Noire révélation
Brenda Novak
Chapitre 1
Son corps se trouvait-il dans l'habitacle ?
Grimaçant sous la pluie glacée de janvier, le cou rentré dans les épaules, Madeline Barker, entourée de sa famille d'adoption, regardait les policiers extraire la voiture de son père de l'ancienne carrière inondée depuis des années. Un affreux mal de tête dû au manque de sommeil lui martelait le crâne, et c'était tout juste si elle parvenait à respirer. Pourtant, Madeline se tenait parfaitement immobile et ne montrait aucun signe de fatigue ou d'impatience, elle attendait. Au bout de vingt ans, les questions qu'elle se posait au sujet de la disparition de son père allaient peut-être enfin trouver des réponses.
Toby Pontiff, le shérif de Stillwater, Mississippi, s'agenouilla au bord du trou béant.
— Doucement, doucement, Rex cria-t-il par-dessus le couinement aigu du treuil qui coulissait sur la grue d'une énorme dépanneuse.
Joe Vincelli et son frère Roger, les cousins germains de Madeline, trépignaient de l'autre côté, incapables de dissimuler leur excitation. Ils échangeaient des propos avec de grands gestes, mais le bruit empêchait Madeline d'entendre ce qu'ils se disaient. De toute façon, elle aimait autant ça, leurs commentaires n'auraient fait qu'ajouter à son désarroi. Depuis des années, ils accusaient sa seconde famille, - en particulier les trois personnes qui l'entouraient aujourd'hui Irène, Grace et Clay - d'être responsables de la disparition de leur oncle. Malheureusement, le fait que la voiture de son père ait été découverte dans l'ancienne carrière, à huit kilomètres de la ville, les conforterait certainement dans le sentiment d'avoir eu raison depuis le début. Cela prouvait en tout cas que le révérend Barker n'avait pas pris la clé des champs pour recommencer sa vie ailleurs.
Les cagoules noires et luisantes des plongeurs, semblables à des têtes d'otaries, émergèrent de l'eau dans laquelle ils avaient disparu quelques minutes plus tôt. Étouffant un cri, Madeline se rendit compte que la calandre de la Cadillac apparaissait désormais sous le liquide boueux. Sentant les larmes lui monter aux yeux, elle se rapprocha instinctivement de Clay qui restait aussi sombre et impassible que les pierres alentour.
Au moment où la voiture allait sortir du cloaque, Rex appuya sur un bouton qui arrêta brutalement l'action du treuil hurlant. Le silence qui s'ensuivit fit bourdonner les oreilles de Madeline.
Sa belle-mère, une petite femme plantureuse coiffée à la Loretta Lynn, poussa un gémissement en distinguant la grille de la calandre et le blason rouge et jaune de la célèbre firme automobile. Grace vint la réconforter, mais Clay n'esquissa pas le moindre geste. Madeline leva les yeux vers lui. Que se passait-il donc derrière le bleu intense de son regard ?
Difficile à dire, comme toujours. Son visage semblait refléter la grisaille du ciel bas et lourd. Peut-être, après tout, ne pensait-il à rien. Peut-être se contentait-il, lui aussi, de faire face au tourbillon d'émotions qui l'assaillaient certainement.
Cette épreuve serait bientôt terminée, songea-t-elle. Affronter la réalité valait toujours mieux que vivre dans le fantasme et l'angoisse. Du moins l'espérait-elle.
— Ça me rend nerveux, expliqua Rex d'un ton plaintif. Et si le treuil se coince sur l'arête d'un rocher ? La voiture pourrait se décrocher et s'écraser.
— Le treuil ne se coincera pas, dit un policier du nom de Radcliffe.
Le propriétaire de la dépanneuse ignora ce commentaire et s'adressa au responsable de l'opération.
— Écoute, Toby, je ne pense pas que ça puisse fonctionner de cette façon. Il faut faire venir une grue avant que quelqu'un ne se blesse ou que mon camion soit endommagé.
Toby Pontiff, un homme aussi mince que blond, affublé d'une moustache taillée avec soin, avait été promu au grade de shérif six mois plus tôt. Il connaissait bien la fille du révérend Barker, ils se fréquentaient depuis l'époque où Madeline et celle qui allait devenir sa femme étaient devenues des copines de lycée. Il lui lança un regard amical avant de baisser la voix et de lui tourner le dos.
Elle parvint néanmoins à percevoir ses propos, sans doute portés par le vent qui soufflait dans sa direction.
— Faire venir une grue, ça va prendre plusieurs jours, Rex. Regarde les gens qui se trouvent juste derrière nous. Jette un oeil discrètement... Discrètement, je te dis ! Tu as vu la jeune femme au milieu ? Celle qui est blanche comme un linge ? Sa mère s'est suicidée alors qu'elle n'avait que dix ans. Son père a disparu six ans plus tard. Elle est là depuis l'aube à attendre sous la pluie. Je ne vais pas la renvoyer chez elle sans avoir sorti la voiture de son père de cette foutue carrière. Il faut absolument que l'on sache si ses restes se trouvent dans l'habitacle. Ça m'a déjà pris une semaine d'organiser tout ça.
— Je ne comprends pas, répliqua Rex. Puisqu'elle a attendu toutes ces années, qu'est-ce que ça peut bien lui faire de patienter encore deux ou trois jours ?
— Mets-toi à sa place ! cria presque Toby. Et puis, elle n'est pas la seule à s'intéresser à ce qui se passe ici, comme tu as pu le constater.
De toute évidence, il parlait des Vincelli qui n'avaient cessé de reprocher à la police son incapacité à résoudre le mystère Barker. Vingt ans que leur oncle bien-aimé avait disparu, et justice n'avait toujours pas été rendue. Pontiff n'avait sûrement pas envie que cette famille influente de Stillwater se plaigne au maire comme elle l'avait déjà fait lorsque l'ancien shérif était encore en place.
— Les notables de la ville sont sur les dents, dit Toby en retrouvant son calme. Si je reporte cette opération, ils vont tous me tomber sur le dos.
Rex se renfrogna et enfonça les mains dans les poches de son gros blouson. Madeline et lui ne s'étaient jamais croisés avant aujourd'hui. Vieille connaissance de Toby Pontiff, Rex travaillait dans une ville voisine. Il avait été appelé quand le garagiste de Stillwater avait estimé que sa dépanneuse n'était pas assez robuste pour un tel travail.
— Je suis navré, dit Rex, mais avec toute cette eau vaseuse et le poids de cette voiture, j'ai trop peur de casser le moteur de mon treuil ou de...
— Si on voulait attendre, on ne serait pas en train de se geler le cul ici depuis des heures, interrompit le shérif. Quand on t'a appelé, tu as dit que tu pouvais le faire. Alors j'aimerais qu'on cesse de palabrer et qu'on sorte cette foutue bagnole de l'eau, d'accord ? Ton camion est assez puissant pour tracter un semi-remorque, nom d'un chien !
Madeline, les nerfs à vif, fut secouée d'un violent frisson. Elle était submergée par l'angoisse et la frustration qui lui gâchaient la vie depuis si longtemps. La dernière semaine avait été particulièrement éprouvante : huit jours plus tôt, des adolescents étaient venus faire la fête dans l'ancienne carrière, et une fille avait glissé dans l'eau. Hélas, elle était trop soûle pour avoir la force de remonter. Avant que ses camarades ne parviennent jusqu'à elle, la malheureuse avait été engloutie par l'eau saumâtre, et elle n'avait plus jamais réapparu. Son corps avait été retrouvé vingt-quatre heures plus tard, alors que le soir tombait. Il était bloqué contre les roues d'une voiture qui s'était avérée être la Cadillac du révérend Barker.
En tant que propriétaire, rédactrice en chef et unique reporter du journal local, le Stillwater Independant, Madeline avait suivi l'affaire depuis le premier coup de fil paniqué des amis de la noyée. Mais jamais elle n'aurait imaginé que cette histoire finirait par la concerner directement. La voiture de son père était-elle là depuis toutes ces années ? Depuis qu'elle avait seize ans ? Voilà la question qui l'avait tourmentée tout au long de cette semaine interminable, pendant que la ville essayait d'encaisser le choc de la mort de Rachel Simmons.
— Toby, dit Rex, les plongeurs travaillent à l'aveugle là-dedans. L'eau est tellement opaque que leurs torches sous-marines ne servent presque à rien. Si les câbles sont mal accrochés, la voiture va s'écrabouiller au fond de ce trou putride.
Pour la première fois depuis qu'il était arrivé sur les lieux, Clay prit la parole :
— Les plongeurs ont dit que les vitres de la voiture étaient baissées, n'est-ce pas ?
Toby et Rex se tournèrent comme un seul homme pour le regarder.
— Ouais, et alors ? demanda Rex. Quel rapport avec notre problème ?
— Si les vitres étaient ouvertes, les plongeurs ont pu y faire passer les câbles. Il n'y a aucun risque que ça se décroche. Vous pouvez actionner votre treuil.
Clay imposait le respect par sa force physique et son intelligence, mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle sa voix comptait dans cette affaire. On l'avait tellement soupçonné d'être responsable de la disparition de Lee Barker que chacune de ses paroles était écoutée avec une attention particulière et sujette à toutes les interprétations. Madeline pouvait presque deviner les pensées du shérif : Propose-t-il son aide parce qu'il ignore ce qui se trouve dans cette voiture ou le sait-il parfaitement et essaie-t-il de donner le change ?
Madeline eut envie de crier, pour la énième fois, que celui qu'elle considérait comme son frère n'avait rien à voir avec ce qui était arrivé à son père.
— Laisse-moi gérer la situation, Clay.
Toby avait dit ça sans agressivité, et ses yeux revinrent se poser sur la carrière inondée avant que ses mots ne puissent être interprétés comme une sorte de défi. Même le nouveau shérif de Stillwater marchait sur des oeufs en présence de Clay Montgomery. Avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent huit kilos de muscles harmonieusement répartis, Clay en impressionnait plus d'un. Mais davantage que sa morphologie, c'était sa façon d'être qui mettait les gens mal à l'aise. Il était si renfermé en public, si secret, que certaines personnes le croyaient capable de tout, même de meurtre.
— Rex, dit le shérif d'une voix ferme, finissons-en, s'il te plaît.
Le dépanneur lâcha une bordée de jurons, mais se résolut néanmoins à regagner son engin. Après quelques secondes, le treuil se remit en marche, tirant lentement la voiture hors de l'eau.
Madeline retint sa respiration.
Mon Dieu, nous y voilà !
— Attention aux plongeurs ! cria Rex.
Le shérif leur avait déjà fait signe de s'écarter.
— Laissez le treuil faire le boulot, les gars ! cria-t-il, une main en porte-voix. Ne vous approchez pas de la voiture !
Le frottement de la carrosserie contre la roche fit frissonner Madeline. C'était un bruit affreux, presque aussi affreux que de regarder l'eau sombre et glauque recracher cette voiture qu'elle avait connue durant toute sa jeunesse. Pourquoi la Cadillac se trouvait-elle dans la carrière abandonnée ? Qui l'y avait conduite ? Et - question qui lui gâchait l'existence depuis bientôt vingt ans - qu'était-il arrivé à son père ? Allait-elle enfin le savoir ?
Comme Rex le craignait, la voiture se coinça contre un large rocher en saillie.
— Je vous l'avais bien dit ! s'exclama-t-il, furieux, avant de jurer de nouveau.
Mais avant qu'il n'ait le temps de stopper le treuil, l'essieu arrière de la Cadillac se brisa, libérant la voiture qui continua à émerger de son tombeau liquide.
Madeline était de plus en plus oppressée. La vision de cette automobile la renvoya à son enfance, comme si quelqu'un venait de la saisir par l'épaule et de la déposer sur le siège passager de la vieille Cadillac. À cinq ou six ans, elle s'y asseyait à côté de sa mère quand celle-ci sillonnait la ville, rendant visite aux membres de la congrégation du pasteur, apportant vivres et réconfort aux malades et aux nécessiteux.
À cette époque, Madeline était convaincue que sa mère était un ange.
Pressant les doigts sur ses tempes, elle ferma les yeux et s'efforça de chasser ces souvenirs. Elle s'autorisait rarement à penser à sa mère. Eliza avait été une femme d'une grande douceur et d'une grande bonté, elle avait représenté pour sa fille tout ce qui était bon en ce monde. Mais, comme l'avait si souvent répété le pasteur après le suicide de sa femme, Eliza était également une femme fragile et vulnérable. Un être faible. Lee Barker n'avait jamais eu grand chose de positif à dire au sujet de sa première épouse. Pourtant, Madeline ne lui avait pas tenu rigueur de la sévérité de son jugement. Au fond, c'était à sa mère qu'elle en voulait de l'avoir abandonnée.
Les bras de Clay vinrent entourer ses épaules et elle se pressa contre lui. Elle n'était pas certaine de pouvoir supporter ce qui allait suivre.
— Ça va aller, Maddy, murmura-t-il.
Elle se réchauffa un peu à la chaleur du grand corps de son frère. Clay était capable de surmonter n'importe quelle épreuve. C'était un survivant. Elle rêvait secrètement d'être aussi forte que lui. Aussi dure au mal. Elle aurait également aimé que Kirk soit présent à ses côtés. Leur histoire avait duré près de cinq ans, mais elle s'était séparée de lui quelques semaines plus tôt.
— Ça y est, dit Pontiff avec un soupir de soulagement.
Il fit signe aux plongeurs de sortir de l'eau, tandis que Rex manoeuvrait son engin de sorte que la Cadillac atterrisse le plus doucement possible sur la terre ferme.
Lorsqu'il arrêta le moteur du treuil, puis celui du camion, un grand silence se fit. Sentant les muscles de Clay qui se tendaient sous l'épais tissu de son caban, Madeline se força à regarder devant elle. Elle vit ses cousins qui se précipitaient vers la voiture.
Le shérif Pontiff lui jeta un regard inquiet et ajusta la casquette qui protégeait son visage de la pluie avant d'intercepter les frères Vincelli.
— Laissez-nous travailler, s'il vous plaît ! dit-il en les empêchant d'approcher la carcasse rouillée.
Madeline fut heureuse qu'Irène, Grace et Clay restent tous immobiles, parce qu'elle avait grand besoin de se sentir entourée. Et elle n'avait pas l'intention de faire le moindre pas en direction de la Cadillac. Elle ignorait ce qu'elle pouvait découvrir dans l'habitacle et préférait ne pas prendre le risque d'alimenter ses cauchemars par une vision d'horreur puisée dans le réel. Déjà, elle rêvait de temps à autre que son père venait frapper à sa porte au beau milieu de la nuit, vêtu d'un lourd manteau qui s'écartait lentement pour révéler un squelette.
Grace, version raffinée et élégante de Clay, lui prit la main, tandis qu'Irène s'approchait pour faire bloc. Clay fit un pas en avant. Il semblait encore plus fermé, plus impénétrable que d'habitude. Pourtant, Madeline était persuadée qu'il songeait à sa nouvelle femme et à sa belle-fille, qu'il se demandait si ce rebondissement risquait de nuire à l'harmonie de sa nouvelle vie. Depuis qu'il avait épousé Allie McCormick, son frère semblait enfin heureux. Apaisé. Mais pour combien de temps ? La police avait toujours été prompte à pointer un doigt accusateur dans sa direction. L'été précédent, il s'en était fallu d'un rien pour qu'il ne soit jugé coupable d'avoir tué le pasteur, et ce malgré un dossier presque vide : pas de corps, pas de témoin oculaire, pas la moindre preuve médico-légale. À moins que cette voiture ne contienne un élément qui le disculpe pour de bon, Clay risquait d'endosser une fois de plus le rôle du coupable idéal.
— Impossible d'ouvrir les portières à cause de la rouille, dit Pontiff. Que quelqu'un me donne un pied-de-biche !
Radcliffe, âgé seulement d'une vingtaine d'années, alla chercher l'outil dans l'une des voitures de patrouille.
Tandis que Pontiff s'arc-boutait sur la tige en métal, la vieille voiture se mit à gémir comme si le fantôme d'un supplicié s'y trouvait enfermé. Les muscles de Madeline, déjà douloureux à force d'être tendus, se tétanisèrent. Puis son coeur fit un bond dans sa poitrine quand la portière céda et que l'eau encore prisonnière de l'habitacle se déversa sur les chaussures du shérif.
Pontiff ne jeta pas un regard vers ses bottes et le bas de son pantalon détrempé. Comme tout le monde, ses yeux restaient fixés sur l'eau qui jaillissait par la porte ouverte. Il guettait les restes du pasteur entraînés par le flux.
Madeline éprouva un pénible sentiment d'irréalité. Comment cela pouvait-il être possible ? Comment avait-elle pu perdre son père et sa mère à quelques années d'intervalle ?
Ne distinguant rien qui puisse appartenir à un être humain, elle s'enhardit un peu et avança vers l'épave, plissant les yeux à la recherche d'un morceau de vêtement ou - Madeline grimaça à cette pensée - d'ossements. Au moins, songea-t-elle pour se donner du courage, si les restes de son père se trouvaient dans cette voiture, cela voudrait dire qu'il ne lui avait pas volontairement tourné le dos. Elle n'avait jamais pu accepter l'idée qu'il ait décidé de refaire sa vie ailleurs, en la laissant derrière lui sans même un mot d'explication. Le pasteur bien-aimé de Stillwater avait été un homme pieux, toujours prêt à aider en cas d'urgence, montrant jour après jour la voie à ses fidèles. Pas le genre d'homme à abandonner ses ouailles, sa ferme, sa famille.
Ce qui signifiait que quelqu'un l'avait certainement tué. Mais qui ?
Un oeil sur l'eau qui ruisselait au sol et se mêlait aux flaques formées par la pluie, Madeline serra la mâchoire. Pour le moment, rien de macabre n'était apparu. Pour le moment.
Les policiers étaient en train d'ouvrir le coffre. Les clés de la Cadillac avaient été retrouvées sur le contact, mais les serrures étaient dans un tel état qu'ils devaient recourir au pied-de-biche.
Tout cela prenait un temps fou. Du moins était-ce ainsi que Madeline le ressentait, le ventre de plus en plus noué au fur et à mesure que la matinée avançait. Elle essaya de songer à autre chose. Mais à quoi penser dans un moment pareil ? À l'adolescente qu'on avait enterrée mercredi ? Au temps exécrable ? À ces années qu'elle avait passées sans son père ?
Pontiff brandit un objet dans sa main.
— Ça te dit quelque chose ?
Avec un temps de retard, Madeline se rendit compte qu'il s'adressait à elle, et hocha la tête. Il s'agissait du Polaroïd de son père. À la vue de l'appareil photo, elle sentit un frisson la parcourir. Cet objet lui donnait l'impression étrange que son père était tout proche d'elle, mais il ne lui apprenait rien sur les circonstances de sa disparition.
— C'est tout ce que vous avez trouvé ? demanda-t-elle, une boule dans la gorge.
Le shérif se pencha vers le coffre et en retira quelques tendeurs, deux bidons d'huile et un chiffon. Le genre d'objet qu'on pouvait trouver dans n'importe quelle voiture.
On va découvrir quelque chose qui nous permettra enfin de comprendre ce qui s'est passé.
Madeline avait prié si fort pour que ses voeux soient exaucés qu'elle n'en crut pas ses oreilles quand elle entendit le shérif répondre :
— Oui. Voilà, c'est tout.
— Quoi ? s'exclama-t-elle. Il n'y a rien là-dedans qui puisse nous aider à comprendre ce qui est arrivé à papa ?
Pontiff haussa les épaules, visiblement mal à l'aise.
— J'ai bien peur que non.
Elle ne fit pas un geste, littéralement clouée sur place, tandis que Clay essuyait à l'aide de son pouce les larmes qui coulaient sur ses joues.
— Je suis navré, Maddy, murmura le shérif.
Navré ? Navré ne voulait rien dire. Elle avait espéré tellement plus qu'une épave rouillée, des bidons d'huile et un bout de chiffon... Si elle rentrait chez elle sans rien d'autre que ces pauvres trouvailles, elle en serait au même point qu'avant la découverte de la voiture : emmurée dans cet état d'angoisse et d'incertitude face à une énigme dont elle risquait de ne jamais avoir la clé. La noyade de la malheureuse Rachel n'aurait même pas servi à découvrir la vérité.
— Il...
Ce n'était pas seulement le froid qui la faisait grelotter. Elle se sentait si vulnérable... Madeline se mordit la lèvre inférieure pendant quelques secondes pour empêcher ses dents de claquer.
— Il y a forcément autre chose à découvrir dans cette voiture, reprit-elle. Vous n'allez pas vous en tenir au contenu du coffre, quand même ? Vous allez attendre qu'elle sèche pour la passer au peigne fin... N'est-ce pas ? Avec les techniques dont la police dispose aujourd'hui, vous allez forcément trouver de quoi faire progresser l'enquête...
Le shérif hocha la tête, mais elle se rendait bien compte qu'il n'était pas optimiste.
— Toby, dit-elle, tu vas laisser Allie vous donner un coup de main, j'espère ?
La femme de Clay avait été inspecteur de police à Chicago. Sa collaboration serait sûrement utile.
Avec un grand soupir, Pontiff lança un regard embarrassé en direction de Joe et Roger Vincelli.
— Tu sais que je ne peux pas faire ça, dit-il, le visage fermé.
— Ne laisse pas mes cousins te dire comment faire ton travail, Toby. À Stillwater, personne n'est plus compétent qu'Allie pour ce genre de boulot.
— Tu sembles oublier qu'elle s'est mariée avec celui qui a tué oncle Lee s'écria Joe.
Madeline se tourna vers son cousin et l'examina sans la moindre complaisance.
La fossette de son menton était un peu trop marquée pour être séduisante. Ou peut-être était-ce ses yeux rapprochés qui lui donnaient cet air sournois. Il mesurait un bon mètre quatre-vingts et était presque aussi musclé que Clay, mais elle ne l'avait jamais trouvé beau garçon.
— Arrête ça ! murmura-t-elle.
Mais il lui répondit aussitôt avec la même véhémence.
— Tu passes ta vie à défendre un assassin ! Si tu veux vraiment savoir ce qui est arrivé à ton père, Maddy, adresse-toi au type que tu appelles ton frère !
Il s'était tourné vers l'intéressé pour le désigner du doigt, mais il perdit de sa superbe quand Clay le dévisagea de son oeil bleu cobalt. Rares étaient les hommes qui pouvaient soutenir le regard de Clay Montgomery, et Joe n'était pas de ceux-là. Il battit en retraite, maugréant à l'adresse de son frère :
— Dis-leur, toi !
Roger Vincelli était encore moins attirant que Joe. Certes, il avait les dents plus droites, mais il était plus maigre, plus petit, et il perdait déjà ses cheveux. Bien qu'il fût l'aîné, il avait tendance à rester dans l'ombre de son cadet.
— Ouais, c'est vrai, dit-il d'une voix faible, comme s'il craignait la réaction de Clay.
Toby Pontiff préféra ignorer ces accusations. Madeline savait qu'il était parfaitement au courant des suspicions dont son frère avait fait l'objet dans le passé. Il était déjà membre de la police de Stillwater quand Allie était revenue vivre ici et avait rouvert le dossier Barker. Il avait prêté main-forte au père de celle-ci - Dale McCormick, l'ancien shérif - le jour où il avait arrêté Clay pour meurtre. Il avait également assisté à l'abandon des charges qui pesaient contre lui, faute de preuve directe. Et ces événements ne dataient que de l'été dernier...
— Cette voiture est immergée depuis près de deux décennies, dit le nouveau shérif de Stillwater en se tournant vers Madeline. Regarde-la : ce n'est plus qu'un tas de rouille. Ça me fait mal de l'admettre, mais je crains que la Cadillac n'ait pas grand-chose à nous révéler. Je te dis ça pour ne pas te donner de faux espoirs.
— Non ! s'écria Madeline en se frottant les bras pour faire cesser le tremblement de son corps. On peut encore y dénicher... une dent, ou un peigne tombé entre deux sièges... Je ne sais pas, moi, une pièce à conviction, quelque chose qui nous mettrait sur une piste et qui donnerait un coup d'accélérateur à l'enquête.
Depuis toutes ces années, elle regardait religieusement les séries télévisées dans lesquelles des experts de la police scientifique résolvaient des affaires plus complexes les unes que les autres grâce à leur flair et aux progrès de la science. Si d'aventure elle devait s'absenter à l'heure où était diffusé un épisode, elle n'oubliait jamais de l'enregistrer. Ainsi, elle avait vu des dizaines d'affaires résolues grâce à de minuscules indices.
— On vérifiera, mais comme je te l'ai dit...
Il laissa sa phrase en suspens et se gratta le crâne d'un air gêné.
— Oh, Maddy..., dit doucement Grace.
Madeline ne répondit pas. Elle s'efforçait de se dominer pour ne pas s'effondrer. Après tout, elle n'était pas seule à vivre un moment difficile. Les membres de sa famille d'adoption avaient eux aussi traversé bien des épreuves à cause de cette histoire, et elle voulait leur épargner le stress additionnel d'une crise de nerfs. Au moins, contrairement à eux, elle n'avait jamais été soupçonnée d'être responsable de la disparition de son père... Pourtant, elle n'arrivait pas à se calmer. C'était plus fort qu'elle.
— Ne cherche pas des excuses avant même d'avoir essayé, dit-elle à Toby. Trouve quelque chose. Je veux savoir ce qui est arrivé à papa.
Elle empoigna Pontiff par le bras.
— Fais ton travail !
Le shérif recula sous l'effet de la surprise, et Clay se dépêcha d'attirer Madeline contre lui.
— Maddy, arrête murmura-t-il, la bouche sur ses cheveux.
Prononcées par n'importe qui d'autre, ces paroles n'auraient eu aucun effet sur Madeline. Mais elle avait tant de respect pour Clay qu'elle ne pouvait pas faire la sourde oreille et l'embarrasser davantage. Et puis, sa voix grave avait toujours eu sur elle un effet apaisant. Enfouissant son visage contre la poitrine de son frère, elle se mit à pleurer comme elle n'avait pas pleuré depuis l'enfance, avec des sanglots déchirants qui la secouaient de la tête aux pieds.
Il la serra plus fort encore contre lui.
— Ça va aller, chuchota-t-il à son oreille. Ça va aller...
— Tu es dans les bras de l'homme qui a tué ton père, lança Joe.
— Ferme-la ! rétorqua-t-elle vivement.
Clay les avait protégés, elle et sa famille d'adoption, durant les sombres années qui avaient suivi la disparition du révérend. Sans lui, Dieu sait dans quelle déchéance ils auraient pu sombrer. Aux pires moments, il avait été le seul rempart entre eux et la misère.
— Je suis désolée, dit-elle à Clay.
Son intention n'était pas de le remettre sous la lumière des projecteurs. Elle savait qu'il souhaitait simplement vivre sa vie et oublier le passé. Elle aussi aurait voulu oublier... Mais c'était impossible. Combien de fois avait-elle essayé ?
— Ne t'inquiète pas pour moi, dit-il.
Reniflant bruyamment, elle quitta le refuge de ses bras et essuya ses larmes du plat de la main.
— Je rentre à la maison, dit-elle.
— Je t'appelle si je trouve quoi que ce soit, dit Pontiff.
Joe et son frère étaient toujours là, mais un regard de Clay suffit à les maintenir à distance respectable. On aurait dit des chacals attirés par une carcasse. Une carcasse gardée par un fauve. Ils avaient manifestement envie de s'approcher, d'en dire plus, mais leur instinct de conservation les en dissuadait.
Madeline partit en direction de sa voiture. La police faisait toujours des promesses, mais elle ne trouvait jamais rien de probant. À croire que la vérité ne les intéressait pas autant qu'ils le prétendaient. C'était tellement plus simple de tout mettre sur le dos des Montgomery... Surtout que ça faisait plaisir aux Vincelli qui avaient le bras long dans cette ville. Elle avait beau entretenir des relations amicales avec Pontiff depuis des années, il n'en subissait pas moins les mêmes pressions que ses prédécesseurs. Madeline savait qu'il ne ferait pas plus de vagues que les autres, qu'il se contenterait de creuser le sillon docile des shérifs inféodés au pouvoir politique dont il était le digne héritier.
Rien ne changerait jamais.
Elle secoua la tête, furieuse. Pas question d'accepter une minute de plus ces petits arrangements qui desservaient la vérité. Elle devait mettre un coup de pied dans la fourmilière, prendre une initiative qui déboucherait enfin sur un résultat. Elle avait bien une idée, mais celle-ci avait toutes les chances de déplaire à ceux qui lui étaient le plus cher. Et en plus, elle n'était pas sûre que ça fonctionnerait.
Chapitre 2
Madeline mourait d'envie d'appeler Kirk, mais elle savait qu'ils n'avaient pas d'avenir ensemble. Elle voulait des enfants et lui s'y opposait formellement. Il souhaitait quitter Stillwater, voyager aux quatre coins du monde, quand Madeline préférait rester auprès de sa famille, à s'occuper de sa maison et de son journal. Non, décidément, mieux valait faire le deuil de cette relation et poursuivre sa route chacun de son côté.
Sans doute avait-elle fait le bon choix. Mais en attendant, quelle solitude... D'autant qu'elle n'était pas allée à son bureau, aujourd'hui. Bien qu'elle n'ait pas d'équipe rédactionnelle à proprement parler - juste trois collaborateurs qui se faisaient un peu d'argent de poche en lui envoyant des articles une fois par semaine - le petit local qui faisait office de siège du Stillwater Independant recevait souvent des visites. Situé dans Main Street, l'artère principale de la petite ville, il attirait toutes sortes de gens qui n'hésitaient pas à pousser la porte du journal pour suggérer un sujet, fournir une information ou donner un avis sur le numéro précédent... D'ordinaire, elle appréciait ces échanges : en tant que journaliste locale, elle se devait de rester à l'écoute de sa communauté. Mais aujourd'hui, elle ne s'était pas senti la force d'affronter les questions, les commentaires ni même les manifestations de sympathie que la découverte de la Cadillac ne manquerait pas de susciter parmi la population de Stillwater.
Et voilà qu'à présent, elle se reprochait de ne pas faire son travail... Elle attrapa Sophie - sa chatte -, qui passait par là, et frotta son menton contre la douce fourrure de l'animal. S'il ne s'était agi de son père, elle aurait déjà rédigé un article sur le véhicule découvert sous l'eau, et l'aurait publié en première page avec un titre en lettres grasses :
La voiture du pasteur Barker retrouvée dans la carrière abandonnée.
Mais cette histoire la touchait de trop près... Et puis, après le tourbillon d'activités provoqué par la noyade de Rachel Simmons, Madeline était à bout de forces. Émotionnellement, surtout.
Impossible d'écrire une ligne sur ce qu'elle venait de vivre. Il était encore trop tôt. Elle n'avait pas fait grand-chose de sa journée, à part tourner en rond et surfer sur internet à la recherche de quelqu'un qui pourrait lui venir en aide.
Elle reposa Sophie par terre et se saisit du vieux plaid de sa mère qui traînait sur le canapé où, quelques minutes plus tôt, elle s'était recroquevillée, en proie à de sombres pensées. S'enveloppant dans le grand rectangle de laine, elle alla se poster devant la fenêtre du salon. La nuit recouvrait depuis longtemps le petit jardin. Et il pleuvait encore, dehors comme dans son coeur.
Comme elle était lasse de ces ondées sans fin, lasse du froid et de la grisaille... Le martèlement de la pluie sur les tuiles de son cottage lui donnait un sentiment de vide. Dehors, tout était boueux, sale, détrempé. Sans parler de cette odeur d'humidité qui s'infiltrait partout.
Elle jeta un oeil sur ses clés de voiture. Peut-être devrait-elle sortir, aller dire bonjour à sa famille... Mais, comme une réponse, le doux carillon de l'horloge du vestibule lui rappela qu'il était beaucoup trop tard pour les visites impromptues. De toute façon, elle n'avait aucune envie d'aller dans la ferme où vivaient Clay et Allie. Elle y avait grandi et l'endroit débordait de souvenirs d'une époque révolue. D'une époque où elle n'était pas encore orpheline.
Des images de la Cadillac familiale, rouillée et couverte de boue, envahirent une fois de plus son esprit.
Elle enfouit la tête dans ses mains, paupières closes, mais elle pouvait encore voir Toby Pontiff en train de brandir le Polaroïd de son père. Elle entendait également le gémissement du métal, le jaillissement de l'eau qui s'était déversée quand la portière avait cédé et, comme un écho, la voix du shérif qui répétait : «Voilà, c'est tout.»
Elle se massa le visage et se donna deux petites tapes sur les joues, décidée à lutter contre le marasme. Puis elle alla dans sa cuisine récupérer la liste des détectives privés qu'elle avait imprimée. Elle avait déjà appelé plusieurs d'entre eux, mais leur accueil l'avait déçue. Ils étaient trop occupés pour passer plusieurs jours à Stillwater, voire plusieurs semaines. D'autres étaient spécialisés dans les enfants fugueurs ou les maris volages, quand ils ne manquaient pas visiblement de sérieux ou l'écoutaient d'une oreille distraite...
Toutefois, plusieurs d'entre eux lui avaient recommandé un homme du nom d'Hunter Solozano. À les écouter, ce détective était capable de retrouver n'importe qui et de percer les mystères les plus épais. De plus, il avait un penchant pour les missions qui sortaient de l'ordinaire. Apparemment, M. Solozano avait le goût du défi. Elle avait essayé de le joindre mais n'avait obtenu qu'une voix de synthèse lui indiquant que la boîte vocale était pleine et ne pouvait recevoir de nouveaux messages.
Réprimant un soupir, elle décrocha son téléphone et décida de faire une nouvelle tentative. Il était plus de minuit mais elle s'en moquait. Il s'agissait forcément d'une ligne professionnelle et elle ne risquait pas de réveiller ce brave M. Solozano. Avec un peu de chance, il aurait écouté ses messages en souffrance depuis chez lui, et elle pourrait enfin laisser son numéro et expliquer rapidement l'affaire. Ça lui permettrait d'aller se coucher avec une raison, même infime, d'espérer. Quelque chose à quoi se raccrocher.
Elle s'attendait à ce que le répondeur se déclenche après un minimum de trois sonneries, et son coeur fit un bond quand une voix grave répondit presque aussitôt.
— Bon Dieu, Antoinette, ne me dis pas que tu as encore besoin d'argent !
Madeline posa la main sur sa poitrine et mit quelques secondes avant de retrouver l'usage de la parole.
— Et si ce n'était pas Antoinette au bout du fil ? lança-t-elle.
Un silence stupéfait suivit ces mots.
— Faut voir ! Qui êtes-vous ? demanda l'homme finalement d'une voix circonspecte.
— Faut voir ! rétorqua-t-elle sur le même ton. Ai-je bien affaire à Hunter Solozano ?
— Oui.
— Et êtes-vous à la hauteur de votre réputation ?
Il éclata de rire.
— Je vaux bien mieux que ma réputation, chère madame. Surtout au lit.
Toute à ses préoccupations, elle ne s'était pas rendu compte qu'elle lui avait tendu la perche. Aussi embarrassée qu'agacée, elle hésita un instant à lui raccrocher au nez.
— Je faisais allusion à vos compétences professionnelles, dit-elle après s'être éclairci la voix.
— Alors, vous m'appelez pour du boulot ?
— Oui.
— À 11 heures du soir ?
— 11 heures pour vous, monsieur Solozano. Elle se demanda où il habitait pour qu'il y ait un décalage horaire de deux heures avec le Mississippi.
— Vous m'avez l'air parfaitement réveillé, dit-elle en tapotant nerveusement un crayon à papier contre le plan de travail de sa cuisine.
— Grâce à vous et à mon ex-femme.
Il prit soudain le ton de la confidence.
— Au cas où vous ne l'auriez pas compris, ça ne vous place pas en très bonne compagnie.
Un peu sur la défensive, Madeline plissa le front.
— Je ne pensais pas appeler sur votre ligne privée, dit-elle.
— Ce qui veut dire que vous n'attendiez pas de réponse immédiate. J'en conclus donc que ça peut attendre demain.
— Non ! s'écria-t-elle, de crainte qu'il ne raccroche.
Silence à l'autre bout du fil. Mais elle ne se découragea pas pour autant.
— J'ai essayé de vous joindre plus tôt, sans succès. Vous n'avez pas décroché une seule fois et votre boîte vocale est saturée.
Toujours pas de réponse. Elle se demandait s'il était toujours en ligne quand elle entendit des petits bruits qui dénoncèrent sa présence. Elle décida de continuer à parler jusqu'à ce qu'il se décide à dire quelque chose.
— Comment était-je censée savoir qu'on m'avait donné le numéro de votre domicile ?
— Puisque ça semble vous avoir échappé, il s'agit d'un numéro de portable, dit-il enfin. J'aime me simplifier la vie et je n'ai qu'un seul numéro.
— Vous n'avez pas de bureau ?
— Si, quelques mètres carrés en ville... Mais je n'y mets presque jamais les pieds.
Sophie vint se frotter contre les jambes de Madeline en ronronnant, mais toute l'attention de sa maîtresse était focalisée sur la conversation qu'elle entretenait avec cet étrange détective privé.
— Alors comme ça, mon histoire ne vous intéresse pas ?
— Je refuse du travail tous les jours, répondit Solozano.
Voilà qui n'était guère encourageant.
— Je suppose que vous devez vous réjouir d'être si demandé ?
— Sonder les faiblesses de ses semblables n'est pas toujours très drôle, vous savez ?
— Alors, pourquoi ne pas changer de métier ?
— Certaines personnes sont douées pour construire des maisons, répliqua-t-il, d'autres pour la recherche scientifique... Moi, je ne sais que fourrer mon nez dans les affaires des autres.
Il n'était pas doué non plus pour les relations humaines, songea Madeline. Mais elle avait entendu trop de compliments sur son travail pour renoncer à présent qu'elle avait réussi à le joindre.
— J'ai un défi à vous proposer.
— Je suis fatigué et j'ai envie d'aller me coucher, dit-il. Mais merci d'avoir pensé à moi.
— Puis-je au moins vous laisser mon numéro ? demanda-t-elle précipitamment. Auriez-vous la gentillesse de me rappeler demain matin ?
Un long silence lui répondit.
— Allô ? cria-t-elle, affolée de ne plus l'entendre.
— Et si je vous donnais les coordonnées d'un collègue ? Un jeune homme avec qui je travaille à l'occasion.
Refroidie par l'accueil de Solozano, Madeline hésita. Cet autre détective serait peut-être d'un abord plus facile...
— Et ce jeune homme est-il aussi doué que vous ? demanda-t-elle.
— Il a effectué un stage dans mon bureau pendant quelques mois. Il s'occupait des recherches sur les bases de données informatiques et il ne se débrouillait pas mal du tout. Il vient tout juste d'obtenir sa licence de détective privé. Il n'a pas beaucoup d'expérience, bien sûr, mais il est plein d'enthousiasme et il a soif d'apprendre.
Soif d'apprendre ?
— Non, merci. J'ai besoin d'un détective expérimenté.
— Je ne sais que vous dire, madame...
— Barker. Mais je ne me suis jamais mariée, alors inutile de m'appeler madame... Madeline fera très bien l'affaire.
— Puisqu'il faut vous mettre les points sur les i, mademoiselle Barker, je ne suis pas intéressé par votre offre, quelle qu'elle soit. D'autant qu'à en juger par votre accent, vous n'habitez pas la porte à côté.
— Je suis à Stillwater, dans le Mississippi. Et vous ?
— Los Angeles.
— Les gens vivent les uns sur les autres à Los Angeles, dit-elle, comme si cet argument était de nature à lui donner envie de venir goûter la tranquillité de sa petite bourgade. On est obligé de prendre l'autoroute pour faire la moindre course, et il y a constamment des bouchons.
— Ce n'est pas faux, mais les gens ne s'agglutinent pas quelque part sans une bonne raison.
— Quoi ? L'argent ? J'ai l'intention de bien vous rémunérer, vous savez ?
Elle fit la grimace en regardant son livre comptable ouvert sur le secrétaire de l'entrée. L'argent n'était certainement pas son point fort. C'était tout juste si elle parvenait à garder le journal à flot. Quant à son compte personnel, il était plus souvent dans le rouge que dans le vert. Comment pourrait-elle se permettre de faire un pont d'or à un détective privé ?
— Je vous suggère de contacter quelqu'un qui vit dans votre région, dit-il.
À l'idée qu'il puisse raccrocher, Madeline se sentit gagnée par la panique, comme si cet inconnu représentait son seul espoir.
— Mais je ne vous ai même pas donné la raison de mon appel, dit-elle précipitamment en serrant le combiné de toutes ses forces.
— Laissez-moi deviner. Vous voulez que je pourfende le dragon qui vous empêche de trouver le sommeil.
Madeline fixa l'horloge murale de ses yeux rougis de fatigue. De toute évidence, elle était trop épuisée pour se montrer convaincante.
— N'est-ce pas le cas de la plupart de vos clients ?
— Ces derniers temps, je travaille essentiellement pour des gens qui veulent savoir si la personne dont ils viennent de se séparer cache des biens ou entretient une liaison. Tout ça afin d'en obtenir plus à l'issue du divorce. Ah, j'oubliais il y a aussi ceux qui cherchent à récupérer le montant d'une dette. D'une manière générale, leur dragon se nomme cupidité.
Il fit une courte pause durant laquelle Madeline retint son souffle.
— Entrez-vous dans l'une ou l'autre de ces catégories, mademoiselle Barker ?
— Non, mais...
Elle fit un effort pour contenir son agacement devant la façon qu'avait ce type de l'envoyer balader sans autre forme de procès.
— Si je comprends bien, vous vous êtes encroûté avec l'âge ? Vous avez opté pour la facilité ?
Cette provocation arracha un rire bref au détective.
— Je ne suis pas aussi vieux que vous semblez le croire. Mais j'ai une nette préférence pour les boulots proches de chez moi, si vous voyez ce que je veux dire. De toute façon, je doute que vous ayez les moyens de m'employer.
Cédant à l'insistance de Sophie qui continuait à se frotter contre ses jambes, Madeline se baissa pour la caresser.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je ne sais pas. Sans doute votre accent.
Elle resta bouche bée quelques secondes avant de retrouver un peu d'aplomb.
— C'est... C'est un commentaire à connotation raciste, vous savez ?
— C'est vous qui m'avez appelé, répliqua-t-il tranquillement. Vous êtes libre de raccrocher.
Elle repoussa doucement la chatte et faillit dire au détective d'aller se faire voir ailleurs. Mais elle avait trop peur de ne trouver personne d'autre. Personne d'aussi compétent, en tout cas : elle n'avait entendu que des éloges à son sujet.
— J'ai besoin de vous, dit-elle, à bout d'arguments. J'ai besoin de votre aide.
Il étouffa un juron.
— Vous êtes toujours là ?
— De quoi avez-vous besoin, au juste ?
— De retrouver une personne disparue.
— Qui ?
— Mon père.
Elle ne précisa pas qu'il s'était volatilisé presque vingt ans plus tôt, de crainte de le décourager. Mieux valait éviter de lui révéler d'un seul coup la complexité de la tâche.
— Où pensez-vous qu'il soit parti ?
Contre toute raison, elle s'était accrochée depuis l'âge de seize ans à l'espoir de le retrouver vivant... jusqu'à ce que la Cadillac soit découverte dans l'eau de l'ancienne carrière.
— Je suis à peu près convaincue qu'il est mort.
— Pourquoi ?
Elle inspira profondément, laissant échapper un peu d'air avec chaque mot qu'elle prononçait.
— Personne ne l'a revu depuis... longtemps. Très longtemps...
— Combien de temps exactement ?
— Dix-neuf ans.
— Presque deux décennies ? Vous n'avez pas l'impression de vous réveiller un peu tard, mademoiselle Barker ?
Le ton accusateur lui fit monter les larmes aux yeux.
— J'ai fait ce que j'ai pu, monsieur Solozano.
Elle avait même franchi la ligne blanche à l'occasion, s'introduisant par effraction dans le garage de Jed Fowler à la recherche de preuves, puis monnayant les services d'Hendricks, un policier de Stillwater, pour faire peur à Allie qui enquêtait alors sur la disparition du pasteur. Elle avait naïvement espéré que cela motiverait la jeune femme pour mener à bien son investigation.
— Et qu'avez-vous appris ?
Bien peu de choses. Personne ne semblait en mesure de percer ce mystère. Hunter Solozano avait raison, elle aurait dû faire appel à un détective privé depuis longtemps.
— Rien de déterminant.
— À qui sa disparition a-t-elle le plus profité ?
— Ce n'est pas si simple. Ma belle-mère a hérité de la ferme, mais elle ne ferait pas de mal à une mouche.
— Qui d'autre pourrait avoir fait le coup ?
— Jed Fowler, un garagiste qui réparait le tracteur de notre ferme, le soir où mon père a disparu. Il est un peu... bizarre. Il y a aussi Mike Metzger, qui se trouve actuellement en prison à cause d'une histoire de drogue. Je doute que l'un ou l'autre soit impliqué dans la... la mort de mon père, termina-t-elle du bout des lèvres. Mais j'ai besoin de vous pour en être certaine.
— À vous écouter, il s'agit d'un homicide. C'est plutôt du ressort de la police, si vous voulez mon avis.
Son manque de compassion la hérissait. Et puis, que s'imaginait-il ? Qu'en dix-neuf ans, la police ne s'était jamais penchée sur la disparition de son père ? Il s'en fichait royalement, voilà tout. La vérité, c'est qu'il n'avait aucune envie de s'occuper de cette affaire. Hunter Solozano était peut-être un bon détective privé, mais c'était aussi un pauvre type, insensible et grossier.
— Laissez tomber. Je suis désolée de vous avoir importuné à cette heure tardive. Je vous laisse...
Sa voix se brisa.
— ... Je vous laisse à vos querelles avec votre ex-femme et... et j'espère qu'elle vous mettra sur la paille ! conclut Madeline en raccrochant violemment.
Antoinette l'avait déjà mis sur la paille, songea Hunter en laissant tomber son téléphone portable sur la table de nuit. Il méritait la colère de Madeline Barker. Il n'avait cessé de la provoquer. Après avoir eu son ex-femme au téléphone, puis sa fille - Mon Dieu, les propos que Maria lui avait tenus... -, il avait eu envie d'avoir le dernier mot avec le premier venu. La première venue, en l'occurrence. Mais il ne se sentait pas mieux pour autant, au contraire.
Seule la télévision muette éclairait sa chambre. D'ordinaire, la pénombre l'apaisait. Mais ce soir, rien ne semblait en mesure de ramener le calme dans son esprit tourmenté.
Passant une main nerveuse dans ses cheveux, il se leva, puis se rassit aussitôt.
Oublie ce qu'a dit Maria. Ses propos n'avaient aucun sens. Sa mère a mis ces mots dans sa bouche, comme d'habitude.
Mais il ne parvenait pas à oublier. La douleur était trop intense pour être gommée aussi vite. C'était comme si sa fille avait creusé un trou dans sa poitrine et y avait enfoui le bras, avant de prendre son coeur et de le serrer de toutes ses forces dans sa petite main.
Cette Mlle Barker avait vraiment appelé au pire moment. C'était à se demander comment il avait pu ressentir la détresse de cette inconnue dans l'état où il se trouvait.
— Les problèmes de Madeline Barker ne me concernent pas, dit-il à haute voix.
Son problème, c'était sa fille. Ou plus exactement le fait que son ex-femme la monte contre lui. Même s'il lui versait une pension alimentaire exorbitante, Antoinette en réclamait toujours plus. Le pire était que sa fille ne profitait sûrement pas de tout cet argent. La dernière fois qu'il avait vu Antoinette, elle venait de se faire refaire le nez et les seins. Ils étaient tellement énormes qu'elle avait l'air d'une actrice porno. Sa façon de jeter le fric par les fenêtres et de se pavaner dans toutes les boîtes à la mode, dans le sillage des célébrités de la ville, avait quelque chose d'humiliant pour lui, même s'ils n'étaient plus mariés. Et sa façon de se conduire devait être encore plus embarrassante pour cette pauvre Maria. Combien de membres de l'association des parents d'élèves avaient des nichons gros comme des pastèques ?
En vérité, Antoinette n'avait pas attendu son divorce pour être obsédée par la chirurgie esthétique, les vêtements de marque et les stars hollywoodiennes.
Il s'en voulait tellement... Comment avait-il pu se tromper à ce point ? Si seulement il pouvait revenir en arrière...
Mais il était trop tard. Le mal était fait. Et à présent, Antoinette se servait de Maria pour lui extorquer toujours plus d'argent tout en le dépeignant devant leur fille de douze ans comme le diable en personne et la cause de tous leurs problèmes.
Machinalement, ses yeux se posèrent sur une photo de la gamine. Le cadre était posé sur l'une des étagères vides au-dessus de la télévision, et c'était presque le seul élément de décoration qui restait dans sa jolie maison en front de mer. Antoinette avait tout pris quand elle avait déménagé, un an et demi plus tôt.
Maria lui souriait d'un air énigmatique. Il imagina le photographe de l'école en train de débiter son sempiternel boniment :
— Un petit sourire, jeune fille. Le petit oiseau va sortir !
Et elle qui semblait penser : «Qu'est-ce qu'il sait de ma vie, celui-là ? Je n'ai aucune raison de sourire, moi.»
Le désir impérieux d'aller se servir un verre de whisky le submergea avec la force d'une de ces vagues qu'il entendait se fracasser sur la plage en contrebas. L'envie de ressentir la douce brûlure de l'alcool dans sa gorge et sa poitrine le privait de toute volonté. Il ne demandait pas la lune : il avait seulement besoin de s'évader pour une nuit, d'oublier, comme en apesanteur, les mots prononcés par sa fille. Après ça, promis, il se remettrait au régime sec. Jamais il ne s'était senti aussi mal depuis qu'il avait cessé de boire. Jamais Maria n'avait dit des choses aussi dures.
— Laisse-nous tranquilles, papa. Tu fais tout pour rendre les choses encore plus compliquées... Je n'ai pas envie de te voir, d'accord ? Tout est ta faute !
Hunter fit la grimace en se remémorant ces mots pour la énième fois, puis il ramassa son portefeuille et les clés de la maison. Pour boire, il fallait nécessairement sortir : sobre depuis six mois, il ne gardait pas une goutte d'alcool chez lui.
Pourtant, il s'arrêta net au moment de franchir la porte. Il avait l'impression que le regard accusateur de Maria le suivait partout :
— Tu sais, papa, les gens ont bien raison de dire que tu n'es qu'un poivrot.
Mâchoires serrées, il baissa la tête, combattant la force du courant qui menaçait de l'emporter au large, dans un endroit d'où beaucoup ne revenaient jamais. Il devait à tout prix vaincre sa dépendance à l'alcool, ne serait-ce que pour donner tort à Antoinette.
Au prix d'un effort surhumain, il parvint à regagner le canapé et attrapa sa guitare. Quelle ironie ! songea-t-il, en essayant de prendre de la distance avec le coup de fil qui lui avait fait si mal. Sans l'alcool, il n'aurait jamais réussi à surmonter la frustration et la colère qui menaçaient chaque jour la stabilité de son couple. Et c'était également l'alcool qui l'avait poussé à commettre l'erreur qu'il s'était toujours promis d'éviter, l'erreur de se retrouver dans le lit de la voisine et de mettre ainsi un terme brutal à des années de mariage.
Il se mit à jouer quelques morceaux d'Elliott Smith dans l'espoir de s'oublier dans la musique. Cet alcool-là n'était pas nocif, et il parvenait généralement à l'emmener suffisamment loin de ses préoccupations. Mais ce soir-là, rien ne semblait pouvoir le détendre. Antoinette lui avait promis qu'il pourrait prendre des vacances avec Maria une semaine entière à partir de samedi prochain. Il avait tout organisé depuis des semaines, réservé un hôtel de rêve à Hawaii, un stage de plongée sous-marine... Et voilà que sa fille venait de lui annoncer qu'elle ne viendrait pas.
Il plaqua encore quelques accords, mais le coeur n'y était pas. Inutile de jouer de la guitare si on n'y mettait pas toute son âme. L'effort qu'il avait fait pour renoncer à boire l'avait laissé sans force, la gorge et les yeux brûlants, les muscles douloureux.
Il chercha quelque chose, n'importe quoi, pour fixer ses pensées. Tout plutôt que de se répéter en boucle les mots de sa fille... L'accent traînant de la jeune femme qui l'avait appelé du Mississippi s'imposa à lui.
— De quoi avez-vous besoin, au juste... ?
— De retrouver une personne disparue...
— Qui... ?
— Mon père.
Hunter soupira. Maria ne voulait plus passer du temps avec son père. Ils vivaient à quinze kilomètres l'un de l'autre, mais elle refusait de le voir. Bien entendu, Antoinette jubilait. Son ex le détestait, tout simplement parce qu'elle ne l'avait jamais vraiment aimé.
Arrête ! Pense à autre chose !
La voix mélodieuse de Madeline Barker lui revint une nouvelle fois à l'esprit.
— C'est un commentaire à connotation raciste, vous savez ?
Il posa sa guitare sur un coussin, le front soucieux. Le Mississippi ne figurait pas vraiment en tête de la liste des endroits qu'il comptait visiter.
— J'ai besoin de vous. J'ai besoin de votre aide.
Hunter Solozano savait ce que cela signifiait. Combien de fois avait-il eu besoin d'un verre ? Et puis, qu'est-ce qui le retenait à Los Angeles ? Il vivait seul dans une maison vide avec une guitare pour toute compagnie, s'abrutissant de travail pour ne pas s'effondrer et replonger dans l'alcool.
Son existence était devenue tellement pathétique qu'il ne trouvait pas de mots pour la décrire. Il adorait la Californie et il avait vécu presque toute sa vie à Newport Beach, mais les vagues qui grondaient à quelques mètres de sa maison semblaient désormais murmurer : «Maria... Maria... Maria.»
Comment avait-il pu être assez bête pour tendre lui-même à Antoinette le bâton pour se faire battre ? Elle l'avait saisi avec plaisir entre ses doigts parfaitement manucurés et à présent, elle rigolait de le voir à terre.
Sans doute était-il temps de mettre un terme à ce spectacle désolant. Pas question de contraindre sa fille à le voir. L'idée de lui forcer la main, de la rendre plus malheureuse encore, lui était insupportable. Elle lui avait dit que ça vaudrait mieux pour tout le monde qu'il lui fiche la paix, qu'il s'éloigne. Peut-être était-ce la meilleure chose à faire, tout compte fait. Au moins pour un temps. Dieu sait que ça ne lui valait rien de rester dans cette maison vide à se lamenter sur son sort. Quant à passer des vacances seul à Hawaii, il n'en était pas question. Dans sa situation, le temps libre était le pire ennemi. Au bout de quelques heures d'oisiveté, il se retrouverait à tous les coups avec sa chemise à palmiers en train d'ingurgiter cocktail exotique sur cocktail exotique au bar de l'hôtel.
— Qu'est-ce que j'ai à perdre, après tout ? grommela-t-il en allumant son téléphone portable pour retrouver le numéro de Madeline Barker.
Madeline leva péniblement la tête et cligna des yeux en entendant la sonnerie du téléphone. Se pouvait-il que le jour soit déjà levé ?
Le corps raide et douloureux, elle plissa les yeux pour distinguer les aiguilles fluorescentes de sa montre. Une heure du matin. Elle n'avait pas dû fermer les yeux plus de vingt minutes. Elle s'était endormie sur une chaise, la tête sur le plateau du secrétaire, et son cou s'en ressentait.
— Allô ? dit-elle d'une voix engourdie de sommeil.
— Mademoiselle Barker ?
— Oui...
— Hunter Solozano à l'appareil.
Madeline bondit sur ses pieds et vacilla quelques secondes avant de trouver l'équilibre.
— Que voulez-vous ?
— Quel est l'aéroport le plus proche de chez vous ?
— Pourquoi ? bredouilla-t-elle. Vous avez l'intention de venir ?
— Ce n'est pas ce que vous souhaitiez ?
— Si, mais...
Elle réalisa que sa main tremblait.
— ... Nous n'avons discuté aucun des détails de notre... heu... collaboration.
— Je prends mille dollars par jour, plus les frais.
Mille dollars par jour ! Elle posa la main sur sa bouche, horrifiée par le montant qu'il venait d'énoncer.
— Vous m'avez bien dit que l'argent n'était pas un souci pour vous ?
Pas question pour Madeline d'admettre que cette somme la terrifiait. Surtout après la remarque qu'il avait faite lors de leur premier entretien :
— Sans doute votre accent.
Il avait peut-être l'impression qu'elle vivait au fin fond de la cambrousse, mais elle était loin d'être une plouc illettrée.
— Ça ne pose aucun problème, déclara-t-elle d'une voix qu'elle espéra assurée.
— Parfait. J'ai besoin des premiers cinq mille dollars en guise de provision.
Elle se mordit la lèvre. À elle seule, cette somme représentait la totalité de ses économies. Et ce n'était pas les rentrées d'argent du journal qui allaient lui permettre de payer les factures du mois à venir. L'Independent était avant tout une passion pour elle, certainement pas un moyen de s'enrichir.
— Combien de temps pensez-vous devoir consacrer à l'enquête ?
— Je n'en sais rien, répondit-il. Ça vous tient vraiment à coeur de savoir ce qui est arrivé à votre père ?
Il suffisait à Madeline de songer aux conséquences financières qu'allait avoir sa décision d'engager un détective pour avoir aussitôt des sueurs froides. Si M. Solozano restait un mois à Stillwater, ça lui coûterait plus de vingt mille dollars Et c'était sans compter les week-ends et les frais.
Mais Madeline avait tout essayé avant d'en arriver là. Elle avait le sentiment que c'était sa dernière chance de connaître la vérité.
— Rien au monde ne me tient plus à coeur.
— Très bien. Je serai chez vous jeudi.
Elle déglutit.
— Si tôt que ça ?
— Vous avez de la chance. Je devais partir en vacances, mais c'est tombé à l'eau.
De la chance ? À ce tarif, elle avait plutôt l'impression qu'une catastrophe venait de lui tomber sur la tête.
— Et... heu... Juste pour que tout soit clair... vos frais comprennent quoi, exactement ? L'hôtel et les billets d'avion ?
— Ainsi qu'une voiture de location, les repas, les tests scientifiques que je risque d'être amené à commander à un laboratoire quand je trouverai des éléments de preuve, ce genre de choses...
— Je vois.
La liste pouvait devenir longue. De toute façon, avec le salaire qu'elle s'apprêtait à lui verser, ses faux frais seraient le cadet de ses soucis. Et puis, il semblait si sûr d'obtenir des résultats :
Quand je trouverai des éléments de preuve...
— Vous allez me réserver une chambre d'hôtel ou vous préférez que je m'en occupe ? demanda-t-il.
Madeline changea le téléphone de main et essuya sa paume devenue moite sur son pantalon de survêtement.
— J'étais en train de me dire... Enfin, je me demandais si...
— Oui ?
Le ton impatient de sa voix la fit hésiter.
— Peut-être pourrait-on essayer de rogner un peu sur les dépenses ? dit-elle en faisant la grimace.
— Rogner sur les dépenses ? répéta-t-il, suspicieux.
— J'ai une maison d'amis. Je me disais que vous pourriez vous y installer. Vous y seriez au moins aussi bien qu'à l'hôtel, vous savez ? C'est confortable et très calme, précisa-t-elle. Je vis seule.
— Et pour la voiture ?
— Vous pourrez utiliser la mienne.
— Comment allez-vous faire pour vous déplacer ? Si je veux être efficace, je ne peux pas me permettre de partager un véhicule.
— Mon frère me prêtera l'un des pick-up dont il se sert pour les travaux de la ferme. Il en a toujours un en réserve. En général, ces engins sont cabossés et couverts de boue, ajouta-t-elle avec un petit rire, mais ça ne me gêne pas.
À sa grande surprise, Hunter Solozano accepta sans faire d'histoires.
— Très bien, dit-il. Vous comptez également venir me chercher à l'aéroport ?
Pendant le trajet, songea-t-elle, elle communiquerait au détective les informations essentielles concernant la disparition de son père. De cette manière, il pourrait commencer son enquête aussitôt arrivé à Stillwater. Toutes les occasions de faire des économies étaient bonnes à saisir, d'autant qu'elle n'avait aucune garantie qu'il réussirait là où les autres avaient échoué. Parviendrait-il à découvrir des éléments que personne n'avait su voir ? Ou se montrerait-il aussi inefficace que la police ?
Qui sait si elle n'allait pas se saigner aux quatre veines pour rien... Pour une chimère, un espoir qui resterait à jamais inassouvi...
— Mademoiselle Barker ?
Elle déglutit de nouveau pour hydrater sa bouche sèche.
— Je viendrai vous chercher, dit-elle. Prenez un billet pour Nashville.
— C'est plus proche que l'aéroport de Jackson ?
— On gagne deux heures en atterrissant à Nashville.
— Dans ce cas, je vais tout de suite prendre mon billet sur internet et je vous rappelle demain matin pour vous donner mon heure d'arrivée.
— Parfait, dit-elle en s'efforçant d'adopter un ton aussi professionnel que le sien.
Mais lorsqu'elle raccrocha, elle resta longtemps pétrifiée, fixant le téléphone d'un air interdit.
— Qu'est-ce que j'ai fait ? murmura-t-elle dans la nuit.
Chapitre 3
— Tu peux me répéter ça ? demanda Grace.
Madeline avait coincé le sans-fil entre son oreille et son épaule pendant qu'elle rinçait sa tasse à café et la plaçait dans le lave-vaisselle. Le matin était arrivé bien trop vite, au terme d'une nuit agitée, et la fatigue lui brûlait les yeux. Pour ne rien arranger, le café qu'elle venait de boire pour se donner un coup de fouet soulevait son estomac encore vide.
— Tu as bien entendu, Grace. J'ai engagé un détective.
Un silence songeur salua cette réponse.
— Tu me fais marcher, c'est ça ?
— Non.
— C'est un type du coin ?
— Pas du tout. Son bureau se trouve à Los Angeles.
— Mais... Ça fait tellement longtemps qu'il a disparu, Maddy !
— C'est justement pour ça que j'ai fait appel à un enquêteur privé.
Suivie de Sophie, Madeline pressa le pas en direction de la salle de bains. Elle devait finir de se coiffer et de se maquiller avant d'aller au journal. Impossible de mettre le travail de côté une journée de plus. Elle allait s'asseoir devant son ordinateur et écrire cet article qu'elle aurait dû rédiger la veille. Et elle le terminerait à temps pour l'inclure dans l'exemplaire qui serait imprimé ce soir. Sans doute se décidait-elle un peu tard, mais elle ne pouvait se dérober à son devoir. Après tout, elle était la seule véritable journaliste de Stillwater. À ce titre, elle comptait bien relater les détails de la découverte de la Cadillac avec la plus grande impartialité, et ce malgré l'aspect personnel que revêtait pour elle cet événement.
— Allie a travaillé des années sur des affaires de ce genre, lui rappela Grace. Et tu sais comme moi combien elle est douée. Si elle n'a rien trouvé, tu ne penses pas que tu vas perdre ton temps et ton argent en engageant quelqu'un d'autre ?
Madeline n'avait pas envie de parler d'Allie McCormick avec Grace. À partir du moment où elle était tombée amoureuse de Clay, Allie avait délaissé son enquête. Avait-elle eu peur de ce qu'elle risquait de découvrir si elle allait au fond des choses ? C'était probable, dans la mesure où la plupart des habitants de cette ville restaient convaincus de la culpabilité de Clay. Sans doute était-elle parfaitement rassurée, à présent qu'elle le connaissait aussi bien que Madeline. Mais il ne fallait plus compter sur elle pour mener l'enquête. Les jeunes mariés semblaient déterminés à faire une croix sur le passé pour aller de l'avant.
Eux pouvaient aller de l'avant, songea Madeline. Ils ne se sentaient pas, comme elle, liés à Lee Barker. Le père d'Allie avait eu des soucis avant de quitter la ville, six mois plus tôt, et en particulier une aventure avec Irène Montgomery qui avait failli lui coûter son mariage. Il avait réussi à recoller les morceaux avec Evelyn, sa femme, mais il avait dû renoncer à son poste de shérif. Et malgré ces récents remous, Dale McCormick était toujours présent dans la vie de sa fille. Allie ne pouvait imaginer ce que serait son existence sans lui. Quant à Clay, il n'avait vécu que trois ans avec son beau-père.
— Le shérif McCormick l'a renvoyée de la police avant qu'elle ne puisse découvrir quoi que ce soit, tout ça parce qu'il la soupçonnait d'avoir pris parti pour Clay, dit-elle pour éviter de donner le sentiment qu'elle en voulait à Allie.
Si elle commençait à reprocher à d'autres de ne pas en avoir fait assez pour découvrir la vérité, Grace risquait de penser qu'elle la mettait dans le même panier. Et sa quasi-soeur avait tendance à se sentir coupable pour un oui ou pour un non. D'ailleurs, Grace n'avait pas toujours été la femme rayonnante et ouverte qu'elle était aujourd'hui, loin de là. Elle ne s'était rapprochée de sa famille que depuis son retour à Stillwater, soit dix-huit mois plus tôt. Avant, c'était une jeune femme renfermée sur elle-même, complètement immergée dans son travail de substitut du procureur de Jackson.
Pour Madeline comme pour les Montgomery, sa seconde famille, le passé avait été difficile à digérer. La différence, c'était qu'eux semblaient doucement s'en remettre, quand elle restait coincée dans sa souffrance... Voilà pourquoi elle mettait tant d'espoir dans la venue de Hunter Solozano.
— Même sans affectation officielle, elle aurait poursuivi son enquête, dit Grace. C'est juste qu'elle n'a rien trouvé qui puisse la mettre sur une piste sérieuse. Si elle avait eu la moindre idée de l'endroit où il a pu partir...
— Ou de la personne qui a pu lui faire du mal, intervint Madeline.
— ... Ou de la personne qui a pu lui faire du mal, concéda Grace, elle aurait continué à creuser.
Madeline rejeta ses cheveux en arrière afin d'appliquer de l'anti-cerne sur les ombres noirâtres qui s'étaient formées sous ses yeux, résultat d'une semaine de nuits plus mauvaises les unes que les autres.
— J'ai entendu dire que ce détective était d'une efficacité redoutable, expliqua-t-elle. Et puis, c'est une chose que je dois faire avant de renoncer. Ne serait-ce que pour ne pas avoir de regrets.
— Tu sais que tu risques d'être déçue, dit doucement Grace.
— Oui, je sais. Mais ça m'a rendue malade de voir la Cadillac de papa sortir de l'eau.
Elle se tut un instant, la main sur le pinceau à blush qu'elle s'apprêtait à passer sur ses pommettes.
— J'ai eu le sentiment de l'avoir laissé tomber en n'en faisant pas plus pour découvrir ce qui lui est arrivé. Sans parler de Clay... Quand je pense qu'il a failli être jugé pour meurtre, l'été dernier...
— Je ne crois pas que ce genre de mésaventure se reproduira, dit Grace. L'année dernière, il avait été victime de pressions politiques. Mais les Vincelli semblent avoir renoncé à le harceler.
— Ma tante et mon oncle, peut-être. Mais pas mes cousins. Tu as vu comment ils se sont comportés dans l'ancienne carrière ?
— Joe et Roger sont des vautours. Ils ne s'attaquent qu'aux proies immobiles. Et Clay n'est pas du genre à attendre tranquillement qu'on vienne le dévorer.
— Ils ont beaucoup d'amis haut placés.
— Il n'y a aucune preuve directe contre Clay, seulement de vagues éléments de suspicion. Crois-en une magistrate, Maddy, ce n'est pas si simple de faire condamner un innocent. Et comme tu le sais, Clay est innocent.
Les pommettes colorées d'une teinte qui lui donnait presque bonne mine, Madeline entreprit de mettre un peu de fard sur ses paupières.
— La découverte de la Cadillac va réveiller les vieilles rancoeurs, dit-elle. Tu ne crois pas qu'il vaut mieux découvrir ce qui est arrivé à papa et en finir une bonne fois pour toutes ?
Comme le silence à l'autre bout du fil durait un peu trop longtemps, Madeline interrompit sa séance de maquillage.
— Quelque chose te tracasse, Grace ?
— Non, non, tout va bien... Moi aussi, Maddy, j'aimerais savoir ce qui s'est passé. Mais pas à n'importe quel prix.
— Ça ne coûtera que des billets verts. Qu'est-ce que l'argent, comparé à la tranquillité d'esprit que la vérité nous apportera à tous ?
Laissant tomber le fard à paupières dans sa trousse à maquillage, Madeline se mit à la recherche de son mascara.
— As-tu seulement les moyens de le payer ? demanda Grace d'une voix où perçait l'inquiétude.
À peine eut-elle prononcé ces mots que Madeline eut l'angoissante vision des pages d'un calendrier qui s'envolaient les unes après les autres, chaque journée passée vidant son compte jusqu'au dernier centime, et même bien au-delà. Elle ne pouvait que croiser les doigts en espérant que Hunter Solozano découvrirait quelque chose avant qu'elle ne se retrouve à la rue.
— As-tu besoin que je t'aide financièrement ?
C'était une proposition des plus généreuses. Mais Madeline ne pouvait accepter que sa soeur finance une enquête qui avait toutes les chances de se focaliser, au moins dans un premier temps, sur les Montgomery. Il ne faisait guère de doute que M. Solozano s'intéresserait d'abord à Grace et à ceux qui étaient chers à son coeur, même s'il allait forcément s'apercevoir que les preuves indirectes qui conduisaient tout le monde à accuser Clay et les siens ne menaient qu'à des impasses.
— Non, mais merci de me l'avoir proposé.
Elle jeta un coup d'oeil à sa montre. 9 heures.
— Il faut que j'y aille.
— Avant de te lancer dans une telle aventure, tu devrais peut-être en parler avec Clay, suggéra Grace.
— Je crains qu'il ne soit trop tard pour faire machine arrière, répondit Madeline avec un petit rire nerveux. Je suis persuadée que mon détective a déjà acheté son billet d'avion.
— Où va-t-il dormir ?
— Chez moi, dans la maison d'amis.
— Mais tu ne le connais ni d'Eve ni d'Adam, Maddy ! Tu es sûre que c'est une bonne idée ?
— Tout se passera bien, ne t'inquiète pas.
— Pourquoi ne pas lui avoir réservé une chambre au Blue Ribbon Motel ?
— Il vit à Los Angeles, Grace !
— Oui, et alors ?
Madeline n'avait pas l'intention d'envoyer Hunter Solozano dans un motel vieillot situé près d'un campement rempli de mobile-homes délabrés. Pour qu'il lui fasse encore des réflexions vexantes... Non, merci. Et puis, elle aimait bien l'idée d'avoir son détective privé sous la main. De cette manière, elle serait certaine qu'il ne passerait pas ses journées à regarder des films payants sur le câble - comptabilisés en notes de frais, ça allait de soi - au lieu de travailler.
— Ne t'inquiète pas, je te dis ! Il m'a été chaudement recommandé.
— Maddy...
— Si j'ai le moindre doute sur sa personnalité après l'avoir rencontré, je lui trouverai un autre endroit où dormir.
— Hum... Comme tu veux... J'imagine que tu sais ce que tu fais, dit Grace d'un ton qui indiquait qu'elle était loin d'être convaincue. Et tu penses vraiment que ce type va pouvoir t'aider ? ajouta-t-elle après une courte pause.
— Oui, j'en suis sûre. À plus tard, Grace.
Tandis qu'elle raccrochait, Madeline songea qu'elle avait placé énormément d'espoir dans un homme qu'elle ne connaissait absolument pas... Elle risquait d'être terriblement déçue s'il ne trouvait rien. Déçue et ruinée par-dessus le marché. Mais ses collègues lui en avaient dit tellement de bien... Et puis, elle avait absolument besoin d'y croire pour ne pas sombrer.
Tout ça lui semblait bizarre, irréel. Ça s'était décidé si vite... Même l'idée que Solozano puisse mener à bien son enquête la rendait nerveuse. Bien qu'elle n'ait jamais voulu se l'avouer, la perspective de connaître la vérité l'inquiétait sûrement un peu. Madeline connaissait beaucoup de monde dans cette ville, et préférait oublier qu'elle croisait peut-être tous les jours l'assassin de son père.
Debout devant la fenêtre de sa cuisine, Clay fixait la grange d'un oeil sombre. C'était là que tout avait commencé. Les rayons du soleil perçaient derrière les nuages, frappant de biais l'imposant bâtiment. Son ombre s'étirait à travers le jardin, longue et menaçante, pour aller mourir au pied du poulailler.
Malheureusement, l'ombre de celui qu'ils avaient enterré derrière la grange s'étirait plus loin encore, enveloppant l'homme posté derrière la fenêtre. Clay était âgé de seize ans, le soir où sa vie et celle de sa famille avaient basculé dans l'horreur. Pourtant, les événements qui s'étaient déroulés cette nuit-là le poursuivaient encore.
Vingt putains d'années... Et il savait que ça le hanterait jusqu'à la fin de ses jours.
Son regard alla se poser sur la grande porte coulissante de la grange. Après le départ de ses soeurs pour l'université et l'emménagement de sa mère dans un petit duplex du centre-ville, Clay avait transformé l'ancienne écurie en un vaste espace ouvert dans lequel il restaurait des voitures de collection. La jument acariâtre du pasteur avait été vendue, et les quelques chevaux en pension à la ferme rendus à leurs propriétaires. Mais la petite pièce qui avait autrefois servi de bureau à Lee Barker restait vide et inutilisée. Clay n'avait pas l'intention de la rénover. D'ailleurs, il n'y mettait jamais les pieds, elle évoquait trop la mémoire de l'homme qu'il haïssait du fond du coeur.
Mâchoires serrées, Clay imagina son beau-père surveillant depuis la fenêtre de son bureau si les travaux de la ferme avaient été exécutés selon ses ordres. Après que le révérend Barker eut épousé Irène, Clay était devenu son esclave. Mais ce que le pasteur avait fait subir à Grace était encore bien pire...
— D'ordinaire, tu es toujours dehors à cette heure-ci. Quelque chose ne va pas ?
Clay se retourna pour voir sa femme entrer dans la cuisine. Il attendait sa venue. Chaque mardi, elle participait à la vie de l'école que fréquentait sa fille, mais elle était généralement de retour aux alentours de midi.
— Grace m'a appelé, dit-il en regardant Allie avec tendresse.
Il lui suffisait de voir ses grands yeux noisette, sa peau lumineuse et ses lèvres aussi pulpeuses que souriantes pour se sentir en paix.
Sauf qu'elle ne souriait pas, pour l'instant. À la façon dont elle posa son sac à main sur le plan de travail avant d'enrouler ses cheveux derrière l'oreille, il sut qu'elle se préparait au pire. Depuis le jour où ils avaient appris que la Cadillac de Barker avait été retrouvée, ils s'attendaient à recevoir de mauvaises nouvelles.
— La police a trouvé des indices ?
— Pas que je sache.
Le front d'Allie se plissa légèrement.
— Quoi, alors ?
Il aurait préféré ne pas partager le poids de ses soucis avec elle. Il avait l'habitude de porter seul le fardeau du passé. D'une certaine façon, il aimait autant qu'il en soit ainsi. Allie n'avait rien à voir avec le drame qui avait changé le cours de sa vie. Mais quand il l'avait épousée, il s'était promis de ne rien lui cacher. Pas même ça.
— Madeline vient d'embaucher un détective privé.
Elle lui fit signe de s'asseoir sur une chaise de cuisine, et commença à lui masser les épaules.
— Il n'y a sûrement pas de quoi s'en faire, dit-elle. Cette affaire est si ancienne qu'elle en devient très compliquée à élucider. De toute façon, la plupart des détectives privés sont tout juste bons à découvrir des histoires d'adultère. Et encore...
Clay soupira.
— Le type en question a une sacrée réputation.
— Comment le sais-tu ?
— Grace s'est renseignée à son sujet. L'un des avocats avec qui elle a travaillé dans le temps vient de Californie, et il lui est arrivé de faire appel à ce Solozano.
Les mains d'Allie se figèrent.
— Il a de l'expérience en matière d'enquêtes criminelles ?
— D'après ce que Grace a pu apprendre, il a d'abord été flic. Il s'est mis à son compte quand il a pris conscience qu'il parvenait à résoudre presque toutes les affaires qui lui tombaient entre les mains, et que des gens étaient prêts à payer cher pour s'offrir ses services.
— Génial ! dit Allie avec un sourire sarcastique. Et je suppose que sa spécialité est de retrouver les pasteurs disparus depuis vingt ans dans les bourgades du Mississippi ?
Clay se dévissa le cou pour la regarder.
— En fait, je crois qu'il a plus l'habitude de rechercher des biens cachés que des gens disparus.
— Alors, qu'est-ce qu'il vient faire ici ?
— Apparemment, il est assez imprévisible dans ses choix. Ce type fonctionne au coup de coeur.
— Qu'est-ce qui a bien pu l'intéresser dans cette affaire ?
— Va savoir...
Allie se remit à le masser.
— Ça va bien se passer, tu vas voir, murmura-t-elle.
Elle disait ça dès qu'une difficulté se présentait. Cette attitude positive rendait la vie plus facile.
— Je suis si heureux de t'avoir rencontrée, dit-il en posant un baiser sur sa main.
Allie semblait avoir ce pouvoir de tenir le passé en respect. Quand elle se trouvait auprès de lui, Clay s'en sentait presque délivré. Mais il savait que ce ne serait jamais tout à fait le cas. C'était pour ça qu'il avait tellement hésité à construire quelque chose avec elle. C'était injuste de mettre un si sombre secret dans la corbeille de la mariée, de lui infliger la crainte qu'il ne soit découvert comme la responsabilité de le préserver.
— On était faits l'un pour l'autre, dit-elle.
Il ferma les yeux, savourant le massage que lui prodiguait sa femme, malgré l'angoisse qui montait en lui.
— Qu'est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-elle.
Il se posait la question depuis le coup de fil de sa soeur.
— Je crains de ne rien pouvoir faire.
— Tu pourrais appeler Maddy, la convaincre de renoncer à ce projet.
— Je réussirai peut-être à gagner un peu de temps, mais son envie de savoir est trop forte, surtout depuis que la Cadillac a été retrouvée. Tôt ou tard, elle finira par craquer et par le rappeler. Ce ne serait que reculer pour mieux sauter.
— Je n'en suis pas si sûre, dit Allie. Elle a beaucoup de respect pour toi et elle écoute ce que tu lui dis. Tu sais comme elle t'admire...
Si Maddy apprenait un jour la vérité, ses sentiments changeraient certainement du tout au tout. À quoi bon se voiler la face ? songea Clay. Jamais elle ne pourrait lui pardonner. Tout ça était tellement compliqué... Oui, si elle apprenait un jour la vérité, elle perdrait plus qu'un frère. Elle perdrait sa famille : Irène, Grace, et même Molly, qui vivait à New York. Peut-être pire encore, elle perdrait son père pour la deuxième fois...
— J'ai cru comprendre que c'était terminé entre elle et Kirk, dit Clay pour changer de sujet.
— Et ça t'ennuie, hein ?
Il pencha la tête en arrière pour la regarder.
— Pas toi ?
Un sourire narquois se dessina sur ses jolies lèvres.
— J'aime bien Kirk, moi aussi. Mais ce ne sont pas nos affaires. Madeline est assez grande pour savoir ce qui est bon pour elle.
— Qu'est-ce qui te fait dire que Kirk n'est pas bon pour elle ? C'est un type bien qui travaille dur pour gagner sa vie.
— Elle ne va pas l'épouser simplement parce que tu le trouves sympathique. Si c'était le grand amour, ils seraient mariés depuis longtemps, tu ne crois pas ? Quand ils étaient ensemble, on aurait dit des vieux copains et sûrement pas des amoureux.
Ce n'était pas faux, mais Kirk faisait partie du décor depuis si longtemps... Il avait trouvé sa place parmi les Montgomery, sans perturber le délicat équilibre qui régissait leurs rapports familiaux.
— Il va bien falloir qu'elle se case à un moment ou à un autre, dit Clay. Elle a déjà trente-six ans.
Allie éclata de rire.
— Qu'est-ce que tu es vieux jeu quand tu t'y mets !
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Maddy veut avoir des enfants... Elle en parle souvent.
— Elle finira par trouver leur père.
— L'horloge tourne, et je suis persuadé que Kirk est l'homme qu'il lui faut, insista Clay. Elle devrait se marier avec lui, fonder une famille et oublier le passé.
Il croisa les bras, tandis qu'un nuage passait dans le bleu de ses yeux.
— Au lieu de ça, elle va dépenser toutes ses économies pour se payer les services d'un privé qui risque de lui apprendre des choses dont elle ne se remettra jamais.
— Le sentiment de culpabilité, de responsabilité et l'envie de savoir sont tous trois de puissants leviers pour agir, dit Allie. Tu devrais savoir ça mieux que personne.
— On ne parle pas de moi, grogna-t-il.
Le beau sourire d'Allie était de retour.
— Si seulement tu savais comme tu es merveilleux, mon amour !
Il repoussa les mèches qui lui tombaient sur les yeux. Ses cheveux commençaient à être longs et un tour chez le coiffeur s'imposerait bientôt.
— Ça me suffit de savoir que tu me trouves merveilleux.
— Peut‑être que si la mère de Maddy était encore là, les choses seraient différentes, dit-elle.
— Bien sûr qu'elles le seraient ! Pour commencer, maman n'aurait pas épousé cette ordure de Lee Barker. Il n'avait pas de mots assez durs pour parler de sa première femme, mais tu sais comme moi qu'il n'aurait jamais demandé le divorce. Ça n'aurait pas été bon pour son image.
Percevant le ton amer de sa voix, il s'en voulut d'être incapable de prendre de la distance avec ces vieilles histoires.
— Il voulait à tout prix préserver les apparences pour pouvoir faire ses saloperies sans éveiller les soupçons.
Elle se pencha pour l'embrasser tendrement sur la joue.
— Tu as fait de ton mieux étant donné les circonstances, y compris vis-à-vis de Maddy. Je sais que tu l'aimes comme ta propre soeur.
— Mais elle doit ressentir les choses différemment, dit-il. Elle est un membre à part entière de notre famille, et en même temps elle a un statut particulier, comme une enfant adoptée. Ça ne doit pas être simple pour elle.
— Ce sera beaucoup plus compliqué encore si elle découvre la vérité, dit Allie en allant chercher le téléphone. Alors, appelle-la.
— Pour lui dire quoi ? «Salut, Maddy, j'ai un truc à t'apprendre : contrairement à ce que tu crois, tu n'as aucune envie de savoir ce qui est arrivé à ton père.»
Allie se mit à jouer avec les cheveux de Clay.
— Non, idiot ! Dis-lui simplement que cette affaire est trop ancienne pour être élucidée, que son détective va lui coûter la peau des fesses pour rien du tout. Et si ces arguments ne suffisent pas à la convaincre, fais-lui savoir que tu désapprouves son initiative.
— Je préfère éviter de me montrer trop pressant avec elle.
— Et pourquoi donc ?
— Je ne veux pas éveiller ses soupçons. C'est déjà un miracle que les gens d'ici n'aient pas réussi à la monter contre moi.
— Jamais elle ne te tournera le dos.
— Ça pourrait arriver si ce détective privé est aussi fort qu'on le dit.
Allie s'engouffra aussitôt dans la brèche pour faire valoir son point de vue.
— Voilà pourquoi tu dois la persuader de renoncer à le faire venir.
— Franchement, je ne pense pas pouvoir la faire changer d'avis.
— Ça vaut quand même la peine d'essayer, tu ne crois pas ? répliqua Allie en lui tendant le téléphone sans fil.
Au journal, le téléphone n'avait pas cessé de sonner pendant toute la matinée. C'était à croire que tous les habitants de Stillwater avaient quelque chose à dire sur la découverte de la Cadillac. À vrai dire, ce n'était pas une surprise pour Madeline, la disparition de son père avait alimenté les conversations pendant des années, et ce rebondissement dans l'enquête ravivait l'intérêt des gens.
Dieu merci, les appels étaient pour la plupart bien intentionnés, des amis et des connaissances qui tenaient à lui dire un petit mot gentil après avoir appris la nouvelle. Mais il y avait toujours ceux qui faisaient feu de tout bois pour essayer de saper la confiance qu'elle avait dans les Montgomery.
Madeline aurait préféré ignorer tous ces coups de fil, les aimables comme les fielleux, pour travailler en paix. C'était déjà assez difficile comme ça de rédiger un article sur son père sans être interrompue toutes les cinq minutes. Mais elle ne pouvait s'empêcher de décrocher, espérant chaque fois qu'il s'agissait du shérif Pontiff qui lui apportait le résultat des recherches approfondies effectuées sur la Cadillac. Elles devaient être terminées, à présent, et les éventuels indices avaient probablement été envoyés au labo. Alors, pourquoi tardait-il tant à la contacter ? Elle était à bout de patience. C'est pourquoi elle se précipita sur le téléphone quand celui-ci se remit à sonner, malgré le curseur qui clignotait avec un air moqueur sur l'écran de son ordinateur.
— Allô ?
— Madeline ?
La jeune femme reconnut la voix de Ray Harper. Ray avait été très proche de son père avant qu'une terrible dispute, dont l'origine restait à ce jour inconnue, ne les sépare à jamais. Lorsque Madeline était petite, Ray avait même effectué pour eux toutes sortes de petits boulots à la ferme.
— Salut, Ray. Comment vas-tu ?
— Toujours en pleine forme. Et toi ?
— Je fais aller.
— J'ai appris pour la Cadillac de Lee.
— Quand je pense qu'elle était dans cette carrière, à quelques kilomètres de chez moi, durant toutes ces années...
— Qui l'a mise là ? demanda Ray.
— C'est la question que tout le monde se pose. Pour ma part, je n'en ai pas la moindre idée.
— Ça a dû te faire un choc de la voir réapparaître comme ça.
Oui, ça lui avait fait un choc. Mais à tout prendre, elle préférait ça à l'immobilisme dont avait souffert l'enquête pendant des années. Et puis, Madeline avait d'autant moins envie de s'appesantir sur ses malheurs devant Ray qu'il avait en commun avec elle d'avoir perdu un être cher de la façon la plus tragique qui soit : quelque temps avant le suicide d'Eliza, la fille de Ray Harper s'était également donné la mort.
— Je tiens le coup.
— La police a-t-elle trouvé quoi que ce soit qui puisse nous éclairer sur ce qui s'est passé ?
— Non, pas encore.
— Je suis désolé, Madeline.
— Je n'ai pas perdu espoir, tu sais ?
Il ne répondit rien, et elle se sentit tenue de combler le silence.
— Ça fait un moment que je ne t'ai pas vu en ville, Ray. Qu'est-ce que tu as fait ces derniers temps ?
— Je suis souvent à Luka. Ma mère a fait une chute et elle s'est cassé le col du fémur. Elle ne peut plus vivre seule, maintenant. Je suis en train de l'aider à emménager chez ma soeur.
— Embrasse-la pour moi.
— Je n'y manquerai pas. Je crois qu'elle sera très bien ici avec Patti... En tout cas, je devrais être de retour à Stillwater à la fin de la semaine. Passe-moi un coup de fil si tu apprends quelque chose, d'accord ? Ton père et moi n'étions pas dans les meilleurs termes quand il a disparu, mais je pense souvent à lui.
— Ça me fait plaisir de l'entendre, Ray.
Un signal sonore lui indiqua qu'elle avait un appel en attente.
— Tous mes voeux de rétablissement à ta mère. À bientôt, dit-elle avant de prendre l'autre appel.
Mais ce n'était toujours pas le shérif. L'écran du téléphone affichait le nom de Clay.
— Salut, frérot. Quoi de neuf ?
— Rien de spécial, répondit-il. Je voulais juste m'assurer que tu allais bien.
Elle fit pivoter sa chaise pour regarder d'un air morose à travers la verrière de son bureau. Les commerces les plus florissants de la ville se succédaient dans le pâté de maisons qui s'y encadrait presque en entier : la quincaillerie L & B, les meubles Town & Country, les pompes funèbres Cutshall, la salle des ventes Lambert, et le Good Times, un bar agrémenté d'une salle de billard. De là où elle se trouvait, Madeline pouvait aussi apercevoir un bout du poste de police. Elle posa les yeux sur sa façade comme si son regard avait le pouvoir de traverser les murs.
— Oui, ça va. Même si j'en ai mare de ce temps pourri.
Et que je n'en peux plus d'attendre que Pontiff daigne m'appeler.
— Tout le monde a vu combien c'était difficile pour toi, hier. Tu as envie d'en parler ?
— Il ne reviendra pas, dit-elle d'une voix absente. J'avais pensé que ça m'aiderait de savoir qu'il est... parti pour toujours. Mais ce n'est pas le cas. Ça me met en colère, au contraire. Et je me sens coupable de ne pas en avoir fait assez pour découvrir ce qui lui est arrivé.
— Tu as publié des appels à témoins dans les colonnes de ton journal, proposé des récompenses en échange d'informations, tu es même allée jusqu'à te mettre hors-la-loi pour essayer de faire progresser l'enquête... Tu as continué à rédiger des articles sur Lee au moins une fois par mois afin que personne n'oublie sa disparition. Tu n'as jamais laissé tomber, Maddy. Je ne vois pas ce que tu aurais à te reprocher.
Elle avait conscience que son obstination avait eu de terribles conséquences pour Clay, Irène et Grace. Seule Molly vivait assez loin pour échapper aux harcèlements que subissaient les Montgomery. Depuis la disparition de son père, ils avaient dû se défendre sans cesse face aux accusations les plus affreuses, laisser la police perquisitionner la ferme à deux reprises, vivre dans une ville où tout le monde les regardait de travers. L'été précédent, Clay avait même été arrêté, et il avait passé plusieurs nuits derrière les barreaux avant d'être relâché. Mais qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Et que pouvait-elle faire à présent pour retrouver le ou les responsables de ce qui avait tout l'air d'être un assassinat ? Lee Barker était son père, et elle ne pouvait supporter que sa disparition reste à jamais un mystère.
Les Montgomery eux-mêmes n'avaient-ils pas intérêt à ce que Solozano fasse toute la lumière sur cette histoire ? De cette façon, on leur ficherait enfin la paix.
— Je suppose que tu sais que j'ai embauché un détective ? dit-elle. J'aurais dû le faire depuis longtemps. Ça t'aurait évité de connaître la prison, l'été dernier.
Clay ne fit aucun commentaire sur ce pénible événement. Lui non plus n'aimait pas s'appesantir sur ses malheurs. Être inculpé pour homicide volontaire n'avait rien de réjouissant, mais puisque les charges qui pesaient contre lui avaient été abandonnées, il trouvait inutile de revenir sur ce sombre épisode de sa vie.
— Allie se sent mal à l'aise vis-à-vis de toi, dit-il. J'espère que tu n'as pas le sentiment qu'elle t'a laissée tomber en mettant un terme à son enquête.
— Non. C'est moi qui vous dois des excuses. Je n'arrive toujours pas à croire que j'ai pu...
Elle tripota nerveusement un trombone qui traînait sur son bureau. En général, elle évitait d'aborder ce sujet. Ce qui s'était passé aux abords de la cabane de pêcheur du père d'Allie la remplissait encore de honte. Qu'est-ce qui avait pu lui passer par la tête pour qu'elle demande à cet imbécile de Hendricks de faire peur à Allie ? Et dire qu'elle avait cru que ça la motiverait pour mener à bien son enquête... Pourtant, elle avait envie d'en parler aujourd'hui, de s'excuser de nouveau. D'autant que Clay y avait fait allusion quelques minutes plus tôt.
— Tu es même allée jusqu'à te mettre hors-la-loi pour essayer de faire progresser l'enquête...
Il avait dit ça sans le moindre reproche dans la voix. Pourtant, il s'en était fallu d'un rien pour qu'il ne meure par sa faute. Cette pensée la faisait encore frissonner.
— Je te demande pardon pour ce que j'ai fait, Clay.
— N'en parlons plus, Maddy. C'est déjà oublié. Je sais que c'était pour la bonne cause. Et puis, Hendricks était seulement censé impressionner Allie, pas me tirer dessus.
— Mais c'est quand même à cause de moi que tu as été blessé.
— Tu ne pouvais pas deviner que ça déraperait. D'ailleurs, tu ignorais même que je me trouverais sur les lieux, ce soir-là.
C'était vrai, mais elle ne se pardonnerait jamais d'avoir employé de tels moyens. Elle avait tout simplement perdu la tête. Madeline avait mis tant d'espoir dans le retour de la fille du shérif McCormick à Stillwater et dans sa promesse de rouvrir le dossier Barker, qu'elle n'avait pas supporté l'idée qu'Allie puisse délaisser l'enquête. Son esprit frustré et confus avait alors imaginé un scénario saugrenu pour la remotiver. Scénario qui avait failli tourner au drame.
Au bout du compte, Hendricks avait été renvoyé de la police de Stillwater et avait écopé de trois ans de prison dont un ferme. Sa femme, restée seule avec deux enfants, avait le plus grand mal à joindre les deux bouts. Beau bilan, en vérité...
Madeline avait échappé aux poursuites parce que son frère n'avait pas porté plainte contre elle et qu'il avait été établi que le coup de feu relevait d'une initiative personnelle d'Hendricks. Jamais Madeline ne lui avait demandé de voler l'arme de service d'Allie et encore moins de s'en servir contre Clay.
Elle se leva et se mit à arpenter son bureau de long en large.
— Parfois, quand je songe à cette histoire, je...
— N'y pense plus, coupa-t-il. Je t'ai dit que c'était oublié. On fait tous des erreurs, des choses qu'on regrette.
La grandeur d'âme de Clay lui arracha un sourire.
— Tu es le meilleur des frères, tu sais ?
Il changea aussitôt de sujet.
— Alors, ce détective privé ? Grace m'a dit que tu le faisais venir de Californie.
— En effet.
— Quand doit-il arriver ?
— Jeudi. Je ne sais pas encore à quelle heure.
Elle s'arrêta devant la fenêtre.
— Pourquoi Toby Pontiff ne m'a-t-il pas encore appelée ? murmura-t-elle comme pour elle-même. Tu vois, c'est pour ça que j'ai besoin d'une aide extérieure. La police d'ici est tout bonnement incapable...
— Jeudi ? répéta Clay. C'est rapide, dis donc.
— Ouais.
Elle marcha jusqu'à son bureau et se laissa tomber sur sa chaise pivotante.
— Grace a l'air de penser que je fais une bêtise.
— Je peux la comprendre, dit-il prudemment.
Elle se mit à gribouiller sur un Post-it.
— Alors, tu penses comme elle ?
Il ne répondit pas tout de suite. Mais lorsqu'il reprit la parole, sa réponse n'était pas celle que Madeline attendait. D'ordinaire, si elle lui demandait son avis concernant l'opportunité de publier un article destiné à réveiller l'intérêt des lecteurs sur la disparition de son père, il répondait : «Fais ce que tu as à faire.» Au lieu de ça, il soupira et dit :
— Il faut savoir tourner la page, Maddy.
Elle lâcha son stylo et se redressa sur sa chaise.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Et si les réponses étaient encore plus douloureuses que les questions ?
Elle pivota en direction de la fenêtre, soudain mal à l'aise.
— Quoi ? Clay, si...
Madeline déglutit et s'efforça de dominer la nausée qu'elle sentait monter en elle.
— Clay, si tu as quelque chose à me dire, c'est le moment.
— Je n'ai rien à ajouter, dit-il.
— Je ne comprends pas. Comment les réponses pourraient-elles être pires que les questions ?
— Qui sait ? Peut-être qu'il s'est fourvoyé dans une affaire louche ?
— Qu'est-ce que tu racontes ? s'écria-t-elle. C'est de la folie, voyons ! Papa était un humble serviteur de Dieu. Tu sais comme il était bon, ajouta-t-elle d'une voix tremblante. Tu as vécu sous son toit, tu as entendu ses sermons. Il n'aurait jamais pris de libertés avec la morale.
Il resta silencieux.
— Tu sais quelque chose que j'ignore, Clay ?
— Seulement ce à quoi je songeais en regardant la Cadillac sortir de l'eau.
— C'est-à-dire ?
— Qu'on n'assassine pas un homme comme lui sans une bonne raison.
— Quelqu'un aurait pu en avoir après son argent ! Celui qui l'a attaqué a peut-être dérobé le contenu de son portefeuille... Ou alors, il a été tué simplement parce qu'il s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment... Qui sait s'il n'a pas croisé la route d'un type qui n'était pas dans son état normal ? Combien de gens sont victimes de la bêtise humaine, d'un déchaînement soudain de violence dû à l'alcool ou à la drogue ?
— Tu penses à Mike Metzger, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que je pense à lui !
— Mike est peut-être un camé et un trafiquant, mais ce n'est pas un assassin.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu vois, c'est ça, le problème. Chacun d'entre nous a un avis sur la question, mais personne ne peut prouver quoi que ce soit. C'est pour ça que les gens d'ici s'en prennent à toi. Si M. Solozano découvre le vrai coupable, ils te laisseront enfin tranquille pour mon plus grand bonheur.
— Je sais que les accusations portées contre moi sont également pesantes pour toi, dit Clay. Je ne veux pas que tu te sentes obligée de me défendre, Maddy.
— Comment pourrais-je laisser dire des âneries pareilles ? s'exclama-t-elle. Quand on te pointe du doigt, ça me blesse aussi. Je n'en peux plus de cette situation. Franchement, j'en ai plus qu'assez d'entendre des gens insinuer que je suis stupide de ne pas voir ce qui crève les yeux.
— Ignore-les.
Bien qu'il ne puisse pas la voir, il sut que Madeline lui répondait avec une grimace agacée.
— Et comment, s'il te plaît ? C'est plus facile pour toi, tu vis en dehors de la ville. Moi, je fréquente les habitants de Stillwater tous les jours que Dieu fait.
— Mais ce détective privé va te prendre une fortune, dit-il, à bout d'arguments.
Et même plus encore...
— Ce qu'il demande est plutôt raisonnable, affirma-t-elle sans hésiter à mentir.
— Tu as les moyens de le payer ?
Elle pressa le pouce et l'index contre ses paupières closes.
— Oui, bien sûr.
— Alors, tu es vraiment décidée à aller jusqu'au bout ?
Hunter Solozano lui avait posé la même question.
— Oui. C'est un pari que je dois prendre. Toi-même, tu ne serais pas soulagé de connaître la vérité ? Ne serait-ce que par curiosité...
— J'ai laissé le passé derrière moi, Maddy. Je m'efforce de vivre dans le présent.
Elle faillit lui dire que cet énorme point d'interrogation pesait sur son quotidien comme une chape de plomb, que chaque fois qu'elle avait pris la résolution de faire le deuil de son père, ses cauchemars étaient revenus au galop. Mais elle n'avait jamais parlé à personne de ses nuits perturbées par des visions d'horreur, de ses réveils en sursaut, inondée de sueur. Elle craignait qu'on la prenne pour une folle.
— J'aimerais pouvoir en faire autant, se contenta-t-elle de dire, mais je n'y arrive pas.
Madeline fit un tour complet sur sa chaise pivotante en entendant la porte du bureau s'ouvrir avec un léger grincement. Irène venait d'entrer.
— Maman est là, dit-elle à Clay. Je peux te rappeler plus tard ?
— Bien sûr. En attendant, essaie de te détendre, d'accord ? Je m'inquiète pour toi.
— Je me sens très bien, assura Madeline.
Mais elle souffrait, entre autres, d'un mal de tête dû au manque de sommeil. À dire vrai, très bien était une description de son état aussi erronée que possible.
— Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit, dit-il avant de raccrocher sans dire au revoir.
Clay, qui n'était pas du genre bavard, s'était montré plus disert qu'à son habitude. Mais elle n'avait pas le temps de réfléchir à la teneur de leur conversation, sa belle-mère affichait sa mine des mauvais jours.
— Bonjour, maman, dit-elle en contournant son bureau pour aller poser un baiser sur la joue d'Irène.
— Bonjour, ma chérie.
Irène se laissa embrasser sans rendre le baiser, signe que quelque chose la préoccupait.
— Le shérif t'a appelée ? demanda-t-elle.
— Non. Et toi ?
Irène Montgomery haussa les épaules d'un air dédaigneux.
— Toby Pontiff ne daignera pas me tenir au courant de l'avancement de son enquête, dit-elle. Sauf pour me brandir un mandat de perquisition sous le nez. Ou un mandat d'arrêt.
Bien que le nouveau shérif de Stillwater paraisse avoir moins d'à priori contre les Montgomery que la plupart des habitants de cette ville, il ne se montrait pas non plus particulièrement amical avec eux. En l'absence de preuve irréfutable, il semblait faire de son mieux pour ne pas les condamner trop vite. Pourtant, malgré ses efforts pour afficher une certaine impartialité. Madeline avait le sentiment qu'il se rangeait à l'avis général voulant que sa famille d'adoption soit responsable de la disparition de Lee Barker.
— Ça ne devrait plus être long, dit-elle, autant pour elle-même que pour Irène.
— Savent-ils seulement ce qu'ils font ? Depuis le départ de Dale, la police de Stillwater n'est plus qu'un ramassis d'incompétents.
Irène ne pouvait s'empêcher de mentionner le nom de son ancien amant.
— Ils auraient mieux fait de s'adjoindre les services d'Allie, ajouta-t-elle.
— Alors, ils ont définitivement renoncé à faire appel à elle ?
— Oui. Figure-toi qu'elle est allée jusqu'à les contacter pour proposer gracieusement son aide et qu'ils l'ont envoyée sur les roses.
Comme Madeline s'y était attendue, les Vincelli avaient commencé leur travail de sape auprès du shérif. Sinon, Toby Pontiff aurait certainement eu recours à l'expérience d'Allie. Qui mieux qu'elle dans cette ville était qualifiée pour recueillir des indices ?
— Je suis persuadée qu'ils font de leur mieux, dit-elle. Au fond, Toby n'est pas un mauvais bougre.
Il n'était pas mauvais bougre, mais il n'avait été nommé au poste de shérif que depuis quelques mois. Madeline doutait qu'il soit capable de résister aux pressions politiques exercées par des notables tels que Mme le maire, qui se trouvait justement être une amie des Vincelli.
— En attendant, il n'arrive pas à la cheville du shérif McCormick, déclara Irène.
— Il manque peut-être un peu d'expérience, admit Madeline.
Irène était toujours amoureuse du père d'Allie. Ça crevait les yeux. Pourtant, ils ne se voyaient plus depuis des mois. Les McCormick avaient quitté Stillwater pour essayer de sauver leur mariage. D'après Allie, ses parents ne s'en sortaient pas trop mal, même si rien n'était encore gagné.
Madeline savait que sa belle-mère espérait les voir échouer. Irène se sentait seule, ces derniers temps, et venait la voir de plus en plus souvent. Avec Clay et Grace mariés l'un comme l'autre, et Molly qui vivait à des milliers de kilomètres de Stillwater, il était naturel qu'elle se tourne vers Madeline... Mais la jeune femme se serait bien passée de sa visite d'aujourd'hui. Les états d'âme d'Irène ne faisaient qu'ajouter à ses propres angoisses.
— Tu crois qu'on devrait l'appeler ? demanda-t-elle.
Irène approuva d'un signe de tête, mais le téléphone se remit à sonner avant que Madeline n'ait le temps de composer le numéro du poste de police.
Elle se pencha au-dessus de son bureau et tira l'appareil vers elle. Malgré l'écran qui indiquait un numéro sur liste rouge, elle espéra qu'il s'agissait enfin du shérif.
— Stillwater Independant.
— Madeline ?
À l'autre bout du fil, la voix était étouffée, étrange, comme si son correspondant cherchait délibérément à la déguiser.
— Oui ? dit-elle, un peu hésitante.
— J'ai entendu dire qu'on avait retrouvé la voiture de votre père dans l'ancienne carrière.
Madeline était presque certaine qu'il s'agissait d'une femme, même si celle-ci s'efforçait de rendre sa voix plus grave.
— En effet.
— C'est Clay qui l'y a conduite. Je l'ai vu de mes propres yeux...
— Qui est à l'appareil ?
Mais la correspondante anonyme avait déjà raccroché.
Chapitre 4
Madeline essaya de se persuader qu'il s'agissait simplement d'un de ces appels mal intentionnés qui ne reposaient sur rien d'autre que le désir de nuire. Elle en avait reçu tellement depuis qu'elle avait racheté le journal, dénonçant presque exclusivement Clay ou sa famille. Tous promettaient des preuves qui ne venaient jamais...
Mais celui-ci avait quelque chose de différent. La correspondante - s'il s'agissait bien d'une femme, comme Madeline le croyait - avait paru si nerveuse, si impressionnée, si... sincère.
— Qui était-ce ? demanda Irène.
— Une erreur, répondit Madeline avec un sourire forcé qui ressemblait sans doute à une grimace.
Mais dans son état, elle ne pouvait faire mieux. La voix anonyme résonnait en elle comme le martèlement de la pluie sur les fenêtres. Qui avait bien pu prononcer ces mots ? Si vraiment cette personne avait surpris Clay en train de conduire la Cadillac dans la carrière, pourquoi ne l'avait-elle pas dénoncé à la police ? Pourquoi sortir du bois aujourd'hui, après vingt ans de silence ? Madeline avait en sa possession la liste des témoins ayant affirmé avoir vu ceci ou cela, mais aucun d'eux n'avait aperçu son père après qu'il eut quitté l'église, le jour de sa disparition.
Une ombre pressée, courbée sous la pluie battante, passa devant la grande fenêtre.
— C'est Pontiff, dit Irène.
Quelques secondes plus tard, Toby se présentait à la porte, l'air très officiel avec sa casquette et son imperméable brodé des insignes de la police de Stillwater.
À sa vue, Madeline oublia l'appel anonyme.
— Shérif..., dit-elle, incapable de dissimuler l'espoir que suscitait cette visite.
Dégoulinant de pluie sur le paillasson, il jeta un rapide coup d'oeil en direction d'Irène avant de hocher la tête en guise de salut.
— Alors, tu as trouvé quelque chose ? demanda-t-elle.
Le policier plissa les yeux, tandis que ses sourcils se fronçaient légèrement.
— Puis-je te parler seul à seule, Maddy ?
Madeline hésita. Elle ne pouvait pas faire cet affront à Irène.
— Inutile de s'isoler, Toby. Je n'ai rien à cacher à ma belle-mère.
Il sembla sur le point d'insister, mais se ravisa avec un imperceptible soupir.
— Comme tu voudras... Voilà ce que je suis venu te dire : je ne veux pas te donner de faux espoirs, mais nous avons trouvé des éléments qui vont peut-être nous permettre de rouvrir l'enquête.
— Peur-être ? répéta-t-elle, le coeur cognant dans sa poitrine. De quoi s'agit-il exactement ?
— De mèches de cheveux, pour commencer.
— Qui n'appartiennent pas à mon père ?
— Ils sont noirs.
Sachant pertinemment ce que le shérif allait dire, Madeline lui coupa l'herbe sous le pied.
— Comme ceux de Clay.
C'est Clay qui l'y a conduite...
— Précisément.
— Ça ne veut rien dire ! lança Irène.
Les Montgomery étaient montrés du doigt depuis si longtemps que Madeline ne pouvait lui en vouloir d'être un peu agressive. Mais elle craignait que l'attitude de sa belle-mère ne soit contre-productive. Au nom du respect et de l'amour qu'elle éprouvait pour Clay, elle décida de mettre ses propres doutes de côté pour présenter un front uni devant le shérif.
