LA TRAGÉDIE DE MARDSON MANOR

J’avais été appelé hors de la capitale durant quelques jours et, à mon retour, je trouvai Poirot occupé à boucler sa petite valise.

— À la bonne heure, Hastings, je craignais que vous ne soyez pas revenu à temps pour m’accompagner.

— On vous a donc appelé à l’aide quelque part ?

— Oui, bien que je doive admettre, d’après les apparences, que l’affaire ne semble pas passionnante. La Compagnie d’assurances, l’Union de l’Ouest, m’a demandé d’enquêter sur la mort d’un certain Maltravers qui avait contracté chez eux, quelques semaines plus tôt, une assurance sur la vie pour la belle somme de cinquante mille livres !

— Vraiment ? m’exclamai-je intéressé.

— Il y avait, bien sûr, la clause habituelle soulignant l’éventualité d’un suicide. Dans le cas où le client se serait tué volontairement au cours de la première année, l’assurance aurait été annulée. Mr. Maltravers a été dûment examiné par le médecin de la compagnie et, bien qu’il soit un homme ayant légèrement dépassé le bel âge, il fut reconnu comme jouissant d’une santé robuste. Quoi qu’il en soit, mercredi dernier, c’est-à-dire avant-hier, le corps de Maltravers a été trouvé sur le terrain de sa propriété en Essex, Mardson Manor, et la cause de sa mort serait une sorte d’hémorragie interne. Ce fait par lui-même n’aurait rien de singulier, mais de sinistres rumeurs se rapportant aux difficultés financières de Maltravers traînaient dans l’air depuis peu et l’Union de l’Ouest a découvert, sans doute possible, que le gentleman en question était à deux doigts de la faillite. Cela change considérablement les choses. De plus, il avait une femme jeune et belle. On soupçonne qu’il aurait pu ramasser tout l’argent liquide dont il disposait pour payer l’assurance-vie dont son épouse bénéficierait et qu’ensuite, il se serait suicidé ! Une telle histoire n’a rien d’exceptionnel. En tout cas, mon ami, Alfred Wright, qui est un des directeurs de l’Union de l’Ouest, m’a demandé de découvrir la vérité sur cette affaire, mais, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas grand espoir de réussir. Si sa mort avait été causée par un arrêt du cœur, je serais plus optimiste. C’est là un verdict qui peut toujours passer pour un aveu d’incapacité du médecin local, ignorant la véritable cause du décès de son malade. Mais, quand il y a hémorragie, aucune erreur n’est possible. Cependant, tout ce que nous pouvons faire est de chercher des renseignements utiles. Cinq minutes pour boucler votre bagage, Hastings, et nous prendrons un taxi pour gagner la gare.

Environ une heure plus tard, nous descendions d’un train à la petite station de Mardson Leigh. Nous apprîmes d’un employé que Mardson Manor se trouvait à un mile de distance. Poirot décida de s’y rendre à pied et nous cheminâmes le long de la rue principale.

— Quel est votre plan de campagne à présent ?

— Tout d’abord, passer chez le médecin. J’ai appris qu’il n’y en avait qu’un à Mardson Leigh : le Dr Ralph Bernard. Ah ! voici justement sa maison. Un cottage de belle apparence, situé en retrait de la rue. Une plaque de cuivre portait le nom du médecin.

Nous suivîmes l’allée et sonnâmes à la porte. Nous avions de la chance, car, bien que ce fût l’heure des consultations, pour le moment, aucun malade n’attendait.

Le Dr Bernard était un homme d’un certain âge, aux larges épaules voûtées et aux manières plaisantes.

Poirot se présenta et expliqua la raison de notre visite, ajoutant que les compagnies d’assurances étaient obligées d’entreprendre, dans un cas semblable, une enquête approfondie.

— Bien sûr, bien sûr, répondit le médecin d’un air vague. J’imagine, qu’étant un homme riche, Maltravers avait pris une grosse assurance ?

— Vous le considériez comme un homme riche, docteur ?

Le praticien parut surpris.

— Ne l’était-il pas ? Il possédait deux voitures, vous savez, et Mardson Manor est une assez importante propriété et sûrement coûteuse à entretenir, bien qu’il l’ait obtenue, je présume, à très bas prix.

— Je crois savoir qu’il a subi dernièrement de considérables pertes d’argent, répliqua Poirot en l’observant attentivement.

