la Navy mais la jonque chinoise ?

Une foule de gens se pressait le long du bastingage de la jonque, parmi lesquels il reconnut certains visages : les marins de son équipe le regardaient en criant et en agitant les bras. Il distingua Stacy Fox et répondit à son signe.

Il s'inquiéta soudain pour Plunkett, mais ses craintes étaient inutiles. L'Anglais était déjà étendu sur le pont du sous-marin, entouré de l'équipage de l’US Navy. On eut vite fait de le ramener à la conscience et il commença à tousser et à vomir.

Le submersible de la NUMA fit surface à quelques mètres de là. Giordino jaillit de l'écoutille avec l'allure d'un homme qui vient de gagner le gros lot à la loterie. Il était si proche qu'il put s'adresser à Pitt sur le ton de la conversation.

- Tu as vu le bordel qu'on a causé ? dit-il en riant. Ça va nous coûter un paquet !

Heureux d'être encore parmi les vivants, le visage de Pitt prit soudain une expression de rage intense. Trop de choses avaient été détruites et, sans qu'il le sache encore, trop de gens étaient morts. Lorsqu'il répondit, ce fut d'une voix tendue et pas du tout naturelle.

- Pas moi, pas toi ! Mais celui qui est responsable de tout ça, quel qu'il soit, a eu la malchance de tomber sur le mauvais percepteur !