3

Thomas fut réveillé par un coup de pied. Puis il reçut un deuxième coup de pied et un bol d’eau glacée aspergea son visage.

— Jésus !

— C’est moi, dit Will Skeat. Le père Hobbe m’a dit que tu étais ici.

— Jésus ! répéta Thomas.

Sa tête était douloureuse, il avait des aigreurs d’estomac et il se sentait malade. Il cligna des yeux à la lumière du jour, puis fronça les sourcils en regardant Skeat.

— C’est toi ?

— Ça doit être formidable d’être aussi intelligent, dit Skeat.

Il adressa un sourire à Thomas. Celui-ci était nu dans la paille de l’écurie de l’auberge, qu’il partageait avec l’une des filles de la veuve.

— Il fallait que tu sois saoul comme un lord pour tremper ton épée dans ce fourreau-là, ajouta-t-il en regardant la fille qui remontait sur elle une couverture.

— Oui, j’étais ivre, grogna Thomas. Je le suis toujours, d’ailleurs.

Il parvint à se mettre sur ses jambes et enfila sa chemise.

— Le comte veut te voir, dit Skeat d’un air amusé.

— Moi ? Pourquoi ?

Thomas avait l’air inquiet.

— Il veut peut-être te faire épouser sa fille ? dit Skeat. Par les os du Christ, Tom, regarde dans quel état tu es !

Thomas enfila ses bottes et sa cotte de mailles, récupéra ses hauts-de-chausses dans son sac et passa une tunique. Elle portait l’emblème du comte de Northampton où figuraient trois lions frappant trois étoiles rouges et vertes. Il se lava le visage avec de l’eau puis se rasa au moyen d’un couteau effilé.

— Laisse-toi pousser la barbe, mon garçon, ça te simplifiera la vie, lui dit Skeat.

— Pourquoi Billy veut-il me voir ? demanda Thomas en employant le surnom du comte.

— Après ce qui s’est passé hier en ville, dit Skeat d’un air songeur, il pense qu’il lui faut pendre quelqu’un pour l’exemple. Alors il m’a demandé si je connaissais une crapule inutilisable dont j’aimerais me débarrasser, et j’ai pensé à toi.

— Dans l’état où je suis, autant me pendre, répondit Thomas.

Il eut un haut-le-cœur et avala un peu d’eau.

Will Skeat et lui se rendirent auprès du comte de Northampton qui siégeait en grand apparat. La maison où était accrochée sa bannière était censée être le palais des corporations, bien qu’elle fut probablement plus petite que la salle des gardes du château que possédait le comte en Angleterre. Il y avait là une longue file de plaignants venus demander justice. On les avait volés, se lamentaient-ils, ce qui n’était pas recevable puisque la ville avait refusé de se rendre, mais le comte les écoutait avec une certaine politesse. Ensuite, un avocat, un individu avec un museau de fouine nommé Belas, fit une révérence et déclama une longue plainte au sujet du traitement subi par la comtesse d’Armorique. Thomas avait jusque-là laissé les mots glisser sur ses oreilles, mais l’insistance dans la voix de Belas l’amena à prêter plus d’attention à ses paroles.

— Si votre seigneurie n’était pas intervenue, disait Belas en adressant au comte un petit sourire, la comtesse aurait été violée par sir Simon Jekyll.

— C’est un mensonge, dit en français sir Simon qui se tenait sur le côté.

— Dans ce cas, pourquoi vos hauts-de-chausses étaient-ils sur vos chevilles ? demanda le comte avec un soupir.

Sir Simon devint tout rouge tandis que la salle éclatait de rire. Thomas devait traduire à Skeat, qui hochait la tête car il avait déjà entendu l’histoire. Il expliqua à Thomas :

— Le sacripant était sur le point de braquemarder une veuve titrée lorsque le comte est entré. Il avait entendu crier, tu vois ? Et il avait vu les armes sur la maison. Les nobles se soutiennent les uns les autres.

L’avocat énumérait une longue liste de charges contre sir Simon. Celui-ci avait, semblait-il, prétendu retenir prisonniers la comtesse et son fils dans l’intention d’en demander rançon. Il avait également volé les deux bateaux de la veuve, l’armure et l’épée de son mari et tout l’argent de la comtesse. Belas exprima ses plaintes sur un ton indigné puis il s’inclina devant le comte :

— Vous avez la réputation d’un homme juste, monseigneur, dit-il avec obséquiosité, je place le sort de cette veuve entre vos mains.

Le comte parut surpris qu’on lui parle de sa réputation d’honnêteté.

— Quelle est votre demande ?

Belas se rengorgea.

— La restitution des objets volés, monseigneur, et la protection du roi d’Angleterre pour une veuve et son noble fils.

Le comte tambourina sur les bras de son fauteuil, puis jeta un regard contrarié à sir Simon :

— Vous ne pouvez rançonner un enfant de trois ans, dit-il.

— Il est comte, protesta sir Simon, ce garçon a un rang !

Le comte soupira. Il en était venu à comprendre que sir Simon avait l’esprit aussi simple que celui d’un bœuf cherchant de la nourriture. Il était incapable d’avoir un autre point de vue que le sien et n’avait qu’une chose en tête, la satisfaction de ses désirs. C’est peut-être pour cela qu’il était un formidable soldat, mais il n’en était pas moins un imbécile.

— Nous ne demandons pas de rançon pour un enfant de trois ans, dit fermement le comte, et nous ne retenons pas les femmes prisonnières, sauf si un avantage contrebalance le manque de courtoisie et, dans le cas présent, je ne vois aucun avantage.

Le comte se tourna vers les clercs assis derrière lui.

— Qui Armorique soutenait-il ?

— Charles de Blois, monseigneur, répondit l’un des clercs, un Breton de grande taille.

— Son fief est-il riche ?

— Très petit, monseigneur, répondit de mémoire le clerc dont le nez coulait. Il y a une propriété dans le Finistère, qui est déjà entre nos mains, quelques maisons à Guingamp, je crois, et c’est tout.

— Ainsi, dit le comte en se tournant vers sir Simon, quels avantages tirerions-nous d’un enfant de trois ans sans le sou ?

— Pas sans le sou, protesta sir Simon. J’ai pris une riche armure, là-bas.

— Que le père de l’enfant a sans doute gagnée dans une bataille !

— La maison est opulente, s’exclama sir Simon qui commençait à se mettre en colère. Il y a des bateaux, des entrepôts, des écuries.

— La maison, répondit le clerc d’une voix lasse, appartenait au beau-père du comte. Un marchand de vin, je crois.

Le comte leva un sourcil interrogateur à l’intention de sir Simon qui remuait la tête devant l’obstination du clerc.

— L’enfant, monseigneur, répondit sir Simon avec une politesse laborieuse qui confinait à l’insolence, est apparenté à Charles de Blois.

— Mais étant sans le sou, je doute qu’il soit en grande faveur. Il doit plutôt être considéré comme un fardeau, vous ne croyez pas ? En outre, que voulez-vous que je fasse ? Que j’amène l’enfant à faire allégeance au véritable duc de Bretagne ? Le vrai duc, sir Simon, est un garçon de cinq ans qui vit à Londres. Ce sera une farce enfantine ! Un garçon de trois ans faisant sa révérence à un autre de cinq ! Leurs nourrices les aideront-elles ? Après la cérémonie, ferons-nous une fête avec du lait et des petits biscuits ? Ou bien jouerons-nous à la chasse à la pantoufle ?

— La comtesse nous a combattus du haut des murs ! dit sir Simon pour tenter une dernière protestation.

— Ne me contredisez pas ! hurla le comte en frappant du poing le bras de son fauteuil. Vous oubliez que je suis l’envoyé du roi et que je dispose de ses pouvoirs.

Le comte se cala dans son fauteuil, raide de colère, et sir Simon ravala sa propre fureur, mais il ne put s’empêcher de marmonner que la comtesse avait fait usage d’une arbalète contre les Anglais.

— Est-elle l’Oiseau Noir ? demanda Thomas à Skeat.

— La comtesse ? Oui, c’est ce qu’on dit.

— Elle est d’une grande beauté.

— Après ce que je t’ai vu aiguillonner ce matin, comment peux-tu en juger ?

Le comte jeta un regard irrité à Skeat et Thomas, puis revint à sir Simon.

— Si la comtesse nous a combattus depuis les remparts, dit-il, alors j’admire son courage. Quant aux autres sujets…

Il s’interrompit en poussant un soupir. Belas attendait et sir Simon paraissait sur ses gardes.

— Les deux bateaux, décida le comte, sont des prises de guerre. Ils seront vendus en Angleterre ou mis à la disposition de la marine royale, et vous, sir Simon, recevrez un tiers de leur valeur.

Ce jugement était conforme à la loi. Le roi prendrait un tiers, le comte un autre tiers et le dernier reviendrait à celui qui avait effectué la prise.

— Quant à l’armure et à l’épée…

Le comte s’interrompit à nouveau. Il avait sauvé Jeannette du viol et elle lui avait plu. Il avait vu l’angoisse sur son visage, il l’avait entendue expliquer avec passion qu’elle ne possédait rien de ce qui avait appartenu à son mari à l’exception de cette armure précieuse et de cette belle épée. Mais de tels objets étaient par leur nature même des prises de guerre légitimes.