Le médecin se contenta de hocher tristement la tête.

— Vraiment ? Tiens ! C’est donc une chance pour sa femme qu’il y ait cette assurance. Une jeune personne très belle et charmante, mais terriblement ébranlée par cette déplorable catastrophe. Un paquet de nerfs, la pauvre enfant… J’ai essayé de la calmer le plus possible mais naturellement, il fallait s’attendre à ce que le choc soit très rude.

— Vous aviez soigné Mr. Maltravers, récemment ?

— Mon cher monsieur, je ne l’ai jamais soigné.

— Comment ?

— Je crois savoir que Mr. Maltravers était un scientiste chrétien… ou quelque chose de semblable.

— Mais vous avez examiné le corps ?

— Certainement, un aide-jardinier est venu me chercher.

— Et la cause de sa mort n’offrait aucun doute ?

— Aucun. Il y avait du sang sur les lèvres, mais la plus grande partie de l’hémorragie a dû être interne.

— L’avez-vous trouvé à l’endroit même où il était tombé ?

— Oui, le corps n’avait pas été touché. Il fut découvert à l’orée d’une petite plantation. Mr. Maltravers, apparemment, tirait des corbeaux, car une carabine de chasse, modèle réduit, se trouvait près de lui. L’hémorragie a dû survenir brusquement, sans doute un ulcère à l’estomac.

— Pas question qu’il ait été tué, bien sûr ?

— Cher monsieur !

— Je vous demande pardon, s’excusa Poirot, mais si ma mémoire ne me fait pas défaut, au sujet d’un meurtre récent, le médecin rendit tout d’abord le verdict : arrêt du cœur… Il dut le modifier lorsque la police remarqua qu’une balle avait traversé la tête de la victime.

— Vous ne trouverez aucune trace de balle sur le corps de Mr. Maltravers, coupa le médecin sèchement. À présent, gentlemen, s’il n’y a rien de plus…

Nous nous le tînmes pour dit.

— Bonne journée et merci beaucoup, docteur, pour avoir répondu si aimablement à nos questions. Au fait, vous n’avez pas jugé utile de réclamer une autopsie ?

— Certainement pas ! Le visage du médecin devint brusquement apoplectique. La cause de la mort ne laissait place à nulle incertitude et, dans ma profession, nous ne jugeons pas nécessaire de tourmenter sans raison les parents d’un défunt.

Là-dessus, nous tournant les talons, il nous ferma la porte au nez.

— Que pensez-vous du Dr Bernard, Hastings ? demanda Poirot alors que nous reprenions notre chemin vers Mardson Manor.

— Un vieil imbécile.

— Exactement. Votre jugement des caractères est toujours très profond, mon ami.

Je l’observai à la dérobée, mal à l’aise, mais il paraissait parfaitement sérieux, une lueur fugitive brilla cependant dans son regard alors qu’il ajoutait d’un ton malicieux : sauf quand il s’agit d’une belle jeune femme !

Cette fois je le regardai avec froideur.

À notre arrivée au manoir, la porte nous fut ouverte par une domestique âgée. Poirot lui tendit sa carte et une lettre de la compagnie d’assurances pour Mrs. Maltravers. Elle nous conduisit à un petit salon et se retira pour informer sa maîtresse. Une dizaine de minutes passèrent, puis la porte s’ouvrit et une mince silhouette vêtue de noir, s’encadra sur le seuil.

— Monsieur Poirot ? s’enquit-elle d’une voix brisée.

— Madame ! Poirot se leva et s’avança vivement vers elle. Je ne puis dire à quel point je regrette de vous déranger en un pareil moment. Mais que voulez-vous ? Les affaires… elles, ne connaissent aucune pitié.

Mrs. Maltravers lui permit de la conduire à un siège. Ses yeux étaient rouges d’avoir trop pleuré, mais ses traits, momentanément bouffis, ne pouvaient altérer son extraordinaire beauté. Elle avait vingt-sept ou vingt-huit ans, très blonde, avec de grands yeux bleus et de jolies lèvres boudeuses.

— C’est au sujet de l’assurance contractée par mon mari, n’est-ce pas ? Mais dois-je être ennuyée, maintenant… si tôt ?

