2
I
LE Norvège ;1300 HEURES.
C’était un jeu de patience, à présent, sonder et disparaître. Des fantômes. Mais très dense, au-delà des limites du Système. Le Thibet et le Pôle Nord avaient perdu le contact avec l’ennemi ; l’Union avait fait demi-tour, détruisant un des auxiliaires du Thibet… et en perdant un. Mais c’était loin d’être terminé. Le flot des coms continuait, calme et tranquille, en provenance des deux vaisseaux. Signy se mordait la lèvre, les yeux fixés sur les écrans, tandis que Graff s’occupait des manœuvres. Le Norvège tenait la position, avec le reste de la Flotte… ayant perdu de la vitesse, dérivait, assez près des masses de Pell IV et III, ainsi que de l’étoile elle-même. Arrêtés. Ils avaient refusé de sortir. Ils devaient à présent utiliser la masse pour se protéger d’une sortie à l’intérieur. Il était peu probable que l’Union ait recours au saut pour entrer… ce n’était pas son style… mais ils prenaient leurs précautions, cibles immobiles qu’ils étaient. Si l’attente se prolongeait, l’état-major de l’Union, malgré son conservatisme, examinerait sans doute la sphère de son scan, pour chercher un nouvel angle d’attaque, après avoir fait des sondages : des loups autour du feu, et eux-mêmes essayant de rester dans la lumière, visibles, complètement immobiles et vulnérables. L’Union avait de l’espace, pouvait prendre de l’élan, arriver trop vite pour qu’il soit possible de la contrer.
Et, depuis quelque temps, de mauvaises nouvelles arrivaient de Pell, silence rompu, rumeurs de graves désordres.
De Mazian… un silence persistant, que l’un d’entre eux osa rompre par une question. Allez, se dit-elle, donne-nous l’autorisation de les poursuivre ! Les auxiliaires étaient déployés autour du Norvège, comme ceux des autres vaisseaux, vingt-sept auxiliaires, sept vaisseaux ; et trente-deux vaisseaux de la milice bouchant les trous de la formation… dans certains cas impossibles à distinguer, sur le long scan, des auxiliaires. Tant que la Flotte resterait immobile, sans se trahir par la vitesse et des manœuvres serrées, il serait impossible de déterminer, en regardant le scan, si ces vaisseaux lents, immobiles, n’étaient pas, en réalité, des vaisseaux de guerre déguisant leurs mouvements. L’auxiliaire du Thibet avait regagné sa place ; le Thibet et le Pôle Nord avaient sept auxiliaires et étaient entourés par onze miliciens, petits vaisseaux incapables de fuir, devenus braves par nécessité ; ils ne pouvaient s’écarter… de sorte qu’ils faisaient partie de l’écran. Comme si on pouvait être sûr que l’attaque viendrait de cette direction. L’Union avait tâté le terrain. Sondé avant de fuir hors de portée. C’était probablement Azov. Un des plus anciens de l’Union ; un des meilleurs. Touche légère et esquive. Il y avait déjà eu plus d’un capitaine qui ne méritait pas de mourir de cette manière.
Les nerfs frémissaient. Les techs du pont la regardaient de temps en temps. Le silence régnait à l’intérieur comme entre les vaisseaux, un malaise contagieux.
Un tech des coms se tourna vers elle.
« La situation s’aggrave, à Pell, » dit-il. Un murmure s’éleva parmi les autres.
— « Occupez-vous de vos affaires ! » fit-elle sèchement, s’adressant à tous. « Ils peuvent arriver de n’importe quel côté. Oubliez Pell, sinon vous serez pris par surprise, compris ? Je ferai jeter dans l’espace tout homme qui rêvasse ! » Puis à Graff : « État d’alerte ! »
Les témoins bleus s’allumèrent. Cela les réveillerait. Un témoin clignota devant elle, indiquant que le tableau de commandes de l’armscomp était allumé, que l’armscomper et ses assistants étaient prêts.
Elle tendit le bras vers le tableau de commandes du comp, tapa le code d’une instruction enregistrée. Le viseur du Norvège se mit en quête de l’étoile de référence en question, repéra sa position et enregistra les données. Au cas où. Au cas où il se produirait un événement non prévu par leurs plans, où Mazian, qui recevait également des nouvelles de Pell, songerait à fuir ; leur rayon de contact direct était pointé sur l’Europe et l’Europe n’avait toujours rien à dire. Mazian réfléchissait ; ou bien décidait, laissant à ses capitaines le soin de prendre les précautions. Elle tapa un code à l’intention du tableau de commandes du tech de saut, bien qu’il ait déjà déduit les implications de la décision précédente. Le tableau s’alluma, flot d’énergie supplémentaire dans les moniteurs des plaques solaires, leurs options ne se trouvant plus limitées à celles de l’espace réel. Si la Flotte quittait le secteur de Pell, il était probable que tous les vaisseaux n’arriveraient pas à l’endroit convenu, le point zéro le plus proche. Qu’ils ne formeraient plus une Flotte, qu’il n’y aurait plus rien entre l’Union et Sol.
Les nouvelles en provenance de Pell étaient vraiment lugubres.
II
PELL, LES TUNNELS DES DOWNERS.
Des hommes-avec-fusils. On entendait toujours des cris, dehors, des combats terrifiants. Satin frissonna quand un coup violent ébranla la paroi, trembla, ne comprenant pas pourquoi une telle chose se produisait… sachant seulement que les lukas en étaient responsables ; les lukas donnaient des ordres, gouvernaient le Là-Haut. Dent-Bleue la serra contre lui, murmura, l’encouragea et elle suivit, aussi silencieuse que les autres. Le bruissement des pieds nus des Hisas était au-dessus, au-dessous. Ils avançaient dans le noir, flot régulier. Ils évitaient toute lumière, qui aurait pu conduire les hommes jusqu’à eux.
Il y en avait devant eux, et derrière. L’Ancien en personne les guidait, le Hisa étrange qui était venu des endroits secrets et leur avait ordonné de le suivre sans leur expliquer pourquoi. Quelques-uns avaient hésité, redoutant ces Hisas étranges ; mais il y avait des fusils, derrière eux, des humains fous, et ils ne tarderaient pas à venir.
Une voix humaine résonna, tout en bas, dans les tunnels. Dent-Bleue grogna et accéléra, grimpa plus vite, et Satin mit toutes ses forces dans l’escalade, en sueur, la fourrure humide et les mains glissant sur la rampe, aux endroits où d’autres mains l’avaient serrée.
« Vite ! » souffla une voix hisa à un étage, haut, tout en haut, dans les endroits obscurs du Là-Haut, et des mains les tirèrent dans une autre escalade, vers une faible lumière devant laquelle se découpait la silhouette du Hisa qui les attendait. Un sas. Satin mit son masque et se dirigea vers les portes, prit Dent-Bleue par la main, de peur de le perdre dans l’endroit inconnu où les conduisait l’Ancien.
Ils entrèrent dans le sas. Ils s’y entassèrent avec d’autres et la porte intérieure s’ouvrit sur une masse de corps hisas, des mains qui se tendirent et les firent sortir en hâte, d’autres Hisas, leur tournant le dos, les protégeant de ce qui se passait plus loin.
Ils avaient des armes, des morceaux de tube, comme les hommes. Satin fut stupéfaite, tendit le bras derrière elle à la recherche de Dent-Bleue, pour être sûre qu’il était bien dans cette foule mécontente, dans la lumière blanche des humains. Il n’y avait que des Hisas dans le couloir. Ils étaient massés dans le couloir jusqu’aux portes fermées de l’extrémité. Il y avait du sang, sur une paroi, une odeur que les masques empêchaient de percevoir. Satin lança un regard désemparé dans la direction où la cohue les entraînait, sentit un main douce qui n’était pas celle de Dent-Bleue se refermer sur son bras et la guider. Ils franchirent la porte d’un appartement humain, immense et faiblement éclairé, puis la porte se ferma, apportant le silence.