— Maman a raison, dit-elle. En cherchant bien, tu trouveras sans doute des mèches de mes propres cheveux dans la Cadillac de papa. Et de ceux de Grace ou de Molly. On est tous montés dans cette voiture à un moment ou à un autre.
— Vous y trouverez aussi mes cheveux, ajouta Irène d'un ton toujours aussi virulent. C'est comme si vous disiez que vous avez décelé des traces d'ADN de Clay dans la ferme ! C'est absurde.
Madeline vit à quel point elle agaçait Toby. Comme si la ville n'avait pas assez de griefs comme ça à l'égard de sa belle-mère, beaucoup d'habitants de Stillwater la considéraient depuis quelques mois comme une briseuse de ménage. Pour eux, Dale McCormick avait été victime d'une allumeuse, pour ne pas dire plus. Sans son influence maléfique, il serait encore heureux avec sa femme et il aurait conservé son poste de shérif. D'ailleurs, Madeline avait le sentiment que Toby Pontiff voyait les choses exactement de cette façon. Malheureusement, elle ne pouvait guère défendre Irène sur ce point. Contrairement au mystère qui entourait la disparition de son père et aux accusations sans fondement qui en résultaient, la liaison de l'ancien shérif et de sa belle-mère était un fait établi.
— Les cheveux étaient coincés entre l'appui-tête et le siège, expliqua Pontiff.
— Et alors ? rétorqua Irène avec un air de défi.
— Le siège conducteur, précisa le shérif.
Clay n'avait jamais été autorisé à conduire la Cadillac. Madeline avait assez souvent relu sa propre déposition pour savoir qu'elle avait elle-même précisé ce point en réponse à une question des policiers.
— Clay a très bien pu prendre les clés à l'insu de mon mari pour aller faire un tour, dit Irène d'un ton moins assuré.
C'est à peine si les lèvres de Pontiff remuèrent lorsqu'il répondit :
— Un tour à l'ancienne carrière, peut-être ?
— Ce que vous avez trouvé ne prouve rien du tout !
Irène s'exprimait à présent d'une voix aiguë, aux accents presque désespérés, qui trahissait un début de panique. Madeline vint lui prendre la main.
— Il existe toutes sortes de raisons pour lesquelles mon frère a pu conduire cette voiture, dit-elle. Des raisons qui n'ont rien à voir avec la disparition de papa.
— Par exemple ? dit Pontiff.
Madeline imagina aussitôt un scénario plausible.
— Il a pu la déplacer pour faire passer le tracteur.
Les cheveux qu'ils avaient trouvés dans la Cadillac ne prouvaient rien. Pas plus que l'appel anonyme qu'elle avait reçu quelques instants avant l'arrivée du shérif. Si on voulait la convaincre que Clay était coupable, il faudrait lui fournir des éléments plus sérieux.
— On a trouvé autre chose, dit Pontiff.
Madeline retint sa respiration. Un quart d'heure plus tôt, elle aurait donné n'importe quoi pour avoir ces informations, et maintenant elle ne savait plus si elle avait envie de les entendre.
— Quoi ?
— Une petite valise.
— Vous avez trouvé une valise ? Comment se fait-il qu'on ne l'ait pas vue quand on a sorti la voiture de l'eau ?
— Je me suis mal exprimé. Il s'agit plutôt d'une sacoche. Elle était cachée dans le coffre, sous la roue de secours.
— Mais mon père n'emportait jamais de vêtements à l'église !
— Elle n'était pas remplie de vêtements, expliqua le shérif. On a trouvé de la corde à l'intérieur.
— De la corde ? répéta Madeline. Quel genre de corde ?
— Malheureusement, il s'agit d'une corde tout à fait ordinaire, comme on en trouve dans n'importe quelle quincaillerie.
— Elle n'a vraiment rien de particulier ? Tu n'as pas décelé un détail qui pourrait nous apprendre d'où elle vient ?
— Je l'ai étudiée sous toutes les coutures, crois-moi.
Une grande lassitude s'empara soudain de Madeline. Elle se sentait affreusement déçue, découragée.
— Alors... Tu crois qu'elle a servi à attacher papa ? Et qu'il y a eu préméditation ?
Toby Pontiff souleva nerveusement sa casquette détrempée.
— Je ne pense pas que cette corde ait été utilisée pour attacher ton père, dit-il. Il y avait autre chose dans la sacoche.
Madeline et Irène échangèrent un regard inquiet.
— Dis-nous ce que c'est, Toby.
Il se racla la gorge et inspira profondément.
— La sacoche contenait aussi un... un godemiché, répondit-il d'une voix à peine audible.
Sonnée comme si on venait de lui assener un violent coup sur la tête, Madeline mit un moment à réagir.
— Un quoi ? dit-elle en lâchant la main d'Irène pour s'appuyer sur le cadre de la porte.
Rouge comme une tomate, le shérif Pontiff souleva de nouveau sa casquette et se passa une main dans les cheveux.
— Tu sais, un accessoire sexuel...
— Qu'est-ce qu'un tel objet pouvait bien faire dans la voiture de mon père ? cria Madeline.
— Je n'en ai pas la moindre idée, répondit Toby. Mais j'espère qu'on retrouvera des traces d'ADN sur ce... cette pièce à conviction.
— Après tout ce temps ? demanda Irène en posant la main sur sa poitrine.
Madeline voyait bien que le shérif faisait des efforts pour rester aussi professionnel que possible.
— La pièce à conviction était dans un sac congélation hermétiquement fermé. Si...
Il s'éclaircit la voix.
— ... Si l'objet en question n'a pas été lavé avant d'être mis dans cette pochette plastique, on peut espérer qu'il parlera.
Irène était aussi pâle que Toby était rouge.
— Et que pourrait-il nous apprendre ?
— Peut-être existe-t-il une victime quelque part liée à une autre affaire. Une affaire qui pourrait nous éclairer sur la disparition du pasteur Barker. Nos chances de recueillir des traces d'ADN sur l'objet sont extrêmement minces, mais il faut essayer.
Irène secoua la tête.
— Le lien que vous cherchez pourrait se trouver n'importe où dans le pays, voire hors de nos frontières... Lee a dû prendre quelqu'un en stop, un type qui aura fourré cette sacoche dans le coffre avant de jeter la voiture dans l'eau.
Pour expliquer la disparition de son second mari, Irène avançait souvent l'hypothèse d'un vagabond ou d'un auto-stoppeur qui l'aurait attaqué alors qu'il revenait à la ferme. Mais personne n'avait aperçu d'étranger en ville ou à ses abords, le soir de la disparition du pasteur. Et nul étranger ne pouvait traverser une ville comme Stillwater sans se faire remarquer, tout le monde se connaissait, et l'on regardait les inconnus d'un oeil plutôt méfiant.
— Ce n'est pas tout, dit Pontiff en fixant le bout de ses chaussures. La sacoche contenait autre chose.
Le ton résigné du policier mit Madeline en alerte. Qu'est-ce qui allait encore lui tomber sur la tête ?
— Quoi ? dit-elle presque en même temps qu'Irène.
Il releva les yeux, l'air désolé.
— Trois petites culottes. D'après leur taille, elles devaient appartenir à une fillette de onze ou douze ans.
D'un seul coup, Madeline eut le coeur au bord des lèvres. L'association d'une corde, d'un godemiché et de culottes de fillette avait quelque chose d'absolument révoltant. Nul doute que le shérif éprouvait les mêmes sentiments. Il avait trois filles.
— Tu crois que l'homme qui a tué mon père était un pédophile ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— Ça m'en a tout l'air.
Comment un détraqué sexuel pouvait-il vivre au sein de leur petite communauté sans se faire repérer ? Comment avait-il pu assassiner le chef spirituel de la ville sans être pris ? Stillwater était une bourgade tranquille où le taux de criminalité était exceptionnellement bas. Parmi ses mille cinq cents résidents, aucun n'était inscrit sur le fichier national des délinquants sexuels.
S'efforçant de se ressaisir et de rassembler ses pensées, Madeline posa la main sur le bras de Pontiff.
— Toby...
À cet instant, elle ne le voyait plus comme le shérif de Stillwater. Il était le mari de son amie, un garçon qu'elle connaissait depuis l'enfance, un être humain capable de compassion.
— Et si un homme avait avoué à mon père ses... ses inacceptables pulsions sexuelles ? Si papa avait décidé de lui venir en aide, de lui offrir un soutien psychologique afin de l'empêcher de faire du mal aux enfants ? Tu sais que les hommes d'église ne sont pas censés divulguer ce qui leur a été dit dans le secret du confessionnal, sauf dans le cas de certains crimes particulièrement odieux, surtout s'il y a risque de récidive... Ce sale pervers a peut-être tué mon père parce qu'il avait décidé de le dénoncer à la police.
— Je dois dire que ça m'a traversé l'esprit.
— S'il s'agit de quelqu'un qui a bonne réputation, d'une personne en qui tout le monde a confiance, on peut imaginer qu'il n'a pas supporté l'idée d'être démasqué.
— D'autant qu'un type comme ça doit absolument donner l'apparence d'un personnage respectable pour ne pas éveiller les soupçons, renchérit Pontiff.
— Exactement. Alors, que comptes-tu faire ? Interroger tous les membres masculins de la congrégation de papa ?
Cette tâche avait déjà été accomplie, mais à présent, la police aurait quelque chose de précis à rechercher.
— J'y songe, en effet. Mais pour le moment, j'aimerais que vous m'accompagniez toutes les deux au poste.
— Pour quelle raison ? s'écria Irène, toujours aussi à cran.
— Pour voir si l'une de vous reconnaît la sacoche ou les culottes. Il faut qu'on trouve à qui elles appartiennent.
— Tu ne penses tout de même pas qu'elles pourraient être à moi ? dit Madeline.
Lorsque Irène vint passer son bras sous le sien, elle se rendit compte qu'elle s'était exprimée d'une voix stridente. L'idée que ses petites culottes, où celles de n'importe quelle fillette, se trouvent dans cette sacoche entre un rouleau de corde et un godemiché lui semblait le comble de l'abomination.
— Je n'ai aucun a priori sur la question, répondit Toby Pontiff. Mais j'aimerais éclaircir cette affaire. Et il me paraît logique de commencer par la famille du disparu.
C'était sans doute logique, mais également insoutenable.
— Madeline ne supportera pas de regarder ces horreurs, dit Irène. Je vais y aller seule.
— Non, maman ! Je vous accompagne.
— Je préfère ça, dit le shérif.
Madeline s'approcha de lui et posa de nouveau la main sur son imperméable luisant de pluie.
— Tu sais ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?
À en croire sa moue perplexe, il n'en savait rien du tout.
— Quoi ?
— Ça prouve que les Vincelli et ceux qui les soutiennent se trompent depuis toutes ces années.
À sa grande surprise, une boule se forma dans sa gorge, tandis qu'elle prononçait ces paroles.
— Clay n'a rien à voir là-dedans, ajouta-t-elle, les larmes aux yeux.
— Maddy..., commença-t-il.
Mais elle n'en avait pas terminé.
— Mon frère a peut-être l'air sombre et renfrogné pour ceux qui ne le connaissent pas, mais il préférerait mourir plutôt que faire du mal à un enfant.
Les traits de Pontiff s'adoucirent à ces mots.
— C'est vrai qu'il faut parfois savoir aller au-delà des apparences, dit-il.
Mais cela ne suffit pas à calmer Madeline.
— Je sais que jamais il n'aurait le moindre geste déplacé envers un enfant, poursuivit-elle en tremblant légèrement. Jamais ! Peut-être est-il plein de colère et de...
Elle fit une courte pause, soucieuse de décrire son frère de la façon la plus juste qui soit.
— Il n'est peut-être pas d'un abord facile, reprit-elle, mais il a un coeur en or. Clay est tout sauf un détraqué.
— Il a eu une enfance difficile, fit gentiment remarquer Pontiff. Ça peut laisser des traces.
C'était la première fois qu'elle entendait Toby parler de Clay avec une certaine compassion. Malgré les épreuves qu'il avait dû traverser dans sa jeunesse, Clay était trop impressionnant, trop solide pour susciter immédiatement la sympathie. Et comme il n'était pas du genre à se livrer au premier venu... Certaines personnes se méritaient, et c'était le cas de son frère. Comme l'avait dit Pontiff lui-même, il fallait savoir aller au-delà des apparences pour comprendre quelle sorte d'homme il était.
— C'est vrai qu'il a été marqué par son enfance, dit-elle, mais il a toujours protégé ceux qui étaient plus petits ou plus faibles que lui. Tu as certainement remarqué à quel point sa belle-fille l'adore.
Pontiff prit la main de Madeline dans la sienne.
— Tu dois comprendre que je suis tenu de tout vérifier, Maddy, quel que soit mon sentiment personnel. Le fait qu'une petite fille vive sous son toit m'oblige justement à redoubler de prudence.
Ce qu'elle comprenait surtout, c'était qu'il était temps de disculper définitivement Clay et de mettre la main sur le vrai coupable. Sans doute les faits n'avaient-ils pas parlé en sa faveur, jusque-là, mais elle était certaine que les choses étaient sur le point de changer. Et si les policiers se révélaient incapables d'arrêter l'homme qui avait tué son père, Hunter Solozano s'en chargerait pour eux.
Assises sur les chaises en plastique gris du poste de police, Madeline et Irène attendaient l'arrivée de Grace. La pluie avait enfin cessé, mais il suffisait de regarder le ciel chargé de nuages pour comprendre qu'il ne s'agissait que d'un répit.
Le convecteur qui soufflait de l'air chaud toutes les cinq minutes faisait un raffut de tous les diables. Debout face à un classeur à tiroirs, Radcliffe essuya la sueur qui perlait à son front, preuve que ce système était efficace à défaut d'être discret. Pourtant, depuis que Madeline avait vu les pièces à conviction découvertes dans le coffre de la Cadillac, elle ne parvenait plus à se réchauffer.
— Tu es bien sûre de ce que tu avances, Maddy ? chuchota Irène.
Malgré sa bouche sèche et pâteuse, Madeline se força à répondre :
— Oui, j'en suis sûre.
— Mais cette culotte ne me dit rien du tout... Et beaucoup de petites filles portent des sous-vêtements avec ce genre de motif.
Ce n'était pas le genre de motif qu'elle avait reconnu c'était le motif lui-même. Une île avec à l'arrière-plan un singe grimpant sur un palmier. Madeline soupçonnait sa belle-mère de l'avoir également reconnu. Sans doute Irène refusait-elle d'affronter la réalité. Plutôt que faire face aux possibles implications de cette découverte, elle préférait croire à une coïncidence.
— Je te dis que j'en suis sûre, maman. Sûre et certaine.
Bien qu'elle ait essayé de dire ça gentiment, le ton impatient de sa voix avait trahi son agacement. Irène était encore loin d'être une vieille dame, mais elle devenait de plus en plus sensible à la façon dont on s'adressait à elle, comme si sa cuirasse s'amenuisait avec l'âge. Madeline avait beau savoir qu'un rien la blessait, elle était trop bouleversée et épuisée pour prendre des gants avec elle.
Que faisait la culotte de Grace - celle que Madeline lui avait achetée pour Noël - dans une sacoche inconnue contenant de la corde et un phallus en plastique rose ? Grace n'avait que treize ans quand son beau-père et sa voiture avaient disparu.
— Pourquoi déranger Grace, puisque tu es si sûre d'avoir reconnu cette culotte ? demanda Irène.
— Maman, s'il te plaît !
Le shérif, assis derrière son bureau, releva les yeux en direction de Madeline. Quand celle-ci détourna le regard, les traits fermés, il replongea le nez dans son travail. Elle lui fut reconnaissante de sa discrétion. La dernière chose dont elle avait envie, c'était qu'on vienne lui proposer un verre d'eau ou des paroles de réconfort. À peine avait-elle aperçu les objets soigneusement disposés sur une table, un quart d'heure plus tôt, que son visage avait parlé pour elle. Et Toby, qui la scrutait attentivement, avait tout de suite compris qu'elle avait reconnu l'un d'entre eux.
L'association du godemiché - dont la taille avait quelque chose d'à la fois effrayant et grotesque - et de cette culotte au motif naïf et enfantin était tout simplement intolérable.
Se remémorant malgré elle cette image, Madeline enfouit la tête dans ses mains. L'idée qu'un prédateur sexuel ait pu croiser le chemin de Grace à l'âge où elle portait ce sous-vêtement lui donnait envie de vomir.
— Mon Dieu..., murmura-t-elle avant de se masser les tempes.
Elle avait une affreuse migraine, mais c'était son coeur qui lui faisait le plus mal. Elle se rappelait l'adolescence difficile de Grace. Ses problèmes avaient-ils commencé après qu'elle eut subi des attouchements, ou pire, qu'elle eut été violée par un de ces salauds qui s'en prenaient aux enfants ?
Non, c'était impossible. Elle s'en serait aussitôt ouverte à sa famille. À sa mère, au moins...
Mais au fond d'elle, Madeline savait que ça ne se passait pas ainsi. Les fillettes abusées éprouvaient souvent un tel sentiment de honte qu'elles étaient incapables de confier leur terrible secret.
— J'ignore à qui appartenait cette sacoche, murmura-t-elle, mais je le tuerai de mes mains s'il a osé toucher Grace !
Irène se leva d'un bond.
— Je veux appeler Clay, dit-elle.
Madeline tressaillit, brutalement arrachée à ses sombres pensées.
— Quoi ? Tu tiens vraiment à ce qu'il voie ça ? dit-elle en désignant de la main les culottes alignées sur la table, à côté de l'énorme godemiché.
— J'ai... J'ai besoin de lui, bredouilla Irène.
Elle semblait si perdue que Madeline s'en voulut de s'être montrée impatiente avec elle. Sa belle-mère méritait mieux que ça. Irène lui avait témoigné tout l'amour et toute l'attention dont elle avait eu besoin après le suicide de sa mère. Madeline se demandait souvent dans quel état elle serait sortie de l'adolescence sans cette douce présence maternelle. Un triste état, à n'en pas douter...
— On peut se débrouiller sans lui, murmura-t-elle dans l'espoir de la calmer. On est capables de gérer la situation toutes les deux, pas vrai ?
— Non, répondit Irène.
— Mais tu connais Clay : il va piquer une crise de rage s'il voit ce qui se trouve sur cette table. Et je ne crois pas que ce soit bon pour Grace. Manifestement, si vraiment elle a été abusée par un pédophile, elle a choisi de ne rien dire. Ça ne va pas être simple pour elle de venir ici et de révéler son secret, devant plusieurs personnes qui plus est. Et la présence de son grand frère n'arrangera rien à l'affaire...
— Appelons-la pour lui dire de rester chez elle ! gémit Irène en agrippant le bras de Madeline.
Le shérif leva de nouveau les yeux dans leur direction et Madeline sut, sans qu'il ait besoin de formuler sa pensée, qu'il convoquerait Grace officiellement si nécessaire. Il voulait qu'elle confirme ce que Madeline lui avait dit après plusieurs minutes de stupeur, lorsqu'elle avait enfin retrouvé l'usage de la parole.
— Tu sais bien qu'on ne peut pas faire ça, maman.
— Alors, je veux que Clay vienne aussi, insista Irène. Grace aura besoin de son soutien.
— Je préférerais vraiment lui épargner cette épreuve, protesta mollement Madeline.
Mais il était trop tard. Irène s'était ruée sur un bureau inoccupé et décrochait déjà le téléphone.
Après une seconde d'hésitation, Madeline renonça à se battre. Au fond, elle était soulagée que Clay les rejoigne. Ne serait-ce que parce qu'il s'occuperait de sa mère, lui permettant ainsi de digérer en paix ce qu'elle venait de découvrir.
La porte du poste de police s'ouvrit et Grace fit son entrée en compagnie de Kennedy Archer, son mari. Ils se tenaient par la main, soudés comme à l'accoutumée. Lui était vêtu d'un costume sur-mesure, tandis que Grace arborait une tenue plus décontractée. Ses yeux étaient dissimulés derrière des lunettes de soleil malgré la grisaille qui régnait au-dehors.
Elle érige un mur de défense. Elle sent qu'elle va devoir affronter quelque chose de terrible. Soudain, Madeline n'eut plus aucune envie d'assister à la suite des événements.
Kennedy lança un bref salut à la ronde, tandis que sa femme se contentait de hocher la tête en direction de Madeline et Irène.
— Madame Archer, monsieur Archer... merci d'être venus si vite.
Le shérif était allé à leur rencontre aussitôt qu'il les avait aperçus, et il serrait à présent la main de Kennedy. Il s'approcha ensuite de Grace, mais celle-ci venait de voir les objets disposés sur la table, et elle ignora la main tendue du policier.
— Que peut-on faire pour vous, shérif ? demanda Kennedy d'une voix circonspecte.
Pontiff les invita à s'approcher de la table tout en leur expliquant où avaient été trouvés la sacoche et son troublant contenu. Grace se laissa entraîner par son mari, la démarche incertaine.
La voyant vaciller comme si elle était sur le point de perdre connaissance, Madeline vint lui prendre la main. Quant à Irène, elle s'était réfugiée près de la porte d'entrée, et marmonnait quelque chose au sujet de Clay.
— Reconnaissez-vous l'un de ces objets, madame Archer ? demanda Pontiff.
Kennedy se figea, raide comme un piquet.
— Grace ? murmura-t-il.
Il y avait un monde d'amour et d'intimité dans la façon dont il avait prononcé son prénom.
Elle secoua négativement la tête lorsque Pontiff pointa la sacoche du doigt, puis elle fit de même quand il désigna le godemiché, la corde et les culottes. Mais quand il isola celle avec le singe et le palmier, elle ouvrit enfin la bouche.
— Celle-ci m'appartenait.
Un sentiment de panique envahit Grace, lui coupant presque la respiration. Elle s'attendait à vivre un moment difficile, mais avec Madeline qui regardait par-dessus son épaule, c'était encore pire que ce qu'elle avait imaginé. Le shérif regardait également, le visage aussi neutre qu'un champion de poker. Même Radcliffe, qui faisait semblant de fouiller dans un dossier suspendu, n'en perdait pas une miette.
Son avenir et celui de sa famille allaient se jouer maintenant, dans sa capacité à se montrer convaincante en dépit de cette marée de douloureux souvenirs.
— Savez-vous comment votre culotte s'est retrouvée dans la Cadillac du révérend Barker ? lui demanda Pontiff.
— Aucune idée.
Elle aurait tant voulu avoir la force d'ôter ses lunettes de soleil et d'affronter le regard du shérif. Elle avait conseillé suffisamment de témoins pour savoir comment paraître sincère dans ses réponses. Mais elle s'en sentait incapable. La main de Kennedy, qui enserrait la sienne, lui rappelait que le contenu de cette sacoche représentait son passé, alors que lui et leurs enfants étaient sa vie d'aujourd'hui. Seule cette pensée lui permettait de tenir le coup. Elle sentait la détermination de son mari à la soutenir quoi qu'il arrive, sa volonté contagieuse de triompher des obstacles qui se dressaient sur la route de leur bonheur.
— Si tu laisses tes vieux démons te gâcher la vie, c'est ton beau-père qui aura le dernier mot.
C’est ce qu’il lui disait chaque fois que le passé venait ternir son merveilleux présent. Et à ce jour, ça n'avait pas trop mal fonctionné.
Serrant les dents, Grace se promit de ne pas décevoir Kennedy, d'ignorer la douleur de ces pénétrations forcées dont elle se souvenait si bien, l'haleine fétide du pasteur et ses infâmes grognements, le flash du Polaroïd qui immortalisait son calvaire, la capturant dans les positions les plus humiliantes qui soient.
Pontiff reprit la parole.
— Quelqu'un s'est-il servi de cette corde ou du... heu... de l'un de ces objets pour vous faire du mal, Grace ?
Elle sentit une grosse goutte de sueur glisser entre ses omoplates.
Madeline exerça une pression sur sa main, comme pour lui dire qu'elle pouvait se confier sans crainte, que personne ne la jugerait si elle répondait par l'affirmative. Madeline était sincère, bien entendu, mais elle était loin d'imaginer le nom du tortionnaire. Si Grace révélait son secret, elle déclencherait un tremblement de terre dont nul ne pouvait prévoir les conséquences. Un tremblement de terre qui blesserait tout le monde, y compris les êtres qui lui étaient le plus cher.
Puisant des forces insoupçonnées dans l'amour qu'elle éprouvait pour sa famille, elle parvint à prendre un ton légèrement moqueur pour répondre au shérif :
— Bien sûr que non, voyons ! Qu'allez-vous chercher là ?
— Vous n'avez pas été victime de... d'attouchements, à l'âge où vous portiez ce sous-vêtement ? insista Pontiff.
— Qui pourrait être assez vil pour s'attaquer à une fillette ? dit-elle comme si elle avait du mal à l'imaginer.
— C'est justement ce que nous essayons de savoir.
La porte s'ouvrit alors à toute volée, et Clay pénétra dans la pièce comme un taureau dans l'arène, d'épaisses mèches noires dressées sur la tête. On aurait dit qu'il s'était si souvent passé la main dans les cheveux qu'ils refusaient de se remettre en place.
Grace sentit son sang se glacer à l'idée que son frère allait voir la corde et l'ignoble accessoire qui se trouvaient sur la table. Bien entendu, il était au courant des sévices qu'elle avait endurés. Mais il existait une grande différence entre la connaissance abstraite des faits et la vision des instruments de torture utilisés par le pasteur dépravé.
Clay s'était toujours senti coupable de ne pas avoir compris plus tôt ce que Barker faisait subir à sa petite soeur. Aujourd'hui encore, il s'en voulait de n'avoir pas su la protéger contre les déviances de ce monstre. La vision de ces objets risquait de mettre du sel sur cette plaie jamais cicatrisée.
Planté au milieu de la pièce, Clay regarda chacun d'entre eux en silence. Lorsque ses yeux se posèrent sur la table où étaient disposées les pièces à conviction, sa mâchoire se contracta et une ombre passa sur son visage.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
Kennedy lui expliqua la situation sous le regard anxieux de Grace. Quelle allait être sa réaction ? Allait-il réussir à se contrôler ? Le voyant pâlir sous le poids de l'émotion, elle oublia un instant sa propre souffrance pour éprouver une bouffée de compassion et d'amour à l'égard de son frère.
— Un mauvais plaisant a dû voler ma culotte, dit-elle lorsque Kennedy eut terminé son explication. Mais je ne sais ni quand ni comment. Quant aux autres culottes, j'ignore à qui elles appartenaient.
Cette dernière affirmation était la stricte vérité : jusqu'à présent, Grace avait toujours pensé qu'elle avait été l'unique victime de son beau-père. Alors, que faisaient ces deux sous-vêtements inconnus dans le coffre de la Cadillac ? Elle n'était donc pas seule à être tombée entre les mains du pédophile ?
Elle frissonna d'horreur à l'idée que d'autres avaient pu connaître le même sort qu'elle. Mais de nouveau, elle repoussa cette pensée, de crainte de s'effondrer. Elle y songerait plus tard. Elle ne maintenait une apparence presque normale que par la force de sa volonté. Un rien pouvait briser le fragile barrage qu'elle avait édifié à la hâte contre le torrent d'émotions qui se pressait en elle.
— J'avais pour habitude de faire sécher notre linge sur un fil tendu dans le jardin, intervint sa mère qui se trouvait un peu en retrait du groupe agglutiné autour de la table.
Étant donné son état de grande fébrilité, Irène avait dû puiser loin dans ses ressources pour avancer cette explication crédible d'une voix presque posée. De fait, les Montgomery n'avaient jamais possédé de séchoir. Mais, explication crédible ou non, ses enfants connaissaient assez leur mère pour se rendre compte qu'elle était sur le point de craquer. Grace craignait de commettre une gaffe irréparable si jamais ses nerfs la trahissaient.
Elle retira lentement ses lunettes de soleil.
— Ce qui signifie que n'importe qui pouvait la subtiliser, dit-elle en s'efforçant d'adopter le ton qu'elle prenait dans les prétoires.
Madeline et Pontiff étaient-ils dupes ? Ou se rendaient-ils compte qu'elle était au bord des larmes ?
— Celui qui est allé prendre cette petite culotte sur le fil à linge, poursuivit Grace comme si elle s'adressait à la cour, n'était sans doute qu'un fétichiste ou un jeune homme perturbé par la poussée d'hormones propre à l'adolescence.
— C'était il y a presque vingt ans, nota Pontiff. Alors, si ce jeune homme perturbé est toujours dans les parages, il est sûrement passé du fantasme à l'action.
Grace focalisa son attention sur la moustache soigneusement taillée de Pontiff.
— Quelqu'un est-il jamais venu voir la police pour se plaindre d'abus sexuels ?
— Non... Mais il arrive souvent que les victimes de ce type de délit n'osent pas porter plainte.
— C'est vrai, murmura Grace pour lui donner le sentiment qu'elle cherchait à faire preuve d'objectivité.
— Pour moi, celui qui a tué Lee a quitté Stillwater depuis longtemps, affirma Irène.
Pontiff affichait son scepticisme avec autant d'ostentation qu'il arborait son insigne de shérif.
— Ça ne tient pas debout, dit-il. Aucune autre disparition n'a été signalée dans notre ville.
Irène se rapprocha du groupe.
— Je suis certaine qu'il s'agissait d'un vagabond, s'écria-t-elle. Pourquoi est-ce que personne ne veut m'écouter ?
Clay mit le bras autour des épaules de sa mère et lui demanda de se calmer pendant que Madeline entraînait Grace loin de la table.
— Mike Metzger vivait tout près de chez nous, dit-elle en s'adressant à Toby. Tu penses qu'il aurait pu voler cette culotte ?
Cela faisait longtemps que les soupçons de Madeline se portaient sur Metzger. Une semaine avant sa disparition, son père avait surpris le jeune Mike, alors âgé de dix-neuf ans, en train de fumer un joint dans les toilettes de l'église. Le pasteur l'avait aussitôt dénoncé aux autorités. À la suite de cet incident, Mike avait formulé de vagues menaces à l'encontre du révérend Barker. Mais la police n'avait jamais rien trouvé contre lui. À présent, Mike Metzger était derrière les barreaux pour avoir confectionné de la méthamphétamine dans le sous-sol de sa maison. Quant à Madeline, elle continuait à le bombarder de lettres incendiaires.
Inspirant profondément, Grace se préparait à intervenir de nouveau quand le shérif la devança.
— On peut lui poser la question. Il sort dans quelques jours.
— Dans quelques jours ? s'écria Madeline. Mais je croyais qu'il avait encore deux ans à tirer.
— On vient de lui accorder une mise en liberté conditionnelle, expliqua Toby Pontiff.
Grace avait presque de la peine pour Mike. Il était un peu paumé, mais il n'avait rien d'un assassin. Et voilà qu'après un séjour en prison, il allait rentrer chez lui pour se faire harceler de questions par le shérif et ses hommes.
Elle jeta un coup d'oeil en direction de Clay, curieuse de savoir s'il partageait son opinion sur Mike. Mais son frère était en train de fixer les objets exposés sur la table. Il suffisait de voir son regard noir et les veines gonflées de son cou pour comprendre à quel point le contenu de cette maudite sacoche le bouleversait.
Grace passa son bras sous le sien et frotta la joue contre son épaule pour lui dire que le passé était derrière eux, qu'ils ne pouvaient laisser cette découverte gâcher le bonheur qu'ils avaient trouvé l'un comme l'autre.
— Comment va Allie ? demanda-t-elle pour lui rappeler qu'ils devaient avant tout protéger ce qu'ils avaient construit.
La question sembla le prendre au dépourvu, et il mit un instant à quitter ses sombres pensées. Puis il retira lentement son bras qui entourait encore les épaules d'Irène, tandis que celle-ci plongeait la main dans son sac, à la recherche d'un mouchoir en papier.
Grace sentait combien il lui était difficile de contenir ses émotions. Madeline se rapprocha d'eux, et les mots trouvèrent enfin leur chemin dans la gorge étranglée de Clay.
— Elle va bien... Elle est...
Sa poitrine se souleva tandis qu'il inspirait une grande quantité d'air, comme un plongeur après une longue apnée.
— Allie..., murmura-t-il simplement, prononçant le prénom de sa femme comme un talisman contre le mauvais sort.
Comme un porte-bonheur.
— Ça va, Clay ? demanda Madeline qui voyait elle aussi à quel point il était bouleversé.
— Ça va, répondit-il en se massant le cou. Mais je tiens à dire que le propriétaire de cette sacoche n'est qu'une sale ordure.
Et il quitta le poste de police sur ces mots.
Soulagée, Grace le regarda s'éloigner. Il avait pris soin de dire «n'est qu'une sale ordure», et non «n'était». Ils avaient géré la convocation du shérif aussi bien que possible. Avec un peu de chance, la sacoche et son sinistre contenu seraient peu à peu oubliés, et ils pourraient reprendre le cours normal de leurs vies.
Tandis que Madeline remerciait Toby Pontiff pour le travail accompli, Grace tira sur le bras de Kennedy pour lui faire comprendre qu'il était temps de partir. Elle n'avait pas l'intention de rester une minute de plus dans la même pièce que ces objets. La Grace d'aujourd'hui n'avait plus rien à voir avec la Grace d'alors. «Gracie-tout-sourire» ou «Gracie-couche-toi-là», comme certains garçons n'hésitaient pas à l'appeler, était cette fillette traumatisée, violée presque quotidiennement par son beau-père. Mais tout comme son bourreau, «Gracie» était désormais morte et enterrée. Grace refusait de se remettre dans la peau de la petite suppliciée : elle rejetait sa souffrance, ses complexes et ses manques. Elle rejetait son insatiable besoin de plaire pour se rassurer.
Mais alors qu'elle était sur le point d'atteindre la porte, elle se figea sur place en entendant Madeline s'adresser au shérif.
— Et le résultat des analyses ? Ça prendra combien de temps ?
— Ça va dépendre du labo. Je sais qu'ils sont plutôt débordés, Maddy. Ça peut prendre des semaines, voire des mois. Dans la mesure où l'affaire est très ancienne et où on n'a pas de suspect, on n'a malheureusement aucune raison légitime de leur demander de se presser.
Grace fit volte-face.
— Vous allez chercher des traces d'ADN ?
Pontiff hocha la tête.
— Sur quoi ?
— Sur la sacoche et tout ce qui se trouvait à l'intérieur.
— Mais cette sacoche est dans le coffre de la Cadillac depuis près de vingt ans, s'écria-t-elle. L'ADN sera trop dégradé pour...
— Pas forcément, interrompit Pontiff. La sacoche était bien fermée et le... l'objet en plastique rose se trouvait dans un sac congélation hermétiquement clos.
Elle sentit la main de Kennedy qui exerçait une franche pression sur la sienne pour la mettre en garde. Prudence, Grace, ta voix trahit une certaine panique...
Elle en avait conscience, mais elle ne parvenait pas à se dominer.
— Je ne comprends pas, dit-elle. À quoi cela va-t-il vous servir d'obtenir un ou plusieurs profils génétiques ?
Pontiff ne cacha pas sa surprise devant cette question.
— Vous me demandez à quoi ça va servir ? répéta-t-il en ouvrant de grands yeux.
— Ça n'est utile que si l'on a un suspect, dit-elle. Et vous n'en avez pas, que je sache. Vous n'avez même pas de victime !
Les mains gantées de latex, le shérif entreprit de ranger les pièces à conviction dans une grande boîte marron.
— C'est exact, mais comme je l'ai dit tout à l'heure à Madeline, cette découverte va peut-être nous mener vers une autre affaire, liée ou non à la disparition du révérend Barker. Quant à l'absence de victime, on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve, pas vrai ?
Pontiff savait qu'il avait affaire à une magistrate et qu'elle ne pouvait manquer d'être d'accord avec lui. Ce qu'elle fit, afin de ne pas éveiller ses soupçons. Mais elle se mit à prier en silence pour que les techniciens du labo ne trouvent pas de traces d'ADN. S'ils en décelaient sur cet horrible accessoire dont se servait Barker pour la violer et sur la petite culotte ornée du singe sur son palmier, Pontiff ne tarderait pas à percer son terrible secret.
Chapitre 5
La convocation du shérif avait été un moment difficile à passer pour tout le monde, mais Irène semblait encore plus affectée que ses enfants. Madeline l'accompagna jusqu'à sa voiture avant de retourner au poste de police afin de poursuivre sa conversation avec Toby Pontiff.
— Je vais faire venir un détective privé de Los Angeles, annonça-t-elle. Il pourra peut-être t'aider à exploiter tous ces...
D'un large geste de la main, elle désigna la boîte marron où avaient été remisées les nouvelles pièces à conviction.
— ... trucs.
Le visage de Pontiff se contracta. Visiblement, cette nouvelle ne le réjouissait pas.
— Je suis capable de faire mon boulot tout seul, Maddy. Je comprends que le travail de la police t'ait déçue par le passé, mais sache que je compte faire l'impossible pour découvrir la vérité. Inutile de faire appel à un privé.
— Un point de vue extérieur peut être utile, pourtant. Qui sait s'il ne mettra pas le doigt sur quelque chose qui t'a échappé ?
— Vous êtes la seule à qui quelque chose échappe dans cette ville ! intervint Radcliffe d'une voix exaspérée.
À en juger par la montagne de documents empilé à ses pieds, il était loin d'avoir terminé son travail de classement. Mais, de toute évidence, il trouvait beaucoup plus intéressant d'écouter ce que Madeline et le shérif se disaient.
— Vous n'avez pas vu la réaction de Clay ? poursuivit-il. Il était à deux doigts de perdre son sang-froid.
— Si je l'ai vue ! répliqua vivement Madeline, furieuse que Radcliffe vienne mettre son grain de sel dans la conversation.
Qui l'avait sonné, celui-là ?
— Clay était bouleversé, reprit-elle. Est-ce si difficile à comprendre ? C'était quand même le sous-vêtement de sa soeur qui se trouvait sur cette table, juste à côté de cet horrible godemiché !
Pontiff fusilla son jeune collègue du regard avant de s'interposer.
— Écoute, Maddy... On a grandi ensemble et j'ai vu croître au fil du temps ta souffrance et ta frustration. Crois-moi, j'ai moi-même ressenti plus d'une fois de la colère devant l'énigme que pose la disparition de ton père. Tu sais comme les gens d'ici regrettent de ne pas avoir pu l'accompagner à sa dernière demeure. Et tu sais aussi combien ils regrettent que son crime reste à ce jour impuni. C'est vrai, aucun des shérifs qui m'ont précédé n'est parvenu à résoudre ce mystère. Mais je suis déterminé à réussir là où ils ont échoué. Je ne suis pas là pour faire de la figuration, Madeline. J'ai la ferme intention de faire toute la lumière sur cette affaire, d'accord ?
— Puisque nous avons le même but, pourquoi ne pas unir nos forces ? Je ne comprends pas pourquoi la venue d'un détective privé te pose un problème.
— Je n'ai pas envie d'avoir quelqu'un dans les pattes, c'est tout. Ce type vient de Los Angeles, c'est ça ? Les choses ne se passent pas de la même façon en Californie et dans le Mississippi.
Et si c'était justement une bonne chose ? songea Madeline. Hunter Solozano se moquerait bien des pressions du maire ou des Vincelli, et il ne craindrait pas de s'attirer les foudres de la population de Stillwater.
— Une enquête est une enquête, dit-elle. J'espère que tu auras la sagesse de travailler main dans la main avec lui.
Elle vit la mâchoire de Toby se crisper.
— Pourquoi as-tu fait appel à ce type ? demanda-t-il sans desserrer les dents.
— Parce que je veux découvrir la vérité coûte que coûte, répondit-elle, songeant autant aux dettes qu'elle s'apprêtait à contracter qu'à ceux qui déploraient son initiative.
Sur ces mots, elle tourna les talons et quitta le poste de police d'un pas décidé.
Pour Madeline, le reste de la semaine passa avec une lenteur désespérante. Après la noyade de Rachel Simmons et la découverte qui en avait résulté, on aurait dit que la ville entière retenait sa respiration en attendant la suite des événements. Les mères qui d'ordinaire laissaient leurs enfants jouer sans surveillance se montraient méfiantes depuis quelques jours. Et, comme l'avait craint Madeline, le nom de Clay était souvent associé aux spéculations sur la présence d'un pédophile au sein de la population.
L'idée qu'on puisse soupçonner son frère d'être un pervers qui s'en prenait aux enfants révoltait Madeline. On murmurait ici et là que la police avait découvert quelques cheveux noirs sur le siège conducteur de la Cadillac... Oui, et alors ?
Cette voiture avait servi pendant des années à transporter toute la famille, nom d'un chien !
Mais elle savait bien que cette histoire de cheveux n'était pas seule responsable du regain d'animosité envers Clay. C'était le fait qu'il n'accorde aucune importance à ce qu'on pouvait penser de lui qui leur restait en travers de la gorge.
Ils s'appuyaient sur son attitude - son arrogance, disaient-ils - pour l'accabler de tous les maux de la terre. Pourtant, Dieu sait que son frère n'avait pas le profil d'un prédateur sexuel. Les pédophiles recherchaient la présence des enfants, ils allaient à leur rencontre, postulaient pour des emplois qui les mettaient en contact avec des proies potentielles.
Avant que Grace n'épouse Kennedy Archer, dix-huit mois plus tôt, et que les fils de ce dernier n'entrent dans son cercle familial, Clay ne côtoyait aucun enfant. Il vivait seul à la ferme et ne se rendait en ville qu'une ou deux fois par semaine pour faire les courses ou jouer au billard. D'ailleurs, il suffisait de le voir en présence de Whitney, la fillette de six ans qu'Allie avait eue d'un premier mariage, pour comprendre qu'il n'avait pas la moindre pensée déplacée à l'égard de la gamine.
De toute façon, tout ça était parfaitement ridicule : la sacoche avait été déposée deux décennies plus tôt dans le coffre de cette voiture, alors que Clay n'avait que seize ans !
Heureusement, malgré le stress et le dérangement perpétuel, Madeline avait réussi à écrire l'article sur la découverte de la Cadillac juste à temps pour le publier. Dans le prochain numéro, elle comptait inclure un papier sur les pédophiles et leur mode de fonctionnement. Bien entendu, elle espérait que ces précisions mettraient fin aux calomnies dont son frère était une fois de plus l'objet.
Elle avait déjà commencé à le rédiger sous le coup de l'indignation, mais elle ne pourrait le terminer que ce soir ou demain, l'avion de Hunter Solozano devait se poser dans quatre heures à l'aéroport de Nashville. Madeline avait beaucoup de route à faire et elle ne voulait surtout pas être en retard.
S'emmitouflant dans son gros manteau de laine, elle mit son ordinateur en veille et sortit par la porte de derrière. Elle venait de poser le pied dans la ruelle menant au parking quand quelqu'un lui tapa sur l'épaule. Quelqu'un qu'elle n'avait pas entendu approcher.
Elle tressaillit et fit volte-face, le coeur battant, pour se trouver nez à nez avec Elaine Vincelli.
Fallait-il qu'elle soit nerveuse pour sursauter ainsi dès qu'on s'approchait d'elle ! Elle n'allait tout de même pas avoir peur de la soeur de son père... Décidément, les sombres pensées qui lui avaient occupé l'esprit ces derniers temps ne valaient rien de bon. Les sombres pensées et surtout les cauchemars : la nuit dernière, elle avait rêvé que tante Elaine, un couteau à la main, la poursuivait dans l'enceinte de la ferme en hurlant :
«Comment oses-tu ainsi trahir ton propre père ? Comment oses-tu prendre la défense de ces meurtriers ?»
L'écho lointain de ces cris affreux la fit frissonner. Ce n'est qu'un rêve, se répéta-t-elle tandis qu'elle affichait un sourire poli.
— Bonjour, tante Elaine.
— Tu as une minute à m'accorder ?
Serrant ses clés de voiture dans sa main, Madeline réprima un soupir. La température chutait à la vitesse grand V à l'approche d'une nouvelle tempête, et la luminosité déclinait rapidement sous le ciel anthracite. Elle avait pris soin de partir en avance pour éviter de conduire de nuit sous une pluie battante, et voilà qu'un impondérable se dressait sur sa route avant même qu'elle n'ait pu se glisser derrière le volant.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non, non, tout va bien, répondit Elaine Vincelli, s'approchant de la porte comme si elle s'attendait à ce que sa nièce lui propose d'entrer.
Il lui était difficile d'ignorer la subtile pression de sa tante, d'autant qu'une fine pluie venait de se mettre à tomber.
Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, Madeline rouvrit les locaux du journal.
— Assieds-toi, je t'en prie, dit-elle en lui indiquant un fauteuil.
— Merci, Maddy. Mais je crois que je vais rester debout.
Aussitôt la porte refermée derrière elles, Elaine se détendit.
— Que puis-je faire pour toi ?
Madeline s'efforçait de sourire, bien qu'elle se sentît franchement mal à l'aise. Sa tante et elle n'avaient jamais été proches. Elle se souvenait que sa mère biologique lui avait dit qu'Elaine était une femme difficile à cerner. Sans doute le pire commentaire qu'Eliza ait jamais fait sur quelqu'un. Elaine s'était sûrement montrée aussi froide avec elle qu'avec Irène, ce qui expliquait ce jugement réservé, très inhabituel chez sa mère. Eliza Barker était une femme humble et d'une rare douceur, une femme trop gentille, trop sensible pour la personnalité tranchante d'Elaine.
Madeline se rappelait avoir surpris une conversation entre son père et sa tante, au cours de laquelle Elaine avait utilisé le terme «pathétique» pour qualifier sa belle-soeur. D'un ton dédaigneux, elle avait suggéré à son frère de la faire placer dans une institution spécialisée où l'on pourrait soigner sa dépression.
Il ne fallait donc pas qu'elle s'étonne que Madeline ait préféré rester avec Irène après la disparition du pasteur. Bien sûr, ses grands-parents maternels auraient également pu l'accueillir, mais elle ne les connaissait pas bien. Ils avaient déménagé à plusieurs reprises et vivaient à présent dans l'Oklahoma. Quant à ses grands-parents paternels, ils étaient tous les deux décédés. Plus important, Irène lui avait témoigné plus d'amour en trois ans de mariage avec Lee Barker que sa tante ne l'avait fait au cours de toute sa vie. Même durant les années si difficiles qui avaient suivi le suicide d'Eliza, Elaine ne s'était pas rapprochée de la fillette de dix ans qu'était alors Madeline.
Alors, que venait-elle faire ici ?
— Hier soir, le shérif Pontiff est passé à la maison, dit Elaine Vincelli.
— Il avait du nouveau ? demanda Madeline d'une voix pleine d'espoir.
Elle s'étonnait que Toby ne l'ait pas contactée, mais elle ne voyait pas d'autre raison pour expliquer la visite de sa tante.
— Non, non, pas encore... Mais il a prétendu que tu avais engagé un détective privé, dit-elle en croisant les bras sur son corps solide et massif.
Les mèches blanches qui apparaissaient à ses tempes formaient un contraste saisissant avec le reste de ses cheveux. Et sa façon de les coiffer en arrière faisait penser à Ursula, la sorcière des mers qui malmenait La Petite Sirène de Walt Disney.
— Peux-tu me le confirmer ? ajouta-t-elle.
Qu'avait-elle derrière la tête ? songea Madeline, soudain sur la défensive.
— C'est exact. J'ai trouvé quelqu'un qui a la réputation de pouvoir résoudre n'importe quelle affaire. Pourquoi cette question ?
— Pourquoi ? C'est justement ce que je comptais te demander, Madeline. Pourquoi faire appel à un enquêteur privé, alors que notre nouveau shérif vient de rouvrir le dossier ? Tu n'as pas confiance en lui ?
— Ça fait des années et des années que la police piétine, tante Elaine. Je n'ai rien contre Toby, au contraire, et je sais que l'arrivée d'un enquêteur ne lui fait pas plaisir. Il ne s'est d'ailleurs pas gêné pour me le dire. Mais il faut sortir de l'impasse dans laquelle se trouve l'enquête depuis bientôt vingt ans. Et même si Toby cherche à faire preuve d'objectivité, je sais qu'il va finir par suivre les mêmes pistes que ses prédécesseurs. Et on sait maintenant que ces pistes ne mènent nulle part.
D'ailleurs, n'avait-il pas commencé par refuser l'aide d'Allie ? Persuadée que les Vincelli avaient influencé cette décision, Madeline préféra garder cet exemple sous silence.
— J'imagine que tu as entendu parler des cheveux noirs trouvés sur le siège conducteur de la Cadillac ?
— Est-ce pour cela que tu as engagé un détective privé ? demanda Elaine. Pour qu'il disculpe les Montgomery ?
— Oui, mais pas seulement.
— J'ai bien peur que tu ne te fasses des illusions, ma petite fille, dit Elaine. Toutes les preuves indirectes pointent dans leur direction. Pas besoin d'être Sherlock Holmes pour s'en rendre compte.
Elle prit soudain une voix de conspiratrice.
— Et songe que la prochaine fois, Clay risque d'être condamné pour de bon.
Maddy la regarda avec de grands yeux.
Elle la mettait en garde ? Pour le bien de Clay ? C'était le monde à l'envers. Ça faisait des années qu'Elaine et sa famille rêvaient de le voir derrière les barreaux d'une prison.
— Même s'il n'est pas à la hauteur de sa réputation, je me dis qu'au moins, ce détective abordera l'enquête sans aucun préjugé.
— Peu importe qu'il ait ou non des préjugés, répliqua Elaine. Une preuve est une preuve.
Madeline changea son sac à main d'épaule.
— Il n'existe aucune preuve directe pour le moment. Tu as dit toi-même qu'elles étaient toutes indirectes.
Sa tante se mit à jouer avec le petit skieur en tôle posé sur le bureau. Kirk l'avait offert à Madeline pour Noël, avant de l'inviter à venir passer quelques jours à la montagne. Lorsqu'elle avait décliné son offre, il était entré dans une colère noire. Cette brouille avait servi de prétexte pour mettre un terme à leur histoire.
Prémonition ou coïncidence ? Elle n'avait pas voulu quitter Stillwater, de peur qu'il ne se passe quelque chose en son absence, et la voiture de son père avait justement été sortie de l'eau alors que Madeline aurait dû se trouver avec Kirk, en train de dévaler les pistes enneigées.
— Tu veux me pousser à le dire, n'est-ce pas ? murmura Elaine, abandonnant le petit skieur.
Madeline s'en saisit aussitôt et le rangea dans un tiroir. Fallait-il qu'elle soit masochiste pour conserver sur son bureau un objet qui lui rappelait Kirk et la vie confortable qu'elle menait avec lui ! Les choses étaient assez difficiles comme ça, ces derniers temps, pour ne pas en rajouter. Elle avait cru qu'il l'appellerait quand la Cadillac avait été découverte. Dieu sait que le téléphone n'avait pas arrêté de sonner... Mais Kirk semblait aussi déterminé qu'elle à donner un caractère définitif à leur séparation.
— Te pousser à dire quoi ?
— Il se pourrait que tu aies raison au sujet des Montgomery.
— Raison à quel sujet ? demanda Madeline, oubliant sur-le-champ Kirk et son petit skieur.
— Peut-être qu'ils ne sont pas responsables de ce qui est arrivé à Lee, après tout...
L'été précédent, quand le Procureur Général avait abandonné les charges qui pesaient contre Clay, Madeline s'était attendue à ce que les Vincelli hurlent au scandale. Il n'en avait rien été, et la journaliste qu'elle était avait noté leur réaction mesurée avec une certaine perplexité. Mais de là à ce qu'ils enterrent la hache de guerre, il y avait un pas qu'elle n'aurait pas osé franchir, même dans ses rêves les plus fous.
— Tu ne me fais pas marcher, tante Elaine ?
— Tu crois que je plaisanterais sur un sujet pareil ?
Non, certainement pas. D'ailleurs, Elaine Vincelli n'avait guère le sens de l'humour.
— Joe et Roger croient toujours Clay coupable, nota Madeline.
— Ils se sont montrés incorrects avec toi ?
Au ton menaçant de sa voix, on comprenait qu'ils devraient rendre des comptes si tel avait été le cas. Et Elaine Vincelli avait les moyens de se faire obéir de ses fils en plus de son autorité naturelle, elle disposait d'arguments très convaincants pour les mettre au pas. Bien qu'ils aient l'un et l'autre atteint la trentaine, Roger vivait encore chez papa et maman, tandis que Joe, divorcé deux fois de la même femme, habitait une maison que ses parents lui avaient offerte en cadeau de mariage. Les deux frères travaillaient pour Stillwater Sand & Gravel, la société familiale, ou plutôt ils bénéficiaient d'un confortable salaire en échange d'emplois quasiment fictifs au sein de la compagnie. Qui d'autre aurait embauché ces garçons qui passaient le plus clair de leur temps à se soûler, à se battre et à draguer les filles ?
— Ils se sont montrés assez vindicatifs, le jour où la police a sorti la Cadillac de l'ancienne carrière.
— Je vais leur parler, promit Elaine. Mais en attendant, j'aimerais te donner un conseil.
Elle s'interrompit pour poser une main protectrice sur l'épaule de Madeline.
— Je suis ta tante, poursuivit-elle avec emphase, et je souffre de te voir gâcher ta vie à poursuivre une ombre. Il est grand temps pour tout le monde de tourner la page.
Maintenant ? Juste quand la Cadillac venait d'être retrouvée ?
— Et que fais-tu de la sacoche dissimulée dans le coffre ? On ne peut tout de même pas ignorer ces nouveaux éléments !
— Oublie toute cette histoire ! cria presque Elaine.
Madeline la sentait sur le point d'exploser. Mais le revirement soudain de sa tante soulevait trop de questions pour qu'elle en reste là.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Elaine Vincelli serra contre elle les pans de son manteau et se dirigea vers la porte.
— Contente-toi de m'écouter et de me faire confiance, pour une fois !
*
**
Oublie toute cette histoire...
Le nez levé vers le panneau d'affichage de l'aéroport, Madeline essayait de chasser le malaise causé par la visite de sa tante. Elle était un peu en retard, mais à cause de la tempête, l'avion de Hunter Solozano l'était encore plus. Elle était entourée d'une foule impatiente qui s'agitait, soupirait, secouait une flopée de parapluies ruisselants ou brandissait des panneaux indiquant le nom de la personne attendue.
Pourquoi n'avait-elle pas fait de même ? Madeline ignorait à quoi pouvait ressembler le détective privé qu'elle venait d'engager. Se rappelant son ton bourru au téléphone, elle se figura un homme d'une cinquantaine d'années à l'imposante bedaine et au crâne dégarni, avec des bajoues et des doigts boudinés. Mais quand l'avion de Hunter Solozano se posa enfin et que les passagers s'égaillèrent dans la zone des bagages, la seule personne correspondant vaguement à cette description fut accueillie par sa famille.
Vingt minutes plus tard, alors que la foule des voyageurs se faisait de plus en plus clairsemée autour du tapis roulant, Madeline sentit l'inquiétude monter en elle. Et si M. Solozano avait raté l'avion ?
Cette pensée n'avait rien d'agréable, surtout après trois heures de route sous un déluge.
Un peu fébrile, elle sortit son téléphone de son sac à main et composa le numéro du détective privé. À quoi bon se trimballer avec un panneau, de nos jours ? Un coup de portable et le tour était joué. S'il était bien arrivé, elle lui dirait de la rejoindre au tapis numéro cinq. Et s'il était encore à Los Angeles...
Malgré les mises en garde alarmistes de sa tante, elle ne voulait même pas imaginer qu'il puisse se désister. Elle comptait trop sur lui pour mettre fin aux doutes et aux questions qui la taraudaient depuis son adolescence.
— Il va bien falloir que je me mette à vivre, maugréa-t-elle pour elle-même en portant le téléphone à son oreille.
Elle n'avait pas encore entendu la première sonnerie qu'elle vit un homme quitter le guichet des bagages perdus pour marcher vers elle d'un pas résolu. Elle raccrocha, dubitative. Ce type était déjà passé devant elle à deux ou trois reprises, mais il ne pouvait pas être celui qu'elle attendait. À moins que...
— Hunter Solozano ? fit-elle d'une voix hésitante.
Les yeux de l'homme se posèrent sur elle, ne laissant transparaître qu'un peu d'agacement.
— C'est bien moi.
En bandoulière, il portait... une guitare. L'aéroport de Nashville voyait passer beaucoup de musiciens de country rêvant d'une carrière à la Johnny Cash, mais Solozano n'avait rien d'un cow-boy. Son style était typique de la côte Ouest.
— C'est votre seul bagage ? demanda-t-elle en indiquant la petite sacoche noire qui renfermait sans doute un ordinateur.
Il passa une main dans ses cheveux blonds. Madeline nota qu'ils étaient un peu longs et commençaient à rebiquer aux extrémités.
— La compagnie aérienne a perdu le reste.
— Vous plaisantez, j'espère ?
Il plaisantait forcément. Et pas seulement au sujet de ses bagages. Ce type avait l'apparence d'un... d'un surfer. Il devait mesurer un peu plus d'un mètre quatre-vingts, avec des yeux d'un bleu transparent et un visage émacié aux traits irréguliers, burinés par le soleil de Californie. Pire, la barbe de trois jours qui couvrait sa mâchoire et ses joues lui donnait un air dilettante. Et pour avoir un corps aussi musclé que le sien, il fallait passer sa vie dans les vagues de l'Océan et non assis derrière un bureau.
— Je suis parfaitement sérieux, répondit-il. Mais ils m'ont assuré que mes valises seraient livrées chez vous dès qu'ils auraient mis la main dessus. Demain, avec un peu de chance.
Dans quelle galère me suis-je embarquée ?
Elle pensait avoir engagé un type motivé, peut-être même avec un côté dur, impitoyable. Un type capable de percer le mystère sur lequel tout le monde s'était cassé le nez. Au lieu de ça, elle se retrouvait avec une espèce de beatnik à mille dollars la journée qui portait un T-shirt à manches longues par-dessus un autre T‑shirt, un jean délavé et troué aux genoux et... des tongs.
— Des tongs !
— J'aurai mes bagages demain, lui rappela-t-il devant son air catastrophé.
— Je ne suis pas sourde, merci.
— Alors, pourquoi faites-vous une tête pareille ? demanda-t-il en hissant la sacoche sur l'une de ses larges épaules.
Laissant retomber les mains qu'elle avait posées sur ses joues, Madeline décida de jouer franc jeu.
— Dites-moi seulement que votre père ou votre grand frère vous accompagne.
Il haussa les sourcils d'un air surpris.
— Qu'est-ce que vous entendez par là ?
— Vous êtes trop jeune, voilà ce que j'entends par là !
— Trop jeune pour quoi ? J'ai trente-deux ans. Quel âge suis-je censé avoir pour vous satisfaire ?
— Plus que trente-deux ans. J'en ai moi-même trente-six et je me sens parfaitement démunie devant la situation. Et puis, vous n'êtes pas seulement trop jeune, vous êtes...
Elle indiqua sa guitare d'un geste de la main, tandis qu'une moue navrée se dessinait sur ses lèvres.
— Écoutez, on pourrait vous prendre pour ce type qu'a épousé Nicole Kidmann... Comment s'appelle-t-il, déjà ? Keith Urban ! Franchement, vous êtes beaucoup trop beau pour être crédible. J'ai besoin d'un détective privé, pas d'un top model. Et encore moins d'un surfer ! D'ailleurs, il n'y a pas de plage, ici, monsieur Solozano. Je crois que vous n'y serez pas heureux. Je suis désolée, mais il me faut un enquêteur tenace et déterminé, quelqu'un qui soit capable de braver tous les obstacles pour atteindre son but.
Il souriait maintenant d'un air amusé.
— J'ai bien aimé quand vous avez dit que j'étais beau, mais vos autres commentaires ne m'amusent que très modérément.
— Tant pis. Nous ne sommes pas là pour nous amuser. Cette affaire est très sérieuse pour moi, monsieur... Hunter. Là, vous voyez ? s'écria-t-elle. Maintenant que je sais à quoi vous ressemblez, je n'arrive même plus à vous appeler M. Solozano. J'aurais l'impression de m'adresser à votre père.
— Si ça peut vous rassurer, dit-il avec un sourire sarcastique, je peux aller m'acheter une loupe, un chapeau ridicule et un imperméable à carreaux.
— Et en plus, vous êtes un comique...
— Mieux vaut le prendre comme ça, vous ne croyez pas ? Ce que vous dites est tellement absurde... Vous n'avez jamais entendu dire que l'habit ne faisait pas le moine ?
— Toutes les femmes de Stillwater vont vous tourner autour, vous distraire de votre travail... Désolée, mais je n'ai aucune envie de sponsoriser vos histoires de fesses avec mes économies !
Elle ne pouvait admettre qu'il risquait de représenter une tentation pour elle aussi, qu'elle refusait de perdre du temps dans une aventure sans lendemain avec un beau gosse qui devait accumuler les conquêtes d'un soir. D'autant qu'elle pensait encore beaucoup à Kirk.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis certain que les femmes du Mississippi sont très belles, mais je ne suis pas disponible.
— Je croyais que vous étiez divorcé, dit-elle, se souvenant de leur conversation téléphonique.
— À présent, je suppose que vous comprenez mieux pourquoi, répondit Hunter du tac au tac.
Madeline ne savait plus sur quel pied danser. Voyant qu'elle tardait à répondre, le détective reprit la parole :
— Alors, que décidez-vous, mademoiselle Barker ? Vous sentez-vous capable de passer outre l'attirance que vous éprouvez pour moi ? Ou souhaitez-vous me renvoyer à la maison et sacrifier cinq mille dollars pour me dédommager ?
Le ton direct de Hunter Solozano la laissa quelques instants sans voix. À laquelle de ces deux questions répondre en premier ? L'argent l'emporta finalement.
— Sacrifier cinq mille dollars ? Vous êtes tombé sur la tête ou quoi ? Et puis, vous ne me plaisez pas du tout ! D'ailleurs, j'ai déjà quelqu'un dans ma vie.
— Alors, où est le problème ?
Le fait qu'elle vienne de lui mentir sur sa situation sentimentale, pour commencer. Non seulement, elle était célibataire pour la première fois depuis de longues années, mais l'intimité émotionnelle et physique d'une relation amoureuse lui manquait déjà.
Elle inspira profondément.
— Vous non plus, vous n'êtes pas attiré par moi, j'espère ?
Si le charme n'opérait que pour elle, la situation risquait moins de déraper. De toute façon, il n'était pas question de perdre les cinq mille dollars qu'elle lui avait déjà versés.
Ce fut au tour du détective d'hésiter. Elle sentit son regard bleu frôler son corps un court instant avant de revenir se poser sur son visage.
— Je vous ai déjà expliqué que je ne m'intéressais pas aux femmes, en ce moment. Je n'ai pas l'esprit à ça. Puisqu'on se dit tout, j'ai besoin de me retrouver un peu seul après une séparation difficile.
— Antoinette, c'est ça ?
— C'est ça, répondit-il, visiblement surpris qu'elle se souvienne du prénom de son ex-femme.
— Eh bien, c'est une excellente nouvelle, déclara Madeline.
— Ravi de vous faire plaisir, dit-il en claquant les mains l'une contre l'autre. Alors, je suis engagé ?
— Voyons comment ça se passe cette semaine, répliqua-t-elle. Le temps de juger si vous êtes à la hauteur de votre réputation.
Et de vos émoluments, eut-elle envie de rajouter.
— La confiance règne, à ce que je vois ! dit Hunter avec ce petit sourire en coin qui semblait profiter de la moindre occasion pour s'installer sur ses lèvres.
Madeline ne releva pas et lui fit signe de la suivre jusqu'au parking. La porte vitrée s'effaça, laissant le monde extérieur, pluvieux et bruyant, reprendre ses droits. Dehors, des moteurs vrombissaient tandis que des agents de sécurité aboyaient sur les véhicules qui encombraient les abords du terminal.
— Encore une chose, dit la jeune femme en élevant la voix pour couvrir le vacarme.
— Je suis impatient de savoir de quoi il s'agit, répondit Hunter en se rapprochant d'elle pour profiter du parapluie qu'elle venait d'ouvrir.
— Dans la bourgade où je vis, les gens n'ont pas la même mentalité que dans les grandes villes. Ils sont plutôt vieux jeu, si vous voyez ce que je veux dire. Et même très vieux jeu. Si vous les choquez d'une manière ou d'une autre, ils se refermeront comme des huîtres et vous n'obtiendrez plus rien d'eux.
— Pourquoi les choquerais-je ?
— Je suis simplement en train de vous expliquer que le Mississippi n'est pas la Californie et que Stillwater n'est certainement pas Los Angeles.
Il lui fit un petit salut militaire.
— Bien reçu. Je vais faire l'impossible pour dissimuler ma nature libertine aux conservateurs de Stillwater.
Deux minutes plus tôt, il avait affirmé ne pas s'intéresser aux femmes, mais elle s'aperçut qu'il la détaillait avec une admiration certaine.
— Je croyais que vous n'aviez pas l'esprit à ça !
Un sourire enfantin illumina son visage.
— Je ne touche qu'avec les yeux.
Chapitre 6
Assis sur le siège passager de la modeste voiture de Madeline Parker, Hunter regardait les essuie-glaces balayer en vain le pare-brise, en songeant qu'une femme conduisant une Toyota Corolla d'au moins quinze ans d'âge n'avait sûrement pas les moyens de le rémunérer.
— Les caoutchoucs de vos essuie-glaces sont à bout de souffle, dit-il. Vous en trouverez des neufs dans n'importe quelle station-service, vous savez ?
Elle lui lança un regard agacé.
— Merci du renseignement.
— Je vous en prie.
Battant la mesure sur son jean délavé, il maudit intérieurement le jour où il avait décidé d'accepter ce travail. Que faisait-il dans ce tas de rouille, sur une route du Sud profond, au beau milieu des éléments déchaînés ? À l'heure qu'il était, il aurait dû se trouver en maillot de bain à Hawaii, à regarder les jolies filles se faire rôtir sur le sable fin. Mais à la vérité, cette vision ne le faisait pas tellement rêver. Il venait de passer un mois à Oahu, à photographier un élu local qui avait fait venir la baby-sitter de ses enfants pour lui enseigner les positions du Kamasutra. Hunter n'avait aucune envie d'y retourner si vite sans Maria. À quoi bon ?
À moins d'être payé pour ça, il n'était pas du genre à passer la journée à la plage. Surtout s'il n'y avait personne avec qui partager le soleil.
Personne..., songea-t-il avec un pincement au coeur. Non seulement sa fille ne voulait plus le voir, mais il avait réussi à s'aliéner presque toute sa famille. Blessé et rongé par la colère, il en avait voulu à la terre entière et s'était montré odieux avec ceux qui osaient encore l'approcher. Cela faisait deux ans qu'il fuyait les rencontres avec le sexe opposé. Depuis cette nuit où il avait bu comme un trou et laissé Selena, sa voisine divorcée, l'entraîner dans son lit.
— Allons-nous passer tout le trajet sans échanger un mot ? demanda-t-il, soucieux de trouver un dérivatif à ses pensées.
Il était encore un peu tôt pour ruminer ses erreurs. D'ordinaire, ça venait à la nuit tombée, juste à temps pour l'empêcher de dormir.
— Je réfléchis.
— J'espère que vous réfléchissez à ce que vous allez m'apprendre sur le jour où votre père a disparu, dit-il. Ou bien ce silence fait-il partie du test pour voir si je suis à la hauteur de ma réputation ?
— Comme c'est drôle !
Les feux arrière d'une caravane apparurent soudain derrière le rideau de pluie. Ils étaient dangereusement proches. Madeline freina à temps, mit son clignotant et changea de file.
Leur collaboration commençait plutôt laborieusement, et il avait conscience de ne rien faire pour soulager la tension qui s'était installée entre eux. Mais la fatigue du voyage l'avait mis de méchante humeur. Sans parler des regrets d'avoir accepté un job dans ce trou perdu, avec pour employeur une jeune femme acariâtre et sans doute fauchée comme les blés.
— Les Californiens sont tous insolents et sans-gêne, dit-il. Surtout les jeunes. C'est bien connu, n'est-ce pas ?
— Au moins, vous ne terminez pas toutes vos phrases par mec ou trop cool.
Cette remarque eut le don de l'énerver encore plus.
— Je n'avais pas envie d'accepter ce travail, d'accord ? C'est vous qui avez insisté.
Madeline se radoucit aussitôt.
— Je sais. Excusez-moi, Hunter, j'aurais dû vous écouter. C'est juste que... Je mettais tellement d'espoir dans votre venue.
Et à présent ? Si l'emploi de l'imparfait n'avait pas suffi à éclairer le détective, le ton accablé de Madeline s'en serait chargé, elle était franchement déçue.
Hunter essaya de se dire qu'il s'en moquait comme de sa première chemise. Après tout, elle s'était montrée désagréable dès sa descente d'avion. Mais quelque chose l'empêchait de prendre la distance nécessaire avec cette femme. Était-ce ses épaules tombantes, comme écrasées sous le poids d'un grand chagrin ? Retenant un juron, il détourna la tête pour regarder la route luisante qui filait sous les pneus de la Toyota.
— Ne perdez pas trop vite confiance en moi, d'accord ? Je ne peux pas vous promettre de retrouver l'assassin de votre père. En admettant qu'il ait été assassiné, bien sûr... C'est vrai qu'il existe des affaires insolubles, mais je ferai tout mon possible pour résoudre celle-ci.
— Entre deux séances de bronzage ?
Elle avait grommelé ces mots, mais il était tout de même parvenu à les entendre.
— Vous êtes furieuse que je n'aie pas succombé à votre charme, avouez-le.
— Que voulez-vous que ça me fasse ? D'ailleurs, si j'ai bien compris, votre indifférence ne m'est pas réservée. Vous ne vous intéressez pas aux femmes, en ce moment. Ce sont vos propres mots. Mais vous les avez peut-être déjà oubliés ?
— Non, je n'ai pas oublié.
Il ne s'intéressait pas aux femmes en ce moment, mais cette Mlle Barker était tout de même très jolie. Mince, grande, avec des traits délicats, d'immenses yeux bruns qui remontaient vers ses tempes, des cils épais et des pommettes hautes. Sans oublier une bouche gourmande qui évoquait le plaisir... Hormis les quelques taches de rousseur qui parsemaient son nez, sa peau de porcelaine apparaissait lisse et immaculée, lumineuse malgré la pénombre. Elle semblait à la fois sûre d'elle et vulnérable, un curieux mélange qui ne manquait pas de charme.
— Je voulais engager quelqu'un que je puisse prendre au sérieux, dit-elle.
Il haussa les épaules d'un air fataliste.
— Vous vouliez un sauveur et vous avez eu un charpentier. Si j'en crois la bible, ça n'est pas incompatible.
Elle lui jeta un coup d'oeil circonspect.
— Quoi ? Vous vous prenez pour le Christ, maintenant ?
Il leva les yeux au ciel.
— Je vois qu'il est inutile d'insister, dit-il. Faites-moi signe quand ce caprice ridicule sera passé.
— Caprice ? Je n'ai jamais fait un caprice de ma vie !
— Et l'accueil que vous m'avez réservé, alors ? Vous appelez ça comment ? La fameuse hospitalité sudiste ?
— L'expression d'un immense désespoir serait plus proche de la vérité, avoua-t-elle. Si vous saviez le nombre de personnes qui m'ont conseillé de renoncer à faire appel à vos services... Seuls mes cousins trouvent que c'est une bonne idée, ce qui en soit devrait suffire à m'alerter. Quand mon frère et ma soeur vont vous voir...
Elle leva une main en l'air, tandis que l'autre restait agrippée au volant.
— Ceux à qui mon arrivée pose un problème ont peut-être quelque chose à se reprocher, dit-il.
C'était aller un peu vite en besogne et il en avait parfaitement conscience. Mais il avait soudain envie de la provoquer, de la faire sortir de ses gonds : si Madeline Barker se montrait vraiment désagréable, il n'aurait plus aucun scrupule à lui claquer la porte au nez. Avec un peu de chance, ils feraient demi-tour avant que ne s'envole le dernier avion pour Los Angeles. D'ailleurs, il avait déjà trouvé une raison de lui en vouloir : au lieu de le remercier d'avoir accepté de venir si vite, elle se comportait comme si elle venait de commettre la pire erreur de sa vie. Pourtant, Dieu sait qu'elle s'était montrée insistante au téléphone !
— Dans quel camp êtes-vous ? demanda-t-elle, outrée de l'accusation à peine dissimulée qu'il avait lancée contre Clay et Grace.
— Dans le mien. C'est la seule façon d'obtenir des résultats.
Après ça, elle resta muette pendant près de vingt minutes, allant jusqu'à écouter de la musique à tue-tête comme si elle se trouvait seule dans la voiture. À bout de patience, il rompit de nouveau le silence.
— Ça va durer encore longtemps ?
Madeline baissa le volume de la radio et ouvrit la bouche, mais il n'en sortit qu'un déchirant soupir.
— Allez-vous enfin me dire ce que vous savez des circonstances de la disparition de votre père ?
— Je vous demande pardon, répondit-elle au prix d'un effort manifeste. Ça fait un quart d'heure que j'essaie de formuler des excuses, mais ça ne voulait pas sortir. Je me rends bien compte que je me comporte comme une idiote, vous savez ? Je ne sais pas comment expliquer ma conduite, monsieur Solozano, si ce n'est que j'ai eu une semaine vraiment difficile... Je crois que je suis au bout du rouleau.
Il ne voulait pas qu'elle lui demande pardon. Comment mettre un terme prématuré à cette mission si elle ne lui fournissait pas d'argument pour la laisser tomber ? Le pire, c'est qu'elle semblait si sincère...
— J'ai rarement entendu de plus piètres excuses, dit-il, un peu honteux de sa mauvaise foi.
— Alors, vous ne voulez pas me pardonner ?
La tristesse de sa voix suscita en lui un sentiment de compassion qu'il n'avait plus éprouvé depuis longtemps. Elle semblait épuisée, à bout de forces. Ses gestes, comme sa façon de s'exprimer, trahissaient une immense fatigue. Pourtant, Hunter refusa de se laisser attendrir, il avait trop à faire avec sa propre souffrance pour s'intéresser à celle d'une inconnue.
— Parlez-moi un peu de votre père, dit-il au lieu de répondre à sa question.
— Par quoi souhaitez-vous que je commence ?
— Comment s'appelait-il ?
— Lee Barker.
— Quel était son métier ?
— Il était pasteur. Un homme très pieux et apprécié de tous. Papa était considéré comme le leader spirituel de Stillwater. Les gens d'ici continuent à chérir sa mémoire.
— Quand et où a-t-il été vu pour la dernière fois ?
Un éclair déchira la pénombre, illuminant un instant le capot luisant de la voiture et le profil régulier de Madeline.
— Le 4 octobre prochain, ça fera vingt ans qu'il a disparu. Il avait rendez-vous à l'église avec deux dames qui voulaient organiser une sortie pour les jeunes de la paroisse. Après ça, personne ne l'a jamais revu.
Hunter s'interdit de songer à ce qu'elle avait dû vivre après la disparition de son père. De la distance, toujours de la distance, c'était son credo. Il refusait de s'impliquer personnellement dans une enquête, autant pour se préserver que par souci d'efficacité.
— A-t-on interrogé ces deux femmes ? Vérifié leur emploi du temps ? S'est-on renseigné sur la nature des relations qu'elles entretenaient avec votre père ?
Sans doute ces questions étaient-elles stupides, mais il fallait bien commencer quelque part. Cette méthode lui permettait de se concentrer sur les faits et rien que les faits.
— Bien sûr. Nora Young et Rachel Cook sont de braves dévotes parfaitement inoffensives. Incapables de faire du mal à une mouche et encore moins à leur pasteur adoré. Elles vénéraient papa jusqu'au ridicule. Deux vieilles filles comiques malgré elles, si vous voyez ce que je veux dire.
— Vous avez évoqué une belle-mère au téléphone. Où se trouvait votre mère biologique au moment des faits ?
Lorsqu'une personne venait à disparaître, le responsable était bien souvent celle ou celui qui partageait - ou avait partagé - la vie de la victime. Avant de s'intéresser à la belle-mère, il devait d'abord s'assurer que la première Mme Barker était hors de cause.
Cela s'avéra plus simple qu'il ne l'aurait pensé.
— Morte, dit simplement Madeline.
Il la scruta attentivement, s'efforçant de déchiffrer les émotions qui traversaient son joli visage.
— Je suis désolé de l'apprendre, dit-il.
Elle ne répondit rien.
— Comment est-ce arrivé ?
— Elle s'est suicidée avec le revolver de mon père.
— Quel âge aviez-vous ?
— Dix ans.
De la distance, toujours de la distance... Mais malgré ses efforts pour rester de marbre, il sentit son coeur se serrer.
— Qui a découvert son corps ?
Il vit les jointures de ses mains blanchir sur le volant.
— Moi.
Merde... Il se trouva d'un seul coup à court de mots. Cette jeune femme avait vraiment vécu l'enfer.
À chacun sa souffrance, se dit-il, soucieux de se protéger. Elle n'avait pas besoin d'un sauveur, mais d'un détective privé. Mlle Barker n'était qu'une cliente. Une jolie cliente, certes, mais rien de plus.
— Ce jour-là, en rentrant de l'école, j'étais impatiente de lui montrer mon carnet de notes.
Hunter fut frappé par son ton soudain monocorde, comme absent.
— Mon père m'a dit qu'elle faisait la sieste et il m'a demandé d'aller la réveiller. Je suis entrée dans la chambre et...
Sa voix se mit à trembler.
— C'est là que je l'ai trouvée, baignant dans son sang.
N'oublie pas, de la distance, toujours de la distance.
— Votre père n'a pas entendu la détonation ? demanda-t-il doucement.
Ça n'était peut-être pas une question très délicate, mais tous les détails comptaient. Plus il en saurait sur la vie de Madeline Barker, plus il aurait de chances de résoudre cette affaire. Ce qu'il comptait faire aussi vite que possible, c'est-à-dire avant de tomber sous le charme de sa cliente.
— Non. Elle a appuyé sur la détente alors qu'il travaillait au-dehors.
— Combien de temps s'est-il passé entre la mort de votre mère et la disparition de votre père ?
— Six ans. On s'est débrouillés seuls pendant trois ans. Et puis, mon père a épousé Irène.
— Vous la connaissiez déjà ?
La pluie redoublait de violence, mais Madeline ne ralentissait pas.
— Non. Ils se sont rencontrés à un bal de célibataires organisé à Booneville, où elle vivait à l'époque. Ce n'est pas très loin de Stillwater. Mon père avait quarante-trois ans et Irène onze ans de moins. Je crois qu'elle avait besoin de sécurité.
Se pouvait-il qu'elle ait eu besoin d'autre chose ? songea Hunter. De confort matériel dont elle aurait finalement décidé de jouir sans lui ?
— De sécurité, dites-vous ?
— Elle est tombée enceinte à seize ans et elle a quitté l'école pour s'occuper de son bébé. Elle a épousé le père, mais il l'a abandonnée après lui avoir fait deux autres enfants. Elle avait du mal à s'en sortir seule... Je suppose qu'elle avait envie de se sentir aidée, protégée... Oui, elle devait aspirer à une vie plus stable.
— Et votre père pouvait lui offrir cette vie ?
Elle tourna une manette, et les essuie-glaces se mirent à balayer le pare-brise à toute allure. Sans doute au rythme des battements de son coeur, songea Hunter. Mais curieusement, évoquer sa jeunesse émaillée de drames semblait avoir sur Madeline un effet apaisant. Peut-être avait-elle besoin de parler, tout simplement.
— Oui, bien sûr. Il possédait la ferme qui appartient maintenant à Clay, un bon travail et quelques économies. Surtout, c'était un homme très respecté. Clay est le fils d'Irène, précisa-t-elle. Mais je le considère comme mon frère.
Hunter se pencha pour mieux voir le visage de Madeline, en partie dissimulé derrière le rideau soyeux de ses cheveux.
— Je croyais que votre belle-mère avait hérité de la ferme.
Il conservait cette information dans un coin de sa tête depuis leur conversation téléphonique, parce que la propriété du pasteur pouvait être le mobile du meurtre. Il avait vu des gens tuer pour moins que ça.
— Elle en a hérité, en effet. Mais une fois que Molly, la plus jeune de ses filles, a obtenu son diplôme de fin d'études, ma belle-mère a emménagé dans un appartement en ville, et mon frère a racheté la ferme.
— Vous considérez également Molly comme votre soeur ?
— Je considère tous les Montgomery comme faisant partie de ma propre famille, répondit-elle sans hésiter.
Hunter hocha la tête.
— Revenons à cette ferme, dit-il. Est-ce une belle propriété ?
À en juger par le regard qu'elle lui lança, elle avait compris ce qu'il avait en tête.
— Vous faites fausse route, dit-elle.
— J'explore chaque piste sans aucun préjugé. C'est une question que vous poserait tout enquêteur sérieux.
— Je vous l'ai déjà dit au téléphone ma belle-mère n'a pas tué mon père.
— Vous vous trouviez avec elle au moment où votre père a disparu ?
L'espace d'un instant, la tempête qui soufflait au-dehors sembla s'être engouffrée dans les grands yeux bruns de Madeline.
— Non, je n'étais pas à la maison ce soir-là. J'étais allée dormir chez une amie.
— Qui se trouvait à la ferme ?
— Molly - dont je vous ai parlé - et Grace, l'autre fille d'Irène. Clay les a rejointes plus tard. Ma belle-mère a également passé une partie de la soirée à la ferme, mais je peux vous assurer qu'elle n'aurait jamais tué la personne qui nourrissait ses enfants. Après la disparition de mon père, nous avons manqué de tout. Sans mon frère, nous n'aurions pas mangé à notre faim tous les jours, croyez-moi. Peut-être même aurions-nous été séparés et placés dans des familles d'accueil.
— Qu'a-t-il fait pour vous permettre de subsister ?
— Il a assumé les travaux des champs et accepté en plus tous les petits boulots qu'on lui proposait en ville, même les plus ingrats. Il est allé au bout de ses forces pour nous sortir du pétrin. C'est pourquoi tout le monde a trouvé naturel qu'Irène lui cède la ferme.
— Il était le plus à même de s'en occuper, si je comprends bien ?
— Exactement. Et il y a quelques années de cela, il a donné à chaque membre de la famille un cinquième de ce que valait la ferme à l'époque où mon père a disparu. Ce qui était vraiment généreux de sa part. Franchement, personne ne lui aurait demandé cet argent. Sans son travail acharné, la ferme aurait été bradée depuis longtemps.
— Alors, il gagne correctement sa vie ?
— Suffisamment pour avoir pu me prêter une assez forte somme l'année dernière, lorsque j'ai été contrainte d'investir dans une nouvelle machine pour imprimer mon journal.
Le fait que le compte de Madeline ait récemment été crédité d'un large montant ne suffit pas à rassurer Hunter. D'autant qu'elle l'avait manifestement dépensé pour s'équiper avec du matériel neuf. Si elle avait besoin d'emprunter à son frère pour moderniser son équipement, comment allait-elle pouvoir lui régler ses honoraires ? Beaucoup de choses concernant cette mission l'amenaient à se poser des questions.
— Clay est l'aîné de la famille ?
On a le même âge, à quelques mois près. On avait tous les deux seize ans quand mon père a disparu.
— Il a assumé le rôle de chef de famille à seize ans ?
Un sourire fatigué se dessina sur les lèvres de la jeune femme.
— Clay est une force de la nature, dit-elle. Il est capable de tout.
Même de tuer son beau-père ? songea Hunter. Certes, il était bien jeune à l'époque, mais ce ne serait pas la première fois qu'un adolescent se transformerait en meurtrier. Madeline n'avait-elle pas admis elle-même qu'il était devenu adulte avant l'âge ? Et le revolver du pasteur devait être aisément accessible, puisque personne ne semblait s'étonner que Mme Barker ait pu s'en saisir pour se donner la mort...
— Combien mesure votre frère ?
— Un peu plus d'un mètre quatre-vingt-dix, je crois. Pourquoi ?
— Je pose parfois des questions sans raison précise. J'accumule les renseignements, au cas où... C'est ma façon de travailler.
Sur le visage de Madeline, le sourire fatigué avait cédé la place à une sombre expression.
Hunter se pencha vers elle pour mieux la voir.
— Pourquoi faites-vous cette tête ?
— Ce n'est pas Clay qui a tué papa.
— D'où vous vient cette certitude ? A-t-il un alibi en béton armé ?
— Je le connais, c'est tout.
Elle avait dit ça avec une conviction absolue. Mais Hunter ne put s'empêcher de noter qu'elle avait esquivé la question de l'alibi.
— Où se trouvait-il quand votre père a disparu ?
— Il était parti faire une virée avec des copains. Mais il a fini par rentrer à la maison.
— Et à partir du moment où il est revenu à la ferme, sa mère et ses soeurs sont les seules à pouvoir confirmer son alibi ?
— Plus ou moins.
Plus ou moins ? Le détective eut de nouveau le sentiment que quelque chose clochait dans cette histoire. Mlle Barker était-elle sûre et certaine de l'innocence de son frère ou bien refusait-elle d'envisager qu'il puisse être impliqué dans la disparition du pasteur ?
— Et le premier mari de votre belle-mère ?
— Que voulez-vous savoir à son sujet ?
— S'est-il jamais manifesté ? Par des visites ? Des appels téléphoniques ? Une carte de voeux pour la nouvelle année ? Envoyait-il une pension alimentaire ? Que sais-je encore...
— Durant toute notre enfance, il n'a jamais donné de ses nouvelles. Et voilà que l'été dernier, il a débarqué à Stillwater sans crier gare. D'après ce que m'a dit Grace, il s'est installé en Alaska juste après avoir quitté sa famille et il vit là-bas, depuis. Il transporte des touristes par hélicoptère, si j'ai bien compris. Des pêcheurs qui souhaitent rejoindre des lacs ou des rivières difficilement accessibles... enfin, ce genre de trucs.
Comme il le faisait souvent, Hunter rangea cette information dans un coin de sa tête en se promettant d'y réfléchir plus tard. Un gamin abandonné par son père pouvait fort bien développer un grand ressentiment à l'égard des adultes, et en particulier de toute figure paternelle.
— Parlez-moi un peu de votre belle-mère.
— Mon père et Irène se sont mariés peu de temps après s'être rencontrés, et elle est venue s'installer à la ferme avec ses trois enfants. Clay et moi avions treize ans, Grace dix et Molly huit.
— Vous vous êtes tout de suite entendue avec eux ?
— Oui. On s'est regardés en chien de faïence pendant quelques jours, et puis on est devenus les meilleurs amis du monde.
— Il n'y a jamais eu de conflit entre vous ? demanda Hunter sans cacher son scepticisme.
— Comme tous les enfants, il nous est arrivé de nous disputer pour des broutilles, mais jamais rien de grave. Pour être franche avec vous, ces années-là ont sûrement été les plus belles de ma vie. L'été, quand on avait fini nos devoirs, Clay nous faisait faire des tours de tracteur. Grace et moi, on aimait se déguiser avec les vieilles affaires d'Irène. Notre jeu préféré était d'organiser un grand mariage. Molly nous suppliait de la maquiller, elle aussi... Je me souviens qu'on fabriquait une couronne de feuilles pour le marié et une de pissenlits pour sa promise. Je faisais souvent l'homme parce que j'étais la plus grande, ajouta-t-elle en riant.
Hunter ne put retenir un sourire. Les mots de Madeline Barker lui évoquaient des images pleines de charme et de candeur, comme ces livres d'enfants qu'il feuilletait avec Maria.
— Et votre belle-mère, dans tout ça ? Ça se passait bien avec elle ?
Le clignotant émit un petit bruit tandis qu'elle doublait un véhicule.
— Je l'ai très vite appelée «maman». Elle faisait de la citronnade et des biscuits aux pépites de chocolat qu'on mangeait sous la véranda en l'écoutant nous lire la bible. J'entends encore le couinement du vieux rocking-chair, le bourdonnement des insectes dans la chaleur de ces fins d'après-midi...
— Votre belle-mère était donc aussi pieuse que votre père ?
Il la vit hésiter. Visiblement, il était un peu moins simple de répondre à cette question qu'aux précédentes.
— Non, à vrai dire... C'était papa qui insistait pour qu'on étudie chaque jour la bible. Mais maman se débrouillait toujours pour que ce soit un moment de détente. Avec elle, tout devenait un jeu.
Hunter sentait que Madeline aurait aimé changer de sujet. L'attention qu'il portait aux Montgomery semblait la rendre nerveuse. Si elle voulait qu'il résolve cette affaire, il fallait pourtant qu'il envisage toutes les hypothèses afin de les éliminer au fur et à mesure.
— Votre père et votre belle-mère s'entendaient bien ? Vous rappelez-vous les avoir entendus se disputer ?
Lorsque les dents de Madeline s'enfoncèrent dans la chair pulpeuse de sa lèvre, Hunter songea malgré lui au préservatif qu'un de ses clients lui avait donné quelques semaines plus tôt. Il s'agissait d'un support promotionnel pour un club de strip-tease que le type en question venait d'ouvrir à Hollywood, et Hunter l'avait machinalement glissé dans son portefeuille. Pourquoi s'en souvenait-il maintenant ? Au fond, il ne le savait que trop bien. Mais pas question de s'en servir avec Mlle Barker. Il s'était mis en congé sabbatique des femmes, et ce pour une durée indéterminée. Et puis, de toute façon, elle avait un petit ami.
— Ils n'étaient pas d'accord sur tout, bien sûr, mais leurs disputes ne prenaient jamais un tour violent. Mon père n'avait pas pour habitude d'élever la voix. Quant à maman - Irène, je veux dire - elle se montrait très accommodante avec lui. Si papa lui demandait de chanter avec la chorale de l'église, elle le faisait. S'il lui demandait d'organiser une réception pour les membres de sa congrégation, elle obéissait également. Même quand ça l'ennuyait, elle faisait contre mauvaise fortune bon coeur. Elle cherchait seulement à être une bonne épouse et à satisfaire son mari.
— Vraiment ? Elle ne voulait rien d'autre ? Vous ne trouvez pas que ce type de relation entre homme et femme est d'un autre âge ? Peut-être a-t-elle fini par lui en vouloir ?
— N'oubliez pas que nous sommes dans le Sud profond, ici. Ce sont les femmes trop libres qui sont montrées du doigt, pas celles qui sont trop serviles.
— Je sais que le Mississippi n'est pas le fer de lance de l'émancipation féminine, mais ça ne veut pas dire que votre belle-mère était ravie de sa situation.
— Je l'aurais ressenti si elle lui en avait voulu. Croyez-moi, Hunter, ce n'était pas le cas.
Admettons.
— Votre père était-il autoritaire, voire sévère ?
— Oui, répondit-elle sans se faire prier. C'est vrai qu'il aimait se faire obéir. Comme je vous l'ai dit, c'est normal dans cette partie des États-Unis. Et ça l'était encore plus il y a vingt-cinq ans.
Hunter avait été élevé par une femme forte, qui avait des positions tranchées sur nombre de questions. Elle lui avait inculqué le respect du sexe opposé, et il avait beaucoup de mal à accepter qu'on puisse réduire une femme à une compagne obéissante tout juste bonne à s'acquitter des tâches ménagères.
— Et vous, où vous situez-vous par rapport à la mentalité sudiste ?
— Je crois à l'égalité entre les sexes, mais j'apprécie qu'un homme m'ouvre la porte ou me cède sa place dans la file d'attente.
— Le beurre et l'argent du beurre, pas vrai ? dit-il avec un sourire gentiment moqueur.
— Je ne vois pas pourquoi une fiche de paie décente ou le droit de conserver son nom de jeune fille après le mariage sonnerait la fin de la galanterie. Je refuse les injustices liées à mon sexe, mais j'entends rester une femme et être traitée comme telle.
— Votre fiancé a-t-il pour vous ces petites attentions auxquelles vous semblez tant tenir ?
Elle le regarda avec de grands yeux.
— Quel fiancé ?
Celui qui était censé régler le problème de l'attirance qu'un détective privé risquait d'éprouver pour sa cliente.
— À l'aéroport, vous m'avez dit qu'il y avait quelqu'un dans votre vie.
Elle détourna le regard.
— Ah ! Vous voulez parler de mon petit ami ?
— Oui, bien sûr ! dit-il en haussant les épaules. De qui d'autre pourrait-il s'agir ?
— C'est...
Elle s'éclaircit la voix.
— C'est juste que nous ne sommes pas fiancés à proprement parler.
Elle avait beau jouer sur les mots, elle semblait bel et bien avoir oublié qu'elle avait un compagnon. Ce qui en disait long sur son couple.
— Alors, le mariage n'est pas pour tout de suite, si je comprends bien ?
— Je préfère ne pas parler de ma vie privée, si ça ne vous dérange pas. Concentrons-nous plutôt sur l'affaire pour laquelle je vous ai fait venir.
Qu'y avait-il de si indiscret à lui demander ça ? Il lui avait posé d'autres questions bien plus délicates. Mais elle avait raison de dire qu'il était hors sujet.
— Message reçu, dit-il en faisant un effort pour retrouver un ton professionnel. Alors, revenons à nos moutons : de votre point de vue, quel était le plus grand défaut de votre père ?
— Il s'investissait trop dans son travail, parfois au détriment de sa famille, répondit-elle sans hésiter. Son église et ses paroissiens étaient toute sa vie. Mais il m'a toujours bien traitée.
Hunter se demanda si Irène lui ferait une réponse similaire.
— Avait-il contracté une assurance vie ?
— Ma mère aurait pu toucher quelque chose, mais elle n'a jamais rien réclamé à la compagnie d'assurances.
— Pourquoi ?
— Nous gardions l'espoir qu'il... qu'il reviendrait un jour.
Nous... Voilà qui était intéressant. Irène avait eu du mal à joindre les deux bouts, et pourtant elle n'avait pas essayé de toucher l'argent qui lui était dû. Espérait-elle vraiment le retour de son mari ? Ou craignait-elle plutôt que la compagnie d'assurances ne diligente une enquête ?
En tout cas, si le pasteur avait été tué par sa seconde épouse, l'argent n'était pas le mobile du crime. Une femme cupide aurait tenté de récupérer le montant de l'assurance vie et n'aurait probablement pas gardé la fille de sa victime auprès d'elle.
Alors, avait-elle tué son mari sous le coup de la colère ? Une crise de jalousie, peut-être ?
— Se peut-il que votre père ou Irène ait eu une aventure extra-conjugale ?
— Non.
Réponse claire et nette. Pas l'ombre d'une hésitation.
— Comment pouvez-vous en être si sûre ?
— Irène avait pas mal de succès auprès des hommes, à l'époque, et c'est encore vrai aujourd'hui. Comme je vous l'ai dit, elle faisait tout son possible pour être une bonne épouse, mais on ne peut pas aller contre sa nature... Et Irène n'a jamais été une femme discrète ou effacée. Vous comprendrez mieux ce que je veux dire quand vous la verrez. Je l'ai toujours connue très maquillée, avec des vêtements moulants et un décolleté un peu trop avantageux.
Cette évocation arracha à Madeline un sourire plein de tendresse.
— Elle se consacrait entièrement à ses enfants et à son mari. Elle n'avait aucune vie sociale propre. Si elle sortait, c'était toujours en compagnie de papa. On vivait dans une ferme, vous savez, à l'écart de la ville.
— Personne ne s'intéressait particulièrement à elle ?
— Non... Sauf les femmes qui auraient voulu épouser le pasteur. Elles trouvaient toujours quelque chose à lui reprocher.
— Et dans le voisinage ? Votre belle-mère aurait pu avoir une histoire avec quelqu'un qui vivait à proximité de la ferme.
Cette idée sembla amuser Madeline.
— On voit que vous ne connaissez pas les voisins, dit-elle en riant. Sinon, vous n'auriez jamais pu envisager une chose pareille. De toute manière, ils ne discutaient qu'avec mon père. Ils se connaissaient depuis des années, et puis les gens qui vivent en dehors de la ville sont encore plus repliés sur eux-mêmes que les autres habitants de Stillwater. Ils ont toujours affiché une grande méfiance à l'égard d'Irène.
Elle enroula machinalement une mèche auburn autour de son doigt.
— À vrai dire, je ne me souviens même pas qu'elle ait eu une véritable amie durant toutes ces années.
Même quand elle ne se mordillait pas la lèvre, Hunter avait du mal à détacher son regard du visage de Madeline. Quelque chose en elle le fascinait. Il détourna la tête, furieux contre lui-même. Il était venu dans le Sud pour oublier les femmes, pas pour flasher sur la première qu'il rencontrait.
— À vous écouter, votre belle-mère était très isolée, dit-il. Ça ne devait pas être drôle pour elle.
— Je crois qu'elle était simplement soulagée d'avoir un toit sur la tête et de pouvoir nourrir et vêtir ses enfants. Sans mon père, elle aurait peut-être été contrainte de les abandonner à l'assistance publique.
Bon. Manifestement, Irène Montgomery avait épousé Barker par nécessité. Mais éprouvait-elle quand même des sentiments pour lui ?
— Et votre père ? demanda-t-il.
— Quoi, mon père ?
— Comment pouvez-vous affirmer qu'il n'a jamais trompé Irène ?
— Vous avez sans doute oublié que mon père était pasteur.
— Ça n'immunise pas contre la tentation, rétorqua Hunter.
Elle secoua la tête.
— Il considérait l'adultère comme le plus grand des péchés.
Hunter eut le sentiment qu'elle venait de le marquer au fer avec un grand A comme adultère. Pour lui aussi, le mariage était sacré. Sans doute était-ce pour cela qu'il s'en voulait tellement d'avoir mis un coup de canif dans le contrat. Ou plutôt «un coup de couteau dans le dos» d'Antoinette, pour reprendre l'expression si souvent utilisée par son ex... Peut-être auraient-ils fini par se séparer, de toute façon ? Dieu sait que tout n'était pas rose entre eux. D'ailleurs, il avait établi ses quartiers dans la chambre d'amis plusieurs mois avant l'Erreur. Mais il ne cherchait pas à se trouver des excuses. En trompant sa femme, il s'était déconsidéré à ses propres yeux.
— Papa prônait aussi la chasteté avant le mariage. Il nous a enseigné que ce sacrifice n'était rien comparé à la joie de complaire au Seigneur.
— Ça n'a pas dû être évident pour vous...
— Pourquoi ?
— Eh bien, vous n'êtes pas mariée et... Enfin... Ne me dites pas que vous n'avez jamais... heu... connu d'homme.
Elle haussa les épaules, moins embarrassée que lui par la question.
— Si, bien sûr. Mais j'ai réussi à attendre... assez longtemps.
La vie sexuelle de Madeline n'avait a priori rien à voir avec l'affaire qu'il était chargé de résoudre, mais l'habitacle de cette petite voiture, conjugué avec la pénombre et le martèlement de la pluie sur la carrosserie, créait un sentiment d'intimité propice aux confidences.
— Assez longtemps ? C'est-à-dire ?
— Jusqu'à ce que je rencontre Kirk.
— Vous ne parlez tout de même pas de l'homme avec qui vous vivez en ce moment ?
— On ne vit pas ensemble, marmonna-t-elle.
— Mais il s'agit bien de lui ?
Lorsqu'elle hocha la tête, il entreprit de faire le calcul.
— Vous m'avez dit que vous aviez trente-six ans, c'est bien ça ? En supposant que vous connaissiez Kirk depuis deux ans, vous avez perdu votre virginité à... trente-quatre ans ?
— Trente-deux.
— Vous vous payez ma tête, c'est ça ?
Bien sûr qu'elle le faisait marcher ! Une jolie femme comme Madeline Barker ne pouvait pas avoir attendu l'âge de trente-deux ans pour...
— Non, je suis parfaitement sérieuse. Je sais que ce n'est pas très précoce pour une première relation sexuelle, ajouta-t-elle après une courte pause.
— Pas très précoce ? répéta-t-il, abasourdi.
Il n'en revenait pas.
— Je vous ai déjà expliqué que les moeurs de Stillwater étaient aux antipodes de celles de Los Angeles, dit-elle, un peu vexée. Ici, nous sommes... plus conservateurs.
— Ce n'est rien de le dire !
Il secoua la tête, encore incrédule.
— Mais j'aimerais comprendre, reprit-il. Votre père a disparu quand vous aviez seize ans. Qu'est-ce qui vous a pris d'attendre seize ans de plus avant de connaître votre première expérience ?
— J'espérais trouver l'homme de ma vie.
— Mais ça n'a pas été le cas ?
— Non. Et le pire, c'est que je l'ai su tout de suite. Mais j'en avais marre d'attendre. Ça commençait à devenir ridicule. Je n'avais pas envie de terminer dans la peau d'une vieille fille, vierge de surcroît.
— Et ça vous a plu ?
C'était une question osée, mais il n'avait pas pu s'empêcher de la poser. Il était en train de se demander si elle allait mal le prendre quand les lèvres de Madeline esquissèrent un sourire plutôt sexy.
— À quoi faites-vous allusion ? demanda-t-elle d'un air faussement ingénu.
— Faire l'amour, ça vous a plu ?
À sa grande surprise, il sentit les battements de son coeur s'accélérer.
— Ah, ça...
Toujours ce sourire à tomber à la renverse.
— À votre avis ? dit-elle.
La voix de sa cliente, soudain un peu rauque, déclencha en lui un signal d'alarme. Cette Madeline Barker commençait à lui faire beaucoup trop d'effet. Bon sang, depuis combien de temps n'avait-il pas ressenti un tel trouble ? Ça remontait à bien avant son divorce, en tout cas. Et il n'avait aucune envie que ça lui tombe dessus maintenant. Pas avec la femme d'un autre.
— J'imagine que c'est du sérieux entre Kirk et vous.
— Plus maintenant.
— Il y a des tensions dans votre couple ? demanda-t-il d'un ton aussi neutre que possible.
Madeline éteignit la radio qui passait une chanson d'Emmylou Harris. Elle avait changé plusieurs fois de station depuis qu'ils avaient quitté l'aéroport, mais c'était toujours de la musique country qui sortait des haut-parleurs. Hunter commençait à croire qu'il n'existait pas d'autre musique dans la région. Les différences entre l'ouest et le sud des États-Unis étaient décidément plus prononcées qu'il ne l'avait imaginé. Dans quelle autre région du monde une femme aussi belle que Madeline Barker aurait pu rester vierge jusqu'à trente-deux ans ?
— On est séparés depuis un mois et demi, avoua-t-elle enfin.
Aïe... Voilà qui n'arrangeait pas ses affaires. Il avait compté sur ce Kirk pour se dresser entre Madeline et lui, pour lui rappeler ses obligations vis-à-vis de lui-même et de sa cliente. Il n'était pas en état d'avoir une histoire avec une femme, et surtout pas avec quelqu'un pour qui sexe et sentiments étaient aussi intimement liés : surtout pas avec Madeline Barker.
— Vous m'avez dit qu'il y avait quelqu'un dans votre vie, dit-il. Votre père ne vous a pas enseigné que le mensonge est un péché ?
— Ce n'était pas vraiment un mensonge. Kirk et moi, on est restés ensemble cinq ans, et on vient tout juste de se séparer. Je suppose que je n'ai pas encore fait le deuil de notre relation.
Il se mit à jouer avec la poignée de la portière.
— Alors, vous espérez recoller les morceaux ?
— Non, dit-elle, le regard fixé sur la route qui défilait derrière le pare-brise.
Génial. À présent, il n'y avait plus de garde-fou. Pourtant, il ne pouvait lui tenir rigueur d'avoir évoqué au présent un amour passé. Après tout, lui aussi avait menti en laissant entendre qu'elle ne lui plaisait pas.
Madeline sentait bien que quelque chose contrariait son passager. Ça ne pouvait tout de même pas être son petit mensonge au sujet de Kirk... D'autant que ça n'avait aucun rapport avec l'affaire qu'il était venu élucider.
— De toute manière, nous ne sommes pas là pour parler de ma vie sentimentale, n'est-ce pas ?
— Non, bien sûr que non.
— Je veux dire, ce genre d'information ne peut pas vous aider dans votre travail ?
— Je ne crois pas.
— C'est bien ce qu'il me semblait.
Il resta encore silencieux quelques minutes, se tortillant nerveusement sur son siège avec force soupirs.
— Pensez-vous qu'il existe la moindre chance que votre père soit toujours en vie ? demanda-t-il enfin, au prix d'un effort manifeste.
Elle aurait tant aimé pouvoir répondre par l'affirmative et entendre le détective la conforter dans cet espoir. Mais Hunter Solozano ignorait que la Cadillac venait d'être repêchée dans l'eau saumâtre de l'ancienne carrière. Elle ne lui avait donné aucun détail sur l'affaire, le soir où elle l'avait appelé pour la première fois, et leurs conversations suivantes n'avaient porté que sur l'organisation de son séjour.
— Son corps n'a jamais été retrouvé. Mais je ne peux pas croire qu'il m'ait abandonnée comme ça.
— Je connais des pères qui ont fait des choses bien pires.
Madeline ne releva pas.
— Sa voiture a été retrouvée lundi dernier, dit-elle. Elle était immergée dans l'eau d'une carrière abandonnée.
— Je vous demande pardon ?
Sa voix trahissait un agacement certain.
— Il s'agit d'une information primordiale, vous ne croyez pas ? reprit-il sur un ton à peine moins vif.
— C'est pourquoi je vous la communique, répliqua-t-elle sans se démonter.
— Vous auriez pu me le dire plus tôt !
— Vous ne me l'avez pas demandé.
Il ne prit même pas la peine de répliquer.
— La police a découvert quelque chose ?
Madeline se sentit soudain oppressée et tira sur sa ceinture de sécurité pour se donner un peu d'air, avant de garer la voiture sur le bas-côté de la route. Sans couper le moteur, elle se tourna vers Hunter. Elle voulait voir son visage quand elle le mettrait au courant des derniers rebondissements de l'affaire.
— Que faites-vous ? lui demanda-t-il.
— Je m'arrête.
— Oui, je vois, merci... Mais pourquoi ?
— Afin que nous puissions discuter face à face.
— De la voiture de votre père ?
— Exactement.
Malgré son regard étonné, le détective attendit patiemment qu'elle s'explique.
— Le contenu du coffre est extrêmement surprenant.
— Mais encore ?
— On a retrouvé une sacoche, dissimulée sous la roue de secours.
— Et qu'est-ce qu'elle contenait ?
Frottant nerveusement les paumes contre ses cuisses, Madeline inspira profondément pour se donner du courage.
— Un godemiché, une corde...
— Oh là là ! s'écria Hunter en levant théâtralement les bras au ciel. Ai-je bien entendu une femme du Mississippi - une femme brimée sexuellement - prononcer le mot godemiché ?
Mais Madeline n'était pas d'humeur à plaisanter.
— Ainsi que trois petites culottes, termina-t-elle.
Comme elle s'y attendait, le sourire goguenard de Hunter s'effaça sur-le-champ.
— Elles appartenaient à des filles de quel âge ?
— Onze ou douze ans. Treize à la rigueur.
— Merde ! s'écria-t-il en balançant un poing rageur contre sa portière. Je savais bien que je n'aurais pas dû accepter cette mission ! Mais au lieu de m'envoler tranquillement pour Hawaii, il a fallu que je me fourre dans ce...
— Désolée d'avoir compromis vos vacances, mais je vous rappelle que je vous paye grassement.
Hunter Solozano ferma les yeux et pinça le haut de son nez.
— Je n'ai pas besoin de votre argent, dit-il. Ramenez-moi à l'aéroport.
Chapitre 7
Ray Harper faisait tourner sa bouteille de bière sur le comptoir du seul bar de Stillwater, imprimant des cercles humides sur le bois vernis. Ses mains tremblaient tellement qu'il ne pouvait rien faire d'autre.