— Courage, chère madame, courage ! Vous voyez, votre défunt mari a pris une assurance sur la vie qui doit vous rapporter une assez grosse somme et, dans un tel cas, la compagnie est contrainte de vérifier certains détails. Elle m’a donné le pouvoir d’agir en son nom. Vous pouvez être sûr que je ferai de mon mieux pour vous rendre l’enquête le moins désagréable possible. Pouvez-vous me raconter brièvement les tristes événements de mercredi dernier ?

— Je me changeais pour le thé, lorsque ma bonne est venue… L’un des jardiniers arrivait juste en courant à la maison. Il avait trouvé…

La voix lui manqua. Poirot lui pressa la main avec sympathie.

— Je comprends. Arrêtons là… Aviez-vous vu votre mari, plus tôt, dans l’après-midi ?

— Pas depuis le déjeuner. Je m’étais rendue au village pour acheter des timbres. Je savais qu’il bricolait dans le parc.

— Tirant les corbeaux ?

— Oui, il avait l’habitude d’emporter sa petite carabine de chasse et j’ai entendu un ou deux coups de feu dans le lointain.

— Où se trouve cette arme, à présent ?

— Dans le hall, je pense.

Elle nous précéda hors de la pièce, attrapa la carabine et la tendit à Poirot qui l’examina avec curiosité.

— Je vois qu’il y a deux balles en moins, remarqua-t-il en rendant l’objet. Et maintenant, madame, si je puis voir…

Il s’interrompit avec délicatesse.

— La servante vous conduira, murmura-t-elle en détournant les yeux.

La bonne, appelée, conduisit Poirot à l’étage. Je restai avec la ravissante et malheureuse veuve. Il était difficile de savoir s’il valait mieux parler ou garder le silence. Je hasardai une ou deux remarques d’ordre général auxquelles elle répondit d’un air absent et Poirot nous rejoignit.

— Je vous remercie pour toutes vos bontés, madame. Je ne pense pas qu’on ait besoin de vous tourmenter plus avant. Au fait, êtes-vous au courant de la situation financière de votre époux ?

Elle hocha la tête.

— Absolument pas. Je ne connais rien à ces questions.

— Alors, vous ne pouvez nous donner aucun éclaircissement sur le motif qui a pu le pousser à souscrire brusquement une assurance sur la vie ?

— Nous n’avons été mariés qu’un peu plus d’une année. Mais je puis vous renseigner sur sa soudaine décision. Mon mari était absolument persuadé qu’il ne vivrait pas longtemps. Il pressentait sa mort prochaine. J’imagine qu’il avait déjà eu une hémorragie par le passé et qu’il savait qu’une seconde lui serait fatale… J’ai essayé de dissiper ces sombres appréhensions, mais en vain. Hélas, il ne se trompait pas.

Les yeux remplis de larmes, elle nous salua avec dignité.

Alors que nous nous éloignions le long du sentier, Poirot fit un geste qui lui était particulier.

— Eh bien, voilà ! Nous retournons à Londres, mon ami. Il semble n’y avoir aucune souris dans le nid et cependant…

— Cependant, quoi ?

— Une légère contradiction, sans plus. L’avez-vous remarquée ? Non. Mais la vie est pleine de contradictions. Il est certain que Maltravers ne peut s’être suicidé… Aucun poison ne provoque une pareille hémorragie ni ne met un tel flot de sang dans la bouche. Non, non, je dois me résigner, Hastings, à accepter l’événement tel qu’il est, franc et loyal… Mais qui arrive là-bas ?

Un grand jeune homme venait vers nous à longues enjambées. Il nous dépassa sans nous saluer. Au passage, je remarquai qu’il n’était pas laid du tout avec son fin visage très bronzé témoignant d’un long séjour sous un climat tropical.

Un jardinier occupé à balayer des feuillages, s’étant interrompu un moment dans sa tâche, Poirot alla rapidement à lui.

— Dites-moi, je vous prie, qui est ce gentleman ? Le connaissez-vous ?

— Je ne me souviens pas de son nom, monsieur, bien que je l’aie entendu prononcer. Il a passé la nuit ici, mardi dernier.

Nous nous hâtâmes sur la trace de la silhouette qui s’éloignait le long du sentier. L’apparition d’une forme vêtue de noir sur la terrasse à l’angle de la maison, notre gibier isolé et nous sur ses talons, nous permirent d’être témoins de la rencontre.

À la vue du jeune homme, Mrs. Maltravers pâlit, chancelant presque.