« Chut ! » firent leurs guides. Elle regarda autour d’elle, prise de panique, si Dent-Bleue était toujours avec elle, et il lui prit la main. Ils traversèrent nerveusement, en compagnie de leurs guides âgés, cette spacieuse pièce humaine, très, très prudemment, par peur et à cause du respect dû aux armes et à la fureur qui faisait rage dehors. D’autres, des Anciens, sortirent des ombres et vinrent à leur rencontre.
« Conteuse, » dit un Ancien, la touchant pour la saluer.
Des bras la serrèrent ; d’autres sortirent d’une pièce très, très lumineuse et la serrèrent dans leurs bras, ainsi que Dent-Bleue, et cet honneur lui donna le vertige. « Viens, » dirent-ils, la conduisant, et ils entrèrent dans un endroit illuminé, une pièce sans murs, avec un lit blanc, une humaine endormie et une très vieille Hisa accroupie près d’elle. Le noir et les étoiles étaient tout autour, des murs qui n’en étaient pas et, tout d’un coup, Seigneur Soleil posant son regard sur la pièce, sur eux et sur la Rêveuse.
« Ah, » souffla Satin, atterrée, mais la vieille Hisa se leva, ouvrit les bras.
— « La Conteuse, » disait l’Ancien, et la doyenne des Anciens quitta un instant la Rêveuse pour lui donner l’accolade.
— « Bien, bien, » dit tendrement la doyenne des Anciens.
— « Lily, » appela la Rêveuse, et la doyenne des Anciens se retourna, s’agenouilla près du lit, caressa sa chevelure grisonnante. Des yeux merveilleux se tournèrent vers eux, lumineux dans un visage blanc et impassible, son corps enveloppé de blanc ; tout était blanc sauf la Hisa qui s’appelait Lily et le noir qui s’étendait tout autour d’eux, insondable, parsemé d’étoiles. Soleil avait disparu. Il n’y avait qu’eux.
« Lily, » répéta la Rêveuse, « qui sont-ils ? »
Elle, la Rêveuse, la regardait et Lily lui fit signe. Satin s’agenouilla, Dent-Bleue près d’elle, regarda avec révérence dans la chaleur des yeux de la Rêveuse, la Rêveuse du Là-Haut, la maîtresse de Soleil qui dansait sur ses murs.
— « Amour, » souffla Satin. « Amour, Soleil-Son-Ami. »
— « Amour, » souffla la Rêveuse à son tour. « Comment est-ce, dehors ? Y a-t-il du danger ? »
— « Nous en sécurité, » dit l’Ancien avec fermeté. « Tous les Hisas en sécurité ici. Hommes-avec-fusils rester loin. »
— « Ils sont morts. » Les yeux magnifiques s’emplirent de larmes, cherchèrent Lily. « Par la faute de Jon. Angelo… Damon… Emilio peut-être… mais pas moi, pas encore Lily, ne me quitte pas. »
Lily fit très, très doucement : elle passa le bras autour de la Rêveuse et posa sa joue grisonnante contre la chevelure grisonnante de la Rêveuse.
— « Non, » dit-elle. « Amour, pas moment partir, non, non, non. Rêve qu’ils partent, les hommes-avec-fusils. Downers tous rester. Rêve à Seigneur Soleil. Nous tes mains et pieds, nous beaucoup, nous forts, nous rapides. »
Les murs avaient changé. Ils montraient à présent la violence, les combats des hommes et, terrifiés, ils se serrèrent les uns contres les autres. Cela passa et seule la Rêveuse ne parut pas affectée.
— « Lily. Le Là-Haut risque de mourir. Il aura besoin des Hisas, quand les combats seront finis, il aura besoin de vous, comprenez-vous ? Soyez forts. Tenez cet endroit. Restez près de moi. »
— « Nous battre, nous battre hommes venir ici. »
— « Vivez. Ils n’oseront pas vous tuer, vous comprenez ? Les hommes ont besoin des Hisas. Ils ne viendront pas ici. » La passion assombrit les yeux lumineux, qui reprirent bientôt leur tendresse. Soleil était de retour, sa face impressionnante occupant tout un mur, faisant taire les colères. Il se réfléchit dans les yeux de la Rêveuse, déposa un peu de sa couleur sur sa blancheur.
— « Ah, » souffla Satin, se balançant de droite à gauche. D’autres l’imitèrent, dans le même mouvement, avec un doux gémissement d’admiration.
— « Elle Satin, » dit l’Ancien à la Rêveuse. « Dent-Bleue son ami. Amis d’homme-Bennett, lui mort. »
— « De Downbelow, » dit la Rêveuse. « Emilio vous a envoyés dans le Là-Haut. »
— « Homme-Konstantin ton ami ? Amour, tous, tous les Downers. Homme-Bennett lui ami. »
— « Oui. Il l’était. »
— « Elle dire, » intervint l’Ancien, puis dans la langue des Hisas… « Conteuse, Ciel-La-Voit, raconte l’histoire à la Rêveuse, fais briller ses yeux et réchauffe ses rêves ; chante dans son rêve. »
La chaleur lui monta au visage et la peur lui serra la gorge, car elle était très humble, ne faisait que de petites chansons et raconter une histoire avec des mots humains… en présence de la Rêveuse et de Seigneur Soleil, avec toutes les étoiles autour, devenir une partie du rêve…
— « Fais-le », insista Dent-Bleue. Sa confiance lui fit chaud au cœur.
— « Moi Ciel-La-Voit, » commença-t-elle, « venir de Downbelow, dire Homme-Bennett, dire homme-Konstantin, chanter choses hisas. Fais choses hisas, Soleil-Son-Ami, comme Bennett faire rêver. Fais lui vivre, fais lui marcher avec les Hisas, ah. Amour pour toi, amour pour lui Soleil sourit à lui Longtemps, longtemps, nous rêver rêves hisas. Bennett nous faire voir rêves humains, nous montrer la vérité, nous dire Soleil tenir le Là-Haut, tenir Downbelow dans ses bras, et le Là-Haut tendre bras à Soleil, nous dire vaisseaux aller et venir, gros, gros, aller et venir, apporter hommes du noir. Faire nos yeux grands, faire nos rêves grands, faire nous rêver-Son-Ami, comme Bennett faire rêver. Fais lui vivre, fais lui marcher avec les Hisas, ah. Amour pour toi, amour pour lui Soleil sourit à lui Longtemps, longtemps, nous rêver rêves hisas. Bennett nous faire voir rêves humains, nous montrer la vérité, nous dire Soleil tenir le Là-Haut, tenir Downbelow dans ses bras, et le Là-Haut tendre bras à Soleil, nous dire vaisseaux aller et venir, gros, gros, aller et venir, apporter hommes du noir. Faire nos yeux grands, faire nos rêves grands, faire nous rêver comme humains, Soleil-Son-Ami. Cette chose Bennett nous donner ; et donner sa vie. Lui nous dire bonnes choses du Là-Haut, faire nos yeux chauds par désir voir bonnes choses. Nous venus. Nous voir. Si grand, si noir, nous voir sourire de Soleil dans le noir, faire le rêve pour Downbelow, le ciel bleu. Bennett nous faire voir, nous faire venir, nous donner nouveaux rêves.
« Ah ! Moi, Satin, dire temps humains venir. Avant humains, pas temps, seulement rêve. Nous attendre et pas savoir quoi attendre. Nous voir humains et nous venir dans le Là-Haut. Ah ! temps Bennett venir, temps froid, et Vieille Rivière tranquille… »
Les beaux yeux sombres étaient fixés sur elle, intéressés, concentrés sur les mots comme si elle avait le talent des vieux chanteurs. Elle tissait la vérité de son mieux, rendant cela vrai, plutôt que les événements terrifiants qui se déroulaient ailleurs, le faisant de plus en plus vrai, afin que la Rêveuse puisse en faire une vérité, afin que, dans le cercle des cycles, cette vérité puisse revenir comme le font les fleurs, et les pluies et tout ce qui dure.