À sa droite, également juchés sur des tabourets hauts, se trouvaient John Keller et Walt Eastman. Ray appréciait la compagnie des deux hommes. John et Walt avaient tous deux dix ans de moins que lui, mais Ray avait fini par bien les connaître à force de venir au Good Times dont ils étaient également d'incontestables piliers. Tout comme lui, ils venaient plus pour boire que pour jouer au billard à l'une des nombreuses tables disséminées dans la grande salle. Avec John, Ray aimait discuter de tout et de rien ou parier sur une partie en cours, mais c'était Walt qui l'accompagnait au bout de la nuit dans des bringues mémorables.
Aujourd'hui, cependant, la soirée ne s'annonçait pas aussi gaie que d'habitude pour Ray Harper. Ce que Walt venait de dire à John lui avait glacé le sang.
— John ? insista Walt quand son voisin tarda à répondre.
— Mouais ?
Ray retint sa respiration pour mieux entendre Walt répéter ses propos. Peut-être avait-il mal compris, après tout ? Pourtant, ça ne pouvait pas être l'alcool qui lui jouait des tours il n'était accoudé au bar du Good Times que depuis un quart d'heure. D'ordinaire, il lui fallait au moins dix ou quinze bières avant d'être un peu soûl.
Walt posa un pied à terre et rapprocha son tabouret de celui de John.
— Je t'ai demandé si tu avais entendu parler du godemiché que les flics ont trouvé dans le coffre du révérend Barker.
Une moue dégoûtée se dessina sur les lèvres de John.
— Ouais, j'ai appris ça. Il y a vraiment des malades, je te jure. Qui te l'a dit ?
— Radcliffe en parlait ce matin au café.
La bouche de Ray s'assécha quand il entendit son compagnon de beuverie répéter le mot «godemiché».
— Ça s'est passé quand ? demanda-t-il.
— Je ne sais plus exactement, répondit John. Il y a peut-être deux ou trois jours.
Ray savait que la Cadillac de Lee avait été repêchée dans l'ancienne carrière inondée. Il avait appelé Madeline et en avait parlé avec elle. Mais elle lui avait dit que la police n'avait rien trouvé d'important dans l'épave. Manifestement, la situation avait évolué.
— C'est dingue que tu ne sois pas au courant, dit John. Tu étais sur une île déserte, ou quoi ? On ne parle que de ça en ville.
Ray n'était pas sur une île déserte, mais à Luka auprès de sa mère invalide. Il y était resté depuis qu'il avait eu Madeline au téléphone. Il avait poussé un grand ouf de soulagement en raccrochant ce jour-là. Voilà ce que c'était de se réjouir trop vite ! songea-t-il amèrement.
— Il paraît que ce machin est carrément énorme, dit Walt. Je me demande où on peut se procurer un truc pareil. Sur Internet ?
— Crois-moi, on trouve de tout sur le Net, dit John en avalant une poignée de cacahouètes. Moi, le godemiché, je n'en ai rien à foutre si tu veux savoir. Je veux dire, les gens font ce qu'ils veulent chez eux. Non, ce qui me débecte, c'est les culottes de gamines.
Des culottes de gamines ? À ces mots, Ray faillit recracher sa bière. Son ancien ami avait-il poussé le vice jusqu'à conserver dans sa voiture les culottes de Katie ? Ou s'agissait-il de celles de Rose Lee ?
— Je ne suis pas censé le répéter, dit Walt sur le ton de la confidence, mais Radcliffe m'a dit que l'une d'elles appartenait à Grace Montgomery.
John avala une longue gorgée de Budweiser.
— Je trouve ça dégueulasse, dit-il. Moi, j'ai de l'estime pour son mari. Kennedy s'occupe de mon argent, et je peux te dire que c'est un sacré bon banquier. Ça ne doit pas être drôle d'apprendre que sa femme a peut-être été victime d'un détraqué sexuel.
À son tour, Walt jeta nonchalamment une poignée de cacahouètes dans sa bouche.
— Reste à savoir à qui appartenaient les deux autres.
John commença à déchirer bout par bout l'étiquette collée sur la bouteille de verre.
— Je crois qu'ils n'en savent rien pour le moment, dit-il, mais si j'ai bien compris, ils vont tout faire pour le découvrir.
— Alors, ils ont l'intention de..., commença Ray d'une voix curieusement haut perchée.
Il se racla la gorge et toussota dans sa main.
— ... de rouvrir officiellement le dossier ?
— Ouais, confirma John en réunissant les morceaux d'étiquette dans le creux de sa main. Apparemment, Mme le maire a donné son accord. Au moins, ils se bougent le cul...
— Il faut dire que c'est la première fois qu'ils ont quelque chose de sérieux à se mettre sous la dent, dit Walt.
— Et c'est aussi la première fois qu'ils ne s'en prennent pas tout de suite à Clay, nota John. Montgomery est peut-être un beau salopard, mais il ne ferait jamais de mal à sa soeur. Je ne dis pas que c'est un type bien, loin de là, mais il faut reconnaître qu'il a toujours protégé sa famille.
Ray s'épongea le front. Il transpirait tellement que sa chemise commençait à coller. Pourtant, le bar n'était pas trop peuplé et la température ambiante restait encore très supportable. Il fallait qu'il se calme, qu'il reprenne ses esprits. Mais l'angoisse qui transformait son coeur en tam-tam africain brouillait ses pensées.
— Les faits remontent à vingt ans, dit-il pour se rassurer. Ça m'étonnerait que les flics puissent retrouver à qui appartenaient ces sous-vêtements après tout ce temps.
— Ils interrogent pas mal de monde, à ce qu'il paraît, dit distraitement Walt, un oeil sur la télévision.
Et s'ils l'interrogeaient, lui ? songea Ray avec une nouvelle bouffée de chaleur. Il lui faudrait mentir et prétendre qu'il ignorait tout de cette histoire. À part lui, personne ne pourrait reconnaître la culotte de Rose Lee, il élevait seul sa gamine à l'époque des faits.
Non, la police ne pourrait jamais remonter jusqu'à lui... Mais il eut à peine le temps de souffler qu'il fut saisi d'un nouvel accès de panique en entendant les propos de John.
— Ils cherchent aussi des traces d'ADN.
— Quoi ? s'écria-t-il en refermant les mains sur sa bouteille.
Dieu merci, Eastman et Keller semblaient trop occupés à regarder la partie de basket pour noter l'état dans lequel il se trouvait. John tira une serviette en papier du distributeur situé à sa gauche et entreprit de nettoyer la partie du comptoir qui se trouvait devant lui.
— Pontiff vient d'envoyer les culottes au laboratoire de la police d'État. Il y a peut-être des fluides corporels sur le tissu.
— Ah bon ? fit Ray. Ils ont vu quelque chose ?
— On ne peut rien déceler à l'oeil nu. Mais sait-on jamais... Ils ont raison d'essayer.
— S'ils trouvent quelque chose et qu'ils parviennent à résoudre cette affaire, dit Walt, soudain tout excité, on pourrait contacter les producteurs d'une de ces émissions genre «Complément d'enquête». Va savoir : on se retrouvera peut-être à la télé !
Les oreilles bourdonnantes, Ray entendit à peine ce que venait de dire son voisin. Des fluides corporels... Il y en avait eu beaucoup, il était bien placé pour le savoir. Surtout les siens et ceux de Barker.
— Mais je croyais que ces culottes avaient été immergées dans l'eau de la carrière pendant vingt ans, dit-il en espérant que personne ne remarquerait son affolement. Des... sécrétions ne peuvent pas résister à un tel traitement, si ?
— Pontiff m'a dit que le godemiché se trouvait dans un sac congélation hermétiquement clos, dit John en croquant une nouvelle poignée de cacahouètes. Quant aux culottes, elles étaient dans une sacoche fermée et protégée par le tapis de coffre et la roue de secours...
Walt agita la main pour attirer l'attention du barman.
— C'est incroyable qu'elles ne soient pas couvertes de moisi.
— D'après Radcliffe, il y en avait quand même un peu, dit John. Je suppose que ça ne détruit pas l'ADN... Apparemment, le shérif pense que les techniciens du labo pourront se débrouiller... Enfin, je n'y connais rien, moi. Je répète simplement ce que j'ai entendu dire.
Ray n'avait pas oublié le traitement particulier que le pasteur réservait aux dessous de ses jeunes victimes. Il les touchait, les sentait, les léchait...
Des gouttes de sueur se mirent à couler le long de ses tempes. Sans doute avait-il poussé à son insu un gémissement de désespoir, parce que John abandonna un instant son match pour le regarder plus attentivement.
— Tu ne te sens pas bien, Ray ?
Ray descendit de son tabouret et fouilla fébrilement dans ses poches à la recherche d'un peu d'argent.
— Je me sens un peu patraque, dit-il péniblement. J'ai dû attraper la grippe.
Il abandonna quelques billets sur le comptoir et se dirigea en titubant vers la sortie.
*
**
La lumière du tableau de bord éclairait le profil de Madeline d'une lueur ambrée.
— Je vous demande pardon ? s'exclama-t-elle.
Hunter regardait droit devant lui, le visage fermé.
— Vous m'avez parfaitement entendu. Ramenez-moi tout de suite à l'aéroport.
— Vous vous foutez de moi ?
— Qu'est-ce que vous espériez ? Que je saute de joie en entendant ces horreurs ?
— J'espérais que vous auriez une réaction de professionnel ! Vous avez dit que vous feriez tout votre possible pour comprendre ce qui était arrivé à mon père !
Il cessa de contempler la nuit pour se tourner vers elle.
— C'était avant de savoir que des enfants étaient concernés par cette affaire.
Madeline coupa le contact.
— Si le sort des enfants vous tient tellement à coeur, c'est l'occasion de vous rendre utile, rétorqua-t-elle. Qui sait si un détraqué sexuel ne se promène pas en liberté dans Stillwater ? Vous préférez rentrer chez vous et vous en laver les mains ?
— N'essayez pas de me culpabiliser ! Il existe d'autres personnes plus compétentes que moi pour coincer les pédophiles. De toute façon, il y en a à tous les coins de rue, croyez-moi.
— Et alors ? Est-ce une raison pour renoncer à agir ? Même si vous n'en empêchez qu'un seul de nuire, vous pouvez sauver plusieurs enfants promis aux pires sévices.
Hunter ne trouva rien à répondre à ça.
— Si les gens bien refusent le combat, poursuivit-elle, ce sont les salauds qui finiront par triompher.
Sauf qu'il n'était pas quelqu'un de bien. Il le savait depuis qu'il avait terminé la soirée dans le lit de sa voisine pendant que sa femme et sa petite fille dormaient à quelques mètres de là. Et maintenant, il ne pouvait plus protéger Maria des hommes qui passaient dans la vie d'Antoinette. Le pire semblait avoir été évité jusque-là, mais qui pouvait affirmer qu'Antoinette ne s'enticherait pas un jour ou l'autre d'un pervers ? C'était pour lui une source d'angoisse permanente.
Et voilà qu'il avait accepté un travail qui ne ferait que remuer le couteau dans la plaie. Il était venu dans le Mississippi pour oublier la réalité de sa vie, pas pour patauger du matin au soir dans ce qu'elle avait de plus glauque.
— Je ne crois pas que cette affaire soit pour moi, dit-il, faute de mieux.
— Vous n'avez quand même pas fait tout ce chemin pour me dire ça ? demanda Madeline. Êtes-vous attendu ailleurs ? Avez-vous un dossier plus important à traiter ?
Non, personne ne l'attendait nulle part. Quant aux offres de travail qu'il recevait presque chaque jour... À vrai dire, il n'en pouvait plus de ces missions stupides qu'il acceptait depuis des mois pour se vider la tête. Certes, il n'avait jamais aussi bien gagné sa vie... Mais s'il ne se consacrait pas très vite à quelque chose de plus intéressant, il risquait de terminer dans la peau d'un de ces détectives ventripotents et pleins de fric qu'il avait toujours méprisés. Combien de dossiers intitulés «Il ou elle me fait cocu» pouvait-il encore traiter avant de se détester définitivement ? Déjà qu'il ne s'aimait pas beaucoup, ces derniers temps... Pour couronner le tout, chaque fois qu'il photographiait un type au lit avec sa maîtresse, il avait l'impression de voir son propre portrait. Tout comme lui, ces maris volages allaient sans doute payer leur erreur au prix fort. Mais au fond, ce n'était pas la méchanceté d'Antoinette ni même sa cupidité qui gâchait la vie de Hunter, c'était le jugement qu'il portait sur lui-même. Il avait le sentiment de mériter son sort.
— Allez-vous me répondre, oui ou non ? insista Madeline.
Il se massa les tempes, indécis, tourner les talons et prendre ses jambes à son cou ? Ou faire face et se battre ?
— Étaient-elles toutes de la même taille ? demanda-t-il enfin.
— Pardon ?
— Les culottes. Étaient-elles toutes de la même taille ?
— Non.
— La police a-t-elle pu déterminer à qui elles appartenaient ?
— Seulement l'une d'entre elles.
— Et ?
— C'était une culotte que Grace portait quand elle avait treize ans.
Ces mots mirent aussitôt Hunter en alerte. Tout ce qui touchait à cette affaire le ramenait inexorablement vers l'entourage immédiat de Madeline.
— Vous parlez bien de Grace Montgomery ?
— Oui.
— Comment savez-vous que c'est la sienne ?
— J'ai reconnu le motif. Grace est également venue l'identifier au poste de police.
— Grace est une adulte, maintenant. Elle peut nous raconter ce qui s'est passé.
Madeline ne répondit pas tout de suite.
— Quoi ? Elle refuse de parler ?
— Elle affirme n'avoir jamais été victime de viol ni d'attouchements.
Curieux, songea Hunter. Vraiment très curieux.
— Comment explique-t-elle la présence de sa culotte dans une sacoche qui contenait également une corde et un godemiché ?
— Elle ignore comment elle a pu atterrir au milieu de ces objets. Elle pense que quelqu'un a dû la voler alors qu'elle séchait dans le jardin, sur le fil à linge.
— Comment a-t-elle réagi en voyant ce sous-vêtement ? Vous a-t-elle semblé perturbée ?
Madeline hésita un peu, puis répondit lentement, en choisissant bien ses mots.
— Elle s'est comportée de manière un peu étrange. Mais Grace a toujours été... difficile à déchiffrer. Ma soeur a une part de mystère en elle, ça fait d'ailleurs partie de son charme. Elle pense qu'on a tort d'envisager tout de suite le pire. Pour elle, celui qui a volé la culotte était probablement une sorte de fétichiste ou un adolescent victime d'une poussée d'hormones. Quelqu'un qui serait resté dans le monde du fantasme. Elle a été substitut du procureur, et il lui est arrivé de croiser des cas similaires au cours de sa carrière.
— Ça ne tient pas debout, dit Hunter.
Peu lui importait que Grace ait ou non travaillé pour une cour de justice, il ne croyait pas à sa théorie d'un type perturbé mais inoffensif.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Réfléchissez une seconde. Cette sacoche ne se trouvait pas dans une chambre, là où quelqu'un aurait pu tranquillement fouiller son contenu et laisser son imagination vagabonder dans des zones interdites sans faire de mal à personne. Elle était dans une voiture. En plus, les culottes ne sont pas toutes de la même taille et une seule a pu être identifiée comme ayant appartenu à votre soeur. Selon toute vraisemblance, plusieurs fillettes sont impliquées. Non, croyez-moi, celui qui a caché ces objets dans le coffre de la Cadillac était un prédateur tout ce qu'il y a de plus actif. J'en mettrais ma main au feu.
Et il était persuadé que Madeline pensait exactement la même chose que lui. Sinon, pourquoi aurait-elle ressenti le besoin de s'arrêter sur le bas-côté de la route pour lui raconter ça ?
— Y avait-il quoi que ce soit sur ces sous-vêtements ?
Elle parut hésiter sur le sens de sa question.
— Vous voulez parler de la couleur ? Des motifs ?
— Je parle de sang ou de sperme.
— Pas à ma connaissance, répondit-elle avec une moue qui en disait long sur le dégoût que lui inspirait cette précision. Toby Pontiff les a envoyés au laboratoire de la police d'État, il y a quelques jours de cela.
— Toby Pontiff ?
— Le shérif de Stillwater.
À contrecoeur, Hunter décida qu'il était temps de poser la question qui lui trottait dans la tête depuis quelques minutes. Une enquête sérieuse était forcément émaillée de questions délicates, y compris pour les victimes.
— Se peut-il que cette sacoche et son contenu aient appartenu à votre père ?
Ses yeux s'agrandirent sous le coup de l'indignation.
— Bien sûr que non ! Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ?
— Alors, à qui était-elle ?
— Mais à celui qui a tué papa, voyons ! Le shérif et moi avons notre idée sur la question. Nous pensons que le propriétaire de la sacoche avait confessé ses crimes à mon père et qu'il a eu peur d'être dénoncé à la police.
— Le pédophile aurait assassiné son pasteur pour qu'il ne parle pas, c'est bien ça ?
— Exactement.
Quelqu'un avait conduit la voiture du révérend Barker dans cette carrière abandonnée. Ce quelqu'un avait pu en profiter pour se débarrasser d'objets compromettants. Mais les gens assez perturbés pour collectionner des culottes de fillettes considéraient ces effets comme des trésors dont ils ne se séparaient qu'en toute dernière extrémité.
À moins que... L'assassin se savait-il traqué par une tierce personne ?
— On peut envisager cette hypothèse, dit Hunter sans enthousiasme.
— Il faut que je vous apprenne autre chose, dit Madeline d'une voix maussade. La police a également trouvé des cheveux noirs coincés sous l'appuie-tête du siège conducteur.
— Ont-ils été envoyés au labo ?
— Non. Pour le moment personne ne voit la nécessité de les faire analyser. On dirait ceux de Clay, et ce sont probablement les siens. Comme tous les membres de la famille, il est souvent monté dans la Cadillac de papa.
— Avait-il le droit de la conduire ?
— Non, mais il a forcément dû se mettre au volant à un moment ou à un autre. Ne serait-ce que pour la déplacer quand elle gênait le passage du tracteur ou même de la tondeuse.
— Pensez-vous que cette sacoche lui appartienne ?
— Impossible. Clay ne ferait jamais de mal à un enfant.
Hunter songea qu'il se formerait sa propre opinion sur le sujet une fois qu'il aurait rencontré Clay.
— Ça se passait comment entre votre père et Irène ? Sur un plan intime, je veux dire ?
Le changement de sujet sembla la prendre au dépourvu. Elle resta un moment interdite, comme si la question évoquait une image qu'elle aurait préféré ne pas voir.
— Je ne sais pas, moi... Ils semblaient avoir une vie sexuelle normale. Et vos parents, ils faisaient souvent l'amour ?
Cette contre-attaque lui arracha un sourire, mais il décida de ne pas s'excuser.
— Je suis contraint de vous poser des questions délicates, dit-il. Si vous voulez que je découvre la vérité, il faudra vous attendre à ce qu'il y en ait beaucoup d'autres.
— Dois-je en déduire que vous acceptez ce travail ? demanda Madeline avec un air de défi. Ou l'affaire est-elle trop compliquée pour vous ?
Hunter comprit qu'elle croyait emporter sa décision en misant sur son orgueil, mais il ne se déciderait qu'en son âme et conscience.
Cela faisait des mois et des mois qu'il se protégeait. Il eut soudain le sentiment de se tenir au bord d'un précipice, hésitant à faire le grand saut. En acceptant cette mission, il abandonnerait le confort de ses propres démons pour se plonger dans ceux d'une inconnue. Mais l'idée que le propriétaire de cette sacoche puisse continuer à faire souffrir d'autres fillettes lui était insupportable. Non, il ne pouvait pas se défiler : la plupart des pédophiles n'arrêtaient leurs coupables agissements que lorsqu'on les y contraignait.
— J'accepte de vous aider, dit-il. Mais à une condition.
— Je vous écoute.
— À partir de maintenant, c'est moi qui conduis.
— Pardon ?
— À quand remonte votre dernière vraie nuit de sommeil ?
— Je ne me sens pas fatiguée, merci.
Elle remit le contact, mais à peine eut-elle posé la main sur le levier de vitesse que Hunter la recouvrit de la sienne.
— Je prends la relève ou on fait demi-tour. À vous de choisir.
— Mais vous ne connaissez pas le chemin !
— Vous me l'indiquerez.
Il s'attendait à ce qu'elle proteste. Après tout, ils venaient tout juste de se rencontrer et il voulait déjà tenir les rênes. Mais elle devait être encore plus fatiguée qu'il ne le croyait, parce qu'elle se contenta de hocher la tête et d'ouvrir sa portière.
— Dans une trentaine de kilomètres, il faudra prendre la nationale 70 Ouest. Cinq minutes plus tard, vous verrez un embranchement en direction de la N45 Sud. Une fois sur la N45, vous allez faire environ soixante-quinze kilomètres avant de voir le panneau indiquant la N72 Est. Vous tournez là et vous roulez jusqu'à ce que vous aperceviez la sortie vers la D365. Réveillez-moi dès que nous aurons quitté l'autoroute et je vous guiderai jusqu'à la maison.
— Ça marche, dit-il, sûr de sa mémoire.
Il glissa du siège passager au siège conducteur, tandis qu'elle contournait la voiture.
— Hunter ? dit-elle après avoir refermé sa portière.
— Oui, Madeline ?
— Ouvrez l'oeil, parce que la D365 n'est pas très bien indiquée.
Dix minutes plus tard, elle dormait à poings fermés, la tête penchée de côté, et Hunter essayait désespérément de se convaincre qu'elle n'était pas si jolie que ça.
Pour Hunter Solozano, le Mississippi avait toujours évoqué la rivière éponyme cheminant paresseusement à travers les roseaux et les marécages, la mousse dégoulinant le long des branches des magnolias, ou encore les grandes plantations de coton d'avant la guerre de Sécession. Mais il se trouvait au nord-est de l'État, aux portes du Tennessee et de l'Alabama, région vallonnée, et ce qu'il parvenait à distinguer dans la lumière des phares ne ressemblait en rien à ce qu'il avait imaginé. Le long de la route défilaient chênes et érables, ainsi que plusieurs variétés de conifères.
Il s'arrêta à un stop, et Madeline entrouvrit un oeil qu'elle referma aussitôt.
— On est arrivés ? demanda-t-elle d'une voix engourdie de sommeil.
— On vient juste de traverser un patelin du nom de Corinth. Je me demande si je n'ai pas raté la D365.
Elle repoussa les épais cheveux auburn qui cachaient son visage et se redressa avec un bâillement avant de jeter un oeil au-dehors.
— Continuez tout droit. La sortie est dans cinq ou six kilomètres.
Tandis que Hunter appuyait franchement sur l'accélérateur, impatient d'arriver, ils passèrent pour la énième fois devant une église. Combien une région aussi peu peuplée que celle-ci pouvait-elle en abriter ? Certes, ces églises ne ressemblaient en rien à des cathédrales, avec leurs petites structures de bois surmontées d'un toit pointu et souvent d'un clocher... Mais il venait tout de même d'en voir sept en à peine dix minutes Signs of Life, New Salem, Poplar Springs Free Will, Southwood, Shady Grove, North Crossroads Community, Pleasant Grove Church of Christ, récapitula-t-il intérieurement, soucieux de ne pas perdre une occasion d'entretenir son excellente mémoire.
— Comment s'appelait l'église de votre père ? demanda-t-il.
Elle réprima un nouveau bâillement.
— Our lady of Purity.
— Notre-Dame de la Pureté ?
Le sourire narquois était de retour.
— Sans doute un hommage à votre longue chasteté ?
— Je commence déjà à regretter de vous avoir fait des confidences, grommela-t-elle.
— Pourquoi ? Je ne me moque pas de vous, Madeline. En fait, je vous admire.
— Ben voyons !
— Je vous assure que c'est vrai !
— Et vous, à quel âge avez-vous couché avec une fille pour la première fois ?
— Moins de trente-deux ans.
— Vingt-cinq ?
— Plus jeune, quand même !
— Dix-neuf ?
— Dix-huit.
— C'est plutôt vieux pour un Californien.
Il éclata de rire.
— Je parie que vous avez fait l'amour plus souvent que moi durant ces cinq dernières années.
— Pourquoi ? Vous songez à entrer dans les ordres ?
Non, c'était plus simple que ça. Comme tant d'autres, il avait vécu avec une femme qu'il avait fini par détester.
— J'espère ne pas vous décevoir, mais je suis athée. Si vous voulez vous plaindre, adressez-vous à mes parents, ils m'ont tellement bourré le crâne avec la religion qu'ils ont fini par m'en dégoûter.
— Mon père vous aurait converti, dit-elle avec une touchante assurance. Si vous l'aviez entendu prêcher la bonne parole...
Converti ? Hunter n'en était pas convaincu, mais il se garda de détromper Madeline. Elle semblait si fière de son père...
— Qui l'a remplacé après sa disparition ?
— Le révérend Portenski.
— A-t-il intrigué pour prendre sa succession ?
— Non, pas du tout. Il ne vivait même pas ici, à l'époque où papa a disparu. Il a entendu dire que Stillwater avait besoin d'un pasteur et il est venu proposer ses services.
Il semblait peu probable que ce Portenski ait commis un meurtre pour s'installer dans la chaire de Barker, mais Hunter n'éliminait encore personne de la liste des suspects.
— Tournez à droite ici, dit-elle.
Il s'exécuta.
— Vous avez eu l'occasion de voyager ? demanda-t-il.
— Non.
— Vous n'avez jamais quitté votre région ?
— Pas même pour mes études. Je me suis inscrite à l'université de Mississippi State, qui se trouve à environ trois heures de Stillwater. C'est là que j'ai obtenu mon diplôme de journaliste. Et à présent, je possède le seul journal de la ville.
— Vous vous êtes bien débrouillée, dites-moi.
— C'est juste une petite gazette locale, vous savez ? répliqua Madeline avec un sourire gêné. Le Stillwater Independant est un hebdomadaire que je rédige presque entièrement moi-même.
Elle fit mine de fermer les yeux et observa un instant cet étrange détective derrière ses longs cils.
— Et vous, vous avez fait des études ?
— À l'université de San Diego. Mais j'ai passé mon temps à surfer au lieu de suivre les cours.
— Ah ! s'écria-t-elle en bondissant sur son siège. Je le savais !
— Je plaisante, dit-il en éclatant de rire. En fait, j'ai toujours eu d'excellentes notes.
Elle plissa les yeux, méfiante.
— Vous me faites encore marcher.
C'est à peine s'il esquissa un sourire.
— Vous avez probablement passé votre temps sur la plage jusqu'à un âge avancé, reprit-elle, et vous avez fini par vous inscrire à l'École de Police le jour où vos parents ont menacé de vous couper les vivres.
Il avait vraiment été un étudiant des plus brillants, mais il ne voyait pas l'intérêt d'en convaincre Madeline. Peu lui importait qu'elle le prenne pour un tire-au-flanc. Par contre, il était curieux de savoir comment elle était au courant pour l'École de Police.
— Qui vous a dit que j'étais flic dans une vie antérieure ?
— Grace s'est un peu renseignée sur vous.
— Alors, si je comprends bien, vous avez enquêté sur l'enquêteur ?
— Oui, je suppose qu'on peut dire les choses comme ça.
— Bien joué. Que savez-vous d'autre sur moi ?
— Que vous êtes doué.
Il sourit, incapable de résister au plaisir de la taquiner.
— Ça, c'est moi qui vous l'ai dit au téléphone.
— Vous parliez de vos prouesses sexuelles, si ma mémoire est bonne.
— Certains hommes ont plus d'une corde à leur arc, vous savez ?
— Voilà que vous vous remettez à flirter, monsieur Solozano. Je croyais pourtant que vous faisiez une sorte de grève des femmes en ce moment.
— C'est parfaitement exact. Mais un gourmet au régime est toujours capable d'apprécier la carte d'un grand restaurant... Même s'il ne compte pas s'y attabler, ajouta-t-il avec un sourire désolé.
Un silence lourd de sous-entendus s'installa entre eux.
— D'autant que notre relation est strictement professionnelle, reprit-il après quelques secondes, soucieux de mettre un terme au malaise.
Mais ces mots étaient trop forcés pour qu'elle laisse passer l'occasion de le coincer à son tour.
— Qui essayez-vous de convaincre, au juste ?
Hunter se rembrunit.
— Vous ne me facilitez pas la tâche, décidément.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! lança-t-elle sur un ton innocent.
— Dites-moi plutôt où se trouve votre maison.
— Tournez à droite au feu rouge. Trois kilomètres plus loin, vous tomberez sur un chemin de campagne qui traverse une colline et mène à un petit cottage en briques couvert de lierre.
— Avec ça, si je trouve... Vous n'avez qu'à me dire «Par là-bas», tant que vous y êtes !
Quelle mauvaise foi ! songea-t-elle. Mais elle était trop fatiguée pour s'engager dans une nouvelle joute verbale.
— Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Vous ne pouvez pas la rater. Il n'y a qu'une seule maison au bout du chemin.
— Et ce petit cottage a une aile réservée aux invités ?
L'attirance qu'ils éprouvaient manifestement l'un pour l'autre donnait à cette question banale un sens très particulier.
— Il s'agit en fait d'un bâtiment séparé. Un garage que j'ai transformé en maison d'amis. C'est adorable, vous verrez.
— J'aurai ma propre douche ?
— Oui, mais pas de cuisine. Désolée.
— Ça m'est égal. Je n'avais pas l'intention de préparer mes repas.
— Vous ne comptez pas sur moi pour vous mijoter des petits plats, j'espère ?
— Non, non, rassurez-vous, dit-il avec un grand sourire. Je pensais plutôt manger au restaurant. Je peux même vous inviter, un de ces soirs, si vous voulez. De toute façon, c'est mon employeur qui paie.
Madeline se décomposa.
— C'est bon, c'est bon... Je vous ferai la cuisine.
Chapitre 8
La maison d'amis, une miniature du bâtiment principal, lui rappela ces vieilles fermes italiennes qu'on voyait parfois au cinéma. Sauf qu'il n'y avait qu'une seule pièce, flanquée d'une petite salle de bains.
— Ça sent un peu le renfermé là-dedans, dit Madeline. Je n'ai reçu personne depuis longtemps, et avec toute la pluie qui est tombée ces derniers jours, je n'ai même pas pu aérer convenablement.
Lorsqu'elle alluma une bougie parfumée à la vanille, il faillit protester. Pour sa part, il avait tout de suite trouvé que l'endroit sentait merveilleusement bon. Une odeur de draps frais à laquelle se mêlaient les notes fleuries d'une eau de toilette féminine. Celle de Madeline...
— Les serviettes sont ici, dit-elle en soulevant un grand coffre de bois patiné.
Hunter hocha la tête en songeant à la douche bien chaude qu'il allait prendre avant de se glisser sous les draps tout propres, puis, avec un peu de chance, dans les bras de Morphée.
Madeline se dirigea vers la cheminée en briques entourée de part et d'autre d'étagères rustiques qui couvraient tout un pan de mur.
— Vous trouverez ici tout le bois qu'il vous faut si vous avez envie de faire un feu, dit-elle en soulevant le couvercle d'un tonneau à whisky plein de bûches.
L'odeur de pin qui emplit aussitôt la pièce lui fit songer à cette année déjà lointaine où il avait emmené sa petite famille camper dans le Parc National de Yosemite. Vivre avec Antoinette n'avait jamais été une sinécure. Mais le bonheur de voir grandir Maria compensait bien des frustrations. Il se souvenait de ces heures joyeuses où il la portait sur ses épaules le temps d'une randonnée, où ils sautaient main dans la main sur les cailloux luisants d'une rivière dans laquelle ils venaient de se baigner... Bon Dieu, ce que sa fille pouvait lui manquer...
Il se rendit compte que Madeline attendait une réaction de sa part, et donna un petit coup du plat de la main sur le flanc du tonneau.
— Et où est celui qui n'a pas encore été vidé de son whisky ? demanda-t-il avec un clin d'oeil.
— Le feu devrait suffire à vous réchauffer, répondit-elle.
Sinon, l'épais édredon qui trônait sur le lit s'en chargerait. Tout plutôt que de l'alcool.
Elle enroula une mèche derrière son oreille et se tourna pour le regarder.
— Malheureusement, il n'y a ni télévision ni réfrigérateur, ici. Mais n'hésitez pas à venir à côté si vous avez besoin de quoi que ce soit. Vous trouverez sous mon paillasson une clé qui ouvre les deux maisons.
— Sous le paillasson ? Vous vous croyez à l'abri des cambrioleurs avec une si bonne cachette ?
— Vous pouvez ravaler vos sarcasmes, monsieur le détective privé, dit Madeline en lui rendant son sourire. Sachez qu'il n'y a pour ainsi dire pas de délinquance dans notre petite ville. À Stillwater, il n'est pas rare que les gens partent au supermarché en laissant leur maison ouverte, vous savez ?
— Je connais pourtant un membre éminent de cette paisible bourgade qui a disparu sans raison apparente.
Elle le regarda en silence pendant un moment.
— Gardez cette clé avec vous si ça vous rassure, dit-elle. De toute façon, il vous en faut une pendant la durée de votre séjour.
— D'accord, faisons comme ça, dit Hunter en allant poser son ordinateur portable sur le bureau qui faisait face à l'unique fenêtre de la pièce.
Puis il appuya doucement sa guitare contre le mur avant de se laisser tomber en arrière sur le grand lit à baldaquin. Décidément, il se sentait bien, ici. On se serait cru dans une cabane perdue au fond des bois. Ce n'était peut-être pas le bungalow qu'il avait réservé sur une plage de Hawaii, mais c'était tout de même très dépaysant. Et cette sensation d'ailleurs lui procurait un vif plaisir. Il se rendit compte à cet instant à quel point il en avait marre de la vie solitaire et stérile qu'il menait à Los Angeles depuis son divorce.
— Il y a une brosse à dents neuve dans l'un des tiroirs de la salle de bains. Le savon et le shampoing sont dans la cabine de douche.
— Merci.
Un sourire fatigué se dessina sur les lèvres de Madeline.
— Je suis désolée pour la façon dont je me suis comportée à l'aéroport. J'ai peur d'avoir été un peu grossière.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit Hunter. Je n'ai pas été moi-même un exemple de courtoisie.
— Alors, il me reste à vous souhaiter une bonne nuit, déclara-t-elle en se dirigeant vers la porte.
— Tâchez de vous reposer, dit-il gentiment.
Madeline s'arrêta, la main sur la poignée.
— Puis-je espérer savoir un jour ce qui s'est passé ? demanda-t-elle.
Oui...
Il n'avait pas envie de lui faire des promesses impossibles à tenir.
— Vous pouvez espérer.
Un rayon de soleil profita d'un espace entre les rideaux pour s'inviter sur le lit et réveiller Hunter. Il cligna des yeux dans la lumière éblouissante, persuadé de se trouver dans sa chambre à coucher. Mais au lieu du décor qu'il contemplait tous les matins, ses yeux à peine entrouverts distinguèrent les colonnes de bois sombre d'un lit à baldaquin. Lorsqu'il respira l'odeur de vanille et de linge frais, tout lui revint à la mémoire. Le Mississippi. Le charmant cottage. Et surtout, Madeline Barker.
Sans réfléchir à ce qu'il faisait, il saisit son portefeuille posé sur la table de chevet et en sortit le préservatif qui vantait les mérites d'un club de strip-tease. Belles, chaudes et coquines..., lisait-on sur une face, les filles de Bud ne demandent qu'à être regardées, concluait l'autre côté de l'emballage.
Il le lança dans la corbeille à papier. À quoi bon le conserver ? Un préservatif représentait toujours une forme de tentation dont il n'avait nul besoin. Mais une minute plus tard, il se leva pour aller le chercher, et le replaça dans son portefeuille. Un coup d'oeil à sa montre lui apprit qu'il était beaucoup plus tard qu'il ne le pensait. Il s'était attendu à ce que Madeline vienne frapper à sa porte à 8 heures pile. Elle lui avait dit qu'elle possédait quelques documents confidentiels de la police, preuve que rien n'était vraiment secret dans ce pays à partir du moment où on avait des amis bien placés. Hunter avait prévu de se réveiller tôt pour les lire. Mais il était déjà 10 heures passées. Cela faisait des mois qu'il n'avait pas dormi aussi tard. Depuis qu'il avait cessé de boire, songea-t-il.
Il se brossa les dents et se peigna à la va-vite avant d'enfiler les mêmes vêtements que la veille. Il faudrait s'en contenter en attendant que la compagnie aérienne lui livre ses bagages.
Dehors, le sol était encore détrempé, mais le ciel bleu l'emportait sur les nuages. L'allée de briques rouges qui menait à la véranda de Madeline cheminait sous un saule planté en bordure d'une petite mare. Un soleil timide trouait par intermittence la brume matinale, dévoilant un jardin bien entretenu doté d'une large variété de plantes. Sous un grand chêne étaient disposées deux chaises et une petite table en fer forgé. Manifestement, Madeline passait beaucoup de temps ici. Le drapeau confédéré, hissé sur un mât de métal, lui arracha un sourire.
Où était donc la jolie Sudiste, ce matin ? Faisait-elle la grasse matinée, elle aussi ?
Il n'eut pas à s'interroger longtemps. Il venait à peine d'ouvrir la porte de chez Madeline à l'aide de la clé trouvée sous le paillasson qu'il entendit l'écho d'une dispute.
— Ce n'est pas prudent, Maddy !
— Laisse-moi en décider seule, s'il te plaît.
Qui était là ?
Sophie, la chatte qu'il avait brièvement aperçue la veille au soir, ouvrit l’oeil et s'étira en le voyant approcher. Il se pencha pour la caresser en songeant qu'il valait sans doute mieux regagner ses quartiers en attendant le départ du visiteur. Mais au moment où il s'apprêtait à battre en retraite, il entendit prononcer son nom. Comprenant que Madeline et l'inconnu se chamaillaient à son sujet, il décida de s'attarder un peu.
— Hunter Solozano est un ancien flic, Kirk.
— Ancien ! s'écria l'autre sur un ton triomphal. Qui te dit qu'il n'a pas été suspendu de la police ? Tu ne sais rien de lui.
— Ce que je sais, c'est que je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi ! Comment oses-tu débarquer chez moi et me faire la morale, après des semaines de silence ?
— Je ne te fais pas la morale, Maddy ! J'essaie simplement de te mettre en garde.
— Sois un peu honnête, s'il te plaît. Tu n'es pas venu parce que tu t'inquiètes pour moi, mais parce que tu ne supportes pas qu'un autre homme habite ici. Ou plutôt à côté.
Hunter, un peu tendu, attendit la réponse de Kirk. Ainsi donc, c'était le type dont elle s'était séparée un mois et demi plus tôt. Le seul avec qui elle ait jamais couché.
Hunter éprouvait déjà de l'antipathie à son égard.
— C'est déjà trop près ! lança Kirk.
Vingt minutes plus tôt, alors qu'il examinait ce préservatif, Hunter s'était lui-même senti... très proche de Madeline. Mais à présent, il était prêt à affirmer le contraire.
— C'est comme avoir un voisin, dit-elle.
Sophie se mit sur le dos pour inviter Hunter à lui caresser le ventre.
— Sauf que tu vis seule et qu'il n'y a aucun autre voisin à un kilomètre à la ronde rétorqua l'ex-petit ami en élevant encore un peu la voix.
Hunter hésita. Fallait-il saisir l'occasion pour se présenter ? Le moment était sans doute mal choisi. D'autant que son rasoir était resté dans l'une de ses valises et que son apparence hirsute risquait de donner un argument supplémentaire à Kirk. D'un autre côté, il avait l'intention de s'entretenir avec tous les proches de Madeline à un moment ou à un autre. C'était sa façon de travailler, de trouver des réponses. Il arrivait que des gens détiennent des informations essentielles sans en avoir conscience... Et puis, tant pis pour la barbe, se dit-il, ce n'était pas un concours de beauté, après tout !
Plus l'ancien petit ami de Madeline s'énervait, plus Hunter brûlait d'intervenir.
— Je suis tout à fait capable de me débrouiller seule, dit la jeune femme d'une voix plus douce.
Heureusement, Kirk baissa d'un ton, lui aussi.
— Maddy, tu imagines ce que les gens vont dire en ville si cette situation se prolonge ?
— Ça m'est égal.
— Mais non, ça ne t'est pas égal ! Tu n'es pas dans ton état normal, en ce moment. Pourquoi ne pas l'envoyer au motel ?
— Pas question. Tu connais le Blue Ribbon : c'est un bouge. Déjà qu'il nous prend pour un tas de péquenauds...
— Je n'ai jamais dit une chose pareille, murmura Hunter à l'intention du chat.
— On s'en fout de ce qu'il pense ! s'écria Kirk, manifestement furieux qu'elle puisse se soucier de l'opinion de cet inconnu.
Hunter traversa la cuisine à pas feutrés et s'approcha de la porte qui ouvrait sur le salon. De là où il se trouvait, il pouvait voir Madeline dans l'entrée, vêtue d'un marcel et d'un caleçon blanc orné de coeurs rouges. À en juger par sa coiffure, son ancien amoureux venait de la tirer du lit. Hunter nota également qu'elle était pieds nus et ne portait pas de soutien-gorge. À dire vrai, ce dernier point était celui qu'il avait remarqué en premier, ça faisait bien longtemps qu'il n'avait eu l'occasion d'admirer ce que laissait entrevoir le fin coton du T-shirt sans manches.
Hunter ne pouvait distinguer le visage de Kirk qui lui tournait le dos, mais difficile d'ignorer son impressionnante masse musculaire. Le gaillard mesurait pas loin d'un mètre quatre-vingt-dix et devait peser dans les cent quinze kilos. Il n'était pas gros, mais massif, avec des épaules de déménageur et un cou de taureau.
Madeline était trop prise par son altercation pour remarquer la présence de son hôte, et Kirk ne songea pas à se retourner.
— Le fait qu'il vive chez moi nous permettra de travailler plus efficacement, déclara-t-elle. Ce genre de boulot n'est pas compatible avec des horaires de fonctionnaire.
— Quels types d'horaires sont compatibles avec ce genre de boulot ? rétorqua Kirk. Les cinq à sept ? Ou carrément la nuit ?
— Comment oses-tu dire ça ? s'écria-t-elle. Je te rappelle que ça fait six semaines que nous sommes séparés !
— Ça ne signifie pas que tu ne comptes plus pour moi.
— Si je compte encore pour toi, pourquoi ne m'as-tu pas appelée quand la voiture de mon père a été retrouvée ?
Écouter aux portes n'était pas très correct, Hunter en avait bien conscience, mais ses scrupules ne pesaient pas lourd face à l'envie d'entendre la suite de cette conversation très instructive.
— C'est toi qui m'as demandé de ne plus chercher à te joindre.
— Ça ne t'a pas empêché de débouler chez moi dès que tu as entendu dire que j'avais engagé un détective privé.
— Ça fait plusieurs jours que je le sais, figure-toi. Et ça ne me posait pas le moindre problème jusqu'à ce que je tombe sur Grace et Kennedy et qu'ils m'apprennent que tu l'hébergeais. Eux non plus ne voient pas ça d'un très bon oeil, tu sais ?
— Ce n'est pas un type que j'ai ramassé dans la rue, nom d'un chien ! C'est un détective privé qui m'a été recommandé par plusieurs de ses collègues.
— Ah, me voilà rassuré ! s'écria Kirk avec un petit rire sarcastique. La vérité, c'est que tu es à la merci d'un parfait inconnu. Qui sait s'il ne va pas te sauter dessus ou...
À ces mots, Hunter ouvrit la bouche pour protester. Il ne pouvait pas laisser passer ça. Il n'avait pas l'intention de coucher avec sa cliente, et surtout pas sans son consentement. Mais avant qu'il n'ait eu le temps de se manifester, Madeline intervenait déjà.
— Il ne s'intéresse pas à moi sur ce plan-là. Tu es content, maintenant ?
— Pourquoi dis-tu ça ? Il est marié ?
— Non. Mais de toute façon, il est trop jeune pour moi.
Le détective fronça les sourcils. Depuis quand un homme de trente-deux ans était-il trop jeune pour une femme de trente-six ?
— Trop jeune ? Parce que s'il était plus âgé, tu n'hésiterais pas, si je comprends bien !
Madeline lui répondit de nouveau d'une voix plus douce.
Hunter admirait sa patience. À sa place, il l'aurait déjà mis dehors avec pertes et fracas.
— C'est une tempête dans un verre d'eau, Kirk. Je t'assure que tu n'as aucune raison de t'en faire... pour quoi que ce soit, ajouta-t-elle.
— Tu parles répliqua l'autre, manifestement peu convaincu.
— Écoute, si ça peut te rassurer, sache qu'il vient de vivre un divorce difficile. Il a besoin de se retrouver et il ne cherche pas du tout la compagnie des femmes. Seul son travail l'intéresse, tu comprends ? Il continuerait à me poser des questions sur mon père, même si je me baladais toute nue devant lui.
— Ouais, c'est ça dit Kirk, plus sceptique que jamais. En gros, tu essaies de me faire croire que tu héberges un eunuque.
Hunter décida qu'il en avait assez entendu sur lui-même. Il toussota afin d'annoncer sa présence et traversa le salon pour les rejoindre dans l'entrée.
Le visage de Kirk s'assombrit dès que ses yeux se posèrent sur le nouvel arrivant. Quant à Madeline, elle ouvrit la bouche mais choisit finalement de ne rien dire, se contentant de le dévisager avec une expression inquiète qui semblait dire : «Depuis quand êtes-vous là ?»
— Ne me dites pas que vous êtes détective privé ! lança Kirk en le regardant de haut en bas d'un air méprisant.
— L'hospitalité sudiste est décidément à la hauteur de sa réputation, répondit Hunter du tac au tac.
Il s'était promis d'ignorer Madeline en tant que femme, mais c'était plus fort que lui. Elle sortait sans doute d'un lit bien chaud, d'où la légèreté de sa tenue. Mais il faisait frisquet dans la maison et son corps à moitié nu réagissait en conséquence. Difficile de regarder ailleurs...
— Hunter, voici Kirk Vantassel, un ami dont je vous ai déjà parlé, dit-elle en se frottant les bras pour se réchauffer. Kirk, je te présente Hunter Solozano.
Kirk ne fit aucun effort pour cacher la méfiance qu'il éprouvait envers le détective.
— Depuis combien de temps faites-vous ce travail ? demanda-t-il en guise de bonjour.
— Depuis suffisamment longtemps pour ne pas me sentir tenu de répondre à cette question, répliqua Hunter en souriant pour atténuer l'agressivité de sa réponse.
Il ne cherchait pas la bagarre. Il voulait simplement que l'ancien petit ami de Madeline comprenne qu'il n'était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds.
— Ravi de faire votre connaissance, ajouta-t-il en tendant la main.
Kirk ne la serra pas immédiatement. Il fallut que Madeline lui donne un petit coup de coude pour qu'il se décide à faire preuve d'un minimum de courtoisie.
— Très heureux, grommela-t-il avec un air qui disait exactement le contraire.
Il retira prestement sa main et se tourna vers la jeune femme.
— Je disais justement à Maddy qu'il restait de la place au Blue Ribbon. Le bar et sa salle de billard sont à quelques minutes de marche, ainsi que les restaurants de la ville. Vous y seriez plus à l'aise, vous ne croyez pas ?
— Qui serait plus à l'aise si j'emménageais au motel ? Vous ou moi ?
— Écoutez, Madeline et moi venons de nous séparer et... Elle n'a pas encore digéré notre rupture, vous comprenez ? Elle vit des moments difficiles et elle n'est pas dans son état normal.
— Tu en as du culot ! s'écria Madeline. Comment oses-tu...
Mais Hunter ne la laissa pas terminer.
— Je suis d'accord pour aller m'installer au Blue Ribbon, dit-il.
— À la bonne heure ! s'écria Kirk, à la fois surpris et ravi d'obtenir si facilement gain de cause.
— Je suppose que la note sera pour vous ? demanda le détective.
La question prit Kirk au dépourvu.
— Je vous demande pardon?
— La note, articula Hunter comme s'il s'adressait à quelqu'un qui ne maîtrisait pas la langue. Le Blue Ribbon n'est peut-être pas un palace, mais je doute que les chambres y soient louées gratuitement.
Avait-il suffisamment envie de le voir quitter la maison de Madeline pour prendre en charge son séjour ? Franchement, Hunter en doutait. C'était une chose de payer pour sa petite amie, et une autre de payer pour son ex-petite amie. Grâce à Antoinette - ou plutôt à cause d'elle -, Hunter était bien placé pour le savoir.
Mais contre toute attente, Kirk n'hésita pas longtemps avant de hausser les épaules d'un air résigné.
— D'accord, pas de problème. Je réglerai vos nuits au Blue Ribbon. Allez chercher vos valises, je vous y emmène tout de suite.
— Non !
Madeline s'approcha, et Hunter reconnut le parfum qui flottait la veille au soir dans la maison d'amis.
— C'est moi qui ai fait venir M. Solozano ici, et son séjour à Stillwater est mon affaire, dit-elle d'un ton résolu. Il est très bien où il est.
Hunter aurait aimé qu'elle enfile un peignoir. Son regard était irrésistiblement attiré par ses seins qu'on devinait si ravissants sous le T-shirt largement échancré. Et il s'était aperçu que Kirk avait le même problème. Mais il y avait trop de tension dans la pièce pour qu'elle se permette de s'absenter, ne serait-ce qu'une minute. Kirk et Hunter étaient comme deux boxeurs en train de s'échauffer sur le ring. Pour le moment, chacun se trouvait dans son coin, mais sans Madeline, le round d'observation risquait de tourner très vite à l'explication musclée. Kirk, surtout, semblait n'attendre qu'une occasion pour faire parler ses poings.
— C'est déjà arrangé entre nous, Maddy, dit-il.
Elle empoigna Hunter par le bras, comme s'il avait été sa propriété.
— Non, dit-elle avec une moue têtue. Rien n'est arrangé. Cesse de te mêler de ce qui ne te regarde pas, Kirk.
— Je m'oppose à ce qu'il reste ici !
C'était tout juste s'il n'avait pas tapé du pied en prononçant ces mots. On aurait dit un gamin en train de faire un caprice.
— Et arrête de te promener à poil devant tout le monde, ajouta-t-il, au comble de l'exaspération. Tu n'as donc plus aucune pudeur ?
— J'irai m'habiller dès que tu seras parti, déclara-t-elle sans lâcher le bras de son détective.
Estimant que la comédie avait assez duré, Hunter décida de prêter main-forte à la maîtresse de maison en ouvrant la porte pour inviter Kirk à quitter les lieux.
— Et si vous la rappeliez quand vous serez un peu calmé ? suggéra-t-il en se préparant à parer le coup.
De toute évidence, Kirk avait une envie folle de lui coller son poing dans la figure. Mais il parvint à se dominer, se contentant d'approcher son visage à quelques centimètres de celui de Hunter, la mâchoire serrée. Après quelques secondes interminables, il se précipita dehors et claqua la porte derrière lui.
— Je suis vraiment désolée, dit Madeline tandis qu'on entendait encore l'écho de la sortie théâtrale de Kirk résonner à travers la maison. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il débarque comme ça à l'improviste. Il n'avait pas donné signe de vie depuis qu'on s'était séparés.
— Ne vous en faites pas pour moi. Ce sont des choses qui arrivent.
Maintenant qu'il était seul avec elle, il devenait encore plus difficile d'ignorer ce que révélaient les quelques grammes de tissu qu'elle avait sur la peau. Lorsque Madeline recula d'un pas et croisa les bras sur sa poitrine, il sut qu'il venait d'être pris la main dans le sac.
— Kirk n'a pas tort sur un point, dit-il tandis que leurs regards se croisaient. Vous n'êtes pas très chaudement vêtue, et j'avoue que c'est assez troublant, ajouta-t-il, le coeur battant.
Ils restèrent un moment silencieux, et le temps sembla suspendre son vol. Madeline fut la première à reprendre ses esprits.
— Donnez-moi une minute pour passer un pull et un pantalon, et je vous prépare le petit déjeuner.
— Excellente idée.
Elle hocha la tête et partit vers sa chambre. Hunter fit quelques pas en direction de la cuisine, puis se retourna pour la regarder monter l'escalier.
Le trouvait-elle vraiment trop jeune pour elle ?
*
**
Madeline broyait du noir depuis la visite de Kirk. Elle se reconnaissait bien là, incapable de tourner le dos au passé pour aller de l'avant. Non seulement elle ne supportait pas de quitter les gens qui avaient fait partie de sa vie, mais c'était pareil avec les lieux et les objets. Voilà pourquoi elle était restée si longtemps avec Kirk. En le rencontrant, elle avait tout de suite compris qu'ils étaient faits pour être amis et non amants. Elle avait essayé de lui faire passer le message à plusieurs reprises, sans succès. Kirk était du genre à se contenter de ce qu'il avait, sans chercher à savoir si l'herbe était plus verte ailleurs. Sagesse ou manque d'ambition ? Toujours est-il qu'il n'avait jamais semblé souffrir du manque d'intensité de leur relation. D'ailleurs, la décision d'y mettre un terme revenait entièrement à Madeline. Comme d'habitude, Kirk s'était contenté de suivre le mouvement.
Elle se rendait pourtant compte que l'indolence de son ancien petit ami n'était qu'un problème mineur comparé à ceux dont elle souffrait. Son garage, son sous-sol et ses deux remises étaient remplis de vieilleries dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Nul doute que cette manie de tout garder lui venait du traumatisme subi par la perte consécutive de sa mère et de son père, à un âge où l'on cherchait encore son identité. Combien de fois s'était-elle dit qu'elle devait absolument vaincre cette névrose ? Tous ces objets finissaient par lui peser. À force d'accumuler, elle avait le sentiment de faire du sur-place dans sa vie. Comment pouvait-elle se séparer pour de bon d'un homme quand elle n'arrivait même pas à jeter des babioles que d'autres n'auraient même pas songé à conserver ?
— Ça va ?
Madeline leva le nez de son assiette et vit Hunter qui la dévisageait d'un air soucieux.
— Ça va, merci.
Pourtant, le sentiment de panique qu'elle réprimait depuis la fin de son histoire avec Kirk montait inexorablement en elle. Séparation..., songea-t-elle, les mains moites et le coeur battant. Rien ne la terrifiait plus que les adieux. D'autant qu'elle éprouvait encore des sentiments pour Kirk, même si ce n'était pas l'amour avec un grand A. Et si elle regrettait plus tard de l'avoir quitté ? Pourquoi lâcher la proie pour l'ombre ?
— Vous n'avez presque rien mangé, dit Hunter.
Madeline posa la fourchette avec laquelle elle ne faisait que repousser ses oeufs au plat sur le bord de son assiette.
— Je n'ai pas faim.
— Quelque chose vous perturbe ?
Oui, j'ai une crise de panique ! Ça ne vous suffit pas ?
Mais elle se contenta de secouer la tête. Elle n'avait pas envie de se confier à un inconnu dès le petit déjeuner.
— Pourquoi ne pas lui passer un coup de fil ? suggéra Hunter qui semblait savoir à quoi s'en tenir.
— Parce que.
Elle devait faire du rangement dans son placard à émotions. Elle aurait aimé que quelqu'un s'en occupe pour elle, comme Molly quand elle avait improvisé un vide grenier dans son jardin, lors de sa dernière visite. Sa petite soeur avait réussi à vendre quelques vieux meubles et pas mal de bricoles inutiles. Cela avait été douloureux sur le moment, mais Madeline s'était sentie légère par la suite. Seulement, c'était à elle seule de faire ce travail. Il était temps qu'elle se prenne en main et qu'elle vide son grenier intime de tout ce qui l'encombrait.
Elle jeta un coup d'oeil à la bague que Kirk lui avait offerte l'année dernière, pour son anniversaire. Elle était ornée de deux petits diamants disposés de part et d'autre de sa pierre de naissance. Au fond, Kirk était quelqu'un de bien. De quel droit s'imaginait-elle pouvoir trouver mieux que lui ? D'accord, il n'y avait aucune magie entre eux, pas la moindre étincelle. Mais rien ne disait qu'elle trouverait ça avec quelqu'un d'autre. Il y avait aussi la question des enfants, songea-t-elle, le coeur serré. C'est vrai qu'elle aurait aimé en avoir et que lui n'en voulait pas. Et alors ? Elle ne serait pas la première à ne pas être mère. Sans doute finirait-elle par s'y faire. On se faisait à tout, n'est-ce pas ? À trente-six ans, il ne restait plus beaucoup de temps pour fonder une famille...
— Vous sentez‑vous en état de vous concentrer sur l'affaire qui nous occupe ? demanda Hunter, l'arrachant de nouveau à ses réflexions. Nous avons du pain sur la planche.
Elle se redressa sur sa chaise.
— Comment ça, «nous» ? demanda-t-elle.
— Nous allons devoir nous replonger dans votre passé, mademoiselle Barker.
— Qu'attendez-vous de moi, au juste ?
— J'aimerais que vous me montriez vos vieux albums photos, des lettres de vos parents, tout type de correspondance entre vous et votre famille. Vos rapports avec les Montgomery m'intéressent aussi, ainsi que les souvenirs concernant les gens de votre proche entourage.
— Et les documents confidentiels de la police, alors ? demanda-t-elle, un peu décontenancée.
Elle avait cru qu'il s'y intéresserait en priorité, puis qu'il partirait poser des questions à droite et à gauche pour commencer à assembler les morceaux du puzzle.
— Ces documents ont été maintes fois consultés, j'imagine. Et à ma connaissance, ils n'ont pas permis d'appréhender l'assassin de votre père. J'en conclus que la vérité se trouve ailleurs.
— Vous ne voulez pas les lire ?
— Je n'ai jamais dit ça. J'y jetterai peut-être un coup d'oeil à l'occasion.
Elle avait envie de prendre une douche, de décompresser. Mais un détective privé hors de prix se trouvait assis dans sa cuisine, prêt à justifier ses émoluments astronomiques. Impossible de le faire attendre jusqu'à ce qu'elle se remette de la visite impromptue de Kirk.
— Qu'espérez-vous découvrir en consultant des lettres et de vieux albums photos ?
— J'espère en apprendre un peu plus sur vous, savoir quelle sorte d'homme était votre père. Peut-être parviendrais-je également à mieux cerner votre belle-famille.
Les coudes sur la table, Hunter posa le menton sur ses mains jointes.
— Vous avez bien quelques albums photos, n'est-ce pas ?
Plus qu'il ne pouvait l'imaginer. Madeline Barker, reine du souvenir en tout genre. D'autant que pour quelqu'un qui attachait de l'importance à un ticket de cinéma, une photographie était presque de l'ordre du sacré. Oui, elle en avait suffisamment pour occuper Hunter du soir au matin pendant quelques jours. Cette idée la fit frémir. Mille dollars par jour...
— J'ai également conservé les effets personnels de mon père, dit-elle.
L'été précédent, Clay avait fini par fermer le musée poussiéreux qu'était devenu le bureau du pasteur, et il avait proposé à Madeline de conserver les cartons contenant les affaires de son père. Elle avait accepté avec d'autant plus d'empressement que Clay ne s'était pas contenté d'emballer ce qui se trouvait dans cette pièce figée dans le passé. Il avait tout arraché, du lambris à la moquette, en passant par le climatiseur encastré dans la fenêtre. Puisque ces objets ne pouvaient rester à leur place en attendant le retour de son père, Madeline voulait les avoir auprès d'elle et non dans un local nu qu'elle ne reconnaissait plus.
— Ici ? Dans la maison ? demanda Hunter.
— Au sous-sol, répondit-elle en se levant. Je vais aller les chercher.
— Nous ne sommes pas à une minute près. Attendez au moins d'avoir terminé votre petit déjeuner.
— Je vous ai dit que je n'avais pas faim.
Elle posa son assiette sur le plan de travail et se dirigea vers le sous-sol. Elle pensait que Hunter l'attendrait dans la cuisine, mais il lui emboîta le pas. Elle avait le sentiment qu'il écoutait tout, observait tout, notait et triait le moindre détail avant de le ranger dans un coin de sa tête.
Dans quel dossier allait-il classer le fait qu'elle ait choisi des couleurs vives, primaires, pour peindre son intérieur ? En conclurait-il qu'elle était de nature gaie et optimiste ?
Ou qu'elle était terrifiée à l'idée de souffrir, comme sa mère, de dépression chronique ?
Cette visite au sous-sol n'allait-elle pas trop en révéler sur ses névroses ?
À chacune de ses visites, Molly était affolée de voir les vieux objets s'entasser dans tous les recoins cachés de la maison. Combien de fois lui avait-elle dit qu'il était temps de faire ce qu'elle appelait «un grand nettoyage de printemps» ? Voilà pourquoi Madeline n'avait pas osé lui avouer combien le vide grenier organisé dans son jardin avait été pour elle un moment difficile. Molly s'en était certainement doutée, d'autant que Madeline, à bout de nerfs, s'était réfugiée dans la maison avant la fin de la vente. Mais les deux soeurs n'en avaient jamais reparlé.
Après tout, Molly avait aussi ses névroses. Par exemple, elle était incapable de séjourner plus d'une semaine à Stillwater, de crainte d'y rester coincée à vie. Elle disait qu'elle trouvait ça agréable les premiers jours, qu'elle était heureuse de revoir sa famille mais que très vite, elle avait le sentiment de s'enfoncer dans des sables mouvants. Elle paniquait à l'idée de demeurer à jamais prisonnière de la bourgade qu'elle avait quittée si jeune. Le fait que Madeline soit toujours restée dans sa ville natale, qu'elle n'ait jamais voulu élargir son horizon - pas même pour essayer de devenir le grand reporter du Washington Post qu'elle avait rêvé d'être autrefois - ne faisait probablement que renforcer le sentiment de claustrophobie de sa petite soeur d'adoption.
— Je ne vais rien chercher de bien lourd, vous savez, dit-elle une fois arrivée à la porte du sous-sol. Attendez-moi plutôt dans le salon.
— Il n'y a qu'une seule caisse à transporter ?
— Non...
À la vérité, il y en avait plusieurs, et elle aurait besoin de faire quelques allers-retours. La solution la plus raisonnable était de le laisser lui donner un coup de main. Mais Madeline n'avait pas envie de voir ses problèmes à travers les yeux d'un autre. Et encore moins à travers ceux d'un homme doté d'un sens particulièrement aigu de l'observation. Et puis, ce qui se trouvait derrière cette porte était beaucoup plus intime pour elle que les formes révélées plus tôt par son T-shirt échancré et un peu transparent...
Elle ferait le «grand nettoyage de printemps» dont parlait toujours Molly lorsqu'elle serait un peu plus en paix avec elle-même. Une fois qu'elle saurait ce qui était arrivé à son père, peut-être parviendrait-elle enfin à cesser de regarder en arrière. Elle se débarrasserait alors de ces vieilleries qui la rassuraient tant. Elle l'espérait, en tout cas. Mais chaque chose en son temps, n'est-ce pas ?
— Faut-il vraiment remonter toutes les caisses ?
— On est deux, profitons-en pour en prendre au moins quelques-unes.
En protestant, elle espérait aller à l'opposé du but recherché... Mais au fond, qu'est-ce que ça pouvait faire si elle lui ouvrait la porte de son intimité ? Cet homme n'était là que pour élucider le mystère de la disparition de son père. Après, il prendrait ses cliques et ses claques et repartirait se faire bronzer sur les plages de Californie. Hunter Solozano ne faisait que passer dans sa vie.
— Comme vous voulez.
Elle inspira un grand coup et tourna la poignée, prête à subir les commentaires du détective sur le capharnaüm qui régnait dans son sous-sol.
Chapitre 9
Les rayons obliques du soleil éclairaient la moitié du grand espace dépourvu de cloisons. Madeline alluma la lumière pour dissiper les ombres, puis elle se raidit en entendant Hunter émettre un sifflement moqueur.
— Qu'est-ce que c'est que tout ça ? dit-il en ouvrant de grands yeux.
— Heu... des choses dont je ne me sers pas tous le jours.
Mal à l'aise, elle enjamba cartons et caisses empilés sur les marches de l'escalier en colimaçon.
— Heureusement que vous ne vous en servez pas tous les jours ! lança-t-il.
Elle entendit l'escalier grincer derrière elle.
— Qu'est-ce que vous accumulez là-dedans ? demanda Hunter en posant le pied sur la seconde marche. Des réserves en cas de guerre nucléaire ?
— Je garde quelques conserves, en effet.
Des conserves qui devaient occuper un pour cent de son sous-sol... Les quatre-vingt-dix-neuf restant étant constitués de choses que toute personne normale aurait jetées depuis belle lurette.
Derrière elle, Hunter descendait avec une lenteur angoissante. Madeline savait pertinemment qu'il prenait tout son temps pour étudier le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Elle pouvait même l'imaginer en train de secouer la tête avec une moue incrédule tandis que son cerveau de détective prenait d'impitoyables notes :
Grande Névrosée... Sans doute un peu dérangée sur les bords...
Au prix de périlleuses contorsions, Madeline parvint enfin à atteindre le coin où étaient entreposés les albums photos et les affaires de son père. Elle avait choisi cet endroit parce qu'il était situé loin de la fenêtre.
Elle fit signe à Hunter de prendre une grosse boîte qui se trouvait au sommet de la pile, puis s'empara elle-même de celle qui était en dessous. Ainsi chargés, ils eurent encore plus de mal à se frayer un chemin pour regagner l'escalier. Hunter décida de prendre la tête du convoi, écartant à coups de genoux les multiples obstacles qui se dressaient sur leur route. Après quelques minutes, ils émergèrent enfin dans le salon, et Madeline claqua la porte du sous-sol derrière elle.
— Pourquoi tout ça ? demanda-t-il tandis qu'elle posait son fardeau au pied du canapé.
Elle fit comme si elle ne comprenait pas la question.
— Tout quoi ?
— Vous avez des montagnes de caisses, de cartons et de boîtes là-dedans. Je crois n'en avoir jamais vu autant de ma vie chez un particulier. Nom d'un chien, Madeline, à certains endroits, ça monte jusqu'au plafond ! Vous conservez quoi, là-dedans ?
— Je vous l'ai déjà dit, des choses dont je n'ai pas l'utilité pour l'instant.
— Des choses ? Quel genre de choses ?
— Si je vous le dis, ça vous aidera à retrouver mon père ?
— Possible. La vérité peut se cacher n'importe où.
Elle sentait le regard de Hunter posé sur elle, mais elle fit en sorte de ne pas le croiser.
— Ce n'est rien d'important, dit-elle en haussant les épaules.
À son grand soulagement, il n'insista pas. Sans doute parce qu'elle venait de sortir un album photo.
— Qu'est-ce qui vous intéresse ? demanda-t-elle.
Elle était assise par terre en tailleur, les yeux rivés sur la photo d'un nourrisson.
— C'est vous, ce joli bébé ? demanda-t-il en se laissant tomber à côté d'elle.
— Oui, c'est moi.
— Et j'imagine que c'est votre mère biologique qui vous tient dans ses bras ?
Elle hocha la tête tout en notant le sourire si fier de sa mère. Son père se tenait debout derrière elles, en train de téléphoner.
— C'était une belle femme, dit-il.
Madeline n'avait jamais pensé qu'elle ressemblait à sa mère. D'ailleurs, peu de gens lui en avaient fait la remarque. Mais elle avait parfois surpris son père en train de l'observer avec une certaine distance. Chaque fois que ça arrivait et qu'elle demandait des explications, il secouait la tête et disait : «Tu es le portrait craché de ta mère.» Pourtant, c'était à lui qu'elle ressemblait le plus.
— Maman avait... des problèmes, dit Madeline.
Elle aurait voulu prononcer ces mots d'un ton léger, mais sa voix avait trahi son chagrin.
Hunter s'empara de l'album photo et commença à le feuilleter.
— Quel genre de mère était-elle ?
— Je la trouvais merveilleuse. Son visage s'éclairait aussitôt qu'elle m'apercevait. On s'adorait. Elle représentait tout pour moi. C'est sans doute pour ça que je lui en ai tellement voulu de s'être donné la mort.
Madeline fut surprise de sentir la main de Hunter effleurer son épaule. Cet homme semblait distant, indifférent aux autres, mais elle se demandait s'il ne cachait pas un côté tendre sous ses airs de se moquer de tout.
— C'est normal d'avoir ressenti de la colère, murmura-t-il.
— J'avais entendu dire qu'elle souffrait de dépression nerveuse quand j'étais petite, mais j'ignorais ce que ça voulait dire. Pour moi, maman n'était pas quelqu'un de malade. Simplement la meilleure mère qu'on puisse imaginer.
Il tournait lentement les pages de l'album, s'arrêtant çà et là pour examiner certaines photos avec un peu plus d'attention.
— Comment se manifestait sa dépression ? Est-ce qu'elle pleurait souvent ? Est-ce qu'elle dormait la plus grande partie de la journée ? Dites-moi...
— Elle avait la larme facile, mais elle n'aimait pas se donner en spectacle. Je crois qu'elle se cachait pour pleurer. Je me souviens qu'elle pouvait devenir brusquement silencieuse, morose. Dans ses moments de tristesse et d'angoisse, elle noircissait les pages de son journal intime. Elle remplissait cahier après cahier, puis finissait en général par déchirer les pages qu'elle venait d'écrire pour les brûler dans le lavabo. Je me vois encore debout à côté d'elle, en train de regarder les flammes dévorer les feuilles froissées.
— Votre père savait qu'elle brûlait les pages de son journal intime ?
— Sans doute. Mais elle attendait toujours qu'il soit parti pour le faire. Elle savait que ça le mettrait en colère de voir ça.
— Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
— Ça l'énervait de la voir si malheureuse.
— Il estimait qu'elle avait tout pour être heureuse, c'est ça ?
— Heureuse, je ne sais pas... Mais au moins satisfaite de la vie qu'il lui offrait. Il s'efforçait de lui donner ce dont elle avait besoin, et je crois qu'il ressentait sa dépression comme un échec personnel.
— Y avait-il quelque chose en particulier qui la rendait malheureuse ?
— Non. C'était peut-être dans les gènes... Plusieurs membres de sa famille souffrent de dépression. Maman était juste trop fragile, trop... faible, je suppose.
Ça lui faisait mal de dire ça. Elle n'avait pas envie de porter un jugement négatif sur cette mère dont elle se souvenait si bien, cette mère qui lui avait donné tout l'amour dont peut rêver une petite fille.
— Quelle a été la réaction de votre père quand elle a mis fin à ses jours ?
— Il était dégoûté.
Hunter se tourna vers elle, visiblement choqué par ce qu'il venait d'entendre.
— J'avoue que je ne m'attendais pas à ça, dit-il.
— Il faut se mettre à sa place. Ça faisait des années qu'il vivait avec une femme dépressive. Il était à bout de patience. C'est triste à dire, mais je crois que maman le dégoûtait même avant son suicide.
— Si je comprends bien, il n'a pas versé une larme à sa mort, dit Hunter.
Comment lui expliquer ? se demanda Madeline. Ça pouvait paraître cruel, mais elle comprenait l'attitude de son père, il avait été immensément déçu par sa femme.
— Mon père admirait la force de caractère chez ses semblables, et à la fin, il ne voyait plus que les défauts de maman. Il avait le sentiment d'avoir une femme défectueuse.
— Défectueuse ? s'écria presque Hunter, de plus en plus consterné par les propos de Madeline.
— Le terme est mal choisi, dit-elle, consciente d'avoir été maladroite. Trop imparfaite, si vous préférez. Mon père était en colère contre ma mère. Il visait toujours la perfection. C'était à la fois sa nature et son devoir. En tant que pasteur, il devait montrer l'exemple. Et il tenait à ce que sa famille montre également l'exemple. Au lieu de cela, sa femme a commis le péché ultime en se donnant la mort.
— Colère et dégoût..., murmura Hunter. Vous est-il jamais arrivé de penser que votre père mettait trop de pression sur votre mère ? Elle a peut‑être considéré qu'elle le décevrait toujours et qu'il valait mieux tirer sa révérence...
— Tirer sa révérence ? répéta Madeline d'une voix dure. C'est une bien jolie expression pour un geste aussi égoïste. Moi, si j'avais un enfant, je ne l'abandonnerais jamais.
— Moi non plus, dit Hunter. Et pourtant, je suis venu ici au lieu d'essayer de récupérer ma fille, ajouta-t-il d'une voix à peine audible.
— Je vous demande pardon ?
— Rien, rien...
Il se mit à étudier une photo de Madeline prise à la ferme, l'année de ses huit ans. Appuyée contre la rambarde de la véranda, elle souriait à l'appareil photo, affichant les deux dents qui lui manquaient d'un air parfaitement innocent. Ce cliché annonçait la fin d'une époque insouciante, songea-t-elle tristement en se penchant vers l'album. Peu de temps après, elle avait pris conscience de la maladie de sa mère, et avait commencé à s'angoisser à tout propos.
— A-t-elle laissé un mot pour expliquer son geste ?
— Oui, mais ça ne disait rien de nouveau. C'était toujours le même discours désespéré, du genre : «La vie ne vaut pas la peine d'être vécue, etc...»
— Je pourrais y jeter un oeil ?
— Mon père l'a aussitôt brûlé.
— Vous n'auriez pas voulu le conserver?
— Si... Mais que pouvais-je faire ? Papa était dans un tel état de nerfs... Et puis, je me suis dit que c'était exactement ce qu'elle faisait avec les pages de son journal intime. Il y avait une sorte de logique dans tout ça.
Hunter avait écouté attentivement, et il passa à un autre sujet.
— Et sur le plan financier, vous étiez à l'aise ? demanda-t-il en tournant une nouvelle page de l'album photo.
— Non. On était plutôt juste. Comme la plupart des gens d'ici, d'ailleurs. Mais nous, au moins, on avait un toit sur la tête et de la nourriture dans nos assiettes. Je me souviens que mon père le faisait souvent remarquer à ma mère. Je l'entends encore s'emporter : «Tu pourrais montrer un peu de reconnaissance au lieu de faire une tête de six pieds de long du matin au soir !»
Hunter fronça imperceptiblement les sourcils. Il y avait quelque chose d'impressionnant à entendre dans la bouche de Madeline cette voix autoritaire surgie du passé.
— Pensez-vous que votre mère aurait aimé avoir d'autres enfants ?
— Je ne sais pas... Sa grossesse n'a pas été de tout repos, d'après ce qu'on m'a dit. Bonnie Ray, qui habite en face de la ferme, m'a appris qu'après plusieurs mois de problèmes divers, maman a trébuché et a lourdement chuté alors qu'elle était enceinte de sept mois. Apparemment, elle a failli faire une fausse couche. Elle a échappé au pire, mais je suis tout de même née avant terme à cause de cet accident. Et si j'en crois toujours Bonnie Ray, ma vie ne tenait qu'à un fil...
— Vous êtes née deux mois avant terme ?
Elle hocha la tête.
— Un mois et trois semaines, pour être précise. Après ça, mes parents ont hésité à renouveler l'expérience. Ce qui explique peut-être pourquoi...
C'était presque un sacrilège de révéler les secrets d'alcôve de ses parents, mais elle évitait de parler de sa mère depuis si longtemps qu'elle ressentait soudain le besoin de se confier. Le fait que Hunter ne soit pas d'ici rendait les choses plus faciles. N'ayant jamais entendu parler d'Eliza, il ne pouvait - contrairement aux habitants de Stillwater - avoir d'opinion préconçue à son sujet.
— Oui ? dit-il pour l'inciter à poursuivre.
— Ce qui explique peut-être pourquoi ils faisaient chambre à part, termina Madeline.
— De temps à autre ou toutes les nuits ?
— Je ne saurais le dire. J'étais encore gamine quand maman est morte. À l'époque, le fait qu'ils ne dorment pas ensemble ne m'étonnait pas plus que ça. Je n'y prêtais pas vraiment attention. Elle disait que papa ronflait et que ça l'empêchait de dormir.
— Et votre père n'y voyait pas d'inconvénient ?
À la façon dont il prononça ces mots, elle eut le sentiment que ce problème, d'une manière ou d'une autre, le concernait personnellement.
— Je n'ai pas eu le sentiment que ça lui posait un problème, répondit Madeline. Non, ce qui le mettait hors de lui, c'était que maman me prenne avec elle dans son lit. Il disait que j'avais passé l'âge de me faire dorloter comme un bébé.
— Vous ne croyez pas qu'il avait plutôt envie de lui rendre visite de temps en temps et que votre présence l'en empêchait ?
— Ma mère s'occupait de lui avant qu'on aille se coucher toutes les deux.
— S'occupait de lui ? À vous entendre, il s'agissait d'une corvée.
— Je voulais simplement dire qu'il leur arrivait d'avoir des rapports sexuels. Ça vous convient, comme ça ?
— Comment le savez-vous ? demanda-t-il en prenant une position plus décontractée.
— Je le sais, c'est tout.
Il était clair qu'elle n'avait pas envie de s'appesantir sur le sujet.
— À vous écouter, elle préférait sa fille à son mari. Votre père le vivait peut-être mal.
Madeline ne chercha pas à argumenter. Comme la plupart des enfants, la dévotion de sa mère lui avait paru la chose la plus normale du monde. C'était comme ça, aussi naturel que le soleil, la pluie ou le vent. Mais avec le recul, elle devait convenir que Hunter avait sûrement raison. Nul doute qu'elle occupait la première place dans le coeur d'Eliza. Chaque soir, avant de s'endormir, elle lui murmurait :
— Je t'aime plus que tout au monde...
Cela faisait longtemps que Madeline n'avait plus songé à ces mots. Sans doute parce qu'après le suicide de sa mère, leur douceur avait pris un goût amer. Le goût du mensonge.
Elle ferma les yeux. La perte de sa mère lui faisait presque aussi mal aujourd'hui qu'à l'époque.
Hunter tourna encore une nouvelle page. On y voyait Eliza, portant à bout de bras un gâteau orné de neuf bougies.
— Il y a beaucoup de photos de vous, nota le détective, et quelques-unes de votre mère. Mais celles où l'on aperçoit votre père sont plutôt rares.
— Je vous l'ai dit : papa était débordé de travail. Il consacrait son temps à l'église.
— Vous voulez dire qu'il n'était pas présent à votre fête d'anniversaire ?
À l'exception de la photo de sa mère avec le gâteau, cette page ne montrait que des images de Madeline, parfois entourée de quelques amies.
— Pour être honnête, je ne m'en souviens plus. Je sais que ce cliché a été pris par la mère d'une de mes copines, ce qui signifie qu'il n'était sûrement pas là.
— Vous ne vous rappelez pas s'il vous a manqué, ce jour-là ?
— Non. Je l'aimais, mais... Ce n'est qu'à la mort de ma mère que nous nous sommes rapprochés. D'une certaine façon, elle...
Madeline fit un effort visible pour se remémorer ce qu'elle ressentait alors.
— ... Elle se mettait entre nous. Enfin, je crois.
— J'ai l'impression que vos parents n'étaient pas très heureux ensemble. Je me trompe ?
Sophie pointa le bout de sa frimousse poilue, curieuse de voir ce qui se tramait dans le salon.
— C'est vrai qu'il y avait parfois des tensions entre eux, dit Madeline en caressant la douce fourrure de l'animal, mais ça arrive dans tous les couples, vous ne croyez pas ?
— Pensez-vous qu'ils seraient toujours mariés aujourd'hui s'ils étaient encore de ce monde ?
— Bien entendu. Papa n'aurait jamais divorcé. C'était contre ses principes.
— Et si votre mère l'avait trompé ? Si elle avait rejoint une secte satanique, par exemple ?
— Il n'aurait pas divorcé, affirma Madeline tandis que Sophie sautait sur ses genoux et se mettait à ronronner. Il considérait le divorce comme un péché.
— Votre père voyait le péché partout, non ?
— Je vous ai déjà expliqué qu'il était très pieux. Sans doute dirait-on «intégriste», de nos jours. Pour lui, la dépression de maman était une épreuve envoyée par le Ciel. Il lui arrivait même de l'évoquer dans ses sermons... La plupart des textes se trouvent dans cette même boîte, si ça vous intéresse.
Elle poussa gentiment la chatte et se mit à fouiller jusqu'à ce qu'elle débusque les chemises contenant les prêches du pasteur.
Hunter prit les documents qu'elle lui tendait, mais son attention était ailleurs, du côté de l'autre boîte où il semblait avoir repéré quelque chose. Tandis qu'il s'emparait d'un cahier bleu, Madeline se rendit compte qu'il s'agissait d'un des journaux intimes de sa mère. L'un des rares dont il restait au moins la moitié des pages.
— Ceci appartenait à votre mère ?
Elle acquiesça d'un signe de tête. Elle avait encore quelques cahiers d'Eliza, les plus épais datant des premières années de son mariage. Par la suite, sa dépression avait empiré et elle s'était mise à détruire de plus en plus de pages. Il en restait à peine une vingtaine dans celui dont elle se servait encore quelques jours avant sa mort, la plupart consacrées à des anecdotes sur sa «petite Maddy» et à des poèmes aussi sombres que nébuleux.
Hunter feuilleta lentement le cahier qu'il avait entre les mains, lisant son contenu en diagonale. Madeline avait séparé ce journal des autres quelques mois plus tôt, dans l'intention de le lire. Mais elle n'avait pas réussi à surmonter le ressentiment qu'elle éprouvait dès qu'elle songeait à Eliza, ni la peur irrationnelle d'«attraper» sa dépression comme s'il s'agissait d'une maladie contagieuse.
Ce n'était pas facile de voir un quasi-inconnu parcourir les pages de ce journal. Madeline se rongeait les ongles en regardant Hunter lire les mots de sa mère, lorsqu'il releva soudain la tête.
— Détendez-vous, il n'y a rien de bien méchant, dit-il pour la rassurer.
— C'est-à-dire ?
— Essentiellement des poèmes d'une grande noirceur.
— Je vous ai dit qu'elle n'était pas heureuse.
Il eut une moue compréhensive. Manifestement, les vers d'Eliza lui donnaient une idée plus précise de l'étendue de son désespoir.
— Vous permettez que j'emporte quelques‑uns de ces cahiers dans la maison d'amis ? J'aimerais prendre le temps de les lire, ainsi que les sermons de votre père.
— Pourquoi ? demanda Madeline d'un ton sec. Ma mère n'a rien à voir avec ce qui est arrivé à papa. Elle était morte depuis six ans quand il a disparu.
— Les humains sont des êtres d'une grande complexité, vous savez ? Parfois, il faut creuser très loin pour trouver les racines d'un événement tragique.
— Personne avant vous n'a creusé aussi loin, dit-elle sans cacher sa réticence.
— C'est peut-être pour ça que l'affaire n'a jamais été élucidée, rétorqua-t-il en brandissant le cahier bleu.
— D'accord, d'accord, prenez-le.
— Où sont les autres ?
Il plongea la main dans une boîte.
— Ne me dites pas que ça appartenait aussi à votre mère ? dit-il en sortant un carnet rose orné d'un dessin de Cendrillon et muni d'un petit cadenas doré.
Madeline se tourna pour voir ce qu'il lui montrait.
— Oh !
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Elle inspira profondément, visiblement remuée par la nouvelle trouvaille de Hunter.
— C'était mon journal intime, dit-elle. Ma mère me l'avait acheté pour que je puisse écrire en même temps qu'elle.
— Vous voulez bien que je le lise ? demanda-t-il d'une voix douce.
— En quoi la prose d'une fillette de dix ans pourrait-elle vous aider à découvrir la vérité ?
— Ça ne me sera sans doute d'aucune utilité, admit-il. Mais on ne sait jamais... Vous auriez pu noter quelque chose d'important sans en avoir conscience.
— Ça m'étonnerait. Lisez-le, si vous y tenez vraiment, dit-elle d'une voix hésitante. Mais j'ai peur que vous n'y trouviez rien de bien passionnant.
— Même si ça ne m'aide pas dans mon enquête, faire connaissance avec la petite fille que vous étiez suffira à mon bonheur, dit-il en essayant d'ouvrir le cadenas.
Mais il ne céda pas.
— Vous savez où se trouve la clé ?
— Non... Je n'arrive même pas à croire que j'aie encore ce journal. Je ne l'avais pas vu depuis des années.
Sa manie de tout conserver s'était manifestée plus tard, après la disparition de son père.
— Vous pouvez briser le cadenas, vous savez.
— Ça ne vous ennuie pas ?
— Allez-y, je vous dis !
Mais à peine le journal s'était-il ouvert que Madeline regrettait sa décision.
*
**
Ray était assis devant la télévision, seul dans son mobile-home. À en croire les rires du public, le spectacle valait la peine d'être vu, mais son esprit était ailleurs. Accaparé par des souvenirs troublants dont il ne savait que faire, souvenirs de la plus intense excitation qu'il ait jamais connue et souvenirs d'une peur sans fond.
Il se leva et se mit à faire les cent pas sur la moquette râpée, ne s'arrêtant que pour écarter le rideau quand il entendit le bruit d'un moteur.
Il s'agissait d'un pick-up délabré qui venait de se garer devant le mobile-home de Ronnie Oate, à quelques pas de chez lui. Il laissa retomber le rideau et décida de se préparer quelque chose à manger dans sa petite cuisine. N'importe quoi, pourvu que ça lui change les idées. Il ouvrit ses placards les uns après les autres. Pas de chance, ils étaient désespérément vides. Il songea à aller faire des courses, mais y renonça aussitôt, terrifié à l'idée de sortir de chez lui.
La police avait retrouvé le godemiché de Lee ! Il n'en revenait toujours pas.
Avaient-ils également mis la main sur les Polaroïds ?
— Sûrement pas, marmonna-t-il pour la énième fois.
Si les flics les avaient découverts, ils lui auraient rendu visite depuis longtemps. On voyait Katie et Rose Lee sur la plupart de ces clichés. Ray avait brûlé depuis longtemps ceux que Barker lui avait donnés. Une fois qu'ils en avaient terminé avec les gamines, il n'aimait pas revoir ce qu'il avait fait. Et il n'était pas bête au point de conserver une trace de ses forfaits.
Mais son ancien complice en voulait toujours plus. Ces photographies l'excitaient au plus haut point. Le pasteur était tellement pervers que Ray s'était parfois demandé s'il ne conservait pas l'un de ces clichés entre les pages de sa bible pour y jeter un coup d'oeil le dimanche, pendant qu'il prêchait la bonne parole.
Qu'étaient devenus tous ces Polaroïds ? Lee Barker en avait pris tellement... Même Ray s'y était mis à l'occasion. Dans la sacristie, par exemple, où Katie, attachée, subissait les assauts du pasteur.
Lee adorait se faire prendre en photo. Il jouait à la star de porno, adoptant des attitudes dominatrices et provocantes. Il aimait également que Ray en fasse des tonnes, qu'il humilie les malheureuses fillettes en les contraignant à se mettre dans des positions de parfaite soumission avant de les violer devant l'objectif.
Une fois, le pasteur avait passé un collier de chien autour du cou de Katie. Puis il avait pris une laisse et l'avait obligée à le suivre à quatre pattes jusqu'à la chaire. Ray avait toujours soupçonné Barker d'aimer cette sensation de pouvoir au moins autant que le plaisir physique. D'ailleurs, le pasteur de Stillwater avait fini par se croire intouchable, au-dessus des lois. À se demander s'il ne s'était pas pris pour Dieu lui-même. Un dieu de terreur qui n'avait de comptes à rendre à personne.
Le problème était que Ray avait fini par se croire à l'abri de la justice des hommes, lui aussi. Il se rappelait avoir photographié Lee tandis qu'il prenait Katie par-derrière, la maintenant de force à genoux sur un banc de l'église et tirant violemment sur la laisse si elle osait se rebeller.
C'était ce jour-là que Barker avait demandé à Ray de se servir du godemiché avec Rose Lee. Il voyait encore le regard halluciné du pasteur, cette lueur inquiétante qui dansait dans ses yeux tandis qu'il encourageait son frère de débauche à franchir le tabou ultime de l'inceste. Pris dans la folie du moment, Ray avait fini par accomplir ce que Barker le suppliait de faire depuis des mois : il avait violé sa propre fille.
Ray essuya ses mains moites sur son pantalon et poussa un juron. Comment pouvait-il avoir une érection en songeant à tout ça ? Il était à la fois dégoûté et excité, honteux et sans doute prêt à recommencer. Il était dépassé par ce qu'il ressentait, complètement déboussolé.
Oui, songea-t-il en se laissant tomber sur la banquette de la cuisine, la tête dans les mains. Il était prêt à recommencer. C'était juste que l'occasion ne s'était pas représentée. Sans le pasteur, il ne serait sans doute jamais passé à l'acte. Il aurait eu trop peur. Jusque-là, il s'était contenté de coucher avec les prostituées mineures qu'on pouvait dénicher dans les mauvais quartiers de Jackson. Et il était tellement accro aux sites pédophiles qu'il se serait privé de manger pour payer son fournisseur d'accès. Il avait déjà volé la bague en diamants de sa mère et ses couverts en argent pour s'acheter l'équipement informatique dont il avait besoin. La pornographie infantile, son imagination et quelques accessoires suffisaient à son bonheur. Ces moyens de substitution éliminaient en grande partie la peur du gendarme. Et même si le plaisir était moins intense que lors des sévices perpétrés en compagnie de Lee Barker, il en restait suffisamment pour ne pas être en manque.
C'était ce foutu pasteur qui avait toujours besoin de chair fraîche et l'avait entraîné à commettre des actes que la morale réprouvait et, pire encore, que la loi réprimait sévèrement.
Et maintenant, la police venait de découvrir le godemiché et les petites culottes...
Ray se releva et donna un coup de pied dans une chaise. Même s'ils trouvaient son sperme sur les sous-vêtements des gamines, ils n'arriveraient pas à remonter jusqu'à lui. Son ADN ne figurait pas dans le Fichier National de la Police : les flics n'avaient jamais eu aucune raison de lui réclamer une prise de sang.
Il fallait simplement faire profil bas jusqu'à ce que les choses se tassent. Il n'y avait qu'à prendre exemple sur Clay Montgomery. Selon toute vraisemblance, il avait tué son beau-père, et pourtant on n'avait jamais réussi à le coincer. La police de Stillwater n'était qu'un repère d'incapables. Oui, inutile de paniquer, songea-t-il. Si Clay avait réussi à s'en tirer, lui aussi passerait entre les gouttes.
Il s'empara de ses clés de voiture et se décida enfin à quitter son mobile-home pour aller faire des courses au supermarché.
Chapitre 10
Madeline étouffa un cri en voyant la note pliée en quatre tomber de son journal intime. Elle sut immédiatement ce dont il s'agissait. Elle l'avait récupérée dans la corbeille à papier où son père l'avait jetée après l'avoir froissée dans sa main. Cela faisait vingt-sept ans qu'elle ne l'avait plus revue, mais chaque phrase était gravée pour toujours dans sa mémoire.
Quand Hunter la ramassa, Madeline ne fit rien pour l'en empêcher. Sans doute parce qu'elle avait le souffle coupé. Dans un brouillard, elle vit les longs doigts du détective déplier le papier, son regard bleu découvrir les mots dont elle se souvenait presque par coeur.
Au bout de quelques secondes interminables, il releva les yeux.
— Votre mère était sur le point de quitter votre père ?
Madeline ne répondit pas. Sa gorge la brûlait à force de retenir ses larmes. Incapable de parler, elle tendit la main vers le papier. Hunter le lui abandonna aussitôt.
Chère maman,
Je ne peux plus vivre ainsi. À la ferme, les choses empirent de jour en jour. Je dois quitter Lee le plus vite possible. Je ne peux pas t'en dire plus pour le moment, et je ne peux pas venir te voir. Pas encore. Mais j'ai absolument besoin d'argent. Tout ce que tu pourras me donner sera le bienvenu. Je t'en prie. Le moindre...
Les larmes brouillaient la vision de Madeline et l'empêchaient de poursuivre sa lecture. Clignant des yeux, elle éloigna la note avant d'être entièrement submergée par ses émotions. Elle n'avait pas envie de contempler la belle écriture manuscrite de sa mère, de donner corps à ce manque qu'elle ressentait si fort depuis la mort d'Eliza. Sa mère aurait-elle retrouvé le goût de vivre loin de son mari ?
La lame affûtée de la culpabilité pénétra en elle comme un poignard, détruisant tout sur son passage. Elle avait d'abord découvert cette note dans le double-fond du coffret à bijoux d'Eliza, et s'était mise à pleurer, épouvantée par ce qu'elle venait de lire. Entendant ses sanglots, ses parents s'étaient précipités dans la chambre l'un à la suite de l'autre. Elle revoyait encore les grands yeux désespérés de sa mère tandis que son père lui prenait le papier des mains et le lisait à haute voix.
Il avait tenté de rassurer sa fille en lui expliquant qu'il ne fallait pas prendre ces mots au pied de la lettre, qu'ils étaient une conséquence de l'état psychologique d'Eliza. Mais Madeline n'avait jamais oublié le profond désespoir qui se lisait alors sur le visage de sa mère.
Hunter récupéra le morceau de papier et le posa sur la table basse avant de se rapprocher d'elle. Puis il lui prit la main. Elle crut qu'il allait lui poser des questions auxquelles elle ne pourrait répondre, pas maintenant, en tout cas. Mais il n'en fit rien. Ils restèrent ainsi, assis côte à côte en silence, les doigts entrelacés.
Incapable de croiser son regard, elle posa les yeux sur ses ongles courts et propres, sur la peau mate de ses mains. Hunter était vraiment bel homme. Il n'y avait aucun doute là-dessus. Elle avait d'abord eu le sentiment qu'il n'était qu'un ours mal dégrossi, un type aussi bourru qu'égoïste, mais à cet instant précis, il semblait aussi éloigné que possible de cette première impression. Il se contentait d'être là, offrant le réconfort de sa présence et, plus important encore, l'espoir que le mystère de la disparition de son père serait bientôt élucidé.
— C'est pour ça que vous avez hésité avant d'accepter de venir ici, n'est-ce pas ? demanda Madeline.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous avez senti que ce serait une affaire difficile sur le plan émotionnel.
— C'est l'une des raisons, admit Hunter.
— Votre travail consiste en partie à sonder mon passé, et le moindre souvenir m'arrache des larmes, dit-elle en réprimant un hoquet. Vous avez dû le sentir au téléphone, la première fois que je vous ai appelé.
— Non, non, pas du tout. En tout cas, ce n'est pas la raison pour laquelle j'ai d'abord refusé de m'occuper de cette affaire.
Elle se décida enfin à croiser son regard.
— Pourquoi, alors ?
— Quelle importance, puisque je suis là ?
Reprenant ses esprits, elle essuya ses joues humides.
— D'ordinaire, j'ai un peu plus de tenue, dit-elle avec un sourire désolé. Je n'ai jamais été une grande pleureuse.
— On a tous nos jours de cafard, répondit Hunter.
Elle se demanda aussitôt à quoi ressemblaient les jours de cafard de Hunter Solozano. Se mettait-il à pleurer, lui aussi ? Ou se montrait-il odieux avec tous ceux qu'il croisait ? Allait-il dans les bars déclencher des bagarres ou bien regardait-il l'océan d'un air sombre jusqu'à la nuit tombée ? Et ce cafard, qui en était responsable ? Cette Antoinette ? L'échec de son mariage ? Regrettait-il son amour perdu ?
Ces questions lui brûlaient les lèvres, mais elle réfréna sa curiosité. Hunter lui avait déjà fait savoir qu'il refusait de discuter de sa vie privée.
— Cette note..., commença-t-il.
Lorsqu'elle détourna la tête pour ne plus voir le morceau de papier, les doigts de Hunter se serrèrent un peu plus fort autour des siens. Par ce geste, il semblait à la fois s'excuser et l'encourager à répondre. Il ne l'avait pas prise en traître, songea-t-elle. Sur la route qui les ramenait de l'aéroport, il l'avait prévenue qu'il serait contraint de lui poser des questions délicates. Simplement, elle ne s'attendait pas à ce que ces questions tournent autour de sa mère biologique. En faisant appel à un détective privé, elle s'était préparée à replonger dans la souffrance qui l'avait accablée à la disparition de son père. Mais les sentiments liés à la mort de sa mère constituaient un chagrin à part, si profond qu'elle préférait ne pas le laisser remonter à la surface, de crainte qu'il ne soit trop vaste pour son coeur.
— Vous avez eu connaissance d'autres lettres du même genre ?
Elle regarda Sophie s'installer confortablement sur le canapé.
— Du même genre ?
— D'autres appels à l'aide, précisa-t-il.
L'étrange mécanisme de la mémoire se mit en marche, lui restituant la voix de son père.
Elle ne pense pas ce qu'elle a écrit, Maddy. Maman ne va pas s'en aller... N'est-ce pas, Eliza ?
Et la réponse de sa mère :
Non, non, bien sûr que non. Jamais je ne t'abandonnerai, ma chérie. Jamais !
— Il ne s'agissait pas d'un appel à l'aide, dit Madeline d'une voix résolue.
— De quoi s'agissait-il, alors ?
— C'était... toujours cette saleté de dépression qui lui mettait des idées noires dans la tête et lui dictait des mots qui dépassaient sa pensée. Elle en écrivait des tonnes du même genre...
Et pourtant...
Madeline songea qu'elle était tout de même allée chercher cette ébauche de lettre jusque dans la corbeille à papier avant de la placer dans son journal intime. À elle seule, cette action conférait un caractère unique à la note en question.
— Elle aimait mon père, affirma-t-elle néanmoins.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Eh bien... Même si elle faisait chambre à part, elle passait souvent un moment avec lui avant de venir me rejoindre au lit.
— Qu'appelez-vous «souvent» ? demanda Hunter, surpris qu'elle revienne d'elle-même sur le sujet.
— Presque chaque soir.
— Et vous pensez qu'ils faisaient l'amour ?
— Je le sais.
— Vous les entendiez ?
— Non, mais je les ai surpris une fois dans la salle de bains. Maman était...
Elle s'éclaircit la voix, incapable de mettre des mots sur l'image qu'elle avait en tête.
— Ils étaient dans une position sans équivoque, finit-elle par lâcher, au comble de l'embarras.
— Il la pénétrait, c'est ça ?
— Cette précision est-elle importante pour l'enquête ? demanda-t-elle sur un ton presque implorant.
— Peut-être que oui, peut-être que non.
Madeline soupira. Évoquer des situations aussi intimes avec cet homme était loin d'être évident pour elle.
— Son pantalon était baissé et elle était à genoux devant lui, voilà.
— Je vois. Et pour vous, ça signifie qu'elle l'aimait ?
— Elle n'aurait pas accepté de faire ça aussi souvent si elle ne l'avait pas aimé, répondit-elle, les joues brûlantes.
— Elle se sentait peut-être obligée de...
— Non, coupa Madeline. L'initiative venait souvent d'elle. Quand mon père se plaignait qu'elle dorme toujours avec moi, elle le prenait par la main et ils disparaissaient pendant un moment.
Comme Hunter ne répondait rien, Madeline se sentit tenue de meubler le silence.
— En tout cas, maman adorait Stillwater et elle y menait une vie sociale active malgré sa dépression. Je ne peux pas imaginer qu'elle ait voulu quitter la ville. Elle passait son temps à rendre visite à des amis, des voisins, des membres de la congrégation de mon père...
Hunter étira ses longues jambes et lâcha la main de la jeune femme.
— Y avait-il des gens qu'elle voyait plus souvent que d'autres ?
— Ma mère avait beaucoup de compassion pour ceux qui souffraient de maladie ou de solitude. Par exemple, quand le mari de Bonnie Ray a eu une attaque cérébrale, nous sommes souvent venues prendre la relève à son chevet afin de permettre à Bonnie de sortir un peu. Ou alors, on faisait les courses pour elle. Autre exemple, on allait rendre visite à la mère de Jedidiah Fowler qui perdait la mémoire avec l'âge. On lui apportait des pêches en bocaux, et maman restait parfois des heures à parler avec elle.
— Qui est Jedidiah Fowler ?
— Il me semble que je vous ai déjà parlé de lui. C'est l'homme qui réparait le tracteur à la ferme le soir où mon père a disparu.
— Dites-m'en un peu plus sur lui.
— Il n'y a pas grand-chose à raconter. Jed est un vieux célibataire plutôt taciturne qui habite une petite maison située à quelques pas de l'école primaire. Il a toujours vécu avec sa mère jusqu'à ce qu'elle finisse par rendre l'âme, il y a quelques années de cela. C'était une drôle de femme, entre parenthèses... Jed possède un garage, ainsi que la seule dépanneuse de tout Stillwater.
Elle passa sous silence le fait qu'elle était entrée par effraction dans le garage en question dix-huit mois plus tôt, dans l'espoir d'y dénicher des éléments de preuve propres à confondre Fowler. Éléments de preuve qu'elle n'avait évidemment pas trouvés.
— Quelle a été la teneur de son témoignage ?
— Il n'a rien vu et rien entendu.
— A-t-il pu confirmer l'alibi de Clay ?
— Il a pu dire quand mon frère est parti et quand il est revenu. Point final.
— A-t-il croisé votre père, ce soir-là ?
— Jed affirme qu'il ne l'a pas vu de la soirée.
— Existait-il un contentieux, même ancien, entre votre père et ce garagiste ?
— Non. Et aucun membre de la famille ne les a jamais entendus se disputer.
Hunter se redressa et tendit machinalement le bras pour caresser Sophie.
— J'irai peut-être faire un tour à son garage tout à l'heure, dit-il. Histoire de discuter un peu avec lui.
— Bonne chance ! maugréa Madeline.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce qu'il faut se lever de bonne heure pour lui soutirer une phrase complète. Jed n'est pas du genre loquace, si vous voyez ce que je veux dire. À l'école de journalisme, j'ai appris des techniques d'interview pour faire parler les gens les plus renfermés, mais rien ne fonctionne avec lui. Pendant longtemps, j'ai été convaincue qu'il était responsable de la disparition de mon père.
— Pourquoi ?
— Il est tellement étrange... Il n'a jamais caché son peu de sympathie à l'égard de papa. Aujourd'hui encore, on dirait qu'il lui en veut.
— Qu'a-t-il donc contre lui ?
— Allez savoir... D'après ce qu'on m'a rapporté, il aurait dit plusieurs fois que cette ville n'avait pas besoin d'un pasteur comme lui. Mais il ne formule pas de griefs précis. À mon avis, il le trouvait trop puritain, trop intransigeant avec la foi. Je ne vois pas ce qu'il aurait pu lui reprocher d'autre.
Hunter se remit à feuilleter les journaux intimes d'Eliza Barker.
— Y a-t-il d'autres suspects que je devrais connaître ? Ce type dont vous m'avez parlé, par exemple... Celui qui purge une peine de prison pour une histoire de drogue.
— Mike Metzger. Il fabriquait de la méthamphétamine dans son sous-sol. J'ai appris récemment que le juge venait de lui accorder la liberté conditionnelle. Il est sur le point de sortir.
Hunter reposa les journaux.
— Depuis quand est-il derrière les barreaux ?
— Cinq ans et des poussières.
— Quel est le lien entre Metzger et votre père ?
— Lui et sa famille assistaient à la messe tous les dimanches. Une semaine avant sa disparition, mon père a surpris Mike en train de fumer un joint dans les toilettes de l'église, et il l'a dénoncé aux autorités. Mike n'était qu'un adolescent à problèmes parmi d'autres, à l'époque, mais il a proféré des menaces de mort à l'égard de mon père.
— Pensez-vous qu'il ait pu les mettre à exécution ?
— Difficile à dire. Je suis certaine qu'il est plus dangereux aujourd'hui qu'il ne l'était au moment où cet incident a eu lieu. D'une part parce qu'il est plus âgé et d'autre part parce que la prison n'adoucit pas les moeurs. Je lui ai écrit plusieurs fois depuis un an pour lui demander s'il avait quelque chose à voir avec la disparition de mon père. Dans mes premiers courriers, j'ai employé la manière douce pour l'amener à parler, mais j'avoue que j'ai fini par adopter par la suite un ton un peu plus agressif.
C'était un euphémisme et Madeline le savait.
— Vous a-t-il jamais répondu ?
— Il m'a ignorée pendant des mois, et puis j'ai reçu une lettre de lui il y a quelques semaines. Je dois avouer que son contenu était plutôt déconcertant.
— Ah bon ?
— Oui... En fait de lettre, il n'y avait qu'une seule phrase.
Madeline se tut, ménageant ses effets. Mais Hunter, plus aguerri qu'elle à ce petit jeu, attendit patiemment qu'elle se décide à parler.
— «J'aurais aimé vous tuer tous les deux», murmura-t-elle lorsque le silence lui pesa trop.
Le détective ouvrit de grands yeux.
— Tout ça parce ce qu'il s'est fait prendre en train de fumer un joint dans les toilettes de l'église ?
— Pas seulement, dit-elle avec un sourire fatigué. C'est moi qui ai harcelé les flics pendant des années pour qu'ils surveillent Mike. Je pensais qu'il finirait par commettre une imprudence et qu'on découvrirait enfin ce qu'il est advenu de mon père.
— Et ?
— Ils l'ont tellement bien surveillé qu'ils ont surpris son trafic et l'ont envoyé derrière les barreaux.
— Si je comprends bien, il vous tient pour responsable de ses ennuis avec la police ?
— J'imagine. Il oublie simplement qu'il a fabriqué et vendu de la drogue, ajouta-t-elle avec une pointe de colère. Mais à part ça, il n'est pour rien dans ce qui lui est arrivé.
Hunter hocha la tête d'un air compréhensif. Lui aussi avait une sainte horreur de ceux qui n'assumaient pas leurs erreurs et rejetaient la faute sur les autres.
— Et Mike a un alibi pour le soir où votre père a disparu ? demanda-t-il.
— Il a affirmé qu'il n'avait pas bougé de sa chambre, ce que ses parents ont confirmé.
— Peut-on leur faire confiance ?
— Mike n'a pas très bonne réputation, mais ses parents sont plutôt appréciés à Stillwater.
— Savez-vous par hasard où se situait la chambre dont il prétend n'avoir pas bougé ?
— Au premier. Mais il a très bien pu sortir par la fenêtre. La façade n'était pas si difficile à escalader, et tout le monde sait que Mike a fait le mur plus d'une fois quand ses parents dormaient.
— Je m'en souviendrai.
Elle eut un léger regain d'optimisme. Hunter était tellement plus ouvert aux suggestions que les policiers à qui elle avait eu affaire Sa façon de procéder lui donnait une conscience encore plus aiguë des à priori dont les Montgomery avaient souffert. Les services du beau M. Solozano coûtaient les yeux de la tête, mais elle commençait à croire qu'elle en aurait pour son argent. Oui, il allait mettre le doigt sur ce qui avait échappé à tout le monde, jusque-là.
— La police n'a jamais songé à passer un marché avec Metzger ? Une réduction de peine en échange d'informations sur ce qui est arrivé à votre père ?
— J'ai supplié Dale McCormick, l'ancien shérif de Stillwater, de tenter une opération de ce genre. Devant mon insistance, il a fini par lui faire une offre, mais Mike l'a pour ainsi dire envoyé promener.
— Et vous dites que ce type est sur le point d'être libéré ?
— Il doit sortir d'un jour à l'autre.
— Va-t-il revenir à Stillwater ?
— Je doute qu'il ait autre part où aller.
Hunter claqua la langue d'un air gourmand.
— Je suis impatient de faire sa connaissance.
— Il ne faut pas vous attendre à ce qu'il se montre aussi coopératif que moi, dit Madeline avec un regard malicieux. Je suis certaine qu'il ne vous fera pas lire son journal intime, lui.