— L’armure, les armes et les chevaux sont à vous, sir Simon, dit le comte à regret. Quant à l’enfant, je le place sous la protection de la Couronne d’Angleterre. Lorsqu’il sera en âge de le faire, il pourra décider de son allégeance.

Il regarda les clercs pour s’assurer qu’ils inscrivaient bien ses décisions.

— Vous m’avez dit que vous souhaitiez vous installer chez la veuve ? demanda-t-il à sir Simon.

— C’est ce que j’ai fait, répondit ce dernier d’un ton cassant.

— Et vous l’avez complètement dépouillée, d’après ce que j’ai appris, fit observer le comte d’une voix glaciale.

— Elle ment, monseigneur, elle ment, elle ment ! s’exclama sir Simon, l’air indigné.

Le comte n’en était pas persuadé, mais il pouvait difficilement accuser un gentilhomme de parjure sans provoquer un duel. Bien que William Bohun ne craignît personne à l’exception du roi, il ne souhaitait pas livrer combat pour une affaire insignifiante.

— Néanmoins, continua-t-il, j’ai promis protection à cette dame contre tout harcèlement.

Tout en parlant, il fixait sir Simon, puis il regarda Will Skeat et lui dit en anglais.

— Tu voudrais que tes hommes ne soient pas séparés, Will ?

— Je le voudrais, monseigneur.

— Alors, installez-vous dans la maison de la veuve. Et il faudra la traiter honorablement, tu m’entends ? Honorablement ! Dis-le à tes hommes, Will !

Skeat acquiesça :

— Je leur couperai les oreilles s’ils la touchent, monseigneur.

— Pas les oreilles, Will. Coupe quelque chose de plus approprié. Sir Simon va te montrer où se trouve la maison, et vous, sir Simon…

Il revint au français :

— … vous trouverez un autre lit.

Sir Simon ouvrit la bouche pour protester, mais l’air du comte le retint. Un autre demandeur s’avança, désirant un dédommagement pour un cellier plein de vin qui avait été pillé, mais le comte le dirigea vers un clerc prêt à enregistrer la plainte sur un parchemin, qu’il n’aurait sans doute jamais le temps de lire.

Puis il fit signe à Thomas.

— Je voudrais te remercier, Thomas de Hookton.

— Me remercier, monseigneur ?

Le comte sourit.

— Tu as trouvé un moyen d’entrer dans la ville, alors que tout ce que nous avions essayé auparavant avait échoué.

Thomas rougit.

— Ce fut un plaisir, monseigneur.

— Tu peux me demander une récompense, dit le comte, c’est la coutume.

— Je n’ai besoin de rien, je suis satisfait, monseigneur.

— Tu es un heureux homme, Thomas. Je me souviendrai que j’ai une dette envers toi. Et merci, Will.

— Si cet imbécile ne veut pas de récompense, monseigneur, je la prendrai à sa place, dit Skeat avec un sourire.

Cette remarque ne déplut pas au comte.

— Pour toi, Will, ma récompense sera de te laisser ici. Je t’attribue un nouveau territoire à dévaster. Par les dents du Seigneur, tu seras bientôt plus riche que moi.

Il se leva.

— Sir Simon va te montrer tes quartiers.

Sir Simon aurait pu regimber devant cet ordre abrupt qui le réduisait au simple rôle de guide, mais d’une manière surprenante, il obéit sans montrer de ressentiment, peut-être parce qu’il désirait avoir une autre occasion de rencontrer Jeannette. Et c’est ainsi qu’à midi il conduisit Will Skeat et ses hommes par les rues de la ville jusqu’à la grande maison près de la rivière. Sir Simon avait revêtu sa nouvelle armure, qu’il portait sans surcot, de sorte que son métal poli et ses incrustations d’or étincelaient dans le faible soleil d’hiver. Il pencha sa tête couverte du heaume pour franchir la porte et aussitôt Jeannette accourut depuis la cuisine, qui se trouvait juste à gauche du porche.

— Sortez d’ici ! cria-t-elle en français, sortez d’ici !

Thomas, sur son cheval juste derrière sir Simon, la contempla. C’était bien l’Oiseau Noir et elle était aussi belle de près qu’elle le paraissait lorsqu’il la regardait en haut des remparts.

— Sortez tous ! s’exclama-t-elle tête nue, les mains sur les hanches.

Sir Simon releva la visière de son heaume.

— Cette maison est réquisitionnée, madame, dit-il joyeusement, le comte en a donné l’ordre.

— Le comte a promis qu’on me laisserait tranquille, protesta Jeannette.

— Dans ce cas, sa seigneurie a changé d’avis.

— Vous avez déjà volé tout ce qui m’appartenait, maintenant vous voudriez prendre aussi la maison ?

— Oui, madame, répondit sir Simon en éperonnant son cheval pour le faire avancer vers elle… Oui, madame, répéta-t-il en tirant la bride, si bien que le cheval tourna et la jeta à terre… Oui, madame, je vais prendre votre maison.

Les archers poussèrent des acclamations à la vue des longues jambes nues de Jeannette. Elle rabattit prestement sa jupe et tenta de se relever, mais sir Simon poussa son cheval en avant, ce qui la força à ramper sur le sol de la cour d’une manière humiliante.

— Laissez cette fille se relever ! cria Will Skeat d’une voix courroucée.

— Elle et moi sommes de vieux amis, maître Skeat, dit sir Simon en continuant à infliger à Jeannette la menace des lourds sabots du cheval.

— Je vous ai dit de la laisser se relever ! gronda Skeat.

Sir Simon, offensé qu’un roturier lui donne des ordres, et de plus devant des archers, se retourna plein de colère. Mais Skeat avait deux fois l’âge de sir Simon et toutes ces années, il les avait passées à combattre. Cela fit hésiter le chevalier qui retrouva suffisamment ses esprits pour éviter une confrontation.

— La maison est à vous, maître Skeat, dit-il avec condescendance, mais veillez bien sur sa maîtresse. J’ai des projets pour elle.

Il écarta son cheval de Jeannette, qui pleurait de honte, puis éperonna son cheval pour quitter la cour.

Jeannette ne savait pas l’anglais, mais elle avait compris que Will Skeat était intervenu en sa faveur ; aussi, après s’être relevée, le prit-elle à témoin.

— Il a volé tout ce que j’avais ! dit-elle en désignant le cavalier qui s’en allait. Tout !

— Tu comprends ce que dit cette fille, Tom ? demanda Skeat.

— Elle n’aime pas sir Simon, dit Thomas ironiquement, penché sur le pommeau de sa selle et observant Jeannette.

— Pour l’amour du Christ, calme-la, lui demanda Skeat avant de se retourner sur sa selle. Jake ? Assure-toi qu’il y a de l’eau et du fourrage pour les chevaux. Peter, tue deux génisses pour que nous puissions dîner avant la nuit. Et vous autres, cessez de regarder cette fille et préparez-vous !

— Voleur ! cria Jeannette à l’intention de sir Simon, avant de se tourner vers Thomas.

— Qui êtes-vous ?

Thomas descendit de cheval et jeta les rênes à Sam.

— Je m’appelle Thomas, madame, le comte nous a ordonné de venir habiter ici et de vous protéger.

— Me protéger ! Vous êtes tous des voleurs ! Comment voulez-vous me protéger ? Il y a un lieu en enfer pour les voleurs comme vous et il ressemble à l’Angleterre. Vous êtes des voleurs, tous ! Maintenant, allez-vous-en ! allez-vous-en !

— Nous ne partirons pas, dit Thomas catégoriquement.

— Comment pouvez-vous rester ici ? demanda Jeannette. Je suis veuve ! Il n’est pas convenable que vous soyez là.

— Nous sommes ici, madame, et il faudra bien que nous nous en accommodions, vous et nous. Nous ne serons pas envahissants. Montrez-moi vos appartements privés et je m’assurerai qu’aucun homme n’y pénètre.

— Vous ? Vous vous assurerez ?

Jeannette fit mine de partir mais se retourna aussitôt.

— Vous voulez que je vous montre ma chambre, n’est-ce pas ? Ainsi vous pourrez savoir où se trouvent mes objets de valeur ? C’est bien cela ? Vous voulez que je vous montre où se trouve ce que vous voulez me voler ? Pourquoi ne vous le donnerais-je pas tout de suite ?

— Je croyais que sir Simon vous avait déjà tout pris ? dit Thomas en souriant.

— Il m’a tout pris ! Tout ! Ce n’est pas un gentilhomme, c’est un porc. C’est…

Jeannette chercha une insulte cinglante :

— C’est un Anglais !

Elle ouvrit la porte de la cuisine.

— Vous voyez cette porte, monsieur l’Anglais ? Tout ce qui est au-delà est privé. Tout !

Elle entra, claqua la porte et la rouvrit aussitôt :

— Et puis le duc va venir. Le vrai duc, et non pas votre bébé pleurnicheur. Vous mourrez tous, et ce sera bien !

