CHAPITRE V
Quelle serait selon vous la stratégie d’une armée chargée de conquérir le ventre d’Ewe ? demanda Jaliane Ib-Grel.
Vêtue d’une longue robe blanche, la porte-parole du parlement ewan était venue se placer derrière le pupitre des audiences. Elle avait relevé ses cheveux noirs en un chignon strict qui accentuait la sévérité de ses traits. Ses yeux sombres s’étaient posés comme des oiseaux de proie sur Le Vioter. À l’issue du premier interrogatoire, elle s’était enfermée dans la salle des délibérations avec les vingt-neuf autres parlementaires. Ils en étaient ressortis une heure plus tard et s’étaient de nouveau répartis dans les travées circulaires qui surplombaient le centre de la pièce. Jaliane Ib-Grel avait sorti un bout de papier sur lequel elle avait noté toutes les questions que ses pairs l’avaient chargée de poser au hors-monde. Le parlement avait décidé de traiter le visiteur à l’égal d’un chef d’État, puisqu’il se prétendait princeps de son monde, et d’observer le protocole réservé aux hôtes de marque.
Ab-Siuler, le fondateur du Parti de suprématie humaine, s’était élevé avec la plus grande virulence contre cette décision : rien ne prouvait que cet homme disait la vérité. Mais, comme il n’était pas parvenu à rassembler les dix voix nécessaires au renvoi de la motion, il avait dû s’incliner. Selphen Ab-Phar, le chef de naville, Merrys Ib-Ner, la torce, et Kim Ab-Jahon, l’administrateur de l’aéroport, avaient été conviés à rester jusqu’à la fin de l’entretien au cas où le besoin se ferait sentir d’en appeler à leur témoignage. Des huissiers en uniforme rouge les avaient priés de s’asseoir sur des chaises en bois alignées au pied des travées, habituellement dévolues aux Ewans qui sollicitaient l’arbitrage du parlement.
Jaliane Ib-Grel fronça les sourcils.
— Devons-nous déduire de votre silence que vous n’entendez rien à la stratégie militaire ? fit-elle d’une voix sèche. Le titre de princeps semblait pourtant indiquer une certaine connaissance dans ce domaine.
Intérieurement, Merrys supplia Rohel de répondre. S’il ne montrait pas au parlement qu’il pouvait apporter une solution au problème partek (sinon une solution, du moins un peu d’espoir…), il tomberait sous le coup de la loi d’exception et serait condamné, en tant que hors-monde, à être abandonné à la surface de l’Immaculé.
— Le terme fait seulement référence au visionnaire qui, dix siècles plus tôt, préserva le peuple de la Genèse de la folie du dictateur Angueral, répondit Le Vioter. Les Grands Devins d’Antiter estiment qu’un bon princeps est celui qui se rapproche le plus du modèle original.
Disant cela, il prit conscience qu’il n’avait pas su préserver les siens de la férocité des Garloups et fut envahi d’un sentiment d’échec. Les êtres des trous noirs avaient exploité son absence – la retraite de quarante jours qui précédait l’intronisation officielle à la dignité de princeps – pour lancer leur attaque, mais la marque des grands souverains était justement de prévoir l’imprévisible.
— Si vous étiez chargé de prendre d’assaut le ventre de notre mère, répéta Jaliane Ib-Grel, comment procéderiez-vous ?
— J’aurais d’abord étudié les particularités d’Ewe et je me serais rapidement rendu compte que les cheminées constituent à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force parce qu’elles sont faciles à défendre : il suffit de concentrer le feu des défenseurs sur les hottes pour empêcher l’ennemi de débarquer. Sa faiblesse parce qu’elles fournissent l’oxygène de la terre intérieure et que… je les utiliserais pour vous asphyxier.
Il décela nettement le voile de pâleur qui glissa sur le visage de son interlocutrice.
— Nous… asphyxier ?