III
PELL, COMMANDEMENT CENTRAL DE LA STATION.
Les tableaux de commandes s’étaient stabilisés. Le Commandement Central de la station s’était adapté à la permanence de la panique, visible dans l’attention fiévreuse accordée aux détails, le refus des techs de s’intéresser aux allées et venues de plus en plus nombreuses d’hommes armés.
Jon arpentait les allées, tendu, désapprouvant tout mouvement injustifié.
« Un nouvel appel du Finity’s End, » annonça un tech. « Elene Quen, demandant des informations. »
— « Refusé ! »
— « Monsieur… »
— « Refusé ! Dites-leur de ne pas bouger et d’attendre. Plus aucun appel non autorisé. Serait-il raisonnable de transmettre des informations susceptibles d’aider l’ennemi ? »
Le tech se remit au travail, s’efforçant visiblement d’oublier les armes.
Quen. La femme de Damon, avec les commerçants, posant déjà des problèmes, exigeant et refusant de sortir. L’information avait déjà circulé et la Flotte avait dû la capter, par l’intermédiaire des transports en orbite autour de la station. Mazian savait, à présent, ce qui s’était passé. Quen avec les commerçants et Damon dans le dock du secteur Vert ; les Downers massés autour d’Alicia, bloquant le croisement du couloir quatre de ce secteur. Rien ne s’opposait à ce qu’elle conserve sa garde de Downers : la porte du secteur était fermée. Il croisa les mains dans le dos et s’efforça de paraître calme.
Un mouvement lui attira le regard, près de la porte. Jessad revenait après une brève absence, restait immobile, une convocation silencieuse. Jon se dirigea vers lui, détestant la sobriété lugubre de Jessad.
« Des progrès ? » demanda-t-il à Jessad, sortant.
— « On a trouvé M. Kressich, » répondit Jessad. « Il est ici avec une escorte ; il veut une conférence. »
Jon eut un sourire sarcastique, regarda dans le couloir où Kressich attendait, entouré d’hommes de main et d’une quantité égale de membres de leur propre Sécurité.
« La situation n’a pas évolué en Bleu un quatre, » reprit Jessad. « Les Downers y sont toujours. Nous tenons la porte ; nous pourrions dépressuriser. »
— « Nous avons besoin d’eux, » dit Jon, tendu. « Laissez tomber. »
— « À cause d’elle ? Mais les demi-mesures, M. Lukas… »
— « Nous avons besoin des Downers ; ils sont de son côté. Laissez tomber, je vous dis. Ce sont Damon et Quen qui posent des problèmes. Que faites-vous, sur ce plan ? »
— « Il est impossible de monter sur le vaisseau ; elle ne sort pas et ils n’ouvrent pas. Quant à lui, nous savons où il est. Nous travaillons la question. »
— « Que voulez-vous dire ? »
— « Les hommes de Kressich, » fit sèchement Jessad. « Il faut que nous allions là-bas, vous comprenez ? Reprenez-vous et parlez-lui ; promettez-lui n’importe quoi. Les foules lui obéissent. C’est lui qui tire les ficelles. Allez-y. »
Jon regarda le groupe qui se tenait dans le couloir, les pensées filant dans toutes les directions : Kressich, Mazian, les commerçants… l’Union. Il fallait que la flotte de l’Union arrive vite, il le fallait.
— « Que voulez-vous dire par : Il faut que nous y allions ? Savez-vous où il est, ou pas ? »
— « Pas exactement, » reconnut Jessad. « Si nous lâchons la foule, il sera impossible de l’identifier. Et il faut que nous sachions. Croyez-moi. Parlez à Kressich. Et dépêchez-vous, M. Lukas. »
Il leva la tête, croisa le regard de Kressich, fit un signe et le groupe approcha… Kressich toujours aussi gris et mal en point. Mais les hommes qui l’entouraient étaient une autre affaire : jeunes, arrogants, sûrs d’eux.
« Le Conseiller veut sa part, » dit l’un d’entre eux, petit, noiraud, avec une cicatrice sur le visage.
— « Vous parlez à sa place ? »
— « M. Nino Coledy ! » indiqua Kressich, la brutalité de sa réponse et un regard plus dur que ceux dont Kressich était coutumier au Conseil le prenant au dépourvu… « Je vous conseille de l’écouter, M. Lukas, M. Jessad. M. Coledy commande la Sécurité de la Quarantaine. Nous avons nos propres forces et nous pouvons rétablir l’ordre quand vous le demanderez. êtes-vous prêts ? »
Jon adressa un regard troublé à Jessad, n’obtint rien ; Jessad n’avait rien à dire.
— « Si vous pouvez arrêter les émeutes… faites-le. »
— « Oui, » dit calmement Jessad. « Le calme, actuellement, nous serait utile. Bienvenue dans notre Conseil, M. Kressich, M. Coledy. »
— « Donnez-moi les coms, » dit Coledy. « Avis général. »
— « Allez-y, » dit Jessad.
Jon respira profondément, des questions lui venant soudain aux lèvres : quel jeu Jessad jouait-il, amenant ces deux individus dans le cercle intérieur ; les hommes de Jessad, comme Hale et ses compagnons, étaient-ils les siens ? Il ravala ses questions, ravala sa colère, se souvenant de ce qui se passait, de la fragilité de la situation.
— « Venez, » dit-il, guidant, conduisant Coledy jusqu’au premier tableau de commandes des coms. Le scan était visible, de cet endroit. Mazian tenait toujours. C’était trop espérer que Mazian soit facilement battu.
Beaucoup trop. La Flotte avait quadrillé la zone… les vaisseaux de Mazian, ici et là parmi le halo aux multiples niveaux qui était les transports en orbite autour de Pell.
« Écartez-vous, » dit-il à un tech ; il le chassa, installa Coledy à sa place et appuya lui-même sur le bouton. Le visage de Bran Hale apparut sur l’écran.
« J’ai un appel que vous devez transmettre, » annonça-t-il à Hale. « Priorité absolue. »
— « Bien, » fit Hale.
« M. Lukas ! » cria quelqu’un, couvrant le bourdonnement du Commandement Central. Il leva la tête : l’alerte de collision clignotait sur les écrans du scan.
— « Où est-ce ? » s’écria-t-il. Le scan n’avait rien de précis. Une brume jaune indiquait que quelque chose arrivait, vite. Le comp déclencha les sirènes d’alerte. Il y eut des cris, des jurons étouffés et les techs se précipitèrent vers les tableaux de commandes.
« Lukas ! » cria une voix désespérée.
IV
Finity’s End.
— « Scan ! » cria une voix angoissée. Elene vit l’éclair lumineux, adressa un regard désespéré à Neihart.
« Nous partons, » dit Neihart, évitant ses yeux. « Allez ! »
Le mot fut transmis d’un vaisseau à l’autre Elene se crispa en prévision de la secousse… Trop tard pour regagner le dock, beaucoup trop tard ; les ombilicaux étaient fermés depuis longtemps, les vaisseaux ne tenant plus que par les grappins.
Une seconde secousse. Ils avaient décroché, s’éloignant lentement de la station, suivis par toute la rangée de vaisseaux de commerce encore arrimés, dans le sens inverse de la rotation, le long de la bordure ; alors que la moindre erreur dans la fermeture interne pouvait rompre un ombilical, dépressuriser des secteurs entiers des docks. Elle resta immobile, éprouvant les sensations familières qu’elle avait cru ne plus jamais ressentir, libre, flottant comme le vaisseau, s’éloignant de ce qui venait sur eux ; et l’impression qu’on lui arrachait une partie d’elle-même.