La porte claqua une nouvelle fois.

— Elle ne t’aime pas non plus, Tom, gloussa Skeat. Que disait-elle ?

— Que nous allions tous mourir.

— Ah, c’est bien vrai. Mais que ce soit dans notre lit, par la grâce de Dieu.

— Et elle dit que nous ne devons pas franchir cette porte.

— Il y a plein de place dehors, dit placidement Skeat en regardant l’un de ses hommes qui tuait une génisse d’un coup de hache.

Le sang jaillit à flots dans la cour, ce qui attira une meute de chiens venus le laper tandis que deux archers commençaient à dépecer l’animal encore palpitant.

— Écoutez bien ! cria Skeat à ses hommes après être monté sur une borne contre le mur de l’écurie. Le comte a ordonné qu’on ne touche pas à cette fille. Vous comprenez, fils de porcs ! Que vos hauts-de-chausses restent bien lacés quand elle est dans les parages, sinon je vous châtre ! Traitez-la bien, et ne franchissez pas cette porte ! Vous vous êtes bien amusés, maintenant il faut redevenir des soldats corrects.

 

Le comte de Northampton partit au bout d’une semaine, ramenant le plus gros de son armée à la forteresse du Finistère, qui était au cœur de la région fidèle au duc Jean. Il laissa Richard Totesham comme commandant de la nouvelle garnison, mais aussi sir Simon Jekyll pour le seconder.

— Le comte veut se débarrasser de cette crapule, alors il nous l’a laissée.

Comme Skeat et Totesham étaient tous deux des capitaines indépendants, la jalousie aurait pu entacher leurs relations, mais les deux hommes se respectaient. Pendant que Totesham et ses hommes demeuraient à La Roche-Derrien et en amélioraient les défenses, Skeat parcourait la campagne pour punir ceux qui payaient leurs rentes et faisaient allégeance au duc Charles. Les hellequins étaient lâchés afin d’être le fléau de la Bretagne du Nord.

Ce n’était pas difficile de ruiner une terre. Les maisons et les granges avaient beau être construites en pierre, leurs toitures brûlaient. Le bétail était capturé et si les bêtes étaient trop nombreuses pour être emmenées à la ville, on les tuait et on jetait leurs carcasses dans les puits pour empoisonner l’eau. Les hommes de Skeat brûlaient ce qui pouvait brûler, brisaient ce qui pouvait se rompre et volaient ce qui pouvait se vendre. Ils tuaient, violaient et pillaient. Bien avant leur arrivée, les gens quittaient leurs fermes, laissant un paysage désolé. Ils étaient les cavaliers du diable et ils exécutaient les volontés du roi Edouard en saccageant la terre de son ennemi.

Ils détruisirent village après village – Kervec et Lanvellec, Saint-Laurent et Les Sept-Saints, Tonquedec et Berhet, et quantité d’autres lieux dont ils ne connaissaient même pas le nom. Puis vint le temps de Noël et, de retour chez soi, on tira les bûches par les champs gelés jusqu’aux salles où, sous les hauts plafonds, les troubadours chantaient Arthur et ses chevaliers, les preux chevaliers forts et généreux. Mais en Bretagne, les hellequins faisaient la véritable guerre. Les soldats n’étaient pas des parangons de vertu ; ils avaient peur, c’étaient des hommes mauvais qui prenaient plaisir à détruire. Ils lançaient des torches enflammées sur la paille et détruisaient ce que des générations avaient construit. Des lieux trop petits pour avoir un nom disparurent et seules les fermes situées dans la grande péninsule entre les deux rivières qui coulaient au nord de La Roche-Derrien furent épargnées, parce qu’elles étaient nécessaires à l’approvisionnement de la garnison. Un certain nombre de serfs, chassés de leurs terres, furent assignés à l’élévation des murs, au défrichage d’une surface plus grande devant les remparts et à la construction d’une nouvelle palissade sur les berges de la rivière. Pour les Bretons, ce fut un hiver de grande misère. Des pluies froides venaient de l’Atlantique et les Anglais pillaient les campagnes.

De temps à autre s’élevait une résistance. Un homme courageux tirait avec son arbalète depuis le coin d’un bois, mais les hommes de Skeat savaient attraper et tuer ce genre d’ennemi. Une douzaine d’archers descendaient de cheval et s’avançaient vers lui tandis qu’une vingtaine d’autres galopaient pour le prendre à revers, et peu après on entendait un cri. Une nouvelle arbalète était ajoutée au butin. Son propriétaire était éventré, mutilé et pendu à un arbre en guise d’avertissement et la leçon portait ses fruits car ces embuscades devinrent plus rares. À force de pillage, les hommes de Skeat s’enrichirent. Il y avait des jours pénibles où il fallait progresser dans la pluie froide avec des mains gercées et des vêtements humides. Thomas détestait qu’on le charge, lui et ses hommes, de rassembler les chevaux et de ramener le bétail à la ville. Pour les oies, c’était facile. On leur tordait le cou et on les accrochait à la selle. Mais les vaches étaient lentes, les chèvres erratiques, les moutons stupides et les cochons têtus. Néanmoins, il y avait dans les rangs suffisamment d’hommes qui avaient été élevés dans des fermes pour être certain que les animaux seraient conduits en toute sécurité à La Roche-Derrien. Là, ils étaient rassemblés sur une petite place qui était devenue un lieu d’abattage et une cuve à sang. Will Skeat envoyait aussi en ville des charretées de butin dont la plus grande part était expédiée par bateau en Angleterre. Le plus souvent il s’agissait d’objets ordinaires – des pots, des couteaux, des lames de charrue, des pointes de herse, des tabourets, des seaux, des fuseaux, tout ce qui pouvait se vendre, au point qu’on disait qu’il n’y avait pas une seule maison du sud de l’Angleterre qui ne possédât pas au moins l’un de ces objets pillés en Bretagne.

En Angleterre, on chantait Arthur, Lancelot, Gauvin et Perceval, mais en Bretagne les hellequins avaient la bride sur le cou.

Et Thomas était un homme heureux.

 

Bien que Jeannette l’admît avec répugnance, la présence des hommes de Skeat représentait un avantage pour elle. Tant qu’ils campaient dans sa cour, elle se sentait en sécurité dans la maison et bientôt elle se mit à craindre les longues périodes qu’ils passaient loin de la ville, car c’était alors que sir Simon Jekyll venait la hanter. Au début elle l’avait considéré comme le diable en personne, un diable stupide, assurément, mais un individu dépourvu de sentiments et de remords qui s’était persuadé que Jeannette ne souhaitait rien tant que de devenir sa femme. De temps à autre, il se forçait à une courtoisie maladroite, bien que le plus souvent il fût suffisant et grossier. En toute occasion il la regardait comme un chien regarde un quartier de bœuf. Il allait entendre la messe à l’église Saint-Renan dans le but de la courtiser et Jeannette avait l’impression de ne pouvoir faire un pas dans les rues de la ville sans tomber sur lui. Un jour, ayant rencontré Jeannette dans l’allée qui longe l’église de la Sainte-Vierge, il la coinça contre le mur et passa ses gros doigts sur sa poitrine.

— Je pense, madame, que vous et moi sommes bien assortis, lui dit-il avec le plus grand sérieux.

— Il vous faut une femme qui ait de l’argent, lui dit-elle car elle avait eu vent de l’état des finances de sir Simon.

— J’ai votre argent, lui fit-il remarquer, cela a effacé la moitié de mes dettes et les bateaux paieront la plus grande part du reste. Ce n’est pas votre argent que je désire, ma jolie, mais vous.

Jeannette essaya de s’échapper mais il la maintenait fermement contre le mur.

— Vous avez besoin d’un protecteur, ma chère, dit-il avant de l’embrasser tendrement sur le front.

Il avait une bouche très charnue, avec de grosses lèvres toujours humectées comme si sa langue était trop grande. Le baiser était humide et sentait le vin tourné. Quand il lui mit la main sur le ventre, elle se débattit encore plus mais il se contenta de se presser contre elle et de défaire ses cheveux.

— Vous aimeriez le Berkshire, ma chère.

— Je préférerais vivre en enfer.

Il entreprit de défaire les lacets de son corsage pendant que Jeannette essayait vainement de le repousser. Elle ne fut sauvée que par l’apparition d’un groupe de cavaliers. Leur chef salua sir Simon et, comme celui-ci tournait la tête pour répondre, elle parvint à se dégager. Laissant son chapeau entre ses mains, elle se précipita chez elle et mit la barre, puis elle s’assit en pleurant, envahie par la colère et le désespoir. Elle le haïssait.