— Vous ! souffla-t-elle. Je vous croyais en mer… En route pour l’Afrique Orientale ?

— Une lettre inattendue de mes hommes de loi m’a retenu à la dernière minute. Mon vieil oncle d’Écosse est mort brusquement, me laissant de l’argent. En l’occurrence, il valait mieux que j’annule mon départ. Ensuite, j’ai appris par les journaux la mauvaise nouvelle, et je viens voir si je puis vous être utile. Vous aurez peut-être besoin de quelqu’un pour vous seconder pendant quelque temps ?

À ce moment, ils devinrent conscients de notre présence. Poirot s’avança et, avec beaucoup d’excuses, il expliqua qu’il avait oublié sa canne dans le vestibule. Je crus deviner que Mrs. Maltravers procéda aux présentations nécessaires avec assez de mauvaise grâce.

— Monsieur Poirot, capitaine Black.

Quelques minutes de conversation suivirent, au cours desquelles Poirot découvrit que le capitaine était descendu à l’auberge « Anchor ».

La canne égarée n’ayant pas été retrouvée, et pour cause, Poirot présenta de nouvelles excuses et nous nous retirâmes.

Nous rejoignîmes le village à vive allure et Poirot gagna directement l’auberge « Anchor. »

— Nous nous y établissons jusqu’au retour de notre ami le capitaine, expliqua-t-il. Vous avez remarqué combien j’ai insisté sur le fait que nous retournions à Londres par le premier train ? Vous pensiez que j’en avais vraiment l’intention ? Mais non ! Avez-vous observé le visage de Mrs. Maltravers lorsqu’elle aperçut le jeune Black ? Elle était visiblement surprise et lui… eh bien ! il se montra très dévoué. N’est-ce pas votre avis ? Et il était ici mardi soir… La veille du jour où Maltravers est mort. Nous devons vérifier les faits et gestes du capitaine, Hastings.

Environ une demi-heure plus tard, nous aperçûmes notre suspect qui approchait de l’auberge. Poirot sortit et l’accosta. Bientôt, les deux hommes pénétraient dans la chambre que nous avions retenue.

Après avoir expliqué au capitaine Black la mission qui l’avait amené dans cette maison, il lui dit :

— Vous comprenez à présent qu’il me faut connaître l’état d’esprit dans lequel Mr. Maltravers se trouvait juste avant sa mort. Comme je veux éviter de tourmenter sa jeune veuve, en lui posant des questions pénibles, j’ai recours à vous. Voyons, vous étiez là peu de temps avant le malheur. Pouvez-vous nous donner des détails qui nous seraient précieux ?

— Je ferai tout mon possible pour vous aider, mais j’ai bien peur de n’avoir rien remarqué d’anormal dans le comportement de Maltravers. Car, bien qu’il ait été un vieil ami de ma famille, je ne le connaissais pas intimement.

— Vous êtes arrivé… quand ?

— Mardi dans l’après-midi pour repartir mercredi de bonne heure car mon bateau levait l’ancre de Tilbury vers midi. Mais les nouvelles qui me parvinrent juste avant mon départ, me forcèrent à changer mes plans, comme je soupçonne que vous me l’avez entendu dire à Mrs. Maltravers.

— Vous retourniez en Afrique Orientale, n’est-ce pas ?

— Oui, j’y vis depuis la fin de la guerre. Un merveilleux pays.

— Certainement. À propos, de quoi a-t-on parlé au dîner ?

— Oh ! Je ne sais plus ! Les vieux sujets habituels. Maltravers m’a demandé des nouvelles de mes parents, puis nous avons discuté le problème des réparations allemandes. Ensuite, Mrs. Maltravers m’a posé un tas de questions sur l’Afrique Orientale et je leur ai raconté une ou deux histoires. C’est à peu près tout, je crois.

— Merci.

Poirot resta un moment silencieux puis il déclara doucement :

— Avec votre permission, j’aimerais tenter une petite expérience. Vous nous avez rapporté tout ce que votre être conscient se rappelait, mais je voudrais, à présent, questionner votre subconscient.

— De la psychanalyse ? s’écria Black, visiblement alarmé.

— Oh ! non, rassurez-vous ! Je vais vous expliquer. Je vous donne un mot, vous répondez par un autre et ainsi de suite. Vous prononcez n’importe quel mot, le premier qui vous vient à l’esprit. D’accord ?