— Je recouvrirais chacune des cent quarante-neuf bouches d’une bâche étanche et je projetterais dans les conduits un gaz mortel ou anesthésique. Puis j’attendrais tranquillement que le gaz ait accompli son œuvre pour donner à mes hommes le signal de l’assaut…
— Cette conception de la guerre est répugnante ! s’emporta Jaliane Ib-Grel.
— Toute guerre est répugnante, rétorqua Le Vioter. L’instinct guerrier s’accorde mal avec la noblesse des sentiments. Les hommes se changent en bêtes féroces lorsqu’il s’agit de répandre le sang de leurs semblables.
Les paroles du hors-monde ranimaient en Merrys les images d’horreur qu’elle avait perçues devant la phaleine. Rohel avait raison : les parlementaires ne devaient pas se bercer d’illusions sur la mansuétude de leurs adversaires. La douceur de la terre intérieure les entraînait à sous-estimer les risques. Ils pensaient que la raison finirait par l’emporter, que leur mère nourricière s’arrangerait d’une manière ou d’une autre pour leur éviter le pire.
— Vous m’avez demandé de me mettre dans la peau du chef des armées assaillantes et, en tant que tel, j’opterais pour la solution la moins coûteuse en pertes humaines, reprit Le Vioter. Dans l’impossibilité de lancer une attaque massive, je refuserais d’expédier mes hommes dans les conduits, de les soumettre à un feu meurtrier ou au souffle de bombes incendiaires. J’aurais également la possibilité de lancer des explosifs à propagation lumineuse pour préparer l’assaut, mais je ne le ferais pas : Ewe est une planète aux équilibres écologiques fragiles et je risquerais de détruire définitivement le monde que j’ai entrepris de coloniser. Le gazage a beau vous apparaître comme un acte barbare, il s’impose comme la solution idéale. Il préserve les richesses de la terre intérieure, épargne la vie de mes complanétaires et m’offre un triomphe facile… Le rêve de tout stratège militaire digne de ce nom.
Un silence tendu, presque palpable, retomba sur la salle des assemblées. Ce fut Ab-Siuler, le président du Parti de suprématie humaine, un petit homme brun et maigre vêtu d’un manteau de peau, qui prit l’initiative de le rompre (il allait également à l’encontre du protocole, mais la gravité de la situation ne se prêtait guère à la stricte observance des règles de l’étiquette).
— Pourquoi selon vous les Parteks ont-ils établi ce blocus ?
— Probablement pour se donner le temps de préparer leur offensive. D’autre part, comme ils ignorent que vous ne disposez d’aucun moyen de transport spatial, ils ont prévenu toute tentative d’exode. Cet attentisme prouve en tout cas qu’ils n’ont pas l’intention de se précipiter tête baissée dans la nasse.
L’éclairage brutal dispensé par les lampes murales donnait un aspect fantomatique aux parlementaires figés sur les sièges des travées. Les vitraux qui ornaient le plafond de la salle représentaient des mammifères marins et des naufragés regroupés sur un radeau de fortune. Des pierres précieuses serties dans les murs de corail mêlaient leurs chatoiements aux éclats de perles noires.
— Nous devrions leur lancer un appel radio pour entamer des pourparlers de paix, car si les…
Une vague de vociférations s’éleva des travées qui engloutit Ab – Siuler et la fin de sa phrase. Jaliane Ib-Grel écarta les bras pour mettre fin au tumulte.