Elle haïssait tous les Anglais, bien qu’elle vît, au fil des semaines, les habitants en venir à considérer d’un meilleur œil leurs occupants, qui dépensaient du bon argent à La Roche-Derrien. Les pièces d’argent anglaises étaient dignes de confiance, à la différence des pièces françaises qui contenaient du plomb ou de l’étain. La présence des Anglais avait coupé la ville de son commerce habituel avec Rennes et Guingamp, mais les propriétaires de bateaux avaient maintenant toute liberté d’aller en Gascogne et en Angleterre, si bien que leurs profits augmentèrent. Les navires locaux furent affrétés afin de transporter des flèches pour les troupes anglaises. Certains propriétaires rapportèrent des ballots de laine anglaise qu’ils revendirent dans d’autres ports bretons restés fidèles au duc Charles. Peu de gens étaient désireux de voyager par terre loin de La Roche-Derrien car ils avaient besoin d’un sauf-conduit délivré par Richard Totesham, le commandant de la garnison, et si ce morceau de parchemin les mettait à l’abri des hellequins, il ne servait à rien contre les brigands qui s’étaient installés dans les fermes que les hommes de Skeat avaient vidées de leurs occupants. Mais les bateaux de La Roche-Derrien et de Tréguier pouvaient encore faire voile vers Paimpol à l’est et vers Lannion à l’ouest, et ainsi commercer avec les ennemis de l’Angleterre. C’est par cette voie que la correspondance pouvait sortir de La Roche-Derrien. Presque chaque semaine Jeannette adressait au duc Charles des nouvelles sur les changements que les Anglais apportaient aux défenses de la ville. Elle ne recevait jamais de réponse mais se persuadait que ses lettres étaient utiles.

La Roche-Derrien prospérait, mais Jeannette souffrait. Les affaires de son père suivaient leur cours, pourtant les profits disparaissaient mystérieusement. Les plus gros bateaux avaient de tout temps été amarrés à Tréguier, qui était à une heure de navigation, et bien que Jeannette les ait envoyés en Gascogne pour aller y chercher du vin destiné au marché anglais, ils ne revinrent jamais. Soit ils avaient été capturés par des bâtiments français, soit, plus probablement, leurs capitaines avaient décidé de commercer pour leur propre compte. Les fermes de la famille étaient situées au sud de La Roche-Derrien, sur le territoire dévasté par les hommes de Skeat, ce qui en avait fait disparaître les rentes. Plabennec, le domaine de son mari, était dans le Finistère, tenu par les Anglais, et de cette terre Jeannette n’avait pas vu un sou en trois ans. Cela fit que dès les premières semaines de 1346 sa situation devint désespérée et que le robin Belas menaça de lui saisir sa maison.

Belas prit un malin plaisir à lui rappeler qu’elle avait ignoré ses conseils, et qu’elle n’aurait jamais dû armer les deux bateaux pour la guerre. Jeannette supporta ses airs pompeux puis lui demanda de rédiger une requête qu’elle adresserait à la cour d’Angleterre. Cette requête réclamerait les rentes de Plabennec, dont les envahisseurs s’étaient emparés. Cela déplaisait à Jeannette de devoir s’en remettre au roi d’Angleterre, mais quel autre choix avait-elle ? Sir Simon l’avait réduite à la pauvreté.

Belas s’assit à sa table et écrivit sur un bout de parchemin.

— Combien de moulins y a-t-il à Plabennec ? demanda-t-il.

— Il y en avait deux.

— Deux, dit-il en notant le chiffre… Vous devez savoir, ajouta-t-il avec précaution, que le duc a réclamé ces rentes.

— Le duc ? demanda Jeannette étonnée. Pour Plabennec ?

— Le duc Charles considère que c’est son fief, dit Belas.

— Peut-être, mais mon fils est le comte.

— Le duc considère qu’il est le protecteur de l’enfant, fit observer Belas.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda Jeannette.

— J’ai reçu une correspondance des hommes d’affaires du duc, à Paris, dit Belas en haussant les épaules.

— Quelle correspondance ?

— Au sujet d’autre chose, éluda Belas, d’une affaire tout à fait différente. Les rentes de Plabennec étaient collectées tous les trois mois, je présume ?

— Pourquoi les hommes d’affaires du duc vous parleraient-ils de Plabennec ? demanda Jeannette avec un regard soupçonneux.

— Ils m’ont demandé si je connaissais la famille. Naturellement, je n’ai rien dévoilé.

Jeannette était persuadée qu’il mentait. Elle devait de l’argent à Belas, en fait elle avait des dettes auprès de la moitié des négociants de La Roche-Derrien. Belas devait penser qu’elle ne le rembourserait probablement pas et donc il se tournait vers le duc Charles pour un éventuel règlement.

— Monsieur Belas, dit-elle avec froideur, vous allez me dire exactement ce que vous avez écrit au duc et pourquoi.

— Je n’ai rien à dire.

— Comment va votre femme ? demanda Jeannette d’un ton radouci.

— Ses douleurs disparaissent avec la fin de l’hiver, grâce à Dieu. Elle va bien, madame.

— Eh bien, elle n’ira plus bien du tout lorsqu’elle apprendra ce que vous faites avec la fille de votre clerc ! Quel âge a-t-elle, Belas ? Douze ans ?

— Madame !

— Ne me servez pas du « madame » !

Jeannette tapa sur la table et faillit renverser l’encrier.

— Alors que s’est-il passé entre les hommes d’affaires du duc et vous ?

Belas poussa un soupir. Il remit le bouchon sur l’encrier, posa la plume et se frotta les joues.

— Je me suis toujours occupé, dit-il, des affaires de votre famille. Cela est mon devoir, madame, et parfois il me faut faire des choses dont je préférerais m’abstenir, mais de telles choses font aussi partie de mon office…

Il eut un petit sourire.

— Vous avez des dettes, madame. Il vous serait facile de rétablir vos finances en épousant un homme qui aurait du bien, mais vous semblez répugner à suivre cette voie, aussi ne vois-je que la ruine dans vos perspectives d’avenir. Oui, la ruine. Vous voulez un conseil ? Vendez cette maison, cela vous permettra de vivre pendant deux ou trois ans. Entre-temps, le duc aura certainement chassé les Anglais de Bretagne et ainsi vous retrouverez votre fief de Plabennec.

Jeannette tressaillit.

— Vous pensez vraiment que ces démons vont être battus aussi facilement ?

Elle entendit un bruit de sabots dans la rue et vit les hommes de Skeat entrer dans la cour. Hilares sur leurs chevaux, ils n’avaient pas l’air d’être sur le point de subir une défaite. Elle craignait qu’ils ne fussent imbattables, en raison précisément de cette joyeuse confiance en eux-mêmes qui l’exaspérait.

— Je pense, madame, qu’il vous faut choisir ce que vous êtes. Êtes-vous la fille de Louis Halévy ? Ou bien la veuve d’Henri Chénier ? Êtes-vous une marchande ou une aristocrate ? Si vous êtes une marchande, madame, mariez-vous ici et soyez satisfaite. Si vous êtes une aristocrate, rassemblez tout l’argent que vous pouvez, allez chez le duc et prenez un nouveau mari avec un titre.

Jeannette trouvait ce conseil impertinent mais elle se contint.

— Combien tirerons-nous de cette maison ? demanda-t-elle.

— Il faut que je me renseigne, madame, dit Belas.

Il connaissait déjà la réponse et savait qu’elle ne plairait pas à Jeannette. En ville, une maison occupée par l’ennemi perdait beaucoup de sa valeur. Ce n’était pas le moment d’en informer Jeannette. Il était préférable d’attendre qu’elle soit dans une situation désespérée, ainsi, pensait l’avocat, il pourrait acheter la maison et les fermes ruinées pour une bouchée de pain.

— Y a-t-il un pont sur la rivière à Plabennec ? demanda-t-il en tirant à lui le parchemin.

— Oubliez cette requête, lui dit Jeannette.

— Si vous le souhaitez, madame.

— Je vais réfléchir à votre conseil, Belas.

— Vous ne le regretterez pas, répondit-il sérieusement.

Elle était perdue, se disait-il, perdue et vaincue. Il allait lui prendre sa maison et ses fermes, le duc réclamerait Plabennec et il ne lui resterait rien. C’était bien là ce qu’elle méritait, cette créature bornée et fière qui s’était élevée au-dessus de son état.

— Je suis toujours à votre service, dit Belas humblement.

Dans l’adversité, pensait-il, un homme intelligent trouve toujours une occasion de profit. Jeannette était à point pour être plumée. Quand on fait garder le troupeau par un chat, les loups font un bon repas.

Jeannette ne savait que faire. Elle répugnait à vendre la maison, craignant qu’on ne lui en offre un prix dérisoire, mais elle ne savait comment trouver de l’argent autrement. Le duc l’accueillerait-il bien ? Il n’en avait donné aucun signe, depuis qu’il s’était opposé à son mariage avec son neveu, mais peut-être s’était-il radouci ? Peut-être accepterait-il de la protéger ? Elle décida d’aller prier pour y voir plus clair. S’étant enveloppé les épaules d’un châle, elle traversa la cour sans regarder les soldats qui venaient de rentrer et pénétra dans l’église Saint-Renan. Il y avait là une statue de la Vierge, tristement privée de son auréole d’or qui avait été arrachée par les Anglais. Jeannette venait souvent lui adresser une prière, persuadée que la mère du Christ portait une attention particulière aux femmes en difficulté.