Un deuxième envahisseur arriva… passa au zénith, satura le scan, déclenchant les alarmes… disparut en direction de la Flotte. Ils étaient vivants, s’éloignant à la petite vitesse qui était la leur, sur une trajectoire prévue, dans la direction de tous ceux qui décrochaient. Elle croisa les bras sur son ventre et regarda les écrans du poste de commandement du Finity’s End, pensant à Damon, à tout ce qu’elle laissait.
Mort, peut-être ; on disait qu’Angelo était mort ; Alicia peut-être ; peut-être Damon… peut-être… elle se concentrait sur cette pensée, s’efforçant de l’accepter sainement, s’il fallait l’accepter, s’il était nécessaire d’en tirer vengeance. Elle respirait profondément, pensant à l’Estelle et à sa famille. Épargnée pour la deuxième fois. En même temps Quen et Konstantin, des noms qui comptaient dans l’Au-Delà ; des noms que l’Union apprendrait à détester, dont elle lui donnerait l’occasion de se souvenir.
« Partons ! » dit-elle à Neihart, glacée et furieuse ; et quand il la regarda, apparemment déconcerté par ce changement d’attitude : « Partons. Préparez-vous à sauter. Faites passer le mot. Le Point de Matteo. Faites passer le mot dans tout le Système. Nous partons, malgré la Flotte ! »
Elle était Quen, et Konstantin, et Neihart agit. Le Finity’s End dépassa la station et continua, transmettant des instructions à tous les commerçants du Système. Mazian, l’Union, Pell… personne ne pouvait les arrêter.
Les instruments se brouillèrent devant ses yeux, redevinrent nets quand elle battit des paupières.
« Après le Point de Matteo, » dit-elle à Neihart, « nous sauterons à nouveau. Il y en aura d’autres… dans l’espace interstellaire. Des gens qui en ont assez, qui n’ont pas voulu venir à Pell. Nous les trouverons. »
— « Aucune chance de retrouver les vôtres, Quen. »
— « Non, » admit-elle, secouant la tête. « Pas les miens. Ils sont partis. Mais je connais les coordonnées. Comme nous tous. Je vous ai aidés, ravitaillés et je n’ai jamais refusé ce que vous demandiez. »
— « Les commerçants le savent. »
— « La Flotte connaît certainement ces endroits. Alors, nous resterons ensemble, capitaine. Nous nous déplacerons ensemble. »
Neihart fronça les sourcils. Ce n’était guère dans les habitudes des commerçants… rester ensemble, sauf à l’occasion d’une bordée dans les docks.
— « Un de nos garçons se trouve sur un des vaisseaux de Mazian, » rappela-t-il.
— « J’ai un mari sur Pell, » répliqua-t-elle. « Il ne nous reste plus qu’à régler nos comptes. »
Neihart réfléchit un instant, acquiesça enfin.
— « Les Neihart sont avec vous. »
Elle s’appuya contre le dossier du fauteuil, regarda l’écran qui se trouvait devant elle. Le scan donnait une image, l’Union dans le Système, ombres mouvantes sur l’écran. C’était un cauchemar. Comme à Mariner, où l’Estelle et tous les Quen étaient morts, restant trop longtemps arrimés à une station condamnée… où la Flotte n’avait pas rempli correctement sa fonction, ou bien où ils avaient été frappés de l’intérieur. C’était la même situation… mais, cette fois, les commerçants n’attendaient pas tranquillement.
Elle regardait, décidée à regarder le scan jusqu’à la fin, pour tout voir jusqu’au moment où la station mourrait ou bien jusqu’au moment où ils atteindraient le point de saut, l’un ou l’autre.
Damon, se disait-elle, maudissant Mazian, Mazian davantage que l’Union parce qu’il était responsable de la situation.
V
PELL, DOCK VERT.
Une nouvelle fois, l’équilibre de la pesanteur fut rompu. Damon, surpris, tendit le bras vers le mur et Josh s’accrocha à lui, mais ce fut un flux mineur, malgré les hurlements de panique qui s’élevèrent, de l’autre côté de la porte rayée. Damon s’adossa à la paroi et secoua la tête d’un air las.
Josh ne posa pas de questions. Ce n’était pas nécessaire. Les vaisseaux avaient quitté la bordure. On entendait les sirènes… une brèche, peut-être. Néanmoins, le fait que l’on entendît les sirènes était rassurant. Il y avait encore de l’air dans le dock.
« Ils partent, » dit Damon d’une voix rauque. Elene était partie, avec ces vaisseaux ; il voulait le croire. C’était le bon sens. Elene aurait agi avec bon sens ; elle avait des amis, des gens qui la connaissaient, qui l’auraient aidée du fait que lui-même ne l’avait pas pu. Elle était partie… reviendrait peut-être quand l’ordre serait rétabli… s’il l’était jamais. S’il était vivant. Il ne pensait pas qu’il vivrait. Peut-être Downbelow était-elle en sécurité ; peut-être Elene… dans ces vaisseaux. Son espoir était avec eux. S’il se trompait… il ne voulait pas savoir.
Nouveau déséquilibre de la pesanteur. Les hurlements et les coups contre la porte avaient cessé. Le dock, compte tenu de sa taille, n’était pas sûr en cas de crise de la pesanteur. Tout individu sain d’esprit s’était sans doute réfugié dans des espaces plus réduits.
— « Si les commerçants sont partis, » dit Josh d’une voix faible, « c’est qu’ils ont vu quelque chose… qu’ils savent quelque chose. Je pense que Mazian doit être débordé. »
Damon le regarda, en pensant aux vaisseaux de l’Union… au fait que Josh était un soldat de l’Union.
— « Que se passe-t-il ? Avez-vous une idée ? »
Le visage de Josh était couvert de sueur, luisait dans la lumière de la porte rayée. Il s’appuya contre la paroi, regarda le plafond.
— « Mazian est capable de tout ; on ne peut rien prédire. Tout à fait improbable que l’Union tente de détruire la station. Ce sont les tirs mal dirigés qui m’inquiètent. »
— « Nous pouvons absorber de nombreux tirs. Nous perdrons sans doute des sections, mais tant que le Cœur fournira de l’énergie, nous pourrons circonvenir les dégâts. »
— « Avec la Quarantaine dans les couloirs ? » souligna Josh d’une voix rauque.
Un nouveau flux s’abattit sur eux, leur tordant l’estomac. Damon avala sa salive, soudain pris de nausées.
— « Pour le moment, nous n’avons pas à nous soucier de la Quarantaine. Il faut que nous prenions le risque ; il nous faut essayer de sortir d’ici. »
— « Pour aller où ? Faire quoi ? »
Il émit un grognement grave, paralysé, simplement paralysé. Il attendit un nouveaux flux de pesanteur ; il se révéla moins puissant. On rétablissait l’équilibre. Les pompes, malgré tout, avaient tenu, les moteurs fonctionnaient. Il reprit son souffle.
— « Une bonne chose. Les vaisseaux ne nous feront plus ce coup. Je ne sais pas combien de fois nous pourrions rétablir la situation. »
— « Ils nous attendent peut-être dehors, » avança Josh.
Il y avait pensé. Il leva la main, appuya sur le bouton. Il ne se passa rien. Fermée ; la porte s’était fermée à clé. Il sortit sa carte de sa poche, hésita, la glissa dans la fente, et les boutons ne s’allumèrent pas. Si le Commandement Central voulait savoir où il se trouvait, il venait de lui fournir l’information. Il le savait.
« Apparemment, nous restons, » conclut Josh.
Les sirènes s’étaient tues. Damon approcha, regarda par la fenêtre rayée, essayant de voir malgré les entailles et la diffraction de la lumière. Quelque chose bougea, de l’autre côté du dock, une silhouette furtive, une autre. Les coms se mirent à émettre des parasites comme si on essayait de les remettre en marche, puis redevinrent silencieuses.