Hunter fut heureux de voir qu'elle se sentait mieux. Assez bien en tout cas pour retrouver son humour.
Il tapota la couverture molletonnée du petit calepin rose.
— Je ne risque pas d'être choqué par ce qu'il y a là-dedans, j'espère ?
— Attendez de vous mettre au lit pour le lire, dit-elle avec un petit rire. Je suis certaine que c'est un puissant somnifère.
Il empila les cahiers bleus à spirales, posa le journal intime de Madeline au sommet et glissa la note d'Eliza Barker dans la poche de son pantalon.
— Pourquoi prenez-vous ce papier ? demanda-t-elle.
Il se leva avant de répondre.
— Je ne sais pas trop, dit-il, le visage soudain soucieux. J'aimerais l'examiner plus attentivement.
Madeline hésita. Sans qu'elle sache vraiment pourquoi, ça la gênait de le laisser partir avec ce morceau de papier. Mais elle était en train de vider son compte en banque pour que cet homme découvre enfin la vérité, et elle devait lui fournir tout ce dont il avait besoin.
— Si vous y tenez. Voulez-vous que j'aille aussi chercher les documents confidentiels de la police ? demanda-t-elle en se levant à son tour.
Si elle ne se mettait pas au travail tout de suite, le prochain numéro du Stillwater Independant ne serait qu'une collection de brèves empruntées aux agences de presse.
— Pas tout de suite, répondit-il. À vrai dire, je comptais sur vous pour me conduire à la ferme.
— Maintenant ?
— Pourquoi ? Ça vous pose un problème ? Je me passerai de chauffeur si vous préférez ne pas sortir de chez vous aujourd'hui.
Elle songea un instant à le laisser y aller seul, mais elle y renonça presque aussitôt.
— Non, non, ça ne me pose pas de problème... De toute façon, il vaut mieux que je vous accompagne.
— Ah oui, et pourquoi ?
— Clay n'est pas toujours d'un abord facile.
— Vous voulez dire qu'il est dangereux ?
— Non ! Pas du tout... Mais il faut savoir l'apprivoiser, c'est tout.
— Vous croyez qu'il refusera de me parler ?
Elle songea à tout le travail qui l'attendait au journal avant de conclure avec fatalisme que le prochain exemplaire ne serait pas bien épais.
— Tout ce que je dis, c'est que ce sera plus simple avec moi.
Pendant que Madeline prenait une douche, Hunter s'assit devant le bureau de la maison d'amis pour lire les cahiers bleus d'Eliza Barker.
Un autre jour. Lee est parti à l'église pour prodiguer ses conseils à quelqu'un. Je ne sais pas qui. Suis seule avec mes pensées et mon enfant. Je regarde les grands yeux de Maddy et prie le Seigneur pour qu'elle ait une vie meilleure que la mienne. Ce matin, je me remets à croire que tout n'est pas perdu pour elle. Je m'accroche à cet espoir comme à une bouée de sauvetage. Il ne manque que l'argent. Après ça, il s'agira d'attendre le bon moment.
J'ai peur de respirer, comme si quelque chose pouvait échapper à ma vigilance. Il faut que je parte. C'est la seule solution. Je le sais depuis que j'ai compris. Mais quand et comment ? Satan me suivra partout. Il me retrouvera où que j'aille. Je l'entends qui m'appelle. Il vient me chercher.
Les mots qu'Eliza avait écrits ce jour-là donnaient d'elle l'image d'une femme assez équilibrée. Tourmentée, certes, mais pas si incohérente que ça. Par contre, beaucoup d'autres pages qui avaient échappé aux flammes contenaient des phrases totalement énigmatiques qui faisaient penser à un langage crypté.
Qu'est-ce qui la mettait dans cet état ? Elle craignait que «quelque chose» échappe à sa vigilance, mais quoi ? Et qu'entendait-elle par : «Il faut que je parte» ? Songeait-elle déjà au suicide ? C'est ce que Hunter aurait naturellement conclu s'il n'avait lu la note découverte par Madeline dans le double fond de la boîte à bijoux. À la lumière des mots inscrits dans cette ébauche de lettre, il se demandait si Eliza Barker ne parlait pas plutôt de quitter son mari.
Je le sais depuis que j'ai compris...
Compris quoi ?
Il tourna encore quelques pages.
Il y a un ver dans le fruit. Et même plusieurs vers. Le fruit grouille d'asticots et de bestioles en tout genre, plus répugnantes les unes que les autres. Elles dévorent la chair de la pomme, faisant apparaître le trognon pourri. Je prie pour que cesse ce cauchemar, mais ce cauchemar est mon existence.
Une existence que mes amies envient. Mon Dieu, si elles savaient...
Sur cette même page, la femme du pasteur avait scotché un article de presse concernant une jeune fille morte après qu'un chauffard l'eut percutée de plein fouet. Le conducteur de la voiture ne s'était même pas arrêté. Cette tragédie semblait avoir particulièrement affecté la mère de Madeline. Elle connaissait la gamine, ce qui expliquait en partie son chagrin. Mais de là à en parler dans son journal intime pendant les deux années qui avaient suivi le drame... C'était à croire qu'il existait un lien très personnel entre cette fille et la femme de Barker. Pourtant, son nom n'apparaissait pas une seule fois dans les cahiers d'Eliza avant qu'elle ne trouve la mort, fauchée par un fou du volant sur le bord d'une route.
Katie Swanson. Une fugueuse. Elle venait de fêter ses quinze ans.
Je le ferai pour elle, avait écrit Eliza à plusieurs reprises.
Faire quoi ? se demanda Hunter. Et qui désignait ce «elle» ? Katie Swanson ou bien Madeline ? Il avait l'impression qu'Eliza confondait parfois les deux adolescentes.
Il lut attentivement la notice nécrologique, scotchée sur la page suivante.
Katie Swanson, native de Stillwater, avait été élevée par sa mère. Selon l'article, elle n'avait pas d'autre famille. Les obsèques avaient eu lieu dans l'église du révérend Barker qui avait lui-même prononcé l'éloge funèbre.
Hunter tira la deuxième boîte vers lui et commença à passer en revue les chemises contenant les nombreux sermons du pasteur. Lee Barker semblait tellement satisfait de ses prêches qu'il les conservait dans des plastiques transparents, méticuleusement triés par ordre chronologique.
Le détective se mit à la recherche de notes concernant le décès de Katie Swanson. Mais seules quelques lignes du sermon rédigé pour le dimanche qui avait suivi l'enterrement évoquaient l'adolescente.
Puisse Dieu punir celui ou celle qui a si injustement enlevé Katie à l'affection des siens et de notre communauté. Katie Swanson était une fille magnifique, pleine de vie et toujours prête à servir le Seigneur. Son aide précieuse et son sourire angélique me manqueront terriblement.
Ainsi, le pasteur semblait l'avoir connue et appréciée.
Un sourire sarcastique se dessina sur les lèvres du détective. Fallait-il vraiment que cette Katie ait été une jeune fille modèle pour qu'un homme aussi sévère et rétrograde que Barker l'ait qualifiée d'«angélique»... Mais le sourire de Hunter ne tarda pas à s'estomper, à bien y réfléchir, ce portrait idyllique ne correspondait pas à celui d'une fugueuse.
La semaine suivante, le sermon avait pour thème Dîmes et offrandes, mais pas la moindre allusion à Katie. Par contre, les cahiers d'Eliza parlaient d'elle chaque jour. Au fil des pages, on comprenait que la mère de Madeline ne s'était jamais remise de la disparition de cette gamine. Elle revenait également de façon obsédante sur un autre décès brutal, celui d'une fille de seize ans qui s'était donné la mort.
Si j'avais parlé, j'aurais pu la sauver. J'ai pourtant essayé de les mettre en garde, mais il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Ils m'ont prise pour une folle. D'ailleurs, ça fait longtemps qu'ils me croient dérangée. C'est à cause de lui, il a convaincu tout le monde que je suis bonne à enfermer.
À cause de lui ? Parlait-elle de son mari ? Et comment Eliza Barker aurait-elle pu éviter que cette autre fille ne se suicide ? S'était-elle imaginé que ses propres angoisses lui permettaient de la comprendre mieux que d'autres ?
D'après ce que Hunter parvenait à saisir des différents commentaires rédigés dans ces cahiers, Rose Lee Harper avait avalé suffisamment de somnifères pour ne plus jamais se réveiller.
— Attends une seconde marmonna-t-il pour lui-même en découvrant de nouveau ce prénom au détour d'une page.
À en croire Eliza, Rose Lee avait été retrouvée nue sur le sol de sa chambre.
Nue ? Voilà qui n'était pas banal. Hunter ne se rappelait pas avoir rencontré une autre affaire de suicide dans laquelle la personne décédée s'était entièrement déshabillée avant de mettre fin à ses jours. Et c'était encore plus curieux dans le cas d'une fille aussi jeune que Rose Lee Harper.
La façon dont Mme Barker avait écrit le mot nue l'amena à se poser d'autres questions. La mère de Madeline avait d'ordinaire une écriture délicate et appliquée, à l'opposée des sombres états d'âme qu'elle véhiculait. Pourtant, elle avait écrit NUE en lettres capitales, passant et repassant le stylo tant de fois sur ce mot qu'il était lisible de l'autre côté de la page.
Hunter suivit du doigt le sillon creusé par le stylo bille.
Eliza connaissait-elle personnellement cette fille ou avait-elle été, pour une raison ou une autre, submergée de compassion en apprenant son suicide ?
Il chercha le nom de l'adolescente dans les cahiers plus anciens, sans succès. Comme pour Katie, pas la moindre mention de Rose Lee avant son décès.
Peut-être était-elle évoquée dans les pages qui avaient été brûlées, songea-t-il. Après tout, il en manquait beaucoup.
Quelqu'un frappa à la porte, l'arrachant à ses pensées.
— Vous n'avez pas encore pris votre douche ? lui demanda Madeline lorsqu'il vint lui ouvrir la porte.
— J'ai commencé à lire les cahiers de votre mère et je n'ai pas vu le temps passer.
— Je croyais que vous vouliez faire un tour à la ferme.
— Je vais y aller comme ça. Je prendrai une douche quand j'aurai des vêtements propres à me mettre.
Il jeta un oeil en direction des documents éparpillés sur le bureau.
— Que pouvez-vous me dire sur Rose Lee Harper ?
— Rose ? Comment connaissez-vous son existence ?
— Votre mère parle souvent d'elle dans son journal.
— Ah...
Elle rajusta la sangle de son sac à main.
— Il n'y a aucune raison de s'en étonner. Maman avait une grande capacité d'empathie. Et ce qui est arrivé à Rose est tellement triste...
Il suivit Madeline dehors et claqua la porte du petit cottage derrière lui.
— Elle s'est suicidée, c'est bien ça ?
— Oui. Mais ce n'est que la violente conclusion d'une vie misérable de bout en bout, vous savez.
Ils contournèrent le pick-up que Hunter avait vu la veille au soir - celui prêté par Clay Montgomery -, et arrivèrent devant la vieille Toyota. Madeline lui jeta les clés au moment où il s'apprêtait à ouvrir la portière côté passager.
— C'est moi qui conduis ?
— Ça vous aidera à vous familiariser avec la ville.
— En quoi la vie de cette fille était-elle misérable ? demanda-t-il en se glissant derrière le volant.
Madeline s'installa à côté de lui et boucla sa ceinture.
— Sa mère l'a abandonnée quand elle était encore toute petite pour refaire sa vie ailleurs avec un autre homme. Du coup, c'est son père qui l'a élevée seul.
— Et ? demanda-t-il en démarrant la voiture.
— Et Ray Harper s'est avéré être un papa franchement calamiteux.
— Comment ça ?
— Les premières années, le peu d'argent qu'il gagnait lui servait à acheter sa dose d'alcool. Et comme il avait des revenus modestes...
Alcool... Dès qu'il entendait ce mot, Hunter avait envie de boire. Il chassa vite cette idée de sa tête avant qu'elle ne l'envahisse. Ce n'était pas le moment de craquer, d'autant que la sensation de manque s'était singulièrement calmée depuis qu'il avait quitté Los Angeles.
— Pourquoi «les premières années» ? demanda-t-il en s'efforçant d'éviter les nombreux nids-de-poule de l'allée étroite qui menait au cottage.
— Du jour au lendemain, il est devenu très religieux. Il se rendait souvent à l'église en compagnie de sa fille afin qu'elle donne un coup de main à mon père. Je me souviens que Rose Lee venait même parfois à la ferme.
— Quelle sorte de tâche lui confiait votre père ?
— Elle faisait du classement, je crois.
— Vraiment ? Il avait besoin d'aide pour trier ses papiers ? C'est drôle, je n'imaginais pas du tout votre père comme quelqu'un de désorganisé.
— Il ne l'était pas, confirma Madeline. C'est vrai qu'il avait tendance à négliger l'entretien de la ferme, mais tout ce qui touchait à son église était fait en temps et en heure. À vrai dire, je crois que c'était un prétexte pour lui donner quelque chose. Ray et Rose avaient vraiment besoin de cet argent. Quand c'était possible, mon père préférait rétribuer un travail que faire l'aumône.
— À propos de travail, Ray Harper était-il au chômage ?
— Non, mais il n'avait pas d'employeur régulier. Ray est un homme à tout faire. Il lui arrivait de traverser de longues périodes d'inactivité. Je crois d'ailleurs que c'est encore le cas aujourd'hui.
Hunter donna un peu de mou à sa ceinture de sécurité.
— Si votre père avait décidé de les aider financièrement, pourquoi n'a-t-il pas engagé Ray pour assurer l'entretien de la ferme ? Vous m'avez bien dit qu'il était trop pris par son travail pour s'en occuper lui-même, n'est-ce pas ?
— Oh, mais il confiait certains travaux à Rose Lee !
Elle secoua la tête.
— Cette pauvre Rose était vraiment une fille perturbée. Tout le monde la trouvait bizarre. Mon père passait des heures avec elle, à l'écouter et à la conseiller.
Et elle avait fini par se suicider, songea Hunter. Manifestement, les conseils du pasteur ne lui avaient pas été d'un grand secours.
— Et Katie Swanson ? Vous la connaissiez aussi ?
— Quoi ? Ma mère parle aussi d'elle dans son journal ?
Madeline s'était maquillée très légèrement, juste de quoi faire ressortir l'éclat brun de ses grands yeux.
Hunter reporta son attention sur la route.
— Ne me dites pas que vous n'avez jamais lu ces cahiers...
— Je... Je n'y suis jamais parvenue. Les rares fois où j'ai ouvert cette boîte, il m'a suffi d'apercevoir leur couverture bleue pour que ça me donne la nausée. J'ai toujours fini par les redescendre au sous-sol sans en lire une seule ligne.
Le ça qui lui donnait la nausée n'était rien d'autre qu'un immense chagrin, songea Hunter. Mais à présent, elle n'avait plus le choix. Pour qu'il ait une chance de résoudre cette affaire, elle devait lui brosser un tableau aussi complet que possible de sa famille. Il voulait savoir ce qui s'était passé avant la disparition du pasteur. C'était la seule manière de comprendre pourquoi quelqu'un de son entourage aurait pu vouloir l'éliminer.
— Madeline ?
— Katie était aussi une protégée de mon père, dit-elle avec un soupir. Sa mère était une vraie Marie-couche-toi-là, et à ce jour, on se demande encore avec qui elle a conçu sa fille. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Katie n'est pas née sous une bonne étoile... Elle a grandi seule et sans amour. Pour couronner le tout, Mme Swanson s'est mise en ménage avec un type qui les battait toutes les deux. C'est là que mon père est intervenu pour éviter que l'État ne la prenne en charge. Il a convaincu Ray Harper de l'héberger.
— Votre père avait quelque chose contre l'assistance publique ?
— Il aimait prendre soin de ses ouailles lui-même.
Ils arrivèrent dans le centre de Stillwater, passèrent devant une belle maison victorienne transformée en magasin, puis devant le poste de police, le Point Pneus Walt Eastman...
— Je continue tout droit ? demanda Hunter.
— Oui, oui. La ferme se trouve de l'autre côté de la ville, à quelques kilomètres d'ici.
Il s'arrêta au seul feu rouge de Stillwater.
— Ray et Rose Lee ont accepté sans difficulté d'accueillir Katie chez eux ? Ça n'a pas dû être simple, s'ils avaient des problèmes d'argent.
En fait, je crois que ça les arrangeait plutôt. Ils avaient une chambre disponible dans leur mobile-home, et mon père faisait un chèque à Ray tous les mois pour couvrir les frais occasionnés par la présence de Katie.
— Où trouvait-il l'argent ? demanda Hunter. Votre père ne roulait pourtant pas sur l'or, si je vous ai bien suivie.
— Chaque dimanche à la sortie de la messe, il organisait une quête pour les nécessiteux et en distribuait équitablement le fruit entre ceux qui en avaient le plus besoin. Tout le monde mettait la main à la poche. Si papa était tellement apprécié et respecté, c'est aussi parce qu'il s'intéressait à tous les fidèles, les plus fortunés comme les plus misérables.
Hunter accéléra. Le centre-ville et ses rues animées étaient maintenant derrière eux, et la campagne avait repris ses droits.
— Pourquoi Katie Swanson a-t-elle fugué, à votre avis ?
— On a dit qu'elle était enceinte.
Hunter se tourna vers Madeline en faisant la grimace.
— À quinze ans ?
— Souvenez-vous que sa mère lui avait donné le pire des exemples. Katie a dû perdre sa virginité à onze ou douze ans. D'après ce qui se murmurait à l'époque, elle se faufilait hors de chez elle à la nuit tombée pour aller rejoindre Tommy Meyers, qui avait trois ans de plus qu'elle.
— Elle était enceinte de lui ?
— Tommy a toujours affirmé que c'était impossible, qu'il utilisait des préservatifs. Mais mon père n'en croyait pas un mot. En fait, personne n'en a jamais rien su. De toute façon, elle est morte avant d'accoucher et il n'y a pas eu de test de paternité.
— C'est une bien triste histoire, murmura Hunter.
— Mon père a très mal vécu la mort de Katie. Avec Ray, qui s'en voulait de ne pas l'avoir mieux surveillée, ils ont passé des heures dans le bureau de la ferme à essayer de comprendre ce qui s'était passé.
— Ils se sont enfermés pour discuter, c'est bien ça ?
— Oui. J'entendais leurs voix filtrer à travers la porte quand j'allais nourrir les poulets près de la grange. Il m'est même arrivé d'apercevoir le pick-up de Ray dans l'allée, tard le soir. Ils avaient tellement essayé de lui venir en aide, vous comprenez ? Je crois qu'ils avaient besoin de confronter leurs points de vue sur la question.
— Votre père s'occupait d'autres personnes en particulier ?
— Pas vraiment. Mais il a continué à donner un peu d'argent à Ray jusqu'à ce que ma mère...
Elle s'éclaircit la voix.
— Eh bien, après que maman nous a quittés, nous avons connu des années de vaches maigres. Papa devait s'occuper de tout, et les revenus de la ferme s'en ressentaient. Et puis, la conjoncture économique était mauvaise et tout le monde à Stillwater avait du mal à joindre les deux bouts. Du coup, le panier de la quête se remplissait de moins en moins. Ensuite, il a épousé Irène... C'est vrai qu'elle lui a donné un sérieux coup de main, mais elle est aussi arrivée avec trois enfants dont il fallait bien s'occuper. Tout ça pour vous expliquer pourquoi il n'a pas renouvelé l'expérience tentée avec Katie et Rose Lee.
Dieu merci ! songea Hunter. Étant donné les résultats que le pasteur avait obtenus avec ses deux protégées, mieux valait qu'il s'en tienne là.
— Ça n'a surpris personne que Rose Lee ait été retrouvée nue ?
Madeline plissa le front.
— Elle a été retrouvée nue ?
— C'est ce que j'ai appris en lisant le journal de votre mère.
— Je ne me rappelle pas avoir entendu parler de ça. Il faut dire que je n'avais que huit ou neuf ans quand elle s'est suicidée. Ce n'est pas le genre de chose dont les adultes discutent devant un enfant.
— Franchement, j'ai du mal à imaginer une adolescente ôter tous ses vêtements avant de se gaver de somnifères.
— Peut-être qu'un garçon venait tout juste de quitter son lit, suggéra Madeline. Et peut-être même qu'il l'avait quittée pour de bon, ce qui expliquerait son geste.
— Vous vous souvenez si elle avait un petit ami ?
— Non. Mais j'ai du mal à imaginer qu'elle ait pu entretenir une relation suivie avec quelqu'un. Rose Lee était d'une timidité presque maladive. Après la mort de Katie, elle a cessé de travailler pour mon père, et je crois qu'elle sortait très peu de chez elle. Les rares fois où je l'ai croisée en ville, elle évitait mon regard. Oui, je la vois encore fixer la pointe de ses chaussures et répondre à mon salut du bout des lèvres.
— Vous pensez que la disparition de Katie a été un choc pour elle ?
— Un choc terrible. Elle ne s'en remettait pas.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Avant que Katie ne soit fauchée par une voiture, Rose était une fille renfermée, secrète, mais on pouvait avoir une conversation normale avec elle. Après l'accident...
Elle haussa les épaules avec une moue désolée.
Après l'accident, c'est à peine si on pouvait lui soutirer un mot.
Chapitre 11
Hunter n'avait pas imaginé la ferme aussi grande.
— Clay s'occupe tout seul de cette propriété ? demanda-t-il en se garant sur l'allée de graviers.
— Oui, répondit Madeline avant d'ouvrir sa portière. Difficile à croire, n'est-ce pas ?
Il émit un petit sifflement admiratif. Gérer un domaine de cette importance ne devait pas être de tout repos, et pourtant le frère de Madeline semblait avoir l'affaire bien en main. De toute évidence, le travail ne lui faisait pas peur. Si cela inspirait du respect à Hunter, il ne s'en posait pas moins des questions sur la personnalité de Clay Montgomery. Derrière les propos de Madeline se dessinait le profil d'un homme résolu et protecteur, sans doute aussi un peu sauvage. À demi-mot, elle avait également évoqué le tempérament parfois volcanique de son frère, élément qui pouvait s'avérer déterminant dans une enquête sur un probable homicide.
Pour Hunter, les différents points de vue de l'entourage du pasteur avaient encore plus d'importance que les faits. En l'absence de preuve, chacun pouvait interpréter les faits à sa guise. La vérité se cachait sans doute ailleurs, dans ce que les gens directement concernés par l'affaire avaient à dire sur le mystère de cette disparition.
— Alors, c'est ici que vous avez grandi ? demanda-t-il à Madeline en lui rendant les clés de sa voiture.
Elle hocha la tête en glissant le trousseau dans son sac à main.
Derrière la ferme, on apercevait une grange. Le vent convoyait des odeurs de basse-cour, sans doute en provenance d'un poulailler situé à proximité. À peine venait-il d'avoir cette pensée qu'un cocorico sonore venait la confirmer.
Ça faisait bien longtemps que Hunter n'avait pas vu un coq ailleurs que dans son assiette. De fait, on en rencontrait peu sur les plages de Californie.
Voyant Hunter ralentir le pas, Madeline s'arrêta et se tourna vers lui.
— Estimez-vous heureux que notre vieille poule ait rendu l'âme, dit-elle.
— Ah bon ? Et pourquoi ?
— Ici, ce sont les femelles dont il faut se méfier ! La poule rousse qui régnait sur le poulailler quand on était petits aurait déjà essayé de vous crever les yeux avec son bec. On en avait tous une trouille bleue. Surtout Grace !
Hunter imagina les étés chauds et humides dans ce petit morceau du Mississippi, les enfants vêtus de salopettes en jean marchant pieds nus jusqu'à l'épicerie du coin pour étancher leur soif à coup de pièces de vingt-cinq cents goulûment avalées par le distributeur de Coca-Cola. C'était un monde complètement différent de celui qu'il avait connu en grandissant à Mission Viejo, l'une des banlieues les plus agréables de Los Angeles. Mais il devait reconnaître que ça ne manquait pas de charme.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.
Il se rendit compte qu'il souriait.
— J'étais en train de penser à Tom Sawyer et Huckleberry Finn, les héros de Mark Twain.
— Arrêtez de jouer au type cool de la côte Ouest en visite chez les ploucs, dit-elle en exagérant son accent traînant du Sud.
Le sourire de Hunter s'élargit un peu plus. Sa propre maison d'enfance et la ferme qu'il avait sous les yeux étaient aussi dissemblables que possible, mais il ne trouvait pas l'une mieux que l'autre.
— Tant que vous n'essayerez pas de me faire manger du chou cavalier, tout se passera bien entre nous, déclara-t-il.
— Ne me dites pas que vous n'y avez jamais goûté ! lança-t-elle sur un ton horrifié, comme s'il était passé à côté de quelque chose d'essentiel.
— Non seulement je n'y ai jamais goûté, mais je ne suis pas pressé d'essayer.
Des petits carillons métalliques s'entrechoquèrent dans le vent avec des bruits cristallins, alors qu'ils gravissaient les marches de la véranda.
— La propriété semble bien entretenue, dit-il tandis que les lattes de bois grinçaient doucement sous leur poids.
— Clay l'a entièrement restaurée au fil des ans. À vrai dire, la ferme est en meilleur état que du temps où mon père était encore en...
Elle s'éclaircit la voix.
— ... Que du temps où il était là.
Hunter avait remarqué comme Madeline hésitait sur les mots pour évoquer son père, combien il lui était difficile d'admettre qu'il était mort. Après vingt ans d'absence et la récente découverte de sa voiture noyée dans une carrière, elle ne pouvait toujours pas se faire à l'idée qu'elle ne le reverrait jamais. Comment faire son deuil dans ces conditions ? songea-t-il. Ça ne devait pas être facile pour elle...
— Qu'y a-t-il de changé par rapport à l'époque où vous y viviez ?
Elle haussa les épaules.
— La couleur de la maison, pour commencer. Elle était d'un vert passablement défraîchi. Le jardin était envahi par les mauvaises herbes et pelé à de nombreux endroits, en général là où notre chien creusait des trous pour enterrer ses trésors. Comme il s'agissait souvent de nos chaussures, ajouta-t-elle en riant, on venait creuser une deuxième fois pour les récupérer.
— Votre père se moquait de l'apparence de sa propriété ?
— Je crois qu'il n'y prêtait pas grande attention. Il était dans son monde, tellement immergé dans son travail qu'il ne voyait pas vraiment ce qui l'entourait.
— Vous ne m'aviez pas dit qu'il tenait à montrer le bon exemple ?
Ou plutôt à se poser en exemple, songea Hunter qui commençait à mieux cerner le caractère du pasteur. Mais il ne voulait rien dire qui puisse blesser Madeline.
— Si, mais ça concernait surtout l'image que nous donnions à l'extérieur. Il pouvait faire preuve d'une grande sévérité si on se comportait mal en public. Pour lui, les enfants d'un pasteur devaient travailler dur, connaître la bible sur le bout des doigts et surtout ne jamais s'offrir en spectacle. Il avait le sentiment que tout faux pas de notre part pouvait ternir son prestige et sa réputation.
Hunter hocha la tête. Les gens qui peuplaient la vie et le coeur de Madeline commençaient à lui être familiers. Il avait vu quelques photos de son père, un homme au physique imposant. Ses joues creusées, ses yeux noirs perçants et sa mâchoire volontaire ne laissaient pas indifférent. Eliza était tout son contraire avec sa petite taille et ses traits délicats constamment illuminés d'une expression pleine de bonté. Quant à Madeline, c'était un savant mélange des deux. Elle était grande et mince comme le pasteur, elle avait le teint pâle, et la douceur de son regard brun évoquait irrésistiblement Eliza Barker.
Hunter se demanda d'où venait la couleur de ses cheveux. D'une de ses grand-mères, peut-être ? Il n'avait encore vu aucune photo du reste de la famille, mais les grands-parents, tantes, oncles et cousins finiraient par surgir au détour d'un des innombrables albums qu'elle conservait dans son sous-sol.
— Votre père avait-il un comportement différent avec chaque enfant ?
— Il en exigeait plus de Clay. Beaucoup d'hommes sont plus sévères avec leurs fils qu'avec leurs filles, vous savez ?
— Étaient-ils quand même proches ?
— Pas vraiment, non.
Elle prit un air songeur.
— Clay et mon père étaient trop différents l'un de l'autre pour s'entendre.
Hunter aurait voulu creuser le sujet, demander ce qui séparait Clay de son beau-père, mais Madeline avait déjà frappé à la porte. Une petite femme aux cheveux courts et aux yeux noisette vint leur ouvrir.
— Salut, Maddy !
Elle se tourna ensuite vers Hunter en esquissant un sourire.
— J'imagine qu'il s'agit de ton détective privé ?
— Tu n'as aucun mérite à avoir deviné, répliqua Madeline. Ce garçon est le premier surfer de l'histoire à séjourner à Stillwater.
— Garçon ? répéta-t-il.
Il était d'autant plus vexé qu'il avait entendu Madeline dire qu'il était trop jeune pour elle.
Elle ignora son intervention et fit les présentations.
— Allie, voici Hunter Solozano. Et cette jeune personne au caractère bien trempé, dit-elle en désignant Allie d'un geste de la main, est la nouvelle Mme Montgomery. La seule femme qui ait réussi à faire ployer mon frère. Toutes les donzelles de la ville s'y sont essayées, mais une seule a triomphé !
— Je ne pense pas que quiconque ait jamais réussi à faire ployer Clay, répliqua Allie en riant.
— Après tout ce que Madeline m'a raconté sur lui, dit Hunter, je comprends qu'il ait fallu s'accrocher pour lui passer la bague au doigt.
— «S'accrocher» est un euphémisme, déclara Madeline. Vous devez savoir que les femmes d'ici le considéraient comme une citadelle imprenable.
Pourquoi avait-il érigé ces remparts entre lui et le monde ? se demanda Hunter. Se pouvait-il que son beau-père soit en partie responsable du caractère renfermé de Clay Montgomery ? Avait-il été trop dur avec lui ?
— Whitney est celle qui a vraiment réussi à le conquérir, dit Allie en les faisant entrer. Il lui mange dans la main.
— Whitney est la fille d'Allie, précisa Madeline. Elle a sept ans et elle est à l'école en ce moment. Dommage que vous ne puissiez pas la rencontrer, parce que c'est un amour.
Dans la maison, tout était aussi propre et bien entretenu qu'à l'extérieur. Le salon aux murs rouge bordeaux sentait la peinture fraîche, et Hunter remarqua tout de suite la photo de mariage qui trônait en bonne place sur la cheminée. On y voyait un homme sur son trente et un - Clay, selon toute vraisemblance - aux côtés d'Allie et d'une petite fille aux joues rondes et à la longue chevelure blonde. Plusieurs bougeoirs de formes et de tailles diverses entouraient le cadre de bois naturel.
La maîtresse de maison les invita à s'asseoir dans le salon. Mais quelque chose dans son regard contredisait son sourire amical. Hunter y lisait comme une méfiance, un certain manque de franchise... Bien sûr, il fallait prendre en compte le contexte particulier de sa visite. Après tout, il était sans doute normal qu'elle soit sur la défensive, toute la ville soupçonnait son mari d'être un assassin. Peut-être lui arrivait-il, à elle aussi, de se poser des questions sur le rôle qu'il avait joué dans la disparition du pasteur...
— On n'a pas vraiment le temps de s'asseoir, dit Madeline. En fait, on voulait juste discuter cinq minutes avec Clay.
— Il est dehors, en train de consolider la digue édifiée le long du bras mort de la rivière.
Elle ne proposa pas de l'appeler. Hunter eut la nette impression qu'elle n'était pas pressée qu'il rencontre son mari. Madeline avait peut-être également ressenti la réticence d'Allie, mais en bonne journaliste, elle fonça quand même tête baissée.
— Pas de problème, dit-elle avec un grand sourire. On va aller le retrouver là-bas.
— Je vous accompagne, dit Allie.
Pourtant, à en juger par les odeurs de cuisine, ils l'avaient dérangée en pleine préparation du repas.
— Inutile d'interrompre ce que tu es en train de faire. On va se débrouiller pour le trouver.
— Et si j'essayais de l'appeler sur son portable ? proposa Allie.
Madeline se tourna vers Hunter en souriant.
— Mon frère s'est enfin décidé à entrer dans le vingt et unième siècle. Pendant des années, il a refusé de s'acheter un téléphone portable. Je crois que l'idée d'être joignable à tout moment lui faisait horreur. Même sur sa ligne fixe, il ne décrochait qu'une fois sur dix. Clay était vraiment un ours solitaire avant qu'Allie n'entre dans sa vie, ajouta-t-elle avec un petit rire.
Allie avait déjà le combiné en main, mais Madeline lui fit signe de le reposer.
— Ne l'embête pas ! dit-elle. De toute façon, je voulais faire visiter la propriété à Hunter.
Le détective vit la maîtresse de maison hésiter.
— Tu es sûre ? Il peut se trouver assez loin, tu sais ? Ça risque de faire une sacrée trotte.
— On l'appellera si on ne le trouve pas, dit Madeline en brandissant son propre portable. Ça ne te dérange pas si on sort par-derrière ?
Hunter sentit les yeux d'Allie qui le scrutaient à la dérobée.
Simple curiosité ? Difficile à dire... Par contre, il était certain qu'elle se méfiait de lui. Certes, ses lèvres arboraient toujours un aimable sourire, mais il devinait une sourde hostilité derrière cette courtoisie de façade.
Il lui rendit son sourire comme si de rien n'était avant de suivre Madeline dans la cuisine, aussi rustique que celle du cottage, mais trois fois plus grande. À l'autre bout de la pièce, une porte débouchait sur une large terrasse qui dominait plusieurs hectares de terres cultivées. La grange qu'il avait aperçue plus tôt se dressait sur la droite, juste à côté du poulailler. Au-delà était entreposé du matériel agricole, ainsi qu'un pick-up et un tracteur rouillés qui semblaient dater des années cinquante.
— Mon frère restaure des véhicules, expliqua Madeline avant qu'il n'ait posé la question. Essentiellement des voitures de collection, mais il lui arrive aussi de remettre à neuf de vieux engins agricoles.
Ils traversèrent la terrasse, mais au lieu de descendre les marches qui auraient permis de poursuivre la visite, Madeline s'appuya contre la rambarde de bois, le regard perdu dans le lointain. Hunter songea aussitôt au sourire innocent et édenté de cette photo où elle n'avait que huit ans.
— Vous êtes nostalgique ? lui demanda-t-il.
Il avait remarqué qu'Allie se tenait dans l'embrasure de la porte, mais Madeline ne s'était pas rendu compte de sa présence. Elle répondit à Hunter sans cesser de scruter l'horizon, une main en visière pour se protéger du soleil pâle qui perçait les nuages.
— Un peu, dit-elle. Mais cet endroit me rend surtout triste.
Elle indiqua la grange d'un geste de la main.
— Quand mon père n'était pas à l'église, on pouvait presque toujours le trouver là.
— Il s'occupait des animaux ?
— Non, il écrivait ses sermons. Vous voyez cette fenêtre ?
— Oui...
— C'était son bureau.
— Il a déjà été fouillé ?
— Plusieurs fois.
— Je peux y jeter un coup d'oeil ?
— Bien sûr, mais vous allez être déçu. Clay l'a entièrement vidé, l'année dernière.
Hunter leva un sourcil.
— Il avait besoin de cette pièce ?
Une étrange expression traversa le joli visage de Madeline.
— Non... Je suppose qu'il a simplement estimé que papa ne reviendrait plus.
— On peut le comprendre, dit Hunter pour amadouer Allie.
Il était persuadé que la femme de Clay était encore là, à les écouter depuis la porte de la cuisine. Mais quand il se retourna en prenant l'air dégagé, comme s'il voulait seulement regarder la maison, elle s'était volatilisée.
— Allons-y ! dit Madeline en s'éloignant de la rambarde. Je vous emmène visiter le bureau de papa. Ou du moins ce qu'il en reste, ajouta-t-elle comme pour elle-même.
Une minute plus tard, Hunter faisait coulisser la grande porte. L'intérieur sombre et frais lui fit penser à la grange de l'oncle Homère dans Le Petit Monde de Charlotte. Sans doute parce qu'il n'avait pas souvent l'occasion de visiter des granges, songea-t-il. Celle-ci n'abritait ni chevaux ni cochons. En fait, il s'agissait plutôt d'un vaste garage où Clay retapait des voitures.
— Ça, c'est une Hudson Hornet cabriolet de 1953, dit Madeline en désignant une automobile bleu ciel qu'on aurait pu croire tout droit sortie de Grease.
— Combien ça coûte un engin pareil ?
— Dans les deux cent mille dollars.
Hunter faillit s'étouffer. Quoi ? Une voiture de ce prix dans une vieille grange perdue au fin fond du Mississippi ?
— Comment connaissez-vous sa valeur ?
— Clay l'a mise aux enchères sur eBay. La dernière fois que j'ai regardé, elle avait grimpé à cent soixante mille dollars.
— Ça alors...
— Clay a commencé avec des voitures moins recherchées. Il est monté en puissance au fil des ans.
— À ce train-là, il va bientôt pouvoir laisser tomber les travaux des champs.
— Ça m'étonnerait.
— Pourquoi ?
— Mon frère aime travailler la terre. Il a ça dans le sang.
— Et la rénovation des voitures anciennes ? Il a aussi ça dans le sang ou bien quelqu'un lui a transmis le virus ? Son père, peut-être ? Ou le vôtre ?
— Ni l'un ni l'autre. Il a toujours adoré les belles bagnoles, comme il dit. Et il a toutes les qualités pour ce travail. Clay est habile, patient, rigoureux, méthodique... Quand il a repris la ferme après la disparition de mon père, il a détruit tous les boxes à chevaux et a transformé la grange en immense atelier.
— Parce qu'il y avait des animaux ici, du temps de votre père ?
— La jument la plus méchante et la plus vicieuse que la terre ait jamais portée, répondit une voix grave derrière eux.
Hunter se retourna. L'homme qui se tenait à l'entrée de la grange avait d'épais cheveux noirs, des yeux d'un bleu profond, et l'ombre d'une barbe sur sa mâchoire carrée.
La grande taille et l'imposante musculature du nouveau venu auraient pu impressionner le détective, mais Hunter Solozano n'était pas homme à faire des complexes. Il se voyait dans la peau d'un skate-boarder - vif et léger - quand celui qui devait être Clay avait plutôt la morphologie d'un joueur de football américain.
— Je suppose que vous êtes le frère de Madeline ?
Le visage de Clay resta impassible.
— Et vous le fouille-merde qui arrive tout droit de Californie ?
Malgré la tension qui régnait soudain dans la grange, Hunter ne put s'empêcher d'éclater de rire. Clay Montgomery ne mâchait pas ses mots.
— Dites donc, vous êtes plutôt du genre direct ! dit-il.
— Comme tout homme qui se respecte.
— Alors, je vais être direct à mon tour, je préfère le terme détective privé à celui de fouille-merde.
— Tu es au Mississippi, mon petit bonhomme, et ici on dit ce qu'on a sur le coeur, que ça plaise ou non.
Mon petit bonhomme... Clay poussait l'avantage que lui conféraient son âge et sa corpulence. Sans compter qu'il n'avait pas hésité à le tutoyer.
— J'imagine que, d'un point de vue sudiste, j'ai l'air d'un dangereux anarchiste ?
— Dis-moi ce que tu es vraiment, au lieu de faire le malin !
— Je suis ce que je suis, répondit Hunter en haussant les épaules.
Le détective eut le sentiment que le frère de Madeline se détendait un peu. Sans doute parce qu'il n'était pas entré dans son jeu et qu'il avait su conserver son sang-froid malgré la provocation. Mais Clay restait quand même sur ses gardes. Allie avait dû l'appeler dès qu'ils avaient eu le dos tourné, et le maître des lieux n'était pas ravi de les trouver en train de fouiner chez lui.
— Quel âge as-tu ? demanda Clay.
Hunter lança un regard oblique à Madeline.
— C'est vous qui lui avez demandé de me poser cette question ?
— Ce n'est pas ma faute si vous avez l'air d'un gamin, dit-elle avec un petit haussement d'épaule.
— Je n'ai pas l'air d'un gamin, corrigea-t-il dans l'espoir de faire retomber la tension, mais d'un fouille-merde anarchiste.
Sa tentative fut récompensée par un petit rire étouffé de Clay.
— Ça y est ? demanda Madeline en s'adressant à son frère. C'est bon ?
— Quoi, c'est bon ? grogna-t-il.
— Si tu as fini de mettre Hunter sur la sellette, j'aimerais poursuivre la visite.
— O.K. Faites comme chez vous. Si ton fin limier reste assez longtemps, on aura peut-être l'occasion de voir ce qu'il a dans le ventre.
Hunter se tourna pour regarder Clay dans les yeux.
— Tu ne seras pas déçu, mon petit bonhomme, dit-il.
— Qu'est-ce que tu entends par là ? demanda Clay avec un sourire amusé.
— Que tu peux commencer à te faire de la bile si tu as une quelconque responsabilité dans la disparition de Lee Barker.
Si Clay fut surpris de voir Hunter refuser de se faire marcher sur les pieds, il n'en laissa rien paraître. C'est à peine si son visage se crispa. Il fallait vraiment avoir l'oeil pour le remarquer et, justement, Hunter Solozano l'avait.
— Quelle chance que ce ne soit pas le cas ! lança Allie avec une note d'ironie dans la voix.
Elle pénétra plus avant dans la grange et se dirigea droit sur Clay, avant de lui caresser le dos. Un simple geste qui disait l'essentiel. L'effet fut immédiat. Dès qu'il eut conscience de la présence de sa femme, ses traits se radoucirent et ses yeux exprimèrent toute la tendresse qu'il éprouvait pour elle.
Hunter songea que cette affaire risquait de lui donner du fil à retordre. Les gens d'ici se serraient les coudes et il n'allait pas être simple de percer leurs secrets.
— Bienvenue dans une petite ville du Sud ! murmura-t-il pour lui-même.
Après tout, certains stéréotypes n'étaient peut-être pas tout à fait sans fondement.
— Clay n'a rien à voir dans ce qui est arrivé à papa, dit Madeline, de plus en plus nerveuse.
Hunter sortit son appareil photo de la poche du manteau que lui avait prêté Madeline en attendant l'arrivée de ses valises. Sans doute appartenait-il à Kirk, tout comme les chaussures qu'il portait à la place de ses tongs. Mais il avait préféré ne pas poser de question. Il flottait un peu dans la canadienne, mais Dieu merci, les baskets étaient presque à sa taille.
— Quel genre de fouille-merde serais-je si je prenais tout ce qu'on me dit pour argent comptant ? demanda-t-il avec un sourire.
Les mains de Madeline se crispèrent si fort que cela fit ressortir ses veines.
— Vous êtes là pour prouver l'innocence de Clay, dit-elle.
Ce n'était pas du tout comme ça que Hunter comprenait sa mission. Il était là pour découvrir qui avait supprimé l'ancien pasteur de Stillwater, et jusqu'à preuve du contraire, tout le monde était suspect à ses yeux. Mais il s'abstint de corriger le tir. Inutile de perdre plus de temps en vaines polémiques, songea-t-il en se dirigeant vers le bureau de Barker.
Alors qu'il s'apprêtait à tourner la poignée en cuivre, la voix de Clay l'arrêta net dans son geste.
— C'est fermé à clé.
Il fit lentement demi-tour, l'air interrogateur.
— Et pourquoi, je vous prie ? demanda-t-il, préférant renouer avec la distance que conférait le vouvoiement.
— Parce que je l'ai décidé. Ça te pose un problème ?
— Arrête, Clay dit doucement Allie en le poussant du coude. Il ne faut pas lui en vouloir, monsieur Solozano. Quand les policiers se sont révélés incapables d'élucider l'affaire pour laquelle Maddy vous a engagé, ils ont décidé de s'en prendre à mon mari. C'était parfaitement ridicule, bien sûr, d'autant que Clay n'avait que seize ans à l'époque des faits. Mais il faut savoir que le révérend Barker était particulièrement apprécié dans cette ville... Les habitants de Stillwater avaient absolument besoin d'un coupable.
— Je vois, dit Hunter.
— Cette pièce est fermée parce que nous ne nous en servons jamais, reprit Allie. Nous ne sommes que trois à vivre ici : Clay, ma fille Whitney et moi-même. Nous avons plus d'espace qu'il ne nous en faut. De plus, l'hiver peut être rigoureux dans notre région, et l'ancien bureau du révérend Barker n'est pas équipé de radiateur.
— Et comment faisait-il pour y travailler en hiver ?
— Mon père disposait d'un climatiseur encastré dans la fenêtre, expliqua Madeline. Un appareil qui chauffait l'hiver et rafraîchissait l'air, l'été.
— Ce climatiseur était vraiment à bout de souffle, et Clay a fini par le jeter, précisa Allie.
— Puis-je vous demander la clé ? demanda Hunter, qui avait envie que les choses avancent.
— Vous la trouverez dans le placard au-dessus du frigo, dit Clay contre toute attente.
Hunter constata avec satisfaction qu'il avait cessé de le tutoyer. Quant à Allie, elle resta suffisamment longtemps indécise pour que le détective comprenne qu'elle n'avait pas prévu de fournir cette information.
— Je vais la chercher, dit-elle enfin.
Une fois qu'Allie eut quitté la grange. Hunter et Clay se firent face dans un silence de mort.
— Le cabriolet est vraiment superbe, dit vivement Madeline. Où en sont les enchères ?
— C'est encore mieux que ce à quoi je m'attendais, répondit son frère sans plus de précisions.
— Ça se termine quand ?
— Demain soir.
— Tu n'auras pas trop de mal à te séparer de cette voiture ?
Il cessa enfin de fixer Hunter pour se tourner vers sa soeur.
— Du mal ?
— N'est-ce pas l'un des modèles les plus rares que tu aies restauré ?
Il haussa les épaules d'un air indifférent.
— Il y a un modèle presque identique qui se trouve là-dessous, dit-il en désignant une bâche bleue dans un coin de la grange.
— Tu travailles tellement sur chacun de ces véhicules... Moi, j'aurais envie de tous les garder.
— Le travail est la partie que je préfère. Je ne suis pas un collectionneur dans l'âme.
— Qui va avoir droit à sa cure de Jouvence, après ? demanda-t-elle.
— Le vieux pick-up Chevrolet qui se trouve derrière le tracteur.
— Oh non ! s'écria Madeline. Pas celui-là !
— Pourquoi ? Ça fait une éternité qu'il attend son tour.
— Justement. J'ai tellement l'habitude de voir ce tas de ferraille... Il fait partie du décor, maintenant.
Clay esquissa un sourire mais ne répondit rien.
— Même quand il brillera de mille feux, il ne vaudra pas le centième de la valeur de cette beauté, pas vrai ? demanda-t-elle, le nez collé contre la vitre du cabriolet. Regarde-moi ce tableau de bord...
— Non, en effet.
— Alors, à quoi bon y sacrifier des heures et des heures de ton temps ?
— J'ai envie de me consacrer à un projet différent, c'est tout.
Il ne faisait pas ça pour l'argent. Aucun doute là-dessus. Il y avait autre chose qui était tout aussi clair pour Hunter. Clay était furieux de voir un détective débarquer à Stillwater, et il n'avait pas la moindre envie que le meurtre de son beau-père soit un jour élucidé.
— Quel type de sentiments avez-vous conservé pour Lee Barker ? lui demanda Hunter de but en blanc.
Le visage de Madeline se crispa comme si elle craignait que cette soudaine question ne prenne son frère au dépourvu et ne réveille sa mauvaise humeur. Mais Clay ne sembla pas le moins du monde déstabilisé.
— J'ai tourné la page, dit-il en regardant Hunter dans les yeux. Je ne pense plus à lui, c'est tout.
— Et à l'époque où il était là ?
— On n'était pas toujours sur la même longueur d'onde, si c'est ce que vous voulez m'entendre dire.
— Rien d'anormal, s'empressa d'ajouter Madeline. Le genre de conflits qu'ont tous les adolescents du monde avec...
Le détective privé leva la main pour l'interrompre.
— Laissez-le répondre, s'il vous plaît.
Clay croisa les bras, et parut plus imposant que jamais.
— J'ai déjà répondu.
Hunter décida qu'il était temps de mettre les pieds dans le plat.
— Ma présence vous déplaît, n'est-ce pas ?
— Pourquoi ? D'ordinaire, les gens se mettent à sauter de joie dès que vous vous pointez quelque part ?
Force était de reconnaître que ce n'était pas arrivé depuis longtemps, songea Hunter avec une pointe de dépit. Quant à Clay, il était évident qu'il se méfiait de lui comme de la peste. D'un autre côté, c'était le genre de type qui ne faisait confiance à personne. Sauf peut-être à sa femme.
— Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez me dire au sujet de votre beau-père ? demanda-t-il par acquit de conscience.
— Non.
— Clay a dû répondre si souvent à ce genre de questions, dit Madeline pour expliquer l'attitude de son frère.
Elle parut infiniment soulagée en voyant Allie revenir avec la clé.
Clay fit un discret signe de tête à sa femme qui marcha sans un mot vers l'ancien bureau du pasteur. Elle débloqua le verrou du haut à l'aide d'une première clé, puis en introduisit une seconde dans la serrure située sous la poignée. Lorsque la porte s'ouvrit en grand, une affreuse odeur de renfermé leur sauta au visage.
Hunter fit de son mieux pour l'ignorer.
— Quand avez-vous posé le second verrou ? demanda-t-il.
— Ce n'est pas moi qui l'ai posé, répondit Clay.
— Mon père faisait très attention à ne jamais laisser son bureau ouvert, expliqua Madeline.
— Pourquoi ?
Hunter n'imaginait pas que Lee Barker ait pu entreposer des objets de valeur dans cette vieille grange. Et de toute façon, d'après Madeline, les cambriolages étaient aussi peu fréquents à Stillwater qu'ils étaient nombreux à Los Angeles...
À Stillwater, il n'est pas rare que de gens partent au supermarché en laissant leur maison ouverte, vous savez...
C'était donc bizarre de fermer un bureau à triple tour dans une bourgade où les gens laissaient leur maison ouverte le temps d'aller faire les courses.
— Il recevait de nombreuses confidences de ses fidèles, répondit Madeline. J'imagine que certains lui avouaient leurs actes les plus répréhensibles ou leurs pensées les plus coupables. Et c'est ici qu'il les consignait dans ses notes. On peut comprendre qu'il ait pris les précautions nécessaires afin que ces informations ne sortent pas de son bureau.
Certes, un pasteur se devait d'être discret, surtout dans une si petite ville où la rumeur pouvait détruire une vie. Mais un seul verrou aurait suffi à éloigner les curieux. Contre quoi - ou contre qui - avait-il donc voulu se protéger en installant une seconde sécurité ?
Hunter examina l'énorme verrou à bouton, incongru dans un endroit pareil, tandis qu'Allie et Madeline le précédaient dans le local nu.
— Lee Barker était un homme d'une extrême prudence, n'est-ce pas ? dit-il en s'adressant à Clay qui n'avait pas bougé d'un pouce.
Pas de réponse.
— Il n'y a plus grand-chose à voir ici, dit Allie quand le détective s'avança à son tour au centre du bureau. Clay a tout vidé il y a un ou deux ans. Après toutes ces années...
Elle se tourna vers Madeline et sa voix se radoucit.
— ... Il a jugé qu'il était temps de rendre à Maddy les affaires de son père.
Hunter ne chercha même pas à examiner la pièce en détail. Il alla se poster devant la fenêtre, essayant de regarder la ferme avec l'oeil de Barker.
D'ici, on avait une vue dégagée sur l'allée en graviers, le poulailler et la véranda à l'arrière de la maison. À défaut d'être luxueux, ce bureau avait l'avantage d'être bien situé. De sa fenêtre, le pasteur pouvait à la fois surveiller l'entrée de la propriété et les enfants, s'ils se trouvaient dehors en train de jouer ou d'effectuer les travaux de la ferme.
Hunter leva les yeux. Au-dessus de sa tête, deux chevilles encastrées dans le plafond indiquaient qu'un store avait autrefois masqué l'intérieur de la pièce aux regards. Encore une manière de se mettre à l'abri des curieux, comme le gros verrou.
— C'était la chambre de Grace, dit Madeline derrière lui.
— Laquelle ?
Elle pointa le doigt vers la maison.
— Vous voyez cette fenêtre qui donne sous la véranda ? Là, dans l'angle, à côté du treillis.
— Grace avait sa chambre ?
— Oui, mais elle n'y dormait pas souvent seule. J'étais censée partager la mienne avec la petite Molly afin de pouvoir garder un oeil sur elle, mais Grace me suppliait chaque soir de venir la rejoindre.
Un sourire nostalgique se dessina sur ses lèvres.
— Grace était vraiment une grande trouillarde. Quand elle terminait tard ses devoirs et qu'elle prenait ensuite sa douche pour être prête plus vite le matin, elle venait me chercher pour que je reste avec elle. Quitte à me réveiller... Et moi je m'asseyais par terre dans la salle de bains, à moitié endormie, jusqu'à ce qu'elle ait regagné son lit.
— Moi aussi, j'avais peur de mon ombre quand j'étais petite, dit Allie. Mais c'était à cause de mon idiot de grand frère. Lui et ses copains venaient gratter à ma fenêtre ou cogner contre ma porte jusqu'à ce que je hurle de terreur. Ils trouvaient ça très drôle.
— Je ne me souviens pas d'avoir été froussarde, dit Madeline. En tout cas, je n'ai jamais eu peur qu'un monstre se cache sous mon lit ou que le croquemitaine vienne me rendre visite au milieu de la nuit.
Clay n'était pas entré dans le bureau, mais il n'était pas reparti non plus. Il les observait en silence, appuyé contre le cadre de la porte. Hunter avait vu son visage se crisper quand Madeline avait évoqué les frayeurs de Grace, comme s'il ressentait au plus profond de lui-même les effrois passés de sa soeur. Clay était un homme en colère, un homme froid et distant. Un solitaire. Et pourtant, il aimait sa famille avec le coeur d'un enfant.
— Qu'est-ce qui vous effrayait, alors ? demanda Hunter.
Elle inspira profondément.
— L'idée de devenir aussi malheureuse que ma mère, répondit-elle en le regardant dans les yeux.
— Et aujourd'hui ? reprit-il d'une voix douce. Ça vous inquiète toujours ?
La question n'avait aucun rapport avec son enquête. Vraiment, ce n'était pas du tout ses affaires. Mais il se dégageait parfois de Madeline Barker une solitude si poignante qu'il ne pouvait s'empêcher de vouloir effacer la tristesse qui voilait alors son regard.
— Non, dit-elle.
Mais il était presque sûr qu'il s'agissait d'un mensonge.
Pour Madeline, cette visite de la ferme était un véritable supplice. Comme elle s'en doutait, Clay était furieux qu'elle soit venue chez lui avec Hunter. Son frère avait un sens aigu de la vie privée, et voilà qu'elle lui amenait un détective qui mettait son nez partout et posait des questions indiscrètes... Elle n'avait pas oublié la colère froide de Clay lorsque la police était venue par deux fois fouiller la ferme. Il avait exigé de lire le mandat de perquisition dans les moindres détails, et s'était assuré que le shérif et ses hommes cantonnent leurs recherches dans la stricte limite des zones spécifiées sur le document officiel. Clay se méfiait de tout le monde, et plus particulièrement des représentants de la police. Elle s'en voulait donc de lui imposer ça. Elle savait que son frère ne lui refusait rien, et elle avait le sentiment d'abuser de la patience dont il faisait toujours preuve à son égard. Mais elle n'avait pas le choix, pour que Hunter ait une chance de réussir, elle devait impérativement accéder à toutes ses requêtes.
— Si je comprends bien, votre père recevait des membres de sa congrégation dans ce bureau ? demanda le détective privé en promenant son regard sur la pièce désolée.
— Ça lui arrivait à l'occasion. Il avait aménagé une partie de la sacristie en bureau, mais il était parfois plus pratique pour lui de rester à la ferme.
— Alors, il était souvent à la maison ?
— Assez souvent. Mais rarement disponible pour nous.
— Vous souvenez-vous des gens qui sont venus lui rendre visite ici dans les jours qui ont précédé sa disparition ?
— Il existe une liste dans les archives de la police.
Hunter hocha pensivement la tête.
— Tant mieux... Pourriez-vous me montrer où se trouvait exactement ce type qui réparait le tracteur, le soir où votre père a disparu ?
— Pas de problème.
Hunter se dirigea vers la porte, mais Clay lui bloqua la sortie.
— Clay..., dit Allie.
— Quel est le problème, monsieur Montgomery ? demanda en même temps Hunter d'une voix calme.
— Clay a été tellement harcelé..., commença Madeline.
Mais son frère l'interrompit en levant la main.
— Je n'ai pas besoin que tu justifies mon comportement devant lui, Maddy.
— Je veux simplement qu'il te comprenne, plaida-t-elle. Je ne dis pas ça pour vous, Hunter, ajouta-t-elle en se tournant vers le détective, mais les gens sont parfois si promptes à juger sur les apparences...
— À quelle sorte de jugement vous attendez‑vous de ma part ? demanda Hunter.
Madeline serra les poings. Contrairement à la plupart des hommes, Hunter semblait capable de tenir tête à Clay. Sa carrure était peut-être moins impressionnante que celle de son frère, mais il compensait cette différence par une assurance et une détermination à toute épreuve. Elle n'aurait pas imaginé trouver de telles qualités derrière ce sourire d'acteur hollywoodien et cette dégaine de hippie des temps modernes.
Après tout, elle aussi avait jugé Hunter sur les apparences...
— Les gens se trompent souvent en ce qui concerne Clay, dit-elle simplement.
Oui, son frère était un homme qui se protégeait par une attitude fermée, voire hostile. Mais c'était bien là son seul crime.
Hunter s'approcha imperceptiblement de Clay. Ce n'était presque rien, mais Madeline remarqua ce mouvement, et sa nervosité monta encore d'un cran.
— J'ai pourtant le sentiment qu'il sait très bien se faire comprendre, murmura-t-il.
Allie était venue les rejoindre à la porte, jouant comme à son habitude un rôle pacificateur auprès de son mari. Avec beaucoup de douceur, elle l'entraîna à distance respectable du détective.
— La production de testostérone atteint un niveau critique, les gars, dit-elle en riant. C'est une réunion amicale, d'accord ?
Une fois la voie libre, Hunter prit tout son temps pour quitter le bureau. Madeline avait espéré qu'il saisirait la perche tendue par Allie, mais il ne semblait pas prêt à mettre de l'eau dans son vin.
— Vous n'avez pas envie de m'aider à comprendre ce qui est arrivé à votre beau-père ? dit-il en se tournant vers Clay.
— Pas particulièrement non.
Les yeux de Hunter se plissèrent légèrement.
— Je serais curieux de savoir pourquoi.
Clay jeta un coup d'oeil en direction de Madeline qui le supplia du regard.
— Qu'est-ce que ça nous apportera ? dit-il. De toute façon, il ne reviendra plus. À quoi bon remuer tout ça après vingt ans ? De mon point de vue, c'est du temps perdu.
— Élucider les circonstances de cette disparition permettrait à Madeline de tourner enfin la page, vous ne croyez pas ? Vous n'avez pas envie de l'aider à faire la paix avec son passé ?
— Qui êtes-vous pour savoir ce qui est bon pour ma soeur ? répliqua Clay d'une voix dure. Vous la connaissez depuis hier et vous prétendez donner des leçons à ceux qui l'aiment et qui l'entourent depuis toujours ?
— Souvenez-vous que c'est elle qui m'a appelé à l'aide.
— Si je l'avais oublié, dit lentement Clay, vous ne seriez pas là devant moi en train de débiter des âneries.
Loin de se laisser démonter, Hunter soutint le regard noir de Clay. Madeline ne put s'empêcher d'éprouver pour lui une certaine admiration. Son frère pouvait être si impressionnant que même ses proches se sentaient parfois nerveux en sa présence.
— Où la police a-t-elle fouillé lorsqu'elle est venue perquisitionner votre ferme ?
Il insistait quand tant d'autres auraient déjà battu en retraite depuis longtemps. Mais ce fut Allie qui répondit à sa question. Madeline fut soulagée de voir qu'elle n'était pas seule à vouloir faire retomber la tension.
— La première fois qu'ils sont venus, ils ont concentré leurs recherches sur la maison et la grange.
— Vous êtes en train de me dire qu'il y a eu plusieurs perquisitions ? demanda Hunter en quittant enfin Clay du regard pour se tourner vers sa femme.
Allie hocha la tête.
— Il y en a eu deux. La dernière remonte à un an et demi. Le jardin a été creusé à l'aide d'un excavateur. Bien entendu, ils sont repartis bredouille.
— Comment se fait-il que la police ait effectué de nouvelles fouilles après tout ce temps ? Y avait-il des éléments nouveaux qui justifiaient une seconde perquisition ?
— C'est à cause de Joe Vincelli, expliqua Madeline. Il a suivi Grace un soir, alors qu'elle se rendait à la ferme, et il a cru qu'elle voulait déterrer le corps de mon père pour le déplacer dans un endroit plus discret. Il s'est fait tout un film et il a réussi à convaincre le shérif de revenir creuser dans le jardin.
— Pourquoi a-t-il cru qu'elle voulait déterrer le corps de votre père ? Elle était munie d'une pelle ?
— Oui.
— Que comptait-elle en faire ? C'est plutôt singulier de se promener avec une pelle à la nuit tombée.
— Elle était bien venue pour creuser, mais dans le seul but de prouver qu'il n'y avait pas de cadavre enterré dans la propriété. Elle espérait ainsi mettre fin aux rumeurs.
Hunter ne cacha pas son scepticisme.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas venir creuser durant la journée ?
— Parce que je ne l'aurais jamais laissée faire, dit Clay, intervenant pour la première fois depuis leur dernière confrontation.
— Et pourquoi l'en auriez-vous empêchée ? demanda Hunter.
Clay lui répondit d'un sourire sans joie.
— Parce que je ne suis pas stupide.
— Depuis le début, la police a cherché un moyen de mettre la disparition du révérend Barker sur le dos de mon mari, expliqua Allie. Clay ne pouvait pas prendre le risque de mettre à jour quelque chose qui aurait pu être mal interprété par ceux qui veulent à tout prix faire de lui un coupable. Les gens voient ce qui les arrange, vous comprenez, et il peut en découler de terribles injustices. Je sais de quoi je parle, j'ai été officier de police pendant dix ans, dont cinq passés à Chicago à travailler sur des dossiers gelés faute de preuves. J'ai vu le cas se produire plusieurs fois.
— Alors, vous pensez que votre mari a raison de ne pas vouloir coopérer ?
Le sourire d'Allie s'effaça tandis qu'elle se rapprochait de Clay.
— Je le soutiens à cent pour cent.
Hunter fit un signe de tête à l'intention de Madeline.
— J'en ai terminé ici. Allons-nous-en.
— Vous ne voulez pas voir où Jed Fowler se trouvait quand il réparait le tracteur ? demanda-t-elle, surprise par ce départ précipité.
Hunter marchait déjà vers la grande porte coulissante.
— Rejoignons plutôt la voiture. Vous m'indiquerez l'endroit au passage.
Pourtant, c'est à peine s'il jeta un coup d'oeil quand elle tendit le doigt vers l'arrière de la grange. Et il ne prononça pas un mot jusqu'à ce qu'ils atteignent la Toyota. Il claqua sa portière et regarda droit devant lui.
— Votre frère cache quelque chose, dit-il.
Chapitre 12
Madeline refusait de tourner la tête vers Hunter, de peur qu'il ne lise sur son visage les doutes qui la rongeaient et qu'elle s'efforçait de chasser avec l'énergie du désespoir. Doutes qu'elle avait si souvent dissimulés en clamant haut et fort l'innocence de Clay...
— Vous faites la même erreur que tous ceux qui ont enquêté avant vous, dit-elle au bout d'un moment, faute de mieux.
Au lieu d'argumenter comme elle s'y attendait, Hunter resta silencieux. Pourtant, elle sentait son regard posé sur elle. Quand elle se décida enfin à quitter la route des yeux, elle rencontra ceux de son passager qui la dévisageait tristement.
— Je suis désolé, dit-il. Mais si vous doutez de pouvoir supporter la vérité, il vaut mieux nous en tenir là.
— Arrêtez ça ! dit-elle en agitant une main impatiente. Je sais que Clay ne donne pas une bonne image de lui. Mais c'est le genre d'homme qu'il faut apprendre à connaître.
— Et vous croyez le connaître ?
— Bien sûr ! Quelle question !
— J'ai pourtant l'impression qu'il ne laisse personne pénétrer son intimité.
Elle secoua la tête. Clay avait peut-être ses secrets, mais aucun ne pouvait concerner une chose aussi affreuse qu'un meurtre.
— Si vous saviez ce qu'il a vécu, vous seriez plus indulgent.
— Parlez-moi un peu plus de lui. Je ne demande qu'à le connaître.
Elle revit instantanément le grand garçon dégingandé qu'avait été Clay à seize ans, un garçon fier, devenu homme avant l'heure. Elle avait déjà expliqué à Hunter qu'il avait maintenu la famille à flot durant leurs années noires, mais pour comprendre vraiment Clay, il fallait s'intéresser aux détails.
— Il portait toujours les mêmes vêtements pour que Grace, Molly et moi puissions nous acheter une nouvelle robe de temps à autre. Il a cessé de voir ses copains parce qu'il n'avait plus le temps de partager leurs activités. À l'école, il était celui que tous les garçons voulaient avoir pour ami, celui dont toutes les filles étaient amoureuses. Et du jour au lendemain, il a dû s'isoler, se marginaliser pour s'occuper de nous. Soudain, il n'avait plus les mêmes préoccupations que ses camarades...
Madeline se mordit la lèvre et secoua lentement la tête.
— En l'espace de quelques semaines, il a perdu sa jeunesse. Adieu l'insouciance, les parties de foot et les sorties en bande au Good Times. Adieu les filles... Il se privait souvent de déjeuner pour qu'on puisse remplir nos assiettes, et il affectait de ne pas avoir faim pour ne pas nous culpabiliser. À seize, dix-sept, dix-huit ans, il travaillait comme un forçat pour des salaires de misère. Et si quelqu'un osait manquer de respect à l'une d'entre nous, il n'hésitait pas à en venir aux mains. Il nous protégeait, vous comprenez ?
Elle regarda Hunter à la dérobée et fut rassurée de voir qu'il l'écoutait attentivement.
— Je ne connais aucun garçon capable d'une telle abnégation à un âge où la plupart d'entre eux ne songent qu'à draguer les filles et à s'amuser. Nous lui sommes toutes redevables. Je lui suis redevable. Et bien qu'il ait le même âge que moi, je le considère un peu comme un père.
Elle jeta un nouveau coup d'oeil à son passager. À l'expression pensive de son visage, elle sut qu'il n'avait pas été insensible à ses explications.
— Et Irène ?
— Avec le temps, elle aussi a fini par se reposer sur lui. Il s'occupait de tout. Et sans jamais se plaindre.
— Je comprends mieux l'admiration que vous éprouvez pour lui, dit doucement Hunter.
— Il la mérite amplement.
Hunter prit le temps de réfléchir à ce qu'elle venait de lui dire, de reconsidérer son jugement sur Clay à la lumière de ces nouvelles informations.
— Ce qu'il a fait pour vous est assez admirable, Maddy.
Maddy... C'était la première fois qu'il utilisait ce petit nom. Elle aima beaucoup l'entendre de sa bouche et en même temps, ça l'inquiétait. Mais elle chassa le trouble qu'elle ressentait d'un petit haussement d'épaule. Inutile de s'emballer, l'attirance qu'elle éprouvait pour lui n'était que le contrecoup logique de sa récente séparation. Elle cherchait la chaleur et le sentiment de sécurité qu'elle avait perdus en quittant Kirk. Hunter était le parfait candidat pour lui faire oublier sa solitude et la rassurer. Il avait tellement confiance en lui - parfois jusqu'à l'insolence - qu'on avait le sentiment que rien de grave ne pouvait arriver en sa présence. Tout en Hunter lui plaisait, songea-t-elle, comme si c'était la preuve qu'il ne s'agissait que d'une tocade, la conséquence d'un manque affectif passager. Se réfugier dans les bras de cet homme serait céder à la facilité.
Facile maintenant, mais dangereux plus tard. Il rentrerait bientôt en Californie pour reprendre le fil de sa propre vie. Une vie dont elle ignorait tout, ou presque.
— ... Ce qu'il a fait pour vous toutes, termina-t-il.
Elle le croyait sincère quand il disait ça. Pourtant, elle sentait bien qu'il y avait un mais.
— Mais vous êtes toujours persuadé qu'il cache quelque chose, n'est-ce pas ?
Les yeux clairs de Hunter plongèrent au fond des siens comme s'il pouvait lire en elle comme dans un livre.
— Ce que vous m'avez appris sur votre frère ne fait que renforcer mon sentiment. Il est temps pour vous de prendre une décision très importante.
Elle savait de quelle décision il parlait. Cela faisait dix-neuf ans qu'elle repoussait le moment de la prendre. Devait-elle s'interroger librement sur certains événements, certaines conversations ? Mettre de côté sa loyauté et son amour pour les Montgomery afin d'avoir toutes les chances de découvrir la vérité ? Ou jouer la prudence et s'accrocher à ce que son coeur voulait croire ? Jusqu'à présent, elle avait fait un peu des deux, naviguant à vue au gré des événements et selon les personnes auxquelles elle s'adressait. Mais elle ne pouvait plus continuer ainsi.
— Les Montgomery sont ma famille, dit-elle. La seule famille qu'il me reste.
Il posa la main sur son épaule, et ce simple contact la réchauffa.
— Alors, il serait sans doute plus sage que je rentre chez moi.
Elle recula vivement parce que la présence de cet homme la troublait beaucoup trop, parce qu'elle avait l'étrange impression que les doigts tièdes de cet inconnu étaient là à leur place. Elle n'avait pas envie qu'il s'en aille, songea-t-elle en soufflant sur les mèches qui tombaient sur son visage.
Pourtant, elle connaissait des moments de pure panique depuis son arrivée, comme un peu plus tôt dans la grange quand Clay avait fusillé Hunter du regard et qu'elle avait vu son frère avec les yeux du détective. Ou quand elle se souvenait du silence pesant qui régnait à la ferme, au lendemain de la disparition de son père. Certes, il n'était pas rentré de la nuit et il était normal de s'inquiéter. Ce matin-là, Madeline espérait que son père avait été victime d'une panne ou d'un léger malaise, qu'il y avait en tout cas une explication logique à son absence et qu'on ne tarderait pas à la connaître. Mais les autres semblaient savoir qu'une catastrophe s'était produite et qu'il ne reviendrait jamais.
Et comment oublier le visage à la fois défait et affolé de sa belle-mère durant les jours qui avaient suivi cette disparition ? Ce n'était pas le visage attristé d'une épouse qui craignait d'avoir perdu son mari... Madeline se rappelait aussi la froideur avec laquelle Clay et Grace - surtout Grace, d'ailleurs - évoquaient son père après qu'il eut déserté la maison.
Mais ces pensées étaient déraisonnables, n'est-ce pas ? On lui avait tellement dit que sa famille d'adoption était coupable qu'elle finissait par voir le mal partout. D'ailleurs, les Montgomery avaient une explication rationnelle pour chacun de ces comportements soi-disant suspects. Clay n'avait simplement pas envie de se justifier devant Hunter. Comment ne pas le comprendre ? Il encaissait les mauvais coups depuis l'âge de seize ans... Désormais, il voulait tourner la page pour commencer une nouvelle vie avec sa femme et sa belle-fille.
Et cette façon d'interpréter l'expression d'Irène au lendemain de la disparition de son mari était parfaitement absurde. Il était on ne peut plus normal qu'elle soit livide, déboussolée. Ils étaient tous nerveux, dans l'expectative... Ils scrutaient le téléphone qui restait affreusement muet. Et si Grace s'était renfermée sur elle-même, il ne fallait pas en tirer de conclusions aussi hâtives qu'hasardeuses.
D'autant que la sacoche découverte dans le coffre de la Cadillac éclairait son attitude d'un jour nouveau... Et même si elle disait la vérité en affirmant n'avoir jamais été victime d'un pédophile, l'adolescence était un cap difficile à passer pour tous les enfants. Après tout, d'autres au même âge se perçaient les seins ou faisaient allégeance à Satan.
Comment avait-elle pu se laisser contaminer par tous ceux qui disaient du mal des Montgomery ? Comment avait-elle pu laisser le poison de la suspicion entamer la confiance qu'elle avait mise en eux ? Elle n'aurait pu rêver plus belle famille d'adoption. Ils n'avaient fait que lui témoigner leur amour durant toutes ces années, en paroles comme en actes. Et cela prouvait leur innocence bien plus que de vagues impressions ne prouvaient leur culpabilité.
C'était Irène qui était venue assister à la remise de son diplôme universitaire, Irène qui l'avait consolée quand son premier petit ami l'avait plaquée, Irène qui l'avait aidée à emménager dans son cottage, Irène qui était toujours prête à écouter ses petits malheurs et la réconforter...
Et que dire de Clay qui, après toutes ces années, accourait encore dès qu'elle l'appelait pour réparer une fuite, repeindre son bureau ou ausculter son ordinateur lorsqu'il faisait des siennes ?
Madeline avait même renoué les liens avec Grace depuis que celle-ci était revenue vivre à Stillwater. Elle se sentait désormais aussi proche d'elle que du reste de la famille.
Quant à Molly... Elle avait toujours été sa chouchoute. Après la disparition de son père, Irène passait tellement de temps à aider Clay à rapporter un peu d'argent à la maison et à essayer de sauver la ferme qu'elle n'avait eu d'autre solution que de lui confier la garde de Molly. D'autant qu'à cette époque, Grace était déjà trop immergée dans son monde intérieur pour s'occuper de sa petite soeur. Madeline avait adoré prendre soin de Molly et depuis lors, leur complicité n'avait jamais connu d'éclipse. Même la distance n'en avait pas eu raison. Elles s'appelaient souvent et quand Molly daignait quitter son cher New York pour séjourner quelques jours à Stillwater, elles étaient toujours aussi heureuses de se retrouver.
Ils arrivèrent au carrefour principal de la ville et Madeline s'arrêta au feu rouge. Mais quand il passa au vert, elle n'esquissa pas un geste pour repartir.
Après deux ou trois secondes, un automobiliste klaxonna.
— Alors ? Qu'est-ce que vous avez décidé ? demanda Hunter à la jeune femme, tandis que le conducteur du pick-up coincé derrière eux les doublait en leur jetant au passage un regard furibond.
Doucement, Madeline remit la voiture en marche. Sa décision était déjà prise depuis plusieurs jours, n'est-ce pas ? Sinon, pourquoi aurait-elle fait venir un détective privé contre l'avis de tous ?
— Il faut que je sache ce qui est arrivé à mon père.
Elle avait murmuré ces mots. Mais quand Hunter lui répondit, elle sut qu'il les avait entendus.
— J'espère que vous savez ce que vous faites.
Les yeux de Madeline s'embuèrent.
Le stress, l'angoisse et les nuits sans sommeil commençaient à se faire sentir.
— Clay n'est pas coupable, dit-elle, des sanglots dans la voix. Aucun d'entre eux n'est coupable.
Hunter regarda les joues de Madeline se mouiller de larmes tandis qu'elle continuait bravement à conduire à travers les rues tranquilles de Stillwater. De toute sa carrière, il n'avait probablement jamais connu de client aussi tourmenté ni exposé à une surprise aussi désagréable que celle qui l'attendait probablement. S'il n'avait tenu qu'à lui, il n'aurait pas creusé plus loin. Pourquoi ne pouvait-elle se résoudre à laisser le passé derrière elle ? songea-t-il. Mais elle avait pris sa décision et il devait la respecter.
Et puis, comment lui reprocher de vouloir connaître la vérité ? À sa place, il réagirait de la même façon. Comme des papillons de nuit se cognant aux ampoules électriques, certaines personnes étaient irrésistiblement attirées par ce qui pouvait les détruire.
Songeant à l'alcool qui avait profité de ses propres failles pour le mettre à genoux, il eut envie, l'espace d'un instant, de raccrocher les gants. De dire à Madeline qu'il ne voulait pas se faire complice de son malheur. Quelque chose chez Clay lui faisait craindre le pire. Quelque chose de sombre, comme une douleur secrète, une cicatrice mal refermée... Était-il impliqué dans la disparition du pasteur ? Il n'existait qu'une seule façon de le savoir, se dit-il en s'efforçant de laisser de côté ses états d'âme. C'était de poursuivre l'enquête.
Avec un peu de chance, elle aboutirait à une impasse avant que le monde de Madeline ne s'écroule. S'il se trouvait dans l'incapacité de boucler cette affaire, elle serait bien obligée de se résoudre à faire une croix sur son passé. À moins qu'elle ne s'obstine et n'engage quelqu'un d'autre... Mais même si un collègue parvenait à découvrir la vérité, lui ne serait plus aux premières loges pour assister au massacre.
Il repéra un paquet de mouchoirs en papier dans la boîte à gants et en tendit un à Madeline.
— Présentez-moi donc au reste de la famille, dit-il tandis qu'elle essuyait ses larmes.
À vue d'oeil, Elaine Vincelli avait presque cinquante kilos à perdre. Il fallait toutefois lui reconnaître un certain maintien, voire de la prestance. Avec des épaules plus larges que celles de bien des hommes, elle donnait une impression de robustesse, comme ces armoires normandes qui traversaient les siècles, inamovibles et rassurantes.
— Que voulez-vous, monsieur Solozano ? demanda-t-elle, une fois les présentations faites.
Ils se trouvaient sur le seuil de sa maison, mais elle n'avait pas cru bon de les inviter à entrer.
— Je veux savoir qui a tué votre frère, répondit Hunter.
— Et vous pensez que je suis en mesure de vous le dire ?
— Ce ne serait déjà pas mal si vous étiez disposée à m'aider.
— Si je connaissais le meurtrier de Lee, vous pensez bien que j'aurais déjà demandé à la police de le jeter en prison !
N'était-ce pas justement ce qu'elle avait fait en poussant les autorités à émettre, l'été précédent, un mandat d'arrêt contre Clay ? Madeline avait bien dit que les Vincelli étaient en grande partie responsables de l'attitude de son frère, que leurs attaques incessantes l'avaient conduit à se protéger derrière un comportement hostile dont lui-même venait de faire les frais.
Hunter lui adressa un grand sourire. Il voulait la rassurer, la mettre en confiance. Il avait perfectionné ce sourire au fil du temps pour tirer profit d'un physique trop agréable pour inquiéter vraiment.
— Si j'en crois Madeline, vous êtes convaincue de la culpabilité de Clay.
Elaine jeta un coup d'oeil agacé en direction de sa nièce.
— Il est vrai qu'à une époque, je me suis posé pas mal de questions à son sujet.
Il leva un sourcil.
— Plus maintenant ?
Le visage d'Elaine Vincelli s'assombrit encore un peu plus.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Je n'étais pas à la ferme, ce soir-là. Je ne sais pas ce qui s'est passé.
— Je ne vous demande pas de résoudre l'enquête, dit Hunter sans se départir de son sourire engageant. Seulement de me donner votre avis sur la question.
Il n'avait pas seulement perfectionné son sourire, mais aussi les inflexions de sa voix. Ça fonctionnait souvent, mais cette Mme Vincelli n'était pas du genre à se laisser amadouer si facilement.
— Ne devriez-vous pas plutôt vous intéresser aux faits ? répliqua-t-elle. En quoi un point de vue personnel pourrait-il vous aider à élucider cette affaire ?
— Ce n'est pas d'un point de vue dont j'ai besoin, corrigea-t-il, mais de votre point de vue. Madeline m'a dit que vous aviez un jugement très sûr, ajouta-t-il en espérant que sa cliente ne lui en voudrait pas de ce petit mensonge stratégique. Parfois, trouver le bon interlocuteur est aussi important que poser la bonne question, madame Vincelli.
Au moins n'était-elle pas insensible à la flatterie. Il pouvait presque voir les portes de son esprit se déverrouiller.
— C'est vrai qu'on me dit fine psychologue, répondit-elle en se rengorgeant.
— D'où mes doutes concernant Clay.
Il lui avait préparé le terrain pour qu'elle se sente libre de répandre son fiel sur l'homme que Madeline considérait comme son frère. Aussi fut-il surpris quand elle détourna le regard et maugréa des propos pour le moins modérés.
— Je ne suis pas du tout certaine qu'il soit capable de commettre un meurtre de sang-froid. Et à seize ans encore moins qu'aujourd'hui.
— Parce que vous pensez que votre frère a été tué de sang-froid ?
— C'est ce qui vient naturellement à l'esprit, non ?
Hunter haussa les épaules avec une moue incertaine.
— Il y a aussi des accidents, dit-il. Sans compter les crimes passionnels ou commis en état de légitime défense...
— Légitime défense ? Vous poussez le bouchon un peu loin, il me semble. Et puis, à quoi bon se perdre en conjectures ? ajouta Elaine, les lèvres pincées. Il a pu se passer tellement de choses...
Hunter passa lentement la main sur sa barbe naissante.
Pourquoi Elaine refusait-elle, contre toute attente, de s'en prendre à Clay ? Madeline lui avait pourtant dit que les Vincelli cherchaient depuis vingt ans à envoyer son frère en prison.
— Alors, si Clay n'est pas coupable... qui a fait le coup ?
— Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Peut-être a-t-il été victime d'une mauvaise rencontre. Un vagabond, comme Irène Montgomery l'a toujours pensé.
Du coin de l'oeil, Hunter nota l'expression médusée de Madeline. Il fit cependant comme s'il n'avait rien remarqué, soulagé qu'elle n'intervienne pas dans la conversation.
— J'en doute, dit-il.
Il n'était à Stillwater que depuis la veille au soir et il était déjà prêt à parier que Barker avait été tué par quelqu'un de son entourage. Ami, connaissance proche ou membre de sa famille ? Il était encore un peu tôt pour le dire. Mais il y avait trop de non-dits autour de sa mort, trop d'émotions refoulées pour accréditer la thèse d'un crime fortuit.
— Contrairement à ce que vous semblez croire, cette ville n'est pas un repère d'assassins, rétorqua Elaine vivement. C'est même tout le contraire, cher monsieur. Stillwater est une bourgade des plus paisibles où chacun vit en bonne intelligence. J'ai bien peur que vous ne perdiez votre temps.
Elle avait accusé Clay pendant des années, et voilà qu'elle faisait maintenant référence à un vagabond, un type de passage. Autant dire personne.
Intéressant, songea Hunter.
— Vous souvenez-vous de Katie Swanson ? demanda-t-il.
— Katie Swanson ? répéta Elaine Vincelli.
Il eut le sentiment qu'elle se souvenait parfaitement de la jeune fille et qu'elle cherchait à gagner du temps. Faute de savoir comment réagir ?
— L'adolescente qui a été renversée par une voiture il y a vingt-sept ans de cela. Le chauffard n'a même pas pris la peine de s'arrêter après l'avoir percutée. Ça vous dit quelque chose ?
Elaine fronça les sourcils en direction de Madeline.
— Heu... Oui, oui, bien sûr. Cette pauvre Katie... Ça fait si longtemps... Mais je ne vois pas le rapport avec votre enquête, monsieur Solozano.
— Je me demandais simplement si vous la connaissiez bien.
— Non, non, je n'ai pas dû lui parler plus de trois fois dans ma vie.
— Elle passait pas mal de temps à l'église, je crois ?
— À l'église ?... Ma foi, non, je ne me souviens pas de ça.
— J'ai pourtant cru comprendre que votre frère l'employait.
— Je l'ignorais. D'ailleurs, je ne les ai jamais vus ensemble.
— Lee Barker ne vous a pas parlé d'elle ?
Elle recula comme si elle s'apprêtait à leur fermer la porte au nez. Hunter voyait bien qu'elle en mourait d'envie.
— Pourquoi m'aurait-il parlé d'elle ?
— Il semblait beaucoup l'apprécier. Et comment s'appelait l'autre fille, déjà ? Celle qui s'est suicidée en avalant des barbituriques à peu près à la même époque ?
Elaine repoussa la porte de sorte qu'il ne resta plus qu'un espace d'une vingtaine de centimètres par lequel Hunter pouvait lui parler.
— Ça ne me dit rien.
— Vous ne vous souvenez pas d'elle non plus ?
— Tout ça est si vieux...
Ce serait vieux à New York, songea Hunter, où une adolescente devait se suicider tous les demi-heures. Mais dans une ville aussi petite que Stillwater, personne n'oubliait un tel événement. Rose Lee s'était donné la mort six mois après que Katie avait été fauchée par une voiture et un an seulement avant que la mère de Madeline ne mette fin à ses jours. Pareille succession de tragédies avait forcément marqué les esprits.
— Depuis combien de temps vivez-vous ici ?
— Je ne vois pas pourquoi je devrais continuer à répondre à des questions concernant des gens que je n'ai jamais fréquentés. Veuillez m'excuser, mais je crains de ne pouvoir vous aider.
Hunter se saisit de la poignée avant qu'Elaine n'ait complètement refermé la porte. Tous les gens qui semblaient en mesure de fournir des précisions sur le passé refusaient de coopérer, et ça commençait à l'intriguer sérieusement.
— Une dernière question, madame Vincelli.
Il profita de son hésitation pour se lancer.
— Vous vous entendiez bien avec votre frère, n'est-ce pas ?
Prise au dépourvu par le changement de sujet, elle le fixa d'un air circonspect.
— Je... Je suppose qu'on peut dire ça.
Elle supposait ? Voilà qui manquait singulièrement d'enthousiasme.
— Alors, si je comprends bien...
Il conserva une main sur la poignée tandis qu'il se grattait le crâne de l'autre, mimant la perplexité.
— ... S'il y avait eu quoi que ce soit d'anormal dans sa vie, il vous en aurait forcément fait part ?
— À l'époque où Lee a disparu, nous étions l'un comme l'autre accaparés par nos familles, déclara Elaine en retrouvant son autorité naturelle. Les occasions de se voir étaient rares. Merci de votre visite.
Hunter retint la porte une nouvelle fois.
— Assistiez-vous à la messe dite par votre frère ?
— Tous les dimanches, monsieur, qu'il pleuve ou qu'il vente.
— Alors, vous étiez fière de lui ?
— Qui ne serait pas fière d'avoir pour frère un prédicateur aussi inspiré que l'était Lee ? La ville entière le tenait en grande estime.
Hunter n'avait pas demandé ce que la ville entière pensait du pasteur. Il essayait de comprendre les sentiments qu'elle éprouvait pour lui.
— Alors, cette sacoche que la police a trouvée dans sa Cadillac... Il est absurde d'imaginer qu'elle ait pu lui appartenir ?
Elaine Vincelli lança au détective un regard noir et referma la porte de toutes ses forces. Cette fois-ci, Hunter ne fit rien pour l'en empêcher.
— Je n'arrive pas à croire que vous ayez eu le front de lui demander ça ! s'exclama Madeline aussitôt qu'ils furent assis dans la voiture.
Elle démarra brusquement, et faillit accrocher une voiture en quittant le trottoir.
— Qu'est-ce que vous essayez de faire, au juste ?
— Mon travail, répondit Hunter.
Elle était rouge de colère.
— Vous insultez quelqu'un qui n'est même plus là pour se défendre. Vous insultez mon père !
— Je cherche simplement la vérité, Maddy.
— Ne m'appelez pas comme ça !
— Pourquoi ? Tous vos proches vous appellent Maddy.
— Justement ! On ne se connaît pas, vous et moi. Et ce n'est pas près d'arriver, croyez-moi. Je n'ai pas l'intention de me rapprocher de quelqu'un qui se permet de dire des horreurs sur mon père. Vous n'avez rien à faire ici, monsieur Solozano. J'ai commis une terrible erreur en faisant appel à vous.
— Madeline...
Mais elle refusa de le regarder. Il voyait comme elle serrait les dents, comme elle retenait les mots et les larmes qui affluaient dans un même torrent rageur.
— Écoutez-moi, dit-il en posant doucement la main sur son bras. Nous devons absolument comprendre ce qui s'est passé avant que votre père ne disparaisse. C'est de cette façon-là que nous remonterons jusqu'à la personne qui l'a sans doute tué.
— Et c'est en l'insultant et en accusant mon frère que vous comptez y parvenir ?
— Je n'ai pas accusé votre frère.
— Vous avez dit qu'il cachait quelque chose. Mais c'est faux ! Clay n'a pas tué papa.
— Peut-être ne l'a-t-il pas tué, en effet. Mais je ne parviendrai jamais à trouver le coupable si je ne mets pas les pieds dans le plat, quitte à bousculer un peu votre entourage.
— Bousculer un peu ? s'écria-t-elle. Vous y allez avec la délicatesse d'un bulldozer !
— Que voulez-vous que je fasse ? répliqua-t-il en haussant le ton à son tour. Que je sorte un putain de lapin de mon chapeau ? Je ne peux pas vous servir le coupable idéal sur un plateau. Il y a toutes les chances que l'assassin soit quelqu'un que vous connaissez personnellement, et il se pourrait même qu'il s'agisse d'une personne qui vous est chère. Je pense que vous en êtes consciente depuis longtemps, Madeline, même si vous refusez de l'admettre !
Elle conserva le silence. La maison de sa tante - une demeure cossue qui datait d'avant la guerre de Sécession - était maintenant loin derrière eux, et ils roulaient désormais dans un paysage de plus en plus champêtre.
— Arrêtez-vous sur le bas-côté, dit-il. Je veux vous regarder dans les yeux.
Il crut d'abord qu'elle avait décidé de l'ignorer. Il devait pourtant s'assurer qu'elle comprenait bien la situation avant d'aller plus loin. Il s'apprêtait à insister quand elle donna un violent coup de volant sur la droite, au risque de les précipiter dans le fossé. Elle mit la voiture au point mort et en sortit sans prendre la peine d'éteindre le moteur.
Qu'est-ce qui lui prend ? se demanda Hunter en la regardant s'éloigner à travers champs d'un pas décidé.
— Maddy ! cria-t-il en ouvrant sa portière. Revenez !
Il coupa le contact et mit le frein à main avant de se lancer à sa poursuite.
— Vous m'avez dit que vous vouliez aller jusqu'au bout ! Vous saviez que ce ne serait pas facile !
— Prenez la voiture et partez... où vous voulez ! lança-t-elle sans même se retourner. Allez au diable !
— Bon sang, Madeline, il s'agit d'une enquête sérieuse. Ce n'est pas un jeu. Vous dépensez beaucoup d'argent pour connaître la vérité et je me dois d'être objectif. Je ne peux tout de même pas réserver mes questions et mes doutes aux gens qui vous sont antipathiques ! Si c'est ce que vous attendez de moi, je perds mon temps ici, comme vient de le dire votre tante.
Elle ne ralentit pas l'allure. Hunter hésita un moment tandis qu'elle poursuivait son chemin d'un pas raide et indigné.
— Je ne connais qu'une seule façon de mener cette enquête à bien, et c'est d'interroger tout le monde sans s'interdire aucune question ! cria-t-il en s'élançant de nouveau à sa suite.
Il l'avait presque rejointe quand elle fit soudain volte-face.
— Alors, comme ça, je devrais vous laisser salir la mémoire de mon père avec des questions qui n'ont rien à voir avec sa disparition ? Vous ne comprenez donc pas que sa réputation est tout ce qu'il me reste de lui ? Qu'il est le seul membre de ma famille que je ne suis pas obligée de défendre contre d'abominables accusations ? Et voilà que vous débarquez avec vos grands airs, insinuant que mon père serait une sorte de... de...
Sa voix se brisa dans un sanglot.
— De détraqué sexuel... Vous osez suggérer qu'il aurait pu s'en prendre à sa belle-fille ?
Hunter se passa une main dans les cheveux. Indéniablement, ce qu'il avait lu dans le journal intime d'Eliza Barker avait soulevé en lui de vives inquiétudes. L'ancien pasteur de Stillwater n'avait sûrement pas été victime d'une agression qui avait mal tourné ou d'une femme cupide qui lorgnait sur le montant de l'assurance vie. Non, c'était plus complexe que ça.
— Et ce godemiché ? demanda-t-il. Je vous rappelle qu'il se trouvait dans la voiture de votre père, en compagnie de la culotte de votre soeur. Ces objets ne sont pas arrivés là par l'opération du Saint-Esprit, quand même ! Vous savez ce qu'en conclut un détective doublé d'un ancien flic ? Un homme qui a suffisamment roulé sa bosse pour ne plus croire aux coïncidences ?
— Je ne veux pas le savoir ! hurla Madeline, secouée par les sanglots.
— J'en conclus que cette sacoche lui appartenait. Franchement, Madeline, quelles sont les probabilités pour qu'un inconnu ait agressé sexuellement Grace avant de planquer son matériel dans la voiture de votre père ? Ça ne tient pas debout, voyons !
— Qu'est-ce que vous en savez ? Bien sûr que ça tient debout !
— Pourquoi pensez-vous que Grace ait nié avoir subi des attouchements, ou peut-être pire encore ? répliqua-t-il, décidé à crever l'abcès. Pour se protéger ou pour vous protéger ?
— Vous êtes viré ! cria-t-elle. Retournez à l'aéroport et laissez ma voiture au parking. J'irai la chercher plus tard. Avec cinq mille dollars, je pense qu'il vous reste assez pour acheter un billet d'avion ! Mais si ça ne vous suffit pas, prenez ma carte de crédit.
Elle fouilla fébrilement dans son sac à main, puis jeta son portefeuille au visage de Hunter.
— Prenez tout, je m'en fous ! Je veux seulement que vous disparaissiez de ma vue !
Elle tourna les talons et se mit à courir, mais il la rattrapa presque aussitôt. L'agrippant fermement par le bras, il l'obligea à se retourner.
— Alors maintenant, c'est moi qui suis le sale type ? lança-t-il, furieux qu'elle s'en prenne à lui. C'est plus facile de m'en vouloir que d'affronter la vérité, n'est-ce pas ?
— La vérité ? hurla-t-elle à travers ses larmes. Vous ne savez rien de la vérité !
— Je sais que votre père était probablement un pédophile.
Elle leva la main, mais il saisit son poignet avant qu'elle ne puisse le gifler. Elle essaya de se libérer mais cet effort sembla lui coûter ses dernières forces.
— Je n'en peux plus..., murmura-t-elle en laissant soudain retomber son bras, comme privée de volonté.
Elle leva les yeux vers Hunter, le visage déformé par le chagrin.
— Tout ce que je veux, c'est...
Elle leva de nouveau la main, mais cette fois-ci le geste n'avait rien d'agressif. Elle la posa sur la joue du détective avant de laisser ses doigts glisser sur le contour de sa mâchoire, de ses lèvres, de son menton, comme si elle recherchait dans cette caresse une forme de réconfort.
Hunter se fit violence pour ne pas y répondre. Il la désirait trop pour risquer le moindre geste. Un rien pouvait mettre le feu aux poudres, et il n'était pas question de profiter du désarroi de Madeline.
— Dites-moi que ce n'est pas vrai, bredouilla-t-elle à travers ses larmes. S'il vous plaît...
Impossible de lui mentir. Pourtant, il ne supportait pas de voir son joli visage déformé par la souffrance. Effleurant sa bouche du bout des lèvres, il murmura :
— Ça va aller, Maddy. Ça va aller...
Il avait seulement voulu soulager sa peine, ne serait-ce qu'un instant, avec un baiser léger et des mots de réconfort. Mais elle ouvrit les lèvres et les pressa contre les siennes avec une telle voracité qu'il lui rendit bientôt son baiser, langue contre langue, la nuque de Madeline dans le creux de sa main. Le désir de Hunter sembla la galvaniser, lui rendre en un clin d'oeil l'énergie qui avait déserté son corps une minute plus tôt. Elle l'embrassa plus profondément encore, l'entraînant dans une étreinte passionnée que seul brisa le besoin de respirer.
Ils restèrent un moment haletants et interdits, les yeux brillant de désir.
— Ce n'est pas raisonnable, murmura Hunter. Tu n'es pas dans ton état normal... Moi non plus, d'ailleurs... J'ai beaucoup trop envie de... toi.
Madeline sembla n'entendre que cette dernière phrase. Prenant Hunter par la main, elle l'entraîna à l'abri d'un grand arbre.
*
**
Ray poussait son chariot presque vide dans les allées du supermarché. Il n'avait pas beaucoup d'argent pour faire les courses. Le travail était rare durant les mois d'hiver, et ses maigres économies allaient dans les poches du barman du Good Times, quand elles ne servaient pas à se connecter à des sites payants qui proposaient ces images illégales dont il ne pouvait se passer. Pourtant, sortir lui faisait du bien. Il se sentait plus en sécurité dans les allées du Piggly Wiggly que coincé dans son mobile-home à attendre que les flics viennent frapper à sa porte. Et s'il quittait la ville pour refaire sa vie ailleurs ?
Oui, mais pour aller où ? Et avec quel fric ? Il connaissait tout le monde, ici, et pourtant il s'en sortait tout juste. Il avait acheté son mobile-home en leasing et ne possédait rien que quelques meubles fatigués et un pick-up à bout de souffle. Et puis, il aimait Stillwater. Il n'avait pas envie de vivre ailleurs, dans une ville où il ne croiserait que des inconnus. Quant à rejoindre sa mère et sa soeur à Luka, il n'en était même pas question. Ray avait passé le plus clair de son temps avec elles, ces dernières semaines, et ça lui suffisait. Un jour de plus à les entendre geindre, et il les étranglerait de ses mains.
Non, partir n'était pas la solution. De plus, la vérité risquait de faire surface en son absence. Mieux valait être là pour s'assurer que ses secrets resteraient bien gardés. De toute façon, la police finirait par le retrouver où qu'il aille. Tout plutôt qu'être démasqué, songea-t-il en posant une boîte de raviolis en conserve au fond de son chariot. Il ne pouvait imaginer la réaction de sa mère, de sa soeur, de ses amis s'ils apprenaient ce qu'il avait fait. Tous le mépriseraient... Pire, son ex-femme triompherait et prendrait le monde à témoin du calvaire qu'elle avait enduré avec lui. Il pouvait l'entendre d'ici, cette garce : «Je vous l'avais bien dit que ce type était un monstre ! Maintenant, vous comprenez pourquoi je l'ai plaqué !»
Fixant les fins barreaux métalliques de son caddie, il sentit la main glacée de la peur lui broyer le ventre. L'idée d'aller en prison le terrifiait. Surtout quand on savait quel traitement était réservé aux pédophiles...
Tout irait bien, se dit-il pour se calmer. Il suffirait de faire preuve de prudence et tout irait bien. Il était simplement en train de se monter la tête, de jouer à se faire peur... Pas vrai ?
Mais alors qu'il passait devant le rayon boulangerie-pâtisserie, il entendit l'employée échanger quelques mots avec Mona Larsen.
— Il est super mignon, tu ne trouves pas ? disait Beth Ann Cole en glissant quelques beignets dans un sac en papier.
— Mignon ? Il est beau comme un dieu, tu veux dire ! répliqua Mona. Au fait, comment s'appelle-t-il, cet apollon ?
— Hunter quelque chose.
— Qu'est-ce qu'il fait à Stillwater ?
— C'est lui le détective privé qui vient de Californie. Le type que Madeline a engagé.
Détective privé ? Ray se dirigeait vers le rayon frais, mais il s'arrêta en entendant ces mots, faisant mine de s'intéresser à la vitrine garnie de gâteaux. Un détective privé...
Merde !
— Bon Dieu, ce mec est sexy des pieds à la tête, disait Mona avec un petit rire excité. Même son métier me fait de l'effet ! Tu crois qu'il va rester longtemps à Stillwater ?
— Jusqu'à ce qu'il découvre ce qui s'est passé.
— En voilà une bonne nouvelle ! Ça veut dire qu'il n'est pas près de repartir... On devrait peut-être l'aborder, ajouta Mona avec un clin d'oeil. Il doit s'ennuyer tout seul, le soir.
— Pourquoi pas ? répondit Beth Ann.
— Tu as un petit ami en ce moment ?
Comme la conversation dérivait vers un autre sujet, Ray décolla le nez de la vitrine et passa son chemin. Mais Beth Ann et Mona n'étaient pas seules à commenter les récents développements de l'affaire Barker. Lorsqu'il voulut régler ses articles, la caissière évoqua elle aussi l'enquête en cours.
— Tu as vu l'avis que Madeline a placardé dans toute la ville ? lui demanda Lizzie en désignant une feuille bleue scotchée juste derrière elle.
Les yeux de Ray n'étaient plus ce qu'ils avaient été. Il les plissa et se pencha au-dessus du tapis roulant pour mieux lire le message imprimé en petits caractères.
Merci à tous de bien vouloir vous rendre au poste de police afin de consulter les photographies de deux sous-vêtements de fillettes retrouvés dans la Cadillac de mon père. J'offre une récompense de $500 à quiconque sera en mesure de me dire à qui ils appartenaient. Unissons nos forces pour découvrir enfin ce qui est arrivé à mon père, le très regretté pasteur de Stillwater. D'avance, merci pour votre aide. Madeline Barker.
Cinq cents dollars ? Tous les habitants de la ville allaient se précipiter chez les flics pour tenter leur chance.
Ray sentit un mélange de panique et de colère l'envahir. Cette emmerdeuse de Madeline Barker ne voulait pas lâcher le morceau. Il aurait aimé qu'elle participe à leurs ébats, à l'époque où ils prenaient du bon temps avec les gamines. Seulement, Barker n'avait rien voulu entendre. Il soutenait que sa fille était trop pure pour être souillée. Tu parles !
Elle aurait mérité le même traitement que Rose Lee et Katie, mais le pasteur préférait s'amuser avec les enfants des autres.
Sa colère se transforma en rage, coulant dans ses veines comme de la lave en fusion... Ce salaud de Barker l'avait convaincu de lui offrir Rose Lee sur un plateau pendant qu'il protégeait sa propre fille. Et c'était justement Madeline qui le mettait aujourd'hui en danger.
— Tu vas aller jeter un coup d'oeil sur ces culottes ? lui demanda Lizzie.
Ray hocha la tête.
— Bien sûr ! répondit-il. Si ça peut aider...
Malgré sa peur, il devait donner le change et agir comme tout bon citoyen de Stillwater. Ensuite, il faudrait trouver le moyen d'empêcher Madeline de poursuivre ses investigations.
Après tout, personne n'était à l'abri d'un accident...
*
**
Madeline se moquait bien d'avoir laissé sa voiture au bord de la route. Comme elle se moquait de ne connaître Hunter Solozano que depuis la veille. Son chagrin était trop immense pour qu'elle s'arrête à ce genre de considération. Il fallait à tout prix qu'elle mette un terme à sa souffrance. Et quand Hunter l'avait touchée, la douleur s'était envolée.
À peine étaient-ils arrivés derrière un large chêne qui les protégeait des regards qu'elle l'attrapait par sa chemise et l'attirait à elle, impatiente de l'embrasser de nouveau.
— Maddy...
Derrière la tendresse avec laquelle il avait prononcé son nom, elle sentait qu'il s'efforçait de tempérer ses ardeurs, de la mettre en garde. Mais il aurait beau essayer de la freiner, ça ne fonctionnerait pas. Elle savait ce qu'elle voulait, et rien ne l'empêcherait de l'obtenir.
— Ne gâche pas tout ! lui dit-elle. Laisse-toi aller et embrasse-moi encore...
Hunter enfouit les mains dans la chevelure auburn de Madeline et, l'adossant contre le tronc du chêne, il l'embrassa à pleine bouche. Elle s'abandonna au plaisir de sentir son corps chaud et robuste pressé contre le sien, le corps d'un homme qui la désirait comme elle le désirait. Lorsque les bras de Hunter l'étreignirent, qu'elle sentit son sexe dur entre ses jambes, elle oublia tous ses malheurs. Son corps et son esprit n'étaient plus qu'une bouche avide qui l'appelait en elle, qui le suppliait de l'emporter ailleurs, dans une terre de volupté, une terre sans mémoire.
À l'aveugle, elle commença à déboutonner le pantalon de Hunter.
— Maddy, attends...
— Ne parle pas, chuchota-t-elle dans le creux de son oreille.
— Si tu fais ça, je ne pourrai plus m'arrêter. Ça fait longtemps que je n'ai pas fait l'amour, et j'ai très envie de toi, tu comprends ?
— Je ne veux pas que tu t'arrêtes.
Il ouvrit la bouche pour insister mais elle le fit taire en l'embrassant de telle sorte qu'il sut qu'elle était prête à se donner entièrement à lui.
Elle sentit le moment où il abandonna toute résistance. Il releva sa jupe et caressa ses cuisses nues.
Elle frissonna, presque trop sensible pour supporter une caresse si légère. Mais elle continua à l'embrasser, de crainte qu'il se ravise si elle s'interrompait. Elle ne voulait pas lui donner le temps de réfléchir. Elle ne voulait pas se donner le temps de réfléchir.
— Tu es sûre de vouloir faire ça ? demanda-t-il.
— Oui... Oui, dit-elle en gémissant quand les doigts de Hunter commencèrent à explorer son sexe.
— Si tu veux changer d'avis, c'est maintenant ou jamais, murmura-t-il tandis qu'ils se débarrassaient vivement de leurs vêtements.
Mais sa voix, rauque et essoufflée, indiquait qu'il avait, lui aussi, atteint le point de non-retour. D'ailleurs, il venait de sortir un préservatif de son portefeuille. Tandis qu'il l'ouvrait, elle prit son membre entre ses doigts, s'émerveillant de le sentir si dur et pourtant si doux contre sa paume. Quand les muscles de Hunter se contractèrent de plaisir au contact de sa main, Madeline ne put retenir un sourire de satisfaction.
— J'espère vraiment que tu ne le regretteras pas, bredouilla-t-il.
— Soulage-moi de ma souffrance, répondit-elle d'une voix implorante.
Puis elle fit glisser sa culotte avant de le fixer de ses grands yeux bruns. Des yeux de plus en plus intenses et tourmentés au fur et à mesure qu'il s'enfonçait en elle.
Chapitre 13
Leur étreinte sembla ne durer qu'un instant. Malgré la fraîcheur de l'air, Hunter était couvert de sueur. Il avait le sentiment qu'ils venaient de courir un cent mètres main dans la main, leurs poitrines se soulevant et retombant à l'unisson tandis qu'ils s'efforçaient de recouvrer leurs esprits.
— Ça va ? murmura-t-il.
Elle fit un petit signe de tête, mais évita son regard comme si elle était trop occupée à se rhabiller pour s'intéresser à lui.
— Mon bureau se trouve sur le chemin de la maison. On va y faire un saut et vérifier si on peut te trouver un vol à destination de Los Angeles. Si on réussit à réserver un billet pour aujourd'hui, on passera à la maison prendre ta guitare et ton ordinateur, et je te...
Elle hésita soudain.
— J'y pense, tu n'as toujours pas reçu tes bagages... Il vaudrait peut-être mieux les attendre.
— Tu pourras me les renvoyer quand ils arriveront, dit-il, aussi impatient de quitter le Mississippi qu'elle l'était de le voir s'en aller.
Il ne pouvait reprendre l'enquête comme s'il ne s'était rien passé. S'il restait à Stillwater, le souvenir de ce qu'ils venaient de faire viendrait le hanter chaque fois qu'il poserait les yeux sur elle. Et il aurait envie de recommencer.
— Tu as raison, approuva-t-elle, apparemment soulagée qu'il ne cherche pas à prolonger ce moment d'égarement.