— Merrys la torce m’a dit que les Parteks avaient obtenu d’Hamibal le Chien la permission d’envahir votre monde, déclara Rohel d’une voix forte. Ils ne se seraient pas alliés avec un conquérant aussi redoutable et n’auraient pas déployé tous ces efforts pour renoncer au dernier moment. En outre, ils n’ont pas dépêché d’ambassade pour vous proposer une capitulation négociée, ils ne vous ont pas envoyé d’ultimatum, ils n’ont pas cherché à entrer en contact avec vous d’une manière ou d’une autre…
— Vous venez d’une autre galaxie, l’interrompit Ab-Siuler, nullement découragé par l’hostilité de ses pairs. Une galaxie rétrograde, si j’en juge par la teneur de vos paroles. Les peuples des Souffles Gamétiques ont une conception un peu moins réductrice de l’humanité. Les Parteks n’ont peut-être pas plus envie que nous de se battre… Peut-être tergiversent-ils parce qu’ils attendent un signe, une proposition de notre part. Ils sont, comme nous, des êtres supérieurs dans l’échelle de l’évolution, des créatures douées de raison avec lesquelles nous pouvons et nous devons nous entendre. Je prétends que toute guerre interhumaine est le fruit d’un malentendu.
Quelques sifflets et murmures s’élevèrent des travées mais ne parvinrent pas à couvrir sa voix.
— Les circonstances m’ont amené à visiter de nombreux mondes et, quelle que soit la galaxie dans laquelle ils se sont installés, les humains ont conservé ce mélange de grandeur et de bassesse qui les caractérise, répliqua calmement Le Vioter. Parfois leur grandeur les élève à de telles hauteurs qu’ils tutoient les dieux, parfois leur bassesse les conduit à de telles abominations qu’ils grossissent les rangs des démons. À vous de déterminer dans quelle catégorie vous classez les Parteks.
— Quelle sorte d’homme êtes-vous donc pour proférer de telles abominations ? glapit Ab-Siuler, donnant à l’entrevue qui se voulait officielle un tour nettement plus polémique (il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans déclencher la controverse). Accordez-vous donc si peu de crédit à vos semblables humains ?
Les parlementaires, suspendus aux lèvres de Rohel, ne songèrent pas à réprimander leur confrère pour la brutalité de son intervention. L’intérêt des débats reléguait au second plan les préoccupations protocolaires.
— Je les sais capables du meilleur et du pire et, lorsque je vois plusieurs milliers de vaisseaux tendre un filet magnétique au-dessus de ma tête, je me prépare au pire.
Merrys avait envie de crier que le hors-monde était dans le vrai, que les visions d’avenir de la phaleine n’entretenaient aucune équivoque sur les sentiments des hommes rassemblés dans les flancs métalliques des vaisseaux, mais l’extrême tension qui régnait sur la salle d’audience et la perspective d’essuyer les foudres du président du Parti de suprématie humaine la dissuadaient d’intervenir.
— Je vous demande maintenant, monsieur, de vous mettre dans la peau du responsable chargé d’organiser notre défense, proposa Jaliane Ib-Grel.
— Nous n’avons pas à mêler un hors-monde à nos affaires ! s’insurgea Ab-Siuler.
— Taisez-vous, Ab-Siuler ! cracha la porte-parole d’un ton sans réplique. Vous n’êtes que l’un des trente représentants de la population ewan et vous avez déjà abusé de votre temps de parole ! La majorité du parlement juge cette entrevue indispensable. Nous avons besoin de réunir le plus d’éléments possible pour prendre une décision, et nous connaissons déjà vos arguments.
— C’est peut-être un forban de la pire espèce, et vous le traitez comme un chef d’État, insista Ab-Siuler.
— Vous venez justement de lui reprocher de n’accorder aucun crédit au genre humain, insinua Jaliane Ib-Grel. Montrez-lui l’exemple, de grâce !
Ab-Siuler ouvrit la bouche pour répliquer mais il se ravisa et, tirant un masque d’impassibilité sur ses traits, il se rencogna dans son siège.
— Comment défendriez-vous la terre intérieure, monsieur ? demanda à nouveau la porte-parole en se retournant vers Rohel.
— La meilleure défense serait l’attaque, mais les forces en présence sont trop inégales pour envisager un affrontement direct. Merrys a eu une phrase très juste lorsqu’elle m’a affirmé que la connaissance de votre environnement était votre meilleur atout. Si nous retenons l’hypothèse du gazage, nous devons nous réfugier dans des lieux à la fois alimentés en oxygène et hermétiques au gaz. Y a-t-il dans votre environnement des endroits qui correspondent à cette définition ?