— D’accord, répondit le jeune homme apparemment mal à l’aise.

— Prenez les mots en note, je vous prie, Hastings.

Poirot sortit de sa poche sa grosse montre bombée qu’il déposa sur la table devant lui.

— Nous commençons : jour.

Après une légère hésitation, Jack lança :

— Nuit.

Au fur et à mesure que Poirot poursuivait l’expérience, les réponses me parurent plus spontanées.

— Nom.

— Lieu.

— Bernard.

— Shaw.

— Mardi.

— Dîner.

— Voyage.

— Bateau.

— Pays.

— Ouganda.

— Histoire.

— Lions.

— Petite carabine de chasse.

— Ferme.

— Coup de feu.

— Suicide.

— Éléphant.

— Défense.

— Argent.

— Notaire.

— Merci, capitaine Black. Peut-être pourriez-vous me consacrer quelques minutes d’ici une demi-heure ?

— Certainement.

Le jeune officier le regarda avec curiosité puis s’essuya le front en se levant.

— Et maintenant, Hastings, s’enquit Poirot en souriant alors que la porte se refermait sur le visiteur, vous comprenez tout, n’est-ce pas ?

— Absolument rien.

— Cette liste de mots, pourtant…

Je scrutai intensément la liste, mais force me fut de hocher négativement la tête.

— Je vais vous aider. Pour commencer, Black a bien répondu aux questions dans la limite de temps normale, sans hésiter, de sorte que nous pouvons conclure qu’il n’avait rien à cacher : « jour » pour « nuit » et « lieu » pour « nom » sont des associations communes. J’ai commencé à le sonder avec Bernard qui aurait pu suggérer le médecin local s’il était venu à le rencontrer. De toute évidence, il ne l’a pas vu. Il répondit « dîner » pour « mardi », mais à « voyage » et « pays » il répondit par « bateau » et « Ouganda » montrant ainsi clairement que c’est son voyage à l’étranger qui avait de l’importance pour lui et non celui qui l’amena ici. « Histoire » le fit se souvenir d’une anecdote où il est question de « lions », racontée sans doute au cours du repas de mardi soir. J’ai lancé « petite carabine de chasse » et sa réponse « ferme » s’avéra tout à fait inattendue. Lorsque j’ai dit « coup de feu », il répliqua immédiatement « suicide ». L’association paraît claire. Un homme qu’il connaissait s’est suicidé avec une petite carabine de chasse, dans une ferme quelque part. N’oubliez pas que son esprit est encore axé sur les histoires qu’il a racontées mardi soir et je pense que vous découvrirez aisément que je ne suis pas loin de la vérité, si je rappelle le jeune Black et lui demande de répéter pour nous l’histoire d’un suicide qu’il a rapportée mardi soir aux Maltravers.

Interrogé par Poirot, Black ne marqua aucune hésitation.

— Oui, à présent que j’y pense, je leur ai bien raconté cette pénible affaire. Un type s’est suicidé dans une ferme du pays d’où je viens. Il usa d’une petite carabine de chasse. La balle lui traversa le palais et le cerveau. Les médecins n’y comprenaient rien… Ils ne trouvèrent aucune marque, sinon un mince filet de sang sur les lèvres. Mais quel…

— Quel rapport cette histoire a-t-elle avec Mr. Maltravers ? Je vois que vous ignorez qu’on a découvert une arme identique à ses côtés.

— Vous voulez dire qu’inconsciemment je lui ai suggéré… Mais c’est affreux !

— Ne vous désespérez pas… Cela serait arrivé d’une manière ou d’une autre. Eh bien ! Il faut que je téléphone à Londres.

Poirot eut une longue conversation téléphonique et revint, pensif. Il sortit seul dans l’après-midi et ce ne fut pas avant sept heures qu’il annonça qu’il ne pouvait attendre plus longtemps pour apprendre la nouvelle à la jeune veuve. Être laissée ainsi sans ressources et découvrir en même temps que son mari s’était suicidé pour assurer son avenir, s’avérait un lourd fardeau à supporter, pour n’importe quelle femme. Je nourrissais cependant le secret espoir que le jeune Black se montrerait capable de la consoler, lorsque le temps aurait atténué sa première douleur. De toute évidence, il l’admirait énormément.