VI
LE Norvège.
Les transports de la milice s’éparpillèrent, cauchemar immobile. L’un d’entre eux explosa comme un soleil minuscule, s’embrasa sur la vid tandis que les coms transmettaient un crachotement de parasites. La grêle de particules devint incandescente sur la trajectoire du Norvège et les gros morceaux résonnèrent contre la coque, hurlement de matière projetée à grande vitesse.
Pas de manœuvres compliquées : droit sur les objectifs et l’armscomp taillant dans la masse. Un auxiliaire de l’Union disparut dans les mêmes conditions que le transport, et les quatre auxiliaires du Norvège se lancèrent sur un vecteur concerté avec le Norvège, tirèrent, barrage qui toucha un vaisseau de l’Union suivant une trajectoire parallèle à la leur, pendant un bref instant.
« Descendez-le ! » cria Signy à l’armscomper quand le feu cessa ; il reprit alors qu’elle parlait encore, se concentrant en plein sur la trajectoire de la fuite du vaisseau. Ils forcèrent l’Union à manœuvrer, à ralentir pour survivre. Un rugissement de joie s’éleva, couvert par celui des sirènes quand le pilote automatique prit le contrôle, lançant la masse du vaisseau dans une courbe serrée, le comp agissant sur le comp plus rapidement que le cerveau humain, à de telles vitesses… Elle reprit les commandes et suivit un vecteur parallèle à la proie. L’armscomp tira une autre salve, en plein dans le ventre du vaisseau et, quel que soit le résultat, le scan montra un espace parsemé de brumes.
« Bien ! » cria le tireur dans les coms. « Touché… ! »
Il y eut des gémissements quand le Norvège roula partiellement sur lui-même, changea de direction. Des transports passèrent près d’eux, fuyant, apparemment figés en plein espace : ils bougeaient, se glissaient dans les interstices de cette poursuite figée et suivaient les vaisseaux de l’Union, les obligeant à changer continuellement de direction, les empêchant de prendre l’élan nécessaire à la retraite.
Feinter et frapper : comme leur entrée… un vaisseau pour les attirer, l’attaque sur un autre vecteur. Le Thibet et le Pôle Nord se chargeaient de l’interception, depuis le moment où l’image du scan leur était parvenue : le longscan venait de réviser leur position, les indiquant beaucoup plus près, estimant qu’ils pousseraient leur vitesse.
L’Union bougea. Le scan lui était parvenu au même moment ; changea de vecteur, passant dans le barrage de feu du Norvège, de l’Atlantique, de l’Australie… L’Union perdit des auxiliaires, subit des dégâts, se dirigeant vers la bordure malgré les tirs, se dirigeant vers le Thibet et le Pôle Nord. Un juron retentit sur les coms, la voix de Mazian criant une kyrielle d’obscénités. Douze vaisseaux sur les quatorze qui étaient arrivés, dans un nuage d’auxiliaires et d’appareils légers, s’éloignaient de la station et se dirigeaient vers leurs deux éclaireurs, qui étaient seuls et aveuglés par la distance.
« Attaquons leurs arrières ! » fit la voix grave de Porey dans les coms.
— « Négatif, négatif ! » répondit sèchement Mazian. « Tenez vos positions ! » Le comp les maintenait toujours en synchronisation ; le signal maître de l’Europe les entraînait à contrecœur à la suite de Mazian. Ils virent la flotte de l’Union sortir de leur zone de feu, se dirigeant vers le Thibet et le Pôle Nord. Derrière eux, un flot d’énergie les atteignit ; des parasites qui disparurent…
« Je l’ai eu ! » annoncèrent les coms.
Le Pacifique avait dû achever le vaisseau de l’Union touché quelques minutes plus tôt. Il pouvait se passer d’autres événements, dans le Système, qu’ils ne percevraient pas forcément. Ils pourraient perdre Pell. Un seul coup suffirait pour détruire la station, si telle était l’intention de l’Union.
Signy serra le poing, s’essuya le front, passa le relais à Graff qui prit aussitôt les commandes… ils ralentissaient, manœuvrant en même temps que Mazian.
« Négatif, » répéta Mazian. Un lourd silence pesait sur le Norvège.
« Ils n’ont aucune chance, » marmonna Graff, trop fort. « Ils auraient dû revenir plus tôt… auraient dû revenir… »
— « Regrets inutiles, M. Graff. Prenez les choses comme elles viennent. » Signy brancha les coms générales. « Nous ne pouvons pas sortir du Système. Si c’est une feinte, un seul vaisseau pourrait aller détruire Pell. Nous ne pouvons pas les aider… nous ne pouvons pas risquer plus de vaisseaux que ceux que nous sommes déjà sur le point de perdre. Ils ont une solution… Ils ont encore la place de fuir. »
Peut-être, se dit-elle, peut-être, à l’instant où leur scan se concentra sur eux et où le longscan indiqua ce qu’ils faisaient… demi-tour et saut. Si les techs des scans du Thibet et du Pôle Nord introduisaient les bonnes informations dans le longscan, si leurs écrans ne montraient pas Mazian et la Flotte arrivant sur les talons de l’Union, s’ils n’interprétaient pas mal la manœuvre…
La Flotte ralentit encore. Les transports disparaissaient de l’écran du scan, leur fuite lente ayant atteint la vitesse de saut. Ils s’en allaient, la vie de Pell s’écoulant dans l’espace interstellaire.
Elle était parfaitement consciente du facteur temps, la vitesse de l’Union, la prolifération de son image, la vélocité croissante du Thibet et du Pôle Nord. Maintenant, le Thibet devait comprendre que l’Union était sur lui. Si son scan lui disait la vérité…
Leur propre scan montra le passé pendant un instant, puis rétablit le contact, le longscan ayant épuisé les hypothèses. Tête-à-tête, brume jaune, avec des lignes rouges dans le brouillard, ce que percevait le scan.
Plus près. La ligne rouge atteignit le point critique… continua. Tout droit. Signy, immobile, regardait, tout le monde regardait. Son poing était serré et elle se retenait de frapper quelque chose, le tableau de commandes, le bras du fauteuil, n’importante quoi.
Cela arrivait ; ils le virent arriver, ce qui était déjà arrivé, la défense futile, l’assaut irrésistible. Deux vaisseaux. Sept auxiliaires. En quarante ans et plus, jamais la Flotte n’avait perdu des vaisseaux d’une manière aussi lamentable.
Le Thibet éperonné… Kant fit sauter son vaisseau à proximité de la masse de ses ennemis, emporta deux de ses auxiliaires et un vaisseau de l’Union dans l’oubli… il y eut soudain un vide sur l’écran du scan… des acclamations lugubres, après cela ; et à nouveau quand le Pôle Nord et ses auxiliaires se jetèrent sur la flotte de l’Union…
Il atteignit presque le trou de Kant. Puis cette image devint des fragments d’images. Le signal du comp du Pôle Nord, qui avait commencé d’émettre, cessa brusquement.
Signy n’avait pas applaudi, s’était contentée de hocher la tête, sans s’adresser à personne en particulier, se souvenant des hommes et des femmes de ces vaisseaux, de noms connus… méprisant la situation qu’ils devaient affronter. Le longscan retrouva sa stabilité, la question ayant trouvé une réponse. Les images restantes, qui étaient l’Union, continuèrent leur fuite, sautèrent, disparurent des écrans. L’Union reviendrait, avec des renforts, tôt ou tard, ayant simplement fait venir d’autres vaisseaux. La Flotte avait gagné, avait tenu, mais elle ne comportait plus que sept vaisseaux ; sept.