Les parlementaires se consultèrent du regard. Une odeur de sel, colportée par les courants de cheminée, imprégnait l’air humide de la salle.
— Les mers intermédiaires, peut-être, avança un vieil homme.
D’un mouvement de tête, Jaliane Ib-Grel l’invita à poursuivre.
Il se leva et, les bras écartés, prit appui sur le dossier du siège de la travée inférieure. Les cheveux mi-longs qui encadraient son visage parcheminé étaient du même blanc immaculé que ceux de Merrys.
— Il ne serait pas difficile de boucher les couloirs d’accès aux mers intermédiaires : le corail et les algues mélangés constituent un excellent isolant.
— Ils empêcheront également l’oxygène de passer, objecta une femme placée à sa droite.
— Nous ne nous sommes jamais demandé d’où provenait l’oxygène des mers intermédiaires, argumenta le vieil homme d’une voix légèrement tremblante.
— Il ne peut pas descendre par d’autres voies que par les cheminées recensées ! protesta quelqu’un.
Le vieil homme fixa l’intervenant pendant quelques secondes.
— En sommes-nous si certains ? Nous n’avons jamais percé le mystère de la présence des dolphes et des miarques dans les mers intermédiaires. En apparence, aucune galerie ne relie ces retenues d’eau à l’Immaculé, et pourtant des cétacés plus volumineux que nous trouvent des failles pour se glisser dans le cœur de la roche. Or, même s’ils peuvent rester plusieurs heures en apnée, je doute fort qu’ils se coupent de toute source d’oxygène pour traverser cinq ou six kilomètres de matière dense.
— Ils glissent le long des cheminées et empruntent les couloirs latéraux qui conduisent aux mers intermédiaires, avança Jaliane Ib-Grel.
Le vieil homme écarta les bras.
— Ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres, et elle ne tient pas : les équipes d’entretien ou les veilleurs de surface les auraient immanquablement repérés dans les conduits.
— Le temps nous manque pour résoudre ce genre d’énigme, s’impatienta la porte-parole. Nous cherchons seulement le meilleur moyen de prévenir l’invasion partek.
— Si les prédictions du princeps d’Antiter sont justes, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous réfugier dans les mers intermédiaires en espérant que nous ne manquerons pas d’oxygène.
Ab-Siuler bondit comme un fauve de son siège et pointa un index vindicatif sur Le Vioter.
— Les élucubrations de ce hors-monde ont au moins le mérite de vous placer devant un choix fondamental, mesdames et messieurs du parlement, ce choix sur lequel vous avez jusqu’alors refusé de vous prononcer : faut-il lier l’existence du peuple ewan à celle d’animaux marins, d’êtres inférieurs dans l’échelle de l’évolution, ou devons-nous en appeler à la raison de ces humains que, parce qu’ils viennent d’une autre planète, nous avons d’emblée considérés comme des ennemis ?
— Sans ces animaux marins, je vous le rappelle, vous n’existeriez pas ! riposta Jaliane Ib-Grel.
— La reconnaissance, aussi légitime qu’elle soit, n’induit pas la régression ! Les cétacés ont eu le grand mérite de secourir nos ancêtres, mais notre gratitude ne doit pas nous empêcher d’accomplir notre destinée.
— Nous n’avons pas d’autre destinée que de vivre en harmonie avec le peuple de l’Immaculé.
Des lueurs vives embrasèrent les yeux d’Ab-Siuler.
— Le rôle de l’homme ne se limite pas à préserver son environnement mais à le transformer. Et, pour infléchir le destin, il nous suffit de changer de point de vue : si nous continuons de nous opposer au mouvement qui secoue la galaxie tout entière, nous serons balayés comme des feuilles de corables. Essayons au contraire de nous placer dans le sens du courant, accueillons les Parteks comme des alliés, comme des frères, et prêtons le serment d’allégeance à Hamibal le Chien. Ce ne sera pas seulement une manière d’épargner les nôtres, mais également et surtout d’épouser le cours d’une nouvelle épopée.