Tout d’abord, elle crut que l’église faiblement éclairée était vide. Puis elle aperçut un arc anglais contre un pilier et un archer agenouillé devant l’autel. C’était celui qui avait bonne apparence, celui qui portait une longue queue de cheval nouée par une corde d’arc. Signe agaçant de vanité, se dit-elle. La plupart des Anglais avaient les cheveux tondus, mais quelques-uns les avaient d’une longueur extravagante et c’étaient ceux-là qui paraissaient les plus sûrs d’eux-mêmes. Elle espérait qu’il allait quitter l’église, mais l’arc abandonné l’intriguait. Elle le prit et fut surprise par son poids. La corde pendait librement. Elle se demanda quelle force était nécessaire pour y fixer l’autre extrémité de la corde. Elle appuya l’arc sur le sol et essaya de le ployer. À cet instant, une flèche, qui avait glissé sur les dalles, vint se loger sous son pied.

— Si vous parvenez à tendre l’arc, vous pouvez tirer, lui dit Thomas, toujours agenouillé devant l’autel.

Jeannette était trop fière pour qu’on la voie échouer et trop en colère pour ne pas essayer. Aussi tenta-t-elle de déguiser son effort qui parvint à peine à incurver l’arc en if noir. Elle repoussa la flèche du pied.

— Mon mari a été tué par l’un de ces arcs, dit-elle avec amertume.

— Je me suis souvent demandé pourquoi vous, les Bretons, et aussi les Français, vous n’apprenez pas à vous en servir. Si votre fils commence à sept ou huit ans, madame, il sera capable de tuer en dix ans.

— Il combattra en chevalier, comme son père.

— Les chevaliers, nous les tuons. Il n’y a pas d’armure qui résiste à une flèche anglaise, dit Thomas en riant.

Jeannette frémit.

— Pour quoi priez-vous, monsieur l’Anglais, pour demander pardon ?

— Je remercie Dieu, madame, dit Thomas avec un sourire, parce que nous avons chevauché six jours durant en territoire ennemi sans perdre un seul homme.

Il se releva en montrant une jolie boîte en argent posée sur l’autel. C’était un reliquaire pourvu d’un petit jour en cristal entouré de perles en verre coloré. Thomas avait regardé par le jour et n’avait rien vu d’autre qu’une petite chose noire de la dimension d’un pouce.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— La langue de saint Renan, répondit Jeannette avec méfiance. Elle a été volée quand vous êtes entrés dans notre ville, mais Dieu a été bon pour nous. Le voleur est mort le lendemain et nous avons retrouvé notre relique.

— Dieu est bon, assurément, dit Thomas avec concision, et qui était saint Renan ?

— Un grand prédicateur, qui a chassé les nains et les gorics de nos fermes. On les trouve encore dans des lieux sauvages, mais une prière à saint Renan suffit pour les effrayer.

— Les nains et les gorics ? demanda Thomas.

— Ce sont des esprits, de mauvais esprits. Autrefois, ils hantaient toute la campagne et maintenant, chaque jour, je prie le saint pour qu’il bannisse les hellequins comme il a chassé les nains. Vous savez ce que sont les hellequins ?

— C’est nous, dit Thomas avec fierté.

Elle fit la grimace :

— Les hellequins, dit-elle sur un ton froid, ce sont les morts qui n’ont pas d’âme, des morts qui ont été si méchants durant leur vie que le diable ne veut pas les punir en enfer. Il leur donne des chevaux et les relâche parmi les vivants.

Elle souleva l’arc noir et montra la plaque d’argent qui y était fixée.

— Vous avez même une image du diable sur votre arc.

— C’est une éalé[4], dit Thomas.

— C’est un diable, insista-t-elle en lui jetant l’arc.

Thomas l’attrapa et, comme il était trop jeune pour résister à la tentation de montrer sa force, il tendit l’arc d’une manière désinvolte, apparemment sans effort.

— Vous priez saint Renan, je prie saint Guinefort. Nous verrons lequel des deux est le plus fort.

— Guinefort ? Je n’ai jamais entendu parler d’elle.

— De lui, corrigea Thomas. Il vivait dans le Lyonnais.

— Vous priez un saint français ? demanda Jeannette intriguée.

— Tout le temps, dit Thomas en touchant la patte de chien desséchée qu’il portait au cou.

Il ne dit rien de plus à Jeannette au sujet de ce saint, qui avait été l’un des préférés de son père – lequel, dans ses meilleurs moments, ne manquait pas de rire en racontant son histoire. Guinefort était un chien et, pour autant que le sache le père de Thomas, il était le seul animal à avoir été canonisé. La pauvre bête avait sauvé un nourrisson attaqué par un loup, puis avait été martyrisée par son maître qui croyait qu’elle avait dévoré l’enfant alors que, en réalité, celui-ci était dissimulé sous son lit. « Prions saint Guinefort ! », telle avait été la réaction du père Ralph à toute crise domestique, aussi Thomas en avait-il fait son saint patron. Il se demandait parfois si ce saint était un intercesseur efficace dans les cieux. Ses couinements et ses aboiements devaient avoir autant d’effet que les plaidoyers des autres saints. Thomas était certain que peu de gens devaient se faire représenter auprès du Seigneur par un chien, ce qui signifiait peut-être qu’il recevait une protection particulière. Le père Hobbe avait été choqué d’entendre parler d’un chien canonisé, mais Thomas, tout en partageant l’amusement de son père, en était venu à considérer véritablement l’animal comme son protecteur.

Jeannette aurait bien voulu en savoir plus sur saint Guinefort, mais elle ne souhaitait pas encourager une relation intime avec l’un des hommes de Skeat, aussi oublia-t-elle sa curiosité et reprit-elle une intonation distante.

— Je voulais vous voir pour vous dire que vos hommes et leurs femmes ne doivent pas se servir de la cour comme de latrines. Je les aperçois de ma fenêtre. C’est répugnant ! Peut-être vous conduisez-vous ainsi en Angleterre, mais vous êtes en Bretagne. Vous pouvez utiliser la rivière.

Thomas acquiesça mais ne dit rien. Il emporta son arc dans la nef dont l’un des côtés était obscurci par des filets de pêche suspendus à cet endroit afin d’être réparés. Il alla jusqu’à l’extrémité ouest qui était décorée par une peinture du Jugement dernier. Les justes disparaissaient vers les poutres, tandis que les pécheurs étaient précipités dans l’enfer embrasé sous les acclamations des anges et des saints. Thomas s’arrêta devant le tableau.

— Avez-vous remarqué, dit-il, que les plus jolies femmes vont en enfer alors que les laides montent au ciel ?

Jeannette faillit sourire car elle s’était souvent interrogée sur ce point, mais elle se mordit la langue et ne répondit rien tandis que Thomas revenait vers la nef auprès d’une peinture représentant le Christ marchant sur une mer grise avec des vagues aux crêtes blanches, semblable à l’océan devant les côtes de Bretagne. Des maquereaux pointaient leur tête hors de l’eau pour observer le miracle.

— Ce que vous devez comprendre, madame, dit Thomas en regardant les maquereaux curieux, c’est que nos hommes n’aiment pas être mal accueillis. Vous ne leur laissez même pas utiliser votre cuisine. Pourquoi ? Elle est bien assez grande et ils seraient heureux d’avoir un endroit où faire sécher leurs bottes après une nuit de cheval sous la pluie.

— Pourquoi devrais-je vous accepter, vous autres Anglais, dans ma cuisine ? Pour que vous l’utilisiez comme latrines également ?

Thomas se retourna et la regarda.

— Vous n’avez aucun respect pour nous, madame, pourquoi devrions-nous respecter votre maison ?

— Respect ! Comment puis-je vous respecter ? Tout ce qui était précieux a été volé. Volé par vous !

— Par sir Simon Jekyll, dit Thomas.

— Vous ou sir Simon, où est la différence ?

Thomas ramassa la flèche et la remit dans son sac.

— La différence, madame, c’est que de temps en temps je m’adresse à Dieu, tandis que sir Simon considère qu’il est Dieu. Je vais demander à mes hommes d’aller uriner dans la rivière, mais je doute qu’ils veuillent vous complaire à ce point.

Il lui adressa un sourire et disparut.

 

Le printemps faisait verdir la campagne, donnant un halo aux arbres et ornant de jolies fleurs les chemins qui serpentaient à travers les prés. Une mousse verte se mit à croître sur la paille. Les stellaires blanches ornaient les haies et les martins-pêcheurs frôlaient les nouvelles feuilles jaunes des saules au bord de la rivière. Les hommes de Skeat devaient aller à une plus grande distance de La Roche-Derrien pour trouver du butin et leurs longues chevauchées les rapprochaient dangereusement de Guingamp, le quartier général du duc, bien que la garnison de la ville sortît rarement de ses murs pour affronter les pillards. Guingamp se trouvait au sud. À l’ouest, il y avait Lannion, une ville bien plus petite avec une garnison bien plus belliqueuse menée par messire Geoffroy de Pont Blanc. Ce chevalier avait fait le serment de ramener à Lannion les pillards de Skeat enchaînés. Il annonça que les Anglais seraient brûlés sur la place du marché de Lannion parce qu’ils étaient des hérétiques, des suppôts du démon.