— Je vais te rendre ton argent avant de partir, dit-il en boutonnant son pantalon.
— Non... C'est ma faute si... Garde tout, Hunter.
— Je ne préfère pas.
Déjà qu'il s'apprêtait à laisser Madeline avec plus de questions que de réponses, il n'allait pas en plus vider son compte en banque... Surtout qu'elle n'avait pas l'air d'être bien riche. Il s'en voulait suffisamment comme ça d'avoir brisé une de ses règles d'or en couchant avec sa cliente pour en rajouter en se comportant comme un mufle.
— J'insiste, dit-elle.
— Vraiment, Madeline, ce n'est pas nécessaire. Je te ferai un chèque de cinq mille dollars.
Elle ne répondit rien. Soucieux d'éviter tout contact physique, de peur de souffler sur les braises encore chaudes de leur désir, ils partirent en direction de la voiture à bonne distance l'un de l'autre. Mais une surprise les attendait : un pick-up était garé juste derrière la Toyota de Madeline. Et son propriétaire en était sorti pour aller se pencher sur la vitre avant de la vieille Corolla.
Les entendant approcher, il se redressa et vint à leur rencontre.
— Oh, non murmura la jeune femme.
— Quoi ?
— Je reconnais cette démarche.
— Qui est-ce ?
— Mike Metzger. Ils l'ont relâché.
Après ce qui venait de se passer avec Hunter, Madeline se sentait trop fébrile pour affronter Mike. Elle ne l'avait pas revu depuis cinq ans, et s'était convaincue de sa culpabilité depuis plus longtemps encore.
Metzger plissa les yeux et mit sa main en visière.
Allait-il faire demi-tour en voyant à qui il avait affaire ?
Mais Madeline dut vite renoncer à l'espoir de le voir déguerpir. Quelques secondes plus tard, ils étaient face à face.
Elle se sentit aussitôt submergée par un sentiment de honte et de culpabilité. Non seulement elle était en partie responsable de l'arrestation de Mike, mais elle l'avait harcelé pendant des années avec des lettres pleines de ressentiment. Et voilà qu'il la surprenait avec les cheveux en désordre, le visage rouge et les vêtements froissés. Elle avait l'impression qu'il suffisait de la regarder pour savoir exactement ce que Hunter et elle venaient de faire derrière le grand chêne. Et l'idée que son pire ennemi dispose désormais de cette information la mettait particulièrement mal à l'aise.
Pourtant, la honte et la culpabilité cédèrent peu à peu la place à un sentiment plus désagréable encore, une affreuse appréhension suscitée par le regard rancunier de Mike, appréhension d'autant plus vive qu'il n'avait plus rien du jeune glandeur à l'air inoffensif qu'elle avait connu autrefois. Le fumeur de joint hirsute avait maintenant les cheveux rasés, des muscles saillants sous sa chemise et les avant-bras tatoués de sigles racistes.
À croire qu'il avait passé le plus clair de ses cinq années de détention à soulever de la fonte et à potasser l'histoire du Ku Klux Klan.
— Qu'est-ce que tu fais à Stillwater ? lui demanda-t-elle en s'efforçant de cacher sa peur.
— Je te rappelle que je vis ici !
— Pourquoi t'es-tu arrêté derrière ma voiture ?
— J'ai pensé que quelqu'un était tombé en panne, figure-toi !
Elle vit sa mâchoire se contracter.
— Si j'avais reconnu ta poubelle, reprit-il, je ne me serais pas donné cette peine.
— Personne ne te retient, Mike.
Ses yeux sombres se tournèrent vers Hunter.
— Et lui, qui c'est ?
Hunter se tenait à ses côtés, suffisamment proche pour qu'elle sente l'eau de toilette qu'elle venait de respirer sous le grand chêne. Ce parfum la transporta au coeur de leurs ébats, la troublant au point qu'elle eut du mal à placer sa voix.
— Hunter Solozano est un...
Elle toussota pour se donner le temps de retrouver un semblant d'assurance.
— ... Un détective privé, articula-t-elle tant bien que mal. Il vient de Californie pour enquêter sur la disparition de mon père.
— Un détective privé ? répéta Mike, soudain méfiant. Bon Dieu, tu ne renonces jamais !
— Je veux connaître la vérité, Mike.
— Ça ne me pose pas de problème, tant que ta soi-disant vérité ne m'attire pas de nouveaux ennuis. Je n'ai jamais fait de mal à ce sale hypocrite imbu de lui-même qu'était ton père !
— Parce que tu me le dirais si tu lui avais fait du mal ? rétorqua-t-elle.
— Je te conseille de me foutre la paix, Madeline. Je ne retournerai pas en prison, je te préviens. Je me suiciderai avant. Et tu seras du voyage, toi aussi, ajouta-t-il en la fixant avec des yeux pleins de haine.
— Ça suffit comme ça ! dit Hunter en se plaçant devant Madeline. Regagnez votre pick-up et passez votre route.
Mike était sensiblement de la même taille que Hunter, mais ses bras étaient si larges qu'ils s'écartaient de son corps. Quant à ses mains, elles venaient de se transformer en deux redoutables poings... Pourtant, Hunter ne semblait pas inquiet. Il fit même un pas de plus en direction de Mike.
— Je crois que maintenant serait une bonne idée, dit-il.
— Sinon ? demanda l'autre en rigolant doucement.
— Je pensais que vous ne vouliez pas vous attirer de nouveaux ennuis, dit simplement le détective.
Madeline retint sa respiration. Mike Metzger était plus musclé que Hunter, et il avait dû apprendre un certain nombre de coups tordus en prison. Elle le voyait hésiter entre son envie d'en découdre et les possibles conséquences qu'une bagarre pourrait avoir sur sa liberté conditionnelle. Heureusement, une voiture passa sur la voie rapide à ce moment-là. Lorsque sa conductrice, Minnie Hall, klaxonna et adressa un signe de la main à Madeline, Mike battit aussitôt en retraite.
— Souviens-toi, dit-il, tu n'as pas intérêt à me mettre le meurtre de ton père sur le dos.
Deux minutes plus tard, Madeline poussa un soupir de soulagement en le regardant monter dans son véhicule et quitter le bas-côté de la route. Dans une ultime provocation, le jeune homme frôla l'arrière de la petite Toyota avec son énorme pare-chocs avant d'accélérer et de disparaître au loin.
— Tu comprends mieux pourquoi je me pose des questions à son sujet ?
Le visage du détective resta impassible.
— Cette enquête ne me concerne plus, murmura-t-il.
Elle eut le sentiment qu'il ne s'adressait pas à elle mais à lui-même, comme s'il avait besoin de s'en convaincre.
De l'extérieur, les locaux du journal faisaient penser à une échoppe. En travers de la verrière sur rue s'étiraient des lettres dorées à l'ancienne : The Stillwater Independant. Fondé en 1898.
Hunter se promena dans le bureau pendant que la jeune femme s'asseyait devant l'ordinateur. Il n'avait pas envie de penser au regard malveillant que Mike avait adressé à Madeline, pas plus qu'aux objets trouvés dans la Cadillac ou à l'étrange coïncidence des décès successifs de deux adolescentes et d'une femme, toutes étroitement liées au révérend Barker. Il devait y avoir une explication à tout ça. En fait, il y avait une explication...
L'une avait été percutée par un chauffard qui s'était enfui, et les deux autres s'étaient suicidées. Trois morts violentes en l'espace de dix-huit mois. Trois morts sans coupable. Et tout le monde semblait trouver ça parfaitement normal.
Mais si nul autre que lui ne remettait en question les causes officielles de ces disparitions, c'était parce qu'il était le seul à s'être jamais interrogé sur le véritable visage du pasteur. Barker avait été un personnage incontournable de cette petite bourgade du Mississippi. L'ami des uns, l'oncle des autres, le père spirituel de tous, ou presque. Un homme au-dessus de tout soupçon.
Hunter contourna l'énorme imprimante qui prenait la moitié de la pièce dans laquelle il venait d'entrer. Seul quelqu'un d'extérieur à la ville pouvait remettre en cause la probité d'un homme tel que Barker, songea-t-il. Quelqu'un qui ne s'interdirait aucune hypothèse. Quelqu'un comme lui. Mais si le père de Madeline avait été, comme il commençait à le croire, un loup déguisé en agneau, Hunter préférait ne pas être celui qui annoncerait la nouvelle à sa fille.
Mieux valait profiter de l'opportunité qui lui était offerte de s'éclipser : prendre la poudre d'escampette avant de se retrouver dans une situation qui menacerait sa petite vie postAntoinette.
— Tu as déniché un vol qui part de Nashville ? demanda-t-il.
Même le fait de la tutoyer le troublait beaucoup trop pour qu'il songe sérieusement à s'attarder dans ce patelin paumé.
Elle soupira.
— Pas encore. Mais je ne m'avoue pas vaincue.
Hunter balaya la pièce du regard. À l'image de l'imprimante géante, tout ici était fonctionnel. Les murs peints en blanc, les stores en PVC, le genre de sol qu'on trouvait dans les cantines d'école. À l'exception du tableau en liège fixé au-dessus de l'ordinateur, ce bureau aurait pu être celui d'un homme.
Il s'intéressa aux photographies qu'elle y avait punaisées. Sur plusieurs d'entre elles, on la voyait avec Kirk : attablés au restaurant, en train de rire, dans une piscine, Madeline l'entourant de ses bras et posant le menton sur son épaule, une de Kirk assis sur le canapé du cottage, une bière à la main. Et aussi Kirk torse nu sur le pas d'une porte.
Kirk, Kirk, Kirk.
Hunter détourna le regard, passablement agacé. L'antipathie qu'il avait ressentie plus tôt à l'égard de l'ancien petit ami de Madeline était en train de se transformer en véritable aversion. Il essaya de se persuader qu'elle était due à la façon dont ce Vantassel s'était comporté ce matin au cottage, mais au fond de lui, il savait qu'elle trouvait son origine dans une zone beaucoup plus primaire de son cerveau.
— Combien ça coûte, un engin pareil ? demanda-t-il en désignant l'imprimante.
Dieu sait s'il se moquait de connaître le prix de cette machine, mais il voulait absolument chasser Kirk Vantassel de ses pensées, et avec lui la jalousie qu'il éprouvait à son égard.
— Très cher, répondit Madeline sans lever le nez de son écran.
— Alors, tu imprimes le journal toi-même ?
— Oui, oui, répondit-elle distraitement.
— C'est ce que font tous les journaux à petits tirages ?
Il avait commencé à l'interroger pour se changer les idées, mais sa curiosité naturelle avait pris le pas.
— Non, pas vraiment, répondit-elle en cliquant furieusement sur la souris de l'ordinateur.
Elle évitait volontairement de poser les yeux sur Hunter, et il lui en était presque reconnaissant. Si leurs regards se croisaient, il risquait de lire en Madeline ce désir impérieux qu'il éprouvait lui-même. Et si ça arrivait, ils ne pourraient s'empêcher de terminer en beauté ce qu'ils n'avaient fait qu'ébaucher sous le grand chêne.
— De nos jours, ajouta-t-elle, la plupart d'entre eux confient ce travail à une imprimerie.
— Et pourquoi pas toi ?
— J'y arriverai peut-être un jour, mais ce n'est pas facile de trouver une entreprise qui accepte d'imprimer un journal comme le mien. Elles préfèrent les plus grosses commandes.
— Parce que c'est plus rentable ?
— Oui. C'est une question de fric et de logistique. Je ne tire qu'à deux mille cinq cents exemplaires par semaine.
— Mais tu ferais des économies en sous-traitant, non ?
Madeline lui jeta un bref regard par-dessus son épaule.
— J'ai eu de la chance, répondit-elle. J'ai trouvé cette imprimante professionnelle à Jackson, dans une vente aux enchères d'objets saisis par les douanes.
— Comment savais-tu qu'elle était en état de marche ?
— Je l'ignorais. Mais je ne m'inquiétais pas, Clay est capable de tout réparer.
Curieusement, l'admiration qu'elle vouait à son frère agaçait également Hunter. Qu'est-ce qui lui arrivait ? Il n'avait pourtant jamais été du genre possessif...
Il se dirigea vers un coin du bureau où se trouvait un plan de travail et un évier, ainsi qu'un micro-onde et un petit réfrigérateur.
— Je peux boire quelque chose ?
— Fais comme chez toi. Il doit y avoir une bouteille d'eau dans le frigo.
Il s'accroupit et se servit.
— J'ai l'impression qu'il n'y a pas de vol disponible avant demain matin, dit Madeline.
Était-ce de la déception qu'il percevait dans sa voix ?
— Aucune importance. Je vais prendre une chambre au motel.
Il fallait qu'il quitte le cottage. Jamais il ne parviendrait à s'endormir en la sachant si près.
— Très bien, dit-elle.
Une fois qu'il serait parti, elle pourrait de nouveau se convaincre que Clay avait les mains propres et que la sacoche trouvée dans la Cadillac n'avait aucune chance d'appartenir à son père. Peut-être même parviendrait-elle à oublier ce qui s'était passé sous le chêne. À tout prendre, elle préférait tirer un trait sur les doutes soulevés par Hunter, et reprendre le cours de sa vie comme s'il n'était jamais venu.
Cette solution l'arrangeait, lui aussi, parce qu'il ne supportait pas l'idée qu'elle puisse souffrir en apprenant ce que Clay et Barker avaient peut-être fait.
Il arriva derrière elle au moment où elle se levait.
— Est-ce que ça va aller ?
Elle se raidit, comme mal à l'aise de le sentir si proche.
— Je n'en sais rien.
— Il ne faut pas regretter ce qui s'est passé entre nous, dit-il. C'est fait, c'est fait. Tu n'as aucune raison de t'en vouloir.
— Je n'arrive pas à croire que j'ai pu...
— Il faut replacer les événements dans leur contexte, Maddy. Tu n'étais pas dans ton état normal. Oublie ça.
Elle leva les yeux vers lui.
— Je ne suis pas sûre de vouloir oublier.
Hunter sentit son coeur qui s'emballait.
— Que veux-tu dire par là ?
— Que j'ai envie de m'en souvenir. Toujours.
Il posa tendrement la main sur sa joue.
— Qu'est-ce que tu es en train de me faire ? murmura-t-il en se penchant pour l'embrasser.
Mais le carillon de l'entrée retentit avant que leurs lèvres ne puissent se toucher.
Hunter se redressa et aperçut Kirk qui les observait d'un air dur.
Sur le coup, Madeline resta muette, mais Hunter sentit à quel point elle était bouleversée.
— Kirk ! murmura-t-elle d'une voix blanche. Je... Qu'est-ce que tu fais là ?
Son ancien petit ami la toisa avec tout le mépris dont il était capable.
— Désolé de vous avoir dérangés, dit-il.
— Tu ne nous déranges pas, je...
Dans un geste inconscient, elle lissa sa jupe froissée que Hunter avait retroussée moins d'une heure plus tôt.
— Tu... Tu as besoin de quelque chose ? bredouilla-t-elle.
— J'étais juste venu te dire d'écouter tes putains de messages ! lança Kirk avant de tourner les talons.
Madeline se couvrit le visage des deux mains tandis que la porte claquait à toute volée, recouvrant d'un bruit assourdissant le ding dong du carillon.
Que dire ? se demanda Hunter. Il ne voulait surtout pas devenir une source d'angoisse supplémentaire pour Madeline. Le problème, c'est qu'elle semblait tout aussi incapable que lui de combattre la violente attirance qui les portait l'un vers l'autre.
— Que dois-je faire ? dit-elle au bout d'un moment.
— Parlait-elle d'eux ou de l'enquête ? Il n'avait aucun conseil à lui donner en ce qui concernait le flou entourant leurs rapports. Lui-même se sentait totalement dépassé par la situation. Par contre, il eut soudain envie de l'encourager à poursuivre la démarche qu'elle avait entamée en faisant appel à lui.
— Cesse de te voiler la face, dit-il.
— Comment ça ?
Il se fit violence pour ne pas la prendre dans ses bras.
— Il faut crever l'abcès, Maddy. Ne renonce pas à découvrir la vérité.
— Mais je croyais que tu voulais laisser tomber ? Je croyais que tu voulais que je laisse tomber.
— J'avais peur de te voir souffrir, mais j'ai eu tort. Tu es déjà allée trop loin pour faire machine arrière. Il faut que tu connaisses le fin mot de l'histoire ou bien tu seras dévorée par le doute jusqu'à la fin de tes jours. Ça finira par détruire pour de bon les liens familiaux que tu essaies à tout prix de préserver.
Elle hocha doucement la tête en baissant les yeux. Et lorsqu'elle les releva, une lueur de défi les faisait briller.
— Alors, tu vas rester ? Tu es prêt à aller jusqu'au bout avec moi ?
Jusqu'au bout de quoi ? songea-t-il.
Chaque fois qu'il pensait à sa femme, la colère le submergeait au point de brouiller ses pensées. L'alcool semblait être le seul antidote au poison du ressentiment, mais il n'y touchait plus. Il lui avait fallu des années d'allers-retours destructeurs entre la colère et le whisky pour comprendre qu'on ne soignait pas un mal par un autre... Madeline était-elle une nouvelle erreur ?
— Si tu es prête à suivre mes règles, dit-il.
— Quelles règles ?
— Je quitte ta maison d'amis pour le Blue Ribbon.
— Ça changera quoi ? On sera tout de même obligés de passer beaucoup de temps ensemble.
Sans attendre sa réaction, elle se tourna vers son répondeur téléphonique et appuya sur un gros bouton qui clignotait.
— Madeline, ma petite Brittany va jouer dans le Magicien d'Oz pour le spectacle annuel de l'école... Elle a décroché le rôle de Dorothy, tu te rends compte ? Ce serait chouette si tu faisais un petit papier sur ses débuts. Alors, qu'est-ce que t'en dis ? Rappelle-moi.
— C'est ce genre d'information que tu publies dans les colonnes de ton journal ? demanda Hunter en mettant prudemment un peu de distance entre eux.
Elle griffonna quelque chose sur le bloc-notes posé à côté du répondeur, un sourire songeur sur les lèvres.
— Entre autres. C'est ce que j'ai toujours adoré dans cette ville. C'est comme si l'Independant servait de trait d'union entre les membres d'une grande famille.
Le message suivant arriva après qu'une voix de synthèse eut annoncé une heure et une date des plus fantaisistes.
— Madeline, c'est maman. Tu as éteint ton portable, ou quoi ? J'essaie de te joindre depuis ce matin. J'espère seulement que tu ne te balades pas à travers la ville en compagnie de ce détective privé... Clay et Grace ont assez souffert comme ça, tu ne crois pas ? Je ne pourrais pas supporter de voir mon fils retourner en prison et...
Avec une grimace, Madeline appuya sur l'avance rapide jusqu'au message suivant.
— Madeliiine..., fit une voix d'outre-tombe.
Hunter se figea.
— Qui est-ce ?
Elle secoua la tête, indiquant d'une moue qu'elle n'en avait pas la moindre idée.
Le mystérieux interlocuteur poursuivit :
— Maddy ? C'est ton papa chéri.
— Il faut vraiment être idiot pour faire des blagues pareilles, dit Hunter.
Mais elle avait déjà blêmi, et tous deux écoutèrent la fin du message sans faire un geste pour l'interrompre.
— Je suis de retour, mon trésor. Après toutes ces années, me revoilà enfin ! Que penses-tu de ma collection de petites culottes ? Celles de Grace avaient toujours la meilleure odeur.
Le type émit un grognement extatique.
— Grace était tellement étroite. Mais c'est normal à cet âge. C'est pour ça que je les aime très jeunes. Ce sont de vraies petites chiennes qui obéissent au doigt et à l'oeil. Surtout quand on les tient en laisse.
Il se tut un moment, mais ils entendaient sa respiration saccadée.
— Écarte les cuisses pour moi, Maddy. C'est de toi dont j'ai toujours eu envie.
Un clic indiqua la fin du message. Hunter alla éteindre le répondeur. Mais avant qu'il ne puisse dire un mot, Madeline se précipita dans la salle de bains. À peine venait-elle de s'y enfermer qu'il l'entendit vomir.
*
**
— Alors, il est comment ?
Avant que Clay ne puisse répondre à sa mère, Allie s'éloigna de l'évier dans lequel elle lavait une grosse poêle et se dévissa le cou pour essayer d'apercevoir sa fille.
— Clay, tu veux bien jeter un œil sur Whitney ? demanda-t-elle doucement. Ça fait un moment que je ne l'entends plus.
Il hocha la tête et marcha jusqu'au salon. Sa belle-fille était assise devant la télévision, absorbée par le film qu'il lui avait loué. Dieu merci, elle n'avait pas écouté ce que disaient les grands dans la cuisine. Irène avait déboulé à la ferme peu après le déjeuner, toujours aussi fébrile. Cette fois-ci, Clay partageait son inquiétude. Lui-même se sentait franchement nerveux. Il avait dû faire face à beaucoup de situations critiques au cours des deux dernières décennies, mais il avait toujours pu compter sur le soutien sans faille de Madeline. Tant que la fille de Barker continuerait à clamer son innocence, il n'aurait pas trop de mal à renvoyer ses accusateurs dans les cordes.
Mais la présence de ce détective privé risquait de changer la donne. Ce type semblait en mesure de semer le doute dans l'esprit de Madeline. Clay avait tout de suite compris à qui il avait affaire. Derrière son visage bronzé et son sourire à la Brad Pitt, Hunter était aussi vif d'esprit que sûr de lui. Avec Solozano, on était loin des flics de la petite brigade de province, totalement inexpérimentés en matière d'enquête criminelle.
— Tout va bien ? demanda Allie quand il revint dans la cuisine.
— Très bien. Elle regarde son DVD.
— Clay ? dit Irène sans cacher son impatience.
— Solozano ne constitue pas un danger pour nous, dit-il.
Les yeux affolés d'Irène plongèrent dans ceux de son fils.
— Tu en es sûr ?
Elle voulait le croire. Si seulement il trouvait les mots pour la convaincre...
— Sûr et certain.
— Mais il risque de tout découvrir !
— Il ne va rien découvrir du tout, maman, dit Clay d'une voix parfaitement calme.
Il fallait à tout prix rassurer Irène avant que son agitation n'attise encore plus les soupçons. Elle était le maillon faible. Si Hunter Solozano était aussi doué que le pensait Clay, il ne tarderait pas à s'en apercevoir et à s'en servir pour les atteindre tous.
— Comment le sais-tu ? demanda Irène d'une voix criarde.
Clay tira l'une des chaises rangées autour de la table et s'y laissa tomber lourdement. Après le drame, sa mère avait fait preuve de détermination, de clairvoyance et d'une grande force de caractère. Mais les années et le stress avaient fini par avoir raison de ses nerfs. Ça le peinait de voir à quel point elle avait changé, à quel point cette tragédie et ses conséquences l'avaient usée, affaiblie. D'une certaine manière, elle était en cavale depuis la disparition de Barker. C'était déjà un exploit qu'elle ait tenu si longtemps sans craquer.
Elle était au bord du K.O., à présent. Moralement à bout de forces. Pourtant, elle n'avait pas le droit de s'effondrer. Ni pour elle ni pour sa famille. Depuis vingt ans, les Montgomery parlaient d'une même voix et présentaient à la police une version unique des faits. Ils devaient s'y tenir coûte que coûte, pendant vingt ans encore s'il le fallait.
— Maman, il y a un peu plus d'un an, Madeline m'a emprunté une assez grosse somme, dit-il en posant un coude sur la table.
— Quel rapport avec ce dont on parle ?
— Ça signifie qu'elle n'a pas beaucoup d'argent. Et ce Solozano ne travaille sûrement pas pour rien.
— Et alors ?
— Et alors, elle sera bien obligée de le renvoyer chez lui quand elle n'aura plus les moyens de le payer. Ce qui ne saurait tarder, ajouta-t-il avec un bref sourire. Tout ça pour dire que M. Solozano n'aura jamais le temps de mener à bien son enquête.
Il avait prononcé ces paroles avec plus de conviction qu'il n'en ressentait réellement. En vérité, si Madeline était aussi certaine que Clay du talent de son détective privé, elle ne consentirait jamais à le laisser filer. Quitte à contracter des dettes. Mais il garda cette réflexion pour lui.
— Je lui laisse message sur message, mais elle ne me rappelle jamais, gémit Irène. Pourquoi ? Elle ne faisait pas ça avant. Tu crois qu'elle soupçonne quelque chose ?
Allie lui fit gentiment signe de ne pas parler trop fort, et Clay alla s'assurer que Whitney était toujours devant le poste de télévision.
Cette fois-ci, la fillette se tourna vers lui en entendant grincer le parquet, et lui décocha un sourire radieux.
— Salut, papa ! Tu veux regarder avec moi ?
— Je viendrai quand bonne-maman sera partie, d'accord ?
Elle hocha la tête et se replongea immédiatement dans son film, tandis que Clay retournait dans la cuisine.
— Madeline se sent coupable de l'avoir fait venir, dit-il à voix basse. Elle sait que ça nous déplaît... C'est pour ça qu'elle ne te rappelle pas.
— Il y a de quoi se sentir coupable, répliqua Irène, incapable de parler doucement. Quand on sait le mal que la présence de ce détective privé risque de nous faire !
Clay échangea un regard inquiet avec Allie avant de s'asseoir face à sa mère et de lui prendre les mains.
— Maman, il faut que tu m'écoutes, maintenant.
— Quoi ? Mais je ne fais que ça depuis que je suis arrivée !
— Calme-toi, d'accord ? Tu es trop nerveuse pour réfléchir clairement. On va se sortir de ce mauvais pas comme on l'a toujours fait. En se servant de notre matière grise et en gardant la tête froide.
— Mais ça ne s'arrête jamais, dit-elle d'un ton plaintif. Chaque fois qu'on pense que l'enquête est enterrée pour de bon, quelque chose ou quelqu'un apparaît pour la relancer. Quand ce n'est pas les deux, comme maintenant...
La Cadillac, la sacoche... et Hunter Solozano qui venait de débarquer en ville... Cette fois, ça commençait à faire beaucoup, songea Allie en rinçant une casserole. Quelques mois auparavant, c'était elle qui inquiétait les Montgomery en rouvrant le dossier Barker... Et puis elle était tombée éperdument amoureuse du principal suspect.
— Papa ? appela Whitney.
Clay se redressa sur sa chaise.
— Quoi, ma puce ?
— Est-ce que bonne-maman pleure ?
— Non, mon coeur. Elle est juste un peu inquiète à cause...
— À cause du monsieur qui est privé de quelque chose ? interrompit la fillette.
— Le monsieur privé de quelque chose ? répéta Clay en se tournant vers Allie avec une moue perplexe.
— Elle veut sans doute parler du détective privé, murmura la jeune femme, les sourcils froncés.
Clay se pinça l'arête du nez en soupirant. À l'école, Whitney avait entendu parler de la Cadillac repêchée, et elle lui avait déjà posé des questions à propos de l'homme qu'il avait - selon ses camarades de classe - «tué». Avec la patience dont il faisait toujours preuve à son égard, il lui avait expliqué que tout cela était faux. Et il pensait l'avoir convaincue. Mais si la situation dégénérait et qu'elle voyait son nouveau papa partir en prison, il deviendrait difficile de la rassurer...
— Bonne-maman a entendu ces rumeurs idiotes qui circulent dans ton école, dit-il. C'est pour ça qu'elle est un peu triste.
— Oh, ne t'en fais pas, bonne-maman ! cria Whitney depuis le salon. Papa est drôlement gentil. Il ne ferait jamais de mal à quelqu'un.
Allie et Clay échangèrent un regard.
— Il vaut mieux que tu ne viennes pas ici quand tu es dans cet état, dit-il à sa mère en parlant tout bas. Si tu as besoin de parler, passe-moi plutôt un coup de fil.
— Personne ne veut m'écouter, dit Irène tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues.
— Ressaisis-toi, bon Dieu !
Il avait dit ça d'une voix à peine audible, mais d'un ton si dur, si excédé qu'elle se leva d'un bond.
— Où vas-tu ?
— Chez moi, répondit-elle, les lèvres tremblantes.
— Ne fais rien qui puisse nous mettre en danger, dit Clay. D'ailleurs le mieux serait que tu ne fasses rien du tout. Reste tranquillement dans ton appartement jusqu'à ce que tu te sentes moins nerveuse, d'accord ?
— Mais je ne supporte plus de vivre ainsi ! s'écria-t-elle avec un sanglot. Je veux que ça s'arrête !
Allie et Clay se tournèrent ensemble vers le salon.
— Il va pourtant falloir tenir le coup, dit Clay en prenant sa mère par les épaules pour l'obliger à le regarder. Nous n'avons pas le choix.
*
**
Madeline était assise à son bureau, mais du côté visiteur. Hunter se trouvait debout à côté d'elle, négligemment appuyé contre le mur. Kirk, le nez collé à la verrière, fixait la rue d'un air sombre. Pontiff l'avait convoqué dès que Madeline lui avait répété les paroles de son ex :
— J'étais juste venu te dire d'écouter tes putains de messages...
Le shérif voulait savoir pourquoi Kirk tenait tant à ce quelle les consulte.
Pourtant, Madeline était pour ainsi dire certaine que Kirk n'avait rien à voir avec cette blague de très mauvais goût. S'il s'agissait vraiment d'une blague... Et elle se sentait horriblement mal à l'aise, coincée entre lui et Hunter dans cet espace clos. Mais le pire de tout était ces mots abominables que son répondeur ne cessait de répéter et qu'elle ne parvenait pas à digérer.
Le shérif Pontiff passait et repassait le message dans l'espoir de reconnaître cette voix déguisée.
— Tu devrais peut-être rentrer chez toi, dit Hunter en posant gentiment la main sur l'épaule de Madeline. Je vais m'occuper de ça et je demanderai au shérif d'avoir la gentillesse de me déposer chez toi quand on en aura terminé.
— M'occuper de ça ? s'exclama Kirk en faisant volte-face. Non mais pour qui vous prenez-vous ?
Quelques minutes plus tôt, il avait déjà fait un premier scandale en entendant Madeline le tutoyer, puis un second dans la foulée en constatant que le détective portait une paire de baskets qui lui appartenait.
Hunter s'éloigna du mur pour aller lui parler face à face.
— Vous ne voyez pas à quel point ça l'affecte ?
Madeline, qui était au supplice, ferma les yeux de toutes ses forces.
— Arrêtez, vous deux ! De toute façon, je n'irai nulle part.
Elle était épuisée, mais elle ne voulait pas partir avant de savoir qui avait laissé ce message. Chaque fois que Toby appuyait sur le bouton, elle espérait mettre un nom sur cette voix caverneuse.
Renonçant finalement à repasser le message, Pontiff s'approcha de Kirk et le fixa dans le blanc des yeux.
— Alors, tu ne sais vraiment pas qui c'est ?
— Bien sûr que non ! Toby, tu me connais, quand même ! Tu m'imagines en train de faire une chose pareille ?
— Tout le monde sait que c'est fini entre toi et Madeline, Kirk. Je pourrais comprendre que tu aies voulu te venger dans un moment de colère.
— Je ne ferais jamais de mal à Maddy, déclara-t-il. Jamais !
Il semblait sincèrement indigné, et même blessé qu'on puisse le soupçonner d'une telle ignominie. Mais Pontiff devait faire son travail.
— Alors, pourquoi lui avoir conseillé d'écouter ses messages ?
— Pas pour qu'elle tombe sur cette saloperie, dit Kirk avec un geste impatient de la main. Sa mère venait de m'appeler pour se plaindre de ne jamais pouvoir la joindre. J'ai vu qu'il y avait quelqu'un dans le bureau et je me suis arrêté pour lui dire qu'Irène se faisait du souci, c'est tout.
Et sans doute aussi parce qu'il se sentait mal après leur altercation matinale et qu'il souhaitait parler avec elle, songea Madeline. Depuis qu'ils étaient amis, Kirk et elle étaient rarement restés fâchés plus de quelques heures. Et leur amitié datait de l'école maternelle... Pas étonnant qu'il ait mal vécu leur dispute. Mais il ne s'attendait sûrement pas à trouver Hunter penché sur elle, sur le point de l'embrasser.
— Pourquoi tu ne lui demandes pas qui c'est, à lui ? demanda Kirk en indiquant Hunter d'une moue dégoûtée. Il est bien là pour résoudre les mystères de Stillwater, non ?
Hunter ne se donna pas la peine de répondre à cette provocation. Il se contenta de croiser les bras et de regarder Kirk d'un air indifférent.
— Je n'ai pas besoin de son aide, répliqua Pontiff. Je suis capable de faire mon boulot tout seul.
Vraiment ? songea Hunter sans rien laisser paraître de son scepticisme. À première vue, le shérif ne semblait pas s'en sortir si bien que ça. À en croire ce qu'il leur avait dit un peu plus tôt, la police ignorait toujours à qui appartenaient les culottes trouvées dans le coffre de la Cadillac. Et ce malgré l'initiative de Madeline qui avait placardé un avis dans toute la ville. Avis qu'elle s'apprêtait à publier dans le prochain numéro de son journal.
Pourtant, quelqu'un à Stillwater devait forcément savoir d'où elles venaient et comment elles avaient atterri dans le coffre de cette voiture...
— Je prends la cassette avec moi, dit Toby Pontiff en la retirant du répondeur.
Depuis son arrivée, il adoptait des manières et un ton très professionnels, espérant sans doute en imposer à Hunter.
— Ça pourrait servir de pièce à conviction, ajouta-t-il. On ne sait jamais.
— On ne sait jamais, répéta Madeline avec un petit rire ironique et amer.
— Pardon ?
Elle ne répondit pas. Elle préférait garder ses sentiments pour elle. Pontiff les connaissait probablement, mais il n'avait sans doute aucune envie de les entendre énoncés à haute et intelligible voix. La vérité, c'est qu'elle en avait plus que marre d'attendre un dénouement qui n'arrivait jamais. Elle ne faisait que ça attendre et attendre encore. Depuis vingt ans.
— Tenez-nous au courant si vous trouvez quoi que ce soit, dit Hunter qui semblait deviner l'état d'esprit dans lequel se trouvait Madeline.
Après le départ de Pontiff, la tension entre Hunter et Kirk devint beaucoup plus perceptible. Kirk jeta un oeil mauvais sur son rival avant de se tourner vers Madeline.
— Je vais aller faire du ski, Maddy.
Elle le regarda, surprise.
— Tout seul ?
— Pourquoi pas ? Je préfère mettre les voiles pendant quelques jours plutôt que te voir roucouler dans les bras de ce bellâtre. Ce que j'ai aperçu tout à l'heure m'a largement suffi.
C'en était trop pour Madeline. Elle ne se sentait pas la force d'affronter une crise de jalousie, même si elle était, au fond, assez légitime.
— Je suis désolée si je t'ai blessé, Kirk. Tu sais que ça n'a jamais été mon intention, n'est-ce pas ?
Elle s'attendait à entendre des reproches, voire des mots blessants. Mais la nature profonde de Kirk l'emporta sur la colère du moment, et il redevint celui qu'elle avait toujours connu.
— Ouais... C'est juste que... C'est dommage que ça n'ait pas marché entre nous.
Oui, c'était dommage. Elle ne pouvait le nier. Sa vie aurait été tellement plus simple si elle avait pu s'investir totalement dans cette relation. Mais malgré ses efforts, elle n'y trouvait pas ce qu'elle attendait de l'amour.
— Je n'ai rien à te reprocher, Kirk. C'est moi qui suis compliquée... J'en veux toujours plus. Je cherche peut-être quelque chose qui n'existe pas. Tu as toujours été si gentil avec moi, ajouta-t-elle tristement.
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— C'est sans doute la chose la plus dure que tu m'aies jamais dite.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.
— Parce que ça signifie que tout est fini entre nous, répondit Kirk en se dirigeant vers la porte.
Il se retourna une dernière fois avant de la franchir.
— Mais j'espère pour toi que tu ne tomberas pas dans les bras de ce type. Ce serait vraiment une grosse bêtise, Maddy.
Serait ? Elle était déjà tombée dans ses bras.
Lorsqu'il vit qu'elle n'avait rien à répondre, Kirk tourna les talons et sortit dans la rue, le dos un peu voûté.
Parfaitement immobile dans son fauteuil, Madeline attendit, résignée, que l'habituel sentiment de panique ne l’envahisse. Ce coup-ci, Kirk ne reviendrait plus. Après cinq années ensemble, c'était bien fini.
Pourtant, elle n'eut pas envie de le rattraper, de le retenir encore un peu, de laisser la porte entrouverte... Et cette réaction l'inquiétait, parce qu'elle ne pouvait l'expliquer que d'une seule manière.
Hunter Solozano.
Chapitre 14
Madeline était assise à une table du Two Sisters, tournant le dos à la porte. Il était 18h30, ce vendredi soir, et il y avait pas mal de monde.
À la table voisine, un groupe commandait desserts et cafés. Madeline évitait de regarder dans leur direction, de crainte qu'une connaissance ne lui adresse la parole. Elle n'avait pas envie de discuter. Pas avant de s'être remise des événements de la journée. Stillwater lui avait toujours semblé un havre de paix. Et voilà que soudain, tout lui apparaissait sous un jour différent, y compris ceux en qui elle avait le plus confiance.
Du coup, elle se sentait nerveuse, irritable et même un peu perdue. Hunter l'obligeait à remettre en question tout ce en quoi elle avait cru jusque-là.
— Tu es sûre de vouloir que je reste ? lui demanda-t-il.
En était-elle sûre ? Quoi qu'elle fasse, elle s'exposait à la souffrance. S'il continuait son enquête, elle devrait accepter ses révélations, même si la vérité s'avérait pire que l'ignorance. Hunter avait déjà une idée de ce qui s'était passé, et elle devinait le scénario qui s'imposait à lui.
Mais s'il s'en allait, pourrait-elle faire comme si rien n'avait changé ? Ne serait-elle pas plutôt, ainsi que l'avait prédit Hunter, «dévorée par le doute jusqu'à la fin de ses jours» ?
— Tu comptes me répondre un jour ?
Madeline se tourna vers lui et le dévisagea longuement.
Elle avait encore envie qu'il la touche. Le moment qu'ils avaient partagé un peu plus tôt, dans l'urgence de leur désir, n'avait fait qu'aiguiser son appétit.
— Je ne sais pas quoi faire, avoua-t-elle enfin, caressant du doigt l'anse de sa tasse à café.
Où était passée la confiance aveugle qu'elle avait toujours vouée à ceux qui lui étaient chers ? Elle se souvenait de son père lui disant que son corps était un temple et qu'elle ne devait jamais laisser quiconque le profaner.
Ces mots n'étaient pas ceux d'un pédophile.
— As-tu confiance en moi ? demanda doucement Hunter.
En lui ? Elle ajouta un peu de sucre en poudre dans son café et remua nerveusement le breuvage presque froid.
— Je ne te connais même pas.
— C'est vraiment ce que tu penses ?
Non. Elle venait à peine de le rencontrer et ignorait presque tout de lui, mais elle se sentait prête à lui confier les clés de sa maison, et même celles de son coeur. Peut-être parce qu'ils avaient tout de suite abordé les sujets les plus intimes, sans perdre de temps avec les banalités d'usage. Oui, c'était sans doute pour ça que leurs rapports avaient progressé à la vitesse de la lumière. Le reste était une question d'instinct et d'observation. Elle savait que cet homme était intelligent, qu'il avait un tempérament de meneur, qu'il accomplirait son travail avec la plus grande rigueur et qu'il ferait tout pour lui éviter de souffrir inutilement.
Ce n'était pas trop mal pour un début.
— J'aimerais que tu restes, dit-elle.
— Dans ce cas, il faut que je loue une chambre au motel.
— Pourquoi ?
Leurs regards se croisèrent et elle eut le sentiment de voir chaque détail de leur étreinte dans le bleu si clair de ses yeux.
— Tu sais très bien pourquoi, Maddy.
Elle se battait sur tant de fronts à la fois qu'elle songea un instant à délaisser celui-là. À trente-six ans, il était peut-être temps qu'elle s'autorise une aventure torride avec un quasi-inconnu.
Mais la voix de la raison lui suggérait qu'elle n'était sans doute pas en état de prendre les meilleures décisions.
J'espère pour toi que tu ne tomberas pas dans les bras de ce type. Ce serait vraiment une grosse bêtise, Maddy.
Et si l'attirance qu'elle éprouvait pour Hunter se transformait en quelque chose de plus sérieux ? Il faudrait bien qu'il rentre chez lui à un moment ou à un autre... Et elle, dans tout ça ?
— Va pour le motel, dit-elle sans enthousiasme.
Elle réussit à composer un sourire pour la serveuse qui venait de remplir sa tasse avec du café chaud, Jody s'asseyait souvent près d'elle sur le banc de l'église.
— Alors, quel est ton avis ? demanda Hunter. Tu crois que c'est Mike qui a laissé ce message ?
Elle l'avait écouté au moins vingt fois sans deviner quel en était l'auteur.
— Je n'en sais rien. Il aurait pu rentrer chez lui et appeler avant qu'on n'arrive au journal. À moins qu'il ait laissé ce message avant de prendre son pick-up. Je n'ai jamais réussi à régler la date et l'heure sur ce foutu répondeur. Je savais qu'un jour ou l'autre, ça finirait par me jouer des tours.
— C'est dommage, en effet... Ça nous aurait donné une indication. Je crois que je vais aller lui rendre une petite visite, demain. J'aimerais lui demander s'il a quelque chose à voir avec ça. Les yeux dans les yeux.
Oui, elle avait fait le bon choix en demandant à Hunter de rester. Elle avait besoin de lui. Mais Dieu qu'elle avait peur de ce qu'il risquait de découvrir...
— On devrait aussi appeler Clay, dit-il. Pour lui parler du message.
— Clay ne ferait jamais une chose pareille !
Hunter exerça une légère pression sur le poignet de Madeline.
— Je me disais simplement qu'il pourrait avoir une idée de qui a fait le coup. Il est évident qu'il en sait plus qu'il ne veut bien le dire sur la disparition de ton père. J'imagine qu'il ne va pas tout nous déballer juste parce que je le lui demande gentiment. Mais s'il pense que tu es en danger, ce sera une autre histoire...
Avant d'avoir entendu cette voix d'outre-tombe surgir de son répondeur, Madeline ne s'était jamais sentie menacée personnellement.
— On ne pourrait pas parler d'autre chose, pour une fois ? demanda-t-elle en utilisant sa fourchette pour former de petits monticules avec la crème fouettée de sa tarte au citron.
Elle refusait de songer à ses soucis une minute de plus. Si elle ne trouvait pas vite des réponses aux questions qui la torturaient, elle risquait de plonger à son tour dans la dépression. Une perspective qui la terrifiait depuis qu'elle avait pris conscience de la maladie dont sa mère avait souffert et qui, d'une certaine manière, avait fini par la tuer.
Hunter étira le bras le long du dossier de la banquette.
— De quoi veux-tu parler ?
Elle abandonna la fourchette sur la table et repoussa l'assiette dans laquelle trônait, intacte, sa tarte au citron.
— De toi, par exemple.
Il hésita un instant avant de lâcher un petit soupir résigné.
— Que souhaites-tu savoir, au juste ?
— Depuis combien de temps es-tu divorcé ?
— Un an. Treize mois pour être précis.
Madeline se doutait bien que c'était assez récent.
— Et tu es resté marié combien de temps ? Cinq, six ans ?
Il tira à lui l'assiette de Madeline et se mit à attaquer la tarte qu'elle avait délaissée. La sienne était déjà engloutie depuis longtemps.
— Douze.
Elle ne put dissimuler sa surprise.
— Douze ans ? Alors, tu t'es marié très jeune !
— J'avais dix-neuf ans.
— Je croyais que tu avais passé une jeunesse insouciante sur ta planche de surf.
Il prit le temps de boire une gorgée de café avant d'émettre un petit rire sec.
— Dans mes rêves, oui...
— Ah bon ?
— Je n'avais pas le temps pour ça. Je ne possédais même pas de planche, à cette époque-là.
— Quoi ? Tu avais déjà un travail ?
Songeur, il contempla le café qui fumait légèrement dans sa tasse comme s'il y voyait défiler sa jeunesse.
— Je bossais la nuit, dit-il. Pendant la journée, je préparais un diplôme de commerce international à l'université. J'aurais aimé aller au bout, mais j'ai été contraint de laisser tomber.
— Pourquoi ?
— J'ai dû prendre un deuxième boulot.
Elle se sentit idiote de l'avoir taquiné, la veille, en le décrivant comme un oisif déconnecté des réalités qui passait sa vie sur la plage grâce aux subsides de ses parents. Elle qui reprochait aux gens d'ici leur jugement hâtif sur Clay, n'avait-elle pas fait exactement la même chose pour Hunter ? Apparemment, il n'avait pas eu la vie facile qu'elle s'était imaginée.
— C'est à ce moment-là que tu es devenu policier ?
— Non, c'est à ce moment-là que je suis devenu barman la nuit et réceptionniste le jour dans un petit hôtel. J'ai attendu encore deux ans avant de devenir flic.
— Ça t'a plu de porter l'uniforme ?
— Plutôt, oui. Surtout que je suis assez vite passé au grade d'inspecteur et que je ne portais pas d'uniforme. Au fond, ça ressemblait beaucoup à ce que je fais aujourd'hui. Sauf que maintenant, je choisis mes horaires, ainsi que les affaires sur lesquelles je souhaite enquêter. Sans compter que je gagne beaucoup mieux ma vie.
— Le job de rêve, quoi !
— Exactement.
— Et ta femme ? Tu l'as rencontrée à l'université ?
— Si on veut. En fait, Antoinette n'était pas étudiante. On s'est connus lors d'une fête organisée sur le campus.
Madeline versa un peu de lait dans son café.
— Tu as été marié pendant près de douze ans et tu es divorcé depuis un an et un mois, résuma-t-elle, l'air concentré. Tu devais donc être en deuxième année, c'est ça ?
— Non, en première.
— Un petit bleu, en somme !
— Un bleu, d'accord, mais pas si petit que ça. Il n'y a qu'au Mississippi où tous les hommes me dépassent d'une tête.
Enfin, elle éclata de rire. Le changement de sujet semblait lui faire du bien.
— Tu as été victime du coup de foudre ?
Il fit une moue mi-figue, mi-raisin.
— Un coup de foudre, je ne crois pas. Je dirais plutôt une sorte de fascination... C'était la première fois que je tombais amoureux. Alors, forcément, ça m'a un peu chamboulé...
— Qu'est-ce qui t'a tellement plu chez elle ?
— Elle attirait tous les regards. Je n'avais jamais vu une fille comme elle. Tu l'aurais vue se trémousser sur l'estrade..., dit-il avec un large sourire. J'étais complètement hypnotisé.
— C'était une grande danseuse et elle t'a ensorcelé grâce à de savants déhanchements, c'est ça ?
À son tour, il éclata de rire.
— En quelque sorte, oui. Antoinette était strip-teaseuse.
Madeline, qui s'apprêtait à boire une gorgée de café, suspendit son geste.
— J'imagine que ton père n'était pas du genre à laisser traîner Play-boy sur le canapé du salon ? dit-elle enfin.
— Tu insinues que j'étais un grand frustré ? s'exclama-t-il. Oui, au fond, tu as sans doute un peu raison... J'ai été élevé par des parents très religieux qui n'auraient jamais eu l'idée de m'envoyer dans une école mixte. Du coup, il a fallu que j'entre à l'université pour découvrir que le monde n'était pas peuplé que de garçons.
— Tu leur en as voulu ?
— Pas vraiment. Quand j'étais au lycée, je m'intéressais plus au sport qu'aux filles.
Madeline sourit intérieurement. Elle aimait entendre ses confidences. Sans doute les lui faisait-il surtout pour la distraire de ses malheurs, mais ça ne changeait rien au fait qu'elle aurait pu l'écouter pendant des heures.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je suis parti pour l'université. D'un seul coup, mes parents n'étaient plus là pour surveiller mes faits et gestes. C'était la première fois de ma vie que je me sentais libre. J'étais littéralement déchaîné... et chaque jour un peu plus fauché que la veille.
Il termina la tarte de Madeline, puis repoussa les deux assiettes au bord de la table.
— Je me suis bien éclaté pendant les premiers mois de ma vie d'étudiant, poursuivit-il. Mais j'étais encore très naïf et j'ai commis quelques erreurs vraiment stupides.
— Comme tomber amoureux d'une strip‑teaseuse ?
— Antoinette était...
Il fronça les sourcils et secoua la tête.
— Tu as vu Risky Business ?
— Plusieurs fois.
— Eh bien, notre relation était semblable à celle qui existe entre Tom Cruise et Rebecca De Mornay. Antoinette était la première fille avec qui je couchais, mais elle avait cinq ans de plus que moi et elle était beaucoup plus expérimentée. Dans tous les domaines, ajouta-t-il avec un petit sourire.
— Elle avait arrêté ses études ?
— Quand je l'ai rencontrée, elle prétendait suivre des cours au centre universitaire, mais je me suis vite aperçu que ce n'était pas vrai. En réalité, elle passait son temps à graviter autour de la jeunesse dorée de la ville. Quant à son job, il lui permettait de gagner pas mal d'argent tout en se faisant remarquer. C'est ce qu'elle aimait, au fond.
— Et toi, ce que tu aimais, c'était être avec elle.
Les yeux de Hunter se perdirent un instant dans le lointain.
— Ouais, j'étais raide dingue d'elle. Au point d'être assez stupide pour la présenter à mes parents.
La serveuse arriva avec son pot de café chaud. Elle ramassa les assiettes vides et proposa de remplir leurs tasses. Ils déclinèrent son offre, levant tous deux la main avec un petit sourire.
— Et ça s'est mal passé ? demanda Madeline lorsque Jody fut repartie.
— Oh, ils ont fait bonne figure devant elle. Mais après son départ, ils m'ont dit qu'ils la trouvaient «épouvantablement vulgaire». Ce sont précisément les termes utilisés par mon père. Ça a dû me marquer pour que je m'en souvienne si bien. Et plus tard, ma mère l'a traitée de «grue matérialiste». Bref, c'était un vrai succès... Ils m'ont demandé de me débarrasser d'elle avant qu'il ne soit trop tard.
— Ils ont dit ça, vraiment ? C'est plutôt dur. Tout le monde n'a pas la chance de naître dans une famille riche et cultivée. Il y a des filles qui deviennent strip-teaseuses parce qu'elles n'ont pas vraiment le choix.
— Mes parents ignoraient ce qu'elle faisait pour gagner sa vie. S'ils lui en voulaient tellement, c'est parce que...
Il tapota du doigt le bord de son mug comme s'il hésitait à poursuivre.
— Quoi ? demanda Madeline. À chacun son tour de se confier, Hunter ! Et tu connais déjà un certain nombre de mes petits secrets honteux.
— Le fait que tu aies attendu trente-deux ans avant de faire l'amour n'a rien d'un secret honteux, dit-il.
Elle se sentit rougir.
— Et maintenant, reprit-elle, il y a ce... ce qu'on a fait sous ce grand arbre, bredouilla-t-elle en espérant qu'elle n'était pas rouge comme une pivoine.
— J'ai l'impression que tu n'assumes pas ce qui s'est passé entre nous, dit-il.
Cette fois-ci, son sourire était plus attendri que narquois.
— Mais j'aimerais te dire quelque chose...
Elle n'était pas certaine d'avoir envie de l'entendre.
— Quoi ? demanda-t-elle d'une voix hésitante.
— C'était merveilleux. Tu es merveilleuse.
— Arrête un peu ! lança-t-elle en éclatant de rire pour la deuxième fois en moins d'un quart d'heure. Je te signale qu'on parlait de toi, pour une fois.
— Eh bien, on parle encore de moi. Au cas où tu l'aurais oublié, je me trouvais sous cet arbre, moi aussi.
Non, elle ne l'avait pas oublié. Ça lui coupait le souffle chaque fois qu'elle y pensait. Mais mieux valait chasser ces images troublantes si elle ne voulait pas avoir trop de regrets ce soir, quand il partirait dormir au motel.
— Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tes parents étaient si remontés contre Antoinette. Le fait qu'ils l'aient trouvée vulgaire n'explique pas tout, si j'ai bien compris. D'autant qu'ils ignoraient sa profession.
Hunter reprit son sérieux pour répondre :
— Elle a volé un bijou qui appartenait à ma mère. Maman m'a appelé à l'université, elle était dans tous ses états. Elle a immédiatement accusé Antoinette, et le ton est monté entre nous. J'étais furieux qu'elle puisse la croire capable d'une chose pareille. Pour moi, c'était impensable. J'étais persuadé que ma mère cherchait à nous séparer par tous les moyens, et je ne me suis pas gêné pour le lui dire.
Un sourire triste assombrit son visage.
Pourtant, c'est elle qui avait raison. Trois mois après notre dispute, j'ai trouvé son collier en diamant planqué dans le tiroir à lingerie d'Antoinette.
Madeline enroula une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Quelle horreur ! Tu as dû te sentir très mal.
— Pire encore.
— Et pourtant, tu l'as quand même épousée. Cet incident aurait pu t'en dissuader.
— Ça m'a aidé à faire la différence entre la libido et l'amour.
Avec Kirk, elle avait vécu l'expérience contraire. Elle éprouvait de l'amitié et du respect pour son ancien compagnon, mais le courant n'était jamais passé entre eux sur le plan sexuel. Tandis que dans les bras de Hunter...
— Alors, tu as songé à la quitter ?
— J'ai fait plus qu'y songer. Après quelques jours de réflexion, je me suis résolu à mettre un terme à notre relation. Mais cette décision est intervenue en pleine semaine des examens. J'ai préféré ne rien lui dire avant d'avoir passé les épreuves.
— Tu voulais te concentrer sur ton travail ?
— Oui. On vivait ensemble, à l'époque, et je savais qu'elle allait très mal le prendre. J'avais déjà voulu me séparer d'elle une fois, et elle était devenue à moitié folle. Après avoir tout cassé dans l'appartement, elle avait menacé de se trancher les veines avec un rasoir.
— Tes parents devaient être soulagés de savoir que tu t'apprêtais enfin à suivre leur conseil.
— Je ne leur ai rien dit. Nos liens s'étaient beaucoup distendus depuis mon entrée à l'université, en grande partie parce que je vivais avec Antoinette. Je me braquais dès qu'ils me parlaient d'elle. J'avais le sentiment d'être assez grand pour prendre seul mes décisions.
— Un vrai petit mâle ! dit Madeline avec un sourire sarcastique.
— Ça fait plaisir de se sentir compris, répliqua-t-il sur le même ton.
— À ton service ! dit-elle avant de reprendre son sérieux. Alors, comment se fait-il que tu aies fini par la demander en mariage ? Tu étais pourtant décidé à rompre.
Il nicha son mug au creux de ses mains, comme s'il avait soudain besoin de se réchauffer.
— Oui, la grande confrontation était planifiée pour le week-end suivant. J'avais même prévu de faire changer les serrures pour qu'elle ne mette pas l'appartement à sac pendant que j'étais en cours. Mais avant que j'aie pu lui dire quoi que ce soit...
Il s'interrompit pour boire une longue gorgée de café, les yeux perdus dans le vague.
— ... Elle m'a annoncé qu'elle attendait un enfant.
Quel affreux coup du sort ! songea Madeline.
— Et le mariage t'a semblé la meilleure solution ?
— J'ai voulu prendre mes responsabilités.
— À cause de tes parents ?
— Non. Ils ont approuvé ma décision, mais c'est moi qui l'ai prise.
Madeline se rapprocha doucement de lui.
— Ils pensaient vraiment que ça marcherait entre vous ? demanda-t-elle à voix presque basse. Et toi, tu y croyais ?
— J'étais décidé à m'investir à fond. Pour ma fille.
— Je comprends. Et ça s'est bien passé entre toi et Antoinette ? Vous avez connu des moments de bonheur, au moins les premières années ?
Pour toute réponse, il se contenta de hausser les épaules. Il suffisait de voir la façon dont ses lèvres se pinçaient pour comprendre qu'il n'avait plus envie d'en parler. Mais la curiosité l'emporta.
— Hunter ? dit-elle doucement quand elle comprit qu'il n'en dirait pas plus.
— Maria valait tous les sacrifices que j'ai pu faire, dit-il simplement.
— Ta fille s'appelle Maria ?
Il hocha la tête.
— Elle est avec sa mère, en ce moment ?
Il se leva brusquement et s'empara de l'addition que la serveuse avait laissée sur la table.
— Allons-y ! Puisqu'on a décidé que je restais, il est temps de se remettre au travail. Présente-moi à Grace, ajouta-t-il en sortant quelques billets de sa poche.
Madeline avait perdu sa bonne humeur. Conduire Hunter chez Grace constituait pour elle une nouvelle épreuve, surtout après les propos qu'il avait tenus devant Clay et tante Elaine. Tout en ayant conscience de s'être engagée dans un processus irréversible, elle craignait qu'il ne l'éloigne de ceux qu'elle aimait. Désormais, il n'y avait d'autre choix qu'aller de l'avant en priant pour que sa quête de vérité n'ait pas les conséquences terribles qu'elle craignait.
Depuis leur convocation au poste de police pour identifier le contenu de la sacoche, il y avait comme un malaise entre elle et Grace. Malaise qui n'allait pas faciliter la visite d'aujourd'hui. Madeline avait appelé sa soeur le lendemain de la convocation, afin de lui offrir son soutien et son amour. Mais Grace avait fait preuve d'une certaine distance au téléphone, lui assurant que tout allait bien et que la présence de sa culotte dans cette sacoche ne lui faisait ni chaud ni froid.
Ni chaud ni froid... Elle était pourtant devenue blanche comme un linge en découvrant les pièces à conviction. Madeline avait même cru un instant qu'elle allait tourner de l'oeil. Et pas un appel de sa part depuis cette brève conversation au cours de laquelle elle avait semblé si pressée de raccrocher. On était loin des trois ou quatre coups de fil hebdomadaires qu'elle lui passait d'ordinaire.
— Belle propriété, dit Hunter en admirant le manoir de Grace et Kennedy Archer.
Les yeux de Madeline se posèrent sur le jardin parfaitement entretenu. Il semblait encore plus immaculé sous la lumière pâle de la pleine lune. Les fenêtres éclairées d'une lumière chaude et dorée donnaient un sentiment de confort et de sérénité. Mais Madeline n'était guère pressée de pousser la porte dans ce havre de paix. Quelles questions tordues Hunter allait-il encore poser ?
— C'est tout aussi magnifique à l'intérieur, dit-elle en coupant le contact.
Le fait que Grace, qui venait d'une famille pauvre, ait épousé l'homme le plus riche de la ville faisait de leur amour une histoire à la Cendrillon. Et ce manoir était le château de Grace, la plus belle demeure de Stillwater.
Mais Madeline commençait à se demander si sa soeur n'avait pas souffert dans son enfance de quelque chose de bien plus grave que le manque d'argent.
— Qu'est-ce qu'on attend ? demanda Hunter quand il vit qu'elle restait immobile derrière le volant.
— Rien.
Elle boutonna son manteau pour affronter le vent qui se levait, et ouvrit sa portière.
— Est-ce que Grace est aussi renfermée que ton frère ? demanda Hunter lorsqu'elle le rejoignit au bout de l'allée.
— À sa manière, oui.
Grace n'en imposait peut-être pas autant que Clay ou Elaine Vincelli, mais elle savait faire preuve d'une grande froideur vis-à-vis des gens auxquels elle n'accordait pas sa confiance. Et nul doute que Clay avait déjà savonné le terrain pour Hunter.
— Disons qu'elle n'est pas aussi directe que Clay, ajouta Madeline.
— Mais tout aussi farouche, c'est ça ?
— Grace se cache derrière des manières courtoises et distantes.
— Tu veux dire qu'elle se protège des autres en feignant l'indifférence ?
Madeline ne pouvait s'empêcher d'admirer la clairvoyance de Hunter. Mais cette perspicacité, ce sens de la psychologie qu'elle commençait à apprécier et à respecter l'inquiétait aussi de plus en plus. Si elle se mettait à avoir confiance en son jugement, elle ne pourrait pas remettre en cause les mauvaises nouvelles qu'il risquait d'apporter.
— Oui. C'est une technique de survie qu'elle a développée après la disparition de papa. Comme Clay et Irène, elle a dû faire face à la médisance et à la suspicion. C'est sa façon d'ériger un mur entre elle et les agressions extérieures.
— Elle est proche de son frère ?
— Maintenant, oui. Mais ça n'a pas toujours été le cas. Pendant longtemps, elle est restée éloignée de tous les membres de la famille. Ce n'est que depuis son retour à Stillwater qu'elle a renoué les liens avec nous.
Ils cessèrent de parler de Grace lorsqu'ils aperçurent une ombre derrière l'une des fenêtres du premier, signe que leur présence venait d'être détectée.
— Viens, dit Madeline en entraînant Hunter vers la grande véranda où des meubles en osier garnis de coussins verts attendaient le printemps.
La lumière extérieure s'alluma quelques instants seulement avant que Grace ne leur ouvre la porte. Elle portait dans ses bras son bébé de sept mois emmitouflé dans une couverture en cachemire. Elle se pencha vers Madeline pour l'embrasser, mais Hunter remarqua son sourire artificiel et son corps bien trop raide. L'instant d'après, elle posait sur lui un regard aussi bref que méfiant avant de reporter son attention sur sa soeur.
— Quelle bonne surprise ! dit-elle avec ce même sourire un peu figé. Je ne m'attendais pas à te voir...
Madeline essaya de noyer son angoisse - ainsi que l'écho de cette voix lugubre sur son répondeur - au fond des grands yeux bleus de la petite Isabelle.
— Comment va mon petit amour ? demanda-t-elle en songeant que la vie devrait toujours avoir cette simplicité, cette évidence.
Une belle maison, une soeur aimée, un adorable bébé.
— Comme tu le vois, en pleine forme, répondit Grace.
Isabelle semblait partager cet avis. Elle gazouilla en gratifiant sa tante d'un grand sourire.
Madeline posa un tendre baiser sur la tête duveteuse de la petite fille.
— Elle ne tousse plus ?
— Non, et elle n'a même plus le nez qui coule, répondit Grace.
— Tant mieux.
Elle prit Isabelle dans ses bras, la cala sur sa hanche et rassembla son courage.
— Je voudrais te présenter M. Solozano, dit-elle en faisant un signe de tête en direction de Hunter.
— Ravi de vous rencontrer. Vous pouvez m'appeler Hunter.
Grace hésita avant de serrer la main qu'il lui tendait. Mais il commençait à en avoir l'habitude, et attendit patiemment qu'elle retrouve ses bonnes manières.
— Hunter est un surnom ? demanda Grace en acceptant enfin la poignée de main.
— Non, c'est mon vrai prénom.
— Intéressant... Ce n'est pas commun.
Il s'éloigna un peu de Grace et alla s'appuyer nonchalamment contre un pilier de la véranda. Madeline nota que contrairement à l'attitude qu'il avait adoptée à la ferme, Hunter prenait soin d'éviter tout comportement pouvant être perçu comme agressif.
— Non, en effet.
Grace n'enchaîna pas, leur laissant l'initiative de la conversation.
— Hunter est privé de ses bagages depuis son arrivée, dit Madeline pour meubler le silence. La compagnie aérienne a égaré toutes ses valises, tu te rends compte ?
— C'est fâcheux, dit Grace.
— Elles devraient être livrées demain, dit Hunter.
— J'espère qu'elles seront toutes là.
Un ange passa de nouveau.
— Hunter a lu les journaux intimes de ma mère, dit Madeline à brûle-pourpoint, sans trop savoir pourquoi elle avait éprouvé le besoin de parler de ça devant Grace.
Sans doute parce qu'elle se sentait nerveuse et tenait à lui montrer qu'elle n'avait pas fait appel à un détective par manque de confiance envers sa seconde famille. Le fait que Hunter s'intéresse aux journaux intimes de sa mère - quelque chose qui n'avait rien à voir avec les Montgomery - prouvait que son enquête ne se focalisait pas particulièrement sur Clay, Irène ou Grace.
Curieusement, cela n'eut pas l'effet escompté. Loin de se détendre, Grace se raidit encore plus à ces mots.
— Je croyais que ta mère avait brûlé tous ses journaux intimes, dit-elle.
— Elle a arraché beaucoup de pages, c'est vrai, mais il en reste tout de même quelques-unes.
Grace posa ses yeux aussi bleus qu'énigmatiques sur Hunter.
— Et qu'avez-vous appris d'intéressant en lisant les confidences d'Eliza Barker, monsieur Solozano ?
— Pas grand-chose, à vrai dire. Toutefois, la mère de Madeline évoque un certain nombre de personnes sur lesquelles j'aimerais en savoir plus.
Grace ne demanda pas de qui il s'agissait, et Madeline songea aussitôt que c'était parce qu'elle le savait déjà.
Arrête ! Tu n'as pas à être aussi soupçonneuse...
Mais maintenant que Hunter lui avait inoculé le virus du doute, il serait difficile de penser autrement...
— Vous souvenez-vous d'une jeune fille qui s'appelait Rose Lee Harper ? demanda Hunter.
— Rose est morte bien avant que ma famille n'emménage à Stillwater, répondit Grace. Son père est une vague connaissance.
— Il vit toujours ici ?
— Oui. Dans un mobile-home parqué sur le campement de Shady Glen, près de Digby Road, répondit Madeline d'une toute petite voix.
Le vent précipita une armée de nuages sur la lune, et la pénombre se fit plus dense, effaçant les détails du visage de Hunter. Cela lui donnait une aura de mystère, sans rien enlever à sa beauté.
— M. Harper venait-il souvent à la ferme ? demanda-t-il.
— Pas à l'époque où j'y habitais, en tout cas.
— Ray et mon père se sont brouillés avant que papa se remarie, expliqua Madeline.
— Vous le saviez ? demanda-t-il à Grace.
— Madeline a dû m'en parler.
Hunter enfonça les mains dans les poches de son jean.
— Connaissez-vous l'origine de leur différend ?
Quelques rides apparurent sur le front d'ordinaire si lisse de Grace.
— Non... Mais comme je vous l'ai dit, je n'habitais pas encore à la ferme à cette époque.
— Je crois que papa en a eu marre de payer le loyer de Ray, intervint Madeline. Une fois, je les ai entendus se disputer à ce sujet.
— Vous vous souvenez de ce qu'ils se sont dit, ce jour-là ?
Hunter avait raison de la vouvoyer devant Grace, songea Madeline. Sa soeur était suffisamment nerveuse comme ça, inutile de lui donner le sentiment qu'ils formaient un front uni, tous les deux.
— Ils ont évoqué des questions d'argent.
— Quand s'est déroulé cet incident ?
— Quelques semaines après le... la disparition de ma mère.
— Katie et Rose Lee étaient déjà mortes, elles aussi ?
— Oui. J'ai cru comprendre que mon père était moins disposé à apporter son aide financière à Ray dans la mesure où il n'avait plus d'enfants à charge.
— Vous arrive-t-il de revoir Ray Harper ? demanda-t-il à Madeline.
— Rarement. Il a construit des étagères pour mon sous-sol il y a cinq ou six mois. Pourquoi ?
— Simple curiosité.
— Simple curiosité..., répéta Grace. La réponse typique du détective privé.
Madeline vit les dents de Hunter briller dans l'obscurité. Sans cesser de sourire, il demanda à Grace ce qu'elle savait de Katie Swanson.
— Rien ou presque, répondit-elle. Je vous répète que je n'habitais pas à Stillwater.
Le vent soufflait de plus en plus fort. Madeline s'assura que la couverture protégeait bien le bébé, tandis que Hunter relevait le col de sa canadienne.
— Grace, dit-il, vous souvenez-vous d'avoir entendu le révérend Barker parler de l'une ou l'autre de ces gamines ?
Elle s'approcha pour essuyer un peu de bave qui avait coulé sur le menton de sa fille. Maintenant que Grace se trouvait à quelques centimètres d'elle, Madeline pouvait voir les cernes noirâtres sous ses yeux. Avait-elle des problèmes pour dormir ? Après l'avoir vue littéralement rayonner depuis son mariage avec Kennedy, le contraste était saisissant. Peut-être qu'Isabelle se réveillait la nuit et empêchait sa mère de se reposer ?
Ou était-ce la petite culotte qu'elle avait reconnue au poste de police qui l'empêchait de fermer l'oeil ? Le passé venait-il hanter ses nuits, surgissant de l'oubli comme la vieille Cadillac de son tombeau liquide ?
— Non, dit Grace d'un air indifférent. Puis-je savoir pourquoi vous me posez cette question ?
Il haussa les épaules.
— Je me méfie des coïncidences, c'est tout.
Si les morts successives des deux protégées de son père n'étaient pas une coïncidence, de quoi s'agissait-il ? songea Madeline. Lorsqu'elle alla au bout de sa pensée, son coeur se mit à battre avec une telle violence qu'elle eut peur de laisser tomber le bébé. Elle préféra aller s'asseoir sur un fauteuil en osier, où elle fit semblant d'être absorbée par les mimiques de sa petite nièce.
Mon Dieu, faites que nous repartions vite d'ici... Faites que Grace ne dise rien qui puisse renforcer mes doutes.
— Coïncidences ? répéta Grace. Je ne suis pas sûre de bien comprendre.
Hunter fit un pas vers la maîtresse de maison.
— Katie et Rose Lee aidaient toutes les deux le père de Madeline, dit-il. Eliza Barker mentionne plusieurs fois leurs noms et prénoms dans ses journaux intimes. Elles vivaient toutes les deux sous le même toit, chez Ray Harper. Elles avaient presque le même âge et elles ont connu l'une comme l'autre une mort violente, à six mois d'intervalle.
Il s'interrompit quelques secondes, comme pour laisser à Grace le temps de digérer toutes ces informations.
— Un an plus tard, reprit-il, c'était au tour de la mère de Madeline de disparaître dans des circonstances tragiques. Trois morts brutales en dix-huit mois. Ça fait beaucoup de drames en bien peu de temps, vous ne trouvez pas ? Surtout pour une bourgade comme celle-ci.
— Malheureusement, personne n'est à l'abri d'un accident, répliqua Grace. La preuve, une gamine s'est récemment noyée dans l'ancienne carrière.
— Combien d'autres décès de ce type la ville a-t-elle connus au cours des vingt dernières années ? demanda-t-il.
Grace s'abstint de répondre. Mais Madeline savait qu'entre le suicide de sa mère et la noyade de Rachel, aucune autre mort violente n'avait été à déplorer.
— Rien ne permet d'établir un lien entre ces drames, dit-elle.
— Vraiment ? rétorqua Hunter. La police a-t-elle jamais appréhendé le chauffard qui a renversé Katie ?
Ces mots donnèrent la chair de poule à Madeline.
— Non.
Grace consulta soudain sa montre.
— Pardonnez-moi, il va falloir que je vous quitte. Kennedy a un dîner d'affaires et les garçons sont chez ma belle-mère. J'ai promis d'aller les chercher à 8 heures.
Hunter s'accroupit à côté de Madeline et caressa la main d'Isabelle.
— Bien sûr, dit-il tandis que la minuscule main se refermait sur son index. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps.
Madeline leva de grands yeux vers lui, surprise qu'il n'insiste pas. Jusqu'à preuve du contraire, les décès de Rose Lee et de Katie n'avaient rien à voir avec l'affaire pour laquelle elle l'avait engagé. Et pourtant, presque toutes les questions de Hunter avaient porté sur les deux adolescentes.
Il n'avait même pas interrogé Grace sur la soirée au cours de laquelle son père avait disparu ni sur cette culotte trouvée dans le coffre de la Cadillac.
— Merci à vous deux d'être passés me voir, dit Grace avec un sourire poli.
— Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps, répondit Hunter sur le même ton.
Madeline embrassa Isabelle et la rendit à sa mère avant de tourner les talons pour regagner sa voiture. Elle faillit entrer en collision avec son détective qui se tenait dans la pénombre, déjà au pied des marches de la véranda, la tête levée vers l'imposante demeure de Grace et Kennedy.
— Vous avez une bien belle maison, madame Archer.
— Oui, nous l'aimons beaucoup, répondit Grace avant de disparaître à l'intérieur avec un petit signe de la main.
Hunter resta dehors, promenant son regard sur l'immense jardin aux allures de parc anglais, mais Madeline préféra aller s'installer dans la voiture. Le temps qu'il l'y rejoigne, la Lexus flambant neuve de Grace sortait en marche arrière du garage situé derrière la maison.
— Jolie voiture, dit Hunter.
Madeline attacha sa ceinture de sécurité.
— Pourquoi ne lui as-tu posé aucune question sur la soirée au cours de laquelle mon père a disparu ?
Elle savait que ce n'était pas un oubli. Hunter était trop consciencieux pour ça.
— Il y a deux raisons, dit-il.
— La première, s'il te plaît ? demanda-t-elle en mettant le contact.
— Je suis certain qu'elle a un discours bien rodé pour ce genre de question. Elle a dû y répondre des dizaines de fois.
— Et la seconde ? demanda Madeline tandis que le manoir s'éloignait dans son rétroviseur. Par pitié, ne me dis pas qu'elle cache quelque chose, elle aussi !
— As-tu déjà touché un doryphore avec ton doigt ?
Madeline le regarda comme s'il était tombé sur la tête.
— Quoi ?
— Un doryphore. Tu sais, ces coléoptères qui parasitent les pommes de terre... Si tu leur donnes un petit coup avec le doigt ou un bâton, ils se recroquevillent comme une bille. C'est une façon de se protéger.
— Tu penses que c'est ce que Grace aurait fait ?
— Exactement. Et ça n'aurait pas arrangé nos affaires.
Madeline conduisit en silence jusqu'à ce qu'elle sorte du centre-ville et aperçoive l'enseigne lumineuse du Blue Ribbon Motel. Elle décida alors de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Alors... Tu penses qu'elle aussi en sait plus qu'elle ne veut bien le dire ?
— Oui.
Une affreuse appréhension l'envahit aussitôt.
— Et ce sont les quelques mots que vous avez échangés ce soir qui te permettent de dire ça ?
— Non.
Elle tourna vers Hunter son regard anxieux et interrogateur.
— Je suis navré, Maddy. Mais les faits ne parlent pas en sa faveur.
*
**
Les mains de Grace tremblaient tandis que le téléphone de la Lexus composait automatiquement le numéro de Clay. Il répondit à la première sonnerie.
— Allô ?
— Clay, c'est moi. Les choses se compliquent. Je viens de parler avec le détective privé de Madeline.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
— Il est encore plus perspicace qu'on ne le croyait.
Chapitre 15
Les bagages de Hunter avaient fini par arriver. Assis sur le lit branlant du motel, il grattait sa guitare en fixant d'un air songeur ses deux valises noires. Il fallait qu'il dorme un peu. Mais quelque chose l'empêchait de trouver le sommeil, et ce n'était pas seulement le matelas douteux et les draps jaunâtres du Blue Ribbon. À dire vrai, il ignorait ce qui le perturbait ainsi. Sans doute était-ce un ensemble de choses : le message sur le répondeur de Madeline, la rencontre avec Mike Metzger...
L'envie de passer la nuit avec Madeline.
Il était tenté de l'appeler. Et il pensait aussi à Maria. Dès qu'il aurait bouclé cette enquête, il retournerait chez lui et se battrait pour obtenir la garde de sa fille. Même si elle refusait toujours de lui adresser la parole.
Il plaqua quelques accords au hasard sur sa guitare.
Non, c'était absurde, songea-t-il. Forcer Maria à passer du temps avec lui ne ferait que la braquer un peu plus, et elle finirait par le détester. Antoinette était loin d'être la maman idéale, mais elle n'était pas non plus une mère indigne. Sur quels motifs l'attaquer devant les tribunaux ? Certes, il pourrait la contraindre à respecter son droit de visite, mais à quoi bon si Maria refusait de le voir ? Sans doute n'était-ce qu'une phase... En attendant, il avait le sentiment d'être dans une impasse avec sa fille. Sentiment qui lui donnait une terrible envie de boire.
La salle de billard et son bar n'étaient qu'à un pâté de maisons. Pourquoi ne pas aller y faire un tour pour s'imprégner un peu de la vie locale ?
Il imagina la musique, la foule, la lumière tamisée. Comme dans la plupart des bars de la planète, on pouvait sans doute déambuler dans les recoins sombres sans se faire remarquer. Même à Stillwater, on devait pouvoir boire une petite bière en restant anonyme...
Pense à autre chose. Pense à ton enquête.
Sur la moquette crasseuse étaient entassés les documents confidentiels de la police fournis par Madeline. La hauteur de la pile lui arracha un soupir : il avait déjà vidé le contenu d'une boîte, et il en restait une autre encore pleine à ras bord. Mieux valait s'y mettre tout de suite. D'autant qu'il voulait également lire le journal intime écrit par une petite fille nommée Madeline Barker.
Il posa sa guitare à plat sur le lit et alla dans la salle de bains suspendre la serviette humide qu'il venait d'utiliser pour sa douche. De retour dans la chambre, il rejeta en arrière les mèches encore mouillées qui tombaient sur ses yeux, et saisit la déposition de Bonnie Ray Simpson, tout en haut de la pile. La voisine de Barker s'y disait «presque sûre» d'avoir aperçu «les phares» de la voiture du pasteur dans l'allée de la ferme, le soir de sa disparition.
Malheureusement, «presque sûre» ne lui était d'aucun secours dans son enquête. Pas plus que «les phares», dans la mesure où toutes les voitures en étaient munies.
Il replaça le témoignage de Mme Simpson dans sa chemise et s'intéressa à un document signé par Nora Young et Rachel Cook.
Après avoir planifié le Jour des Jeunesses du Christ, une grande sortie éducative pour les enfants de la paroisse, nous avons dit au revoir au révérend Barker sur le parking de l'église, aux alentours de 22h15. Nous pensions alors qu'il s'apprêtait à rentrer chez lui. Il n'a pas évoqué d'autre rendez-vous, et il ne semblait pas avoir de bagage avec lui. Sa voiture a tourné à gauche en sortant du parking. C'est la dernière fois que nous l'avons vu.
— Pas grand-chose à se mettre sous la dent là non plus, grommela Hunter pour lui-même.
Feuilletant les documents en ne s'intéressant qu'à leurs intitulés, il tomba sur le nom de Clay. Il s'agissait de la transcription d'un interrogatoire qui avait eu lieu trois jours après la disparition du pasteur.
Agent de police Grimsman : As-tu vu ton beau-père dans la soirée du 4 octobre ?
Clay Montgomery : Non.
Agent de police Grimsman : Il n'était pas à la maison quand tu es rentré du lycée ?
Clay Montgomery : Non.
Agent de police Grimsman : D'ordinaire, ton beau-père se trouve-t-il à la ferme lorsque tu rentres ?
Clay Montgomery : Parfois, mais pas toujours.
Agent de police Grimsman : Que fait-il quand il est à la maison ? Il travaille sur l'exploitation ?
Clay Montgomery : Il me donne des tâches à accomplir et il me surveille par la fenêtre de son bureau pour s'assurer que je m'y mets tout de suite.
Agent de police Grimsman : Et les filles, il leur donne également des tâches à accomplir ?
Clay Montgomery : Des petites choses, de temps à autre.
Agent de police Grimsman : Mais les corvées les plus dures te reviennent toujours, c'est ça ?
Clay Montgomery : Quel rapport avec la disparition de mon beau-père ?
Agent de police Grimsman : Contente-toi de répondre à la question.
Clay Montgomery : Oui, mais ça ne me dérange pas.
Agent de police Grimsman : Alors, tu n'es pas comme les autres enfants de ton âge, si je comprends bien ?
Clay Montgomery : Je n'en sais rien. Peut-être que non. En tout cas, le travail ne me fait pas peur.
Agent de police Grimsman : Tu t'es inquiété quand tu as vu que ton père n'était pas rentré à la maison, jeudi dernier ?
Clay Montgomery : Mon beau-père, vous voulez dire ? Non, je ne me suis pas inquiété. Il avait laissé une liste de choses à faire. Et ma mère pensait qu'il était encore à l'église. Je ne vois pas pourquoi je me serais mis à paniquer comme un con.
Agent de police Grimsman : Je te conseille de surveiller ton langage avec moi, mon garçon.
Clay Montgomery : C'était une journée normale. Ça vous va comme ça ?
Agent de police Grimsman : Ta mère t'avait dit qu'elle comptait faire une sortie, ce soir-là ?
Clay Montgomery : Faire une sortie ?
Agent de police Grimsman : Elle n'a pas quitté la ferme avant toi ?
Clay Montgomery : Si, mais pour moi «faire une sortie» ça veut dire aller danser ou boire un coup.
Agent de police Grimsman : Au lieu de jouer sur les mots, pourquoi tu ne me dis pas ce qu'elle est allée faire ?
Clay Montgomery : Elle a laissé à manger dans le four pour Barker et...
Agent de police Grimsman : Barker ?
Clay Montgomery : Le révérend Barker.
Agent de police Grimsman (s'adressant au shérif Jenkins) : Regarde-moi ce petit ingrat ! Le révérend Barker les a recueillis, lui, sa mère et ses deux soeurs, il les a nourris et logés...
Clay Montgomery (l'interrompant) : Quel rapport avec la disparition de mon beau-père ?
Agent de police Grimsman : C'est ce que j'essaie de trouver, gros malin !
Clay Montgomery : Et c'est avec ce genre de commentaire que vous comptez y arriver ?
Agent de police Grimsman : Crois-moi, mon bonhomme, ta façon de réagir en dit presque aussi long que des aveux.
Clay Montgomery : Vous croire ? Ça me ferait mal ! D'abord, vous devriez m'interroger en présence d'un adulte.
Shérif Jenkins : Ta mère n'est pas avec toi parce que je ne veux pas qu'elle entende tes réponses.
Agent de police Grimsman : Puisque tu sembles capable de travailler, de faire la fête, de jouer au billard et de satisfaire les dames comme un homme, je ne vois pas pourquoi tu aurais besoin de ta maman pour nous répondre.
Clay Montgomery : Dites donc, j'ai une sacrée réputation !
Agent de police Grimsman : Tu risques de moins faire le fiérot quand on en aura terminé avec toi.
Clay Montgomery : C'est au juge de décider de mon sort, pas à vous.
Agent de police Grimsman : Ta place est pourtant en prison, tu ne crois pas ?
Clay Montgomery : Non. Sauf si c'est un délit de s'amuser avec ses amis. Parce que c'est tout ce que j'ai fait, jeudi soir.
Shérif Jenkins (s'adressant à l'agent de police Grimsman) : Revenons-en au déroulement de la soirée en question, Roger.
Agent de police Grimsman : Très bien. Tu ne m'as toujours pas dit où ta mère s'était rendue.
Clay Montgomery : Vous le savez déjà.
Shérif Jenkins : On a besoin de l'entendre de ta bouche pour que ce soit consigné dans le procès-verbal.
Clay Montgomery : Elle est allée répéter avec la chorale de l'église. C'est facile de vérifier... C'est bon, madame Lederman ? Vous avez eu le temps de tout noter ?
Agent de police Grimsman : Je t'aurai prévenu, Clay. Si tu continues à faire le rigolo, tu vas t'en mordre les doigts.
Shérif Jenkins : D'ordinaire, elle ne chantait pas avec la chorale, que je sache. Ce n'était donc pas une journée si normale que ça...
Clay Montgomery : Barker l'a appelée pour lui demander de venir, point final.
Agent de police Grimsman : Je note que tu l'appelles encore Barker.
Shérif Jenkins : Elle avait envie d'y aller ?
Clay Montgomery : Pourquoi vous ne lui posez pas la question ?
Shérif Jenkins : Parce que c'est à toi que je la pose. Est-ce qu'elle a protesté ? Se sont-ils disputés au téléphone ?
Clay Montgomery : Non.
Agent de police Grimsman : Ça l'a énervée que son mari la convoque comme ça ?
Clay Montgomery : Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
Shérif Jenkins : Je te conseille vivement de te montrer plus coopératif jeune homme. Réponds à la question.
Clay Montgomery : Maman n'avait pas l'air particulièrement énervée. Elle m'a demandé de surveiller les filles et elle s'est dépêchée de partir pour ne pas être en retard.
Agent de police Grimsman : Ton beau-père a-t-il appelé pour vérifier si elle était déjà en route ?
Clay Montgomery : Pas que je sache, mais quelqu'un d'autre a peut-être répondu au téléphone. Il faudrait demander à mes soeurs.
Shérif Jenkins : On le fera. Alors, tu n'as pas parlé à ton beau-père de toute la soirée ?
Clay Montgomery : Non.
Agent de police Grimsman : Pourtant, Grace nous a dit que tu avais reçu un appel.
Clay Montgomery : Il s'agissait d'un ami.
Agent de police Grimsman : Comment s'appelle-t-il ?
Clay Montgomery : Jeremy Jordan.
Agent de police Grimsman : Qu'est-ce qu'il te voulait ?
Clay Montgomery : Il voulait que je l'accompagne chez Corinne Rasmussen.
Agent de police Grimsman : Et tu étais d'accord pour aller voir cette fille avec lui ?
Clay Montgomery : Oui.
Agent de police Grimsman : Alors, tu es parti en laissant tes petites soeurs sans surveillance.
Clay Montgomery : Grace a treize ans et Molly onze. J'ai pensé qu'elles étaient capables de se débrouiller seules.
Agent de police Grimsman : En étaient-elles capables ?
Clay Montgomery : (Regarde dans le vide sans répondre.)
Agent de police Grimsman : Je t'ai posé une question.
Clay Montgomery : Quelle heure est-il ?
Agent de police Grimsman : 2 heures. Et je t'ai posé une question.
Clay Montgomery. (Se frotte les yeux sans répondre.)
Agent de police Grimsman : Fatigué, monsieur Montgomery ?
Clay Montgomery : Vous me tutoyez pendant des heures, et d'un seul coup, voilà que vous me donnez du «Monsieur». Au cas où vous l'auriez oublié, je vous rappelle que j'ai seize ans. Mais peut-être qu'après 2 heures du matin, vous préférez m'appeler «M. Montgomery» pour ne pas vous sentir coupable de cuisiner un adolescent sans même laisser sa mère assister à l'interrogatoire.
Shérif Jenkins : Ne renverse pas les rôles, mon garçon. Si quelqu'un se sent coupable dans cette pièce, ce n'est sûrement pas nous. Et si tu n'as pas envie de passer la nuit ici, tu n'as qu'à répondre à nos questions.
Clay Montgomery (de plus en plus nerveux) : Tout ce qui vous intéresse, c'est que je dise ce que vous voulez entendre... Écoutez, ma mère a besoin de moi. Son mari n'est pas rentré à la maison depuis trois jours.
Agent de police Grimsman : Je suis certain que ta mère n'a besoin de personne. Irène Barker est du genre à toujours retomber sur ses pieds, pas vrai ?
Clay Montgomery : Va te faire foutre !
Shérif Jenkins (maîtrisant le suspect à l'aide d'une clé de bras) : Tu veux vraiment qu'on te menotte à ta chaise ?
Un paragraphe de la transcription avait été effacé avec du Tipp‑Ex.
Étant donné le tour que prenait l'interrogatoire à ce moment-là, Hunter se demanda si l'un des policiers n'avait pas frappé Clay.
Agent de police Grimsman : Alors, tu as retrouvé ta langue ?
Clay Montgomery (Courbé en deux) : (Pas de réponse.)
Hunter relut ce passage. Courbé en deux ? Cette Mme Lederman mentionnée par Clay avait vraiment noté le moindre détail. Le détective était prêt à parier que ce n'était pas elle qui avait occulté le paragraphe précédent.
Shérif Jenkins : Alors, Clay, tu as besoin qu on te mette encore les points sur les i, ou ça ira comme ça ?
Clay Montgomery : (Pas de réponse.)
Hunter fronça les sourcils en découvrant que de nouveaux extraits avaient subi la censure. Car c'était bien de censure dont il s'agissait et non d'une correction d'il ne savait quelle erreur de transcription.
Agent de police Grimsman : Où es-tu allé, jeudi soir ?
Clay Montgomery (respirant fort) : (Pas de réponse.)
Agent de police Grimsman . Je te parle, Clay ! Fais-moi confiance, mon bonhomme, ça ne va pas être joli à voir si tu ne te mets pas très vite à coopérer. Pas joli du tout... Et tu ne seras pas le seul à morfler. La situation se gâtera aussi pour ta mère et tes soeurs.
Clay Montgomery : Laissez-les tranquilles !
Agent de police Grimsman : Où es-tu allé, jeudi soir ? J'attends...
Clay Montgomery : Chez Corinne.
Agent de police Grimsman : Quoi ?
Clay Montgomery (parlant plus fort) : Chez Corinne Rasmussen.
Agent de police Grimsman : Que s'est-il passé pendant que tu étais là-bas ?
Clay Montgomery : Rien de spécial. On a juste discuté en buvant une bière. Demandez à Corinne ou à Jeremy, si vous ne me croyez pas. Ils vous diront la même chose.
Shérif Jenkins : Compte sur nous pour vérifier.
Agent de police Grimsman : À quelle heure es-tu rentré chez toi ?
Clay Montgomery : Vers 21 heures.
Agent de police Grimsman : Si tôt que ça ?
Clay Montgomery : On avait école le lendemain. Et puis, j'espérais rentrer avant ma mère pour qu'elle ne se rende pas compte que j'avais laissé les filles seules.
Agent de police Grimsman : Tu y es parvenu ?
Clay Montgomery : Non.
Agent de police Grimsman : Alors, elle était à la ferme quand tu es revenu de chez Corinne Rasmussen ?
Clay Montgomery : Oui.
Agent de police Grimsman : Elle t'a engueulé ?
Clay Montgomery : À votre avis ?
Shérif Jenkins (Fait une nouvelle clé de bras à Clay Montgomery.)
En marge se trouvait une annotation : Afin que le suspect ne puisse faire usage de ses poings.
Pourtant, Hunter doutait que Clay fût celui qui distribuait les coups, cette nuit-là.
Shérif Jenkins : C'est nous qui posons les questions, d'accord ?
Clay Montgomery (la tête courbée) : Bien sûr qu'elle m'a engueulé ! Je lui avais désobéi.
Agent de police Grimsman : Elle t'a puni ?
Clay Montgomery : Elle m'a dit qu'elle en parlerait à mon beau-père et qu'ils décideraient ensemble de la punition que je méritais.
Agent de police Grimsman . Mais ton beau-père n'était pas encore rentré.
Clay Montgomery (s'emportant) : Non, évidemment ! Sinon, elle lui en aurait parlé tout de suite ! Combien de fois faut-il vous répéter que je ne l'ai pas vu de la soirée ?
Plusieurs lignes avaient été effacées juste après que Clay s'était emporté.
Agent de police Grimsman : Et personne ne s'inquiétait de ne pas le voir revenir ?
Clay Montgomery : (Réponse inaudible.)
Agent de police Grimsman : Clay ?
Clay Montgomery : Non. On pensait que... qu'il avait été retenu à l'église. Ça lui... arrivait parfois... de rentrer tard. (Le shérif Jenkins lâche les bras du suspect.)
Cette dernière note entre parenthèses alerta Hunter. Clay s'était-il montré menaçant durant tout ce temps, ou Jenkins l'avait-il maintenu immobile afin que son collègue puisse lui mettre les points sur les i, pour reprendre l'expression utilisée plus tôt par le shérif ?
Les poings sur la figure auraient sans doute été une expression plus juste, songea Hunter.
En tout cas, le correcteur était venu blanchir ce qui s'était passé ensuite.
Shérif Jenkins : Et toi ? Ça t'arrive de rentrer tard sans prévenir ?
Clay Montgomery : Je n'ai aucun secret.
Agent de police Grimsman : Est-ce que ton beau-père t'a puni quand ta mère l'a mis au courant de ta petite escapade ? Il a fait preuve d'une grande sévérité à ton égard et tu t'es rebellé, c'est ça ? Tu n'es pas du genre à te laisser faire, hein, Clay ? Tu peux nous en parler, tu sais ! Ça te soulagera. Et puis, ça vaudra mieux pour tout le monde. Notamment pour ta mère... Allez, dis-nous ce qui s'est passé !
Clay Montgomery : Il n'est jamais rentré à la maison.
Le shérif Jenkins : Pourquoi n'avez-vous pas prévenu la police ?
Clay Montgomery : Moins on parle aux cons dans votre genre, mieux on se porte.
Un nouvel espace vide laissait penser qu'une annotation avait encore été censurée. Hunter secoua la tête, révolté à l'idée que des policiers aient pu passer à tabac un gamin de seize ans.
Shérif Jenkins : Tu vas me répondre poliment, cette fois-ci ?
Clay Montgomery : Nous sommes allés nous coucher, persuadés qu'il finirait par rentrer à un moment ou à un autre.
Shérif Jenkins : Vraiment ? À t'entendre on dirait que ta mère ne s'en faisait pas trop.
Clay Montgomery : Elle aurait dû s'effondrer en larmes parce que le dîner de son mari était froid ?
Agent de police Grimsman : À propos, ça ne te fait ni chaud ni froid de penser que le révérend Barker est peut-être mort au moment où je te parle ?
Clay Montgomery : Ce qui me pose un problème pour le moment, c'est d'être retenu ici depuis huit longues heures.
Agent de police Grimsman : C'est quoi huit heures de ton temps comparées à la vie d'un homme ? Le révérend Barker est peut-être en danger. À moins qu'il ne soit déjà mort ? Hein, Clay ? Il est mort ou il n'est pas mort ?
Clay Montgomery : Comment voulez-vous que je le sache ? Je suppose qu'il se porte comme un charme. Il ne se passe jamais rien de grave dans notre petite ville tranquille, n'est-ce pas ? Et puis, mon beau-père est pasteur. Qui s'en prendrait à un pasteur ?
Shérif Jenkins : C'est précisément ce qu'on aimerait savoir.
Clay Montgomery : Si vous voulez mon avis, il en a eu marre de vivre dans ce trou perdu peuplé de crétins dans votre genre !
Ici, nouvelle trace de Tipp-Ex.
Agent de police Grimsman : Ta mère s 'est inquiétée de ne pas le voir rentrer ? Elle a essayé de le joindre au téléphone ?
Clay Montgomery : Aucune idée.
Agent de police Grimsman : Et toi, qu'est-ce que tu as fait ?
Clay Montgomery : Je vous ai déjà dit que j'étais allé me coucher. Si vous avez des trous de mémoire, demandez donc à Mme Lederman de vous relire les passages que vous avez oubliés. Elle note tout scrupuleusement depuis le début. Vous savez, c'est normal de décliner, à votre âge.
Agent de police Grimsman : Espèce de petit...
Encore le Tipp-Ex.
Shérif Jenkins : Tu es allé te coucher à la même heure que d'habitude ?
Clay Montgomery : (Hoche la tête, une fois.)
Agent de police Grimsman : Tu t'es endormi facilement ? Tu n'étais pas inquiet à l'idée d'être puni ?
Clay Montgomery : Je n'étais pas pressé de me trouver face à mon beau-père.
Agent de police Grimsman : Tu t'attendais à quelle sorte de punition ?
Clay Montgomery : J'imaginais qu'il allait me priver de sortie pendant quelques jours.
Vraiment ? se demanda Hunter. Quelque chose dans cette réponse ne sonnait pas juste.
Agent de police Grimsman : Il est déjà arrivé que le révérend Barker te prive de sortie ?
Clay Montgomery : Oui.
Agent de police Grimsman : Pour quelle raison ?
Clay Montgomery : Toujours la même.
Agent de police Grimsman : Crache le morceau, je ne suis pas là pour jouer aux devinettes.
Clay Montgomery : La dernière fois, c'était parce qu'il m'avait surpris derrière la grange avec la main dans la chemise d'une fille.
Agent de police Grimsman : Son nom ?
Clay Montgomery : Je refuse de le donner.
Agent de police Grimsman : J'espère pour toi qu'il ne s'agit pas de ma fille.
Clay Montgomery : Comment avez-vous deviné ?
Agent de police Grimsman : Sale petite ordure...
D'autres extraits du procès-verbal avaient été effacés à la suite de cette insulte. Hunter était désormais sûr et certain qu'il s'agissait bien d'actes de censure. Le correcteur venait toujours masquer le compte-rendu après les moments de tension entre Clay et les policiers. Difficile de ne pas imaginer que les coups pleuvaient durant ces intervalles muets. Si Hunter voyait juste, Clay s'était fait salement dérouiller ce soir-là. Pourtant, il avait gardé la tête haute, au point de suggérer que c'était la fille de Grimsman qu'il pelotait derrière la grange. Bien que le frère de Madeline se soit montré particulièrement hostile à son égard, Hunter ne put s'empêcher d'admirer le courage dont avait fait preuve ce garçon de seize ans.
Le téléphone se mit à sonner. Hunter posa le document qu'il lisait et tendit le bras pour décrocher.
*
**
Incapable de trouver le sommeil, Clay se glissa hors du lit pour ne pas déranger Allie qui dormait paisiblement près de lui. Il marcha à pas feutrés jusqu'à son bureau où l'attendait une montagne de paperasse. Le peu de moments libres dont il disposait étaient consacrés à la restauration de ses voitures de collection, et les courriers en tout genre s'accumulaient dans la corbeille. Mais il était grand temps d'y jeter un coup d'oeil. Il y avait là des factures qu'il aurait dû régler depuis deux ou trois semaines, et il fallait remplir la déclaration d'impôts.
Il ramassa le courrier du jour que Whitney avait déposé sur son bureau. De retour de l'école, elle se précipitait sur la boîte aux lettres que nul n'avait le droit de vider en son absence, puis elle revenait fière comme Artaban, les bras chargés de missives diverses et de prospectus publicitaires qu'elle conservait souvent pour les consulter dans sa chambre. Bien entendu, elle avait une nette préférence pour les colis qu'elle convoyait solennellement jusqu'à la maison, consciente d'accomplir une tâche des plus importantes. Apparemment, elle n'avait confisqué aucun trésor aujourd'hui. Il y avait un catalogue d'outils de jardin et un dépliant promotionnel du Piggly Wiggly, le genre de merveilles qu'elle s'appropriait d'ordinaire.
Clay jeta le dépliant du supermarché et une enveloppe ornée du logo d'un organisme de crédit. Sauf pour de très fortes sommes, il préférait payer comptant. Il ouvrit ensuite les factures et les rangea auprès de celles qui attendaient d'être payées.
Posant les yeux sur la seule lettre qui restait, Clay leva un sourcil interrogateur. Son nom et son adresse semblaient avoir été tapés à l'aide d'une vieille machine à écrire.
Il faillit s'en débarrasser. En vingt ans, il avait reçu son lot de lettres anonymes. Certaines l'incitaient à se repentir, tandis que d'autres lui promettaient les flammes de l'enfer pour le meurtre de leur pasteur bien-aimé. Il n'avait vraiment pas besoin de ça. Les actes qu'il regrettait n'étaient pas ceux pour lesquels ses concitoyens le condamnaient. Aujourd'hui encore, lorsqu'il se repassait le film de cette soirée tragique, il estimait avoir pris les bonnes décisions. Les moins mauvaises, en tout cas.
Sa main resta un instant suspendue au-dessus de la corbeille à papier. Qu'ils aillent tous se faire foutre ! songea-t-il. Ils n'avaient aucune idée des épreuves qu'il avait traversées ni des combats qu'il menait encore... À quoi bon s'intéresser à leurs diatribes haineuses ?
Mais alors que ses doigts se dépliaient lentement pour lâcher l'enveloppe, il remarqua que celle-ci n'était pas timbrée. Curieux de savoir pourquoi on l'avait déposée dans sa boîte aux lettres au lieu de la poster, il se résolut finalement à l'ouvrir. Une fois déchirée, l'enveloppe libéra une page arrachée à un cahier d'écolier, sur laquelle se détachaient quelques mots, également tapés à la machine.
Empêche-la de continuer ou je m'en chargerai moi-même.
*
**
— Allô ? dit Hunter en coinçant le combiné contre son épaule afin de pouvoir continuer à parcourir le procès-verbal de l'interrogatoire de Clay.
— Tu es bien installé ?
C'était Madeline.
— J'ai vu pire. Je suis en train de consulter les procès-verbaux d'interrogatoire que tu m'as donnés.
Il se saisit de la télécommande et coupa le son de la télévision.
— Au fait, comment tu t'y es prise pour te les procurer ?
— Je les ai empruntés l'automne dernier et j'en ai fait des copies.
— Je suis étonné que les flics t'aient autorisée à les emporter. D'ordinaire, la police ne prend pas le risque de laisser un simple citoyen lire ce genre de document. D'ailleurs, tu m'as dit toi-même qu'ils étaient confidentiels, si je me souviens bien.
— J'ai pu y avoir accès en qualité de journaliste. Après tout, je suis le seul grand reporter à plusieurs kilomètres à la ronde, ajouta-t-elle en riant. Et puis, après la libération de Clay, l'été dernier, plus personne se semblait s'intéresser à ces archives. Allie avait passé des heures à les consulter et elle n'y avait rien trouvé de déterminant. J'ai demandé à son père, le shérif McCormick, si je pouvais les prendre pour la journée. Il a accepté, sans doute parce qu'il venait de se faire renvoyer et qu'il s'apprêtait à quitter la ville.
— Pontiff sait que tu détiens des copies ?
— Je ne suis pas sûre qu'il s'en souvienne, mais il était là quand j'ai rapporté les originaux.
Hunter sentit soudain une légère tension dans la voix de Madeline.
— Alors, ça valait la peine de passer des heures devant la photocopieuse ? Tu as déniché des indices prometteurs ?
— Prometteurs, c'est peut-être beaucoup dire. Mais le premier interrogatoire subi par Clay est assez intéressant. J'ai l'impression que les policiers l’ont sérieusement malmené.
— C'est vrai qu'ils l'ont cuisiné pendant des heures.
— Je voulais dire physiquement.
Elle hésita une seconde, comme si le sujet la mettait mal à l'aise.
— Oui, ça aussi.
— Il avait l'air de quoi quand il est rentré à la ferme ?
— Il était plutôt amoché.
— Je vois... La police a dû rendre des comptes ?
— Le shérif Jenkins a prétendu que Clay s'était levé pour le frapper et qu'il avait dû le repousser sans ménagement sur sa chaise. Toujours selon lui, la chaise s'est renversée et le visage de Clay a malencontreusement heurté le bord d'une table.
Hunter jeta un oeil dubitatif sur les passages couverts de Tipp-Ex.
Malencontreusement !
— Et Clay, qu'a-t-il dit de cette version des faits ?
— Il ne l'a pas contredite.
— Sans doute parce qu'il savait que ça ne servirait à rien.
— Je lui en ai reparlé à deux ou trois reprises, mais il a éludé mes questions. Il finit toujours par dire que tout ça n'a aucune importance.
— Il doit avoir du mal à gérer ses émotions quand il songe à ce qu'il a enduré ce soir-là. J'imagine que la colère le submerge.
— C'est aussi ce que je crois.
Elle se dépêcha de changer de sujet, comme si l'image de Clay en train de subir des violences lui était insupportable.
— Autre chose a attiré ton attention ? demanda-t-elle.
Le regard de Hunter se posa sur le petit cadenas doré du journal intime qu'elle lui avait confié.
— Pas encore.
— Il est tard, dit-elle en bâillant. Tu devrais aller te coucher, Hunter.
— J'y compte bien.
Mais après avoir raccroché, il retourna à sa lecture.
Shérif Jenkins : Ton beau-père passait beaucoup de temps à la ferme avec toi ?
Clay Montgomery : Pas plus que nécessaire.
Agent de police Grimsman : Alors, qu'est-ce qu'il faisait de ses journées ?
Clay Montgomery : Je suppose qu'il se branlait dans son bureau... Bon, je peux partir, maintenant ? Ça fait des plombes que je suis là. Et je vous ai déjà dit tout ce que je savais, c'est-à-dire rien du tout. Il n'y a eu ni dispute ni bagarre. Barker n'est pas rentré à la maison, point final.
Agent de police Grimsman : Tu veux qu'on te mette en cellule jusqu'à ce que tu t'exprimes correctement ?
Clay Montgomery : Où est ma mère ?
Agent de police Grimsman : On s'occupe de son cas.
Clay Montgomery : Si vous vous occupez de son cas comme vous vous occupez du mien, je vous préviens...
Agent de police Grimsman : Quoi ? Des menaces ?
Comme par hasard, le procès‑verbal avait été de nouveau épuré à cet endroit-là.
Agent de police Grimsman : S'il n'y a pas eu de bagarre, d'où viennent les ecchymoses sur ton visage ?
Clay Montgomery : Lesquelles ? Celles que j'avais avant de venir ici ?
Shérif Jenkins : On ne parle pas de celles que tu t'es faites en tombant de cette chaise.
— En tombant de cette chaise, mon cul ! grommela Hunter pour lui-même.
Clay Montgomery : Je vous ai déjà dit que j'avais eu un accident de voiture.
Agent de police Grimsman : Ce n 'était pas toi qui conduisais, ce soir-là. Si j'en crois la déposition de tes amis...
Clay Montgomery (coupant la parole à l'agent de police Grimsman) : On est allés chez Corinne Rasmussen dans le pick-up de Rhys Franklin. Mais une fois rentré à la ferme, je me suis rendu compte que j'avais oublié mon blouson dans le champ de maïs où j'avais travaillé plus tôt dans la journée. Je savais que j'allais me faire engueuler comme du poisson pourri si je ne le récupérais pas. Alors, j'ai sauté dans le vieux Ford et je suis allé le chercher.
Agent de police Grimsman : Je croyais que tu n'étais pas autorisé à conduire les véhicules de ton beau-père ?
Clay Montgomery : J'ai le droit de les conduire dans l'enceinte de l'exploitation.
Agent de police Grimsman : Raconte-nous un peu ton accident.
Clay Montgomery : Quand ma chaise est tombée ?
Agent de police Grimsman : Tu n'apprends donc jamais les leçons ? Raconte-nous ton accident et arrête de la ramener. Si tu continues à t'agiter comme ça, ta chaise risque encore de tomber...
Clay Montgomery : J'ai préféré ne pas allumer les phares pour éviter d'alerter mon beau-père, au cas où il serait rentré à ce moment-là... Mais comme je revenais après avoir retrouvé mon blouson, mon pneu droit a heurté la bordure du fossé d'irrigation. Je crois que je roulais trop vite. J'ai donné un violent coup de volant à gauche et je suis rentré dans un arbre.
Agent de police Grimsman : Que s'est-il passé pour que ton visage soit tuméfié comme ça après ton soi-disant accident ?
Clay Montgomery : À votre avis ? Je me suis mangé le putain de volant !
Shérif Jenkins : Surveille ton langage, c'est la dernière fois que je te le dis.
Clay Montgomery : (Pas de réponse.)
Shérif Jenkins : Revenons à ton accident de voiture. As-tu appelé quelqu'un à l'aide ?
Clay Montgomery : Non. Je craignais que mon beau-père arrive et je voulais me mettre au lit le plus vite possible.
Agent de police Grimsman : Tu n'avais pas peur qu'il se rende compte des dommages occasionnés au véhicule ?
Clay Montgomery : Le Ford est tellement vieux et cabossé que ça devait passer inaperçu.
Agent de police Grimsman : Et ta gueule toute cabossée, tu pensais qu'il ne la remarquerait pas non plus ?
Clay Montgomery : Je devais me lever tôt le lendemain matin pour aller à l'école.
Agent de police Grimsman : Et le soir, après le lycée ?
Clay Montgomery : J'avais l'intention d'inventer quelque chose. Une bagarre avec un camarade de classe, par exemple.
Agent de police Grimsman : Si je comprends bien, tu es en train de me dire que tu es un menteur ?