Contrairement à l’habitude, le président du Parti de suprématie humaine avait pu achever son discours sans être interrompu. Il laissait errer son regard sur la mer de têtes qui l’entourait avec un petit air triomphal qui déplaisait fortement à Merrys. Pour la torce, s’allier avec le tyran de Cynis équivalait à signer un pacte avec le prince des démons des abysses. En revanche, les arguments d’Ab – Siuler se frayaient un chemin dans l’esprit de certains parlementaires, visiblement effrayés par les paroles de Rohel et prêts à signer un pacte avec le maître des forces noires pour éviter l’affrontement avec les Parteks. Ils n’avaient jamais envisagé d’être gazés, ayant mal appréhendé la réalité d’un conflit qui tardait à se déclarer. Le filet tendu par les vaisseaux autour d’Ewe avait certes éveillé leur inquiétude, mais de manière abstraite. Jamais ils n’avaient pris conscience de l’horreur de la guerre, car ils avaient vécu en paix pendant des siècles et, au moment crucial, leur volonté, leur courage se délitaient. Ab-Siuler proposait une solution qui n’était ni élégante ni glorieuse, mais qui avait le mérite d’entretenir une flamme d’espoir. Que savait-on des Parteks ? Devait-on les condamner parce qu’ils avaient combattu les premiers colons d’Ewe ?
— Les Parteks n’ont pas daigné répondre aux nombreux messages radio que nous leur avons envoyés, dit Jaliane Ib-Grel.
Ab-Siuler balaya l’objection d’un revers de main.
— Nous ne les avons pas invités à entrer en contact avec nous, nous les avons sommés, je dis bien : sommés, de quitter notre espace aérien. Nous avons interprété l’apparition de leurs vaisseaux comme une agression et nous avons réagi comme ce hors-monde (il désigna Le Vioter d’un mouvement de menton). Il serait souhaitable d’expédier un nouveau message où nous les assurons de notre bienveillance.
— Nous avons déjà voté la…
— Je demande un nouveau vote ! La question est simple : souhaitez-vous, oui ou non, une négociation avec les Parteks ?
— Une soumission, voulez-vous dire…
— Je préfère le terme collaboration. Un traité où chacune des parties trouve son compte est un marché équitable. Nous nous trouvons devant le choix suivant : ou bien nous nous opposons aux armées parteks et nous serons exterminés, ou bien nous partageons nos ressources et notre savoir avec l’envahisseur et, d’une querelle vieille de plus d’un millénaire, nous faisons une union féconde. Passons au vote. Si vous désirez respecter le protocole, Jaliane Ib-Grel, posez vous-même la question de manière formelle. C’est votre rôle, après tout.
Merrys observa les parlementaires et vit, à leurs paupières baissées, à leurs épaules tombantes, à leur attitude déjà soumise, que plus de la moitié d’entre eux, hommes et femmes, étaient sur le point de basculer dans le camp d’Ab-Siuler. Alors, mue par une irrésistible impulsion, elle se leva, s’avança vers le centre de l’espace central et vint se placer aux côtés de Rohel.
— Retournez vous asseoir, mademoiselle ! siffla Ab-Siuler. Nous n’en avons pas appelé à votre témoignage !
Il détestait les torces, ces imposteurs qui prétendaient converser avec les mammifères marins. Il avait demandé à plusieurs reprises la dissolution de l’administration torcienne, car il jugeait la fonction de torce incompatible avec l’idée qu’il se faisait de la suprématie humaine, mais le parlement, attaché comme tous les Ewans au maintien des liens entre les géants de l’Immaculé et les habitants de la terre intérieure, avait rejeté ses requêtes.