Notre entretien avec la jeune veuve fut pénible. Elle refusa avec véhémence de croire aux faits que Poirot avançait, puis lorsqu’elle fut finalement convaincue, elle s’effondra, versant des larmes amères. Un examen du corps confirma nos soupçons. Poirot était désolé pour la jolie veuve, mais, après tout, il représentait la compagnie d’assurances et ne pouvait rien faire d’autre.

Alors que nous nous apprêtions à sortir, il se tourna vers Mrs. Maltravers et remarqua gentiment :

— Madame, vous, mieux que personne, devriez savoir que la mort n’existe pas.

Elle se troubla et ouvrit de grands yeux.

— Que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous jamais pris part à des séances de spiritisme ? Vous êtes médium, vous le savez ?

— On me l’a dit. Mais sûrement vous ne croyez pas au spiritisme ?

— Madame, j’ai vu tant de choses étranges. Vous savez que dans le village on prétend que cette maison est hantée ?

Elle inclina la tête et, à ce moment, la bonne vint annoncer que le dîner était servi.

— Ne resterez-vous pas pour me tenir compagnie ?

Nous acceptâmes avec gratitude et je sentis que notre présence pourrait au moins la distraire un peu de sa douleur.

Nous finissions juste notre potage lorsqu’un cri s’éleva de l’autre côté de la porte, suivi d’un bruit de vaisselle brisée. Nous sursautâmes.

La bonne apparut, pressant ses mains sur son cœur.

— Un homme… debout, dans le passage !

Poirot bondit hors de la pièce et revint rapidement.

— Il n’y a personne !

— En êtes-vous sûr, monsieur ? demanda faiblement la domestique. Oh ! Ça m’a donné un coup !

— Mais pourquoi ?

Elle baissa le ton pour chuchoter :

— J’ai cru… J’ai cru que c’était le maître… Il lui ressemblait.

Je vis Mrs. Maltravers frissonner de terreur et mon esprit vola vers la vieille superstition affirmant qu’un suicidé ne peut rester en paix. Notre hôtesse y pensa sûrement aussi, car une minute plus tard elle agrippa le bras de Poirot en poussant un cri.

— N’avez-vous pas entendu ? Ces trois coups sur la vitre ? C’est la façon dont il frappait toujours lorsqu’il faisait le tour de la maison.

— Le lierre, m’écriais-je. C’était le lierre qui heurtait le carreau !

Mais une sorte de terreur nous avait tous gagnés. La bonne était visiblement affolée et, lorsque le repas fut terminé, Mrs. Maltravers supplia Poirot de rester encore un peu. Elle redoutait évidemment de se retrouver seule. Nous nous installâmes dans le petit salon. Le vent se levait et mugissait autour de la maison d’une manière quasi irréelle. Deux fois la porte de la pièce s’entrouvrit doucement et chaque fois, la jeune femme se serra contre moi avec un halètement de terreur.

— Ah ! Mais cette porte est ensorcelée ! cria finalement Poirot furieux. Il se leva, la poussa, tournant la clef dans la serrure.

— Je la ferme à clef, là !

— N’en faites rien, souffla Mrs. Maltravers. Si elle devait se rouvrir à présent…

Et, à l’instant même où elle prononçait ces mots, l’impossible se produisit. La porte verrouillée s’entrebâilla lentement.

De ma place, je ne pouvais apercevoir l’ouverture, mais Poirot et notre hôtesse lui faisaient face. Elle poussa un long cri et se tourna vers son voisin.

— Vous l’avez vu… Là ! Dans le passage ?

Mon ami la regarda avec un visage interrogateur, puis hocha négativement la tête. Elle insista :

— Je l’ai vu ! Mon mari… Vous devez l’avoir vu aussi ?

— Madame, je n’ai rien remarqué. Vous n’êtes pas bien… Vos nerfs…

— Je suis parfaitement bien. Je… Oh, mon Dieu !

Les lumières vacillèrent brusquement, puis s’éteignirent. Dans le noir, trois coups distincts résonnèrent. J’entendais Mrs. Maltravers gémir.

Puis… Je vis !