Et la même chose se produirait la fois suivante, et la suivante encore. L’Union pouvait sacrifier des vaisseaux. Les vaisseaux de l’Union patrouillaient aux limites du Système et ils n’osaient pas les poursuivre. Nous avons perdu, se dit-elle intérieurement, s’adressant à Mazian. Tu le sais ? Nous avons perdu.
« Pell, » la voix tranquille de Mazian, sur les coms, « est victime d’émeutes. Nous ignorons quelle est la situation. Nous sommes confrontés à des désordres. Restez en formation. Nous ne pouvons pas repousser une autre attaque. »
Mais, soudain, des témoins clignotèrent sur les tableaux de commandes du Norvège ; toute une section retrouva son indépendance. Le Norvège n’était plus synchronisé au comp. Des ordres arrivèrent sur les écrans, envoyés par le comp.
… PRENDRE BASE.
Elle était libérée. L’Afrique aussi. Deux vaisseaux, chargés de reprendre la station tandis que les autres conservaient leur périmètre et la place de manœuvrer.
Elle brancha les coms générales.
« Di, tenue de combat ! Il faut que nous prenions un accostage, tous les soldats disponibles. Les équipes d’anti-jour seront chargées de garder les docks. Nous allons chercher les soldats que nous avons dû laisser. »
Un cri retentit sur cette ligne, voix multiples de soldats furieux, frustrés, qui étaient à nouveau utiles, dans un domaine qu’ils affectionnaient.
« Graff ! » lança-t-elle.
Ils virèrent sec, bien que les soldats soient en train de se préparer, et filèrent directement sur la station. L’Afrique de Porey quitta la formation dans leur sillage.
VII
PELL, COMMANDEMENT CENTRAL.
« … nous donner accès aux docks, » dit la voix de Mallory sur les coms, « et ouvrir les portes du Commandement Central, sinon, nous tirerons sur la station. »
Collision, indiquèrent les écrans. Blêmes, les techs restèrent figés à leurs postes et Jon crispa les mains sur le dossier d’un fauteuil des coms, paralysé en comprenant que des vaisseaux filaient droit sur Pell.
« Monsieur ! » hurla quelqu’un.
La vid les suivait, masses luisantes emplissant l’écran, monstres se jetant sur eux, un voile noir, enfin, qui se déchira et dépassa les caméras installées sur et sous la station. Les tableaux de commandes émirent des parasites et les sirènes se déclenchèrent quand les vaisseaux frôlèrent leur surface. Une vid tomba en panne et une alerte se déclencha, mugissement annonçant un risque de dépressurisation.
Jon pivota sur lui-même, chercha Jessad, qui était près de la porte. Il n’y n’avait que Kressich, la bouche ouverte, dans le mugissement des sirènes.
« Nous attendons une réponse, » dit une autre voix, grave, sur les coms.
Jessad, parti. Jessad, ou un autre, avait échoué, à Mariner, et la station était morte.
« Trouvez Jessad ! » cria Jon à un des hommes de Hale. « Allez le chercher ! Amenez-le ! »
« Ils reviennent ! » cria un tech.
Jon se retourna brusquement, regarda les écrans, voulut parler et fit de grands gestes.
« Une ligne ! » cria-t-il, et un tech lui passa un micro. Il avala sa salive, regardant sur la vid les mastodontes qui approchaient. « Vous avez l’accès ! » cria-t-il dans le micro, s’efforçant de contrôler sa voix. « Je répète : Ici Lukas, Chef de la Station Pell. Vous avez l’accès. »
— « Répétez à nouveau, » répliqua la voix de Mallory. « Qui êtes-vous ? »
— « Jon Lukas, Chef de Station par intérim. Angelo Konstantin est mort. Nous avons besoin de votre aide. »
Il y eut un silence, à l’autre bout. Le scan évolua, les énormes vaisseaux changeant de trajectoire et réduisant leur vitesse de façon perceptible.
— « Nos auxiliaires vont accoster, » déclara la voix de Mallory. « Enregistrez-vous, Station Pell ? Les auxiliaires vont accoster et assureront les opérations d’accostage des vaisseaux. Vos équipes les assisteront puis se retireront, sinon nous tirerons. Au moindre problème, nous trouerons votre carcasse. »
— « Nous avons des émeutes, » dit Jon. « Les réfugiés ont quitté la Quarantaine. »
— « Enregistrez-vous mes instructions, M. Lukas ? »
— « Pell enregistre. Comprenez-vous notre problème ? Nous ne pouvons pas garantir qu’il n’y aura pas de difficultés. Nous avons des docks fermés. Nous acceptons l’assistance de vos soldats. Les émeutes ont fait de gros dégâts. Nous sommes prêts à coopérer. »
Il y eut une longue hésitation. D’autres points étaient apparus, sur le scan, les auxiliaires protégeant les vaisseaux.
— « Nous enregistrons, » dit Mallory. « Nous accosterons avec des soldats. Faites accoster mon auxiliaire numéro un, sinon nous ferons un trou pour permettre à nos soldats d’entrer et nous ferons exploser successivement tous les secteurs, pas de survivants. Vous avez le choix. »
— « Nous enregistrons. » Jon s’essuya le visage. Les sirènes s’étaient tues. Il régnait un silence de mort dans le poste de Commandement Central. « Laissez-moi le temps d’envoyer les forces de sécurité disponibles dans les docks les plus sûrs. Terminé. »
— « Vous avez une demi-heure, M. Lukas. »
Il tourna le dos aux coms, fit signe à un de ses gardes, qui se tenait près de la porte.
— « Pell enregistre. Une demi-heure. Nous allons dégager un dock. »
— « Bleu et Vert, M. Lukas. Veillez-y. »
— « Docks Bleu et Vert, » répéta-t-il d’une voix rauque. « Nous ferons de notre mieux. »
Mallory coupa la communication. Il se déplaça, se mit en contact avec le central des coms.
« Hale ! » s’écria-t-il. « Hale ! »
Le visage de Hale apparut.
« Annonce générale. Toutes les forces de sécurité dans les docks. Les docks Bleu et Vert doivent être prêts à fonctionner. »
— « Compris, » dit Hale avant de couper.
Jon traversa rapidement la salle, se dirigeant vers la porte, où se tenait Kressich.
« Lancez un nouvel appel. Demandez à tous ces gens que vous prétendez contrôler de se tenir tranquilles. Compris ? »
Kressich acquiesça. Son regard était vague, pas tout à fait sain. Jon le prit par le bras et le traîna jusqu’au tableau de commandes des coms, tandis que le tech s’écartait de leur chemin. Il fit asseoir Kressich, lui donna le micro, écouta Kressich appeler ses lieutenants par leurs noms, leur demandant de dégager les docks en question. La panique continuait dans les couloirs, où les caméras fonctionnaient toujours. Il y avait une foule déchaînée et de la fumée dans neuf Vert ; et, comme l’air est attiré par le vide, des foules prises de panique envahiraient tout ce qu’ils parviendraient à dégager.
« Alerte générale ! » lança Jon au chef du poste un. « Envoyez la sirène d’apesanteur. »
La femme pivota, ouvrit un placard fermé à clé, appuya sur un bouton. Un bourdonnement se fit entendre, différent et plus pressant que toutes les sirènes qui avaient résonné dans les couloirs de Pell.
« Trouvez un endroit sûr, » disait une vois à intervalles réguliers. « Évitez les grands espaces. Gagnez le compartiment le plus proche et trouvez la poignée de sécurité. En cas de diminution importante de la pesanteur, regardez les flèches d’orientation et conformez-vous à elles quand la station se stabilisera… Trouvez un endroit sûr… »
La panique, dans les couloirs, devint une fuite éperdue, martèlements contre les portes, hurlements.
« Coupez la pesanteur ! » ordonna Jon au coordonnateur. « Et que la variation soit sensible. »
Les instructions clignotèrent. Pour la troisième fois, la station fut déstabilisée. Le couloir neuf de Vert se vida du fait que les gens se précipitaient vers les espaces plus réduits, même les couloirs secondaire. Jon appela à nouveau Hale.