— Ab-Siuler, vous êtes tellement pressé d’enterrer la démocratie que vous oubliez les règles élémentaires de la représentation parlementaire ! dit Jaliane Ib-Grel. Les citoyens ont le droit – et le devoir lorsqu’ils l’estiment indispensable – d’intervenir au cours d’une session. Parlez, Merrys Ib-Ner.
— C’est vous qui oubliez les règles, madame la porte-parole ! protesta Ab-Siuler. Nous avons décrété l’état d’urgence et cela nous autorise à prendre les mesures sans solliciter l’avis de nos concitoyens.
— Nous avons prié Merrys Ib-Ner d’assister à cette session extraordinaire pour le cas où nous aurions besoin de recourir à son témoignage. Or je ressens la nécessité, et je ne suis probablement pas la seule, de l’entendre. Je vous donne donc l’ordre, Merrys Ib-Ner, de parler.
Comprenant qu’il ne gagnerait rien à s’opposer à la porte-parole sur le terrain de la légalité, Ab-Siuler se fendit d’une courbette caricaturale avant de se rasseoir. D’un geste de la main, Jaliane Ib-Grel encouragea la torce à s’exprimer.
Déstabilisée par l’agressivité du fondateur de la suprématie humaine, Merrys puisa au plus profond d’elle-même pour redonner un minimum de cohérence à ses pensées. Elle avait eu l’impression, pendant les échanges verbaux entre Ab-Siuler et la porte-parole du parlement, d’être une âme dépecée par des forces antagonistes. Contrairement à ce qu’ils prétendaient, la guerre opérait déjà des ravages dans les esprits ewans.
— La grande phaleine qui a sauvé le hors-monde m’a adressé un message, commença-t-elle d’une voix hésitante. Elle m’a transmis de terribles images de mort et de destruction. Des soldats coiffés de turbans verts massacraient les hommes, les femmes et les enfants, des hommes masqués dévoraient le foie des cadavres, des créatures mi-humaines, mi-insectes volaient au-dessus des rues d’Édée en agitant leur dard venimeux, des prêtres aux robes vertes et aux crânes rasés prononçaient des paroles qui empoisonnaient les eaux de l’Immaculé et tuaient les mammifères marins…
La respiration de Rohel se suspendit. La description que la torce donnait de ces prêtres et de ces créatures mutantes correspondait fidèlement à celle des Ulmans du Chêne Vénérable et de leurs créatures hybrides, les Reskwins. Que l’Église se fût liguée avec les Parteks ne le surprenait pas : sa volonté hégémonique la poussait à nouer des alliances avec tous les clans ambitieux de l’ensemble de l’univers recensé. Mais avait-elle retrouvé sa trace ou la présence de missionnaires dans les vaisseaux parteks n’était-elle qu’une pure et simple coïncidence ?
— Ces prétendues visions ne sont que des affabulations ! ricana Ab-Siuler. Les torces affirment depuis des siècles qu’ils conversent avec les cétacés pour garder leurs privilèges. Nous n’allons tout de même pas jouer l’avenir d’Ewe sur les divagations de cette demoiselle ! Pour la dernière fois, je vous demande de passer au vote : choisissons-nous le suicide collectif ou la paix avec les Parteks ?
— La paix des Parteks, voulez-vous dire ! le corrigea Jaliane Ib-Grel.
— Les communications avec les phaleines ne sont ni des divagations ni des affabulations ! cria Merrys.
Les larmes aux yeux, elle lança un regard désespéré à Rohel. Ab-Siuler s’était permis de contester sa probité devant le parlement et, même si elle savait que le Parti de suprématie humaine cherchait par tous les moyens à restreindre l’influence des torces, elle avait ressenti l’attaque de ce ventreux comme une humiliation.
Ab-Siuler se leva et fixa la torce avec autant d’aménité qu’un serpent sur le point de dévorer sa proie.