Clay Montgomery : Je suis en train de vous dire que le Ford n'était pas trop abîmé et que je trouvais inutile d'aggraver mon cas en lui parlant de l'accident.
Ainsi, selon les propres dires de Clay, son visage était tuméfié avant l'interrogatoire musclé qu'il avait subi. Les blessures que lui avaient sans doute infligées les deux policiers s'étaient additionnées à celles contractées lors de son accident de voiture ou, comme semblaient le penser Jenkins et Grimsman, à l'occasion d'un pugilat avec Barker.
Hunter avisa une grande enveloppe en papier kraft barrée de l'inscription «Photos». À l'intérieur se trouvaient plusieurs clichés de Clay - vraisemblablement scannés et imprimés par Madeline - avec chacun une date inscrite au dos. L'un d'eux avait été pris le 5 octobre, soit le lendemain de la disparition du pasteur, mais avant l'interrogatoire musclé. On y voyait Clay avec un coquard, la lèvre inférieure tuméfiée et une coupure sur la joue.
Un choc contre un volant pouvait sans doute provoquer ce type de blessures, songea Hunter, mais ça ressemblait plus aux conséquences d'une bagarre...
Il décida d'appeler Madeline.
— Allô ? dit-elle d'une voix engourdie de sommeil.
— Je te réveille ?
— Pas vraiment. Mais j'étais sur le point de m'endormir. Que se passe-t-il ?
— Quel visage avait Clay après l'interrogatoire ? Tu t'en souviens ?
— Il n'était pas joli à voir. Quand sa tête a soi-disant heurté un coin de table, il s'est cassé le nez.
Hunter posa les documents et s'allongea sur le lit.
— Mme Lederman, qui a dactylographié le procès-verbal de l'interrogatoire, tu sais si elle vit toujours à Stillwater ?
— Oui, mais elle se trouve dans une maison spécialisée. Elle souffre de la maladie d'Alzheimer. Pourquoi ?
— J'essaie simplement d'y voir clair, et la version de la police ne me semble pas crédible.
— Tu veux parler de cette histoire de chaise qui s'est renversée ?
— Oui. Et je me pose aussi des questions sur l'accident de voiture.
— Les flics n'étaient pas convaincus par cette explication, eux non plus. Surtout qu'Irène leur a servi une version complètement différente pour expliquer l'état de Clay.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Qu'elle lui avait donné un coup de coude en sortant des assiettes d'un placard.
— Un coquard, une lèvre tuméfiée et une coupure avec un seul coup de coude ? dit Hunter sans cacher son scepticisme.
— Oui... Je crois qu'elle a inventé ça parce qu'elle ignorait que Clay avait eu un accident avec le vieux Ford, expliqua Madeline. Elle craignait que la police ne s'imagine des choses en voyant ses contusions.
— Tu sais ce que ça prouve, n'est-ce pas ?
— Ça prouve qu'ils avaient tous peur d'être tenus pour responsables d'un acte qu'ils n'avaient pas commis, dit-elle avec un peu trop d'empressement.
— Ça prouve surtout qu'elle est capable de mentir pour le protéger.
Madeline ne répondit rien. Hunter n'en fut pas étonné, il s'agissait là d'un de ces nombreux détails qu'elle préférait ignorer.
— Le pick-up accidenté avait-il subi des dommages visibles ? demanda-t-il.
— L'aile avant gauche était enfoncée. Ce qui correspondait en tout point au récit de Clay, ajouta-t-elle triomphalement.
— Je suppose que ce pick-up est parti à la casse depuis longtemps ? demanda Hunter en regardant la peinture écaillée du plafond.
— En effet. Il était déjà en fin de vie avant l'accident de Clay, et on l'a cédé à un type qui avait besoin de pièces détachées. Tu dois comprendre qu'à l'époque, on vendait tout ce qu'on pouvait pour manger.
— Est-ce que tu as vu ton père frapper Clay ?
— Pas à coups de poing, si c'est ce que tu veux dire.
— Et d'une autre manière ?
— Eh bien..., commença-t-elle, visiblement mal à l'aise. C'était il y a vingt ans, tu sais, et le châtiment corporel n'était pas aussi décrié qu'aujourd'hui. Mon père appartenait à une autre génération.
— Tu veux dire qu'il n'hésitait pas à porter la main sur vous ?
— Seulement si on faisait de grosses bêtises... Et ça restait toujours mesuré.
— C'est-à-dire ?
— Papa avait une baguette de bois qui provenait d'une ancienne luge. Il l'utilisait pour nous frapper le bout des doigts ou plus rarement pour nous donner une fessée. Mais encore une fois, ça n'arrivait que lorsqu'on se conduisait vraiment mal.
Hunter tendit le bras vers l'interrupteur et éteignit la lumière. Lui aussi commençait à être fatigué, et l'éclairage cru du plafonnier de sa chambre lui faisait mal aux yeux.
— Et Clay se conduisait souvent mal ? demanda-t-il.
— De temps à autre. Je suis certaine qu'il n'aimait pas avoir affaire à la baguette de bois, mais je ne pense pas qu'il en ait souffert plus que ça.
Elle ne pensait pas... Mais était-elle au courant de tout ? Son frère travaillait souvent sur l'exploitation, suffisamment loin de la maison pour que personne ne puisse voir ce qui se passait entre lui et son beau-père. Et d'après ce que Hunter avait appris sur le personnage, Clay n'était pas du genre à se plaindre, surtout auprès de sa mère ou de ses soeurs. Son premier réflexe avait toujours été de les protéger, aujourd'hui comme hier.
— Je te laisse dormir, dit-il. Excuse-moi de t'avoir appelée si tard.
— Ce n'est pas grave. Et toi ? Tu vas dormir un peu ?
— Dans une ou deux heures, peut-être. Pour le moment, j'ai trop de choses en tête.
— Comme quoi ?
Il ferma les yeux et inspira profondément.
— Comme cette image que je n'arrive pas à chasser de mon esprit et qui me maintient éveillé, au garde-à-vous...
— Une image ?
— Oui, dit-il en souriant dans le noir. Une image de toi dans ton marcel échancré.
— Ça t'a plu ? murmura-t-elle.
— Plutôt, oui, répondit-il avant de raccrocher.
Chapitre 16
Après l'appel de Hunter, Madeline fut incapable de trouver le sommeil. Elle se leva et déambula à travers la maison, se posant mille questions sur ce qui lui arrivait. Jamais elle n'avait éprouvé un tel désir pour un homme, un désir qui prenait possession de son corps et de son imagination, générant des fantasmes aussi embarrassants qu'excitants.
C'était à la fois très agréable et complètement déstabilisant.
Qu'est-ce qui l'attirait tant chez lui ? Était-ce simplement parce qu'avec son accent de la côte Ouest, son corps d'athlète et sa peau hâlée, il était complètement différent des hommes qu'elle avait connus jusque-là ? Ou le considérait-elle inconsciemment comme une sorte de héros qui allait lui fournir les réponses que personne ne semblait capable de trouver ? À moins qu'il n'ait rempli le rôle de consolateur après sa rupture...
Elle avait beau explorer toutes les pistes, essayer de trouver une explication rationnelle à tout ça, elle en revenait toujours au même point. Et c'était un point d'interrogation. La seule chose dont elle était certaine, c'est qu'elle brûlait d'envie de prendre sa voiture et d'aller le rejoindre au motel.
Elle se rendit dans la cuisine, tout en se traitant à voix basse de pauvre folle. Comment pouvait-elle ressentir quelque chose d'aussi fort pour un type qu'elle connaissait à peine ?
Sophie la regarda de ses grands yeux mélancoliques et miaula d'un air interrogateur.
— Ne t'en fais pas, lui dit Madeline. D'ailleurs, moi non plus je ne devrais pas m'en faire. Ce sont des choses qui arrivent, n'est-ce pas ?
Oui, mais pour elle, c'était la première fois. Avant Hunter, elle n'avait connu qu'un seul homme. Et aucun de ceux qu'elle avait croisés depuis qu'elle était en âge de s'intéresser aux garçons ne lui avait fait un tel effet. Pas même les idoles de son adolescence.
La sonnerie du téléphone interrompit ses réflexions. Persuadée que c'était de nouveau Hunter, elle se dépêcha d'aller décrocher.
— Allô ?
— Il est encore chez toi ?
Kirk. L'excitation céda le pas à un affreux sentiment de culpabilité.
— Je croyais que tu étais à la montagne, dit-elle.
— Je pars demain matin.
— Quand reviens-tu ?
— Dans deux ou trois semaines. Si je reviens.
Si je reviens... Elle inspira profondément.
— Alors, ça y est ? Tu as décidé de quitter la ville pour de bon ?
— Oui, cette fois, je crois que c'est décidé.
Cela faisait des mois qu'il en parlait, mais elle ne l'avait jamais pris au sérieux. Bien entendu, les choses étaient différentes, à présent qu'ils étaient séparés. Madeline soupira. De toute évidence, Kirk s'attendait à ce qu'elle essaie de l'en dissuader. Elle n'avait pas envie qu'il s'en aille et en même temps, la perspective de son départ la soulageait. S'il restait, ils risquaient un jour de se marier faute de mieux et de mener ensemble une existence dépourvue de cette passion dont elle venait d'avoir un avant-goût dans les bras de Hunter.
— Tu ne dis rien ? murmura-t-il, visiblement ému.
— Je ne sais pas quoi dire, Kirk.
— Parce qu'il est là, à côté de toi ?
— Non, il a pris une chambre au motel.
— Pourquoi ?
Elle se mordit la lèvre lorsque la réponse à cette question lui traversa l'esprit Parce que s'il était resté chez moi, on serait en train de faire l'amour à l'heure qu'il est.
— C'est plus simple comme ça, c'est tout.
Pendant le long silence qui suivit, Madeline se sentit plus mal à l'aise que jamais. La culpabilité qui la rongeait avait fini par lui souffler les mots qu'il ne fallait surtout pas dire. Le fait que Hunter ait brusquement emménagé au Blue Ribbon en disait plus long sur ses sentiments que s'il était resté chez elle. Surtout qu'elle s'était montrée inflexible, le matin même, quand Kirk avait piqué une colère à l'idée que le détective dorme dans le cottage.
Heureusement, Kirk ne lui demanda pas davantage d'explications sur ce point. Peut-être préférait-il ne pas songer à ce que signifiait ce soudain déménagement.
— Il ne trouvera rien de nouveau, Maddy. Allie était une spécialiste de ce genre d'affaire et elle a fait chou blanc.
Alors, qu'il débarrasse le plancher, et pas seulement celui de ton cottage ! Qu'il retourne en Californie !
N'était-ce pas là le message que Kirk essayait de lui faire passer ? Pourtant, Hunter avait un avantage certain sur Allie et tous ceux qui s'étaient penchés sur cette affaire avant lui. N'ayant aucun lien avec cette ville et ses habitants, il pouvait faire preuve d'une parfaite objectivité. C'était pour ça qu'elle avait fait appel à lui, et c'était ce qu'elle appréciait dans sa façon de mener l'enquête. Bien sûr, il ne ménageait pas les membres de sa famille, et c'était parfois difficile à accepter... Mais l'espoir qu'il découvre enfin la vérité - même si elle risquait d'être cruelle - était ce qui donnait à Madeline envie de se lever le matin.
Par exemple, songea-t-elle, Hunter lui avait dit que Clay cachait quelque chose. Jamais Allie ne lui aurait tenu de tels propos. Pendant longtemps, Madeline s'était convaincue que la fille de Dale McCormick, l'ancien shérif de Stillwater, avait fait tout son possible pour élucider le mystère. Mais au fond d'elle, elle avait toujours su que ce n'était pas le cas. Comment Allie aurait-elle pu se montrer impartiale alors qu'elle était tombée amoureuse du principal suspect ?
— J'ai décidé de lui donner une semaine pour voir comment il se débrouille, dit-elle. Et ensuite...
— Et ensuite ? dit Kirk d'une voix pleine d'espoir.
— Ensuite j'aviserai.
Il y eut un long silence.
— Tu vas me manquer, Maddy, dit-il enfin.
Une nouvelle vague de culpabilité la submergea. Après cinq ans passés avec Kirk et une séparation qui ne datait que de six semaines, comment pouvait-elle déjà avoir envie d'un autre homme ?
— Toi aussi, tu vas me manquer, dit-elle.
Et c'était la pure vérité. Elle ne souhaitait plus former un couple avec lui, mais leur amitié lui était extrêmement précieuse.
— Sois prudente, Maddy.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il avait déjà raccroché.
Sois prudente ? De quoi devait-elle se méfier ? De la vérité sur la disparition de son père ? Du risque de se retrouver plus seule encore, le coeur brisé, après le départ de Hunter ? De tout ça à la fois ?
Reposant lentement le combiné, elle s'efforça de faire le tri dans le fouillis de ses émotions. Peine perdue. Les questions qu'elle se posait sur Clay l'angoissaient au plus haut point, mais elle ne pouvait se voiler la face. L'attirance qu'elle éprouvait pour Hunter lui faisait également peur, mais là encore elle ne pouvait se mentir à elle-même. Et la liste de ses problèmes était encore longue...
Étouffant un juron, elle décida de se changer les idées et composa le numéro de Molly, qui répondit presque aussitôt.
— Allô ?
En entendant la voix de sa petite soeur, Madeline se sentit curieusement privée de mots. Trahissait-elle sa famille en se rapprochant de Hunter ? Choisissait-elle un camp contre un autre ? Le fait qu'elle ait couché avec le beau détective avait déjà créé une situation qui l'éloignait des siens. Aujourd'hui, pour la première fois depuis la disparition de son père, elle s'interrogeait sérieusement sur la responsabilité des Montgomery. Si Hunter accusait l'un d'eux au terme de son enquête, pouvait-elle honnêtement dire qu'elle s'insurgerait ?
— Maddy ?
— Salut... Je ne te dérange pas ?
— J'étais sur le point de regarder un DVD avec des amis.
— Oh, pardon Je te rappellerai plus tard.
— Mais non, c'est pas grave... Tout va bien, Maddy ?
Madeline hésita. Elle avait envie de demander à Molly si Clay pouvait être impliqué d'une manière ou d'une autre dans la disparition de son père. Lorsqu'elle appelait sa petite soeur, Madeline évoquait souvent ses efforts pour découvrir ce qu'il était advenu du pasteur, ou sa dernière théorie sur ce qui avait pu se produire. D'ordinaire, Molly l'écoutait en silence et s'abstenait de tout commentaire. Mais Madeline n'avait jamais osé lui demander son avis sur une éventuelle responsabilité d'un ou plusieurs membres de la famille.
Elle rassembla ses forces pour le faire maintenant, mais le courage lui manqua au dernier moment. L'idée que Molly ressente le doute qui s'était immiscé en elle lui était insupportable. Je ne suis qu'une ingrate, songea-t-elle, au bord des larmes. Après tout ce que Clay et les Montgomery ont fait pour moi...
— Mike est revenu à Stillwater, dit-elle.
— Mike ?
— Metzger.
— Oh non... Comment se fait-il qu'il ne soit plus en prison ?
— Il est en liberté conditionnelle.
— Tu en es sûre ?
Madeline entendait les amis de Molly qui discutaient derrière elle. S'impatientaient-ils ?
— Je l'ai vu cet après-midi.
Molly ne répondit pas tout de suite.
— Il te fait peur, Maddy ? demanda-t-elle après un court instant.
Avant la rencontre d'aujourd'hui, Madeline aurait répondu par la négative. Mais comment oublier la malveillance qu'elle avait lue dans ses yeux ? Et celui qui s'était fait passer pour son père sur cet affreux message téléphonique la détestait forcément. Qui d'autre que Mike pouvait la haïr à ce point ?
— Peut-être un petit peu, répondit-elle en frissonnant.
— Tu devrais aller voir la police.
— Pour leur dire quoi ?
— Montre-leur la lettre qu'il t'a écrite.
— Il l'a envoyée depuis la prison, Molly. Ça signifie que les autorités en ont déjà pris connaissance. Ils n'ont pas dû considérer qu'il s'agissait d'une menace directe. Et ils ont probablement eu raison, ajouta-t-elle avec un soupir. Dire que tu aurais aimé faire quelque chose n'est pas comme dire que tu comptes le faire.
— N'empêche que ça m'a fait froid dans le dos quand tu m'as lu cette lettre.
Les mots qu'elle renfermait - J'aurais aimé vous tuer tous les deux ‑ avaient eu le même effet sur Madeline. Pourtant, elle n'avait jamais vraiment cru qu'il l'agresserait autrement qu'en paroles.
— Qui me prendra au sérieux si je dis que je crains pour ma vie ? dit-elle. Tout le monde ici le considère comme un pauvre type, un paumé qui n'est dangereux que pour lui-même. À les écouter, il n'y a qu'une seule personne capable de violence dans cette ville, et tu sais comme moi que c'est notre frère.
— Mais tu connais bien le nouveau shérif, non ? Il t'écoutera, lui.
Madeline allait répondre quand un bruit dans le jardin détourna son attention. Elle avait prêté sa voiture à Hunter. Avait-il oublié quelque chose dans la maison d'amis ?
— Oui, dit-elle distraitement en jetant un coup d'oeil par la fenêtre. Toby m'écoutera peut-être.
Le petit bâtiment attenant restait plongé dans le noir.
— Je lui téléphonerai demain, ajouta-t-elle en plissant les yeux pour essayer de détecter un mouvement dans l'obscurité.
— Tiens-moi au courant, d'accord ?
— Je te rappellerai pour te dire comment ça s'est passé. Bonne soirée, Molly.
Après avoir raccroché, Madeline alla s'assurer que toutes les portes étaient bien verrouillées, puis elle passa encore quelques minutes le nez collé à la fenêtre. Quelqu'un était-il en train de rôder dans son jardin ?
Maddy... C'est ton papa chéri...
Sans doute le début du message était-il encore plus cruel que la fin, parce qu'elle avait si souvent rêvé de voir son père réapparaître et de l'entendre prononcer ces mots...
Passant de fenêtre en fenêtre, elle imagina pour la énième fois le retour du pasteur. Et s'ils se trompaient tous et qu'il était en vie, quelque part ? Il avait pu recevoir un violent coup sur la tête et se réveiller amnésique. Sans son portefeuille et ses papiers, dérobés par son agresseur, il n'aurait eu aucun moyen de retrouver son identité...
Bien entendu, c'était un scénario des plus improbables. Un scénario que son esprit enfantin avait élaboré dans les mois qui avaient suivi la disparition. Oui, c'était improbable, songea-t-elle, mais pas impossible. Et ce pas impossible faisait parfois office de bouée de sauvetage dans les moments où ça n'allait pas fort. Et puis, l'hypothèse de l'amnésie avait le mérite de disculper les Montgomery tout en lui donnant l'espoir de revoir son père. S'il revenait ou qu'on le retrouvait en vie, elle récupérerait à la fois un papa et la confiance en ceux qu'elle aimait.
Mais il ne fallait pas se laisser aller trop longtemps à envisager un dénouement aussi heureux, sous peine d'atterrir durement dans la réalité. Quant au visiteur qui semblait s'être introduit dans son jardin, elle doutait fort qu'il s'agisse de son père.
*
**
Clay n'avait pas envie de répondre au téléphone. Allie dormait contre son épaule et il essayait désespérément de se convaincre qu'elle y dormirait toutes les nuits jusqu'à la fin de ses jours, malgré le squelette enterré dans sa cave. Non, il n'avait pas envie de répondre, mais il était sur le qui-vive depuis qu'il avait lu cette lettre anonyme, un quart d'heure plus tôt. Et personne n'appelait à minuit passé sans une bonne raison.
Il espérait seulement qu'il ne s'agissait pas de sa mère en proie à une nouvelle crise d'hystérie.
— Ne décroche pas, marmonna Allie dans un demi-sommeil.
Il l'embrassa tendrement, et quitta la chaleur douillette de son corps nu pour décrocher le téléphone, malgré sa prière.
— Allô ?
— Bonsoir, monsieur Montgomery. Hunter Solozano à l'appareil.
— Vous savez l'heure qu'il est ? dit Clay en jetant un coup d'oeil vers sa femme.
Ils avaient envie d'avoir un enfant, mais depuis quelques jours, Clay avait presque peur qu'Allie lui annonce qu'elle était enceinte. S'il devait aller en prison, il ne voulait pas la laisser seule avec deux gamins. La perspective de ne plus pouvoir s'occuper de Whitney était déjà assez terrifiante comme ça.
— Il faut qu'on se rencontre tout de suite, dit Solozano.
Clay se figea.
— Pourquoi ?
— Vous verrez bien.
— Où ?
— Je suis au Blue Ribbon.
— Retrouvez-moi au Good Times dans vingt minutes. Puisque vous me sortez du lit, je vais au moins en profiter pour boire une bière, dit Clay avant de raccrocher.
Il se tourna vers Allie.
— Il faut vraiment que tu y ailles ? demanda-t-elle, le visage enfoncé dans son oreiller.
Clay n'avait aucune envie d'abandonner le corps adoré de sa femme. Surtout pour aller boire un verre avec ce détective privé. Qu'y avait-il donc de si urgent pour qu'il veuille le rencontrer à une heure pareille ?
Clay n'en avait pas la moindre idée. Mais impossible de refuser. La partie était devenue trop incertaine. Pour être sûr de la gagner, il manquait à Clay une carte essentielle. Une carte capable de tout changer.
Un joker qui s'appelait Hunter Solozano.
*
**
Un bruit sourd tira Madeline d'un profond sommeil. Elle se redressa sur sa chaise et jeta un coup d'oeil sur les documents qu'elle avait froissés en s'écroulant sur son bureau.
Quelle heure était-il ? Depuis combien de temps dormait-elle ?
Elle leva ses yeux rougis vers l'horloge. Minuit passé de quelques minutes. Elle n'avait pas dû s'assoupir plus d'une demi-heure.
Elle était épuisée. Mais alors, qu'est-ce qui l'avait réveillée ? Sophie ? Non. La chatte dormait à ses pieds.
Immobile et silencieuse, Madeline tendit l'oreille pendant quelques minutes mais ne perçut aucun bruit.
Sans doute avait-elle encore fait un cauchemar. Oui, ça lui revenait, maintenant dans son rêve, elle entendait une voiture se garer devant son cottage, le ronronnement d'un moteur, puis plus rien. L'instant d'après, son père se tenait debout au centre de son salon, souriant, les bras grands ouverts.
Après tout, ça n'avait rien d'un cauchemar, même si ça lui laissait une drôle d'impression.
Malheureusement, le rêve s'était terminé avant qu'elle ne puisse lui demander ce qu'il l'avait éloigné d'elle pendant si longtemps.
Le confort de son lit lui tendait les bras, lui aussi. Elle ne savait pas trop ce qui avait interrompu son sommeil, mais elle se rappelait avoir entendu un bruit avant d'aller dans son bureau. Probablement une conséquence de sa nervosité. Elle avait essayé de la noyer dans le travail, mais ses yeux s'étaient fermés avant qu'elle n'ait eu le temps d'accomplir grand chose.
Madeline se leva avec un soupir. Elle s'apprêtait à rejoindre la cuisine pour aller se servir un verre d'eau quand un bruit étouffé dans la pièce voisine la fit tressaillir. Elle était certaine que ce bruit ne venait pas de l'extérieur, et Sophie se trouvait toujours à ses pieds... Cessant brusquement de se frotter contre ses chevilles, la chatte se figea, comme aux aguets.
S'agissait-il de Hunter ? Était-il revenu ?
Madeline attendit qu'il l'appelle. Mais la maison resta plongée dans un silence angoissant.
— Hunter ? C'est toi ?
Pas de réponse. Que se passait-il ? Quelqu'un s'était introduit chez elle. Elle en était désormais certaine. Oh, mon Dieu ! Si ce n'était pas Hunter... Se pouvait-il que ce soit Mike ? Une main dans ses cheveux en bataille, elle trouva le courage de passer la tête par la porte de son bureau. De là, elle apercevait une partie du salon et de la cuisine, ainsi qu'un petit bout de l'entrée. Personne. Elle avait laissé beaucoup de lumières allumées dans la maison pour se rassurer, mais à présent, elle se sentait exposée sous la violence de l'éclairage. Vulnérable. Le rôdeur avait dû regarder par la fenêtre et voir qu'elle dormait.
Le coeur battant, elle éteignit toutes les lampes de son bureau.
Des pas se firent entendre, martelant le sol sans souci de discrétion. Madeline sentit ses jambes se dérober sous elle. L'intrus venait de se déplacer de l'entrée vers le salon. Elle avait suivi sa progression au son de sa lourde démarche. Comme celle de Mike.
Sophie alla se blottir dans un coin du bureau, mais Madeline préféra quitter la pièce. S'il venait ici, elle serait prise au piège, sans aucune possibilité de lui échapper.
Courbée en deux, elle sortit en courant presque, apercevant au passage une ombre qui se faufilait dans la cuisine. Si seulement elle avait son téléphone portable... Mais elle l'avait laissé sur le plan de travail, là où se trouvait justement son mystérieux visiteur. Elle avisa sa collection de bouteilles anciennes alignées sur une étagère et s'empara de la première qui lui tomba sous la main. Serrant les doigts sur le goulot de verre bleu et épais, elle abaissa l'interrupteur qui commandait le plafonnier du salon, le plongeant à son tour dans le noir. Plaquée contre le mur, elle essaya de voir ce qui se passait dans la cuisine.
Il n'y était plus. Peut-être se trouvait-il lui aussi contre le mur, juste de l'autre côté, mais elle n'osait pas avancer plus loin pour s'en assurer. À quoi bon se jeter dans la gueule du loup ? Si elle voulait avoir une chance de s'en sortir, mieux valait attendre qu'il vienne à elle. Le tout serait de ne pas flancher quand il arriverait à portée de son arme de fortune.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria-t-elle.
Toujours aucune réponse. Le souffle court, elle brisa la bouteille contre le mur et la tint devant elle, espérant que les tessons pointus dissuaderaient l'intrus de s'approcher. Sa première idée avait été de l'assommer, mais elle avait dû s'avouer qu'elle n'oserait jamais fracasser une bouteille sur le crâne de quelqu'un. Mon Dieu, faites que ce ne soit qu'un horrible cauchemar ! Les paroles de Molly ne cessaient de lui revenir en tête :
Il te fait peur, Maddy ?
Ça, pour avoir peur, elle avait peur. Elle était même terrifiée.
— Mike, je te rappelle que tu es en liberté conditionnelle. À moins que la prison ne te manque, je te suggère de foutre le camp tout de suite ! Pourquoi penses-tu que toutes ces lumières étaient allumées ? J'attends l'homme que tu as vu avec moi aujourd'hui, le détective privé. Il est sorti boire un verre et il va rentrer d'une minute à l'autre. Je l'héberge chez moi, tu sais ?
Elle avait la bouche si sèche qu'elle ne parvenait pas à articuler. Mais l'homme avait dû saisir ce qu'elle disait parce qu'elle l'entendit quitter la cuisine et se diriger vers l'entrée. Puis, à son grand soulagement, la porte claqua violemment. Son coup de bluff avait fonctionné !
Elle se précipita vers la fenêtre de la cuisine, éteignant la lumière au passage, dans l'espoir de reconnaître le visage ou la silhouette de l'intrus. Mais l'obscurité l'avait déjà englouti.
Toute tremblante, elle échangea la bouteille brisée contre le combiné du téléphone. La tonalité de la ligne la réconforta, comme si elle venait de trouver un pont vers le monde des vivants après s'être égarée aux portes de l'enfer.
Calme-toi ! Respire ! Tout va bien, maintenant.
Madeline composa le numéro de la police et expliqua ce qui venait de lui arriver. Elle essaya ensuite de joindre Hunter, d'abord au Blue Ribbon, puis sur son portable. Mais il ne décrocha pas.
— Où es-tu ? dit-elle à voix haute.
C'était une erreur de l'avoir laissé s'installer au motel.
Dans l'attente des secours, elle se laissa glisser au sol, le dos contre le grand placard. Sentant une désagréable sensation, elle se releva aussitôt et ralluma la lumière. Lorsqu'elle vit dans quoi elle s'était assise, Madeline étouffa un cri.
C'était du sang...
*
**
Repérant le colosse dans un coin sombre du bar, Hunter se dirigea vers lui en s'efforçant de ne pas respirer les vapeurs d'alcool qui l'attiraient comme le chant des sirènes. Il préférait encore la fumée des cigarettes qui formait un nuage dense au-dessus des consommateurs et lui brûlait les yeux.
À Los Angeles, le tabac avait été banni de la plupart des lieux publics, débits de boisson compris. De toute évidence, le Mississippi était en retard sur la Californie en matière de santé publique. Comme dans d'autres domaines, songea Hunter, et notamment la mode vestimentaire.
Ici, les hommes portaient tous des blue-jeans, presque exclusivement des Wranglers si serrés que le détective se demandait comment ces gars parvenaient encore à faire des enfants. Le reste de la panoplie était composée de chemises de laine à carreaux portées sur des T-shirts, le tout surmonté de l'inévitable chapeau de cow-boy. À première vue, seuls trois hommes dans le bar étaient vêtus autrement, deux grands-pères en salopette et Clay Montgomery. Le frère de Madeline portait un jean, lui aussi, mais c'était un Levi's 501 troué aux genoux qui avait l'avantage de ne pas le mouler comme un fourreau. Hunter était prêt à parier que le trou n'était pas une coquetterie mais le simple résultat de l'usure.
— Je peux savoir pourquoi vous m'avez tiré du lit ? demanda Clay en guise de salut.
Hunter s'assit tranquillement face à lui mais ne répondit pas tout de suite parce qu'une serveuse s'approchait déjà de leur table.
— Qu'est-ce que je vous sers, les garçons ?
— Une Sam Adams pour moi, dit Clay.
Hunter avait envie d'une bière, lui aussi. Ce bar enfumé, rempli de cow-boys et doté d'un juke-box qui braillait de la musique country, était aussi éloigné que possible des endroits branchés qu'il fréquentait à Los Angeles. Mais à Hollywood ou dans le Mississippi, un bar restait un bar. Après dix ans de visites assidues à ce type d'établissement, l'atmosphère particulière qui y régnait lui donnait automatiquement envie de boire un verre - un vrai -, puis un autre et un autre encore... Jusqu'à perdre la notion du temps et s'enfoncer dans l'oubli.
C'était la première fois qu'il mettait les pieds dans un bar depuis qu'il avait renoncé à l'alcool. Six mois d'abstinence qu'il ne comptait pas gâcher par un moment de faiblesse.
— Un Coca-Cola, s'il vous plaît.
Ils n'échangèrent pas un mot jusqu'au retour de la serveuse. Quelques minutes plus tard, lorsque Clay porta la bière à ses lèvres, Hunter préféra poser le regard sur la piste de danse où quelques jeunes femmes éméchées riaient en exécutant maladroitement la chorégraphie de la Macarena. Qui pouvait croire que cette chanson était toujours en vogue dans certains coins reculés du pays ?
— Vous voulez bien me dire ce qu'on fait là ? demanda Clay.
— J'ai trouvé quelque chose.
Clay se figea et regarda longuement le détective avant de boire au goulot une longue gorgée de bière.
— Quoi ? dit-il en reposant la bouteille sur la table.
Hunter plongea la main dans sa canadienne et en sortit le petit carnet matelassé de Madeline.
— Ça, dit-il en le faisant glisser sur la table en direction de Clay.
— Vous avez trouvé le journal intime d'une gamine ? demanda Clay sans se donner la peine de le prendre.
Il se renversa sur sa chaise, sans quitter le détective des yeux.
— Il appartenait à Madeline, précisa Hunter en tapotant de l'index le dessin de Cendrillon. Quand elle avait huit et neuf ans.
— Nous habitions Bonneville à l'époque, rétorqua Clay en haussant les épaules. Ce qu'elle a consigné là-dedans ne peut pas me concerner. Ni aucun des membres de ma famille, d'ailleurs.
— J'en suis bien conscient.
Clay leva sa bouteille à moitié pleine avec deux doigts et la balança de droite à gauche.
— Alors, pourquoi vous me le montrez ?
— Vous l'avez déjà lu ?
Clay leva lentement un sourcil.
— Je croyais qu'on n'était pas censé lire les journaux intimes des autres, dit-il en jouant avec le petit cadenas doré. Désolé, je ne suis pas voyeur.
— Madeline me l'a donné, répondit Hunter, un peu sur la défensive. Je ne me serais pas permis de le lire sans son autorisation.
Il le ramena vers lui, l'ouvrit en son milieu, et commença à lire à voix haute :
— «Katie a encore un bobo au cou. Elle refuse de me dire comment elle se l'est fait. Mais papa dit que quelqu'un a dû essayer d'arracher son collier ou un truc comme ça. Je ne vois pas pourquoi elle en fait tout un secret...»
Clay observait Hunter, les yeux mi-clos.
— Et alors ? dit-il. Il semblerait que Katie ait un peu fait marcher Maddy. Je ne vois pas ce que ça a de si passionnant.
Au lieu de répondre, Hunter tourna quelques pages et lut un autre passage.
— «Je suis super fâchée contre maman. Papa voulait que j'aille avec lui en Floride, à Jacksonville, pour rendre visite à son cousin. On devait y rester deux jours entiers. Mais maman a dit non. Et quand j'ai pleuré, elle m'a secouée très fort. C'était vraiment bizarre.»
Et ça, demanda Hunter, ça ne vous fait pas réagir ?
— D'après ce que j'ai entendu dire, la mère de Madeline avait de graves problèmes psychologiques.
Il parlait d'une voix monocorde, comme quelqu'un qui récite une leçon.
— Elle s'est suicidée, ajouta-t-il. Une bien triste histoire.
— J'ai l'impression que c'était plutôt son mari qui était malade, rétorqua Hunter. Reste à déterminer la nature exacte du mal qui rongeait le révérend Barker, ajouta-t-il d'un air entendu.
Clay cessa de le regarder pour fixer une bougie qui brûlait au bord de la table, dans un photophore rouge.
— Je dois vous prévenir que cette hypothèse ne recueillera pas tous les suffrages dans cette ville, dit-il.
— C'est sans importance, je ne me présente à aucune élection, répliqua Hunter.
Clay resta silencieux, comme hypnotisé par la lueur tremblotante de la bougie.
— Quand avez-vous compris ce qui se passait ? demanda le détective.
— Compris quoi ?
— Que Barker abusait de votre soeur.
Clay semblait détendu, mais Hunter le soupçonnait d'être surtout très doué pour donner le change.
— Il n'a jamais touché Grace. Demandez au shérif. Pas plus tard que la semaine dernière, ma soeur lui a certifié ne jamais avoir été victime d'un pédophile.
— Et si je posais directement la question à la principale intéressée ?
— Je ne vous le permets pas.
Hunter préféra ne rien répondre. De toute façon, il n'avait aucune intention d'interroger Grace à ce sujet. À quoi bon remuer le couteau dans la plaie ? La malheureuse avait sûrement assez souffert comme ça. C'était d'ailleurs l'une des raisons qui l'avaient poussé à appeler Clay ce soir plutôt que sa soeur. Ça et l'envie d'observer la réaction du grand frère, laquelle correspondait en tout point à ses attentes.
Il chercha un nouveau passage dans le journal intime de Madeline, s'éclaircit la voix, et reprit sa lecture :
— «J'ai trouvé un journal dans le bureau de papa. Dedans, il y avait une dame toute nue ! Et sur la page d'à côté, il y avait un homme sur la dame !»
Un étrange sourire effleura les lèvres de Clay.
— Intéressant qu'elle tombe sur un magazine de cul dans le bureau de son père, vous ne trouvez pas ? demanda Hunter. Pour quelqu'un qui promet l'enfer dimanche après dimanche à ceux qui commettent le péché de chair, ça fait un peu désordre, non ?
— Madeline nous avait parlé de cette découverte, quand on était venus vivre à la ferme. Ça l'avait marquée.
Il eut de nouveau cet étrange sourire, qui exprimait comme une pointe de nostalgie.
— Elle nous avait dit que c'était hyper dégueulasse.
— Pour une fillette de neuf ans, je suis sûr que ça l'était, dit Hunter en se servant de sa paille pour remuer les glaçons qui restaient au fond de son verre. Mais plus tard, elle aurait pu repenser à ce magazine porno et se demander si son père n'était pas un hypocrite...
— Tu parles ! dit Clay avec un petit ricanement amer. Barker a vite compris qu'elle avait fouillé dans le tiroir de son bureau. Il lui a expliqué qu'il avait confisqué le journal à l'un de ses paroissiens qui n'était qu'un affreux pécheur en route vers les flammes de l'enfer. Il a même brûlé l'objet du délit devant elle, en lui expliquant qu'il avait l'intention de le faire depuis longtemps.
— Et dire que le pauvre pasteur a dû consulter plusieurs fois cette revue pour mieux juger de l'horreur de la chose, ironisa Hunter. Dur métier que celui de saint homme.
Surtout que les filles dans ce magazine étaient sûrement beaucoup trop vieilles à son goût, songea-t-il avec une colère froide.
— Il n'avait pas besoin de regarder ce genre d'images, dit Clay. Il avait d'autres façons de se... divertir.
Hunter se redressa sur sa chaise.
— Par exemple ?
Comme Clay haussait les épaules et refusait d'en dire plus, le détective décida qu'il était temps de se montrer plus direct.
— À qui appartenaient les deux autres culottes ?
Le frère de Madeline contempla un instant sa bouteille de bière d'un air songeur avant de caresser le haut du goulot avec l'index.
— Combien elle vous paie ? demanda-t-il au lieu de répondre.
Hunter repoussa son Coca-Cola du revers de la main.
— Pourquoi ? Vous avez l'intention d'acheter mon silence ?
Clay le regarda sans ciller.
— Ça marcherait si j'essayais ?
— Non, répondit Hunter sans détour. Je ne fais pas ça pour l'argent.
Au fond, l'argent n'avait jamais été sa première motivation. Et après ce qui s'était passé avec Madeline, il était hors de question de percevoir le moindre centime. Il avait depuis longtemps décidé qu'il lui rendrait ses cinq mille dollars, une fois de retour à Los Angeles.
— Vous faites ça pour quoi, alors ? Pour la gloire ?
— J'ai envie d'aider Madeline.
— Si ce que vous dites est vrai, le plus grand service que vous pourriez lui rendre serait de prendre le premier avion pour la Californie et d'oublier à jamais Stillwater, dit Clay avant de s'en aller, abandonnant sur la table le reste de sa bière.
*
**
Ray lâcha une bordée de jurons en s'efforçant de contenir le sang qui s'écoulait de son bras. L'entaille était si nette qu'il n'avait pas réalisé à quel point elle était profonde. Sans doute fallait-il poser plusieurs points de suture. Mais pas question d'aller se faire recoudre aux urgences. Pas si bête... Il avait vu assez de séries télévisées pour savoir qu'après son intrusion chez Madeline, la police se renseignerait auprès de l'hôpital et des quelques médecins de Stillwater. Dès le lendemain, le shérif Pontiff et ses hommes seraient à la porte de son mobile-home pour lui demander des explications qu'il ne pourrait fournir. Ce n'était pas comme s'il vivait dans une grande ville, il était probablement le seul à s'être blessé, ce soir.
Tenant son bras sanguinolent le long du corps, il essaya de se débrouiller avec la bande de gaze trouvée dans une vieille trousse de premiers secours. Pas facile de se faire un pansement avec la main gauche... Et cette saloperie de blessure qui n'arrêtait pas de saigner... Peut-être qu'en appuyant un peu plus fort dessus...
Soudain, des coups retentirent contre sa porte. Tétanisé, il laissa le sang chaud maculer ses doigts et goutter sur le sol de sa petite salle de bains. Cette garce l'avait-elle vu ? La police était-elle déjà là ? L'absence de voiture devant le cottage lui avait fait croire que la voie était libre...
Il leva les yeux vers la petite ouverture située au-dessus de la douche. Mais elle était à la fois trop haute et trop étroite pour lui permettre de s'échapper. Par contre, la chambre du fond disposait d'une fenêtre par laquelle il pourrait se glisser dehors. Avec un peu de chance, il parviendrait à atteindre les bois tout proches sans se faire repérer, puis à rejoindre la voie rapide où un routier finirait bien par le faire grimper dans son camion.
Il était en train de calculer si le coup était jouable quand on frappa de nouveau à sa porte, de façon plus insistante, cette fois. Dieu merci, la voix qui suivit ces coups lui arracha un immense soupir de soulagement.
— Ray ? Tu es là ? C'est moi, Bubba !
Bubba Turk vivait dans la caravane antédiluvienne parquée à côté de son mobile-home, et venait sans cesse quémander des cigarettes. Ray jeta un oeil sur l'horloge de la salle de bains. Un peu plus de minuit. Bon Dieu, quel emmerdeur... Mais il était trop heureux que ce ne soit pas la police pour lui dire d'aller se faire voir.
— Désolé, vieux ! cria-t-il. Je suis à cours de clopes !
— C'est pas pour ça que je suis venu, répondit Bubba. Je voulais te dire que le plafonnier de ton pick-up était resté allumé. C'est le meilleur moyen de se retrouver avec une batterie à plat, tu sais ?
Ray avait prévu de ressortir pour nettoyer l'intérieur du véhicule. Impossible de laisser tout ce sang sur le siège et le volant.
— Merci de m'avoir prévenu, Bubba. Je vais m'en occuper.
Un long silence suivit ces mots. Ray souffla et tenta de nouveau d'enrouler la bande de gaze autour de la plaie, persuadé que son voisin avait regagné sa caravane. Avec ses deux cent vingt kilos, Bubba touchait une pension d'invalidité au motif qu'il ne pouvait plus se déplacer pour travailler. Pourtant, il se débrouillait très bien pour s'extraire de chez lui quand il s'agissait de venir taper ses voisins.
— J'ai vu que t'étais allé faire les courses, cet après-midi. T'aurais pas une bière au frais, des fois ?
Putain de merde ! Ray donna un coup de pied sur le panneau de douche. Bubba était encore derrière la porte. Et il avait manifestement repéré les cannettes que Ray avait rapportées du Piggly Wiggly. Ce qui signifiait qu'il ne décollerait pas de là tant qu'il n'aurait pas une bière fraîche entre ses mains de Bibendum.
— Donne-moi une minute, Bubba !
À la hâte, il fixa tant bien que mal le pansement avec du sparadrap, et se changea entièrement. Une fois l'avant-bras entaillé couvert par la manche longue de sa chemise, il prit le carton volé chez Madeline et le déplaça vers le fond du mobile-home afin que son voisin ne risque pas de l'apercevoir. Il mourait d'envie de vérifier son contenu sur-le-champ, de s'assurer que ce qu'il était allé chercher chez la fille de Barker s'y trouvait bien. Mais il fallait attendre que Bubba ait débarrassé le plancher.
— Ohé, voisin !
Ray serra les dents. Bubba avait toujours été énervant. Mais là, il se surpassait.
— Ouais ? dit-il au lieu du Fous-moi la paix, gros lard ! qui lui brûlait les lèvres.
— Tout va bien, l'ami ?
Le ton inquiet de Bubba l'alerta.
— Bien sûr ! Pourquoi cette question ? demanda-t-il en refermant la porte de la chambre.
— À cause du sang, mon pote. J'ai voulu éteindre moi-même le plafonnier de ton pick-up et j'ai vu du sang partout ! T'es blessé ?
Merde ! Il fallait faire quelque chose, et vite. Déterminé à agir, Ray alla ouvrir la porte du mobile-home. Bubba ne représentait pas un problème. Un type de sa corpulence pouvait mourir à tout instant.
Ce soir, par exemple.
Chapitre 17
Si ce que vous dites est vrai, le plus grand service que vous pourriez lui rendre serait de prendre le premier avion pour la Californie et d'oublier à jamais Stillwater...
Hunter se trouvait toujours à la table qu'il avait partagée avec Clay une heure plus tôt, ressassant les mots que ce dernier avait prononcés avant de quitter le Good Times.
Sirotant son troisième Coca-Cola, il se demandait encore si le plus sage ne serait pas de suivre ce conseil.
Pourtant, Hunter savait qu'il était trop tard pour tout laisser tomber. Lorsqu'il avait parcouru le journal intime de Madeline, la mention d'une blessure sur le cou de Katie lui avait sauté aux yeux. Il avait aussitôt fait le lien avec les propos du correspondant anonyme qui s'était fait passer pour le pasteur disparu :
Ce sont de vraies petites chiennes qui obéissent an doigt et à l'oeil. Surtout quand on les tient en laisse.
Chiennes... En laisse... Lee Barker était-il allé jusqu'à passer un collier de chien au cou de ses jeune victimes ? Ou Hunter se laissait-il entraîner par son imagination ?
Non, il était presque certain d'avoir vu juste. Quelqu'un était au courant des exactions de Barker, au point de faire allusion à des détails particulièrement révoltants. Quelqu'un qui s'inquiétait de voir le vrai visage du pasteur apparaître au grand jour. Pourtant, Hunter ne pensait pas qu'il puisse s'agir de Clay. Jamais il n'aurait laissé un tel message sur le répondeur de Madeline. D'abord parce qu'il aimait sa soeur, et ensuite parce que la ligne de défense des Montgomery consistait à nier les violences sexuelles subies par Grace.
Et cela pouvait se comprendre, songea Hunter. Admettre le calvaire de Grace, c'était avouer le mobile du crime.
Alors qui ? Qui d'autre était impliqué dans cette histoire ? Ce n'était qu'une des multiples interrogations auxquelles Hunter devait faire face. Sur un autre front, le souvenir du moment passé avec Madeline sous le chêne, et l'envie de recommencer occupaient une grande partie de ses pensées.
Hunter se massa le visage. Il n'était pas prêt à s'engager dans une relation sérieuse. S'il tombait amoureux, sa fille le ressentirait comme la pire des trahisons. Il ne pouvait plus faire semblant d'aimer Antoinette, mais il ne se sentait pas le droit d'aimer Madeline.
Autre chose lui posait un problème dans cette affaire à la lumière de ce qu'il pensait avoir découvert sur Barker, il ne pouvait condamner moralement celle ou celui qui l'avait tué. Au fond, le père de Madeline n'avait eu que ce qu'il méritait. Comment continuer son enquête dans ces conditions ? Certes, nul n'était censé se faire justice. Mais si Clay avait mis un terme brutal aux agissements de Barker - ce qui restait d'ailleurs à prouver -, il était difficile de lui jeter la pierre. Il fallait s'imaginer un garçon de seize ans se dressant face à un type deux fois plus fort que lui... Sans doute Clay n'avait-il eu d'autre choix que de le mettre définitivement hors d'état de nuire.
En pareilles circonstances, Hunter - comme n'importe qui d'autre - aurait probablement agi de la même façon.
Hunter n'avait pas envie que Clay passe de longues années en prison pour avoir voulu protéger sa famille. Et il ne voulait pas tomber amoureux de Madeline. Deux bonnes raisons pour quitter le Mississippi dans les plus brefs délais. Seulement voilà... L'existence de deux autres culottes de fillette signifiait que Grace n'avait sûrement pas été la seule à subir les violences de Barker. Et s'il y avait d'autres victimes, pourquoi aucune d'entre elles ne s'était manifestée auprès des autorités ?
Un frisson parcourut Hunter en même temps que lui venait la probable réponse à cette question. Parce qu'elles n'étaient plus là pour le faire...
Katie avait été renversée par un chauffard qui ne s'était même pas arrêté. Quant à Rose Lee, elle s'était suicidée. L'une comme l'autre avaient fréquenté de près le révérend Barker, et l'une comme l'autre avaient connu une mort violente. Et ce, à quelques mois d'intervalle. Idem pour la première femme du pasteur qui, quelque temps avant de mourir, ne pensait plus qu'à éloigner sa fille de son mari. Si Katie et Rose Lee avaient été violées par Barker et qu'Eliza avait découvert le pot-aux-roses, chacune d'elles représentait un danger potentiel pour le père de Madeline. Et comme par hasard, elles s'étaient tues à jamais, toutes trois victimes d'un destin tragique... De quoi arranger bigrement les affaires du pédophile.
Hunter feuilleta de nouveau les pages du petit journal intime, relisant les passages qui l'avaient marqué.
Katie a encore un bobo au cou... J'ai trouvé un journal dans le bureau de papa, et dedans il y avait une dame toute nue... Papa voulait que j'aille avec lui à Jacksonville... Mais maman a dit non...
Madeline en voulait à sa mère et idéalisait son père.
Mais si le suicide d'Eliza Barker était en réalité un meurtre déguisé ? Ou si son mari l'avait poussée à se donner la mort en l'acculant au désespoir ?
Il repensa à cette ébauche de lettre trouvée par Madeline dans le double-fond de la boîte à bijoux de sa mère. Il s'agissait d'un appel au secours, ce qui collait avec l'une ou l'autre des hypothèses qu'il venait de formuler. Il se pouvait fort bien qu'Eliza ait craint pour sa vie, qu'elle ait eu peur que Madeline ne soit à son tour victime de la folie perverse du pasteur... Dans ce cas, ne méritait-elle pas mieux que du ressentiment de la part de sa fille ?
Il fallait aussi songer à la mère de Katie et au père de Rose Lee. Sans doute étaient-ils loin de s'imaginer que l'homme en qui ils avaient placé leur confiance avait très probablement commis des attouchements, voire des viols, sur leurs enfants. Il était même possible que M. Harper se soit senti responsable du suicide de Rose Lee et qu'il vive l'enfer depuis plus de vingt ans, écrasé par une culpabilité qui n'avait pas lieu d'être.
Qui d'autre souffrait, aujourd'hui encore, des agissements coupables de l'ancien pasteur de Stillwater ?
— Désolé, mais je vais être obligé de vous mettre à la porte.
Perdu dans ses pensées, Hunter sursauta légèrement en entendant la voix puissante qui s'adressait à lui. Il leva les yeux et reconnut le barman. La salle était presque déserte.
— On ferme, expliqua le type. Vous avez besoin que quelqu'un vous raccompagne ?
Hunter ne put retenir un petit rire.
— Non, merci.
Pour une fois qu'il faisait la fermeture d'un bar sobre comme un chameau !
— Je n'ai bu que du Coca, ajouta-t-il avec une pointe de fierté.
Après un premier quart d'heure un peu difficile, le désir impérieux de boire de l'alcool avait disparu. Peut-être parce qu'il combattait une autre envie, plus irrépressible encore, celle de toucher le corps de Madeline, de lui faire l'amour. Voilà pourquoi il n'avait pas quitté le bar après le départ de Clay. Pour ne pas retrouver cette chambre de motel, ce lit sans Madeline.
*
**
Le sang formait une traînée assez nette, seulement interrompue par l'empreinte des pattes de Sophie avant que Madeline ne l'enferme dans l'une des chambres du haut. On pouvait suivre la progression de l'intrus, de la fenêtre brisée de l'entrée jusqu'au milieu de la cuisine. Là s'arrêtait le sillon rouge sombre, le visiteur ayant sans doute enroulé quelque chose autour de sa blessure. Elle ou il avait dû s'entailler sur un éclat de verre en passant le bras par la vitre afin de déverrouiller la porte d'entrée.
Sans pouvoir distinguer leurs propos, Hunter entendait comme un murmure les voix de Pontiff et Radcliffe qui s'entretenaient avec Madeline dans une autre pièce. Ils avaient déjà photographié la cuisine et prélevé un échantillon du sang qui maculait le carrelage.
Le temps que Hunter regagne le motel et trouve le message punaisé sur sa porte par le veilleur de nuit, la police, déjà sur place depuis presque une heure, avait bien avancé dans son travail.
S'il avait écouté son instinct et qu'il était retourné au cottage, songea-t-il, tout ça ne serait sans doute pas arrivé...
Enjambant les traces de sang, il se dirigea vers le salon. Mais alors qu'il s'apprêtait à rejoindre Madeline et les policiers, il remarqua que la porte menant au sous-sol était entrouverte.
— Ça ne peut être que Mike, disait Madeline. Peut-être a-t-il seulement voulu me faire peur. En tout cas, je ne vois pas qui d'autre aurait pu faire ça. D'autant que rien n'a été volé.
Ouvrant un peu plus grand la porte du sous-sol, Hunter passa la main pour atteindre l'interrupteur. Une fois la lumière allumée, il appela Madeline.
— Oui ? répondit-elle.
— Tu es descendue au sous-sol, ce soir ?
Il y eut quelques secondes de silence, comme si la question la surprenait.
— Non, pourquoi ?
— J'ai trouvé la porte ouverte.
Le shérif apparut dans le salon, l'air un peu agacé par l'intervention du détective privé.
— Et alors ? dit-il. Elle a dû y aller plus tôt dans la journée et oublier de refermer derrière elle.
— Non, rectifia Madeline en arrivant à son tour, suivie de Radcliffe. Avant de m'endormir, il m'a semblé entendre du bruit dans le jardin et j'ai fait le tour de la maison pour vérifier que les verrous étaient mis et les fenêtres bien fermées. Je me souviens être passée ici. Si cette porte avait été ouverte, je l'aurais forcément remarqué. J'y jette toujours un oeil parce que je n'aime pas que Sophie aille se cacher parmi les cartons. C'est devenu un réflexe.
Notant de petites taches brunes sur les marches et la rampe de l'escalier en colimaçon, Hunter fit signe au shérif.
— Venez voir. J'ai l'impression que c'est du sang.
— Ça m'étonnerait..., maugréa Pontiff avant d'aller se rendre compte par lui-même.
Quelques secondes plus tard, le policier était accroupi devant les points sombres repérés par Hunter.
— Vous avez raison, dit-il à contrecoeur. C'est du sang.
— Qu'est-ce qu'il a bien pu venir faire ici ? demanda Madeline.
Hunter plissait les yeux, essayant de percer l'obscurité qui enveloppait certains recoins de la grande pièce.
— Quelqu'un a une lampe de poche ?
— Oui, dit Radcliffe.
Mais il la tendit à Pontiff. Le shérif se mit à balayer lentement les zones sombres avec le faisceau lumineux de la torche électrique. Lorsqu'il éclaira celle située sous l'escalier, Madeline agrippa le bras de Hunter.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Les affaires de papa ! s'exclama-t-elle.
Ce coin-là n'était pas aussi bien rangé que le reste du sous-sol, mais cela s'expliquait par le fait que Madeline et Hunter s'y étaient rendus la veille pour y prendre deux grosses boîtes. Et puis, il régnait toujours un certain désordre dans le périmètre jouxtant l'escalier.
— Quoi, les affaires de ton père ?
Elle posa la main sur le poignet de Toby afin de diriger elle-même la lumière de la lampe torche entre les marches.
— Le gros carton qui se trouvait là quand on est descendus ensemble... Celui qu'on n'a pas pris... Il a disparu !
— Pourquoi quelqu'un voudrait-il dérober les effets personnels de ton père, Maddy ? demanda Toby Pontiff.
Madeline était assise sur le canapé, les jambes repliées sous elle, tenant dans les mains la tasse de thé préparée par Hunter. Le détective se trouvait devant la fenêtre, sans doute en train d'admirer les premières lueurs du jour.
— Je n'en ai pas la moindre idée, répondit-elle.
— Êtes-vous sûre qu'il manque un carton ? demanda Radcliffe en s'asseyant face à elle. Ce sous-sol est tellement encombré que ça doit être difficile à dire. Peut-être l'avez-vous simplement déplacé...
Madeline était mortifiée que ces hommes aient vu tout ce qu'elle entassait dans son sous-sol. Ces innombrables cartons étaient la matérialisation de ses névroses. Elle avait l'impression d'être à nue devant eux, exposée dans son intimité. Bien entendu, ce sentiment de honte était secondaire par rapport à l'objet de leur présence, mais cela restait néanmoins fort désagréable.
— Je sais exactement ce qui se trouvait sous l'escalier. M. Solozano et moi sommes descendus au sous-sol hier matin. Le gros carton en question s'y trouvait encore.
— Redis-moi ce qu'il contenait, demanda Pontiff.
— Les affaires qui se trouvaient auparavant dans le bureau de mon père. Clay me les a remises quand il a décidé de vider la pièce. Et quelqu'un vient de les voler !
— Il faut faire preuve de prudence avant d'avancer une chose pareille, Maddy. Assurons-nous d'abord que tu ne retrouves pas ce carton. Il est peut-être enseveli sous d'autres, qu'en dis-tu ? Il faut reconnaître que ton sous-sol est très encombré... Je ne voudrais pas lier l'effraction de cette nuit à la disparition de ton père alors que ça n'a sans doute aucun rapport, tu comprends ?
— La découverte de la Cadillac a dû vous mettre sur les nerfs, intervint Radcliffe. Vous vous imaginez sûrement des choses.
Hunter fit volte-face, le front plissé et les bras croisés.
— Et tout ce sang, il sort aussi de son imagination ? demanda-t-il.
Les deux policiers levèrent les yeux vers lui, manifestement furieux d'être contredits. Surtout par un type qui n'était pas du coin et qui semblait se croire plus malin qu'eux.
— Ce n'est pas à vous que je parle ! lança Radcliffe d'une voix dure.
— Eh bien moi, c'est à vous que je m'adresse, rétorqua Hunter. Comme vous l'a dit Madeline, nous sommes allés au sous-sol hier matin. Je me rappelle également avoir vu le carton en question.
— Qui d'autre que Maddy pourrait s'intéresser à son contenu ? demanda Pontiff en se levant.
— Moi, répondit Hunter. Et quelqu'un a sans doute préféré le dérober avant que je ne l'ouvre.
Pontiff et Radcliffe échangèrent un regard.
— S'il y avait quoi que ce soit de compromettant dans ce carton, pourquoi attendre aujourd'hui pour venir le voler ?
— L'assassin du révérend Barker ne se sentait peut-être pas inquiété, jusque-là, suggéra Hunter.
— Et bien entendu, c'est votre arrivée en ville qui lui fiche la trouille ?
Hunter ne releva pas.
— La situation a changé, voilà tout. À commencer par la découverte de la Cadillac et de la sacoche. L'affaire se trouve de nouveau sous les projecteurs et apparemment, ça rend quelqu'un très nerveux.
— Quelqu'un, quelqu'un ! s'emporta Radcliffe. Pourquoi ne dites-vous pas «Clay Montgomery» au lieu de faire comme si on ne savait pas qui c'était !
— Qu'est-ce que vous racontez ? lança Madeline d'un ton indigné. Je vous rappelle que c'est mon frère qui m'a donné ces cartons. Comment pouvez-vous imaginer qu'il soit venu reprendre l'un d'entre eux en s'introduisant chez moi par effraction ? C'est parfaitement absurde !
— Et s'il s'était soudain rendu compte qu'il y avait quelque chose de compromettant dans celui qui a été dérobé ? rétorqua le jeune policier.
— Ce n'est pas Clay, dit Hunter.
— Ah non ? Et ça ne vous surprend pas que le soi-disant voleur ait su précisément où trouver ce qu'il cherchait ?
Ce détail posait également un problème à Madeline. Son sous-sol avait pour elle un caractère trop intime pour qu'elle y laisse entrer beaucoup de monde. Seul Hunter, Kirk, sa famille et Ray Harper - à qui elle avait demandé de construire des étagères, quelques mois plus tôt - y étaient descendus.
— Si je vous dis que ce n'est pas Clay, reprit Hunter, c'est que j'ai passé une partie de la soirée avec lui.
Madeline se tourna vers lui. Avait-elle bien entendu ?
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
— On a bu un verre au Good Times, expliqua-t-il en s'adressant toujours aux policiers. Vous pouvez demander à la serveuse de vous le confirmer.
— À quelle heure avez-vous quitté le bar ? demanda Pontiff.
— Au moment de la fermeture. Ensuite, j'ai fait un saut au motel et je suis venu ici.
— Et Clay ?
Madeline eut la nette impression que Hunter n'était pas pressé de répondre à cette question.
— Il a quitté le Good Times à peu près une heure et demie avant moi.
— Le temps qu'il vienne ici, dit Pontiff avec un petit sourire satisfait, ça colle avec l'heure de l'infraction. Le calcul est simple à faire.
Hunter contourna la table basse qui les séparait.
— Je vous dis que ce n'est pas Clay.
De petites rides nerveuses se creusèrent sur le front de Radcliffe. On sentait qu'il faisait un effort pour maîtriser l'impétuosité de sa jeunesse. Sans la présence du shérif, l'antipathie qu'il éprouvait pour Hunter se serait sans doute manifestée de façon plus directe.
— Le contenu de ce carton n'est peut-être compromettant qu'à condition d'être mis en relation avec les objets découverts dans la Cadillac, dit-il. Et Clay devait penser qu'on ne retrouverait jamais cette sacoche. Voilà pourquoi il a attendu aujourd'hui pour agir.
— Non, dit Hunter avec aplomb.
— Qu'est-ce qui vous permet d'en être si sûr ?
— Si Clay avait voulu récupérer quelque chose, même sans le dire à Madeline, il aurait pu trouver un moyen beaucoup plus simple de le faire.
— Qu'est-ce que vous en savez ? demanda Pontiff. Vous êtes ici depuis quoi ? Deux jours ?
— Il peut se passer beaucoup de choses en deux jours.
Les yeux clairs de Hunter se posèrent brièvement sur Madeline, et elle sut qu'il faisait allusion à tout ce qu'ils avaient vécu ensemble depuis son arrivée.
— Et puis, Clay ne prendrait pas le risque de faire peur à Madeline, ajouta-t-il. Ni celui de se faire prendre.
— Sauf si son avenir dépend de ce qui se trouve dans ce carton, dit Radcliffe. Comme la plupart des criminels, il ne s'intéresse qu'à sa gueule. Les autres, il n'en a rien à foutre !
— De quel droit parlez-vous de lui comme s'il avait été jugé coupable du meurtre de Barker ? répliqua Hunter. À l'instar des autres citoyens de cette ville, il est présumé innocent, d'après ce que je sais.
Radcliffe lui lança un regard mauvais.
— Tout le monde ici sait qu'il est coupable.
Hunter le toisa, impassible.
— C'est pour ça que la police l'a passé à tabac pour lui arracher des aveux ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dit Pontiff.
— Consultez vos archives, shérif ! rétorqua Hunter. Il suffit de lire le procès-verbal de l'interrogatoire qu'il a subi juste après la disparition de son beau-père.
— Je l'ai lu, figurez-vous ! Et je n'ai rien vu qui permette de conclure que des coups ont été portés.
— C'est que vous avez dû le consulter à la va-vite. La prochaine fois, intéressez-vous un peu plus à tous les passages effacés. Vous verrez, c'est très instructif.
Le sang monta d'un coup au visage de Pontiff.
— Non mais pour qui vous vous prenez ? cria-t-il. Vous croyez pouvoir débarquer comme ça chez nous et mettre en cause ma brigade sans la moindre preuve ? Parce que vous n'avez rien pour étayer vos accusations, n'est-ce pas ?
— On pourrait demander à Clay, répondit calmement Hunter.
— Comme si on pouvait faire confiance à un assassin ! s'écria Radcliffe en enfonçant le doigt dans la poitrine du détective. Vous feriez mieux de la fermer si vous n'avez pas de preuve !
Hunter repoussa sans ménagement la main du policier, et bloqua le coup de poing que Radcliffe lui envoya aussitôt après.
— Radcliffe ! aboya Pontiff.
Madeline faillit renverser son thé en se précipitant pour séparer les deux hommes.
— Ça suffit ! dit-elle en se plaçant entre eux. Allez donc vérifier si Clay s'est blessé, au lieu de vous comporter comme un voyou, ajouta-t-elle en s'adressant à Radcliffe. Si c'est le cas, revenez nous le dire. Mais si, comme je le crois, il n'a rien à voir là-dedans, cessez de l'accuser sur la foi de simples a priori !
Pontiff l'attrapa par le bras.
— Maddy, je veux que tu m'écoutes. Tu files un paquet de fric à ce type pour rien. S'il te dit que Clay est innocent, c'est parce que c'est ce que tu as envie d'entendre. Il t'expliquerait que la reine d'Angleterre est chinoise si ça pouvait te faire plaisir. Tu perds ton temps et ton argent avec lui.
— Allez vous faire foutre ! s'écria Hunter, qui commençait à en avoir par-dessus la tête. Vous dites n'importe quoi.
Pontiff l'ignora et continua à plaider sa cause auprès de Madeline.
— Débarrasse-toi de lui, Maddy. Je retrouverai l'assassin de ton père et celui qui s'est introduit chez toi ce soir. Et ça ne te coûtera pas un centime. Souviens-toi que la police est encore un service public. Pas comme ces sangsues qui vous saignent à blanc, ajouta-t-il en désignant d'une moue méprisante le détective privé.
— Dites-moi, inspecteur, reprit Hunter, qu'est-ce que vous avez fait jusque-là, à part défendre vos collègues ? Des gars qui n'ont pas hésité à dérouiller un gamin de seize ans... Quand je pense que sans moi, vous ne vous seriez même pas aperçu que l'intrus était descendu au sous-sol...
Malgré sa fatigue et l'atmosphère électrique, Madeline trouvait Hunter parfaitement irrésistible. Surtout quand il prenait la défense de Clay.
— Ce guignol est en plein délire, intervint Radcliffe qui prenait le silence de Madeline pour de l'indécision. Clay n'a jamais été brutalisé dans nos locaux.
— Moi aussi, j'ai lu le compte-rendu de son interrogatoire, dit la jeune femme. Clay n'a pas voulu se plaindre du traitement infligé par Jenkins et Grimsman, mais je crois que Hunter a raison.
— Quoi ? hurla Radcliffe.
Elle leva les mains pour obtenir le silence.
— Inutile d'essayer de me convaincre du contraire. Les passages effacés à coup de Tipp-Ex sont on ne peut plus éloquents. Et votre réaction à tous les deux me conforte dans l'idée que cette affaire ne peut être élucidée que par quelqu'un de l'extérieur. Quelqu'un qui ne défend ni sa famille, ni ses amis, ni ses collègues. Quelqu'un qui ne défend que la vérité. Quelqu'un comme Hunter.
— C'est un fauteur de troubles, déclara Pontiff. Renvoie-le d'où il vient. Il n'a rien à faire dans notre ville.
Madeline était tentée de dire à Hunter de partir. Non parce qu'elle se rangeait à l'avis des policiers, mais par simple instinct de conservation. Elle était en train de tomber amoureuse de lui, et ça avait tout d'une chute vertigineuse. Jamais elle n'aurait pensé qu'un homme pourrait exercer sur elle une telle force d'attraction. Et c'était justement cet homme qui était le plus à même de détruire l'image idéale qu'elle se faisait de sa famille et de son père.
— Hunter ira jusqu'au bout de son enquête, dit-elle.
Les traits de Pontiff se crispèrent.
— Pourquoi, Maddy ?
— Parce qu'il est temps pour moi de regarder la vérité en face.
*
**
Hunter, debout dans le salon, regardait Madeline qui dormait encore. Il était d'autant plus fier d'avoir réussi à ne pas la toucher qu'il la désirait plus que jamais. Conscient d'être à la merci d'un moment de faiblesse, il avait néanmoins tenu à rester auprès d'elle pour la réconforter. Mais pas question de se laisser aller, il la savait particulièrement vulnérable après ce qu'elle venait de vivre, et refusait d'en profiter. Alors, il s'était fait violence pour éviter tout geste équivoque jusqu'à ce qu'ils finissent par s'endormir, elle sur le canapé, lui dans le fauteuil. Et maintenant, il comptait s'en aller sans la réveiller. Il avait besoin de rencontrer quelques personnes qu'il préférait voir sans elle.
Marchant sur la pointe des pieds, il quitta la maison après avoir caressé Sophie au passage. À peine eut-il posé le pied dehors qu'il sortit son téléphone de sa poche. Ouvrant le clapet d'un geste impatient, il regarda longuement la photo de Maria qui faisait office de fond d'écran.
Il avait envie de parler à sa fille. Ça l'aiderait peut-être à se rappeler qu'il ne pouvait s'abandonner aux sentiments qu'il commençait à éprouver pour Madeline.
Un seul mot gentil de Maria et il abandonnerait toute idée d'aller plus loin avec sa belle cliente. Il se sentait capable de faire ce sacrifice pour sa fille. Oui, si elle acceptait de le voir, il prendrait le premier avion pour Los Angeles. Hunter avait trop peur de rater des moments importants à partager avec elle. Maria n'avait que douze ans. Il lui restait tant de choses à découvrir, et elle allait sans doute les découvrir sans lui. Son coeur se serrait quand il songeait à ces endroits qu'il aurait voulu lui montrer, aux garçons dont elle ne lui parlerait pas, aux photos qu'il ne prendrait jamais...
Il soupira. Comment en était-il arrivé là ? Il pensait avoir été un bon père et un bon mari, en tout cas jusqu'à leur dernière année de mariage. Là, il fallait reconnaître que les choses avaient commencé à sérieusement dégénérer. Antoinette et lui avaient fini par s'entendre si mal qu'il ne pouvait plus supporter sa vie sans le réconfort trompeur de l'alcool. Mais avant ça, il n'avait pas démérité, au contraire. Surtout au début, quand il était encore plein d'enthousiasme et d'espoir, quand il croyait que l'amour qu'il éprouvait pour sa fille compenserait celui qu'il n'éprouvait pas pour sa femme.
Il ouvrit le répertoire du téléphone, et hésita devant le prénom de son enfant. Une petite pression sur une touche et sa jolie voix viendrait se nicher au creux de son oreille. Sauf que sa voix deviendrait beaucoup moins agréable quand elle l'enverrait balader. Antoinette lui faisait un véritable lavage de cerveau, égrainant comme une litanie la liste de ses fautes et insuffisances. Elle le décrivait comme un séducteur impénitent, un sale égoïste qui lui avait volé les plus belles années de sa vie, alors qu'en réalité, il ne l'aurait jamais épousée si elle ne lui avait pas fait un bébé dans le dos.
Il savait quelle sorte de propos fallacieux Antoinette tenait à son sujet. Maria les lui avait répétés à deux ou trois reprises, à une époque où le besoin de se rassurer l'emportait encore sur la colère. Hélas, le temps où sa fille se confiait à lui était bel et bien révolu. Le venin que sa mère distillait jour après jour avait fini par faire son effet.
La perspective d'entendre Maria répéter les propos qu'elle lui avait tenus lors de leur dernière conversation l'incita à remettre le portable dans sa poche. Mais il changea d'avis au dernier moment et appuya sur le bouton comme on se jette à l'eau.
— Hunter, tu m'as envoyé mon chèque ?
Antoinette. La présentation du numéro n'avait pas que des bons côtés, songea-t-il en fermant les yeux, soudain en proie à un grand sentiment d'abattement.
— Hunter ?
Il ne répondit rien, trop occupé à chercher les mots qui permettraient d'enterrer la hache de guerre. Les mots qui lui rendraient sa fille.
Des mots qu'il ne trouvait jamais.
Des mots qui n'existaient peut-être pas.
— Si tu t'imagines que tu vas pouvoir faire l'impasse sur ma pension alimentaire simplement parce que tu m'as donné un petit bonus le mois dernier, tu te fourres le doigt dans l'oeil, dit-elle. Maria a décidé seule qu'elle ne voulait pas aller à Hawaii avec toi. Tu ne peux pas me tenir responsable de son refus.
Et pourtant... Non seulement il estimait pouvoir la tenir responsable de son refus, mais il ne s'en privait pas. Ne pouvant atteindre Hunter qu'à travers leur fille. Antoinette n'avait aucun scrupule à manipuler Maria. La fillette était devenue son arme, son moyen de pression. Cette femme qui, à une époque, lui faisait de grandes déclarations d'amour - elle avait été folle de lui au point de le mettre sur écoute et de le faire suivre par un détective privé - le détestait maintenant avec la même démesure.
— Elle est là ? demanda-t-il en fixant le gazon sans vraiment le voir.
— Oui, elle est là. Mais elle ne veut pas te parler.
Il inspira profondément.
— Tu pourrais avoir la bonté de lui poser la question, au lieu de répondre à sa place ?
Il y eut un long silence.
— Attends une seconde, dit-elle enfin d'une voix impatiente, comme si ça ne valait même pas la peine de vérifier.
Hunter eut le temps de sentir son coeur cogner quatre-vingt-neuf fois dans sa poitrine avant qu'elle ne reprenne le combiné.
— Elle veut connaître la raison de ton appel. Elle m'a aussi demandé de te rappeler ta promesse.
— Ma promesse ? Quelle promesse ?
— Selon elle, tu aurais promis de la laisser tranquille.
— Je n'ai dit ça que parce qu'elle me l'a demandé.
Je n'en peux plus d'être sans cesse entre vous deux. J'ai fait un choix et maintenant, je te demande de me laisser tranquille. S'il te plaît, oublie-moi !
— Tiens ta parole ! dit simplement Antoinette. Elle va bien. Nous sommes devenues très proches, elle et moi.
— Tout est dit, si j'ai bien compris ?
Elle sembla hésiter sur l'attitude à adopter. La connaissant, Hunter savait qu'elle essayait de deviner son état d'esprit du moment afin d'en tirer avantage. Sans doute était-elle inquiète de le sentir résigné s'il baissait les bras, elle perdrait son pouvoir sur lui. De fait, Hunter était prêt à tout lui abandonner pour se débarrasser d'elle. Tout sauf sa fille.
— Ne compte pas sur Maria pour changer d'avis si tu ne m'envoies pas très vite ce foutu chèque, reprit Antoinette. À moins que tu n'aies dépensé tout ton fric pour gâter Selena ?
Elle savait très bien qu'il n'en était rien. Hunter n'avait pas revu sa voisine depuis cette fameuse nuit, deux ans plus tôt, où il avait été trop soûl pour refuser ses faveurs.
Antoinette ne disait ça que pour remuer le couteau dans la plaie. Sans doute avait-elle le sentiment qu'il ne souffrait pas assez aujourd'hui et qu'il fallait appuyer un peu là où ça faisait mal.
Ne voyait-elle donc pas que Maria faisait les frais de cette stupide guerre de tranchée ? Ça la faisait souffrir mille fois plus que de savoir que son père avait couché avec la voisine. Pourquoi fallait-il qu'il en soit ainsi entre lui et Antoinette ? Ne pouvait-elle pas laisser le passé derrière elle et se comporter enfin en adulte responsable ?
Combien de fois avait-il essayé de la convaincre de baisser les armes, pour le bien de Maria ? Peine perdue. Au fond, la méchanceté d'Antoinette n'était que la face sombre de la même passion qui l'avait poussée autrefois à se montrer si possessive avec lui.
— Hunter ? dit-elle quand elle se rendit compte qu'il ne mordait pas à l'appât.
Il raccrocha parce qu'il n'y avait plus rien à dire.
Chapitre 18
Hunter savait qu'Irène Montgomery était chez elle. Il avait entendu du bruit après avoir appuyé sur la sonnette, et il sentait à présent qu'on l'observait derrière le judas optique. Mais il dut frapper avec insistance pour qu'elle se décide à retirer le verrou et à tourner la poignée. Et encore Irène n'ouvrit-elle la porte que de quelques centimètres.
— Que voulez-vous ? lança-t-elle en lui jetant un coup d'oeil méfiant.
Hunter lui offrit son plus beau sourire.
— Je suis M. Solozano, le détective privé engagé par votre belle-fille.
— Je sais qui vous êtes, dit-elle en le détaillant de la tête aux pieds. Que faites-vous ici ?
Il avança d'un pas, attentif à ne pas la brusquer. La belle-mère de Madeline semblait assez nerveuse comme ça.
— Je passais par là et je me suis dit que c'était l'occasion de vous mettre au courant.
— Au courant de quoi ? Et puis où est Madeline ?
— Chez elle. C'est justement à son propos que je souhaitais vous voir. Elle a eu un petit... problème, cette nuit.
— Un problème ? répéta Irène en ouvrant de grands yeux effrayés.
— Oui. Comme je vous le disais, c'est en partie la raison de ma visite. Quelqu'un s'est introduit chez elle en brisant une fenêtre.
À ces mots, la porte s'ouvrit en grand, si brusquement que Hunter eut un mouvement de recul.
— Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Irène d'une voix paniquée. Elle a été agressée ?
— Non, non, ne vous inquiétez pas. Ça l'a un peu secouée, mais elle n'est pas blessée.
— Entrez, je vous prie, dit-elle en s'effaçant pour le laisser passer.
Hunter dut se contorsionner pour se faufiler dans la pièce tant elle était encombrée. L'appartement était immaculé, mais les innombrables meubles, objets de décoration, et autres bibelots le rendaient un peu étouffant. En plus de ce qu'on trouvait chez M. et Mme Tout-le-Monde - canapé, télévision et table basse -, Hunter découvrit un fauteuil en velours mauve, une armoire vitrine remplie de petits animaux en céramique, un tabouret recouvert d'un tissu à franges, un service à thé en porcelaine posé sur une table roulante, plusieurs guéridons de bois marqueté et deux lampes victoriennes. Tout ça entassé dans un petit salon.
— C'est joli chez vous, dit Hunter hypocritement.
Il avait senti que c'était le moment de faire un compliment sur la décoration, mais il était à court de mots devant cet étalage hétéroclite.
Irène avait un goût manifeste pour les falbalas et les colifichets, y compris dans sa tenue vestimentaire. Elle portait un chemisier turquoise avec des bijoux assortis, un jean à paillettes moulant et des chaussures à talons aiguilles. Et curieusement, ça lui allait plutôt bien. Comme Grace, elle avait de jolis yeux bleus et des cheveux sombres qu'elle avait rassemblés sur sa tête comme une pièce montée, laissant juste quelques mèches bouclées tomber sur son visage.
Difficile d'imaginer cette femme au bras d'un pasteur intégriste, songea Hunter. Irène Montgomery était une véritable bombe sexuelle.
— C'était Mike ? demanda-t-elle.
Maintenant qu'elle avait refermé la porte, Hunter arrivait à peine à respirer tant son parfum était entêtant. De toute évidence, elle faisait preuve de la même générosité pour se parfumer que pour se maquiller.
— On l'ignore encore. Il est reparti sans que Madeline puisse distinguer son visage.
— Racontez-moi ce qui s'est passé.
— Madeline a entendu des pas dans la maison. Elle a pris son courage à deux mains et a crié à l'intrus que j'allais arriver d'une minute à l'autre. Je ne sais pas si c'est ça qui l'a fait fuir, mais il est parti quelques instants plus tard.
Irène avait blêmi.
— A-t-il dérobé quelque chose ?
— Un carton qui contenait certaines affaires ayant appartenu à votre mari.
Elle s'appuya contre le dossier du canapé.
— Mais pourquoi ?
— J'espérais justement que vous pourriez me le dire.
— S'il s'agit d'un des cartons que Clay a remplis lorsqu'il a vidé le bureau de Lee, il contient seulement des sermons et des effets personnels qui n'ont d'intérêt que pour Madeline. Et encore... Elle aurait pu s'en débarrasser depuis longtemps, mais elle a la manie de tout conserver.
Irène désigna le salon d'un signe de la main.
— Moi-même, j'ai tendance à entasser. Mais au moins, il ne s'agit que de choses récentes. Contrairement à Maddy, j'aime faire table rase du passé.
— Entre le suicide de sa mère et la disparition de son père, elle a sans doute le sentiment d'avoir été privée de jeunesse, dit Hunter.
— Et moi, j'ai beau essayer d'aller de l'avant, murmura Irène, le passé vient toujours se rappeler à mon bon souvenir.
Il ne pouvait s'empêcher de la trouver sympathique. Il aimait son côté spontané, presque enfantin.
— À propos du passé, j'aimerais vous poser quelques questions au sujet de votre second mari.
La méfiance revint aussitôt crisper le visage d'Irène.
— J'ai déjà répondu mille fois à toutes les questions possibles et imaginables.
— Je crois en avoir quelques-unes d'inédites, dit Hunter avec un sourire.
— Ça m'étonnerait ! grommela-t-elle en détournant la tête pour regarder par la fenêtre donnant sur la rue.
— Vous attendez quelqu'un ?
Elle se dirigea vers la cuisine sans prendre la peine de lui répondre.
— Vous voulez un café ?
— Non, merci. Je ne compte pas vous ennuyer longtemps.
— Je n'arrête pas de laisser des messages à Madeline, mais elle ne me rappelle jamais, déclara soudain Irène en rejoignant Hunter.
Il se demanda un instant si elle cherchait à noyer le poisson, mais son regard exprimait un désarroi qui n'avait rien de feint.
Il s'efforça de la rassurer, autant pour dédouaner Madeline que pour mettre Irène dans de bonnes dispositions.
— Elle n'a pas une seconde à elle, vous savez ? Depuis mon arrivée, je l'accapare entièrement.
— On a toujours cinq minutes pour appeler sa mère.
— Madeline est peut-être un peu mal à l'aise, avança Hunter. Elle sait que vous n'étiez pas favorable à ma venue et elle doit craindre que vous ne lui fassiez des reproches.
— Évidemment que je vais lui faire des reproches ! Qu'est-ce qu'elle s'imagine ? Que je vais la remercier de nous renvoyer le passé en pleine figure ?
— Elle a conscience que ce n'est pas facile pour vous, dit Hunter. Seulement, il faut vous mettre à sa place. Elle se trouve dans une position difficile. Elle est prise entre son affection pour vous et la loyauté qu'elle doit à son père.
— Nous sommes tous dans une position difficile, répliqua Irène. Et la vie n'a jamais été facile pour aucun d'entre nous, croyez-moi !
Parlait-elle de la douleur d'avoir été abandonnée par son premier mari ? Du dénuement qui en avait résulté et de l'angoisse qu'elle avait ressentie quand les services sociaux avaient songé à lui retirer ses enfants ? De l'accueil sans chaleur des habitants de Stillwater après qu'elle eut épousé leur pasteur ? De la façon dont ils la montraient du doigt depuis que celui-ci avait disparu ?
Ou du meurtre d'un homme dont elle avait découvert le vrai visage ? Du meurtre d'un pédophile qui s'en était pris à sa fille Grace ?
Hunter sentait bien qu'elle avait envie de parler, de se libérer. Qu'elle en avait gros sur le coeur... Mais il était avant tout un professionnel, et le moment paraissait idéal pour obtenir une confession.
Pareille occasion ne se reproduirait peut-être plus, songea-t-il en posant doucement la main sur le bras d'Irène.
— Il est peut-être temps de vous épancher, dit-il d'une voix douce. Tous ces secrets doivent être bien lourds à porter...
Elle se raidit brusquement.
— Quels secrets ? Il n'y a pas de secret. Je... Je vous demande de partir, maintenant. Je ne veux plus qu'on vienne m'ennuyer avec le passé. C'est fini, vous m'entendez ? Si j'ai fait ce que j'ai fait, c'est que...
Elle s'interrompit brusquement.
— Qu'avez-vous fait, Irène ?
Comme Clay, elle en savait plus sur la disparition de Barker qu'elle ne voulait bien le dire.
— Rien ! s'écria-t-elle, les yeux écarquillés par ce qui ressemblait à de l'effroi. Je n'ai rien fait !
Elle se tortillait sur place et lançait des regards affolés dans tous les sens. Hunter décida qu'il était temps d'opérer un léger changement de cap pour lui laisser une chance de se calmer. S'il parvenait à poursuivre cette conversation, il finirait peut-être par apprendre ce qu'elle s'efforçait désespérément de cacher malgré son envie manifeste de se libérer d'un poids devenu trop lourd pour ses épaules.
— Lee Barker parlait-il souvent de sa première femme ?
Prise au dépourvue par la nouvelle approche du détective, Irène resta un instant bouche bée. Elle hésita, comme si elle examinait la question sous tous les angles afin d'en déjouer les pièges éventuels.
— De temps à autre, répondit-elle d'une voix hésitante.
— Aviez-vous le sentiment qu'elle lui manquait ?
— Non. Il ne faisait que dire du mal d'elle. Même devant Madeline. Pourtant, une petite fille ne devrait jamais entendre son papa proférer de telles horreurs sur sa maman.
— Quelles horreurs ?
— Il détestait la mère de Maddy, un point c'est tout.
Hunter avait ressenti cette haine en lisant le journal intime d'Eliza Barker. Il l'avait même perçue dans les sermons du pasteur. Qu'ils parlent d'abnégation, de force de caractère ou de la nécessité de traverser l'adversité tête haute, chaque prêche du révérend Barker semblait faire l'apologie des vertus dont sa femme était, selon lui, dépourvue. Dans l'un de ses sermons, il était même allé jusqu'à écrire que la dépression était une punition divine dont seuls étaient affligés les plus grands pécheurs.
D'après ce qu'il avait compris d'elle à travers ses écrits, Eliza n'avait pas une très forte personnalité. Mais elle s'était bien occupée de sa fille, ce qui semblait étonnant pour une femme désespérée. La plupart des grands dépressifs se renfermaient sur eux-mêmes et délaissaient leurs proches, enfants compris. Hunter ne pouvait qu'admirer la façon dont Eliza Barker avait su reléguer ses angoisses à l'arrière-plan pour que Madeline n'en souffre pas. Il ne pouvait qu'admirer la façon dont elle l'avait protégée. Il pensait savoir de qui et de quoi, mais il lui faudrait plus que des supputations pour convaincre les autres.
— Détester est un verbe très fort, dit-il.
— Je n'en vois pas d'autre pour décrire les sentiments de Lee pour Eliza, répondit Irène sans hésiter. Il disait qu'il n'avait jamais pu compter sur elle et qu'elle avait fini par le trahir de la façon la plus lâche qui soit. Qu'elle était aussi faible que stupide. En trois ans de mariage, je n'ai entendu Lee jurer qu'une seule fois. Et c'était le jour où je lui avais demandé de me parler des qualités d'Eliza. Il n'arrivait pas à lui en trouver une. Au bout d'un moment, il s'est emporté et l'a traitée de...
Irène leva une main ornée de lourdes pierres, aussi brillantes et sans doute aussi fausses que les dorures qui bordaient les miroirs de son salon.
— De salope ? proposa Hunter.
— Pire encore. Bien pire.
— Pouvez-vous me donner un indice ?
Elle frissonna, comme si le terme était trop ignoble pour qu'elle ose le prononcer.
— Peu importe, dit-elle. Je préfère vous laisser imaginer.
Elle avait raison, décida Hunter. Inutile de lui faire un dessin. Le fait qu'Irène ne puisse même pas prononcer cette insulte à haute voix en disait assez long comme ça. Comment son pasteur de mari avait-il pu employer un tel terme pour décrire la mère de son enfant ? C'était à peine croyable.
Hunter, qui n'était pas du genre à mettre quiconque sur un piédestal, avait conscience que les pasteurs étaient des hommes comme les autres. Eux aussi avaient leurs faiblesses. Mais il était tout de même surprenant qu'un type capable d'écrire des sermons aussi moralisateurs se permette d'employer une insulte encore bien plus vulgaire que «salope». Quand on savait le genre d'enfer qu'il prédisait à ceux qui juraient... Et si Barker n'était pas fidèle aux principes qu'il prônait en la matière, on pouvait aisément imaginer que sa duplicité s'étendait à d'autres domaines de sa vie privée. Autrement dit, l'ancien pasteur de Stillwater n'était qu'un hypocrite. Et sans doute même un hypocrite de la pire espèce.
— Il ne craignait pas que vous répétiez ce qu'il vous disait en privé ?
— Qui m'aurait crue ? répliqua Irène avec un rire amer.
— Comment en êtes-vous venus à parler de sa première femme ?
Irène se mit à triturer son collier.
— Je l'ai fait pour Maddy, bien sûr. La pauvre chérie était complètement perdue. Elle ne savait plus si elle devait se fier à son souvenir d'une mère chaleureuse et aimante ou aux descriptions fielleuses de Lee.
— Il n'avait pas conscience du mal qu'il faisait à sa fille ?
— Il s'en moquait. Je crois qu'il était jaloux de l'adoration que Madeline vouait à sa mère. En cassant du sucre sur le dos d'Eliza, il espérait prendre sa place dans le coeur de sa fille.
Hunter soupira. Ça lui rappelait quelqu'un.
— Quel égoïste ! murmura-t-il, tandis que le visage d'Antoinette s'imposait à lui.
— Eliza avait certainement des problèmes psychologiques, dit Irène. Il suffit de lire l'un de ses poèmes pour s'en rendre compte. Mais personne n'est tout noir ou tout blanc. Il y a tant de gens qui gardent d'elle un souvenir ému. Il doit bien y avoir une raison à cela.
Sa voix prit un accent sarcastique, sans doute un peu amer.
— Et Dieu sait que ce n'est pas simple de se faire accepter par les gens d'ici !
Hunter sentit toute la solitude qui se cachait derrière ces mots.
— Vous êtes bien placée pour le savoir, n'est-ce pas ?
— Oui, répondit Irène tristement.
— Pourquoi salissait-il ainsi la mémoire d'Eliza, selon vous ? Il lui en voulait de s'être suicidée ?
— Non, certainement pas. La disparition de sa femme ne lui a fait ni chaud ni froid, croyez-moi. Ou plutôt, si, ça l'a soulagé.
Hunter regarda la belle-mère de Madeline, surpris par la violence de ses propos. À en croire l'air affolé qui déforma soudain les jolis traits d'Irène, elle non plus ne s'attendait pas à dire les choses aussi crûment.
— Mais nous ne nous sommes jamais disputés au sujet d'Eliza, ajouta-t-elle précipitamment. Je n'étais pas toujours d'accord avec Lee, mais les choses n'ont jamais dégénéré entre nous.
Hunter comprenait qu'elle cherche à tempérer les commentaires véhéments qu'elle venait de faire concernant le pasteur. On l'avait tellement pointée du doigt après la disparition de son mari qu'elle craignait que des paroles aussi dures ne soient interprétées comme des aveux.
— J'en suis certain, dit doucement Hunter.
Cette réponse, et sans doute plus encore la voix apaisante qui l'avait portée, ramenèrent un peu de calme sur le visage d'Irène Montgomery. Le détective attendit que leurs regards se croisent pour poser une nouvelle question.
— Conservait-il des photos d'Eliza ?
— Non. Et s'il en trouvait une, il la détruisait aussitôt. J'ai tout de même réussi à en sauver quatre ou cinq, et j'ai autorisé Madeline à en conserver une sous son matelas. Elle faisait celle qui s'en fichait, mais je savais que cette photo comptait beaucoup pour elle. Elle était complètement déboussolée, en proie à une colère dont Lee était en grande partie responsable... Mais je sais qu'elle n'a jamais cessé d'aimer sa maman.
— Au moins, il lui restait son père, dit Hunter, dans le seul but de faire réagir Irène.
Elle tourna la tête pour regarder de nouveau la rue.
— Je crois que vous feriez mieux de partir, monsieur Solozano.
— J'ai encore une ou deux questions, si vous...
— Je dois être au travail à midi. Et puis, tout ça est si vieux... Il faut savoir laisser le passé derrière soi.
— Même s'il existe une chance de prouver que Lee Barker a tué sa première femme ?
Elle vacilla comme si les mots de Hunter l'avaient frappée en plein visage.
— Je... Je... Que dites-vous ? bredouilla-t-elle.
— Vous m'avez très bien compris.
— Mais enfin... Eliza s'est suicidée...
— Ça avait l'apparence d'un suicide, corrigea Hunter. Mais je doute fort qu'elle ait pu commettre un tel geste. Il suffit de lire les journaux intimes de cette femme pour comprendre qu'elle faisait tout pour protéger Madeline. Pourquoi l'aurait-elle soudain abandonnée ? Ça n'a pas de sens, reconnaissez-le.
— Vous savez comme moi qu'elle était dépressive. Elle a pu avoir un moment de cafard et...
— Allons, madame Montgomery, il faut regarder les choses en face ! Elle aimait sa fille plus que tout au monde. S'occuper d'elle était sa raison de vivre. Et vous pensez qu'elle serait partie en la laissant entre les mains d'un homme dont elle redoutait les agissements ?
Cette allusion à la nature dépravée du pasteur arracha un cri étouffé à Irène. Hunter la regarda déglutir, main sur la bouche.
— C'est impossible... Elle... Elle a laissé un mot avant de mettre fin à ses jours. J'ai toujours entendu dire qu'il s'agissait d'une note manuscrite. Lee n'aurait pas pu imiter son écriture.
Hunter se rendit compte qu'il était peut-être allé trop loin en suggérant que Barker avait assassiné sa femme avant de maquiller son crime en suicide. À présent qu'il avait exprimé ses soupçons à haute voix, ils ne tarderaient pas à faire le tour de la famille Montgomery, avant de venir aux oreilles de Madeline. Et ça, il aurait préféré l'éviter.
D'un autre côté, suivre son instinct était la seule manière de franchir une étape supplémentaire dans cette enquête. Force était de reconnaître que la brutalité de sa question avait ébranlé les défenses d'Irène. Ça et l'allusion à la nature pédophile de son mari disparu.
— Était-ce vraiment un mot d'adieu ou une page arrachée à son journal intime ? demanda-t-il, creusant son sillon.
— Doux Jésus !
— Irène ? dit-il gentiment lorsqu'elle ferma les yeux de toutes ses forces, comme on s'enfouirait sous les couvertures pour échapper à la violence du monde.
Au prix d'un effort visible, elle souleva les paupières et tourna vers lui son regard tourmenté.
— Lee Barker était-il capable de tuer ? insista-t-il en posant de nouveau la main sur son bras. Aviez-vous peur de lui, Irène ?
Elle commença à secouer la tête à la manière d'une enfant qui ne veut rien entendre, mais il serra un peu plus fort les doigts sur la manche de son chemisier turquoise.
— Dites-moi la vérité.
— La vérité ? répéta-t-elle avec un rire sans joie. Je ne sais même plus si je connais la vérité.
— Aviez-vous peur de lui ?
Pour toute réponse elle regarda dans le vide, l'air absent.
— Irène, aviez-vous peur de lui ? répéta-t-il en élevant la voix.
— Oui ! s'écria-t-elle soudain. Là, vous êtes content ? Lee était l'homme le plus abject que j'aie jamais connu !
Hunter eut une poussée d'adrénaline. Touchait-il au but ?
— Le révérend Barker était-il pédophile ? demanda-t-il de but en blanc. A-t-il attenté, d'une manière ou d'une autre, à la pudeur de Grace ?
Avant qu'elle ne puisse répondre, un bruit de moteur se fit entendre dans la rue. Ils se tournèrent tous deux en direction de la fenêtre et virent le pick-up de Clay se garer le long du trottoir.
Irène avait dû l'appeler dès qu'elle avait aperçu Hunter dans le judas optique. Et il n'avait pas l'air content. Mais alors pas du tout...
— Foutez le camp d'ici ! cria-t-il aussitôt qu'Irène l'eut laissé pénétrer dans l'appartement. Et ne vous avisez pas de remettre les pieds chez ma mère sans y avoir été invité.
Hunter s'exécuta sans un mot. Après tout, Clay était dans son droit. Mais une fois dans la voiture de Madeline, il resta longtemps immobile, songeant aux larmes qui coulaient silencieusement sur les joues d'Irène tandis qu'elle le regardait s'en aller.
*
**
Quelqu'un sonnait à la porte. Clay alla ouvrir et découvrit le shérif.
— Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il, aussitôt gagné par l'inquiétude.
Toby Pontiff affichait un air décidé qui ne lui disait rien de bon.
Le policier se hissa sur la pointe des pieds, comme s'il cherchait à compenser sa différence de taille avec Clay.
— C'est toi qui as fait le coup ?
Fronçant les sourcils, Clay sortit et ferma la porte derrière lui pour que sa femme n'entende pas ce que le shérif avait à lui dire. Heureusement, Whitney se trouvait à l'étage, en train de jouer dans sa chambre avec ses poupées Barbie. Irène lui avait parlé du vol dont Madeline avait été victime, mais il avait préféré se convaincre qu'il s'agissait d'un incident sans importance. Tout comme il avait voulu croire que la personne que désignait cette lettre anonyme - Empêche-la de continuer ou je m'en chargerai moi-même - pouvait être n'importe qui. D'autant que Madeline était appréciée de tous, à l'exception notable de Mike Metzger. Convaincue qu'il avait tué son père, Maddy l'avait harcelé, provoquant indirectement son arrestation. Mais Mike n'avait rien à voir avec la disparition de Barker, Clay était bien placé pour le savoir.
— Quel coup ?
— Le carton, Clay. C'est toi qui l'as volé ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles, Toby.
La porte s'ouvrit dans son dos et Allie vint les rejoindre sur la terrasse. À son expression têtue, Clay sut immédiatement qu'elle avait entendu la question du shérif et qu'elle refusait d'être exclue de cette conversation. Elle glissa la main dans celle de Clay et regarda Pontiff d'un air interrogateur.
— Quelqu'un s'est introduit par effraction chez Madeline, cette nuit.
— Je sais, dit-elle, tandis que ses doigts se fermaient sur ceux de son mari. Mais Clay n'a rien à voir là-dedans. Il est aussi bouleversé que le reste de la famille par ce qui s'est passé.
Pontiff ne répondit rien, trop occupé à fixer le maître de maison comme s'il le voyait déjà derrière les barreaux d'une cellule.
Pourtant, ce n'était pas Pontiff qui inquiétait Clay. C'était Hunter Solozano. Non seulement le détective n'avait pas suivi son conseil de quitter la ville, mais il s'était présenté dès le matin au domicile de sa mère pour lui expliquer que Barker avait sans doute assassiné Eliza ! Cette hypothèse à laquelle Clay n'avait jamais songé auparavant lui semblait à présent parfaitement crédible.
En deux jours, Solozano avait réussi à en savoir plus sur Barker que tout le monde dans cette ville. Pour couronner le tout, Irène avait admis devant lui que le père de Madeline était un immonde salopard, ce qu'ils s'étaient pourtant juré de ne jamais révéler.
— Je n'en suis pas aussi certain que vous, madame Montgomery, dit Pontiff. Qui d'autre pourrait s'intéresser au contenu de ce carton ?
Le vent avait l'odeur de la neige. Si Clay y prêta une attention particulière, comme il prêta une attention particulière aux doigts fins d'Allie qui se mêlaient aux siens, c'est qu'il se demandait combien de temps encore il pourrait jouir de ces simples plaisirs.
— Je ne savais même pas qu'on lui avait dérobé un carton, dit-il.
— Vraiment ? fit Pontiff d'un air dubitatif. Il renfermait les affaires de ton beau-père. Si j'ai bien compris, c'est toi-même qui les y as mises après avoir vidé son bureau.
Clay soupira pour exprimer son impatience.
— Écoute, Toby, ce que tu racontes là n'a ni queue ni tête. Pourquoi briserais-je la fenêtre d'une maison dont je possède la clé pour aller voler ce que j'ai moi-même donné à Maddy ? Tu te rends compte à quel point c'est absurde ?
L'ombre d'un doute passa sur le visage de Pontiff. Mais l'instant d'après, il avait retrouvé son aplomb.
— Montre-moi tes mains, Clay. Et relève tes manches au-dessus des coudes.
Clay eut envie de refuser. C'était vraiment n'importe quoi. Jamais au grand jamais il ne ferait de mal à Madeline. Mais Allie exerça une nouvelle pression sur ses doigts, le suppliant en silence de ne pas faire d'histoires.
— Pourquoi s'arrêter aux avant-bras ? dit-il en retirant sa chemise et le T-shirt qu'il portait en dessous. Tiens, ça te va, comme ça ? ajouta-t-il en se tournant de tous les côtés. Tu vois quelque chose qui te pose un problème ?
Clay avança torse nu vers Pontiff qui recula de quelques pas.
— Tu veux peut-être prendre des photos ? Allie, s'il te plaît, va chercher l'appareil. Le shérif veut ajouter quelques clichés à son rapport.
— Inutile, dit Pontiff en secouant la tête, visiblement décontenancé. Ce... Ce ne sera pas nécessaire.
Clay jeta ses vêtements sur un des fauteuils de la véranda. Il ne faisait pas plus de trois ou quatre degrés, mais il s'en fichait. Il voulait enfoncer le clou, s'assurer que le shérif n'avait pas fait le voyage pour rien.
— Qu'espérais-tu trouver, Toby ?
— Le voleur s’est fait une vilaine entaille en brisant le carreau de la fenêtre. Il y avait du sang partout chez Madeline.
Du sang ? songea Clay, l'estomac soudain noué à l'idée que l'intrus n'ait pas rebroussé chemin après s'être coupé. Fallait-il qu'il ait envie de voler ce carton pour traverser la maison malgré le sang qui devait couler de sa blessure... Et qui, hormis Maddy, pouvait s'intéresser aux affaires de Barker ?
Empêche-la de continuer ou je m'en chargerai moi-même.
Empêche-la de faire quoi ? De chercher la vérité ?
Comment imaginer que quelqu'un d'autre se sente menacé par la détermination de Madeline ? Les ossements de Barker reposaient dans la cave de Clay. Voilà pourquoi il ne pourrait jamais quitter la ferme. C'était son problème. Son secret. En dehors de sa mère et de ses soeurs, personne d'autre n'était concerné. Alors, pourquoi cette lettre anonyme ? Pourquoi ce carton dérobé ?
— J'ai vu ce que je voulais voir, marmonna Pontiff avant de regagner sa voiture de patrouille.
L'entretien était terminé. Le shérif avait frappé à la mauvaise porte et il semblait l'avoir compris. Mais il se passait quelque chose d'étrange, comme si un nouveau personnage venait d'entrer dans la danse. Et il ne fallait pas compter sur la police de Stillwater pour découvrir son identité.
Hunter Solozano, par contre...
Sans doute était-ce de la folie, mais Clay ne voyait pas d'autre moyen de tirer cette histoire au clair. Dans la vie, tout était question de priorités. Et aujourd'hui, la priorité était de protéger Maddy. Voila pourquoi il allait donner cette lettre anonyme à l'homme qui était peut-être sur le point de l'envoyer en prison.
*
**
Il faisait un froid de loup dans la caravane. Comme si la porte était restée ouverte pendant des heures. Une femme, assise sur le canapé en lambeaux, pleurait, la tête enfouie dans les mains.
Madeline reconnut néanmoins Helen, la soeur du défunt. Il lui était arrivé de la rencontrer, elle et sa fille, en compagnie de Bubba. L'adolescente était là, elle aussi, en train de réconforter sa mère, frottant son dos comme pour la réchauffer et posant de temps à autre un baiser sur ses cheveux hirsutes. Le shérif Pontiff et Norman Jones, une nouvelle recrue, se tenaient dans le salon misérable en compagnie de Ramona Butler, médecin légiste et coroner du comté.
Pontiff et Butler se penchèrent sur Bubba Turk dont le corps obèse, étendu sur le sol, occupait presque toute la surface de la pièce exiguë.
— Salut, Maddy ! lança Norman.
Il avait le teint verdâtre et se tenait aussi éloigné que possible du cadavre.
— Salut, Norman ! répondit Maddy. Où sont les urgentistes ?
— On n'a pas eu besoin de les déranger, dit-il avant de s'éclaircir la voix. Il était déjà trop tard quand on est arrivés.
Toby Pontiff, agenouillé devant le malheureux Bubba, entendit la voix de Madeline et jeta un regard par-dessus son épaule.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? Et qui t'a prévenue, d'abord ?
— Ta femme, figure-toi ! Nous sommes amies, au cas où tu l'aurais oublié.
Il la regarda une seconde sans rien dire, puis secoua la tête en soupirant.
— Je n'aurais pas dû lui en parler, maugréa-t-il. Déjà qu'on peut à peine se déplacer dans cette foutue caravane...
Depuis la découverte de la Cadillac, et surtout depuis l'arrivée de Hunter, les liens entre Madeline et Toby n'avaient cessé de se dégrader. Deux semaines plus tôt, il l'avait lui-même appelée lorsque la police avait retrouvé le corps noyé de Rachel Simmons. Et voilà que maintenant, sa présence lui posait un problème.
Madeline sentit son coeur se serrer. Décidément, sa vie était en train de changer. À trente-six ans, il s'agissait même d'un véritable bouleversement. En s'attachant les services de Hunter, elle était allée contre l'avis de ceux qui lui étaient le plus cher. Et quelques jours seulement après l'arrivée du détective, elle remettait en cause tout ce en quoi elle avait cru jusque-là. Même sa relation avec Kirk avait été affectée par sa décision d'engager un enquêteur privé. Qui sait combien de fois elle et Kirk auraient recollé les morceaux avant de se séparer de nouveau si Hunter n'était pas entré dans sa vie ?
Malgré sa détermination à en finir, Madeline savait qu'elle aurait craqué à un moment ou à un autre. C'était les dix minutes de bonheur sous le grand chêne qui avaient mis un point final à leur histoire.
— J'ai le droit de savoir ce qui se passe dans cette ville, dit-elle d'un ton guère plus amène que celui de Pontiff. Je te rappelle que je suis journaliste, Toby.
— Il n'y a pas matière à écrire un article, rétorqua-t-il en se tournant vers le cadavre de Bubba.
— La mort d'un de mes concitoyens me semble une chose importante, dit-elle. Et je suis persuadée que les lecteurs de l'Independant partagent cet avis.
Elle résista à l'envie de se boucher le nez, ne sachant trop si l'odeur nauséabonde provenait du cadavre ou de la saleté repoussante qui régnait dans la caravane.
— Que s'est-il passé ?demanda-t-elle en prenant son air le plus professionnel.
Ramona Butler, le médecin légiste, était une petite femme maigrelette qui élevait des chevaux du côté de Luka.
— À première vue, je parie pour une crise cardiaque, dit-elle, posant les fesses sur ses talons. Il a dû agripper sa poitrine à deux mains avant de s'effondrer, et il s'est cogné le front au passage sur le coin du plan de travail. La blessure a beaucoup saigné, donc son coeur battait encore au moment du choc. La violence de l'impact pourrait d'ailleurs être à l'origine du décès.
Pontiff jeta un oeil sur le bord du plan de travail, mais c'en était trop pour Madeline qui détourna le regard. La plaie sanglante qu'elle venait d'entrevoir sur le front de Bubba lui soulevait l'estomac. D'une manière générale, elle ne supportait pas la vue d'un cadavre. La mort ne lui inspirait pas seulement du dégoût, elle provoquait en elle une forme de vertige fait d'images anciennes et refoulées. Elle se revoyait ouvrant la porte de la chambre de sa mère et découvrant sa sombre silhouette, à peine visible dans la pièce obscurcie par les stores abaissés, gisant au sol comme un vêtement abandonné. Puis elle s'était précipitée vers le corps inerte en criant : «Maman ! Maman ! Qu'est-ce qui t'arrive ?», avant de lui toucher l'épaule sans obtenir plus de réaction... Oui, chaque fois qu'elle côtoyait la mort d'un peu trop près, Madeline se revoyait penchée sur sa mère pour essayer de comprendre la raison de son silence, et elle se rappelait le moment où ses yeux de fillette, habitués au manque de lumière, avaient découvert un trou dans sa tempe.
Soudain, Madeline eut l'impression d'étouffer dans la petite caravane. Elle eut envie de sortir de là, d'aller respirer à grandes goulées l'air frais du dehors. Mais la vue d'Helen, sanglotant sur le canapé miteux, lui rappela qu'elle n'était pas la plus à plaindre aujourd'hui.
— Ne me dis pas que c'est sa soeur qui l'a trouvé comme ça ! chuchota-t-elle à l'attention de Norman.
— Et si, pourtant..., répondit-il à voix également basse. Ils devaient aller faire les courses ensemble au Piggly Wiggly. Mais quand elle a frappé à la porte de la caravane, il n'a pas répondu. Alors, elle est entrée et...
Il essuya avec sa manche les quelques gouttes de sueur qui perlaient sur son front.
— Et elle nous a appelés, voilà.