Une pareille menace ne causait aucun souci à Skeat.

— Cela pourrait me faire perdre un peu de sommeil si ce pauvre imbécile disposait d’archers convenables, dit-il à Tom, mais il ne les a pas, alors il peut se vanter tant qu’il veut. C’est son vrai nom ?

— Geoffrey du pont blanc.

— Le corniaud. Est-il Breton ou Français ?

— On m’a dit qu’il était Français.

— Alors faut lui donner une leçon, tu ne crois pas ?

Messire Geoffroy s’avéra un élève récalcitrant. Will Skeat traîna ses basques de plus en plus près de Lannion, brûlant des maisons en vue des remparts pour tenter d’attirer messire Geoffroy dans une embuscade, mais celui-ci avait bien compris ce que les flèches anglaises pouvaient faire contre des chevaliers montés, aussi refusa-t-il de conduire une charge désordonnée qui se serait inévitablement terminée par un empilement de chevaux hennissant et d’hommes perdant leur sang. Au lieu de cela, il se mit à la recherche d’un endroit où il pourrait tendre une embuscade aux Anglais, mais Skeat n’était pas plus bête que messire Geoffroy et pendant trois semaines les deux groupes se pourchassèrent mutuellement. La présence de messire Geoffroy retardait Skeat, mais n’arrêtait pas les destructions. Par deux fois, les deux troupes se rencontrèrent et les deux fois messire Geoffroy fit avancer à pied ses arbalétriers dans l’espoir qu’ils pourraient exterminer les archers, mais les deux fois ce furent les flèches, avec leur portée plus longue, qui eurent le dessus et messire Geoffroy se retira sans livrer une bataille qu’il savait devoir perdre. Après une deuxième confrontation non concluante, il fit même appel à l’honneur de Skeat. Il s’avança sur son cheval, seul, revêtu d’une armure aussi belle que celle de sir Simon Jekyll, bien que le heaume de messire Geoffroy fut un vieux pot percé de deux trous pour les yeux. Son surcot ainsi que le harnachement de son cheval étaient en tissu bleu marine sur lequel étaient brodés des ponts blancs. Le même blason ornait son écu.

Il portait une lance peinte en bleu à laquelle il avait noué une écharpe blanche pour indiquer qu’il venait parlementer. Skeat s’avança vers lui accompagné de Thomas comme interprète. Messire Geoffroy ôta son heaume et passa une main dans ses cheveux collés par la sueur. C’était un homme jeune avec des cheveux blonds, des yeux bleus et un large visage jovial. Thomas eut le sentiment qu’il aurait probablement bien aimé cet homme s’il n’avait pas été un ennemi. Messire Geoffroy eut un sourire quand les deux Anglais arrêtèrent leurs chevaux devant lui.

— C’est une triste chose, dit-il, d’envoyer des flèches à nos ombres respectives. Je vous suggère d’amener vos hommes au centre du champ de bataille et que nous nous y rencontrions d’égal à égal.

Thomas ne se soucia même pas de traduire car il savait ce que serait la réponse de Skeat.

— J’ai une meilleure idée, dit-il, amenez vos soldats, nous amènerons nos archers.

Messire Geoffroy parut déconcerté.

— Est-ce vous qui commandez ? demanda-t-il à Thomas.

Il avait pensé que Skeat, plus vieux et grisonnant, était le capitaine, mais celui-ci gardait le silence.

— Il a perdu sa langue en combattant les Écossais, alors je parle à sa place, dit Thomas.

— Alors dites-lui que je veux un combat loyal, dit vivement messire Geoffroy. Que mes cavaliers affrontent les vôtres.

Il sourit comme pour suggérer qu’il faisait une proposition raisonnable et chevaleresque.

Thomas la traduisit à Skeat qui se tourna sur sa selle et cracha dans le trèfle.

— Il dit, commenta Thomas, que nos archers rencontreront vos hommes. Une douzaine d’archers contre une vingtaine de vos soldats.

Messire Geoffroy hocha tristement la tête.

— Vous autres Anglais, vous n’avez aucun sens de la loyauté, dit-il.

Puis il remit son heaume sur sa tête et partit. Thomas expliqua à Skeat ce qui s’était passé.

— Sacré corniaud, dit Skeat, que voulait-il donc ? Un tournoi ? Pour qui nous prend-il ? Pour les chevaliers de la Table Ronde ? Je ne sais pas ce qui leur prend à certains. Ils ajoutent un messire à leur nom et voilà que leur cervelle s’embrouille. Un combat loyal ? Qui a jamais entendu une imbécillité pareille ? Combattez loyalement et vous perdrez. Pauvre idiot.

Messire Geoffroy continua à poursuivre les hellequins, mais Skeat ne lui offrit jamais l’occasion d’un combat. Il y avait toujours un grand groupe d’archers qui observait les forces des Français et quand les hommes de Lannion avaient la témérité de s’approcher, ils prenaient le risque de voir les flèches empennées de blanc s’enfoncer dans la chair de leurs chevaux. Aussi messire Geoffroy fut-il réduit à l’existence d’une ombre, mais c’était une ombre irritante et tenace qui suivait les hommes de Skeat presque jusqu’aux portes de La Roche-Derrien.

Les ennuis survinrent la troisième fois qu’il suivit Skeat et s’approcha de la ville. Sir Simon Jekyll avait entendu parler de messire Geoffroy et, averti par une sentinelle postée sur le clocher de la plus haute église que la troupe de Skeat était en vue, il se mit à la tête d’une vingtaine d’hommes d’armes de la garnison pour aller à la rencontre des hellequins. Skeat se trouvait à une demi-lieue de la ville et messire Geoffroy, accompagné de cinquante hommes d’armes et d’autant d’arbalétriers montés, n’était qu’à un quart de lieue derrière. Le Français n’avait pas causé de grandes difficultés à Skeat. Si messire Geoffroy voulait rentrer à Lannion en proclamant qu’il avait poursuivi les hellequins jusqu’à leur repaire, eh bien Skeat serait heureux de lui laisser cette satisfaction.

Puis sir Simon arriva et ce ne fut soudain que montre et arrogance. Les lances anglaises se levaient, les visières se refermaient avec un bruit sec et les chevaux piaffaient. Sir Simon s’avança vers les cavaliers français et bretons pour leur jeter un défi. Will Skeat le suivit et lui conseilla de laisser ces cornichons tranquilles, mais l’homme du Yorkshire gaspillait sa salive.

Les hommes d’armes de Skeat se trouvaient en tête de la colonne. Ils escortaient le bétail capturé ainsi que trois chariots remplis de butin. L’arrière-garde était formée de soixante archers montés. Ces soixante hommes venaient d’atteindre les grands bois où l’armée avait campé durant le siège de La Roche-Derrien. À un signal de Skeat, il se séparèrent en deux groupes et se postèrent derrière les arbres de part et d’autre de la route. Ils descendirent de cheval dans le sous-bois, attachèrent les rênes de leurs montures à des branches puis s’installèrent avec leurs arcs à la lisière des bois. Entre les deux groupes passait la route bordée par de larges talus herbeux.

Sir Simon fit pivoter son cheval afin de faire face à Skeat.

— Je veux trente de tes hommes d’armes, Skeat, exigea-t-il péremptoirement.

— Vous pouvez les vouloir, répondit Will Skeat, vous ne les aurez pas.

— Par le Christ, mon bonhomme, je suis ton supérieur !

Le refus de Skeat laissait sir Simon incrédule.

— Je suis ton supérieur, Skeat ! Je ne formule pas une demande, espèce d’âne, je te donne un ordre.

Skeat leva son regard vers le ciel.

— On dirait qu’il va pleuvoir, vous croyez pas ? Un peu d’eau ne nous ferait pas de mal. Les champs sont secs et les rivières sont basses.

Sir Simon agrippa le bras de Skeat pour le forcer à se tourner vers lui.

— Il a cinquante chevaliers…

Sir Simon parlait de messire Geoffroy de Pont Blanc.

— Et moi, j’en ai vingt. Donne-moi trente hommes et je le fais prisonnier. Donne-m’en seulement vingt !

Laissant toute arrogance, il sollicitait, car pour lui c’était l’occasion de combattre dans une véritable escarmouche, cavalier contre cavalier. Le vainqueur en tirerait renommée et le prix de la capture des hommes et des chevaux.

Mais Will Skeat n’avait rien à apprendre en matière d’hommes, de chevaux et de renommée.

— Je ne suis pas ici pour m’amuser, dit-il en dégageant son bras, et vous pouvez donner des ordres jusqu’à ce qu’il pousse des ailes aux vaches, vous n’obtiendrez pas un seul homme de moi.