« Envoyez des hommes. Dégagez les docks ; j’ai préparé le terrain, à vous de jouer ! »
— « Bien, » fit Hale avant de couper à nouveau. Jon pivota sur lui-même, regarda distraitement les techs, Lee Quale qui se tenait à la poignée proche de la porte. Il fit signe à Quale, le prit par la manche et le tira vers lui, quand il arriva.
« Le travail inachevé, » dit-il, « dans le dock Vert. Allez le terminer, compris ? Le terminer ! »
— « Bien, monsieur, » souffla Quale ; puis il s’éloigna… vraisemblablement conscient du fait que sa vie dépendait du succès.
L’Union gagnerait peut-être. En attendant, ils se retrancheraient derrière la neutralité de la station, tenteraient de protéger l’acquis. Jon arpenta l’allée, s’accrochant aux fauteuils et aux placards quand la pesanteur augmentait, s’efforçant d’empêcher la panique de prendre possession du Commandement Central. Il avait Pell. Il tenait déjà ce que l’Union lui avait promis, et le conserverait sous Mazian comme sous l’Union, s’il restait prudent ; et il l’avait été, nettement au-delà des recommandations de Jessad. Il n’y avait plus un seul témoin vivant, dans les services d’Angelo ni aux Affaires Juridiques, quoique les résultats n’aient guère été appréciables. Seulement Alicia… qui ne savait rien, ne faisait de mal à personne, n’avait pas de voix, et ses fils…
Il jeta un regard par-dessus son épaule, regretta soudain Kressich, Kressich et les deux hommes qui étaient censés le protéger. La désertion des siens le mit en fureur ; celle de Kressich… le soulagea. Kressich disparaîtrait dans les hordes de la Quarantaine, effrayé et inaccessible.
Mais Jessad… S’ils ne l’avaient pas eu, s’il était libre, près d’un élément essentiel…
Sur le scan, les auxiliaires approchaient. Pell disposait encore d’un peu de temps avant l’arrivée des soldats de Mazian. Un tech lui tendit les identifications des vaisseaux qui arrivaient : Mallory et Porey, les deux exécuteurs de Mazian. On savait qu’ils étaient implacables et que cela leur plaisait. L’un ou l’autre ou bien l’un et l’autre. Ce n’était pas une bonne nouvelle.
Couvert de sueur, il attendit.
VIII
PELL, DOCK VERT.
Il se passait quelque chose dehors. Damon traversa la boutique obscure, au plancher couvert de détritus, et s’appuya contre la paroi, essayant une fois de plus de voir à travers la vitre rayée, sursauta quand l’explosion rouge d’un coup de feu déforma les rayures. Il y eut des hurlements mêlés aux grincements de machines mises en marche.
« Quels qu’ils soient, à présent, ceux qui sont dehors viennent par ici, et ils sont armés. » Il recula, prudemment à cause de la pesanteur réduite. Josh se baissa, ramassa une barre métallique qui avait soutenu un étalage effondré, la lui tendit. Damon la prit et Josh en ramassa une autre. Il retourna près de la porte et Josh prit position de l’autre côté, le dos collé à la paroi. Il n’y avait aucun bruit de l’autre côté, des cris nombreux au loin. Damon risqua un œil, la lumière venant de l’autre côté, recula précipitamment en apercevant des silhouettes humaines, près de la porte rayée.
La porte s’ouvrit, une carte ayant été introduite à l’extérieur, une personne ayant une priorité. Deux hommes se précipitèrent à l’intérieur, l’arme au poing. Damon abattit sa barre métallique sur une tête, les yeux dans le vague à cause de l’horreur, et Josh frappa également. Les hommes tombèrent bizarrement, dans la faible pesanteur, et un pistolet rebondit sur le sol. Josh le ramassa, tira deux fois pour être sûr et un agresseur sursauta, mourant.
« Prenez l’arme ! » fit sèchement Josh et Damon se baissa, poussa péniblement le corps, trouva le plastique étrange de la crosse dans une main morte. Josh, à genoux, retourna l’autre corps et entreprit de le déshabiller. « Les vêtements, » dit-il. « Les cartes. Des identités qui fonctionnent. »
Damon posa l’arme, ravala son dégoût, déshabilla le cadavre, quitta son costume, enfila maladroitement la combinaison ensanglantée… les couloirs devaient être pleins d’hommes aux vêtements tachés de sang. Il fouilla les poches à la recherche d’une carte, y trouva les papiers, trouva la carte à l’endroit où la main gauche du cadavre l’avait laissée tomber. Il orienta le portefeuille vers la lumière. Lee Anton Quale… Société Lukas…
Quale. Quale, de la mutinerie de Downbelow… et employé par Jon Lukas ; employé par Jon Lukas et Jon contrôlait le comp… quand les portes de la Quarantaine avaient été ouvertes, quand les Konstantin avaient été assassinés dans le secteur le mieux surveillé de la station… quand sa carte avait été annulée et que les assassins savaient où le trouver… Jon était bien là-haut.
« Venez, Damon ! »
Il se leva, recula quand Josh, utilisant son arme, brûla le visage de Quale jusqu’à le rendre méconnaissable, celui de l’autre cadavre ensuite. Le visage de Josh était couvert de sueur, luisant dans la lumière de la porte, figé par l’horreur, mais les réactions étaient bonnes, celles d’un homme sûr de pouvoir se fier à ses instincts. Il prit la direction du dock et Damon courut derrière lui, ralentit immédiatement car les docks étaient pratiquement vides. Le sas du dock Blanc était en place ; le sas du dock Vert était caché derrière l’horizon. Ils traversèrent prudemment devant le sas énorme de Blanc, arrivèrent au matériel de manutention, avancèrent à couvert, tandis que l’horizon se déroulait en bas, découvrant des groupes d’hommes affairés autour des machines d’accostage, se déplaçant lentement et prudemment dans la faible pesanteur. Cadavres, papiers et débris étaient éparpillés dans tout le dock, dans des endroits découverts qu’il serait difficile d’atteindre sans être vu.
« Assez de cartes, » dit Josh, « pour nous fournir beaucoup de noms. »
— « Pour tous les sas sans clé vocale, » murmura Damon. Les yeux fixés sur les ouvriers et sur les gardes qui se tenaient à l’entrée de Vert neuf, visibles à cette distance… Il s’approcha prudemment du premier cadavre, espérant que c’était bien un cadavre et non une personne assommée ou un simulateur. Il s’agenouilla, les yeux toujours fixés sur les ouvriers, fouilla les poches, se procura une carte et des papiers supplémentaires. Il les empocha et s’approcha du cadavre suivant, tandis que Josh en détroussait d’autres. Puis ses nerfs lâchèrent et il courut se mettre à couvert, où Josh le rejoignit immédiatement. Ils entrèrent plus avant dans le dock.
« Le sas de Bleu est ouvert, » dit-il quand cette arche sortit de l’horizon. Il entretint brièvement l’espoir insensé de rester caché, de gagner le secteur Bleu quand la circulation aurait retrouvé son cours normal dans les couloirs, de se rendre à Bleu un et de poser des questions sous la menace de son arme. C’était un rêve. Ils ne vivraient pas assez longtemps. Il en était persuadé.
— « Damon. »
Il suivit des yeux la direction indiquée par Josh, en haut et derrière les câbles du matériel de manutention, le premier accostage de Vert ; une lumière verte. Un vaisseau approchait ? Mazian ou l’Union, impossible de le savoir. Les coms tonnèrent des instructions dans le vide. Le vaisseau approchait du cône, rapidement.
« Venez, » souffla Josh, le tirant par le bras, et voulant absolument tenter de gagner Vert neuf.