— Bubba ne verrouillait jamais sa porte quand il était chez lui, expliqua Helen. Jamais ! Pourquoi aurait-il soudain décidé de s'enfermer ? demanda-t-elle à la ronde. Et moi qui n'arrivais pas à trouver la clé qu'il m'avait donnée...
Elle éclata de nouveau en sanglots.
— Dire qu'il était peut-être en train de mourir là-dedans et que j'aurais pu le sauver...
Norman jeta un coup d'oeil vers le cadavre ballonné, et de nouvelles gouttes de sueur se formèrent sur son front plus pâle que jamais. Jugeant qu'il n'était pas en état d'aider la soeur de Bubba, Madeline vint elle-même s'accroupir au pied du canapé.
— Vous doutiez-vous qu'il se passait quelque chose d'anormal, Helen ?
— J'étais un peu inquiète, mais de là à imaginer...
— Inquiète ? Et pourquoi ?
— Parce que je lui ai téléphoné plusieurs fois ce matin et qu'il ne répondait jamais. J'ai même demandé à Ray Harper, son voisin, d'aller frapper chez lui. Il m'a gentiment rendu ce service, mais il n'a pas obtenu plus de succès que moi... Vous... Vous pensez que Bubba était encore en vie quand je suis arrivée ? ajouta-t-elle d'une voix hésitante.
— Arrêtez de vous faire du mal ! répondit sèchement Ramona. D'autant que c'est parfaitement impossible.
Madeline aurait préféré qu'elle prononce ces mots d'une voix plus chaleureuse, mais la compassion n'était pas le fort de Ramona Butler. Elle se contentait d'exécuter son travail avec une froideur et un détachement sans doute nécessaires pour supporter les visions d'horreur dont était fait son quotidien.
— À en juger par la température du corps, précisa-t-elle, la mort remonte au moins à huit heures.
Madeline enveloppa les mains d'Helen dans les siennes tandis que Ramona prenait des notes sur un calepin.
— Ça va aller ? murmura-t-elle.
— Pourquoi s'est-il enfermé ? répéta la soeur de Bubba.
Madeline se contenta de hausser les épaules avec une mimique désolée.
— C'était une chose qu'il ne faisait jamais !
S'obnubiler sur ce détail l'empêchait sans doute de penser à l'horreur de ce qu'elle était en train de vivre.
— Non, il ne s'enfermait jamais dans sa caravane... Jamais.
Pontiff se releva.
— Comment avez-vous fait pour entrer ? demanda-t-il.
— J'ai fini par retrouver la clé qu'il m'avait confiée au cas où il perdrait la sienne. Il ne verrouillait sa porte que quand je l'emmenais faire un tour, pour que les pique-assiettes du campement ne lui volent pas ses bières. C'est tout ce qu'il possédait. Sa vieille caravane et quelques bouteilles de bière.
Elle éclata en sanglots, et sa fille lui frotta le dos de plus belle en lui murmurant des paroles de réconfort.
— Ça va aller, maman, ça va aller...
— Je n'arrive pas à croire qu'il est mort ! gémit-elle.
Le stylo de Ramona griffait le papier avec un petit bruit nerveux tandis qu'elle faisait un croquis de la blessure de Bubba.
— Un tel surpoids aurait tué n'importe qui, dit-elle.
— Ce n'était pas faute de le lui répéter, s'écria Helen en reniflant. Mais il ne m'écoutait pas. Je lui disais : «Bubba, il faut maigrir si tu ne veux pas que toute cette graisse finisse par te tuer.»
— Et ça a fini par le tuer, conclut froidement Ramona Butler. Vous voulez faire appel aux pompes funèbres de la ville ?
— Oui, bien sûr.
— Dans ce cas, je vais contacter Cutshall pour qu'ils viennent lever le corps, dit-elle à l'intention de Pontiff.
Madeline essaya de distraire Helen pendant que le médecin légiste réclamait un fourgon mortuaire au téléphone.
— Je vais écrire une belle nécrologie dans le journal, d'accord ? Voulez-vous que je dise quelque chose en particulier ?
Helen prit le temps de sécher ses larmes et de se moucher.
— Je... Je ne saurais pas comment l'écrire joliment, mais Bubba était un bon frère. Dites qu'il était un bon frère, s'il vous plaît.
— Vous pouvez compter sur moi.
— Vous êtes sûre qu'il ne faut pas faire d'autopsie ? demanda Toby à Ramona lorsque celle-ci eut raccroché.
— Je ne vois aucune raison. Et vous ?
Voyant Toby qui hésitait, elle poursuivit:
— Avec le poids qu'il faisait, il est mort soit d'une crise cardiaque, soit du choc au front provoqué par la chute. Je ne vois rien de mystérieux là-dedans.
Le shérif se tourna vers Helen.
— Et vous, qu'en dites-vous ? Souhaitez-vous attendre quelques jours avant d'enterrer votre frère, le temps de faire autopsier son corps à l'hôpital de Corinth ?
Helen sortit un nouveau mouchoir en papier de son sac à main.
— À quoi ça servira ?
— À connaître la cause exacte de sa mort. Ça vous apportera peut-être un peu de paix, dit gentiment Pontiff.
Mais Helen enfouit de nouveau son visage dans ses mains.
— À quoi bon ? murmura-t-elle en secouant tristement la tête. Ce n'est pas ça qui me le ramènera. Et puis, je sais que c'est son coeur qui a lâché. Ça devait bien finir par arriver.
Chapitre 19
Madeline resta auprès d'Helen jusqu'à ce que les employés des pompes funèbres emportent le corps de Bubba.
Perturbée par la découverte de la Cadillac et des objets qu'elle renfermait, elle avait eu du mal à se concentrer sur son travail et le retard s'était accumulé. Ça n'avait fait qu'empirer depuis l'arrivée de Hunter.
Par prudence, Madeline avait décidé d'embaucher Bea Davies pour la matinée. Avant de s'installer à Stillwater et de démarrer un élevage de chiens avec son mari, Bea tenait la rubrique des faits divers dans un quotidien de Jackson. Madeline lui avait demandé de rédiger un petit papier sur le spectacle annuel de l'école et les débuts de Brittany Weisman sur les planches, ainsi qu'un article de fond sur les ravages de l'alcoolisme chez les jeunes. Quinze jours après la noyade de Rachel Simmons, un coup de projecteur sur la question ne serait sûrement pas inutile. De son côté, Bea avait proposé de brosser en quelques lignes le portrait de Hunter Solozano, sous prétexte que les gens étaient avides d'en savoir plus sur lui.
Madeline avait d'abord refusé, puis elle s'était ravisée. Sans doute valait-il mieux calmer la curiosité des habitants de Stillwater en leur donnant un os à ronger.
En marge de ces sujets, elle comptait placer un encart pour remercier tous ceux qui s'étaient déplacés afin d'identifier les sous-vêtements trouvés dans la voiture de son père. Elle en profiterait par la même occasion pour évoquer de nouveau la récompense de cinq cents dollars. Peut-être ajouterait-elle également un commentaire sur les tests génétiques et leur rôle dans le règlement des affaires judiciaires en souffrance.
À tous ces projets s'ajoutait bien sûr la nécrologie de Bubba Turk qu'elle placerait à côté des informations sur le lieu et la date des funérailles.
— Que vais-je faire de cette caravane et de toutes ces affaires ? demanda Helen, visiblement accablée à l'idée d'affronter les épreuves qui l'attendaient dans les jours à venir.
— Chaque chose en son temps, lui dit Madeline.
Elle se tenait en haut du petit marchepied avec la soeur du défunt, tandis que Toby Pontiff, Norman Jones et Ramona Butler accompagnaient le corbillard jusqu'à la grille du campement. Helen et sa fille, qui devaient se rendre chez Cutshall pour régler les détails de l'enterrement, se décidèrent à regagner leur voiture. Mais au moment où elle s'apprêtait à ouvrir sa portière, Helen se retourna brusquement vers Madeline.
— Sarge ! s'écria-t-elle. On l'a complètement oublié.
— Sarge ? répéta Madeline, perplexe.
— Le chat de Bubba. On ne peut pas l'abandonner ici.
Madeline n'avait pas vu de chat à l'intérieur. Mais à présent qu'elle y pensait, l'une des nombreuses odeurs qui avaient failli la faire vomir indiquait clairement la présence d'un animal, ou tout au moins d'une litière qui n'avait pas été changée depuis longtemps.
— Il doit dormir dans la chambre du fond, ajouta Helen.
— Je vais le chercher, dit sa fille.
Madeline s'effaça pour laisser passer l'adolescente qui enjamba les deux marches métalliques avant de disparaître dans la caravane. Elle revint deux minutes plus tard, avec une boîte de verre qu'elle tenait à bout de bras.
— Sarge n'est pas là, maman. Mais tu ne crois pas qu'on devrait prendre la mygale d'oncle Bubba ?
Helen faillit se fouler la cheville en reculant précipitamment à la vue de l'araignée.
— Jamais de la vie ! Cette... chose n'entrera pas dans ma voiture, je te préviens ! Éloigne-la de moi ou je ne réponds plus de rien !
Madeline n'avait aucune sympathie pour les araignées, et encore moins pour les espèces velues et venimeuses. Mais on ne pouvait pas laisser une mygale seule dans la caravane.
— Donne-moi ça.
Elle s'empara de la boîte transparente en regardant ailleurs. Si elle posait les yeux sur cette immonde bestiole, elle risquait de tout lâcher et de prendre ses jambes à son cou.
— Je vais voir si quelqu'un dans le campement est disposé à l'adopter, et j'en profiterai pour chercher le chat. Tu peux me dire à quoi il ressemble ?
— Sarge est une grosse boule de poils toute blanche.
— D'accord, je m'en souviendrai, dit Madeline en s'efforçant de ne pas penser à la créature hideuse maintenant coincée sous son bras. Allez-y, toutes les deux ! Vous êtes attendues chez Cutshall.
Comme Helen la remerciait chaleureusement, Madeline répondit :
— Ça ne me dérange pas du tout. Ce sera l'occasion de discuter avec les voisins de votre frère et d'inclure leurs témoignages dans sa nécrologie.
— Excellente idée, déclara Helen en ouvrant sa portière, visiblement pressée de déguerpir. Les gens qui vivent ici étaient ses seuls amis, vous savez ?
Madeline coinça un peu mieux la boîte de verre sous son bras afin de pouvoir faire un petit signe d'au revoir. Puis, une fois la voiture d'Helen hors de sa vue, elle tint le monstre à huit pattes aussi loin d'elle que possible en se demandant qui dans ce campement pourrait bien être tenté d'adopter un arachnide.
Justement, elle venait de percevoir du mouvement derrière l'une des fenêtres du mobile-home de Ray. Sans doute se demandait-il la raison de toute cette agitation, songea-t-elle en décidant d'aller le saluer.
Elle se mit en marche en prenant soin de ne pas secouer sa pensionnaire. Qu'est-ce qui lui avait pris de s'encombrer d'un tel colis ?
— Donne-moi ça ! marmonna-t-elle pour se moquer d'elle-même.
Mais la pauvre Helen lui avait fait tant de peine qu'elle était heureuse de lui avoir rendu ce petit service.
Elle arriva devant chez Ray, surprise qu'il ne vienne pas lui ouvrir. Elle était pourtant persuadée qu'il l'avait vue par la fenêtre.
Au bout d'un moment, Madeline se décida à frapper.
— Ray ?
La porte finit par s'ouvrir sur un Ray hirsute et mal rasé. On aurait dit qu'il s'était endormi tout habillé. Mais Madeline n'en fut pas vraiment étonnée, elle savait qu'il veillait tard le soir et qu'il était porté sur la bouteille.
— Tiens... Salut, Maddy.
Il fixait sur elle des yeux rouges et bouffis, tout en la gratifiant de son éternel sourire bonhomme.
— Comment vas-tu ?
— Pas trop mal, merci, répondit-elle.
Les sourcils poivre et sel de Ray étaient bien trop broussailleux, songea Madeline tandis qu'il les fronçait en observant l'étrange aquarium qu'elle tenait à bout de bras.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— L'araignée de Bubba.
— Est-ce qu'il va bien ? J'ai vu la voiture du shérif devant chez lui.
Manifestement, il avait raté le passage du corbillard.
— J'ai peur d'avoir une mauvaise nouvelle, Ray. Je sais que Bubba et toi étiez amis, mais...
Elle avait réussi à ne pas pleurer de la matinée. Et à présent que la pression était retombée, voilà que sa gorge se nouait et que les larmes ne demandaient qu'à jaillir.
— Bubba est mort, dit-elle finalement d'une voix étranglée.
Il la regarda d'un air stupéfait et passa plusieurs fois la main sur sa barbe naissance avant de répondre :
— J'en reviens pas... Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Apparemment, il a eu une crise cardiaque.
— Bubba était beaucoup trop gros, dit Ray en secouant tristement la tête. Ça lui pendait au nez.
Madeline ravala ses larmes avec une mimique désolée. Bien entendu, cette tragédie ne l'affectait pas autant que les événements de ces dernières semaines. Mais elle avait bien aimé cet homme dont l'imposante silhouette se détachait presque chaque dimanche sur les bancs de l'église. Bubba était un homme doux et jovial, toujours prêt à lui suggérer une idée d'article. Après lui avoir confié son rêve de devenir journaliste, il l'avait gentiment tannée pendant des années afin qu'elle lui confie la rédaction d'un papier. Madeline avait fini par se laisser convaincre, et Bubba ne s'en était pas trop mal sorti. Bien sûr, son style laissait un peu à désirer, mais il compensait son manque d'éducation par un enthousiasme débordant. Avait compensé, corrigea Madeline pour elle-même. Ce n'était pas facile de songer à lui au passé.
— Sa soeur a la phobie de ces petites bêtes, expliqua-t-elle sans pouvoir réprimer elle-même un frisson d'horreur. Et elle cherche un foyer pour... cet animal domestique.
Ray regarda Madeline avec de grands yeux.
— Tu veux que je prenne Terrence Trent chez moi ?
— C'est son nom ?
— Ouais, répondit-il en jetant un regard circonspect à l'araignée qui grattait la paroi de verre avec ses pattes. J'aimais beaucoup Bubba, tu sais ? Mais les animaux et moi, ça fait deux.
— Je ne suis pas une spécialiste, mais je ne pense pas que les mygales nécessitent beaucoup de soins.
— Ma foi...
Il se gratta de nouveau la barbe d'un air indécis.
— Je suppose que je peux essayer.
Lorsqu'il la débarrassa de la boîte, Madeline eut le sentiment qu'on lui ôtait un poids immense.
— Je ne sais pas comment te remercier, Ray.
— C'est le moins que je puisse faire pour ce vieux Bubba, dit-il avec un sourire peiné.
Elle inspira profondément. Sa première mission était accomplie. Restait maintenant à retrouver ce foutu chat...
— Tu n'aurais pas vu Sarge, par hasard ?
— Il n'est pas chez Bubba ?
— Non.
— La mort de son maître a dû lui faire un choc. Mais je suis sûr qu'il ne va pas tarder à réapparaître. J'ouvrirai l'oeil, d'accord ?
— Tu me passes un coup de fil si tu l'aperçois ?
— Bien sûr !
Il hésita un instant, puis ouvrit grand la porte de son mobile-home.
— Tu n'as pas l'air dans ton assiette, dit-il. Tu ne veux pas t'asseoir cinq minutes et boire un café ?
— Pourquoi pas ? Mais seulement si tu mets ce monstre dans une autre pièce.
— Allons, il ne faut pas avoir peur ! Terrence Trent est aussi inoffensif que moi.
— Si tu le dis... De toute manière, je préfère accepter ton invitation plutôt que te laisser t'enrhumer dans ce froid. Et puis, ce sera l'occasion de me parler un peu de Bubba. Je dois écrire sa nécrologie et tu le connaissais beaucoup mieux que moi.
— Bien sûr, bien sûr, dit Ray en lui faisant signe d'entrer. Viens vite te mettre au chaud.
Il lui adressa un large sourire tandis qu'elle pénétrait dans la pièce sombre, découvrant des dents abîmées et jaunies par le tabac. Son mobile-home sentait presque aussi mauvais que le taudis de Bubba, mais Madeline n'avait pas l'intention de s'y attarder.
— Tu l'aimes fort, le café ? demanda-t-il.
Sur le plan de travail s'entassaient des assiettes couvertes de nourriture séchée, peut-être moisie. L'évier était rempli de casseroles et de récipients divers, empilés dans un équilibre précaire, tandis qu'une matière gluante coulait de sous le réfrigérateur.
— Pas de café, merci. Je suis déjà assez fébrile comme ça.
— Un thé, alors ?
— En fait, je crois que je ne vais rien boire. Merci, Ray.
Elle s'arrêta devant une photo de Rose Lee, suspendue au mur dans un cadre de mauvaise qualité. Les doutes de Hunter quant aux relations de son père avec la fille de Ray lui revinrent aussitôt à l'esprit. Cette idée lui tordait le ventre. Non, se dit-elle en espérant que le détective comprendrait bientôt qu'il faisait fausse route, jamais il n'aurait fait une chose aussi affreuse.
Laissant de côté ses angoisses, elle songea à la souffrance qu'avait dû éprouver ce pauvre Ray à la mort de sa fille. Sans doute n'avait-il pas été un père exemplaire, mais il avait été plus proche de Rose Lee que ne l'étaient beaucoup d'hommes avec leur fille. D'ailleurs, Madeline se souvenait que la toute dernière fois où elle l'avait vue, Rose se trouvait, comme souvent, avec Ray, assise sur le siège passager de son pick-up.
— Elle te manque beaucoup ?
— C'est rien de le dire, Maddy.
Madeline sursauta quand le bras de Ray passa par-dessus son épaule pour redresser le cadre légèrement incliné. Elle ne s'était pas rendu compte qu'il se trouvait juste derrière elle.
*
**
— Ce n'est pas moi, dit Mike.
— Et vous espérez que je vais vous croire sur parole ? Je vous ai vu menacer Madeline de mes propres yeux, au cas où vous l'auriez oublié.
Adossé au coffre de la Toyota, Hunter jeta un coup d'oeil discret vers la maison des Metzger. Il savait que la mère de Mike les observait derrière le rideau de la cuisine. C'était elle qui lui avait ouvert, avant d'appeler son fils à contrecoeur. Devant son air inquiet, il avait préféré entraîner Mike dehors, inutile d'alarmer les parents du jeune homme, surtout si celui-ci ne présentait pas le genre de blessure qu'on pouvait se faire en brisant le carreau d'une fenêtre.
— Je vous préviens, je ne retournerai pas en prison, dit Mike d'un air buté.
— Où étiez-vous, hier soir ?
— Ici. Mes parents n'accepteraient plus de m'héberger si je m'avisais de quitter la maison une fois la nuit tombée. Posez-leur la question si vous ne me croyez pas. Ils sont terrifiés à l'idée que vous me mettiez la disparition de Barker sur le dos et que le passé revienne nous pourrir la vie.
— Je ne suis pas là en accusateur. Je n'ai que faire des racontars, Mike. Seule la vérité m'intéresse.
Mike sortit un paquet de cigarettes de la poche de son blouson et en alluma une.
— Tout ça, c'est bien joli, dit-il après avoir longuement soufflé la fumée, mais je ne suis plus aussi naïf. J'ai appris à mes dépens que la vérité n'intéresse personne. Chacun se contente de défendre sa version coûte que coûte.
Hunter avisa une flaque d'eau gelée à ses pieds et la brisa avec le talon de sa chaussure.
— Et quelle est votre version ?
Mike aspira une nouvelle bouffée, puis regarda la fumée se dissiper dans l'air avant de répondre :
— Vous ne me croiriez pas si je vous la donnais. Même mes parents ont refusé de me croire.
— Essayez quand même. J'ai tendance à voir les choses différemment que la plupart des habitants de cette ville, vous savez ?
— Bon, d'accord. Barker n'était pas le saint homme dont tout le monde se souvient, dit Mike.
Hunter resta impassible.
— Pourquoi ? Parce qu'il vous a dénoncé aux flics après vous avoir surpris en train de fumer un joint ?
— Non. Parce qu'il avait une liaison.
— Avec qui ?
— Ça, je n'en sais rien. Mais je les ai entendus. Dans la sacristie où il s'était aménagé un petit bureau. Et ce n'était pas avec sa femme que ce vieux salaud s'envoyait en l'air. Je le sais parce qu'Irène se trouvait avec ma mère, ce jour-là, en train d'organiser une collecte de vêtements pour les pauvres de la paroisse.
— Quand est-ce arrivé ?
— Peu de temps après qu'il m'avait surpris avec le pétard.
— Qu'avez-vous entendu, au juste ? Des voix ?
— Des gémissements.
Rose Lee et Katie avaient toutes deux «aidé» Barker à l'église. Mais elles étaient déjà mortes à l'époque dont parlait Mike. S'agissait-il de Grace ?
— Comment pouvez-vous affirmer que la nature de ces gémissements était... sexuelle ? Barker était peut-être souffrant... Une indigestion, par exemple.
Mike se mit à haleter et à pousser des petits cris étouffés avant de planter son regard dans celui de Hunter.
— Si vous entendiez ça derrière la porte de ma chambre, dit-il avec un air de défi, vous vous diriez que j'ai une indigestion ? Je ne sais pas pour vous, mais moi j'ai toujours su faire la différence entre un type qui a un pet de travers et un type qui tire son coup.
— Il était peut-être seul, suggéra Hunter sans se démonter. En train de se masturber.
— Ce serait déjà un péché, répliqua Mike avec un sourire en coin. Mais il n'était pas seul. J'ai entendu une voix de femme qui le suppliait d'arrêter.
D'une pichenette, il fit tomber la cendre de sa cigarette sur la terre gelée.
— Je crois qu'ils étaient en pleine séance sado-maso.
Ne trouvant plus de glace à briser autour de lui, Hunter croisa les jambes au niveau des chevilles et leva les yeux vers Metzger.
— Avez-vous fini par savoir qui était avec lui ?
— Je vous ai déjà dit que non. J'ai essayé de grimper à l'arbre qui se trouvait à proximité de la fenêtre de la sacristie. Je voulais absolument voir ce qui se passait là-dedans. Parce que ça m'excitait, c'est vrai, mais aussi parce que je pensais tenir ma revanche. Vous imaginez le pied ? Le prendre la main dans le sac en train de commettre ce qu'il appelait un péché mortel !
Du coin de l'oeil, Hunter vit le rideau bouger derrière la fenêtre de la cuisine. Mme Metzger était sûrement contrariée qu'il s'entretienne avec son fils, mais ce n'était pas ce qui allait l'empêcher de poursuivre cette conversation décidément très instructive.
— Alors, c'est pour ça que vous vous trouviez à l'église en plein après-midi ? Vous cherchiez un moyen de vous venger ?
— Tu parles ! fit Mike avec une moue dégoûtée. J'étais là pour récurer les chiottes. Ça faisait partie de ma punition pour avoir fumé ce putain de joint. De ma pénitence, devrais-je dire... Une brillante idée de mes chers parents, ajouta-t-il avec un petit rire amer. Barker m'attendait deux heures plus tard, mais un pote venait de se procurer de l'herbe et je voulais en terminer au plus vite pour aller la goûter.
À ce souvenir, un grand sourire illumina son visage. Manifestement, la drogue dénichée par son ami avait comblé toutes ses attentes.
— C'est pour ça que je me suis pointé en avance, reprit-il. J'ai vu la Cadillac du révérend dans le parking, mais les portes de l'église étaient fermées à clé. Je n'ai pas osé frapper, de crainte de le déranger en pleine prière. Barker était le genre de salopard irascible qu'on n'avait pas trop intérêt à caresser à rebrousse-poil, si vous voyez ce que je veux dire.
— Comment avez-vous fait pour entrer ?
— La fenêtre des toilettes fermait mal. Je le savais parce que j'y passais pas mal de temps pendant les sermons de cet hypocrite. Il m'a suffi de la forcer un peu et de me laisser glisser par la petite ouverture. Après ça, je me suis mis à la recherche du pasteur. Si je l'avais trouvé en train de travailler, je lui aurais expliqué que j'avais frappé mais qu'il ne m'avait pas entendu. Par contre, j'avais prévu de ressortir discrètement s'il avait été en train de prier.
— C'est alors que vous avez perçu des gémissements ? demanda Hunter, impatient de connaître le fin mot de l'histoire.
— Un peu, mon neveu, répondit Mike en faisant de nouveau tomber sa cendre par terre.
— Qu'avez-vous vu, une fois perché dans l'arbre ?
— Une gonzesse à quatre pattes sous son bureau. Malheureusement, je ne pouvais voir que le haut de ses cuisses. Barker était à poil en train de la prendre en levrette.
— Vous êtes sûr qu'il s'agissait d'une femme ?
— Pourquoi ? Vous auriez préféré que ce soit un homme ? Chacun ses fantasmes, après tout !
Hunter ne releva pas, et Mike cessa ses blagues d'adolescent attardé.
— Oui, j'en suis sûr, dit-il. Je sais quand même reconnaître des cuisses de femme.
— Vous ne vous rappelez aucun autre détail ? demanda Hunter.
— Comme quoi ?
— Vous auriez pu voir une autre voiture sur le parking, ou à proximité de l'église... Ou peut-être un bout de vêtement qui permettrait d'identifier la personne qui se trouvait sous le bureau... Allô ? Il y a quelqu'un ? ajouta-t-il devant le peu de réaction de son interlocuteur.
Cela ne fit pas rire Mike. Il termina sa cigarette puis écrasa le mégot sous sa chaussure.
— Je me souviens d'un truc, dit-il.
Hunter sentit ses muscles se tendre.
— Je vous écoute.
— La fille portait un collier de chien.
Bingo ! songea le détective avec cette poussée d'adrénaline qui accompagnait toujours le sentiment de se rapprocher de la vérité.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-il pour ne rien laisser au hasard. Je croyais que vous ne pouviez apercevoir que le haut de ses cuisses.
— Barker tenait la laisse à la main, et il tirait dessus de temps en temps.
— Que s'est-il passé ensuite ?
Au lieu de répondre, Mike dévisagea Hunter comme s'il le voyait pour la première fois.
— Ça n'a pas l'air de vous surprendre.
— Je ne suis pas d'ici et je n'ai jamais rencontré le révérend Barker, expliqua Hunter. Du coup, je n'ai aucune idée préconçue à son sujet.
Mike plongea la main dans sa poche et attrapa une autre cigarette.
— Barker m'a repéré. Nos regards se sont croisés et je suis tombé de ce putain d'arbre. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne rien me casser... En tout cas, je me suis relevé en quatrième vitesse et j'ai piqué un cent mètres.
— Il vous a rattrapé ?
— À quoi bon ? Il avait vu mon visage.
— Vous avez raconté à quelqu'un ce dont vous aviez été témoin ?
— Non, pas si fou !
Une rafale de vent rabattit plusieurs mèches de cheveux sur les yeux de Hunter.
— Pourquoi ? demanda-t-il en les repoussant d'un geste machinal.
— Tout le monde aurait prétendu que j'inventais cette histoire pour me venger de lui. Surtout que je n'avais pas vu avec qui il trompait Irène. Sans preuve et sans même le nom de sa maîtresse, mieux valait me taire. Les gens d'ici vous clouent au pilori pour moins que ça.
— Mais vous m'avez dit que vos parents ne vous avaient pas cru. C'est donc qu'ils sont au courant.
— Oui. Je ne pouvais pas garder ça pour moi. Et j'ai eu la faiblesse de croire qu'ils me feraient confiance, eux.
Il suffisait de voir son visage dépité pour comprendre qu'il avait fait un mauvais calcul.
— Quelle a été leur réaction sur le moment ? demanda tout de même Hunter.
— Mon père m'a flanqué la plus belle raclée de ma vie, répondit Mike en soufflant la fumée par le nez.
— Et à présent, ils voient les choses autrement ?
— Je suppose qu'ils se sont posé des questions après la découverte de la Cadillac et de tous les trucs qui se trouvaient dedans. Mais j'attends toujours les excuses de mon père. En apprenant la nouvelle, il a haussé les épaules en disant «Le passé est le passé», ou une connerie de ce genre. Tout ce qui intéresse mon vieux, c'est que je rentre dans le droit chemin.
Hunter repoussa de nouveau les cheveux qui lui tombaient sur les yeux.
— Et c'est ce que vous comptez faire ?
— Faudrait déjà que vous ne me causiez pas de problèmes, rétorqua le garçon d'un ton agressif.
— Vous causer des problèmes ? Ça dépend.
— Et de quoi, s'il vous plaît ?
— Relevez vos manches et laissez-moi voir vos mains et vos avant-bras.
— Quoi ? s'écria Mike en retirant la cigarette de sa bouche.
— Relevez vos manches et laissez-moi voir vos mains et vos avant-bras, répéta Hunter, imperturbable.
Les yeux de Mike se plissèrent légèrement.
— Et si je refuse ?
— À quoi bon parler de choses désagréables avant qu'elles n'arrivent ?
Jetant violemment sa seconde cigarette par terre, Mike défit les boutons qui fermaient les manches de sa chemise et présenta ses avant-bras musclés au détective privé. Il y avait un certain nombre de tatouages d'aigles et de serpents, sans compter les sigles racistes, mais pas la moindre égratignure.
— Dites à vos parents que vous n'avez plus rien à craindre de moi, dit Hunter en contournant la Toyota pour aller se glisser derrière le volant.
— Merde, alors ! s'exclama Mike d'un ton incrédule. Alors, comme ça, vous me croyez ?
Hunter ne répondit pas, mais Mike le suivit et retint la portière avant qu'il ne puisse la fermer.
— Vous me croyez, pas vrai ?
Ça, pour le croire, il le croyait. Sauf que la personne agenouillée sous le bureau de Barker ce jour-là n'était ni la maîtresse du pasteur ni même une femme. Si Hunter voyait juste, il s'agissait d'une toute jeune fille du nom de Grace Montgomery.
Hélas, songea-t-il en mettant le contact, une fois de plus, son instinct ne l'avait pas trompé.
— Ce à quoi vous avez assisté était bien pire qu'un adultère, dit-il d'une voix sourde avant de claquer sa portière.
*
**
Les effets du Viagra et de l'Ecstasy se faisaient sentir. Un violent coup de fouet qui donnait à Ray un sentiment d'invincibilité. Au niveau de la braguette, le tissu de son pantalon était tendu comme une toile de tente. Si seulement Madeline pouvait y jeter un coup d'oeil... L'idée qu'elle puisse découvrir à quel point il était excité ne faisait que durcir un peu plus son sexe.
À cinquante-cinq ans, il pouvait en remontrer aux petits jeunes, songea-t-il fièrement en caressant la protubérance sans aucun effort de discrétion. Et si Maddy les aimait encore plus grosses, il avait ce qu'il fallait pour la faire gonfler.
D'ailleurs, il détenait chez lui toutes sortes d'accessoires pour la satisfaire.
Malheureusement, les yeux de son invitée ne descendirent jamais en dessous de sa ceinture. Elle était trop occupée à prendre des notes pour la nécrologie de Bubba. Et à pleurer.
Comment osait-elle se lamenter ainsi ? C'était sa faute si Bubba était mort. Si elle avait su tourner la page au lieu de s'obstiner à vouloir comprendre ce qui était arrivé à son père, ce vieil enquiquineur de Bubba serait en train de siroter une bière, à l'heure qu'il était. C'était sa faute également si ce foutu détective privé venait fourrer son nez partout. La veille au soir, alors qu'il buvait un coup au Good Times - pour se donner du courage avant d'aller jouer les monte-en-l'air chez Madeline - Ray avait entendu dire que ce Solozano posait des tas de questions sur Rose Lee.
Ce connard de détective a intérêt à fermer sa gueule...
— Je crois que j'ai tout ce qu'il me faut, dit Madeline en refermant son calepin. Merci pour ton aide, Ray.
— Je t'en prie. Je ne pouvais pas faire moins, dit-il en tirant sur sa manche pour s'assurer qu'elle couvrait bien le pansement. Je suis anéanti par ce qui vient d'arriver. Pauvre Bubba... La vie ici ne va pas être pareille sans lui... J'ai l'impression que ça t'a fait un choc, à toi aussi, ajouta-t-il en la regardant d'un air inquiet. Je t'ai rarement vue aussi bouleversée.
— Je n'arrive pas trop à gérer mes émotions, en ce moment. Pourtant, je ne connaissais pas Bubba aussi bien que toi, loin s'en faut.
Elle s'interrompit un instant pour renifler.
— C'est bête, hein ? reprit-elle avec un sourire plein de larmes.
— Pas du tout, dit-il gentiment. Tu es juste un peu fatiguée. Ça ira mieux demain, tu verras.
Elle se leva et se dirigea vers la sortie, évitant de s'approcher de la table où était posée la mygale, quand Ray eut soudain envie de lui régler son compte. Qu'est-ce qui l'empêchait de le faire ? Si Madeline venait à disparaître, il n'y aurait plus personne pour rémunérer le détective privé, n'est-ce pas ? Solozano n'aurait plus qu'à prendre ses cliques et ses claques et à rentrer chez lui. Bien sûr, la police chercherait Madeline, mais il dissimulerait son corps de sorte que personne ne le retrouve jamais.
Tel père telle fille..., songea-t-il en riant sous cape.
Avec un peu de chance, les flics soupçonneraient une fois de plus les Montgomery. Cette idée le ravit. Mais tuer n'était pas aussi simple qu'il l'avait cru. Bubba avait opposé une résistance inattendue malgré sa corpulence, et Ray s'était fait un sacré bleu sur la jambe en la cognant contre le coin d'une table basse. Pour couronner le tout, le chat, effrayé par la violence de la bagarre, lui avait bondi dessus toutes griffes dehors. Heureusement qu'il avait réussi à empoigner la sale bête et à la balancer violemment à travers la pièce. Heureusement surtout que Bubba avait trébuché en voyant Sarge se fracasser contre le mur... Parce que si ce gros plein de soupe avait réussi à attraper le téléphone, Dieu sait comment tout ça se serait terminé. Après avoir heurté le plan de travail lors sa chute, Bubba était resté étendu sur le sol, inconscient. Pourtant, il était encore loin d'être mort : Ray avait dû presser un oreiller sur son nez et sa bouche pendant de longues, de très longues minutes, avant qu'il ne se décide enfin à mourir.
Et dire que tout le monde croyait qu'il avait le coeur fragile...
Non, tuer Bubba Turk n'avait pas été de tout repos, mais au bout du compte, Ray avait eu le dessus. C'était le principal.
Après ça, il était allé brûler l'oreiller au fond des bois avant de prendre une douche pendant presque une demi-heure, pleurant comme un bébé tandis que le sang de Bubba s'écoulait par la bonde. Et si des voisins, alertés par le raffut, avaient prévenu la police ? Et puis, pourquoi avait-il jeté le cadavre du chat dans la remise au lieu de l'enterrer ? Maintenant que les flics avaient découvert le corps de Bubba, il n'était plus question d'y retourner. Tout ce qu'il voulait, c'était rester aussi loin que possible de cette maudite caravane.
Jusqu'à présent, la police n'était pas venue lui passer les menottes. Jusqu'à présent, personne ne semblait avoir vu ou entendu quoi que ce soit d'anormal. Et jusqu'à présent, personne ne se souciait trop de cette saloperie de chat.
Apparemment, le fait qu'un obèse passe de vie à trépas ne soulevait qu'une seule question : «Pourquoi refusait-il de faire un régime ?» Et c'était très bien comme ça.
Pour célébrer sa victoire - et apaiser sa peur - Ray avait avalé quelques comprimés d'Ecstasy avant de visionner les images pornographiques qu'il conservait sur son disque dur. Celle qui l'avait le plus fait fantasmer - une jeune femme qui ressemblait à Madeline en train de se faire violer par trois hommes - était toujours affichée sur l'écran de son ordinateur. Il aurait adoré que son invitée entre dans sa chambre et tombe dessus.
Un irrépressible besoin de la regarder souffrir s'empara de lui, et il vint se poster devant la porte pour l'empêcher de passer. Il avait envie de voir son joli visage se décomposer sous l'effet de la peur. Non, de la terreur. Les images pornographiques qu'il consommait quotidiennement depuis qu'il avait cessé de violer des fillettes avec Barker ne lui suffisaient plus. Soudain, il avait besoin de quelque chose de plus fort.
Et s'il attachait Madeline et qu'il laissait la mygale de Bubba se promener sur sa peau nue avant de la violer, serrant de plus en plus la corde autour de son cou jusqu'à ce qu'elle rende l'âme dans un ultime soupir ? L'idée d'infliger des sévices à la fille de Barker lui procurait un singulier plaisir. Après tout, le pasteur ne s'était pas gêné pour faire subir à Rose Lee tout ce qui lui passait par la tête. Mais il avait refusé qu'on touche à sa petite Maddy. Elle était soi-disant trop pure pour ça.
Eh bien, plus maintenant.
Voyant qu'il ne bougeait pas, Madeline fronça les sourcils, perplexe.
— Pardon, Ray, je voudrais sortir.
Il lui répondit d'un sourire.
— Ne pars pas si vite, Maddy. Je voudrais te montrer quelque chose.
— Quoi donc ? demanda-t-elle en ajustant la bretelle de son sac à main sur l'épaule.
— C'est une surprise. Regarde ce qu'il y a derrière cette porte, dit-il en pointant le doigt vers la chambre où se trouvait l'ordinateur.
Les jolis yeux bruns de Madeline se plissèrent imperceptiblement. Elle se rendait vaguement compte que quelque chose clochait dans l'attitude de Ray, mais elle le connaissait depuis trop longtemps pour s'inquiéter vraiment. Jamais elle n'avait éprouvé la moindre crainte à son contact. Pourtant, malgré sa tendance naturelle à faire confiance aux autres, Madeline se sentait hésitante.
— Je crois que je ferais mieux d'y aller, dit-elle. J'ai un rendez-vous au bureau et je ne voudrais pas être en retard.
Ray prit un air dégagé.
— Ton détective privé, c'est ça ?
— Oui.
— Tu es contente de lui ? Il a découvert quelque chose de nouveau ?
— Pas encore.
Elle attendit que Ray se pousse, mais il n'arrivait pas à s'y résoudre. Il était certain que personne n'avait vu Madeline entrer chez lui. Ivy, son voisin de droite, s'était absenté depuis plusieurs jours, et Bubba, son voisin de gauche, n'était plus de ce monde. Et puis, Ray l'avait observée longtemps par la fenêtre avant qu'elle ne vienne se fourrer dans la gueule du loup. Il avait vu Helen et sa fille au visage chevalin quitter les lieux, laissant Maddy seule avec la mygale.
— Dommage, dit-il. Comme tu le sais, ton père et moi avons eu des désaccords, mais je dois reconnaître que personne ne savait me comprendre comme lui.
L'image de l'araignée posant ses pattes velues sur les seins nus de Madeline lui traversa l'esprit. Elle n'était plus une gamine, maintenant. Sans doute aurait-elle été plus docile à l'époque. Mais pour lui, elle restait la petite fille de Barker. Et il trouvait ça terriblement excitant.
— Ça me fait plaisir de l'entendre, Ray, dit-elle tandis que de nouvelles larmes coulaient sur ses joues. Mon père était un bon pasteur, n'est-ce pas ?
— Le meilleur. Mais il excellait aussi dans d'autres domaines, tu sais ? C'est ce que j'aurais aimé te montrer. Une photo que Lee m'a donnée.
Intriguée, Madeline jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, en direction de la chambre.
— Je l'ai sortie hier soir, et voilà que tu arrives chez moi le lendemain matin ! Drôle de coïncidence, non ? Tu vas voir, dit-il, sentant une nouvelle vague d'excitation monter en lui. Ça montre... Heu... Comment dire ? Le vrai Lee Barker.
Madeline était désormais trop curieuse pour songer à s'en aller.
Elle fit demi-tour et il la regarda se diriger vers la pièce où elle trouverait les accessoires érotiques dont il s'était servi après avoir commis son crime. Il avait tellement envie d'elle qu'il faillit lui bondir dessus et la prendre de force à même le sol.
Mais ce serait encore meilleur une fois qu'elle aurait franchi la porte de sa chambre, se dit-il. Il avait hâte qu'elle voie la photo scandaleuse sur l'écran et tout son attirail dispersé au pied du lit. Le moment où elle comprendrait ce qui allait lui arriver promettait d'être divin. Choquant. Enivrant. Et puis, l'endroit était plus adapté au traitement qu'il comptait lui faire subir : Ray avait bouché l'unique fenêtre de la pièce à l'aide d'un sac-poubelle noir.
Dans deux ou trois secondes, elle ouvrirait cette porte, songea-t-il, le coeur battant. Quand il en aurait terminé avec la jolie Maddy, il faudrait trouver un moyen de faire disparaître son corps. Mais il avait bien le temps d'y penser. De toute façon, il ne se débarrasserait pas d'elle avant la nuit. À moins que...
Et s'il ne la tuait pas tout de suite ? Il pourrait faire d'elle son esclave sexuelle. Après tout, il avait la carte de crédit et les billets trouvés dans la poche de Bubba. Il avait été étonné que son voisin dispose d'une telle somme en liquide. Lui qui prétendait n'avoir jamais un sou vaillant pour acheter de la bière ou des cigarettes... Peut-être venait-il de toucher sa pension d'invalidité ? En tout cas, maintenant, c'était Ray qui allait pouvoir dépenser cet argent. S'il voulait, il pourrait louer un petit chalet dans un coin reculé. Dans les montagnes du Tennessee, par exemple. Il lui suffirait pour ça d'utiliser la carte de crédit de Bubba sur un site de réservation en ligne. Après quoi il ligoterait et bâillonnerait Madeline, puis il l'emmènerait là-bas, planquée sous une bâche à l'arrière de son pick-up. Une fois sur place, il la déshabillerait entièrement et l'attacherait aux colonnes du lit, jambes écartées, afin de pouvoir disposer d'elle autant qu'il le voudrait.
À cette idée, son érection devint si forte qu'elle en fut douloureuse.
Madeline avait la main sur la poignée quand son téléphone portable se mit à sonner. Elle réussit à le trouver et à répondre avant que Ray n'ait le temps d'intervenir.
— Allô ?... Hunter ! Où étais-tu ?... Ah, d'accord... D'accord... Non, non, le vitrier doit passer en début d'après-midi... Chez Ray Harper... Son voisin est mort cette nuit... Pardon ?... Crise cardiaque, d'après le médecin légiste.
De dépit, Ray frappa le sol avec son pied. Il aurait dû agir plus vite. Quand on avait une proie à portée de main, il fallait la saisir au lieu de tergiverser. Il manquait d'entraînement, voilà tout. Et maintenant qu'elle avait dit où elle se trouvait, il ne pouvait plus rien faire.
Il l'attrapa par le bras au moment où elle ouvrait la porte. Quelle poisse, quand même... Il avait été si... si proche de transformer son vieux fantasme en réalité. Vingt-huit ans qu'il avait envie de cette petite garce.
Toujours au téléphone, elle tourna vers lui un visage interrogateur.
— Laisse-moi faire un peu de ménage, dit-il.
Ray se faufila dans la chambre, affectant un air embarrassé comme s'il venait tout juste de se souvenir du désordre qui régnait dans la pièce.
Elle resta sur le pas de la porte et il l'écouta raconter sa matinée au détective privé pendant qu'il éteignait l'ordinateur et fourrait sous le lit le godemiché, la lotion lubrifiante, les herbes chinoises, la cagoule et le string en latex qu'il portait parfois. Conscient de l'odeur de sperme et de sueur qui flottait dans la pièce, il termina son rangement sommaire en vaporisant longuement l'eau de toilette bon marché qu'il conservait dans le tiroir de sa commode.
— Ray ?
Il se figea. Elle avait déjà raccroché.
— Oui ?
— Je peux entrer ? Tu es prêt à me recevoir ?
Prêt ? Il était plus que prêt. Grâce au Viagra, ça faisait trois heures qu'il avait une érection, et il avait l'impression qu'elle pourrait durer encore trois heures de plus. Certes, il faudrait encore patienter pour assouvir son désir - désir de lui faire subir les derniers outrages et désir de revanche contre son père -, mais Madeline ne perdait rien pour attendre.
Il promena une dernière fois le regard autour de lui, satisfait d'avoir réussi à cacher tout ce qui aurait pu dénoncer ses vices. Dès que l'occasion se représenterait, il enlèverait cette salope et l'obligerait à se soumettre à ses moindres volontés. Pendant des mois, la belle Madeline Barker deviendrait sa chose, son objet sexuel. Et quand il serait rassasié, il la tuerait et se débarrasserait de son corps. Cette vieille crapule de Barker allait se retourner dans sa tombe.
— C'est encore un peu en désordre, dit-il d'une voix faussement gênée. Mais entre, je t'en prie.
Elle pénétra dans son antre d'un pas hésitant. L'espace d'un instant, la beauté de Madeline le laissa sans voix. Il avait tellement hâte de la toucher... Songer qu'il devait encore patienter lui donnait envie de hurler de frustration.
— Alors ? Qu'est-ce que tu voulais me montrer ? demanda-t-elle en balayant la pièce du regard.
— Ça, dit-il en prenant une photo sur la commode avant de la tendre à Madeline avec cérémonie.
On y voyait son père aux côtés de Rose Lee, toute sérieuse dans ses habits du dimanche.
— C'est adorable, dit-elle avec une expression à la fois triste et attendrie.
Ray ne put s'empêcher de sourire. Mais lui n'était pas ému. Pas du tout. Ce qui l'amusait, c'était ce que Madeline ne pouvait pas voir sur la photo. Elle était loin de s'imaginer qu'au moment où Ray l'avait prise, son père avait la main sous la jupe de Rose Lee. Avec son bon sourire de pasteur, ne lui aurait-on pas donné le bon Dieu sans confession ?
— Ton papa l'aimait beaucoup, tu sais ? dit-il comme si Barker et la jeune adolescente avaient partagé sur cette image un moment d'émotion.
En réalité, Barker avait surtout aimé le plaisir qu'il tirait de Rose Lee et la sensation de pouvoir que ça lui procurait.
Il avait aimé ça plus que tout au monde.
Plus qu'il n'avait aimé Madeline.
Chapitre 20
Dès qu'elle eut quitté le mobile-home de Ray, Madeline s'empressa de rappeler Hunter. Elle lui avait déjà raconté sa matinée dans les grandes lignes, mais elle n'avait pas pu lui parler vraiment, tant elle était mal à l'aise dans cet étroit couloir, à attendre une mystérieuse surprise. Surtout que Ray ne lui avait pas semblé dans son état normal. Il avait une drôle de façon de la regarder sous le nez, de la coller... Sans doute était-il mal réveillé, songea-t-elle en se rappelant ses yeux rougis. Jamais elle ne l'avait vu avec une tête pareille.
— Je suis dans la voiture, maintenant, dit-elle en démarrant. On va pouvoir discuter tranquillement.
— Comment vas-tu ?
À la façon dont il avait prononcé ses mots, elle sut qu'il ne s'agissait pas d'une formule de politesse. Il voulait vraiment savoir comme elle allait.
Elle soupira.
— Comme ci comme ça... Un peu secouée, pour tout te dire.
Depuis quelque temps, les drames se succédaient autour d'elle à une vitesse alarmante. Il y avait d'abord eu la noyade de Rachel Simmons. Puis elle avait compris que Grace avait probablement été victime d'un pédophile alors qu'elle sortait à peine de l'enfance. Ajoutez à cela la libération de Mike Metzger, les doutes au sujet de Clay, le type qui s'était introduit chez elle la veille au soir, la mort de Bubba...
Elle avait envie de crier : «N'en jetez plus !» Pourtant, la liste était loin d'être exhaustive. À elle seule, la décision de Kirk de quitter la ville suffisait à lui donner envie de se mettre en boule dans son lit et de pleurer toutes les larmes de son corps. Non, Madeline ne regrettait pas leur séparation. Mais dans son désarroi, elle avait parfois envie que les choses redeviennent comme avant.
Aujourd'hui, sa vie était sens dessus dessous. Elle n'avait plus aucun repère.
— Je suis désolé que tu aies de la peine, dit Hunter. C'est toujours difficile de voir partir quelqu'un qu'on aimait bien.
Madeline ravala une nouvelle fois ses larmes. Elle avait passé la matinée à se retenir d'éclater en sanglots.
— Je t'en prie, ne sois pas si gentil avec moi !
— Pourquoi ?
— Parce que ça va me faire pleurer.
— Oh, Maddy..., dit doucement Hunter. Dis-moi ce que je peux faire pour te réconforter.
L'image de leurs corps unis sous le grand chêne lui vint aussitôt à l'esprit. Elle essaya de la chasser, mais ce n'était pas si simple : ça faisait longtemps - très longtemps, même - qu'elle ne s'était pas sentie aussi bien que pendant ces quelques minutes de passion volées au quotidien.
— Donne-moi une bonne nouvelle, Hunter.
— Ce n'est pas Clay qui s'est introduit chez toi hier soir.
— Qu'est-ce qui te permet de l'affirmer ? demanda-t-elle en se redressant sur le siège du vieux pick-up.
— J'ai appelé Pontiff. Il a rendu visite à Clay pour voir s'il était blessé à la main ou aux bras.
— Et il n'y avait rien du tout, évidemment ! Tu vois, je savais bien que ce n'était pas lui, dit Madeline avec un sourire fatigué. Mais je suis contente que Toby et Radcliffe en soient désormais aussi persuadés que moi.
— Le seul problème, c'est que...
— Quoi ?
— Ce n'est pas non plus Metzger qui a fait le coup, Maddy.
Elle freina à l'approche d'un stop et attendit que le pick-up s'immobilise complètement pour répondre. Tu en es sûr ?
— Sûr et certain.
Lâchant le volant, elle frotta ses yeux gonflés de fatigue. Alors qui ? Qui pouvait s'intéresser aux vieux sermons de son père, à ses livres ou à ses boutons de manchette ?
Il y avait toujours plus de questions que de réponses, songea-t-elle, proche du découragement.
— Comment est le climat en Californie à cette époque de l'année ?
L'envie de s'évader de son quotidien lui avait sans doute dicté cette question. Et peut-être également le besoin de se rappeler que Hunter avait une vie - un bureau, une maison, une ex-femme et une fille de douze ans - à des milliers de kilomètres d'ici.
— Agréable, répondit-il.
— Tu ne peux pas être plus précis ?
— Retrouve-moi au Two Sisters et je te donnerai le bulletin météo détaillé, dit-il. Tu as eu le temps de manger quelque chose ?
Il était presque 15 heures, et elle n'avait même pas pris de petit déjeuner.
— Non, j'ai eu un début de journée un peu chargé.
Elle songea à l'espace confiné de la caravane où vivait Bubba, à l'odeur pestilentielle qui y régnait.
— Mais c'était aussi bien que j'aie l'estomac vide, ce matin.
— Ouais, j'imagine ! répondit Hunter qui en avait assez vu dans sa carrière pour se passer de précisions. Alors, on se retrouve là-bas ?
— En fait, il faut d'abord que je rentre chez moi. Le vitrier doit arriver d'une minute à l'autre. On pourrait se donner rendez-vous dans une heure, si ça te convient.
— Pas de problème. Je vais aller faire un saut au Good Times, histoire de m'assurer que le barman n'a vu personne avec une blessure ou un comportement étrange, hier soir. Je voudrais aussi contacter quelques hôpitaux de la région pour leur demander si quelqu'un s'est présenté aux urgences au milieu de la nuit avec une profonde coupure au bras ou à la main. J'en ai déjà appelé deux, mais il en reste trois ou quatre sur ma liste.
— Bonne idée, dit-elle.
Mais avant de raccrocher, elle avait encore une question.
— Dis-moi, quelle est la chose la plus agréable à laquelle tu puisses penser ?
Elle voulait qu'une image positive l'aide à passer l'heure qui les séparerait.
— La chose la plus agréable à laquelle je puisse penser..., répéta-t-il, songeur. La chose la plus agréable à laquelle je puisse penser n'est pas une chose, Maddy.
— Qu'est-ce que c'est, alors ?
Sa voix se fit plus grave, plus rauque... plus sexy.
— Tu es sûre d'avoir envie de le savoir ?
— Évidemment. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Ce n'est pas une chose, répéta-t-il dans un murmure. C'est une femme. Et cette femme, c'est toi.
Le déjeuner ne fut pas aussi agréable qu'elle l'avait espéré. Hunter était d'humeur plutôt pensive, voire réservée, et il ne se montrait pas du tout charmant, comme au téléphone. Il n'avait même pas posé un baiser sur sa joue avant de s'asseoir à l'autre bout de la banquette de bois.
— Tu comptes me dire ce que tu as fait de ta journée ? lui demanda-t-elle. Ou c'est un secret ?
— Je suis allé ici et là, répondit-il. J'ai posé des questions, vérifié des points de détail...
— Tu fais exprès d'être aussi évasif ?
Il essuya la buée qui recouvrait son verre.
— Peut-être. Ça s'est bien passé avec le vitrier ?
— Il a réparé la vitre. Comme c'est son métier et qu'il était venu pour ça, tu admettras que ce n'est pas très étonnant.
Hunter ignora le sarcasme.
— Voilà une bonne chose de faite, dit-il simplement.
— Et sinon, où étais-tu quand je me suis réveillée, ce matin ? demanda-t-elle, revenant à la charge.
Si Hunter ignorait à quel point elle était têtue, elle allait se charger de combler cette lacune.
— Je croyais qu'on devait parler du temps qu'il fait en Californie, dit-il.
Elle s'adossa à la banquette, les bras croisés.
— Que se passe-t-il, enfin ? Je suis obligée de te soutirer le moindre mot depuis qu'on est là... Non seulement tu ne me parles pas de l'enquête, mais j'ai l'impression qu'il faut même insister pour que tu daignes aborder un sujet aussi anodin que le climat en Californie !
— Parler de la Californie n'a rien d'anodin, maugréa-t-il.
— Explique-toi, s'il te plaît.
— Ce n'est pas anodin parce que c'est la réalité, Maddy, dit-il en la regardant dans les yeux.
— Et ça ? répliqua-t-elle en désignant le café-restaurant d'un large geste qui englobait sans doute la ville entière et même sa propre vie. C'est quoi ? Un décor de théâtre ?
— Peut-être. En tout cas, c'est un accident de parcours.
— Je vois.
— Je ne suis là que pour accomplir un travail, reprit-il.
— Que veux-tu que je réponde à cela ? répliqua Madeline sans élever la voix. Que ce qui s'est passé entre nous n'a aucune importance pour moi ? Que j'aurais pu le faire avec n'importe quel homme ?
Hunter accusa le coup.
— Non, dit-il, une expression peinée sur le visage. Même si c'est vrai, je préfère ne pas le savoir.
— Ce n'est pas vrai.
— Ce qui s'est passé a été la conséquence de tout ce stress et de toutes ces émotions que tu...
— Non, coupa-t-elle.
Les yeux clairs de Hunter exprimèrent une émotion que Madeline ne put nommer.
— Je veux bien admettre que si j'avais été dans mon état normal, dit-elle à voix basse, je n'aurais jamais osé t'entraîner sous cet arbre. Mais le désir aurait quand même été là. La vérité, c'est que j'avais envie de toi, d'accord ? Tu m'as plu dès que je t'ai vu, Hunter.
— Maddy, arrête ! Tu sais ce que ça me fait quand tu dis des choses comme ça ?
— Oui, je le sais. Tu es tenté de prendre tes jambes à ton cou et de mettre le plus de distance possible entre nous.
— Oh que non ! Ça me donne envie de m'enfermer dans une chambre avec toi, de fermer les volets et de te faire l'amour comme un fou. Seulement, tu ne sais pas où tu mets les pieds en t'attachant à moi. Tu as assez de problèmes comme ça, tu ne crois pas ? Et moi aussi, d'ailleurs.
Elle resta silencieuse pendant un long moment.
— Très bien, dit-elle enfin.
— Quoi, très bien ?
— J'ai compris.
— Qu'est-ce que tu as compris, Maddy ?
— Tu refuses de t'attacher à moi, à cette ville ou à quoi que ce soit d'autre.
— Exactement, dit-il, l'air soulagé. Ça m'est impossible, tu comprends ? Je vais bientôt devoir rentrer à Los Angeles, à plus de deux mille cinq cents kilomètres d'ici... Je suis venu à Stillwater pour découvrir ce qui est arrivé à ton père et je ne peux pas me permettre de me disperser.
— D'accord. Me voilà prévenue. Ce qui est arrivé hier ne se reproduira plus. Ça te va, comme ça ?
Elle voyait bien qu'il n'était pas plus ravi qu'elle de cette mise au point, mais au fond, elle savait qu'il avait raison. Qu'avaient-ils en commun ? Qu'arriverait-il s'ils continuaient à se sauter dessus chaque fois qu'ils en avaient envie ?
— Alors, monsieur Solozano, dit-elle en prenant un air pincé. Auriez-vous l'obligeance de me faire un rapport de vos activités de la journée ?
— Je suis allé ici et là, j'ai posé des...
— Ça, tu me l'as déjà dit.
— Fais-moi confiance, O.K. ?
— Te faire confiance serait une violation de l'accord anti-émotions que nous venons tout juste de conclure, répliqua-t-elle. Des faits, rien que des faits !
Son visage se ferma encore un peu plus.
— Maddy, arrête, tu vas...
— Quoi ?
— Tu vas me rendre fou.
Tant pis. Elle refusait de s'en tenir là.
— En tant qu'employeur, j'ai droit à un rapport, insista-t-elle, l'air buté.
— Tu as eu une journée assez difficile comme ça, dit-il sans élever la voix. Inutile d'en rajouter. Ce que j'ai à te dire n'a rien d'agréable, tu sais ? Ça peut très bien attendre un jour ou deux.
— Si j'avais engagé quelqu'un d'autre, il ou elle se ficherait bien de savoir à quel point ma journée a été difficile ! J'ai besoin d'un détective privé, pas d'un psy.
— Oui, mais moi je m'intéresse à toi ! s'écria-t-il, sur le point de perdre patience. C'est comme ça.
Quelques têtes se tournèrent aux tables voisines, et Hunter baissa la voix.
— De plus, je n'ai pas de preuve, ajouta-t-il.
Des images de leurs ébats de la veille virent s'immiscer dans les pensées de Madeline. La ferveur de ses caresses. Ses lèvres sur ses seins... Comme elle s'était sentie légère dans ses bras...
— Dis-moi de quoi il s'agit, dit-elle, chassant tant bien que mal ces visions érotiques.
Les glaçons firent un bruit cristallin dans son verre tandis qu'il buvait une gorgée de Coca-Cola. Voyant qu'il prenait tout son temps et sirotait le breuvage pétillant comme s'il goûtait un grand cru, Madeline s'éclaircit la gorge.
— J'attends...
— Je ne pense pas que Clay ait tué ton père, dit-il.
Elle ne répondit pas tout de suite. Il lui fallut un moment pour s'extraire de la gangue d'angoisse et de désir qui enveloppait son esprit, et réaliser ce que Hunter venait de dire.
— Comment en es-tu arrivé à cette conclusion ? demanda-t-elle, un peu méfiante.
L'angoisse revenait déjà.
Ce que j'ai à te dire n'a rien d'agréable...
Que cachait donc cette bonne nouvelle ?
— Tu penses qu'il était trop jeune, c'est ça ?
— Non, répondit Hunter d'un ton abrupt. À l'époque, il était déjà physiquement capable de commettre un meurtre. Plus que les autres membres de sa famille, en tout cas.
Puisque Madeline voulait tout savoir et laisser les sentiments de côté, il n'allait pas prendre davantage de gants pour lui annoncer la vérité. Ou du moins ce qu'il pensait être la vérité.
— Et les statistiques démontrent que la grande majorité des homicides sont commis par des hommes.
— Je croyais que tu étais censé m'expliquer pourquoi Clay n'est pas coupable, dit-elle.
— C'est ce que je suis en train de faire.
— Alors, laisse tomber les statistiques et dis-moi ce que tu penses avoir compris.
Elle sentit les yeux de Hunter se poser sur ses lèvres. Elle se rendait bien compte qu'il était dans le même état qu'elle, qu'il ressentait lui aussi cette incroyable attirance qui les portait l'un vers l'autre. Leur étreinte de la veille n'avait fait que la rendre plus palpable, plus intense.
— On parlait de Clay, dit-elle, le rappelant à l'ordre quand son regard s'attarda un peu trop sur sa bouche.
Il le détacha comme on sort d'un rêve, lentement, à regret, tandis qu'elle s'efforçait de calmer les papillons qui semblaient s'ébattre dans son ventre, et même un peu plus bas.
— Clay n'est pas le genre d'homme à contraindre sa famille au silence pour son seul bénéfice. Jamais il n'aurait embarqué les siens pendant toutes ces années dans un bras de fer psychologique avec la police et les habitants de cette ville. S'il avait tué ton père, il se serait livré ou il se serait enfui. Mais il aurait toujours eu à coeur de protéger sa famille et de ne pas leur faire payer le prix de ses actes.
Elle se passa la langue sur les lèvres, attirant de nouveau l'attention de Hunter sur sa bouche.
— Alors, qui est-ce si ce n'est pas Clay ?
— Quelqu'un qu'il protège. Quelqu'un qu'il aime.
Hunter avait déjà mieux cerné la personnalité de Clay que la plupart des gens qui le côtoyaient depuis des années. Ça avait quelque chose d'effrayant pour Madeline, parce qu'elle pouvait facilement suivre son raisonnement. Pour la première fois depuis la disparition de son père, elle avait le sentiment qu'une personne compétente portait un regard impartial sur ce qui s'était passé vingt ans plus tôt.
Malheureusement, si Hunter était en train de disculper Clay, il semblait toujours chercher le coupable du côté des Montgomery. Et si Clay était innocent, il fallait désormais dire la coupable, songea Madeline avec effroi.
— Irène sait ce qui s'est passé et elle est sur le point de craquer.
Une boule se forma dans la gorge de Madeline, et les papillons quittèrent son ventre, cédant la place à une affreuse machine à broyer. L'angoisse venait de prendre le pas sur le désir.
— Qu'est-ce qui te permet de dire ça ?
— Je suis allé lui poser quelques questions, ce matin.
— Tu es allé voir maman ? s'écria-t-elle.
— Contrairement à toi, rétorqua-t-il.
Elle baissa les yeux.
— Je ne sais pas quoi lui dire. La situation est tellement confuse, en ce moment...
— Tu devrais au moins la rappeler. Elle ne comprend pas pourquoi tu ignores ses messages. J'ai eu l'impression qu'elle s'inquiétait pour toi, Maddy.
Dieu qu'elle aimait l'entendre l'appeler par son petit nom...
— Elle n'a aucune raison de s'en faire. Ce qui s'est passé hier soir au cottage n'est pas si grave que ça. J'y ai bien réfléchi, tu sais ? À mon avis, c'est l'oeuvre d'un mauvais plaisant qui a voulu te mettre sur une fausse piste. Personne ici n'est particulièrement ravi de ta présence, tu l'as bien compris. Pas même ma tante, et pourtant j'étais persuadée qu'elle serait aux anges en apprenant que j'avais fait appel à un détective privé.
— Je ne pense pas qu'il s'agisse de l'oeuvre d'un mauvais plaisant, dit-il.
— Tu pourrais au moins l'envisager !
Il secoua la tête.
— Non... D'ailleurs, ta belle-mère avait l'air de prendre ça très au sérieux, elle aussi.
— Qu'est-ce qu'elle en sait ? Tu penses que tout ça la concerne, elle aussi ? Qu'elle a joué un rôle dans la disparition de papa ? Qu'elle est de mèche avec Grace et Clay ?
— Mon intime conviction, c'est qu'ils sont tous impliqués dans la disparition de ton père, déclara Hunter. Reste à savoir qui l'a effectivement tué.
La serveuse leur apporta leurs salades, mais Madeline avait perdu l'appétit.
— Comment faire pour savoir ? demanda-t-elle lorsque la jeune femme se fut éloignée.
Adoptant une position plus décontractée, le bras sur le dossier de la banquette, Hunter esquissa son premier sourire de l'après-midi.
— Laissons ça de côté pour le moment, tu veux bien ? Après tout, ce ne sont que des supputations. Seules comptent les preuves, Maddy. Mon opinion personnelle n'a aucune importance.
Bien sûr que ça avait une importance ! Il semblait si sûr de lui...
— À l'époque des faits, Molly avait onze ans et Grace treize. Tu ne peux tout de même pas les considérer comme suspectes !
— J'ai entendu parler de cas plus incroyables encore, tu sais ? Quand on enquête sur un meurtre, il ne faut rien exclure.
Madeline posa sa fourchette et repoussa son assiette.
— Mange ! lui dit Hunter.
— Je n'ai pas faim.
— Tu as besoin de reprendre des forces.
— Arrête de me materner ! lança-t-elle. Tu te fiches pas mal de moi, au cas où tu l'aurais oublié. Tout ce qui compte pour toi se trouve en Californie !
Il la regarda sans rien dire.
— Tu ferais sans doute mieux de boucler tes valises, murmura-t-elle, les yeux rivés sur la table.
Les mains de Hunter vinrent couvrir les siennes, offrant un refuge douillet à ses doigts glacés.
— Pas avant d'être sûr que tu es en sécurité, dit-il.
Pars, reste. J'ai envie de toi, va dormir ailleurs. Les Montgomery sont coupables, les Montgomery sont innocents. Grace a été victime d'un pédophile, Grace n'a pas été victime d'un pédophile...
Madeline se sentait complètement déboussolée.
— On y verra bientôt plus clair, dit Hunter, comme s'il devinait ses pensées.
— On était déjà comme frère et soeurs quand papa a disparu, murmura-t-elle en fixant leurs mains jointes. Jamais ils n'auraient pu faire une chose pareille. Ils étaient tellement... doux. Tellement gentils...
— Tu as sans doute raison, dit-il.
Elle dégagea ses mains et se renversa sur la banquette avec un long soupir.
— Et puisque tu penses que ce n'est pas Clay... il ne reste donc que maman.
Comme il gardait le silence, elle se dit qu'il croyait Irène coupable.
Elle est sur le point de craquer... Qu'allait-il arriver ? Sa belle-mère allait-elle se retrouver en prison ? Grace, Molly et Clay seraient-ils également condamnés pour faux témoignages et obstruction à la justice ? Pour complicité de meurtre, peut-être ?
Non. Madeline ne pouvait accepter l'idée de voir ceux qu'elle aimait partir en prison. Surtout si, comme le croyait Hunter...
— Et tu penses qu'elle l'a tué parce qu'il abusait de Grace, n'est-ce pas ? reprit-elle.
Elle crut un instant qu'il allait reprendre ses mains dans les siennes, mais il resta immobile.
— Je suis désolé, Maddy.
Trop sonnée pour pleurer, Madeline détourna le visage quand Jody vint ramasser leurs assiettes.
— Ça ne vous a pas plu ? demanda la serveuse.
— Si, si... C'est juste que je suis un peu barbouillée.
— C'était très bon, merci, dit Hunter.
Lorsqu'ils furent de nouveau seuls, il se pencha vers elle.
— Je sais qu'Irène n'a rien d'une criminelle, dit-il. Seul un fait d'une extrême gravité aurait pu la pousser à commettre un acte aussi grave. Comprendre que son mari se livre à des attouchements sexuels sur son enfant, et sans doute pire si j'en crois la corde et le godemiché, pourrait conduire n'importe quelle mère à tuer.
— Si c'est vraiment ce qui s'est passé, et j'insiste sur le si, on peut imaginer bien d'autres scénarios qu'un meurtre de sang-froid.
— Je ne dis pas qu'il y a eu préméditation, Maddy. Peut-être était-ce un accident. Dans une affaire aussi sensible, on peut tout à fait imaginer qu'une dispute ait tourné au drame.
Irène, meurtrière de son père ? Était-ce seulement concevable ? Madeline avait passé la nuit chez une amie, ce soir-là. Elle n'avait aucune idée de ce qui s'était déroulé à la ferme en son absence. Mais Jed Fowler, lui, s'y trouvait. Non seulement il n'avait pas vu le pasteur rentrer à la maison, mais il n'avait pas entendu la moindre dispute...
Et il y avait autre chose qui ne collait pas avec l'hypothèse d'un accident.
— Pourquoi avoir caché la vérité à la police si c'était un accident ?
Hunter s'approcha encore davantage.
— Et s'ils n'avaient rien dit pour te protéger ?
— Pour me protéger ?
— Tu venais de perdre ta mère, Maddy. Apprendre la vérité sur ton père aurait pu être très difficile à gérer pour l'adolescente que tu étais. As-tu songé à ça ?
— Non.
Et elle ne voulait pas plus y songer maintenant.
— Papa était un homme de Dieu, Hunter. Pas un détraqué sexuel ! Et Irène ne l'a pas tué, parce qu'elle n'avait aucune raison de le faire.
La compassion qu'elle lisait dans le regard de Hunter ne faisait qu'augmenter sa souffrance. Elle avait espéré qu'il essayerait de la convaincre, qu'il lui donnerait l'occasion de se battre pour ce qu'elle avait tant besoin de croire. Mais il n'en fit rien.
Lorsque la sonnette à carillon placée au-dessus de l'entrée du Two Sisters fit entendre ses deux notes aiguës, Hunter jeta un coup d'oeil machinal vers la porte. Voyant que quelque chose retenait son attention, Madeline se tourna à son tour.
Clay traversait la salle du café-restaurant et se dirigeait droit sur eux. Lorsqu'il arriva à leur hauteur, il salua sa soeur d'un petit signe de tête avant de se glisser à côté d'elle sur la banquette. Puis, sans un mot, il posa un morceau de papier sur la table et le poussa en direction du détective.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Hunter, visiblement surpris de l'intérêt que Clay lui portait.
— Quelqu'un a déposé ça dans ma boîte aux lettres.
— Quelqu'un ?
— Lisez.
— «Empêche-la de continuer ou je m'en chargerai moi-même.»
— Je crois que l'auteur parle de Madeline, dit Clay quand Hunter leva vers lui des yeux interrogateurs.
Une fois ces mots prononcés, il renversa son grand corps sur la banquette et observa le détective de son oeil acéré.
Se pouvait-il que Hunter ait raison ? se demanda Madeline en regardant son frère à la dérobée. Clay protégeait-il Irène ? Lui avait-il menti pendant toutes ces années, mimant l'amour et la compassion quand il avait probablement creusé lui-même le trou dans lequel devait reposer son père ?
Madeline n'avait pas la réponse à cette question terrible, mais elle aussi pensait que cette lettre anonyme la concernait directement.
— À votre avis, qui a pu écrire ça ? demanda Hunter tandis que Madeline s'emparait du morceau de papier.
— Je ne serais pas là si je le savais, répondit sèchement Clay. Et celui qui s'en prend à Madeline ne serait plus en état de lui faire du mal, ajouta-t-il sombrement.
Hunter posa les coudes sur la table et, le menton dans les mains, fixa son interlocuteur droit dans les yeux.
— Pourquoi vous me montrez ça ?
— J'ai une famille, à présent.
Le regard de Clay s'adoucit, comme s'il venait de se poser sur sa femme et sa belle-fille, tandis que le coeur de Madeline se serrait.
Mon Dieu... Faites que Hunter se trompe !
— J'ai besoin de votre aide pour protéger Maddy, ajouta Clay.
— Et la police ? Vous n'avez pas songé à leur montrer cette lettre ?
Clay lui adressa un regard incrédule.
— La police ? Et puis quoi encore ? dit-il en se levant.
Il se pencha vers sa soeur pour poser un baiser sur sa tempe, mais la jeune femme se déroba.
Elle croisa un instant son regard, si bleu et si las. Avant de baisser la tête, elle eut le temps d'y lire un mélange d'étonnement et de peine.
Elle ne savait plus que penser...
*
**
Hunter dormait dans la chambre d'à côté, mais Madeline n'arrivait pas à trouver le sommeil. Elle se retournait dans son lit, le coeur lourd, habitée de pensées contradictoires. Elle se persuadait de la culpabilité de sa famille d'adoption et, la minute d'après, elle trouvait mille excuses à leur crime supposé. Elle arrivait même à justifier les exactions probables de son père avant de balayer d'un revers de la main toutes les accusations qui pesaient sur lui comme sur les Montgomery. Après quelques secondes de répit, tout recommençait : des bribes de souvenirs confirmaient, puis infirmaient successivement tel ou tel scénario. Venaient ensuite les images de Clay creusant la tombe de son père dans l'enceinte de la ferme, la peur panique que Hunter ait vu juste, de courts moments d'espoir au cours desquels elle parvenait à se convaincre qu'il se trompait du tout au tout...
Elle était incapable de se détendre, et ses efforts pour se raisonner ne faisaient qu'accroître son malaise. Même Sophie, lassée de ses soupirs et de ses soubresauts, avait fini par renoncer à dormir près d'elle.
Pour ne rien arranger, la tension engendrait un vilain mal de tête. Elle se redressa pour aller chercher de l'aspirine, mais resta assise au bord du lit, le regard aimanté par une photo posée sur sa commode. On l'y voyait en compagnie de Grace et de Molly, à l'époque où elles étaient encore gamines.
— Grace..., murmura-t-elle.
Elle aurait tant voulu faire taire ses doutes. Mais il était trop tard pour ça. Elle avait tellement ruminé les paroles de Hunter qu'elle ne pouvait prétendre les ignorer et reprendre sa vie comme avant.
À présent, même l'innocence de son père ne coulait plus de source. Il fallait bien que cette sacoche vienne de quelque part...
Pouvait-on imaginer sérieusement qu'un vagabond pris en auto-stop l'ait cachée dans le coffre avant de noyer la Cadillac au fond de l'ancienne carrière ? Ou que Mike ait fait le coup ? Il n'avait jamais eu maille à partir avec la justice pour des affaires de moeurs, et il n'était pour rien dans l'effraction dont elle venait d'être victime.
Elle se laissa retomber sur le lit avec un léger cri de frustration. Même si Grace connaissait le fin mot de l'histoire, elle resterait muette comme une carpe, solidaire avec Clay. Idem pour Irène et Molly. Comment attendre autre chose de leur part ? Ils étaient tous du même sang. De vraies soeurs unies à un vrai frère.
Au fond, même s'ils lui témoignaient une grande affection depuis près d'un quart de siècle, Madeline avait toujours été la cinquième roue du carrosse. Elle n'était qu'une quasi-soeur et ce «quasi» qui ne l'avait pas vraiment dérangée jusque-là lui semblait aujourd'hui un gouffre infranchissable.
Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. Non seulement elle avait perdu son père et sa mère, mais elle avait le sentiment d'avoir aussi perdu sa seconde famille.
— Doublement orpheline, murmura-t-elle tristement dans la nuit.
Enfouissant la tête sous l'oreiller, elle ravala ses larmes. Remettre en cause la sincérité de ceux qu'elle aimait le plus au monde était une expérience terrifiante, mais sans doute nécessaire pour avoir une chance de vivre le reste de son existence en paix. De toute façon, maintenant que le processus était enclenché, rien ne semblait pouvoir l'arrêter.
Si seulement sa mère était encore de ce monde... Sa présence aurait tout changé.
Elle allait devenir folle si elle restait en tête à tête avec ses pensées. Sans se donner le temps de réfléchir, Madeline bondit hors de son lit. Peu lui importait les conséquences de ce qu'elle s'apprêtait à faire, quoi qu'il advienne, elle ne passerait pas cette nuit seule.
Hunter entendit le plancher craquer dans le couloir. Allongé, les deux mains sous la tête, il veillait, les yeux grands ouverts, à l'affût de bruits suspects dans la maison ou le jardin. Jusque-là, tout avait été calme, paisible, à l'exception notable de la femme qui était censée dormir dans la chambre d'à côté. Il entendait Madeline remuer nerveusement dans son lit depuis des heures, et il avait failli se lever vingt fois pour aller la rejoindre. Mais après la mise au point du Two Sisters, il s'efforçait de refouler désir et sentiments pour se concentrer sur l'enquête. Sauf qu'il s'en sentait incapable. Tout comme il se sentait incapable de désigner les véritables coupables dans le drame qui s'était joué vingt ans plus tôt.
Certaines situations étaient trop complexes pour s'accommoder d'un jugement manichéen. Il arrivait que les coupables soient aussi des victimes, et Hunter était presque certain que c'était le cas dans l'affaire Barker. Avant de surgir au café-restaurant, dans l'après-midi, Clay avait cherché par tous les moyens à le convaincre de rentrer en Californie. Pour lui, la présence d'un détective privé représentait une menace qu'il s'agissait d'éliminer. Et voilà que son instinct protecteur l'avait amené à opérer un virage spectaculaire en lui donnant cette lettre anonyme, Clay avait transformé son ennemi en allié, tout ça pour le bien de Madeline.
Voilà qui en disait long sur ses sentiments vis-à-vis de sa soeur, songea Hunter, tandis que Madeline arrivait devant sa chambre. Certes, Clay ne semblait pas pressé de passer aux aveux. Mais avait-il vraiment le choix ?
Madeline se tenait maintenant dans l'embrasure de la porte. Hunter voyait sa silhouette féminine se découper dans la lumière de la lune. Il n'avait fermé ni les rideaux ni la porte de sa chambre afin de mieux percevoir ce qui se passait dans le jardin et la maison.
Mais Hunter n'avait nul besoin que Madeline se tienne devant lui pour avoir une perception aiguë de son existence, ça faisait des heures qu'il pensait à elle.
— Tout va bien ? lui demanda-t-il, tout en sachant qu'elle se sentait seule et perdue.
Sans doute était-elle venue chercher du réconfort auprès de lui, et ça lui convenait très bien. Lui aussi voulait se rapprocher d'elle.
Mais il la savait si vulnérable en ce moment... Et il n'était pas en mesure de lui proposer mieux qu'un moment de tendresse et de plaisir physique. Un entracte à sa peine quand elle avait besoin d'une relation sérieuse. Ce soir, il était là pour la protéger. Mais qui la protégerait de lui ?
— Non, dit-elle. Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi mal de ma vie.
Dis-lui qu'elle verra les choses autrement après une bonne nuit de sommeil. Que les angoisses nocturnes éclatent souvent au matin comme des bulles de savon. Renvoie-la dans sa chambre.
Et si la voix de la raison ne suffisait pas à le convaincre, il n'avait qu'à se tourner vers la table de nuit où Maria le regardait depuis le fond d'écran de son portable. Avec sa jolie frimousse et son air buté, elle semblait lui susurrer qu'il n'avait rien à faire avec Madeline.
Mais impossible de prononcer les mots qui auraient fait partir la jeune femme. Il brûlait d'envie de l'embrasser, de la rassurer, de la prendre dans ses bras et de murmurer des paroles apaisantes au creux de son oreille.
Il se promit d'être prudent, de se contrôler. Mais comment rester sage si elle venait se blottir contre lui ? Il ne portait qu'un simple caleçon. Et le souvenir de leur étreinte passionnée, de l'impatience de leurs baisers et de leurs caresses lui soufflait qu'ils ne pourraient jamais se contenter d'un chaste câlin.
Tandis qu'il hésitait, incapable de la retenir comme de la chasser, Madeline interpréta son silence comme un refus, et recula d'un pas, prête à regagner sa chambre. À cet instant, Hunter comprit qu'il ne pourrait pas la laisser partir.
Il referma son portable et souleva la couette.
— Viens...
Deux ou trois secondes plus tard, le corps de Madeline était lové contre le sien.
La chaleur qui l'enveloppa d'un seul coup lui donna le sentiment de se trouver dans un cocon. Un cocon d'où elle ne voulait plus jamais ressortir. Surtout quand les bras de Hunter l'enserrèrent et qu'elle posa la joue sur son torse.
— Tu es gelée, murmura-t-il.
— Plus maintenant.
Il suffisait qu'il la touche pour qu'elle se réchauffe. Et le feu de ses caresses ne s'arrêtait pas à la surface. Il pénétrait loin, si loin sous sa peau...
— Tout va s'arranger, Maddy.
Elle ne le croyait pas une seconde. Parce que son corps n'était pas seul à être en feu c'était sa vie entière qui semblait être la proie des flammes. Un immense incendie ponctué d'effrayantes déflagrations.
— Ne dis plus rien, Hunter.
Ses mains se faufilèrent sous sa chemise de nuit, glissant lentement de ses cuisses vers ses seins.
— Tu es sûre de vouloir continuer ? demanda-t-il d'une voix déformée par le désir.
Oui, elle en était sûre. C'était le seul remède suffisamment puissant pour combattre son chagrin et anesthésier ses angoisses. Mais elle préféra répondre en embrassant le torse de Hunter avant de relever la tête pour atteindre sa bouche.
Grognant de plaisir, il répondit à l'invitation de sa langue avant de se lover sur elle. Il plaqua les mains de Madeline au-dessus de sa tête et l'embrassa longuement. Jamais on ne l'avait embrassée avec une telle voracité. La façon dont il se servait de ses dents lui donnait des picotements dans tout le corps, tandis que les muscles de son ventre se tendaient dans l'attente de ce qui allait suivre.
— C'est bon..., murmura-t-elle dans un soupir.
Elle avait hâte de retirer les vêtements qui séparaient leurs corps, de sentir son désir la remplir, la combler, la transporter loin de toute réalité, comme hier sous le grand chêne. Mais il avait décidé de prendre son temps, et résistait à ses tentatives de l'attirer en elle.
— Cette fois-ci, je veux faire durer le plaisir, Maddy, dit-il de cette voix rauque, étrange et excitante. Je veux faire durer chaque gémissement. Chaque frisson.
Il roula de côté avant de s'asseoir pour lui ôter sa chemise de nuit.
— Magnifique ! murmura-t-il en admirant ses seins. Tu es la plus belle femme que j'aie jamais vue.
Il ne la toucha pas tout de suite, laissant son regard errer sur sa peau laiteuse comme s'il voulait se souvenir à jamais de cette vision. Puis, sans se presser, ses doigts frôlèrent l'intérieur de ses cuisses, effleurant les lèvres humides et les poils du pubis, avant de suivre une ligne imaginaire qui le mena jusqu'à ses seins gonflés.
Avec un mélange de fébrilité et de délicatesse, Hunter en saisit un dans le creux de sa main et le tint un moment dans la lumière argentée de la lune, se contentant de l'observer avec un sourire émerveillé. Puis il inclina la tête et le prit dans sa bouche.
Madeline poussa un cri étouffé. Une chaleur bienfaisante irradia son bas-ventre, et elle enfouit le visage dans le cou de son amant, s'enivrant de l'odeur masculine de sa peau et de ses cheveux. Il releva la tête pour la regarder tandis que sa large main se posait sur son sexe.
Un spasme la secoua lorsque ses doigts s'y pressèrent, et elle vit une lueur joyeuse, presque enfantine, illuminer les yeux si clairs de Hunter. L'instant d'après, il couvrait son cou et son oreille de baisers pleins d'ardeur.
— Par pitié, dis-moi que tu as des préservatifs ! dit-il d'une voix hachée, la bouche dans ses cheveux auburn.
Elle-même ne pouvait presque plus parler à cause de ce qu'il faisait avec sa main.
— Dans... ma... chambre..., murmura-t-elle entre deux halètements.
Il la souleva dans ses bras et resta un moment immobile à la contempler dans le clair de lune avant de la porter jusqu'à son lit.
Madeline n'avait jamais fait l'amour quatre fois en une nuit. Mais il existait entre elle et Hunter une alchimie, une attirance qu'ils devaient assouvir comme si leur vie en dépendait. Cela avait pris la forme d'une fureur sensuelle, d'une passion créative à mille lieux des rapports sexuels un peu convenus qu'elle avait eus avec Kirk.
Ils s'étaient aimés sans retenue, se donnant l'un à l'autre comme s'il n'y avait pas de lendemain. Pas de lendemain à leur histoire, en tout cas.
Maintenant ou jamais...
— Tu as faim ? murmura-t-elle un peu après 2 heures du matin.
— De toi, oui, répondit-il d'une voix engourdie de sommeil.
— Quoi ? Tu es à moitié endormi !
— Donne-moi un quart d'heure et tu verras ce que tu verras, grommela-t-il.
— Dors, dit-elle en passant une main dans les cheveux blonds de Hunter, dont quelques mèches caressaient son épaule nue. De toute manière, on est à court de préservatifs.
— Je vais aller en chercher en ville.
— Tu sais quelle heure il est ?
— Je m'en fiche.
Elle sentait sa barbe naissante frotter contre sa peau quand il parlait.
— Tu vas devoir faire une heure de voiture pour trouver un magasin ouvert la nuit.
— Le Piggy Iggy n'est pas ouvert ?
— Ça s'appelle le Piggly Wiggly, et la réponse est non.
— Pas de distributeur devant le Good Times ou la pharmacie ?
— Non plus.
— Alors, va pour une heure de trajet !
— Je crois qu'il va pleuvoir, Hunter.
— Même un ouragan ne m'empêcherait pas d'y aller. C'est trop bon de te faire l'amour, Maddy. Ça vaut largement la peine de braver les éléments.
Elle se souleva sur un coude, le sourire aux lèvres.
— Mais tu es insatiable, ma parole !
Il sourit, les yeux toujours fermés.
— Je suppose que je rattrape le temps perdu.
— Quel temps perdu ? On a fait l'amour quelques heures après s'être rencontrés pour la première fois !
— Oui, mais la nuit dernière a été gâchée, ainsi que ce matin. C'était une grave erreur.
À moins que la grave erreur ne fût ce qu'ils venaient de faire, songea Madeline. Mais elle n'avait aucune envie de trancher ce débat maintenant. La réalité la rattraperait suffisamment vite.
Elle jeta un oeil au radio-réveil posé sur sa table de chevet, redoutant le moment où le jour se lèverait.
— Tu devrais appeler ta mère à un moment ou un autre, dit-il.
— Oui, oui.
Hunter nota à quel point sa réponse manquait de conviction.
— C'est un «Oui» ou un «Peut-être» ?
— Un «Peut-être», admit-elle avec un soupir.
Elle savait déjà qu'Irène ferait tout pour la convaincre de renvoyer Hunter en Californie. Et elle ne pouvait pas faire ça. Hier encore, elle se demandait qui croire.
À présent, elle était certaine d'avoir confiance en Hunter.
Lorsque le téléphone sonna, elle eut l'impression qu'elle venait à peine de fermer les yeux.
La tête nichée au creux de l'épaule de Hunter, Madeline se redressa péniblement pour consulter les chiffres rouges de l'horloge digitale. Elle n'avait pas dormi plus de vingt minutes. Qui pouvait appeler à 2h35 du matin ?
— Je te proposerais bien de répondre, dit Hunter, mais je doute que tu veuilles que je décroche à cette heure de la nuit. Surtout avec ma voix d'animal repu.
L'angoisse que provoquait la sonnerie à cette heure incongrue empêcha Madeline de rire. Les appels en pleine nuit annonçaient rarement de bonnes nouvelles.
— Tu as raison, dit-elle. J'y vais.
Elle renonça à regret à la chaleur du lit.
— Allô ?
— Maddy ? C'est Joe.
Elle souffla sur les cheveux qui l'aveuglaient.
— Joe ? Joe qui ?
— Ton cousin, bien sûr !
Oh !
— Tu sais quelle heure il est ? Qu'est-ce que tu veux ?
— J'ai un paquet qui t'appartient.
Il avait la voix pâteuse, et c'était à peine si elle le comprenait. Il avait bu. Rien de surprenant à cela, ça faisait des années que Joe Vincelli se soûlait tous les week-ends.
En la regardant, Hunter comprit qu'elle avait affaire à un indésirable. Il s'assit, et lui fit comprendre qu'il désirait entendre la conversation.
— Un paquet ? demanda-t-elle en mettant le haut-parleur.
— Celui que j'ai trouvé devant la porte du journal.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Et puis, j'aimerais bien savoir ce que tu faisais devant mon bureau !
— Ben, je passe toujours par là en allant au Good Times, dit Joe comme s'il s'étonnait qu'elle ignore ce détail passionnant.
Madeline sentit qu'elle perdait patience. Elle était furieuse qu'un poivrot l'ait sortie du lit au milieu de la nuit pour lui débiter des bêtises pareilles.
— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, Joe. Il est tard et j'ai sommeil. Rappelle-moi demain matin, quand je serai réveillée et que tu auras dessoûlé.
— Hé ! Attends une seconde...
Il y eut un long silence, suivi d'un immense éclat de rire.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Madeline, de plus en plus nerveuse.
Non seulement il avait réussi à la réveiller complètement, mais l'angoisse que les caresses de Hunter avaient apaisée refaisait surface.
— Je viens juste de l'ouvrir.
Hunter vint se placer derrière elle et l'entoura de ses bras.
— Je ne t'ai pas demandé de l'ouvrir, Joe ! s'écria-t-elle.
— Trop tard ! répliqua son cousin.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Tu ferais mieux de venir voir par toi-même, répondit-il avant de raccrocher.
Chapitre 21
Les mains de Madeline tremblaient tandis qu'elle s'habillait à la hâte aux côtés de Hunter. Il était presque 3 heures du matin. Elle n'avait envie de voir personne, et surtout pas son cousin ivre mort. Déjà qu'il était aussi imprévisible que grossier lorsqu'il n'avait pas bu... N'empêche qu'il ne l'aurait pas convoquée pour rien au milieu de la nuit.
Si Madeline était aussi nerveuse, c'est qu'elle pressentait que ce qui avait tellement amusé Joe au téléphone ne la ferait pas rire du tout.
Dans sa précipitation, elle se cogna la hanche contre le bord de la commode. La douleur lui arracha un juron sans réussir à lui faire ralentir le pas.
Au moment où elle s'engageait dans l'escalier, Hunter la retint par les épaules. Lorsqu'elle se tourna vers lui, il la regarda droit dans les yeux avec un mélange de tendresse et de fermeté.
— Maddy... Calme-toi, d'accord ?
Non, pas d'accord. À cet instant précis, c'était trop lui demander. Elle avait beau entasser des dizaines et des dizaines de cartons dans son sous-sol, tout ce qui comptait vraiment dans sa vie était en train de lui glisser entre les doigts.
Lorsqu'elle détourna la tête, il prit son visage entre ses mains pour l'obliger à le regarder.
— Madeline, écoute-moi. Je sais que c'est un moment difficile pour toi, mais nous ne sommes pas loin du but. Bientôt, tout ça ne sera plus qu'un mauvais souvenir.
Elle hocha la tête avec un sourire forcé, puis se dégagea. Hunter lui emboîta le pas dans l'escalier et prit ses clés de voiture sur le plan de travail avant de la rejoindre au-dehors.
Au dernier moment, elle eut envie de le convaincre de rester au cottage. Elle connaissait suffisamment Joe pour savoir que son rire ravi n'augurait rien de bon, cette jubilation imbécile signifiait forcément qu'il avait trouvé de quoi la choquer. Était-elle sur le point de savoir si le détective avait vu juste à propos des Montgomery ? Le temps des supputations allait-il faire place à celui des faits ? Des preuves irréfutables ?
Si c'était ce qui l'attendait, elle préférait affronter seule ce séisme. Elle n'était pas certaine de pouvoir supporter la présence de Hunter. Comment cacher sa souffrance devant un homme qui la comprenait si bien ?
Mais la raison l'emporta finalement. Après tout, elle n'avait plus grand-chose à lui cacher après leurs galipettes torrides. Et quand Joe avait bu, il pouvait devenir dangereux. Mieux valait être accompagnée.
Prenant les clés dans la main de son bel amant, elle ouvrit sa portière. Qui avait dit : «Le bonheur est dans l'ignorance» ? Si celui qui avait écrit ça avait vécu sa vie à elle, il aurait sûrement transformé sa phrase en : «L'ignorance est à peine moins douloureuse que la probable vérité.»
Probable vérité... Mon Dieu, elle était en train de perdre confiance dans les siens.
Madeline avait beau appuyer sur la sonnette, Joe ne répondait pas. À bout de patience, elle finit par donner de grands coups de poing sur la porte, sans plus de résultats. Reprenant ses esprits, elle essaya de le joindre sur son portable.
— Tu vas m'ouvrir, oui ou non ? cria-t-elle quand il décrocha. Ça fait dix minutes que je suis devant ta porte.
Elle s'avança jusqu'à la rambarde de la véranda, et son regard se perdit dans la nuit froide et brumeuse. Elle avait persuadé Hunter d'attendre dans la voiture, certaine que Joe refuserait de laisser entrer un inconnu chez lui. Avec son caractère violent et irascible, son cousin n'était pas un type facile à vivre. En dehors de la jalousie qu'il ressentait vis-à-vis de Clay et de la haine qu'il éprouvait à l'encontre de Grace - les seules constantes de son existence -, Madeline ne savait jamais à quoi s'attendre avec lui.
— Désolé, j'étais occupé, répondit Joe. Il avait toujours ce ton ravi. Trop ravi.
— À quoi, si ce n'est pas indiscret ?
Il fit de nouveau entendre son rire de sale gosse.
— À décrire ce que j'ai trouvé dans ton paquet.
Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il appelait ses amis pour leur décrire ce qu'il avait découvert dans un colis qui ne lui appartenait même pas ?
Une voiture passa sur la voie rapide qui s'étirait face à la propriété. C'était le premier véhicule que Madeline voyait depuis qu'ils avaient quitté le cottage. Rare étaient les habitants de Stillwater encore debout à cette heure. Manifestement, songea-t-elle avec humeur, il y avait tout de même des gens qui veillaient pour écouter Joe leur raconter ses derniers exploits. Sans doute ses compagnons de beuverie.
— Et peut-on savoir à qui tu parles de ce qu'il y a dans un paquet qui m'est destiné ?
— Je sais qu'il t'est destiné, répliqua-t-il avec son petit rire idiot. Mais je ne m'en vanterais pas, à ta place. Et puisque tu veux tout savoir, je parlais à Cindy.
La jeune femme dont il avait divorcé deux fois.
— Et en quoi ça la concerne ?
— Elle aime quand je lui dis des mots cochons.
Madeline jeta un coup d'oeil vers sa voiture garée dans l'allée. Le moteur refroidissait avec des petits bruits métalliques qu'elle entendait de la terrasse. Par contre, elle ne parvenait pas à distinguer Hunter. Mais le fait qu'il soit là, prêt à intervenir en cas de besoin, la rassurait énormément.
— Tu veux bien arrêter de faire des mystères et me dire pourquoi je suis là ?
Son cousin ne répondit pas, il avait déjà raccroché. Mais la porte ne tarda pas à s'ouvrir.
— C'est quelque chose qu'il faut voir de ses yeux pour vraiment l'apprécier, dit-il en attirant Madeline à l'intérieur.
Elle se rappela que Hunter lui avait fortement déconseillé d'entrer.
— Je préfère que tu m'apportes le paquet ici, dit-elle en se dérobant.
— La lumière de la véranda ne fonctionne pas, expliqua Joe. L'ampoule est grillée. On n'y voit rien, ici.
— Je m'en fiche. Je regarderai le contenu du paquet quand je serai chez moi. Je te signale au passage que tu n'avais aucun droit de l'ouvrir.
— Il n'y en a que pour une minute ! dit Joe, visiblement agacé par la façon dont sa cousine prenait les choses. Et puis c'est quoi, cette attitude ? On dirait que tu te méfies de moi. Tu sais pourtant que tu n'as rien à craindre. On est de la même famille, nom d'un chien !
Étant donné l'opinion qu'elle avait de lui, elle n'était pas particulièrement heureuse qu'il lui rappelle leurs liens de sang. Mais elle ne pouvait pas imaginer que Joe lui veuille du mal. D'abord parce qu'il avait le sens de la famille, et ensuite parce que, pour une fois, ils poursuivaient le même but. Comme lui, Madeline voulait savoir ce qui était arrivé à son père - l'oncle de Joe -, même si cela devait avoir de graves conséquences pour les Montgomery. Depuis des années, Joe Vincelli essayait d'enrôler la fille du pasteur dans sa croisade contre Clay. Force était d'admettre qu'il n'avait jamais été aussi proche de son but.
— Alors, tu entres ?
Arrête de faire l'idiote et suis-le ! se dit-elle.
Elle était juste un peu nerveuse à cause de cette lettre anonyme que Clay avait apportée au Two Sisters.
— Si tu insistes...
Elle se tourna vers la voiture et haussa les épaules à l'attention de Hunter avant de pénétrer dans la maison.
— Où est mon paquet ?
— Ici, dit Joe en donnant un coup de pied dans une boîte vide.
— Joe...
— Quoi ? Tu veux voir ce qu'il contenait, c'est ça ? Viens, ça se trouve dans mon bureau.
Il remua plusieurs fois les sourcils avec un air gourmand.
— Je voulais le montrer à Cindy avec la Webcam.
— Je croyais que vous ne pouviez plus vous voir en peinture, toi et Cindy !
— J'aime bien me la taper de temps à autre, dit-il avec un clin d'oeil égrillard.
Tu me dégoûtes ! faillit dire Madeline. Mais elle réussit à se dominer.
— Finissons-en, Joe. Dis-moi ce que c'est, que je puisse rentrer me...
Il n'eut pas besoin de lui répondre. Ils venaient d'arriver devant l'ordinateur, et l'objet en question se trouvait bien en évidence sur le bureau.
C'était un godemiché couleur chair, très réaliste à l'exception de sa taille démesurée. Comme celui retrouvé dans la Cadillac. D'ailleurs, Madeline était quasiment persuadée qu'il s'agissait d'un modèle identique.
— Il est chouette, pas vrai ?
La voix du répondeur résonna dans sa tête, tandis qu'un frisson glacé la parcourait :
Écarte les cuisses pour moi, Maddy...
Dans un brouillard, elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer avec un bruit sourd, puis Joe qui disait :
— Hé ! Qui êtes-vous ? Vous n'avez rien à faire chez moi !
Tétanisée, elle ne parvenait pas à se retourner. Elle ne recouvra ses esprits que quand la main de Hunter vint lui entourer les épaules.
— Retourne à la voiture, dit-il d'une voix douce. Je me charge de prendre ce truc.
*
**
Au matin, le soleil qui filtrait à travers les stores réveilla Hunter. Madeline dormait nue à côté de lui, belle à mourir et offerte jusque dans son sommeil. Pourtant, il ne lui avait pas fait l'amour depuis qu'ils étaient rentrés au cottage. Contrairement à Joe, eux n'avaient rien trouvé d'amusant ou d'érotique dans le contenu de ce paquet. Bien au contraire, le sinistre godemiché avait refroidi leurs ardeurs.
Madeline n'avait pas dit un mot sur le chemin du retour, et une fois recouchés, il s'était contenté de la tenir serrée contre lui jusqu'à ce qu'elle s'endorme.
Il quitta le lit avec mille précautions, s'habilla en faisant le moins de bruit possible et descendit l'escalier sur la pointe des pieds pour éviter de faire craquer le bois des marches. Une fois en bas, il prit les clés de la Toyota et sortit sans même boire un café.
Il tournait et retournait les récents événements dans sa tête, s'efforçant de comprendre qui était derrière tout ça. L'effraction et le vol du carton. Le godemiché. Hunter n'imaginait pas que les Montgomery puissent s'en prendre à Madeline. D'abord parce qu'il croyait en la sincérité de leur amour, et ensuite parce qu'un tel comportement ne servirait pas leurs intérêts. Tourmenter Maddy en lui révélant le vrai visage de son père braquerait le projecteur sur le mobile du crime et par conséquent sur la probable culpabilité de l'un d'entre eux.
Alors, quel était ce mystérieux personnage qui s'invitait dans l'enquête ?
Quelque chose lui échappait, quelque chose de potentiellement dangereux pour Madeline. Et il ne connaissait qu'une seule personne qui pouvait l'aider à trouver le morceau manquant du puzzle.
*
**
Ray était assis tout au fond du café-restaurant. Il s'était rendu en ville de bon matin pour passer devant le bureau de Madeline, impatient de voir si elle avait trouvé le paquet qu'il avait déposé au pied de sa porte... Quand il s'était aperçu qu'il n'y était plus, il avait eu du mal à contenir son excitation. Pour fêter ça, il avait décidé de s'offrir un bon petit déjeuner au Two Sisters. Devant ses oeufs brouillés au jambon, il souriait maintenant en imaginant Madeline sortir l'énorme godemiché de la boîte et réaliser qu'il s'agissait du même que celui découvert dans la Cadillac de son père.
Harper contemplait son assiette d'un air ravi, se retenant de rire à haute voix, quand Walt Eastman vint poser la main sur son épaule.
— Pas trop triste, l'ami ?
Ray retomba brutalement sur terre. Il reposa sa fourchette et leva les yeux vers Walt.
— Non, dit-il d'une voix hésitante. Pourquoi ?
— Je suis au courant pour Bubba. Je sais que vous étiez potes, tous les deux.
— Ah, ça..., bredouilla-t-il. Oui, c'est vraiment triste.
Obsédé par Madeline, Ray avait presque oublié qu'il était devenu un assassin. Ou plutôt, il l'avait refoulé. Lui n'avait pas l'étoffe d'un tueur, contrairement à Barker. Le père de Madeline pouvait commettre un meurtre sans l'ombre d'un remords, comme quand il avait percuté Katie avec sa voiture, la laissant agoniser au bord de la route. Ray était certain que le chauffard n'était autre que son ancien complice. Plusieurs heures avant que le corps disloqué de l'adolescente ne soit découvert, le pasteur lui avait affirmé d'un air entendu qu'elle ne parlerait plus jamais...
Non, Ray n'avait pas les nerfs pour ce genre de besogne. Bien entendu, il devrait sans doute se résoudre à recommencer avec Madeline. C'était le prix à payer s'il voulait faire d'elle son esclave sexuelle. Mais ce n'était pas pour tout de suite. Avec une bonne organisation, il pourrait la retenir prisonnière dans les montagnes du Tennessee pendant de longs mois avant d'être contraint de se débarrasser d'elle. D'ailleurs, il avait déjà planifié son coup dans les moindres détails. Jamais elle ne pourrait s'enfuir. Et qui l'entendrait crier ? De gré ou de force, elle finirait par s'habituer à ses visites, par apprendre comment le satisfaire au mieux. Après quelques semaines de dressage, elle lui obéirait au doigt et à l'oeil, aussi docile qu'une petite fille.
Et quand viendrait le temps de la tuer, ce serait plus facile dans la montagne déserte. Seuls le vent et les arbres seraient témoins de son crime.
— Pauvre vieux ! dit Walt en se glissant sur la banquette face à lui. Ça ne doit pas être marrant pour toi, en ce moment. Entre la crise cardiaque de Bubba et ce détective privé qui se balade en ville en posant des questions sur Rose Lee...
Eastman secoua la tête d'un air réprobateur.
— Si tu veux mon avis, ce type pousse le bouchon un peu loin en disant que sa mort soulève bien des questions.
Ray repoussa son assiette. Bon Dieu, Walt avait réussi à lui couper l'appétit !
— Qu'est-ce qu'il raconte sur ma petite Rose ?
Walt se pencha au-dessus de la table et baissa la voix.
— Quoi ? Tu n'es pas au courant ?
Ray ne répondit rien. Il connaissait suffisamment Walt pour savoir qu'il n'attendait qu'une occasion pour lui raconter tout ce qu'il savait. Il adorait les cancans.
— À ce qu'il paraît, ce Solozano soupçonne le révérend Barker d'avoir été un pédophile. C'est dingue, non ? Les Vincelli vont péter un câble quand ça leur reviendra aux oreilles. Elaine a toujours été si fière de son frère...
— D'où tu tiens ça ? demanda Ray d'une voix blanche.
Son euphorie avait cédé la place à une peur panique.
— Mike Metzger est sorti de prison. Ça, tu le sais, au moins ?
Ray hocha la tête, le coeur battant.
— Eh bien, il est venu faire un tour au Good Time, hier soir, histoire de s'en jeter un petit. C'est que ça doit donner soif, la prison ! Après quelques verres, il racontait à qui voulait l'entendre qu'il avait toujours su que Barker était un hypocrite, qu'il était incapable de garder son truc dans son pantalon. D'après Mike, le privé pense comme lui. Il lui aurait même dit que Barker avait commis bien pire qu'un adultère.
— Bien pire qu'un adultère ? Qu'est-ce qu'il entend par là ?
— À ton avis ? Il doit forcément croire que cette sacoche trouvée dans la Cadillac lui appartenait.
— Il ne s'imagine tout de même pas que Lee s'en est pris à ma fille ?
La peur coulait de nouveau dans ses veines, cette même panique glacée qui l'avait poussé à supprimer Bubba. Si la police découvrait ce que Barker avait fait subir à Rose Lee, les flics viendraient aussitôt lui poser des questions. Et là, Dieu sait ce qui pourrait arriver... Il risquait de se contredire dans ses déclarations, d'être contraint de passer au détecteur de mensonges, de faire une gaffe qui le confondrait aussi sûrement que des aveux. S'ils cherchaient bien, Pontiff et ses hommes finiraient par trouver des preuves de sa culpabilité et comprendre qu'il avait vendu sa fille pour payer son leasing avant de la violer à son tour.
Bon Dieu, il existait des Polaroïds sur lesquels on le voyait faire des choses innommables à sa gamine, et même une confession écrite et signée de sa main. Barker l'avait contraint à tout admettre noir sur blanc, sous peine de lui couper les vivres et de l'exclure de leurs jeux pervers. Une manière de s'assurer de son silence...
Dire qu'il s'était soumis à la volonté de Barker, songea-t-il avec colère. Tout ça parce qu'il était devenu accro à leurs séances et que Lee avait un ascendant moral sur lui.
Et maintenant, il ignorait où se trouvait ce maudit bout de papier qui pouvait l'envoyer en prison pour le restant de ses jours. Ce qui était sûr, c'est qu'il n'était pas dans le carton volé chez Madeline. Il avait tout épluché sans rien trouver.
— J'ai bien peur que si, disait Eastman. Il veut savoir combien de temps ta fille et le révérend Barker passaient ensemble, si tu restais avec eux ou non, pourquoi Lee et toi aviez cessé d'être amis... Enfin, tu vois le genre, ajouta-t-il en faisant un signe à une connaissance qui venait d'entrer dans la salle.
— Il me donnait des clopinettes pour le travail que j'effectuais à la ferme, voilà pourquoi on s'est engueulés, dit Ray d'un ton indigné.
Et c'était en partie vrai. Barker en avait eu marre de payer pour disposer de Rose à sa guise. Il estimait qu'il avait donné assez d'argent à Ray et qu'il avait désormais le droit de violer sa fille gratuitement. Et puis, Lee était particulièrement nerveux à l'époque où ils s'étaient disputés. Il avait le sentiment qu'Eliza se doutait de quelque chose. Il avait même cessé un moment ses activités coupables pour se comporter de nouveau en bon petit pasteur. Mais bien sûr, ça n'avait duré qu'un temps. Très vite après que sa femme se fut tiré une balle dans la tête - ou qu'il l'eut assassinée, Ray n'avait jamais su - il s'était marié avec Irène et avait recommencé de plus belle.
— Il s'attendait à ce que je bosse à l’oeil, ajouta Ray. Tout ça parce qu'on s'entendait bien. Mais ce n'est pas l'amitié qui fait bouillir la marmite.
— Il va falloir que tu expliques ça au détective privé de Madeline, dit Walt. C'est quand même dingue que tu sois obligé de te justifier. Ce type est venu enquêter sur la disparition de Barker, que je sache. Pas sur des histoires de pédophilie. Et tout le monde sait qui a fait le coup.
Walt avait sans doute raison sur ce point, songea Ray. Les Montgomery avaient sûrement tué Lee. Clay était bien le genre de type à trucider quiconque ferait du mal à l'une de ses soeurs, pas vrai ? Et son beau-père avait violé Grace.