Sir Simon semblait au supplice, mais ce fut messire Geoffroy de Pont Blanc qui décida de l’affaire. Voyant que ses hommes étaient plus nombreux que les cavaliers anglais, il ordonna à trente d’entre eux de rejoindre les arbalétriers. Désormais les deux troupes de cavaliers étaient égales et messire Geoffroy s’avança sur son grand étalon noir revêtu d’un capiton bleu et blanc et d’un masque en cuir bouilli qui lui recouvrait le chanfrein. Sir Simon chevauchait à sa rencontre dans sa nouvelle armure, mais son cheval n’avait pas de protection capitonnée ni de têtière. Et il voulait l’un et l’autre, tout comme il voulait le combat. Pendant tout l’hiver il avait enduré les misères d’une guerre de paysans, faite de boue et de meurtre, et maintenant l’ennemi offrait l’honneur, la gloire et la possibilité de capturer de beaux chevaux, des armures et de bonnes armes. Les deux hommes se saluèrent en inclinant leurs lances puis échangèrent noms et compliments.

Will Skeat avait rejoint Thomas dans les bois.

— Tu as peut-être la tête pleine de coton, Tom, lui dit-il, mais il y a encore plus stupide que toi. Regarde donc ces deux imbéciles ! Ils n’ont pas plus de cervelle l’un que l’autre. On pourrait les suspendre par les pieds et les secouer, il ne leur sortirait rien des oreilles à part de la crotte sèche.

Messire Geoffroy et sir Simon s’entendirent sur les règles du combat. C’étaient celles d’un tournoi, mais d’un tournoi à mort pour corser le jeu.

Ils convinrent qu’un homme tombé de cheval sortirait du combat et serait épargné, mais qu’il pourrait être fait prisonnier. Ensuite, ils se souhaitèrent bonne chance et chacun retourna auprès de ses hommes.

Skeat attacha son cheval à un arbre et prit la corde de son arc.

— À York, dit-il, il y a un endroit où on peut regarder les fous. Ils sont enfermés dans une cage et moyennant une petite pièce on peut aller se moquer d’eux. On devrait enfermer ces deux crétins dans la même cage.

— Mon père a été fou pendant une période, dit Thomas.

— Ça ne me surprend pas, mon gars, ça ne me surprend pas du tout.

Skeat plaça la corde sur son arc gravé de croix.

Depuis la lisière du bois, ses hommes observaient les cavaliers. Le spectacle était prodigieux. C’était comme un tournoi, à cette différence qu’il n’y avait pas de maréchal pour sauver la vie d’un homme. Les deux groupes se préparèrent. Les écuyers resserrèrent les sangles des chevaux, les cavaliers soulevèrent leurs lances et s’assurèrent que les poignées de leurs écus étaient bien ajustées. Les visières claquèrent, transformant le monde des cavaliers en un lieu sombre coupé d’une bande de lumière. Ils lâchèrent leurs rênes car à partir de cet instant les destriers bien entraînés ne seraient guidés que par une pression des genoux ou une touche d’éperon. Les cavaliers avaient besoin de leurs deux mains pour tenir l’écu et les armes. Certains portaient deux épées, une lourde pour la taille et une plus fine pour l’estoc. Ils s’assurèrent qu’elles glissaient facilement hors de leurs fourreaux. Quelques-uns confièrent leur lance à leur écuyer le temps de faire un signe de croix. Les chevaux piaffaient sur la pâture. Messire Geoffroy abaissa sa lance pour indiquer qu’il était prêt et sir Simon fit de même. Les quarante hommes éperonnèrent leurs grands chevaux. Ce n’étaient pas les fines juments et les hongres montés par les archers, mais de lourds destriers, des étalons capables de porter le cavalier et son armure. Les bêtes renâclèrent, levèrent la tête et partirent au trot tandis que les cavaliers abaissaient leurs lances. L’un des hommes de messire Geoffroy commit une erreur de novice en abaissant trop sa lance dont la pointe piqua l’herbe sèche. Ayant eu la chance de ne pas être démonté, il abandonna sa lance et tira son épée. Les cavaliers éperonnèrent leurs montures pour les mettre au galop. L’un des hommes de sir Simon obliqua sur la gauche, probablement parce que le cheval manquait d’exercice, et se heurta au cheval le plus proche. Cette collision se répercuta sur toute la ligne pendant que les éperons poussaient les chevaux au galop. Puis ce fut le choc.

Le bruit des lances de bois heurtant les écus et les cottes de mailles produisit un craquement qui faisait penser à des os qui éclatent. Deux cavaliers furent poussés hors de leurs hautes selles mais la plupart des coups de lance avaient été déviés par les écus. Les cavaliers laissèrent tomber les armes brisées après avoir dépassé leurs adversaires. Ils tirèrent sur les rênes et sortirent leurs épées. Pour les archers qui observaient le combat, il était clair que l’ennemi avait eu l’avantage. Les deux cavaliers démontés étaient anglais et les hommes de messire Geoffroy étaient mieux alignés, si bien que quand ils tournèrent pour revenir l’épée à la main, ils formaient un groupe discipliné qui aborda les cavaliers de sir Simon dans un grand bruit de lames qui s’entrechoquent. Un Anglais se retira de la mêlée avec une main en moins. Les sabots projetaient de la terre et de l’herbe. Un cheval sans cavalier s’éloigna. Les épées frappaient comme des marteaux sur une enclume et en assénant leurs coups les combattants poussaient des cris sourds. Un énorme Breton, sans blason sur son écu, maniait un cimeterre, mi-épée, mi-hache, avec une terrible habileté. L’un des Anglais en eut le heaume fendu, et le crâne avec. Il s’éloigna du combat en agitant les bras, perdant son sang sur sa cotte de mailles. Son cheval s’arrêta à peu de distance de la mêlée et, lentement, très lentement, l’homme s’inclina puis tomba de sa selle. L’un des pieds resta pris dans l’étrier mais le cheval, indifférent, se mit à brouter l’herbe, traînant son cavalier mort.

Deux des hommes de sir Simon se rendirent et furent gardés prisonniers par les écuyers français et bretons. Sir Simon, quant à lui, se battait comme un beau diable, faisant face à deux adversaires. Il en mit un hors de combat en lui endommageant le bras et, avec son épée volée, frappa l’autre de coups rapides. Les Français avaient encore quinze combattants et il n’en restait plus que dix aux Anglais quand la grande brute armée du cimeterre décida d’en finir avec sir Simon. Il rugit en chargeant, mais sir Simon arrêta le cimeterre avec son écu et plongea son épée dans la cotte de mailles, sous l’aisselle du Breton. Il retira l’épée et de la déchirure jaillit du sang qui se déversa sur la cotte de mailles et la tunique en cuir de l’ennemi. Le gros homme vacilla sur sa selle, alors sir Simon lui asséna son épée sur l’arrière de la tête, puis il fit tourner son cheval pour repousser un autre assaillant avant de revenir enfoncer son arme dans la pomme d’Adam du Breton. L’homme laissa tomber son cimeterre, s’étreignit la gorge et se sauva.

— Il se bat bien, n’est-ce pas ? dit Skeat. Il a de la graisse de rognon à la place de la cervelle mais il sait se battre.

Pourtant, malgré les prouesses de sir Simon, l’ennemi prenait le dessus et Thomas voulait faire avancer les archers. Il leur suffisait de progresser de trente pas environ pour avoir les ennemis déchaînés à leur portée, mais Will Skeat ne l’approuva pas :

— Ne tue jamais deux Français quand tu peux en tuer douze, Tom.

— Les nôtres ont le dessous, protesta Thomas.

— Ça leur apprendra à être de fieffés crétins, pas vrai ? dit Skeat en souriant. Patience, mon gars, patience, nous allons écorcher le chat bien proprement.

Les Anglais refluaient et seul sir Simon se battait avec conviction. Il avait mis l’énorme Breton hors de combat et maintenant il affrontait quatre adversaires avec férocité, mais le reste de ses hommes, voyant que la bataille était perdue et qu’ils ne pouvaient plus rejoindre sir Simon parce qu’il était entouré de trop d’ennemis, tournèrent bride et s’enfuirent.

— Sam, cria Skeat par-delà la route, à mon signal, prends douze hommes et sauve-toi ! Tu m’entends, Sam ?

— Je me sauverai, cria Sam en réponse.

Les cavaliers anglais, certains perdant du sang et l’un d’entre eux tombant presque de sa haute selle, passèrent sur la route dans un tonnerre de sabots en direction de La Roche-Derrien. Les Français et les Bretons avaient encerclé sir Simon, mais messire Geoffroy de Pont Blanc, qui avait l’esprit chevaleresque, refusa de prendre la vie d’un adversaire courageux. Aussi ordonna-t-il à ses hommes d’épargner le chevalier anglais.

Sir Simon, suant comme un porc sous sa carapace de cuir et de fer, releva la visière de son heaume.

— Je ne me rends pas, dit-il à messire Geoffroy.

Sa nouvelle armure était abîmée et son épée ébréchée, mais, par leur qualité, toutes deux l’avaient bien aidé durant le combat.

— Je ne me rends pas, répéta-t-il. Continuons !

Messire Geoffroy s’inclina sur sa selle.

— Je salue votre courage, sir Simon, dit-il avec magnanimité, vous êtes libre de vous en aller en tout honneur.