— « La pesanteur ne disparaît pas, » dit-il, résistant à Josh. « Ne voyez-vous pas que c’est un piège ? Le Commandement Central dégage les couloirs pour que les forces puissent les investir. Les vaisseaux n’accosteraient pas si la pesanteur était complètement instable ; ils ne prendraient pas ce risque avec un gros vaisseau. Si nous gagnons les couloirs, nous nous jetterons dans la gueule du loup. Non. Ne bougeons pas. »
« ECS 501, » annoncèrent les haut-parleurs, et son cœur se mit à battre plus fort.
— « Un des auxiliaires de Mallory, » marmonna Josh. « Mallory. L’Union a reculé. »
Il regarda Josh, la haine qui animait ce visage d’ange hagard… la disparition de l’espoir.
Les minutes passèrent. Le vaisseau accosta. Les équipes du dock fixèrent les ombilicaux, introduisirent les connexions. L’étanchéité des jointures fut assurée dans un sifflement qui résonna dans l’immensité vide. Des machines grincèrent et cognèrent ; derrière, le sas entra en action et l’équipe du dock battit rapidement en retraite.
Une poignée d’hommes sortit de la périphérie obscure des machines, sans armures… deux d’entre eux courant prendre position de l’autre côté, les fusils levés. On entendit d’autres bruits de course et les coms annoncèrent que le Norvège lui-même arrivait.
« Baissez la tête, » souffla Josh, et Damon bougea lentement, s’agenouilla près de la fixation d’un réservoir mobile, derrière lequel Josh était caché, tenta de voir ce qui se passait plus loin, mais il y avait un enchevêtrement d’ombilicaux dans le champ. Les hommes de Mallory s’occupaient de l’accostage ; mais Jon Lukas devait toujours tenir le Commandement Central, coopérant avec Mazian et, sous la pression de l’attaque de l’Union, Mazian choisirait l’efficacité au détriment de la justice. Sortir se présenter aux soldats armés et nerveux de la Compagnie, porter une accusation de meurtre et de conspiration alors que Jon Lukas régnait sur le Commandement Central et que Mazian était préoccupé par l’Union ?
— « Je pourrais aller les voir, » dit-il doutant de ses conclusions.
— « Ils vous avaleraient vivant, » souligna Josh. « Vous n’avez rien à leur offrir. »
Il regarda le visage de Josh. De l’homme doux qui était sorti de l’Adaptation… il ne restait rien sauf, peut-être, la douleur. Mettez-moi devant le tableau de commandes d’un comp, avait un jour dit Josh, et je me souviendrai du comp ; placé dans la guerre, il avait d’autres instincts. Les mains fines de Josh serraient l’arme entre ses genoux et ses yeux scrutaient l’arche du dock, à l’endroit où le Norvège accostait. Son visage était pâle et tendu. Il était capable de tout. Damon serra la crosse de son arme dans la main droite, changea la position des doigts, glissa l’index sur la détente. Un soldat de l’Union Adapté… dont l’Adaptation s’estompait, qui haïssait, dont l’éclatement se poursuivrait peut-être. C’était un jour pour tuer quand les morts, tout autour, étaient si nombreux qu’il était impossible de les compter, quand il n’y avait plus ni règles, ni famille, ni amis. La guerre avait touché Pell et, toute sa vie, il avait été naïf. Josh était dangereux… avait été formé dans ce but… et ce qu’on avait fait à son esprit n’y pouvait rien changer.
Les coms annoncèrent l’arrivée ; il y eut le choc sonore du contact. Josh avala péniblement sa salive, les yeux fixes. Damon tendit le bras gauche, posa la main sur le bras de Josh.
— « Non. Ne faites rien, vous entendez ? Vous n’avez pas la moindre chance. »
— « Je n’en ai pas l’intention, » répondit Josh sans le regarder. « Mais ayez le même bon sens. »
Il laissa retomber son bras armé, le doigt quittant lentement la détente, un goût de bile dans la bouche. Le Norvège avait accosté, à présent, second choc des amarres et des jointures, sas fixé dans un sifflement.
Des soldats envahirent le dock, en formation, dans une cacophonie d’ordres, prirent position à la place des hommes d’équipage armés, silhouettes en armures, toutes semblables et implacables. Et, soudain, une autre silhouette apparut au sommet de la courbe, un cri, et d’autres soldats sortirent des boutiques et des bureaux, des bars et des auberges, les soldats abandonnés, rejoignant leurs camarades de la Flotte, portant leurs blessés et leurs morts. L’euphorie altéra l’ordre impeccable des lignes qui les accueillirent, il y eut des accolades et des acclamations. Damon se colla aux machines qui le dissimulaient et Josh fit de même.
Un officier cria des ordres et les soldats, en formation, se dirigèrent vers l’entrée de Vert neuf, et, tandis que quelques-uns la gardaient, les autres s’y engagèrent.
Damon recula, s’enfonçant dans l’ombre, et Josh le suivit. Des cris leur parvinrent, les échos d’un mégaphone: Dégagez le couloir ! Soudain, il y eut d’autres cris, des hurlements et des coups de feu. Damon appuya la tête contre les machines et écouta, les yeux fermés, sentit une ou deux fois Josh sursauter à ces bruits à présent familiers, sans savoir s’il en faisait autant.
Elle meurt, se dit-il avec le calme de l’épuisement, se rendant compte qu’il pleurait. Finalement, il frissonna. Quoi que l’on puisse dire, Mazian n’avait pas gagné ; il était absolument impossible que les vaisseaux de la Compagnie, inférieurs en nombre, aient définitivement battu l’Union. Ce n’était qu’une escarmouche, un délai de grâce. Il y en aurait d’autres, jusqu’au jour où il n’y aurait plus de Flotte et plus de Compagnie, et ce qu’il resterait de Pell tomberait entre d’autres mains. Le saut avait supprimé la raison d’être des grandes stations stellaires. Il y avait des planètes, à présent, et l’ordre des priorités avait changé. Les militaires l’avaient constaté. Pas les Konstantin. Pas son père, qui croyait à une conception qui n’était ni celle de la Compagnie ni celle de l’Union, mais celle de Pell… qui se faisait un devoir de protéger la planète autour de laquelle elle orbitait, qui refusait les précautions en son sein, qui faisait passer la confiance avant la sécurité, qui essayait de se mentir et de croire que les valeurs de Pell pouvaient survivre en cette époque troublée.
Il y avait ceux qui pouvaient changer de camp, jouer le jeu de n’importe quelle politique. Jon Lukas était de ceux-là ; il l’avait démontré. Si Mazian savait juger les hommes, il comprendrait certainement qui était Jon Lukas et le récompenserait suivant ses mérites. Mais Mazian n’avait pas besoin d’hommes honnêtes, seulement d’hommes prêts à lui obéir et à imposer sa loi.
Et Jon tirerait son épingle du jeu, quel que soit le vainqueur. C’était l’entêtement de sa propre mère, ce refus de mourir ; le sien, peut-être, qui ne cherchait pas à entrer en contact avec son oncle, quoi qu’il ait fait. Peut-être Pell avait-elle besoin d’un gouverneur, à présent, capable de changer de camp pour survivre, abandonnant ce qu’il fallait abandonner.
Mais, lui, il ne le pouvait pas. Si Jon avait été devant lui… la haine… une haine d’une telle dimension était une expérience nouvelle. Une haine désespérée… comme celle de Josh… mais il y aurait la vengeance, s’il vivait. Pas pour faire du mal à Pell. Mais pour empêcher Jon Lukas de dormir tranquillement. Tant qu’un Konstantin serait libre, les maîtres de Pell ne seraient pas en sécurité. Mazian, l’Union, Jon Lukas… aucun ne posséderait Pell avant d’avoir mis la main sur lui ; et il avait les moyens de rendre cette tâche difficile, le plus longtemps possible.