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Le visage de la mère d'Emily semble raviné par les doigts d'un potier. Ses joues sont maigres, ses yeux sont humides et ses cheveux coulent de chaque côté de son visage comme une boue noire. Elle porte sur sa poitrine une broche en argent sur laquelle sont incrustées des fleurs en émail – une rose, une marguerite et des primevères. Une colombe ouvre ses ailes au-dessus de la rose. Chaque fois qu'Emily regarde sa mère, elle voit cette broche. L'éclat des fleurs, sur la poitrine de la mère dévastée, console l'enfant de l'interminable spectacle de la mélancolie.
Les parents voient leurs enfants, jamais leurs âmes. Celle d'Emily tient dans une goutte de rosée. L'infime est son royaume. Elle contemple le ciel à travers le vitrail des ailes d'une libellule, et s'aménage un béguinage à l'intérieur d'une clochette de muguet. Une cheminée dans l'âtre de laquelle tombent les étoiles du ciel, un lit couvert de neige et une table en bois de cerisier : sa chambre a le dépouillement princier d'une cellule de moine, et elle est plus belle de ne pas l'afficher.
Quand autour d'elle les ambitions se déclarent et que chacun veut être quelque chose, elle fait le rêve souverain de n'être rien et de mourir inconnue. L'humilité est son orgueil, l'effacement son triomphe. En 1856, lorsque sa mère ouvre toutes grandes les écluses de sa maladie, elle rêve d'un monde si humble que la mort n'en trouverait jamais l'entrée. « Je ne suis qu'une enfant et j'ai peur. J'aimerais souvent être un brin d'herbe ou une marguerite chancelante que les problèmes de la poussière ne terrifieraient pas. »