L’homme que j’avais contemplé, étendu sur son lit à l’étage au-dessus, se tenait debout, éclairé par une faible lueur fantomatique, il y avait du sang sur ses lèvres et il tenait sa main droite pointée en avant. Soudain, une lumière radiante sembla se dégager de lui, passer au-dessus de la tête de Poirot et de la mienne pour s’arrêter sur la jeune femme dont le visage reflétait l’horreur. Je remarquai autre chose qui me fit crier :

— Grand-Dieu ! Poirot ! Regardez sa main ! Sa main droite ! Elle est toute rouge !

Mrs. Maltravers fixa sa main et après un haut-le-corps glissa sur le sol.

— Du sang, hurla-t-elle, hystérique. Oui, c’est du sang ! Je l’ai tué ! C’est moi ! Il me montrait… et j’ai mis la main sur la gâchette et j’ai pressé. Sauvez-moi de lui… Sauvez-moi ! Il est revenu !

Sa voix mourut dans un râle.

— Lumières, lança Poirot.

Comme par magie l’électricité jaillit.

— Voilà, continua-t-il. Vous avez entendu, Hastings, et vous aussi Everett ? Ah ! au fait, je vous présente Mr. Everett, un personnage assez connu dans les milieux du théâtre. Je lui avais téléphoné cet après-midi. Ne trouvez-vous pas son maquillage parfait ? Il ressemble assez au mort. Avec une torche et les produits phosphorescents nécessaires, il a su créer l’impression voulue… Et maintenant, il ne faut pas que nous rations notre train. L’inspecteur Japp est dehors, près de la fenêtre. Une mauvaise nuit… Mais il a pu tromper son ennui en frappant sur le carreau pour se distraire !

— Vous voyez, continua Poirot alors que nous avancions à grands pas à travers le vent et la pluie, il y avait bien une légère contradiction. Le médecin semblait penser que le mort était un scientiste chrétien mais qui aurait pu lui donner cette impression, sinon Mrs. Maltravers ? Cependant, à nous, elle décrivit son mari comme vivant dans l’appréhension à cause de sa santé. Autre remarque : pourquoi fut-elle si troublée par l’apparition inattendue du jeune Black ? Et finalement, bien que les conventions exigent qu’une femme porte le deuil de son mari et le pleure, je ne prise pas beaucoup ces paupières si rouges ! Vous ne les avez pas remarquées, Hastings ? Non ? Comme je vous le dis toujours, vous ne voyez jamais rien !

Je ne protestai pas et Poirot continua :

— Il existait deux possibilités : l’histoire racontée par Black avait-elle suggéré une ingénieuse méthode de suicide à Mr. Maltravers, ou bien, sa femme, ayant écouté le récit, y vit-elle un moyen commode de commettre un meurtre ? J’optai pour la deuxième hypothèse, car pour se tirer dans la bouche de la manière indiquée, Maltravers aurait été obligé de presser la gâchette avec ses doigts de pied… C’est du moins ce que j’imagine. Si donc Maltravers avait été trouvé étendu avec une botte en moins, nous en aurions certainement entendu parler. Un détail, si étrange, n’eût pas manqué d’être remarqué.

En fait, j’inclinais à croire que nous nous trouvions en présence d’un meurtre, mais je ne possédais pas l’ombre d’une preuve pour appuyer ma théorie. De là, la petite comédie que vous m’avez vu jouer ce soir.

J’avouai :

— Même à présent, je ne réalise pas très bien ce crime et son exécution !

— Commençons par le commencement. Nous avons une jeune femme clairvoyante et calculatrice qui, connaissant la débâcle financière de son mari et lasse d’un compagnon vieillissant qu’elle n’avait épousé que pour son argent, pousse ce dernier à contracter une importante assurance sur la vie en sa faveur. Ceci fait, elle cherche le moyen d’accomplir son dessein. La chance le lui offre ! L’étrange aventure racontée par le jeune officier ! L’après-midi suivant, lorsque Monsieur le Capitaine est en haute mer, comme elle le pense, elle et son mari flânent sur les pelouses et j’imagine leur dialogue : « Quelle bizarre histoire Black nous a racontée, hier soir au souper, observe-t-elle. Un homme peut-il vraiment se suicider de cette façon ? Montrez-moi si c’est possible ? ». Le pauvre fou lui montre, il place l’extrémité du fusil dans sa bouche. Elle se baisse et pose la main sur la gâchette, riant en levant les yeux sur lui : « Et maintenant, monsieur, conclut-elle friponne, supposons que je presse la gâchette ? ». Et alors… Et alors, Hastings… Elle la presse !