Il fit signe à ses hommes de s’écarter et sir Simon, miraculeusement vivant et libre, partit la tête haute. Il avait conduit ses hommes au désastre et à la mort mais il s’en était sorti avec honneur.

Au-delà de sir Simon, messire Geoffroy aperçut la longue route encombrée d’hommes d’armes en fuite et, plus loin, le bétail capturé ainsi que les chariots emplis de butin qu’escortaient les hommes de Skeat. Alors Will Skeat cria un ordre à Sam et soudain messire Geoffroy put voir une bande d’archers pris de panique qui partaient à cheval vers le nord aussi vite qu’ils le pouvaient.

— Il va tomber dans le piège, dit Skeat d’un air entendu, tu vas voir.

Au cours des dernières semaines, messire Geoffroy avait prouvé qu’il n’était pas bête, mais ce jour-là il perdit ses moyens. Il pensa qu’il avait une occasion d’écraser les hellequins, ces archers maudits, et de reprendre trois chariots de butin. Il demanda donc aux trente hommes d’armes restés en réserve de se joindre à lui et, laissant les quatre prisonniers et les neuf chevaux pris à l’adversaire à la garde de ses arbalétriers, il fit signe aux chevaliers de le suivre. Cela faisait des semaines que Will Skeat attendait ce moment-là.

Sir Simon se retourna avec inquiétude en entendant le bruit des sabots. Presque cinquante hommes en armures montés sur de lourds destriers chargeaient. Un instant, il crut qu’ils allaient essayer de le capturer, aussi piqua-t-il des deux en direction des bois. Mais les cavaliers français et bretons le dépassèrent au grand galop. Il se réfugia sous les branches et lança à Will Skeat un juron que celui-ci ignora, trop occupé à observer l’ennemi.

En menant la charge, messire Geoffroy de Pont Blanc ne songeait qu’à la gloire. Il avait oublié les archers cachés dans les bois ou bien il avait cru qu’ils avaient fui après la défaite des hommes de sir Simon. Il s’attendait à une grande victoire. Il allait récupérer le butin et, mieux encore, il conduirait les hellequins vers le sort qu’ils méritaient, sur la place du marché à Lannion.

— Allez-y ! cria Skeat, les mains en porte-voix. Allez-y !

Les archers étaient disposés des deux côtés de la route. Ils émergèrent du feuillage printanier et commencèrent à tirer. Avant même que la première flèche de Thomas ait atteint son but, la seconde était déjà partie. « Regarde et tire, se disait-il, ne réfléchis pas », et il était d’ailleurs inutile de viser car l’ennemi formait un groupe compact. Tout ce que les archers eurent à faire, ce fut de déverser leurs longues flèches sur les cavaliers. En un clin d’œil, la charge fut réduite à un enchevêtrement d’étalons qui reculaient, d’hommes qui tombaient, de chevaux qui hennissaient et de sang qui giclait. L’ennemi n’avait aucune chance. À l’arrière, quelques-uns parvinrent à faire demi-tour et à s’enfuir au galop, mais pour la plupart ils étaient pris au piège, encerclés par les archers dont les flèches traversaient sans pitié les cottes de mailles et le cuir. Tout homme qui bougeait encore recevait trois ou quatre flèches. Le tas de fer et de chair était constellé de flèches et pourtant d’autres flèches venaient encore, traversant les cottes de mailles ou s’enfonçant profondément dans la chair des chevaux. Seuls survécurent une poignée d’hommes à l’arrière et un seul en tête.

Cet homme était messire Geoffroy. Il s’était trouvé à dix pas devant ses compagnons et c’est peut-être pourquoi il fut épargné. Peut-être aussi les archers avaient-ils été impressionnés par la façon dont il avait traité sir Simon, mais quelle qu’en fût la raison, il échappa au carnage comme par enchantement. Pas une seul flèche ne le frôla, il entendit seulement les cris et le fracas derrière lui. Il ralentit son cheval et fit demi-tour, face à l’horrible spectacle. Un instant, il le contempla, incrédule, puis il conduisit son étalon vers ce qui avait été ses hommes.

Skeat cria à une partie des archers de se retourner pour faire face aux arbalétriers ennemis, mais ceux-ci, voyant le sort des chevaliers, ne se sentaient pas d’humeur à affronter les flèches anglaises. Ils se replièrent vers le sud.

Une étrange tranquillité s’installa alors. Les chevaux tombés remuaient, certains frappaient la route de leurs sabots. Un homme gémissait, un autre implorait le Christ, d’autres laissaient seulement entendre une plainte. Thomas, une flèche encore en place à son arc, entendait le chant des alouettes, l’appel des pluviers et le murmure du vent dans les feuilles. Quelques gouttes de pluie tombèrent, plaquant la poussière sur la route, mais ce n’était que la frange d’un nuage d’averse qui dériva vers l’ouest. Messire Geoffroy se tenait à cheval auprès de ses compagnons morts ou agonisants comme s’il invitait les archers à ajouter son cadavre à ceux qui s’entassaient là couverts de traînées de sang et piquetés de plumes d’oie.

— Tu comprends ce que je veux dire, Tom ? dit Skeat. Sois patient et ces sacrées andouilles ne te décevront jamais. Allez, les gars ! Achevez ces salauds !

Les hommes déposèrent leurs arcs, tirèrent leurs coutelas et coururent vers le tas d’hommes et de chevaux. Mais Skeat retint Thomas.

— Va dire à ce stupide Pont Blanc de se faire rare.

Thomas se dirigea vers le Français, qui crut qu’on lui demandait de se rendre car il retira son heaume et tendit son épée.

— Ma famille ne peut payer une forte rançon, dit-il en manière d’excuse.

— Vous n’êtes pas prisonnier, lui répondit Thomas.

Messire Geoffroy parut perplexe.

— Vous me relâchez ?

— Nous ne voulons pas de vous, dit Thomas, vous devriez songer à aller en Espagne ou bien en Terre sainte. Il n’y a pas trop de hellequins dans ces contrées.

Messire Geoffroy rengaina son épée.

— Il me faut combattre les ennemis de mon roi, aussi dois-je combattre ici. Mais je vous remercie.

Au moment où il prenait les rênes dans sa main, sir Simon surgit à cheval, l’épée pointée vers messire Geoffroy.

— Il est mon prisonnier ! dit-il à Thomas. Mon prisonnier !

— Il n’est le prisonnier de personne, nous le laissons partir.

— Vous le laissez partir ? ricana sir Simon. Savez-vous qui commande ici ?

— Ce que je sais, repartit Thomas, c’est que cet homme n’est pas un prisonnier.

Et il donna une claque sur la cuisse du cheval de messire Geoffroy pour qu’il parte.

— L’Espagne ou la Terre sainte ! cria-t-il.

Sir Simon fit tourner son cheval afin de poursuivre messire Geoffroy mais, voyant que Skeat s’apprêtait à intervenir pour l’en empêcher, il se retourna vers Thomas.

— Vous n’aviez aucun droit de le relâcher ! Aucun droit !

— Il vous a relâché, dit Thomas.

— Eh bien, il a été stupide de le faire. Et sous prétexte qu’il a été stupide, dois-je l’être aussi ?

Sir Simon tremblait de colère. Certes, messire Geoffroy s’était présenté comme un homme pauvre qui pouvait difficilement verser une rançon, mais son cheval à lui seul valait une bonne somme et voilà que Skeat et Thomas envoyaient trotter tout cet argent vers le sud. Sir Simon le regarda s’éloigner puis abaissa la lame de son épée de façon à la pointer sur la gorge de Thomas.

— Dès le premier moment où je vous ai vu, dit-il, vous avez été insolent. Je suis l’homme le mieux né, sur ce champ de bataille, et c’est à moi de décider du sort des prisonniers. Vous comprenez ?

— C’est à moi qu’il s’est rendu, répliqua Thomas, pas à vous. Alors peu m’importe dans quel lit vous êtes né.

— Vous n’êtes qu’un blanc-bec ! cracha sir Simon. Skeat ! Je veux un dédommagement pour ce prisonnier. Vous m’entendez ?

Skeat fit comme s’il n’avait pas entendu, mais Thomas n’eut pas assez de bon sens pour faire de même.

— Par Jésus, fit-il d’un ton dégoûté, cet homme vous a épargné et vous ne lui rendez pas la pareille ? Vous n’êtes pas un chevalier, vous n’êtes qu’une grosse brute. Allez vous faire bouillir le cul ailleurs.

L’épée s’éleva. L’arc de Thomas aussi. Sir Simon regarda la pointe scintillante de la flèche et parvint à se retenir de frapper avec son épée. Il la remit au fourreau en la faisant claquer puis tourna bride et s’éloigna.

Ce qui laissa aux hommes de Skeat le soin de trier les ennemis morts. Ils étaient au nombre de dix-huit, et vingt-trois chevaliers étaient grièvement blessés. Il y avait également seize chevaux qui perdaient leur sang et vingt-quatre destriers morts, et tout cela, fit remarquer Skeat, représentait un vilain gaspillage de bonne viande de cheval.

Messire Geoffroy avait reçu sa leçon.

La lance de Saint Georges
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