— Vous, les torces, vous êtes tellement conditionnés par votre fonction que vous prenez pour de la communication ce qui n’est que le produit de votre imagination ! Aucun Ewan doué de raison ne peut croire qu’un cétacé a le pouvoir de lire l’avenir, a fortiori l’avenir d’un peuple humain.
— J’ai une preuve de ce qu’elle avance, déclara Le Vioter. Les prêtres aux crânes rasés et aux robes vertes dont elle parle appartiennent à une église de la Première Voie Galactica, le Chêne Vénérable.
— Vous appelez ça une preuve ? Un témoignage est, par définition, une déposition subjective, donc réfutable.
— Elle ne peut pas imaginer des choses qu’elle ne connaît pas, rétorqua Rohel que la mauvaise foi de son interlocuteur commençait à exaspérer.
— En admettant qu’elle possède cette sensibilité qu’on prête généralement aux torces, qui vous dit qu’elle n’a pas puisé ces scènes d’horreur dans votre propre cerveau ?
— Je note une contradiction dans vos propos, Ab-Siuler, intervint Jaliane Ib-Grel. Si, comme vous l’avez affirmé avec force, les torces n’utilisent que les ressorts de leur imagination, comment peuvent-ils puiser des informations dans un autre cerveau ?
La remarque prit de court le président du Parti de suprématie humaine, qui n’eut pas d’autre ressource que de jeter un regard assassin à la porte-parole.
— Il ne nous reste plus qu’à passer au vote puisque telle est la juste requête du sieur Ab-Siuler, poursuivit Jaliane Ib-Grel. Nous remercions nos invités de leur collaboration et les prions de sortir.
— Les débats sont ouverts au public mais les votes se déroulent dans le secret, dit Merrys avec un sourire d’excuse.
Un huissier avait conduit les quatre invités dans un salon attenant à la salle d’audience. Installés dans les confortables banquettes disposées en carré autour d’une table basse, l’administrateur et Selphen Ab-Phar picoraient distraitement les gâteaux et les beignets de calamar présentés dans des récipients nacrés. Le Vioter et la torce s’étaient approchés d’une large baie et, au travers de la vitre brouillée, contemplaient les arbres blancs, les allées de coquillages et les massifs fleuris d’un jardin intérieur. La pluie de cheminée, de plus en plus drue, noyait les colonnes et les murs du bâtiment. Les ténèbres dévoraient la lumière agonisante de la voûte rocheuse.
— L’Immaculé est toujours en colère, murmura Merrys. Les tempêtes de syzygie durent parfois plusieurs jours. À la surface, la nuit est déjà tombée. Le ciel de la terre intérieure s’éteint avec une heure de décalage.
— Vous préféreriez être à la surface malgré la tempête, est-ce que je me trompe ?
Merrys se mordilla la lèvre inférieure. Elle retenait à grand-peine les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
— J’éprouve là-haut des sentiments que sont incapables de comprendre les ventreux…
— Comment vont-ils voter, à votre avis ?
Elle haussa les épaules.
— Avant que vous ne veniez à mon secours, la majorité était prête à s’aligner sur les arguments d’Ab-Siuler. Maintenant, je ne sais plus… Pourquoi n’avez-vous pas mentionné la puissance de votre épée ?
Le Vioter esquissa un sourire.
— Vous ne vous contentez pas de percevoir les messages des cétacés, on dirait. Cette épée est en effet d’une puissance phénoménale, mais je la réserve à d’autres adversaires.
— Les prêtres de cette église ?
Il suivit du regard la trajectoire d’une goutte sur la vitre de la baie.
— Les fanatiques du Chêne Vénérable ne sont que des agneaux en comparaison des êtres que je suis appelé à combattre.
Elle lui posa la main sur l’avant-bras. Puis elle ferma les yeux, comme si ce contact prolongé lui procurait de nouvelles visions.
— L’avenir de l’univers est lié à votre destin, chuchota-t-elle. De grands malheurs s’abattront sur les hommes si vous ne sortez pas vivant du ventre d’Ewe.