Ray le savait, même s'il n'avait pas eu le droit d'en profiter. Cet égoïste de Barker la voulait pour lui tout seul. Il était complètement obsédé par cette gamine. Amoureux, même, si Ray avait vu juste. Il avait dû se montrer particulièrement cruel avec elle pour essayer de forcer sa nature réservée... D'après ce que Ray avait compris, Grace Montgomery conservait une grande distance avec lui, même dans les moments où il laissait libre cours à sa lubricité. Distance que le pasteur interprétait, sans doute à juste titre, comme l'expression de son mépris. Une fois, Barker lui avait dit que contrairement à Katie et Rose Lee, Grace était une fille de caractère. Qu'elle se ferait tuer plutôt que de faire semblant d'aimer ce qu'il lui faisait subir.
Cette résistance passive, têtue, avait fasciné son bourreau. Ray en était persuadé, ça avait rendu Barker à la fois fou de rage et fou d'elle. Pour sa part, Ray avait surtout été fasciné par la beauté de Grace. Par ses seins bourgeonnants, par ce mélange de féminité et d'enfance qui lui faisait perdre la tête. Malheureusement, il avait dû se contenter de fantasmer, comme avec Madeline.
Grace avait été la chasse gardée de son mentor.
— Je n'ai pas l'intention de répondre aux questions de ce type, dit-il. J'ai eu des différends avec Lee, mais paix à son âme. À bien des égards, c'était un homme admirable. Quant à ma petite Rose, j'ai toujours veillé à ce que personne ne lui fasse de mal. Il n'y a rien d'autre à dire sur le sujet.
— Walt !
Clancy Jones, son associé dans Points Pneus Walt Eastman, se tenait debout près de la porte, visiblement excédé. Cela faisait maintenant un bon quart d'heure qu'il se curait les dents à l'aide d'une petite pique de bois, en attendant qu'Eastman ait fini de discuter. Mais sa patience avait des limites et il semblait les avoir atteintes.
— J'arrive ! dit Walt en se levant. À plus tard, vieux.
Ray lui adressa un signe distrait de la main. Il était déjà en train de songer à la meilleure manière de mettre fin aux investigations de ce détective. Le plus simple était décidément de s'occuper de Madeline.
Et le plus tôt serait le mieux.
*
**
Clay était occupé à poser une barrière à l'arrière de sa propriété quand il vit Hunter traverser le champ de maïs pour venir le rejoindre. Il comprit tout de suite qu'il se passait quelque chose d'important, mais poursuivit son travail comme si de rien n'était.
— Désolé de venir vous déranger jusqu'ici, dit Hunter lorsqu'il fut à portée de voix, mais j'ai sonné chez vous et personne n'a répondu.
— Ma femme et ma fille sont parties pour Jackson, répondit Clay en enfonçant un poteau dans le trou qu'il venait de creuser. Elles doivent y retrouver la mère d'Allie.
Hunter se baissa pour ramasser une touffe d'herbe avec laquelle il essuya la boue qui maculait ses baskets en daim. Le genre de chaussures que personne ne portait par ici.
— Vous n'aviez pas eu envie de les accompagner ?
Clay enfonça le poteau encore un peu plus profond avant d'essuyer la sueur qui perlait sur son front.
— Comme vous voyez, j'ai du boulot.
La parka de Hunter crissa, tandis qu'il croisait les bras. Peut-être n'était-elle pas toute neuve, songea Clay avec un sourire goguenard, mais hormis pour skier, le blondinet n'avait pas dû la porter souvent.
— Ce n'est pas plutôt parce que vous craignez de vous éloigner de Madeline ?
— Je ne vais pas quitter la ville alors qu'elle est peut-être en danger, admit Clay en le regardant pour la première fois depuis qu'il était arrivé.
— Je croyais que vous comptiez sur moi pour la protéger.
— Quand il est question de la sécurité des miens, je ne fais confiance à personne.
— Dommage... D'autant que je pourrais être encore plus efficace si vous jouiez franc jeu avec moi.
Au lieu de répondre, Clay se remit à creuser. Le souvenir de Madeline esquivant son baiser au Two Sisters occupait douloureusement son esprit depuis hier. Pour lui, la seule façon de combattre la souffrance et la culpabilité était de se lancer dans une activité suffisamment éreintante pour anéantir toute émotion.
— Allez-vous enfin vous décider à être honnête avec moi ? lui lança Hunter.
Les voilà qui reviennent... Toujours les mêmes questions depuis vingt ans, songea Clay avec lassitude. Sauf que dans l'intérêt de Madeline, il fallait répondre honnêtement, cette fois.
— Ça dépend de ce que vous me demandez, dit-il.
Mais ce que Hunter voulait lui dire n'avait rien d'une question.
— Il s'est passé quelque chose, hier soir.
Clay laissa tomber sa pelle. Ces mots lui semblaient de plus mauvais augure encore que les questions auxquelles il s'était attendu.
— J'espère pour vous qu'il ne lui est rien arrivé, dit-il, la mâchoire serrée.
— Pour le moment, elle va bien. Mais ça risque de ne pas durer si on ne fait pas équipe pour mettre la main sur celui qui la menace.
— Allez-vous enfin me dire ce qui s'est passé ? demanda Clay d'une voix nerveuse qui contrastait avec le calme de son expression.
— Quelqu'un lui a envoyé un paquet.
— Chez elle ?
— Non. D'après Joe Vincelli, il se trouvait devant la porte du journal. Il l'a aperçu alors qu'il se rendait au Good Times, et il l'a ramassé.
— Toujours à se mêler de ce qui ne le regarde pas, celui-là maugréa Clay. Et qu'est-ce qu'il y avait dans ce paquet ?
Hunter se massa la nuque.
— Un énorme godemiché.
— Quoi ? s'écria Clay en dépliant brusquement son mètre quatre-vingt-dix.
— Vous avez bien entendu. Madeline pense qu'il s'agit d'un modèle identique à celui découvert dans la Cadillac de son père.
Clay avait espéré que le harcèlement dont Madeline faisait l'objet cesserait après le vol des affaires de Barker, même s'il ne voyait pas ce qui pouvait intéresser quelqu'un dans ce carton. À moins que l'intrus n'ait espéré y trouver les Polaroïds pris par le pédophile, avant que le détective ne mette la main dessus... Mais qui pouvait être au courant de l'existence de ces photos ? Et surtout, qui avait intérêt à les faire disparaître ?
— Clay, la sacoche trouvée dans la Cadillac appartenait-elle à Barker ?
Pas de réponse.
— Et ce paquet, demanda Clay après quelques secondes de silence, il était accompagné d'un mot ?
— Le message était suffisamment clair comme ça, vous ne croyez pas ?
— Mais qui a pu lui envoyer ça ? murmura Clay comme pour lui-même.
Quelqu'un qui avait eu vent de l'existence des Polaroïds, il ne voyait que ça. Se pouvait-il qu'Elaine Vincelli, la soeur de Barker, ait cherché à les récupérer ? Elle avait pris connaissance de ces photos l'été précédent, lorsque Allie lui avait montré des copies pour la persuader de faire cesser les poursuites judiciaires engagées contre lui.
Mais ça ne tenait pas debout ! Elaine Vincelli savait qu'Allie détenait ces Polaroïds, et non Madeline. Et puis, elle n'avait aucun intérêt à rompre leur accord. Les parents Vincelli avaient promis de laisser Clay tranquille en échange de la non-divulgation de ces images compromettantes. Si elles étaient rendues publiques, l'imposante Mme Vincelli vivrait non seulement une terrible humiliation, mais elle perdrait son statut privilégié et son influence dans la communauté. Autant dire sa raison de vivre.
Alors ?
— Dans ces cas-là, dit Hunter, il faut revenir aux questions élémentaires. À qui profite le crime ?
— À personne, justement, répondit Clay.
C'était bien ce qui le chiffonnait. À sa connaissance, lui et sa famille étaient les seuls à avoir quelque chose à cacher dans cette histoire.
— Si vous voulez aider Madeline, vous devez vous montrer honnête avec moi, dit Hunter qui refusait de lâcher prise. Que s'est-il passé la nuit où Barker est mort ? demanda-t-il sans ambages.
Clay connaissait par coeur la technique pour esquiver ce genre de questions : Mort ? Comment savez-vous qu'il est mort ? Mais il ne pouvait se résoudre à faire son numéro habituel. La sécurité de Madeline lui importait trop pour ça.
Inspirant profondément, il leva une partie du secret qu'il conservait en lui depuis l'adolescence.
— Il y a eu d'autres filles.
Hunter resta impassible.
— D'autres filles ?
— D'autres filles violées par Barker.
— À quand remontent les faits ?
— Ça s'est passé avant notre arrivée à Stillwater.
— Vous connaissez leurs noms ?
— Rose Lee Harper et Katie Swanson.
Hunter fronça légèrement les sourcils.
— Comment le savez-vous ?
Clay s'épongea le front avec la manche de sa chemise.
— J'ai trouvé des Polaroïds... Je les ai tous détruits, mais Allie en a récupéré d'autres, l'été dernier.
— Vous pourriez me les montrer ?
Clay chercha de nouveau une porte de sortie, mais il n'en vit aucune. C'était le début de la fin, et c'était lui qui amorçait le mouvement fatal. Mais il n'avait pas le choix. Un membre de sa famille était en danger, et ça primait sur tout. Après ce qui était arrivé à Grace, il s'était juré qu'il ne laisserait plus jamais personne faire du mal à l'un des siens.
— Oui, mais il faut vous préparer.
— À quoi ? demanda Hunter.
— Au pire.
*
**
Madeline entendit les violents coups frappés à la porte d'entrée, et elle sut immédiatement qui c'était. Elle sauta du lit et dévala l'escalier. Son père venait de rentrer. Il l'appelait de sa voix de baryton.
— Maddy ? Maddy ? Où est ma petite fille ?
Reconnaissant sa silhouette à travers le verre dépoli de la porte, elle se précipita sur le verrou, impatiente de le tenir enfin dans ses bras. Pourtant, au moment où elle s'apprêtait à lui ouvrir, un étrange pressentiment l'arrêta il se passait quelque chose d'anormal.
— Maddy ? Réponds-moi ! Pourquoi n'ouvres-tu pas ?
Elle s'efforça de trouver les mots pour l'accueillir, mais son enthousiasme s'était envolé. L'instant d'après, elle regardait, glacée de terreur, la porte céder peu à peu sous les coups de pieds de son père.
Retrouvant sa voix, elle se mit à crier par-dessus les craquements du bois et les roulements de tambour de son coeur affolé.
— Attends, papa ! Je suis toute nue !
Elle avait dit ça pour le dissuader d'entrer, mais elle se rendit compte que c'était vrai elle ne portait même pas de culotte. Elle essaya maladroitement de couvrir ses seins et son ventre, tandis que son père continuait à enfoncer la porte. Quelques secondes plus tard, il pénétrait dans le cottage, haletant, le visage rougi par l'effort. Il referma la porte brisée et s'adossa contre le verre dépoli, soufflant bruyamment par le nez, avant d'ouvrir lentement un pan de son manteau pour découvrir un objet couleur chair... Le godemiché !
Madeline poussa un hurlement en s'asseyant brusquement. Elle était si pressée de s'enfuir qu'elle bondit hors de son lit avant de comprendre qu'elle ne se trouvait pas du tout dans l'entrée. Elle était bien nue, mais dans sa chambre, et seule.
Respirant avec difficulté, elle promena ses yeux hagards autour d'elle. Malgré la confusion, elle sentait l'eau de toilette de Hunter qui flottait dans la pièce, mais lui aussi semblait s'être évaporé.
Calme-toi ! Ce n'était qu'un cauchemar. Juste un cauchemar de plus.
Sauf que celui-ci était pire, bien pire que les autres. Dans un brouillard, elle se rendit compte que le téléphone sonnait. C'était sans doute ce qui l'avait tirée de cet horrible rêve.
Elle se précipita sur le combiné.
— Allô ? dit-elle en essayant de reprendre ses esprits.
Elle avait besoin d'entendre une voix humaine pour se défaire des derniers lambeaux de cauchemar qui s'accrochaient encore à son esprit confus. Mais quand celle de sa belle-mère lui parvint, elle regretta de ne pas avoir pris le temps de vérifier qui appelait.
— Enfin, j'arrive à te joindre. Je me suis fait un sang d'encre, Madeline. Est-ce que tout va bien ?
Pas vraiment, non. Rêves et réalité ne faisaient qu'empirer.
Mais elle ne pouvait l'admettre devant Irène, qui lui avait toujours déconseillé de faire appel à un détective privé. Après tout, elle était responsable de ce qu'elle était en train de vivre, n'est-ce pas ? Qui lui avait demandé d'appuyer sur cette cicatrice mal fermée ?
Mais il avait fallu qu'elle gratte et qu'elle gratte encore, jusqu'à faire couler le sang de nouveau.
— Je... Je vais bien, bredouilla-t-elle.
Il y eut un court silence à l'autre bout du fil.
— Pourquoi ne réponds-tu jamais à mes messages ? demanda finalement Irène.
Madeline blêmit en entendant la voix pleine de tristesse et de reproches de sa seconde mère.
— J'étais... occupée. Vraiment très occupée, ajouta-t-elle comme si cela allait donner quelque crédit à cette excuse lamentable.
Mais que lui dire d'autre ? «Tu sais, maman, je me demande si tu n'as pas tué papa» ? Cette pensée la terrifiait comme la terrifiait l'idée que son père ait pu mériter son sort.
— Ce détective privé est venu me voir, dit Irène. J'ai l'impression qu'il cherche à justifier ses honoraires en inventant n'importe quoi. Tu en es consciente, au moins ? J'espère que tu sais qu'il...
— Que quoi ? coupa brutalement Madeline, incapable de jouer la comédie une seconde de plus.
Irène accusa le coup, surprise par le ton presque véhément de sa belle-fille. Elle se tut un moment avant de reprendre la parole d'une voix hésitante :
— Qu'il a tort, évidemment.
— Tu en es bien certaine, maman ?
Irène fit prudemment machine arrière.
— Eh bien, ça dépend sur quel sujet, bien sûr, mais...
En temps normal, Madeline se serait laissé bercer par les paroles apaisantes de sa belle-mère. Elle avait toujours accepté l'idée qu'Irène ne puisse supporter une autre vérité. Mais aujourd'hui, c'était le doute qui était devenu insupportable.
— Hunter pense que papa a abusé de Grace, lança-t-elle comme on se jette à l'eau du plus haut d'un plongeoir. Il pense que tu l'as tué pour mettre fin au supplice de Grace, et que Clay te couvre depuis toutes ces années.
Un silence retentissant salua ces mots.
— C'est vrai, maman ?
— Non ! Madeline, écoute-moi, ma chérie... Ton père était un... un pasteur. Il... Il n'est pas rentré à la maison, ce soir-là, et... À cause d'un vagabond, tu vois, et...
Elle bafouillait, elle pleurait... Et elle mentait, c'était évident.
Lentement, Madeline se laissa tomber à terre. La tête sur les genoux, elle éclata en sanglots.
— Comment savais-tu qu'il avait fait du mal à Grace ? dit-elle entre deux hoquets. Peut-être était-ce quelqu'un d'autre, un détraqué qui venait lui demander conseil et qui en a profité pour s'approcher d'elle... Peut-être que tu as tué papa pour rien !
— Maddy, ne bouge pas de chez toi, dit précipitamment Irène. Je... J'arrive tout de suite. Clay va venir aussi, d'accord ? Tu as entendu ce que je viens de te dire ? Maddy ? J'appelle Clay sur-le-champ.
— Pour qu'il vienne à ta rescousse, maman ? Pour qu'il t'aide à me convaincre de tes mensonges ?
Madeline raccrocha sur ces mots. Cette panique dans la voix de sa belle-mère... C'était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Elle devait à tout prix quitter le cottage avant qu'Irène n'arrive, flanquée de Clay et de Grace. Flanquée de ses complices... Elle refusait d'entendre leurs explications. Elle refusait de les voir faire front pour débiter leurs sempiternels boniments.
Sans même prendre la peine de se coiffer, elle enfila des vêtements à la va-vite, descendit l'escalier quatre à quatre, puis, ignorant Sophie qui levait le nez de son bol pour lui jeter un regard consterné, elle s'empara de son sac à main et des clés du vieux pick-up prêté par son frère.
Mon frère ou mon faux frère ? songea-t-elle en démarrant. Ce qui était sûr, c'était qu'elle ne pouvait affronter les Montgomery pour le moment. Elle devait d'abord se calmer et réfléchir à la situation. Mais son portable n'arrêtait pas de sonner.
— Foutez-moi la paix ! cria-t-elle en tournant un peu vite sur sa droite, au risque de s'encastrer dans le vieux Dodge de Ray Harper qui arrivait en sens inverse.
*
**
Hunter se demandait comment faire pour montrer les photos qu'il avait en main à un brave type, avant de lui demander tout de go : «C'est bien votre fille qu'on voit là ?» Reconnaître son enfant sur des images aussi abominables devait être le comble de l'horreur. Cette idée lui faisait tellement froid dans le dos qu'il hésitait depuis dix minutes devant la porte du mobile-home de Ray Harper, incapable de se résoudre à frapper.
Pourtant, il devait absolument lui parler. Il fallait comprendre quel rôle ces malheureuses avaient joué dans la disparition de Barker.
Peut-être Harper savait-il ce que le pasteur avait fait subir à sa fille. Il se pouvait fort bien que Rose Lee lui ait tout raconté et qu'il soit allé trouver Barker pour demander des explications. D'où la dispute qui avait mis un terme à leur amitié. On pouvait même imaginer que Ray Harper ait fini par le tuer pour venger sa fille...
Hunter espérait que cette hypothèse se confirmerait. Pour Madeline. Il n'avait aucune envie d'avoir raison au sujet des Montgomery.
Il inspira profondément et se décida enfin à gravir les marches qui menaient à la porte du mobile-home. Après deux tentatives infructueuses, il frappa plus fort sur le panneau de métal cabossé.
Toujours pas de réponse.
Un dernier essai sur une fenêtre ne donna rien non plus.
À cause de la vieille Buick garée sous l'abri bringuebalant, juste à côté du mobile-home, Hunter avait cru que Harper se trouvait chez lui. Mais quand, lassé de frapper à la porte, le détective s'approcha du véhicule, il s'aperçut qu'il n'avait plus de roues à l'avant et que son essieu reposait sur des blocs de granit.
Alors qu'il s'apprêtait à regagner la Toyota de Madeline, il aperçut la voisine - une grande femme maigre avec un mégot fumant collé sur la lèvre inférieure - qui sortait de chez elle en peignoir à fleurs, un sac-poubelle à la main.
— Bonjour ! dit-il avec un grand sourire. Vous n'auriez pas vu Ray, par hasard ?
— Non.
Elle s'interrompit pour retirer la cigarette de sa bouche.
— Il n'est pas du genre lève-tôt, vous savez ?
Elle non plus, visiblement. À voir ses cheveux en bataille et son air hirsute, on comprenait qu'elle sortait à peine du lit.
— Qu'est-ce qu'il a comme voiture ?
Elle posa le sac-poubelle et cligna plusieurs fois des yeux en observant Hunter.
— Vous êtes le gars qui enquête sur la disparition du révérend Barker, pas vrai ?
— Tout juste.
Une lueur d'intérêt éclaira soudain le visage chiffonné de la voisine. Quel âge avait-elle donc ? se demanda Hunter. Ça pouvait se situer n'importe où entre trente et cinquante ans.
— Alors, dit-elle avec un petit clin d'oeil, vous êtes sur une piste ?
— Secret professionnel, répondit Hunter en lui rendant son clin d'oeil. Vous pouvez me dire ce qu'il a comme voiture, s'il vous plaît ?
Elle sembla un peu déçue qu'il n'en dise pas plus, mais répondit néanmoins.
— Un vieux pick-up Dodge. S'il n'est pas garé sous l'abri de Bubba, c'est que Ray a dû aller à la messe, ce matin.
L'abri de Bubba ?
— Ouais. Bubba Turk. Il habite juste derrière le mobile-home de Ray, là, de l'autre côté, dit la femme en pointant le doigt en direction d'une caravane décrépite. Enfin, je devrais dire habitait, ajouta-t-elle en jetant le mégot qui s'était éteint de lui-même. Le pauvre homme vient de passer l'arme à gauche. Crise cardiaque...
Madeline lui avait parlé de la mort de cet homme. Il se souvenait d'ailleurs à quel point elle en avait été affectée.
— Pourquoi Ray utilise-t-il l'abri à voiture de Bubba ?
La femme leva le menton vers la Buick délabrée.
— Tant qu'il ne se débarrasse pas de cette ruine, il n'a pas d'autre endroit où se garer. Au début, il laissait tout le temps son pick-up devant chez lui. Ben voyons ! s'exclama-t-elle. Là où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir... Vous imaginez la pagaille si tout le monde faisait comme lui ? Déjà que les allées du campement sont étroites...
Visiblement, le sujet lui tenait à coeur.
— À force de m'entendre me plaindre, poursuivit-elle, il a fini par s'arranger avec Bubba pour utiliser son abri. Mais vous savez, il continue à se garer devant son mobile-home une fois sur deux !
Les mains sur les hanches, elle secoua la tête d'un air dégoûté.
— Bubba n'avait pas de voiture ?
— Ça se voit que vous ne l'avez jamais rencontré ! dit-elle avec une drôle de grimace.
— Non, en effet. Pourquoi ?
— Il pesait plus de deux cents kilos. Bubba était beaucoup trop gros pour se glisser derrière un volant. Je me demande même s'il avait son permis de conduire.
Plus de deux cents kilos ? Pas étonnant que son coeur ait lâché.
— Il vivait seul ?
— Ouais... Son chat et son araignée lui tenaient compagnie. Et puis, sa soeur venait lui rendre visite une ou deux fois par semaine pour s'assurer qu'il n'avait besoin de rien. De temps à autre, elle réussissait même à le faire grimper dans sa voiture et elle l'emmenait faire des courses. Je peux vous assurer que c'était un spectacle de le voir entrer dans cette petite bagnole...
— Vous savez où joindre sa soeur ?
— Non, désolée. Mais elle vit à Luka. Vous connaissez ?
Hunter secoua la tête.
— Désolé, je viens de Californie.
— Oui, ça se voit..., dit la voisine en le regardant de la tête aux pieds avec un air gourmand. Luka n'est pas loin d'ici, ajouta-t-elle. Je suis sûre qu'elle est dans l'annuaire.
— Comment s'appelle-t-elle ?
— Helen. Helen Salazar.
— Merci de votre aide, dit Hunter en s'éloignant avec un petit geste de la main.
Une rangée d'arbres lui avait caché l'abri de voiture de Bubba Turk. Mais il n'eut pas le temps de faire dix pas en direction du petit garage en tôle ondulée que la voisine le rattrapa.
— Hé ! Monsieur le détective !
Hunter se retourna et l'interrogea du regard.
— Je vous conseille de ne pas trop vous approcher, dit-elle.
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— Ça empeste, là-dedans. Je sais que les cadavres ne sentent pas bon, mais je n'aurais jamais cru que la puanteur pouvait persister aussi longtemps.
Elle fit mine de se boucher le nez avant de balancer son sac-poubelle dans un grand container et de repartir en direction de son mobile-home.
En effet, l'odeur était pestilentielle. D'après le récit de Madeline, le corps de Bubba avait été retrouvé quelques heures seulement après son décès, et un fourgon mortuaire était venu l'emporter aussitôt terminé le travail du shérif et celui du médecin légiste. Certes, on pouvait imaginer qu'il subsiste des relents dans la caravane, surtout si elle n'avait pas été aérée, mais il régnait une telle puanteur à l'extérieur que Hunter se demanda si le cadavre n'avait pas été purement et simplement abandonné par les employés des pompes funèbres : seule la mort avait cette odeur fétide.
Peut-être n'avaient-ils pas réussi à le soulever et avaient-ils décidé d'attendre lundi pour venir plus nombreux ?
Pas de pick-up sous l'abri de voiture. Harper était donc parti.
Hunter voulut ouvrir la porte de la caravane pour vérifier si le malheureux s'y trouvait encore, mais elle était fermée à clé. Il n'insista pas, d'autant qu'il commençait à croire que l'odeur ne venait pas de là. Il fit le tour du petit terrain sur lequel était parquée la caravane. Son odorat le conduisit rapidement devant une remise jouxtant l'abri de voiture.
Le nez pincé entre le pouce et l'index et la main sur la bouche, Hunter ouvrit la porte de bois de la remise. Il faisait trop sombre à l'intérieur pour distinguer quoi que ce soit, mais il était certain que l'origine de la puanteur se trouvait bien là. D'autant qu'il dut ôter sa main pour avaler un peu d'air et qu'un violent haut-le-coeur faillit vider son estomac.
Que s'était-il donc passé ici ?
Il trouva la chaînette du plafonnier, et une lumière blafarde éclaira un amas d'objets hétéroclites, quelques outils et deux pneus dégonflés. Il se pencha pour fouiller parmi le désordre et découvrit un sac-poubelle derrière la porte. Se préparant au pire, il l'ouvrit suffisamment pour voir ce qui se trouvait à l'intérieur.
C'était un chat mort.
Chapitre 22
— Madeline est avec vous ? demanda Clay.
Hunter tenait son téléphone portable de la main droite et le sac-poubelle de la main gauche. Il avait noué l'ouverture pour retenir l'odeur, mais ça ne changeait pas grand-chose. Le cadavre du chat avait commencé à se putréfier et Hunter avait le coeur au bord des lèvres.
— Non, je ne l'ai pas vue depuis ce matin.
Depuis qu'il l'avait quittée nue et endormie dans le lit qu'ils avaient partagé. Mais c'était le genre de précision qu'on évitait de fournir aux grands frères protecteurs. Hunter se sentait déjà assez coupable comme ça. Même si Madeline était venue d'elle-même le rejoindre dans sa chambre, il savait qu'elle n'était pas le genre de femme à se donner à la légère.
— Pourquoi ? ajouta-t-il. Vous cherchez à la joindre ?
— Elle est au courant, dit simplement Clay.
Hunter souleva le couvercle du container de Bubba. Il était vide. Il hésita pourtant à y jeter le chat mort. Si personne n'était là pour le sortir le jour du ramassage, l'odeur ne ferait qu'empirer. Il ne voulait pas que la famille du défunt soit obligée de s'occuper du problème quand ils viendraient ranger la caravane.
— Au courant de quoi ? demanda-t-il en se dirigeant vers la poubelle de Ray.
— De tout.
Clay avait dit ça d'un ton suffisamment grave pour que Hunter s'immobilise malgré son envie de se débarrasser des restes de l'animal.
— Vous voulez dire qu'elle sait qui a tué son père ?
Un long silence lui répondit.
— Oui, répondit finalement Clay.
Hunter déglutit. Songer que le voile venait de se lever sur vingt années de mystère avait quelque chose de vertigineux.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Elle s'en est prise à ma mère au téléphone avant de lui raccrocher au nez. Nous sommes chez elle, maintenant, mais Maddy est partie.
Hunter posa le sac à terre et se tourna pour se mettre à l'abri du vent.
— J'imagine que vous avez essayé son portable?
— Bien sûr. Elle ne répond pas.
— Je vais aller vérifier si elle n'est pas au journal, proposa Hunter.
— Inutile. Grace en revient. C'était fermé à clé.
— Où a-t-elle pu aller ?
— Chez Kirk, peut-être.
En proie à une brusque poussée de jalousie, Hunter faillit s'exclamer «Jamais elle n'irait chez lui !» Mais il se ressaisit in extremis.
— Quelqu'un a vérifié ?
— Kirk est parti en vacances.
Alors, pourquoi avoir évoqué cette possibilité ? se demanda Hunter. Clay se doutait-il de ce qui se passait entre eux ? Avait-il cherché à le faire réagir ?
— Et l'ancienne carrière ? Vous y avez pensé ?
— Que voulez-vous qu'elle fasse là-bas ? demanda Clay.
— Si elle est aussi bouleversée que vous le dites, qui sait comment elle peut réagir ? C'est bien là que la voiture de son père a été découverte, n'est-ce pas ?
Clay lâcha un long soupir.
— Je vais demander au mari de Grace d'aller y faire un tour. Ça me paraît très improbable, mais mieux vaut tout vérifier.
Encore plus pressé qu'avant d'en finir avec sa pénible corvée, Hunter ramassa le sac-poubelle et se hâta vers le mobile-home de Ray Harper. Mon Dieu, dans quel état devait se trouver Madeline... Il avait dû lui falloir énormément de courage pour admettre ce qu'elle avait nié pendant vingt ans. Et il lui en faudrait encore beaucoup pour affronter les jours à venir.
— Je vais parcourir les rues de la ville et poser des questions à droite et à gauche pour essayer de la trouver.
— Ça me paraît une bonne idée.
— Appelez-moi si vous avez du nouveau, d'accord ?
— D'accord. Et je compte sur vous pour faire la même chose.
Clay raccrocha tandis que Hunter ouvrait la poubelle de Ray Harper. Il avait plus que hâte de dire adieu au pauvre chat, mais le container était plein à ras bord. Il commença à tasser les ordures pour faire de la place quand quelque chose attira son attention.
La poubelle était remplie de feuilles dactylographiées qui ressemblaient à s'y méprendre à celles que Madeline lui avait données à lire. Interligne simple. Encre délavée. Lettres décalées vers le haut deux ou trois fois par ligne. Comme si elles avaient été tapées sur la même machine à écrire.
Posant une fois de plus le chat mort par terre, Hunter s'empara de quelques feuilles et les parcourut du regard.
Il s'agissait des sermons du révérend Barker...
*
**
La ferme semblait déserte. Ni la voiture d'Allie ni le pick-up de Clay n'étaient là. Sans doute avaient-ils tous décidé de partir à sa recherche après avoir mis un discours cohérent an point et s'être entendus pour parler d'une seule voix. Ils étaient doués pour ce genre d'exercice, n'est-ce pas ? Ça faisait vingt ans qu'ils s'entraînaient.
Elle essuya d'une main les larmes qui coulaient le long de ses joues tandis que de l'autre, elle tournait le volant pour engager le pick-up dans la longue allée.
Ce qu'elle avait pu être bête ! Bête et aveugle. Tout le monde à Stillwater avait vu depuis longtemps ce qu'elle refusait de voir. Combien de fois lui avait-on dit que les Montgomery avaient fait disparaître son père ? Mais il n'y avait pire sourd que celui qui ne voulait pas entendre. Elle avait remué ciel et terre, cherché dans toutes les directions, accusé Jed Fowler et Mike Metzger, alors que les coupables se trouvaient parmi ceux qu'elle avait considérés jusqu'à aujourd'hui comme sa propre famille. Et dire que sa tante, son oncle et ses cousins la regardaient nier l'évidence depuis vingt ans... Comme elle comprenait leur colère, à présent ! Comme ils avaient dû se sentir frustrés de ne jamais pouvoir étancher leur soif de justice !
Comment s'était passé le petit conseil de guerre des Montgomery ? se demanda-t-elle avec un rire amer. Parce qu'il ne faisait aucun doute qu'ils venaient de se concerter pour faire face à l'urgence de la situation. S'étaient-ils réunis chez Grace afin de mettre au point une stratégie pour l'empêcher de les dénoncer à la police ?
Une colère noire, assortie de la douleur que seules infligent les plus grandes trahisons, la transperça comme une lame. La boule qui s'était formée dans sa gorge était si grosse que Madeline avait du mal à avaler sa salive.
Avaient-ils fait semblant de l'aimer ? Toute cette tendresse n'avait-elle été qu'un leurre ? Un mensonge de plus destiné à la détourner de la terrible vérité ?
Mon Dieu, quelle idiote... Non seulement elle avait gobé toutes leurs explications fumeuses, mais elle s'était dressée contre la ville entière pour les défendre. La ville où son père était, aujourd'hui encore, aimé et respecté. Il les avait accueillis chez lui. Il les avait nourris. Il les avait arrachés à une vie de misère.
Et eux l'avaient tué...
Une telle ingratitude dépassait l'entendement. Pourtant, le doute n'était plus permis. Hunter avait raison. Il avait tout de suite perçu la nature protectrice de Clay. Pendant toutes ces années, son frère avait couvert Irène pour éviter qu'elle ne soit traduite en justice. Il serait allé en prison à sa place plutôt que de la dénoncer.
Par contre, elle ne pouvait croire qu'Irène ait agi pour empêcher son père de nuire. Jamais il n'aurait eu un geste déplacé envers Grace. Alors, de là à imaginer qu'il ait pu la... Non, non, se répéta-t-elle en secouant la tête, c'était impossible. Tout simplement impossible. Clay avait dû planquer cette sacoche dans le coffre de la Cadillac. Grace lui avait sans doute donné une de ses culottes pour rendre la mise en scène plus crédible encore, au cas où la voiture serait un jour retrouvée.
Son père, faire du mal à un enfant ? C'était absurde. Grotesque ! Impensable. S'il avait été un de ces malades avide de jeunes proies, elle s'en serait aperçue, d'une manière ou d'une autre. Elle aurait forcément senti que quelque chose clochait avec lui. Le godemiché, la corde et la petite culotte avaient été placés dans la Cadillac pour détourner l'attention de la vérité et justifier un acte inexcusable.
Pardon, pardon, papa, d'avoir douté de toi...
Elle alla se garer derrière la maison afin que le pick-up prêté par Clay ne puisse être vu de la route, et se décida à en sortir. Madeline ne savait trop ce qu'elle faisait là. Sans doute était-elle, encore et toujours, à la recherche de son père. Elle était née dans cette ferme et y avait passé les dix-huit premières années de sa vie. C'était ici qu'elle l'avait vu pour la dernière fois, et elle avait le sentiment qu'il s'y trouvait encore. Qu'il n'avait jamais quitté la maison.
Qu'avait-il pu se passer ce soir-là, tandis qu'elle était en train de s'amuser chez son amie Hanna Smith ? Et que s'était-il tramé sous la surface tranquille des jours d'été qui avaient précédé le crime ? Comment Irène avait-elle pu en arriver au meurtre ?
À moins qu'elle n'ait prémédité son crime ? Y songeait-elle déjà le jour où elle avait prononcé ses voeux de mariage ?
Comment le savoir ? Brusquement orpheline de père et de mère, Madeline avait eu un tel besoin d'affection qu'elle s'était jetée à corps perdu dans les bras ouverts de cette nouvelle famille. Jamais elle ne s'était demandé si leur gentillesse était motivée par des arrière-pensées. Pourquoi aurait-elle douté de leur sincérité ? Elle avait admiré Clay, s'était liée d'amitié avec Grace et avait aidé à élever Molly.
Quant à la belle Irène, elle l'avait séduite et fascinée. Elle était tellement plus joyeuse que sa propre mère...
Le gravier crissa sous ses bottines tandis qu'elle traversait l'allée en direction de la grange. La grande porte coulissante était cadenassée, comme toujours. Clay était tellement prudent...
Cette pensée lui arracha une grimace amère. Elle marcha jusqu'à la fenêtre de l'ancien bureau de son père et, le nez contre le carreau, regarda longuement les murs nus et le sol en béton.
Elle se sentait aussi vide que cette pièce.
— Comment s'y est-elle pris pour tuer papa ? murmura-t-elle, comme si Clay se trouvait devant elle. Et où as-tu caché son cadavre, grand frère ?
Elle se rappela soudain le soir où Grace était venue ici munie d'une pelle. Prise la main dans le sac, elle avait prétendu vouloir prouver que les accusations contre Clay étaient dénuées de fondement. Mais Madeline comprenait à présent qu'il s'agissait d'un mensonge. Un de plus. En réalité, Grace savait pertinemment que le corps se trouvait là. Comme l'avait dit Joe, elle avait certainement eu l'intention de déplacer les restes dans un endroit plus sûr. Pourquoi son cousin n'aurait-il pas vu juste ? songea Madeline. Il avait été bien plus lucide qu'elle depuis le début.
Mais comment se faisait-il que la police n'ait rien trouvé lors des fouilles qui s'en étaient suivies ? Le jardin avait été entièrement retourné, sans autre résultat que la découverte de quelques os de chien.
— Qu'as-tu fait de lui ? murmura-t-elle dans le silence.
Son père reposait forcément quelque part dans l'enceinte de la ferme. Mais où ? Clay l'avait-il enterré près du ruisseau ? Sous les cyprès ?À l' intérieur même de la grange ?
Elle se tourna pour regarder la maison. Et s'il se trouvait dans la cave ? Elle se rua brusquement vers l'abri de jardin situé à côté du poulailler, s'empara d'une pelle et partit d'un pas décidé vers l'arrière de la maison. Arrivée devant la porte, elle ne prit même pas la peine de vérifier si celle-ci était verrouillée. Clay ne laissait jamais rien ouvert. Et à présent, elle connaissait la raison de cette perpétuelle vigilance. Elle brisa un carreau d'un coup de pelle et prit soin de retirer tous les bouts de verre pour ne pas se couper. Mais au moment où elle s'apprêtait à se glisser à l'intérieur, elle entendit les marches de la véranda craquer derrière elle.
Clay venait-il de rentrer ? Elle fit volte-face, prête à lui dire ses quatre vérités. Mais avant qu'elle ne puisse comprendre ce qui lui arrivait, la partie métallique de la pelle dont elle venait de se servir l'atteignit en plein visage. Tandis qu'elle s'écroulait au sol, le crâne empli d'un affreux bourdonnement, elle aperçut le visage réjoui de Ray Harper.
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Hunter entreprit de forcer la porte du mobile-home à l'aide d'un pied-de-biche déniché dans la remise de Bubba. Il agissait en plein jour, au risque de s'exposer aux remontrances de la voisine qui venait de ressortir de chez elle, sans doute inquiète de voir qu'il s'attardait. Mais il s'en fichait. L'urgence de la situation ne s'accommodait pas des précautions habituelles.
— Hé ! Qu'est-ce qui vous prend ? cria la femme sans âge lorsque la porte céda avec un grincement sinistre. Vous n'avez pas le droit de faire ça !
— Trop tard, dit-il en laissant tomber le pied-de-biche à terre.
Elle se précipita vers lui, mais resta prudemment en bas du marchepied tandis qu'il entrait.
— Je vous préviens je vais appeler la police !
— Faites donc, chère madame. Et pendant que vous y serez, dites-leur d'arrêter Ray Harper le plus vite possible.
Ces mots semblèrent la calmer un peu.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d'une voix nettement moins véhémente. Qu'est-ce qu'il a fait ?
— Dites-leur simplement que Harper est l'homme qu'ils recherchent.
Elle fit une bulle avec son chewing-gum, les yeux écarquillés.
— C'est lui qui a tué le révérend Barker ?
— Non, répondit Hunter d'un ton impatient. C'est lui qui s'est introduit par effraction chez la fille du pasteur.
— Ah oui, j'en ai entendu parler.
— Parfait. Maintenant, dépêchez-vous d'appeler les flics, dit-il en indiquant d'un signe de tête le téléphone de Ray.
Elle se décida à entrer et composa le numéro de la police, tandis qu'il fouillait la cuisine et le salon. Il se dirigea ensuite vers l'étroit couloir. Dans la salle de bains, il trouva une tache de sang sur le lavabo et des pansements souillés au fond d'une poubelle en plastique. La chambre de Ray, protégée des regards extérieurs par un plastique noir scotché sur la fenêtre, réservait également son lot de surprises. Hunter découvrit du Viagra sur la table de nuit et toute une collection d'accessoires érotiques enfouis sous le lit. Sur la commode se trouvait la photo d'une petite fille. En s'approchant, il reconnut Madeline.
Comme les sermons jetés dans la poubelle extérieure, le vieux cliché devait provenir du carton dérobé au cottage.
Le sourire édenté de la petite Maddy éveilla en lui des sentiments qu'il aurait préféré refouler : une bouffée de tendresse et une bonne dose d'inquiétude.
— Le shérif veut vous parler, dit la voisine en passant la tête par la porte entrouverte.
— Dites-lui que je le rappelle de mon portable.
Il avait trop à faire pour le moment. Il venait d'allumer l'ordinateur de Ray pour jeter un oeil sur les dossiers et les mails. Il cliqua directement sur «Mes documents récents». La première image qui apparut arracha un cri d'horreur à la voisine que la curiosité avait poussée à s'attarder. Hunter lui-même eut un mouvement de recul.
Harper avait scanné la tête de Madeline à partir de la photo qui se trouvait sur la commode, avant de placer le visage innocent de la fillette sur le corps d'une femme qui se faisait violer par trois hommes. Sous cet odieux tableau on pouvait lire : «Oblige-la à te supplier.»
*
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Ray laissa tomber la pelle et tira Madeline par les bras jusqu'aux marches de la terrasse. Il fallait déguerpir avant le retour du maître de maison. Certes, si Clay avait vraiment tué Barker, comme tout le monde le pensait, ils avaient tous deux intérêt à se débarrasser de Madeline. Mais Clay était un type indéchiffrable et potentiellement dangereux. Mieux valait éviter de croiser son chemin.
— Personne ne retrouvera jamais ta trace, ma chérie, dit-il à Madeline.
Il poussa un grognement en la hissant sur son épaule.
— D'ailleurs, ça m'étonnerait qu'ils te cherchent longtemps. Ton grand frère est peut-être du genre protecteur, mais il faut regarder la vérité en face, ma petite fille, tu n'es pas sa vraie soeur. Et puis, entre nous, ta disparition va lui rendre la vie plus facile.
Ray déposa sa prisonnière à l'arrière du pick-up, puis il lui lia les chevilles et les poignets à l'aide d'une corde qu'il avait apportée avec lui. Il la bâillonna ensuite avec un bandana et l'attacha solidement au plateau afin qu'elle ne puisse pas se relever si elle reprenait connaissance. Pour terminer, il dissimula le corps inanimé de Madeline sous une vieille couverture.
Ça ira pour le moment.
Jetant des regards anxieux autour de lui, Ray se glissa derrière le volant et quitta la ferme aussi tranquillement que possible, comme s'il s'en retournait chez lui après une simple visite de courtoisie. Mais quelques kilomètres plus loin, alors qu'il n'avait plus pour témoins que des collines de part et d'autre de la route, il s'arrêta et prit le temps de couvrir Madeline d'une bâche. Ils avaient encore un long chemin à parcourir et il faisait froid. Et ça ne risquait pas de se réchauffer dans les montagnes du Tennessee, bien au contraire. Pas question d'abîmer la marchandise, songea-t-il en ricanant. C'était d'un petit corps chaud dont il avait besoin pour ses jeux érotiques. Il ne voulait pas qu'elle se transforme en glaçon avant d'atteindre le chalet qu'il venait de louer.
Il sortit de sa poche les billets de banque volés à Bubba et les compta une fois de plus. C'était largement assez pour tenir une semaine.
Ray avait tellement hâte de commencer à s'amuser avec sa proie ! Ça promettait d'être encore plus excitant que les séances avec Baker, Katie et Rose Lee. Le Viagra n'existait pas encore, à l'époque.
Peut-être inviterait-il un des gars avec qui il échangeait des images interdites sur Internet. Il ignorait si l'un d'eux habitait dans les parages. Pour des raisons de sécurité, aucun membre de ces sites illégaux ne divulguait d'information personnelle. Mais, même s'ils vivaient loin, Madeline valait le détour, au sens propre comme au figuré. Bien sûr, certains ne s'intéressaient qu'aux enfants, mais d'autres ne dédaignaient pas une femme, de temps à autre, surtout si elle se montrait très obéissante... Et s'il la louait à quelqu'un pendant une semaine ou deux, comme les types qui se faisaient de l'argent avec ces chalets ? Elle pourrait devenir un investissement !
Ray se mit à rire tout seul. Il se sentait plein d'imagination et d'excellente humeur. Il adressa même un petit signe de la main à une femme dont il avait réparé la clôture, l'été précédent... Il pourrait aussi prendre des photos et les vendre sur Internet. Il y avait des types qui se faisaient plein de fric comme ça. Bien sûr, ça aurait rapporté plus si Madeline avait été une gamine, mais il pourrait l'enchaîner et prendre des clichés bien salés de viol et de torture. Et même des films, pourquoi pas ? Il y avait des amateurs prêts à casser leur tirelire pour ce genre de truc. Et après plusieurs années à s'exciter devant des filles contraintes aux pires abominations, on faisait au premier coup d'oeil la différence entre le vrai et la mise en scène. Ray était bien placé pour le savoir. Et quand il en aurait marre d'elle - il fit rouler ses doigts sur le volant, en proie à une excitation nerveuse - peut-être pourrait-il la tuer à petit feu devant la caméra. Un «snuff movie», comme disaient les gars sur internet. Le meurtre filmé d'une jolie femme, ça devrait rapporter gros, non ?
Pourvu que je ne l'aie pas frappée trop fort avec la pelle...
Inquiet que ses projets ne tombent à l'eau, Ray se retourna. Sous la bâche bleue, le corps ficelé restait parfaitement immobile.
— Allez, ma petite Madeline, fais un effort, réveille-toi... Tu ne vas pas tout gâcher, quand même... Je sais que tu as la tête dure, petite garce.
Un quart d'heure plus tard, il était sur le point de s'arrêter pour vérifier si elle vivait encore quand il perçut un léger mouvement sous la bâche.
Elle avait du mal à respirer à cause du bâillon. Fermant les yeux, elle essaya de calmer les battements frénétiques de son coeur, de contenir la panique qu'elle sentait monter en elle, chaque seconde un peu plus. Où était-elle ? Que s'était-il passé ?
Elle se trouvait chez elle quand... Non, non... Elle était à la ferme, elle s'en souvenait, maintenant. Elle avait brisé un carreau pour s'introduire chez Clay, et puis...
L'image de Ray, tout sourire alors qu'elle s'effondrait au sol, lui revint à la mémoire. Il l'avait frappée ! Un violent coup de poing. À moins qu'il n'ait utilisé un objet... La pelle, peut-être ? Mais pourquoi avait-il fait ça ? Elle connaissait Ray depuis qu'elle était toute petite !
Plus Madeline retrouvait ses esprits, plus son corps la faisait souffrir. Elle était dans le coffre d'une voiture. Non, plutôt sur le plateau d'un pick-up, sous une couverture qui sentait le moisi. Elle avait l'impression que son crâne allait exploser, et sa mâchoire lui faisait tellement mal qu'elle se demanda si elle n'était pas cassée. Ses chevilles et ses poignets la brûlaient affreusement et quelque chose lui rentrait profondément dans la hanche, sans doute un des noeuds de la corde qui l'entravait. Elle essaya de changer de position pour soulager la douleur, mais elle ne fit que la transférer sur l'épaule qui supportait presque tout son poids.
Le néant de l'inconscience la gagnait avant de se retirer lentement, encore et encore, comme une vague sur la grève. Son corps la suppliait de ne plus résister, de se laisser entraîner au large et de sombrer.
Mais quelque chose en elle refusait de rendre les armes.
Réveille-toi... Bouge... Bats-toi, Madeline... Sauve ta peau !
Le pick-up effectua un virage serré, lui écrasant l'épaule encore un peu plus. Elle poussa un long gémissement. Pourquoi avait-elle résisté alors qu'elle était sur le point de s'évanouir de nouveau ? Elle aurait donné n'importe quoi pour que ça cesse. Mais tandis que la douleur se calmait un peu, l'odeur du dehors lui parvint. La peur, jusqu'alors supplantée par la souffrance physique, prit soudain le dessus. Cette senteur de pins, reconnaissable entre toutes, signifiait qu'elle n'était plus à Stillwater. Non seulement elle était blessée, ligotée et bâillonnée, mais Ray Harper l'emmenait en pleine forêt, là où personne ne la retrouverait jamais.
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Lorsque Hunter entra au pas de course dans le poste de police, une femme corpulente assise derrière un petit bureau tenta de l'intercepter. Mais il ne lui adressa même pas un regard.
— Pourquoi êtes-vous ici au lieu de chercher Madeline ? s'écria-t-il, hors de lui, lorsqu'il aperçut le shérif en train de se verser une tasse de café.
— C'est moi qui donne les ordres dans cette ville, répliqua Pontiff, visiblement furieux de cette intrusion.
— On s'en fout de savoir qui donne les ordres ! lança Hunter. Le principal est de la retrouver le plus vite possible. Bon sang, vous avez vu comme moi les photos qui se trouvent sur l'ordinateur de Ray Harper !
— Qu'est-ce que vous croyez ? dit le shérif en portant la tasse de café à ses lèvres. Qu'on se tourne les pouces ?
Malgré son air assuré, le ton de sa voix trahissait son inquiétude tout autant que le léger tremblement de sa main.
— J'ai eu la soeur et la mère de Harper au téléphone, poursuivit Pontiff. Elles n'ont aucune nouvelle de lui. Mes hommes ont passé le campement où se trouve son mobile-home au peigne fin, et j'ai personnellement interrogé tous ses voisins. Personne ne sait où il est. J'ai envoyé deux gars ratisser les rues de la ville avec la voiture de patrouille. Au moment où je vous parle, ils fouillent les fermes abandonnées situées en périphérie de la ville. Que puis-je faire de plus ?
— Mobiliser les habitants de Stillwater et organiser une battue.
Pontiff hésita un moment, comme si la raison et l'orgueil s'affrontaient en lui. Hunter savait à quel point sa présence agaçait le shérif, à quel point il détestait qu'un type - étranger à la ville, de surcroît - vienne lui donner des conseils. Mais la raison l'emporta et il finit par hocher la tête.
— Je vais appeler le révérend Portenski et voir ce qu'on peut faire.
— Merci, dit Hunter.
Et ça venait du fond du coeur. Il allait repartir pour chercher de son côté quand son portable se mit à sonner. Un coup d'oeil sur l'écran lui indiqua qu'il s'agissait de Clay.
— Vous l'avez retrouvée ? demanda-t-il aussitôt.
— Non, malheureusement. Par contre, j'ai trouvé le pick-up que je lui avais prêté. Il est ici, à la ferme. On ne l'a pas vu tout à l'heure parce qu'il était garé derrière la maison, à l'abri des regards. Autre chose, quelqu'un a cassé une vitre, chez moi.
La main de Hunter se crispa sur le petit téléphone.
— Et vous êtes sûr que Maddy n'est pas quelque part dans la ferme ?
— Sûr et certain. J'ai inspecté la propriété de fond en comble. La vieille dame qui vit de l'autre côté de la rue m'a dit qu'elle avait vu le vieux Dodge de Ray quitter la ferme, il y a environ une heure. Mais le siège passager était vide.
— Vers où est-il parti ? Elle s'en souvient ?
— Vers l'est, dans la direction opposée à la ville.
— Putain, c'est pas vrai..., maugréa Hunter.
Que faire, à présent ? Si Ray Harper avait quitté Stillwater depuis plus d'une heure, il pouvait se trouver n'importe où dans un rayon de cent kilomètres. Et il y avait toutes les raisons de penser qu'il avait enlevé Madeline.
*
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La moindre irrégularité de la route la faisait souffrir le martyre. Elle avait atrocement mal à la tête, à l'épaule gauche, à la hanche et à la mâchoire.Ses poignets et ses chevilles avaient cessé de la brûler, mais elle ne sentait plus ses pieds ni ses mains. Elle avait absolument besoin de bouger pour faire circuler le sang dans ses membres. Si seulement elle avait pu changer de position, ne serait-ce qu'un petit peu... Jamais elle n'aurait imaginé qu'on puisse avoir autant envie d'une chose aussi simple. Mais pas moyen. La chair de ses poignets était déjà à vif, tant elle avait essayé de se libérer les mains.
Elle dut se résigner. Elle était bel et bien prisonnière, à la merci d'un homme qui n'était manifestement pas celui qu'elle avait cru connaître. Elle tremblait de plus en plus violemment, transie de froid, de peur et de douleur.
— Hunter..., murmura-t-elle pour se donner du courage.
Elle songea à la nuit qu'ils venaient de passer ensemble, à son corps pressé contre le sien, au réconfort de sa force et de sa tendresse. Les paupières closes, elle essaya d'imaginer qu'elle se trouvait encore dans le refuge de ses bras, au chaud et en sécurité.
Mais d'autres images vinrent brouiller celles qu'elle appelait de ses voeux. Le sang sur le carrelage de sa cuisine. L'énorme godemiché couleur chair.
Écarte les cuisses pour moi, Maddy...
C'était donc Ray qui était derrière tout ça ? Mais pourquoi ? Elle ne comprenait pas.
Le pick-up ralentit, et ses suspensions se mirent à gémir tandis qu'il tanguait affreusement. Madeline comprit qu'ils venaient de quitter la route goudronnée pour s'engager sur un chemin pierreux.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, terrifiée à l'idée que personne ne la retrouverait jamais. Ils devaient être maintenant à plusieurs dizaines de kilomètres de Stillwater.
Elle se fit violence pour ne pas s'abandonner au désespoir et à la panique, pour ne pas éclater en sanglots ou se mettre à hurler. Il fallait s'efforcer de garder la tête froide. Tout allait s'arranger. Sans doute était-ce encore un de ses cauchemars... Retranscrire d'horribles faits divers pour la section nationale du Stillwater Independant avait dû lui monter à la tête...
Mais quand le véhicule s'immobilisa et qu'elle entendit une portière s'ouvrir en grinçant puis se fermer avec un claquement sec, elle sut sans l'ombre d'un doute qu'elle était parfaitement éveillée.
— On est arrivés annonça Ray d'un ton jovial, comme s'il débarquait en famille sur son lieu de vacances.
Elle avait envie de lui demander où ils étaient arrivés. Elle avait envie de poser tellement de questions... Mais même s'il lui ôtait le bâillon, sa bouche était si sèche qu'elle ne pourrait même pas prononcer un mot. Le bandana était serré au point qu'elle n'avait pu fermer la bouche ni même avaler normalement sa salive pendant tout le trajet.
— Laisse-moi jeter un coup d'oeil à notre nid d'amour, dit-il. Je reviens tout de suite.
Devant l'absence de réaction de sa prisonnière, Ray souleva brusquement la bâche, puis la couverture, et leurs regards se croisèrent.
— Tu m'as fichu la trouille, dis donc ! s'exclama-t-il avec un petit rire. J'ai cru que tu m'avais lâché.
Elle entendit le bruit de ses bottes marteler lourdement le sol pendant qu'il s'éloignait. Quelques secondes plus tard, elle perçut un bruit de clés tandis qu'un violent frisson la secouait. Elle ignorait où elle se trouvait, mais il faisait un froid de canard. Bien plus froid qu'à Stillwater. Quant aux mots qu'il avait prononcés : notre nid d'amour... Ils la faisaient frissonner plus sûrement encore que la température. L'odeur des pins était plus forte que jamais, accompagnée de ce parfum de terre humide qu'on ne trouvait qu'en altitude.
— Pas de salle de bains, dit-il en revenant. Mais à trente-cinq dollars la nuit, il ne faut pas s'attendre à trouver le confort d'un trois étoiles, hein ?
Il défit les liens qui la retenaient au plateau du pick-up, puis tira d'un coup sec sur la corde pour l'obliger à s'asseoir, au risque de lui briser les bras.
Lorsqu'elle poussa un cri étouffé par le bâillon, il éclata de rire.
— Désolée, ma poupée. Je ne connais plus ma force quand je te vois.
Il la fit rouler jusqu'au hayon avant de tirer une nouvelle fois sur la corde pour la faire glisser sur le sol gelé. Ce n'était pas trop haut, mais le choc fut tout de même rude, d'autant que des aiguilles de pin se plantèrent dans ses joues, à quelques centimètres seulement de son oeil. Elle voulut détourner la tête mais respira de la terre par le nez et commença à s'étouffer sous le regard indifférent de Ray.
Était-il devenu fou ?
Tandis qu'elle émettait des bruits inquiétants et que son visage virait au pourpre, Ray l'abandonna à son sort pour aller chercher quelque chose dans la cabine du pick-up.
Dieu merci, l'air revint irriguer ses poumons tandis que son geôlier posait un sac de sport sur le capot du Dodge.
— J'ai tout ce qu'il nous faut, là-dedans, dit-il en tirant sur la fermeture éclair. Mais...
Du coin de l’oeil, elle vit qu'il fouillait fébrilement à l'intérieur du sac.
— Merde ! s'écria-t-il. Le godemiché ! C'est toi qui l'as... Et je parie que tu as oublié de le prendre, vilaine fille ! À moins qu'il ne soit déjà bien au chaud entre tes cuisses, hein, petite coquine ? dit-il en sortant la langue avec un grand éclat de rire. On vérifiera ça tout à l'heure...
Oui, il était fou, songea Madeline avec horreur. Et inutile d'être très perspicace pour deviner ce qu'il avait en tête.
— Je suis vraiment trop con, dit-il soudain en se frappant le front du plat de la main. Je n'étais même pas là pour voir ta tête quand tu as ouvert le paquet, et maintenant, nous voilà privés d'un de mes accessoires favoris.
Elle voulut le supplier, mais seul un grognement inintelligible sortit de sa bouche bâillonnée.
— Un peu de patience, Maddy, dit Ray en revenant vers elle. Je vais bientôt m'occuper de toi.
Il tira sur la corde pour la faire rasseoir, puis la hissa sur son épaule en ahanant. Quelques secondes plus tard, elle entrait la tête la première dans un petit chalet aménagé avec des meubles laids et bon marché. Elle balaya la pièce du regard à la recherche d'un téléphone. En vain.
— C'est plutôt sommaire, dit-il en la laissant tomber sur le canapé, mais ça fera l'affaire. On n'aura pas le temps de s'ennuyer, tu verras. J'ai même apporté de quoi lire pour les jours de pluie, dit-il en sortant des magazines du sac de sport qu'il avait également transporté à l'intérieur. Regarde...
Il ouvrit l'un d'entre eux et le plaça devant le visage de sa prisonnière. Tandis que Ray se mettait à lire à haute voix les légendes qui accompagnaient cet insoutenable étalage de violence et de pornographie, Madeline, aussi révoltée par ce qu'elle voyait que par ce qu'elle entendait, fermait les yeux en se répétant intérieurement :
«Tout ça n'est pas réel, tout ça n'est pas réel...»
— On y reviendra plus tard, dit-il en jetant brusquement le magazine sur une table basse. Je ne veux pas me précipiter. Le plaisir est aussi dans l'attente.
On y reviendra plus tard ? Cherchait-il juste à l'effrayer ou avait-il vraiment l'intention de la violer ? Il y avait une telle concupiscence dans sa voix, dans son regard... Elle avait beau se dire que c'était impossible, que cet homme avait été l'ami de son père, qu'aujourd'hui encore il se rendait à la messe tous les dimanches, sa peur ne cessait de grandir.
— Ray...
Il lui jeta un regard interrogateur.
— Je t'en prie... Enlève-moi le bâillon.
— Articule, ma chérie, je ne comprends rien à ce que tu racontes ! dit-il en s'esclaffant. Tu voudrais qu'on commence tout de suite, c'est ça ? Tu en as envie ?
Lorsqu'il s'approcha d'elle, Madeline ferma les yeux. Persuadée qu'il allait lui faire subir ce qu'elle venait de voir dans le magazine, elle ne put retenir des larmes de désespoir. Mais il se contenta de lui caresser les cheveux.
— Tu veux que je libère ta bouche, Maddy ? Tu aimerais t'en servir, pas vrai ? Alors, je vais te faire cette fleur. Mais souviens-toi, dit-il en adoptant d'un seul coup un ton très sévère. Si tu dis quoi que ce soit qui me déplaît, je te remets le bâillon illico. Et tu encourras d'autres punitions. Surtout si tu oublies de m'appeler «Maître». Désormais, quand tu t'adresseras à moi, tu devras baisser les yeux et dire «Oui, Maître, non, Maître.» C'est clair ?
Ce type était bon à enfermer. Comment avait-elle fait pour ne jamais s'en rendre compte ? Maintenant, la lueur salace de son regard sombre et la vile expression de son visage le trahissaient autant que ses propos insensés.
Il saisit Madeline par les cheveux et plaqua son visage contre son entrejambe pendant qu'il dénouait le bandana.
Elle ne put retenir un frisson de dégoût en sentant son érection contre sa joue.
— Ne sois pas impatiente, ma chérie ! dit-il. Tu vas bientôt y avoir droit.
Elle venait de vivre l'un des moments les plus pénibles de sa vie, mais au moins pouvait-elle respirer normalement. Concentre-toi sur ce qui est positif, songea-t-elle tandis qu'elle grimaçait pour détendre ses lèvres enflées.
— Alors, qu'est-ce que tu en dis ?
Madeline ne comprit pas à quoi il faisait allusion. Après quelques secondes de silence, il l'empoigna brutalement par les cheveux et la força à approcher son visage si près du sien qu'elle put sentir son haleine fétide.
— Je t'ai posé une question.
— Pourquoi fais-tu ça, Ray ? dit-elle d'une voix éraillée qu'elle ne reconnut pas.
Elle ne vit pas le coup partir. Le poing alla s'écraser juste sous son oeil, et sa tête partit violemment en arrière, tandis que la douleur irradiait son corps tout entier. Choquée, elle regarda son bourreau à travers le brouillard qui semblait recouvrir l'intérieur du chalet.
— Pourquoi ? murmura-t-elle entre ses lèvres tremblantes.
À voir le sourire radieux qui éclairait le visage de Ray, il ne faisait aucun doute qu'il avait pris plaisir à la frapper.
— Tu n'as pas bien répondu, dit-il d'une voix douce comme s'il apprenait un jeu à une petite fille. Quand j'ai dit que tu allais bientôt y avoir droit, expliqua-t-il en désignant son bas-ventre d'un mouvement obscène du bassin, il fallait répondre : «Oui. Maître. Merci. Maître.» Tu veux essayer encore une fois ?
Surtout, ne pas se fier au ton doucereux de sa voix, songea-t-elle. Si elle n'obtempérait pas, il la frapperait de nouveau. Madeline n'hésita pas longtemps. Sa dignité lui commandait de refuser, mais le plus important était de préserver son intégrité physique pour avoir une chance de s'enfuir.
— Merci, Maître, murmura-t-elle.
— C'est mieux, ma jolie. Tu vois ? Ce n'était pas si compliqué... Tu es une bonne élève, Maddy. Tu apprends vite. Bientôt, tu me supplieras pour que je t'accorde toutes sortes de faveurs. Si tu es une gentille petite fille, j'enlèverai tes chaînes de temps à autre pour que tu puisses te dégourdir les jambes.
Des chaînes ? Tandis qu'elle essayait tant bien que mal de ravaler des larmes de peur et de colère, il se pencha vers son sac de sport dont il retira un collier de chien.
— Ah, le voilà, dit-il en brandissant la bande de cuir hérissée de pointes chromées. Une bonne esclave sexuelle se doit d'en porter un.
Chapitre 23
— Je ne trouve pas de carnet d'adresses, dit Clay d'une voix impatiente.
Hunter comprenait sa frustration. Lui aussi avait envie de sortir de ce mobile-home et de partir à la recherche de Madeline. Mais ces longues minutes passées à fouiller le logement de Ray Harper n'étaient pas du temps perdu, même si Clay le ressentait ainsi. Bien sûr, plus l'heure avançait et plus Harper prenait de l'avance sur eux. Chaque seconde qui passait augmentait les risques qu'il fasse du mal à sa prisonnière. Mais ils ne pouvaient s'élancer au hasard sur les routes. Ils devaient trouver un indice qui leur permettrait de deviner où il avait emmené Madeline. C'était leur seul espoir.
— Alors, cherchez des bouts de papiers, des pochettes d'allumettes, tous les supports sur lesquels on a une chance de trouver un nom, un numéro de téléphone ou une adresse. Il y a aussi les journaux de petites annonces, les factures et les reçus de carte bleue qui peuvent nous mettre sur la voie.
— Vous pensez qu'il a prémédité son coup ? demanda Clay.
C'était difficile à dire. Mais au vu des affaires qui restaient dans la chambre, le détective avait plutôt le sentiment que Harper était parti en catastrophe.
Clay reprit la parole avant qu'il n'ait le temps de répondre.
— Il y a une facture, par terre dans la cuisine.
— Elle date de quand ?
— Attendez..., dit Clay en se baissant pour la ramasser. Ça vient de la quincaillerie et ça date d'aujourd'hui.
Rien dans la chambre de Harper ne permettait de savoir où il s'était enfui. À moins que... Hunter décida de s'intéresser une nouvelle fois à l'ordinateur. Quelque chose lui avait peut-être échappé lors de sa première visite. Il se pouvait que Ray ait échangé des mails ou visité un site qui les mettraient sur une piste.
— Qu'est-ce qu'il a acheté ? demanda-t-il en cliquant sur le dossier «Éléments envoyés» de la messagerie électronique.
— Des chaînes et un collier de chien.
Hunter resta un moment immobile, la tête dans les mains. Harper s'était sans doute réfugié dans un endroit isolé avec Madeline afin de pouvoir tranquillement...
Il secoua la tête, refusant de se laisser aller à imaginer le pire. Mais il savait que le pire était possible, probable même, et qu'il fallait faire vite, très vite, pour la tirer des griffes de ce porc. Il suffisait de regarder les images répugnantes que Ray conservait sur son disque dur pour comprendre ce qui se passait dans son cerveau malade.
L'apathie dont avait souffert Hunter après son divorce s'était bel et bien envolée au profit d'un monde d'émotions, d'un monde où joies et angoisses se succédaient à une cadence infernale. Un monde dont le personnage central était une belle rousse du nom de Madeline Barker.
Pour elle, il avait envie de penser plus vite, d'être plus perspicace, de faire marcher ses neurones à deux cents pour cent.
Comme il l'avait noté lors de sa première visite, la messagerie de Harper contenait surtout des courriers indésirables. Il y avait également quelques mails d'autres pervers dans son genre qui proposaient d'échanger ou de vendre photos et films aux contenus illégaux. Hunter les laissa de côté. Ce qu'il cherchait, c'était une piste qui puisse lui permettre de retrouver Madeline avant qu'elle ne devienne elle-même l'héroïne de ces ignobles clichés.
Où Ray avait-il pu l'emmener ? Réfléchis, bon Dieu !
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Clay.
— Pas encore.
Pour la première fois, Hunter se sentit gagné par la panique. Un sentiment qu'il n'avait presque jamais éprouvé au cours de sa vie. Il fallait à tout prix dénicher un indice, quelque chose pour ne pas perdre espoir. Jamais il ne se le pardonnerait si Madeline se faisait... Non, ne pense pas à ça ! Mais l'ordinateur restait désespérément muet. L'historique d'Internet Explorer ne contenait qu'une longue liste de sites pornos. Il la consulta pour la troisième fois, surtout parce qu'il ne savait pas quoi faire d'autre.
Et soudain il la vit, l'adresse web d'une agence de location de chalets situés dans les montagnes du Tennessee.
*
**
Qu'est-ce que je fais, maintenant ?
Ray se mit à jouer du tambour avec deux doigts sur la table bancale de la cuisine. Il avait mis le collier de chien autour du cou de Madeline, pour bien lui faire comprendre quelle était désormais sa place. Il avait adoré voir son regard apeuré après qu'il lui eut presque coupé la respiration à force de serrer. Oui, il avait aimé voir sa petite langue rose sortir et ses yeux se fermer tandis qu'elle ne pensait plus qu'à une chose : vivre... Ça lui avait fait comprendre que la frontière entre la vie et la mort était ténue et que Ray était celui qui déciderait du moment où elle la franchirait.
À présent, il était son Dieu et Maître. Il se sentait si fort... Et un peu dépassé par la sensation vertigineuse de la savoir totalement à sa merci. Ouais, il pouvait lui faire ce qui lui passait par la tête en toute impunité. Il éclata de rire. C'était dingue, non ? La belle Maddy serait bientôt aussi soumise que l'avait été Rose Lee. Il lui suffirait de claquer dans les doigts pour qu'elle vienne à quatre pattes satisfaire ses moindres caprices. Bien sûr, il regrettait qu'elle ne soit plus une enfant, mais le fait d'être seul maître à bord compensait ce désagrément... Avec Katie et Rose, c'était Barker qui décidait toujours de tout.
— Dis-moi, mon révérend, ça te fait quoi de voir ta petite Maddy tenue en laisse ?
Ray aurait adoré que son ancien frère de débauche puisse assister à ce qu'il allait faire subir à Madeline.
— Alors comme ça, ta fille est trop pure pour moi, hein ? Eh bien, c'est ce qu'on va voir.
Dans sa folie, Ray était pourtant assez lucide sur Barker pour savoir que cette vieille crapule aurait fini par s'exciter sur le spectacle de sa gamine en train de se faire violer par un autre. Tel qu'il le connaissait, il aurait sans doute même fini par participer lui-même aux réjouissances.
Il imagina les seins de Madeline bientôt exposés à sa vue, ballottant en tous sens tandis qu'elle se tortillerait sur le lit, mendiant un peu d'air, la bouche grande ouverte. La première fois qu'il déciderait de jouir de son esclave promettait d'être un moment magique. Il avait hâte de l'entendre gémir et supplier pendant qu'il se servirait d'elle pour assouvir ses fantasmes les plus inavouables.
Il avait hâte, mais il allait devoir attendre encore un peu. Il commençait à faire nuit et il n'avait ni nourriture ni bougies pour éclairer le chalet dépourvu d'électricité. Lorsqu'il était tombé par hasard sur Madeline, Ray était en route vers le cottage pour préparer l'enlèvement. Son projet était de repérer les lieux pour régler les moindres détails de l'opération avant d'y retourner à la nuit tombée. Il avait même prévu un gaz paralysant au cas où le détective aurait dormi chez elle.
Entre-temps, il devait aller faire les emplettes nécessaires à leur séjour dans le chalet.
Mais alors qu'il arrivait au cottage, Madeline était sortie à toute allure de chez elle au volant d'un vieux pick-up. Elle avait même failli lui rentrer dedans... L'occasion avait fait le larron. Constatant qu'elle était seule à bord, il avait décidé de la suivre.
Lorsqu'elle s'était arrêtée à la ferme et qu'il avait compris que la propriété était déserte, Ray n'avait pas hésité une seconde. L'opportunité était trop belle. Il avait laissé échapper sa proie une fois, et s'était promis que ça ne se reproduirait plus. Mais ça voulait dire qu'il devait abandonner les courses pour se rendre directement au chalet qu'il venait de louer sur internet. Et impossible de s'arrêter en chemin, si Madeline se réveillait, quelqu'un risquait de voir du mouvement sous la bâche ou de l'entendre gémir. Heureusement que le sac de sport se trouvait à bord du pick-up au moment où il était parti en repérage.
Oui, il avait fait le bon choix, se dit-il. Il avait déjà la corde, les chaînes, le collier à clous, les magazines et une boîte toute neuve de Viagra. Et rien ne l'empêchait d'aller faire les courses maintenant, avant que les magasins ne ferment. Bien sûr, il n'était pas ravi à l'idée de laisser sa prisonnière seule, mais son ventre commençait à gargouiller et le plaisir des sens s'accommodait mal d'un estomac vide.
Oui, songea-t-il en tapotant sa bedaine avec une mine gourmande, difficile d'imaginer une séance d'orgies sans un bon repas. Et puis, il voulait acheter une caméra digitale et suffisamment de bûches calorifiques pour se chauffer pendant une semaine. Après ça, il pourrait se consacrer pleinement à Madeline. En s'organisant bien, il parviendrait même à filmer les meilleurs moments pour se faire un peu de fric sur internet.
La chaise de bois émit une plainte lorsqu'il se leva pour aller fouiller dans son sac de sport. Il en sortit les somnifères dont il se servait parfois pour trouver le sommeil. Quelques comprimés et elle ferait sagement dodo jusqu'à son retour. Mais combien fallait-il lui en donner ? Il voulait qu'elle s'écroule pendant deux ou trois heures, pas qu'elle s'évade toute la nuit au pays des songes. Parce qu'il avait déjà plein d'idées pour s'amuser avec elle. Et il tenait à ce qu'elle soit parfaitement consciente de ce qui lui arrivait. Ce serait tellement plus excitant de l'entendre hurler de douleur et supplier en l'appelant «Maître».
*
**
Hunter n'avait pas protesté lorsque Clay s'était installé d'office derrière le volant. Il aimait prendre les choses en main, mais contrairement à lui, le frère de Madeline connaissait la région. Avant de partir, ils avaient appelé le shérif du comté de Sevier qui avait accepté d'envoyer un de ses hommes à Misty Mountain où se trouvaient les chalets. Le shérif les avait toutefois prévenus qu'ils étaient rarement occupés à cette époque de l'année, qu'ils étaient disséminés sur une vaste étendue et qu'il leur faudrait du temps pour les visiter tous.
Du coup, Hunter n'arrivait pas à calmer son angoisse. Il avait peur que le policier arrive trop tard. Peur aussi de ce qu'il risquait de découvrir. Quel genre de type était réellement ce Ray Harper ?
Barker était un pédophile, ça ne faisait plus le moindre doute. On le voyait en action sur les Polaroïds que Clay lui avait donnés. Mais quel avait été le rôle de Harper dans tout ça ? Bien entendu, Hunter avait songé que le père de Rose Lee avait pu tuer le pasteur pour le punir d'avoir abusé de sa fille. Seulement, Barker avait vécu encore sept ans après la mort de Rose Lee. Ce n'était guère compatible avec le coup de sang d'un homme qui venait d'apprendre que sa fille avait été violée par un proche. Surtout, il suffisait de voir les images retrouvées sur l'ordinateur de Harper pour comprendre qu'il était lui-même un pervers sexuel, avec un net penchant pour le sadisme.
Plus Hunter s'efforçait de cerner le personnage de Ray Harper, plus il se posait des questions. Quels crimes avait-il déjà commis ? Jusqu'où pouvait l'entraîner son goût du sexe et de la violence ?
— Arrêtez-vous ici dit Hunter lorsqu'il aperçut une papeterie.
Clay le regarda avec de grands yeux.
— Pardon ?
— J'ai besoin d'acheter quelque chose.
— Écoutez, mon vieux, on a déjà perdu assez de temps comme ça. On est encore à sept heures de Misty Mountain.
— Le flic va arriver sur place d'un instant à l'autre, répondit Hunter. Et je n'en ai que pour une seconde.
Jamais ils ne parviendraient à sauver Madeline, songea Clay, la rage au ventre. Harper avait trop d'avance sur eux. Et s'ils la retrouvaient, Dieu sait dans quel état elle serait... Le destin de sa soeur dépendait désormais de ce policier dépêché par le shérif du comté de Sevier.
— Faites vite ! dit-il en se garant.
Le pick-up n'était pas encore complètement immobilisé que Hunter ouvrait déjà la portière. Clay le regarda courir vers la papeterie avant de donner un coup de poing désespéré sur le volant.
*
**
Son sac de sport à l'épaule, Ray parcourait les rayons de la petite épicerie familiale en affectant un air dégagé. Il balaya discrètement le magasin du regard pour s'assurer qu'il n'y avait pas de caméra, puis essaya d'évaluer ce qu'il pourrait voler et ce qu'il faudrait payer. Grâce à Bubba, il n'avait pas les poches vides, pour une fois, mais il voulait faire durer son petit pécule aussi longtemps que possible.
— Je peux vous aider ?
Il se tourna et vit une femme bien en chair avec des cheveux roux frisés et un nez de cochon. Assise sur un tabouret derrière sa caisse enregistreuse, elle lui souriait gentiment, tandis que son oeil faisait de brefs allers-retours entre son unique client et la petite télévision qui grésillait sur le comptoir.
Il eut envie de s'approcher d'elle et de lui dire ce qu'il était vraiment venu chercher, mais il ne voulait pas attirer l'attention. Et s'il lui révélait qu'il cherchait quelque chose pour palier l'absence de godemiché, la grosse dame risquait de se mettre à couiner et d'alerter le voisinage.
— Non, merci... Heu... Je crois que je vais vous prendre un concombre.
Il avança jusqu'à l'étal de fruits et légumes et sélectionna le plus gros avant de sourire à la commerçante.
— Je crois que celui-là fera l'affaire, dit-il en imaginant déjà les hurlements de Madeline quand il l'introduirait en elle.
— Z'êtes en vacances ? demanda l'épicière pour faire la conversation.
— À la retraite depuis une semaine, dit-il en déposant le concombre dans un panier. Je vais passer quelques jours ici pour respirer l'air pur de la montagne avant de retrouver la pollution de la ville.
Il n'avait pas envie d'en dire trop, mais de toute façon, elle aurait bien vu à ses achats qu'il ne s'agissait pas d'un simple arrêt pipi sur la route d'une destination plus lointaine.
— Z'êtes d'où ?
— De Nashville.
— C'est chouette, là-bas, dit-elle, l'air rêveur.
Visiblement, elle aurait volontiers troqué le bon air des sommets contre les gaz d'échappement. Ray fit comme s'il n'avait pas entendu, et se dirigea vers le rayon des produits frais. En chemin, il aperçut un tube de pâte à biscuit surgelée encore plus épais que le concombre, et décida qu'il en aurait sûrement l'usage.
— On devient vite accro à ce genre de douceur, dit la rousse.
Il sourit. On ne pouvait mieux dire.
— Je vous conseille de le décongeler au four traditionnel, ajouta-t-elle. C'est bien meilleur qu'au micro-ondes.
— J'ai tout ce qu'il faut à la maison, répondit-il, riant sous cape. Je compte d'ailleurs l'enfourner dès ce soir.
Si elle savait..., songea-t-il, de plus en plus impatient de retourner au chalet.
Quelque chose à la télévision sembla soudain retenir l'attention de la caissière.
— N'hésitez pas à faire appel à moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Il hocha la tête, et elle s'absorba dans son feuilleton télévisé.
Un autre client fit son entrée tandis qu'il recommençait à parcourir les allées du petit magasin. Ça devait être un type du coin, parce qu'il se dirigea droit vers la caisse pour aller saluer la grosse rousse. Ils se mirent à parler de la boutique voisine qui venait d'être rachetée pour être transformée en bar. La rousse semblait furieuse de ce changement, et ne se faisait pas prier pour le dire à son interlocuteur. Toute à son agacement, elle en oublia la présence de Ray qui en profita pour glisser quelques produits dans les poches de son blouson.
— Je n'ai pas envie de trouver des tessons de bouteilles sur le parking tous les matins, disait-elle au moment où Ray arrivait à sa hauteur.
— Ça, je te comprends, répondit son ami avec une mimique compréhensive avant de se pousser gentiment pour ne pas bloquer le passage.
La femme pianota sur les touches de sa caisse enregistreuse et lui tendit un ticket. Après avoir réglé ses achats avec l'argent de Bubba, Ray salua poliment et se dirigea vers la sortie. C'est alors qu'il aperçut un petit présentoir garni de boucles d'oreilles plaquées or.
— Combien coûtent celles-ci ? demanda-t-il en brandissant une paire.
— Six dollars quatre-vingt-dix-neuf.
Il se souvenait de sa mère perçant les oreilles de sa soeur avec un glaçon et une aiguille à coudre. Cette méthode devait également fonctionner pour des parties plus intéressantes du corps féminin, non ?
Il posa les bijoux fantaisie sur le comptoir et sortit un billet de dix dollars de son portefeuille.
— J'aurais également besoin d'aiguilles à coudre, s'il vous plaît.
*
**
Madeline entendit les coups frappés sur la porte du chalet à travers un épais brouillard. Elle était allongée dans un cercueil, enterrée vivante aux côtés de son père. Son esprit s'était détaché de son corps et flottait librement au-dessus d'eux. Elle se voyait, blanche comme un linge mais entière, quand son père n'était plus qu'un squelette sur lequel s'accrochaient des morceaux de peau putréfiée et quelques touffes de cheveux. Il était repoussant, plus qu'il ne l'avait jamais été dans ses nombreux cauchemars. Mais elle n'avait plus peur de lui, à présent. Elle s'était résignée, consciente de n'avoir aucun moyen de lui échapper. Elle était incapable de bouger, ne fût-ce que le petit doigt. Son corps reposait sous la terre, aussi immobile que le cadavre de Bubba étendu sur le plancher de sa caravane...
Madeline ne ressentait plus ni crainte ni douleur. Le soulagement dominait toute autre sensation. Ray était parti, plus personne ne la menaçait...
Si seulement ce bruit voulait bien cesser... Était-on en train de clouer son cercueil ?
— Il y a quelqu'un ? fit une voix. Je suis Brian Shulman et je travaille pour la société qui loue ces chalets. Je suis accompagné d'un policier qui aimerait vous parler. Vous m'entendez ?
Ces mots parvinrent déformés à Madeline, comme dans ces émissions télévisées où une personne masquée livrait son témoignage d'une voix brouillée. Sans comprendre pourquoi, elle eut soudain envie de se lever et de courir vers l'homme qui parlait, mais seul son esprit était capable de se déplacer.
Je suis accompagné d'un policier...
C'était une bonne chose, non ? Un sentiment confus lui soufflait de se manifester par des cris, mais elle avait perdu sa voix. De toute manière, elle avait déjà oublié pourquoi elle était censée répondre.
Et puis, il pouvait s'agir d'un piège... C'était peut-être Ray qui voulait voir si elle désobéissait. Il lui avait interdit de bouger sous peine d'être sévèrement punie.
Mieux valait rester sagement là où elle était, cachée dans le noir... Cachée dans le placard.
Le placard ? Oui, ça lui revenait à présent. Elle revit son geôlier l'obligeant à avaler des comprimés avant de la traîner dans le placard de la chambre. Il avait ensuite empilé des couvertures sur elle et avait refermé la porte... Madeline comprit alors qu'elle n'était pas morte mais qu'elle se trouvait en danger. Ray allait revenir pour la violer et la torturer. Il le lui avait promis pendant qu'il l'étranglait avec le collier de chien.
Son cou la faisait toujours souffrir. Il avait desserré le collier d'un cran pour qu'elle ne suffoque pas en son absence, mais le cuir lui cisaillait encore la peau. Voilà pourquoi elle avait été contrainte d'avaler les comprimés qui lui avaient laissé ce goût horrible sur la langue. Elle avait essayé de conserver les comprimés dans un coin de sa bouche, mais ça s'était révélé impossible. Ray l'avait tellement étranglée qu'elle s'était évanouie quelques secondes. Il l'avait réveillée d'une gifle magistrale.
Elle s'efforça de se rappeler ce qui s'était passé juste avant qu'il ne referme la porte sur elle. Lui avait-il dit où il allait ? Quand il reviendrait ? Et elle, que devait-elle faire, maintenant ?
Tout s'embrouillait dans sa tête. Son cerveau était aussi ankylosé que ses membres.
Une autre voix s'éleva, plus ferme que la première.
— Police du comté de Sevier ! Il y a quelqu'un, là-dedans ?
Moi ! aurait-elle voulu crier. Mais ce simple mot refusa de sortir. Elle entendit le bruit d'une porte qui s'ouvrait, des bruits de pas dans le couloir, et imagina le faisceau d'une lampe torche se déplaçant de pièce en pièce.
— Monsieur Harper ? Vous êtes là ? lança le policier avant de pénétrer dans la chambre où elle se trouvait.
Madeline voulut bouger, se frapper la tête contre le mur, donner un coup de pied... n'importe quoi pour signaler sa présence, mais elle était complètement paralysée. Malgré tous ses efforts, pas un muscle de son corps ne voulait répondre aux injonctions de son cerveau.
En essayant de nouveau de parler, elle se rendit compte que Ray lui avait remis le bâillon. Elle ne l'avait pas senti jusque-là, mais à présent, le tissu en coton lui tailladait la commissure des lèvres, interdisant tout mouvement de la mâchoire.
Gémis ! Crie ! Fais quelque chose !
La porte du placard s'entrouvrit. Madeline se mit à prier pour que le policier aperçoive une forme sous le tas de couvertures, ou que Ray ait laissé un de ses ignobles magazines bien en vue... Que quelque chose donne envie à ces hommes de fouiller les lieux de fond en comble. Hélas, la porte du placard se referma presque aussitôt.
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda l'autre voix, plus lointaine.
Le parquet craqua sous les pas du policier qui semblait quitter la pièce.
— Juste un lit vide et un placard rempli de couvertures.
Non ! Revenez ! Madeline se mit à faire de l'hyperventilation et à transpirer abondamment. Jamais elle ne s'était sentie aussi vulnérable. Elle ne pouvait ni bouger ni parler. La crise de panique dont elle était maintenant victime la poussait une nouvelle fois à la limite de la perte de conscience. Plus elle essayait de bouger et de parler, plus elle se sentait partir.
La dernière chose qu'elle perçut fut un homme qui disait :
«Quelqu'un était là récemment, mais je ne vois rien de suspect. Personne n'est retenu prisonnier ici.»
Lorsqu'il répéta des mots similaires dans une radio qui grésillait et débitait des phrases hachées, une larme solitaire roula lentement sur la joue de Madeline.
Puis elle se laissa aspirer par les ténèbres.
*
**
De retour sur le siège passager du pick-up, Hunter défit l'emballage de la loupe qu'il venait d'acheter.
— Qu'est-ce que vous comptez faire avec ça ?
Clay n'avait pas dit grand-chose depuis qu'ils avaient quitté le mobile-home de Ray Harper. Déterminé à réduire de façon significative les sept heures de route qui les séparaient de leur but, il roulait à tombeau ouvert, zigzaguant entre les voitures. Hunter ne lui reprocha pas sa conduite téméraire, conscient qu'il aurait sans doute fait de même s'il avait tenu le volant à sa place. Plus il songeait à Ray, plus il avait peur pour Madeline. Il commençait même à s'interroger sur la mort de Bubba Turk. On pouvait admettre que le voisin de Harper ait été foudroyé par une crise cardiaque. Mais qu'était-il arrivé à son chat ?
À quel point ce type était-il dangereux ? Il n'irait pas jusqu'à tuer Madeline, quand même... C'était Barker, le meurtrier, celui qui avait assassiné Katie et peut-être même Eliza. Le prédicateur aurait eu trop à perdre si elles l'avaient dénoncé.
Mais Rose Lee ? Elle s'était suicidée chez son père. Et, détail troublant, on l'avait retrouvée nue.
— Vous comptez me répondre un jour ? demanda Clay, agacé par le silence du détective.
Hunter sortit les Polaroïds de sa parka.
— Il faut que je regarde ces photos d'un peu plus près.
Clay changea de nouveau de file pour doubler sur la droite.
— Vous cherchez quoi ?
— Rien de précis. Quelque chose qui pourrait m'en dire plus sur les circonstances dans lesquelles elles ont été prises et sur ceux qui ont participé de près ou de loin à ces exactions.
— Je peux vous dire où ça se passait la plupart du temps.
— Où ?
— Dans le bureau de mon beau-père à la ferme, ou alors à l'église, dans la sacristie.
— Vous pensez qu'il lui est arrivé de commettre ses forfaits ailleurs ?
— Je n'en sais rien. Mais sur quelques-uns de ces clichés, le doute est permis. Le problème, c'est que cette ordure avait une prédilection pour les gros plans et qu'on n'arrive pas toujours à distinguer le décor.
Clay avait raison. À en juger par l'angle des prises de vue, on comprenait tout de suite que Barker avait pris lui-même les photos sur lesquelles il apparaissait, en tenant l'appareil à bout de bras. Pour d'autres, il était resté derrière le viseur, cadrant les filles ensemble ou séparément, toujours dans des positions dégradantes. Ces images mettaient Hunter dans une telle colère qu'il ne pouvait en vouloir à Irène ou à Clay s'ils avaient décidé de mettre fin à ces agissements révoltants. Il n'avait même plus envie de presser Clay pour connaître les détails du drame. La vérité le mettrait face à des dilemmes dont il n'avait aucune envie de supporter le poids. Faudrait-il tout dire à Madeline ? Raconter cette sordide histoire à la police ou la garder pour lui ?
— Vous connaissez Ray depuis votre arrivée à Stillwater ? demanda-t-il.
Il essayait de ne pas imaginer comment tout ça risquait de se terminer, avec Madeline blessée, traumatisée à jamais, ou peut-être même morte, et les Montgomery en prison... Clay lui avait montré ces Polaroïds de son propre chef, malgré les risques que cela comportait pour lui. Tout ce qu'il dissimulait depuis vingt ans au prix d'immenses sacrifices risquait d'être dévoilé au grand jour. Mais l'intérêt de Madeline avait primé sur le sien. Sans ces photos, Hunter ne se serait jamais rendu chez Ray Harper. Il n'aurait pas trouvé le chat mort, les sermons de Barker jetés à la poubelle... Il n'aurait pas su où chercher des indices pour la retrouver. Sans ces photos, Madeline aurait sans doute disparu à jamais.
En son âme et conscience. Hunter avait déjà pardonné à Clay pour le rôle qu'il avait pu jouer dans la mort de son beau-père. Mais tout le monde ne verrait pas les choses comme lui... Malgré les circonstances atténuantes, les tribunaux n'hésiteraient sans doute pas à prononcer de lourdes peines de prison.
— Oui, répondit Clay, les mâchoires serrées. Si j'avais su à qui j'avais affaire...
Il laissa sa phrase en suspens, abandonnant à Hunter le soin de la compléter. Aurait-il mieux protégé Madeline s'il avait su que Ray était un dangereux détraqué ? Ou aurait-il mis définitivement ce type hors d'état de nuire ?
Décidément, les gens n'étaient ni tout noirs ni tout blancs, songea Hunter. Voilà qu'il se trouvait en compagnie d'un homme qui avait très probablement participé à un meurtre et qu'il considérait pourtant comme l'un des êtres les plus probes qu'il ait jamais rencontrés.
Mais il n'avait pas le temps de s'attarder sur les mystères de la nature humaine. Malgré la peur que suscitaient les nombreuses interrogations qui se pressaient en lui, il avait besoin de se concentrer sur ce qu'il faisait. La photographie qu'il examinait à l'aide de la loupe laissait entrevoir le bord d'un climatiseur. Sans doute avait-elle été prise dans le bureau que Barker avait aménagé à la ferme. Si les souvenirs de Hunter étaient bons, Madeline avait évoqué un semblable appareil, encastré dans la fenêtre. Ayant récemment visité cette pièce, le détective n'eut aucun mal à visualiser l'endroit où se trouvaient les malheureuses quand leur bourreau avait appuyé sur le déclencheur. Mais aucun autre détail révélateur n'était visible sur le Polaroïd.
— Comment est-il, ce Harper ?
Le pick-up doubla une voiture avant de se faufiler entre un camion et la glissière de sécurité de l'autoroute.
— Plutôt passe-partout, répondit Clay. Jusqu'ici, je le percevais comme un type discret, qui ne se mêlait pas des affaires des autres. Il me faisait un peu de peine parce qu'il avait l'air assez seul et que je pensais toujours à ce qui était arrivé à sa fille.
Clay secoua la tête comme s'il s'en voulait de ne pas avoir compris quel genre de monstre se cachait sous l'apparence quelconque de Harper.
— Jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse être dangereux.
— Je crois que personne ne pouvait s'en douter, dit Hunter en s'intéressant à une autre photo.
En arrière-plan, il distingua l'extrémité d'un bureau de bois sombre.
— Où se trouvait le bureau qu'on aperçoit dans le coin ? demanda-t-il en montrant l'image à Clay.
Un coup d'oeil lui suffit pour répondre.
— Dans la sacristie.
— Bon Dieu ! murmura Hunter, dégoûté. Ce type ne respectait donc rien ?
— Non, répondit simplement Clay.
Hunter posa le verre grossissant de la loupe sur le troisième Polaroïd. On y voyait le même bureau. Mais sur ce cliché, le visage de Katie était enfoui entre les jambes de Rose Lee, et Barker n'apparaissait pas. Il avait dû se contenter du rôle de photographe.
Hunter était sur le point de retirer la loupe quand un détail attira son attention.
— Putain de merde ! maugréa-t-il après vérification.
— Quoi ?
Le détective secoua lentement la tête. Il n'en croyait pas ses yeux.
— Votre beau-père n'était pas seul à infliger des sévices à ces gamines.
Il se tourna vers Clay, mais celui-ci garda les yeux rivés sur la route. Hunter vit néanmoins le muscle de sa mâchoire se contracter.
— Expliquez-vous, dit Clay.
— Je vois un bout de Barker dans un coin de la photo.
— Un bout de Barker ?
— Oui, un bout de sa jambe, je crois.
Clay prit le Polaroïd dans sa main et l'examina un moment, ses yeux faisant l'essuie-glace entre l'image et la route qui défilait à toute allure.
— Comment savez-vous qu'il s'agit d'une jambe ? demanda-t-il finalement. Franchement, ça pourrait être n'importe quoi.
— Regardez bien un tout petit peu plus bas, c'est le même pantalon que celui qu'il porte sur un des autres polaroïds.
— Ça signifie qu'il a le pantalon sur les chevilles, nota amèrement Clay tandis que son visage se fermait davantage.
Hunter pouvait comprendre que le sujet soit pénible pour lui. Ces scènes aussi crues qu'abjectes devaient forcément lui faire songer à ce que sa propre soeur avait subi entre les mains du pasteur, et au meurtre qui en avait probablement résulté. Et dire qu'il n'avait que seize ans à l'époque... C'était à se demander comment il n'était pas devenu fou.
— Qu'est-ce que ça prouve ? demanda Clay après un moment. Ce salopard est présent sur la plupart des photos.
— Oui, mais sur celle-ci, il n'était pas assez proche pour appuyer lui-même sur le déclencheur en tenant l'appareil à bout de bras. Quelqu'un d'autre a dû immortaliser cet ignoble spectacle.
Le regard de Clay, dur et brillant, se posa enfin sur son passager.
— Vous croyez que Ray aurait fait ça à sa propre fille ?
Hunter posa doucement la loupe à côté de lui.
Maddy, c'est ton papa chéri... Écarte les cuisses pour moi, Maddy. C'est de toi dont j'ai toujours eu envie...
L'idée de l'inceste excitait Ray Harper.
— Oui, répondit Hunter en fixant la ligne discontinue entre les voies.
Le pick-up avalait voracement les traits blancs, mais pas assez vite au goût de Hunter. Qu'est-ce que ce dingue de Harper était en train de faire à Maddy ?
Pourvu que le flic du comté de Sevier l'ait retrouvée saine et sauve... Il avait déjà appelé le poste de police, mais une femme à la voix nasale lui avait répondu «Veuillez rappeler plus tard. L'agent qui se trouve sur place est en train de procéder aux vérifications.»
Chapitre 24
Quand Madeline reprit conscience, le chalet était parfaitement silencieux. Elle resta immobile quelques secondes, à l'affût d'un bruit, à la fois soulagée et désespérée d'être seule. «Seule» signifiait que Ray Harper n'était pas encore rentré, mais cela voulait dire aussi que le policier était reparti...
Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Une peur atroce la saisit à l'idée que son bourreau ne tarderait sans doute pas à revenir. Mais peut-être était-il déjà là, fouillant fébrilement dans son sac de sport à la recherche d'accessoires pour la torturer... Il fallait absolument qu'elle sorte de ce placard pour en avoir le coeur net. Si la voie était encore libre, elle devait trouver un moyen de défaire ses liens et de s'enfuir avant le retour du monstre.
Trouver un moyen, mais lequel ? Certes, elle avait recouvré en partie sa lucidité et pouvait à présent bouger un petit peu. Mais elle avait les pieds et les mains entravés. Et même si Ray avait retiré la corde tendue entre ses chevilles et ses poignets - corde qui l'avait maintenue recroquevillée sur le plateau du pick-up -, elle avait toujours les mains attachées dans le dos.
Avec l'énergie du désespoir, Madeline combattit les effets du somnifère et se contorsionna jusqu'à ce qu'elle parvienne à se redresser. Les couvertures pesaient si lourd au-dessus de sa tête qu'elle ne parvenait à se mouvoir qu'au prix d'efforts surhumains. Mais elle n'avait pas le choix. C'était peut-être sa dernière chance de s'en sortir vivante.
Comme un taureau furieux, elle se servit de sa tête pour repousser les couvertures jusqu'à ce qu'elle puisse sentir le froid mordre sa peau. Elle resta immobile quelques secondes, se contentant de remplir ses poumons d'air frais dans l'espoir de chasser les dernières nappes de brouillard qui embrumaient son esprit.
Le collier et le bâillon gênaient sa respiration, et elle devait maîtriser les vagues de panique qui la submergeaient, mais le coup était jouable si elle se dépêchait.
Il faisait si sombre qu'elle ne parvenait pas à voir à dix centimètres devant elle. Même après avoir ouvert la porte du placard d'un coup d'épaule, elle ne put distinguer aucun des meubles de la chambre.
Trouver son chemin jusqu'à la sortie n'allait pas être une mince affaire. Loin de la ville, la nuit était d'un noir qu'on ne soupçonnait pas. Pourtant, elle ne pouvait se permettre de perdre du temps à errer dans les ténèbres. Sa seule chance était de sortir très vite d'ici et de trouver un chalet habité à proximité. Ou peut-être une voiture qui s'arrêterait pour la secourir... Elle n'irait sans doute pas loin dans ce froid, mais elle préférait risquer l'hypothermie plutôt qu'attendre passivement le sort que lui réservait Ray.
Dieu merci, elle se souvenait dans les grandes lignes de la configuration du chalet. Et si elle essayait de se mettre debout ? Non, même si elle y parvenait, jamais elle ne tiendrait dans cette position plus de quelques secondes.
Ray avait serré les liens si fort que ses pieds étaient enflés et ankylosés.
Allez, Madeline,fais quelque chose ! Elle n'était capable ni de se mettre debout ni de ramper sur ses avant-bras. La seule solution était de se servir de sa tête, de ses épaules et de son bassin pour se déplacer comme une sorte d'asticot géant.
Mais alors qu'elle progressait au prix d'efforts immenses, elle se cogna violemment le crâne contre la porte fermée de la chambre.
Elle émit un grognement étouffé par le bandana rouge, et posa sa tête sur le sol en s'efforçant de respirer le plus calmement possible. Sa lente et pénible progression l'avait fait haleter, et le sentiment de claustrophobie était plus fort que jamais. Non seulement le policier n'avait pas été fichu de la voir alors qu'elle se trouvait à quelques centimètres de lui, mais il avait fallu que cet imbécile referme la porte.
Ne pleure pas. Ne t'énerve pas. Si elle voulait s'échapper de cet enfer, elle devait économiser son énergie et son oxygène.
La porte était fermée. Vraiment fermée. Et elle se demandait comment faire pour l'ouvrir.
La seule façon d'y parvenir était d'abandonner la reptation pour un temps et de redevenir le bipède qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être. Elle devait réussir à rester debout assez longtemps, adossée à la porte, pour utiliser les trucs gonflés qui étaient attachés dans son dos. Ces trucs qu'elle appelait autrefois des mains...
Inspirant autant d'air que possible malgré son cou étranglé et sa bouche bâillonnée, elle se hissa le long du mur. Ses pieds lui firent si mal qu'elle fut prise de vertige.
Par deux fois, elle retomba lourdement sur le sol. Mais sa détermination finit par triompher.
Je l'ai fait ! murmura-t-elle, une fois debout.
Seul un grognement guttural passa le seuil de ses lèvres écartelées, mais elle s'en moquait. Avoir franchi cet obstacle lui apportait une intense satisfaction. Elle avait gravi la première des marches qui la mèneraient vers la liberté. Il fallait se réjouir des petites victoires, ne pas considérer la tâche dans son ensemble, sous peine de se décourager.
Et après, l'étape numéro deux. Elle ferma les yeux pour se souvenir de ce qu'elle était censée accomplir. L'espace d'un instant, elle avait perdu contact avec la réalité, flottant dans l'air avant de virevolter comme une poussière au vent.
Réfléchis. Concentre-toi. La porte. Il fallait l'ouvrir. Oui, c'était ça. Ouvre cette porte, Madeline ! Mais il ne suffisait pas de se le rappeler. Encore fallait-il y parvenir, et c'était loin d'être évident. Son idée était de se laisser glisser le long de la porte jusqu'à ce que ses mains rencontrent la poignée. Oui, mais... Et si elle retombait sur le sol, perdant d'un seul coup le bénéfice de ses efforts ?
Tu ne vas pas tomber. Pas si tu fais très attention. Laisse-toi glisser doucement... Doucement ! Là... C'est bien... Centimètre par centimètre. Comme ça.
Elle se déplaça légèrement jusqu'à ce qu'elle sente le montant de la porte contre sa colonne vertébrale. Elle était maintenant bien positionnée pour atteindre la poignée avec ses mains liées, mais elle comprit qu'elle allait probablement tomber lorsque la porte s'ouvrirait vers elle. Malheureusement, une espèce de commode - qu'elle n'aurait jamais la force de déplacer - prenait toute la place sur sa gauche. Il aurait fallu qu'elle s'écarte vivement, juste après avoir tourné la poignée, ce qui semblait impossible avec les pieds attachés. Et même s'ils avaient été libres, elle aurait sans doute perdu l'équilibre, le sédatif l'avait laissée nauséeuse et chancelante.
Il fallait quand même qu'elle essaie. Qu'elle se lance, au propre comme au figuré.
Concentre-toi. Tu n'as droit qu'à un essai, se dit-elle en tournant la poignée.
Maintenant ! Madeline tira le bouton de porte en bondissant tant bien que mal vers l'avant. Elle s'écroula dans l'obscurité, atterrissant sur l'armature métallique du lit qui lui griffa méchamment le dos. Mais la douleur fut tempérée par le sentiment d'avoir remporté un nouveau succès, si elle n'avait pas entendu la porte frapper le mur opposé, elle n'avait pas entendu non plus le claquement qui aurait signifié qu'elle s'était refermée. Selon toute vraisemblance, elle était restée entrouverte.
Soudain, un craquement terrifia Madeline. Ray était-il là durant toute l'opération, assoupi sur le canapé ? L'avait-elle réveillé ? S'il la surprenait en train d'essayer de s'échapper, nul doute qu'il donnerait libre cours à sa folie sadique...
Elle tendit l'oreille, paralysée par la peur. Non, elle s'était imaginé des choses. Le chalet restait plongé dans les ténèbres et le silence.
Il n'est pas là. Ça va.
Ça va ? Il fallait le dire vite, songea-t-elle, tandis qu'elle ondulait sur le sol en souffrant le martyre. Mais enfin, ça allait mieux que si Ray avait été là. Beaucoup mieux, même. Et sa façon de progresser était sans doute la meilleure, même si elle était loin d'être idéale. Si elle avait choisi d'avancer en position verticale, par petits bonds, elle aurait fini par rentrer dans quelque chose et par se faire très mal. Sans compter la douleur qui était encore pire debout qu'allongée. Madeline devait avancer méthodiquement, garder la tête aussi froide que possible. La précipitation pouvait lui être fatale.
Depuis le couloir où elle se trouvait à présent, la cuisine semblait une destination lointaine, presque inaccessible. Elle tendit l'oreille dans l'espoir d'entendre des gens discuter dans un chalet voisin, ou pourquoi pas des bruits de circulation indiquant la présence d'une route à proximité. Mais on ne percevait que les gémissements du vent qui venait s'engouffrer sous les avant-toits.
Encore quelques mètres. Tu te débrouilles très bien. Tu peux y arriver.
Si seulement elle parvenait à respirer normalement... À respirer tout court. Elle était contrainte de s'arrêter toutes les cinq secondes pour récupérer. C'était la seule façon de gagner du terrain. Les saloperies que Ray lui avait fait avaler lui donnaient le sentiment de peser trois fois son poids, et elle était ficelée de telle sorte que chaque mouvement lui coûtait énormément.
Le découragement et la peur livraient en elle un combat sans merci. Le premier lui suggérait de baisser les bras tandis que la seconde - la certitude que sa dignité et sa vie dépendaient de ce qu'elle allait faire dans les minutes qui suivraient - la faisait avancer.
Voilà. Tu y es !
Le sol de la cuisine était couvert de linoléum. La texture lisse et douce du revêtement lui arracha des larmes de soulagement. Elle passa beaucoup de temps - trop - à tâtonner à la recherche des tiroirs et placards, espérant dénicher un couteau ou des ciseaux. Mais couverts et ustensiles de cuisine n'étaient manifestement pas inclus dans le prix de la location. Tout était désespérément vide.
Ses larmes de soulagement se transformèrent en sanglots désespérés tandis qu'elle se laissait tomber à terre. Pleurer ne faisait que l'étouffer davantage. Si seulement elle pouvait se mouvoir normalement... prendre ses jambes à son cou et oublier ce cauchemar.
Mais c'était impossible. Elle était complètement impuissante. Livrée pieds et poings liés à un sadique de la pire espèce. Un sadique dont elle entendit justement la voiture approcher.
*
**
Le portable de Clay se mit à sonner juste avant qu'il n'y ait plus de réseau. Il savait que les communications seraient bientôt impossibles, ils arrivaient dans la montagne.
— Vous l'avez retrouvée ? demanda Allie dès qu'il eut décroché.
Il l'avait appelée un peu plus tôt, sans succès. Elle avait dû écouter le message qu'il lui avait laissé. À moins que Grace ne l'ait mise au courant de la situation.
— Pas encore.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé, d'après toi ?
— Je n'en sais rien, Allie.
D'ordinaire, il n'était pas superstitieux. Pourtant, il n'osa pas formuler ses craintes à haute voix, de peur qu'elles se confirment. Tout en lui se révoltait face aux images qui défilaient sous son crâne. Images semblables à celles qu'on pouvait voir sur les Polaroïds de Barker. Il considérait Madeline comme sa soeur, au même titre que Grace et Molly. Quand il avait appris ce que son beau-père avait fait subir à Grace, il s'était juré que ça n'arriverait plus jamais. Et voilà que ça recommençait...
— Tu arriveras à temps, Clay. J'en suis certaine.
Elle avait dit ça avec toute la conviction dont elle était capable, et il lui en savait gré. Mais hélas, c'était probablement faux. Jamais un trajet en voiture ne lui avait paru aussi long.
— Tu as eu des nouvelles de Pontiff ? demanda-t-il à tout hasard. Est-ce que le shérif du comté de Sevier l'a rappelé ?
— Le shérif du comté de Sevier ? Je pensais que tu l'avais déjà contacté depuis longtemps.
— Hunter a essayé plusieurs fois, mais la standardiste trouve toujours une bonne excuse pour ne pas le lui passer. À force d'insister, il a réussi à parler à un flic qui lui a sèchement expliqué que cette histoire était l'affaire de la police. Le type n'a rien voulu lui dire de plus. Même chose à Stillwater où ils l'ont envoyé balader.
— Mais pourquoi, enfin ? s'écria Allie, choquée par ce qu'elle entendait.
— Pontiff nous en veut d'avoir fouillé le mobile-home sans son autorisation.
— Il devrait au contraire vous en être reconnaissant, s'écria-t-elle. Le temps qu'il obtienne un mandat de perquisition, Ray Harper aurait eu le temps de disparaître à jamais avec Madeline.
— Je sais... Mais il a l'impression qu'on lui vole sa place. Et il est sans doute vexé qu'on fasse le travail mieux que lui. Et puis, tu sais qu'il ne m'aime pas beaucoup. Quant à Hunter, il lui sort par les yeux.
— Il est vexé ? répéta Allie, abasourdie. Alors, comme ça, son ego prime sur la vie de Madeline ? Non mais quel âge a-t-il, cet abruti ?
Clay partageait l'indignation de sa femme, et ses mots le réconfortaient un peu.
— Oui, dit-il. Il ne supporte pas que Hunter soit plus compétent que lui.
Le détective salua le compliment d'un petit signe de tête. Mais il n'eut pas le coeur de sourire.
— Je suis certaine que Pontiff tient Elaine Vincelli au courant, dit Allie. Je vais essayer de la joindre tout de suite et je te rappelle.
Lorsqu'elle tint sa promesse, quelques minutes plus tard, la communication était devenue si mauvaise qu'on n'entendait plus qu'un mot sur trois.
— Alors ? Elle sait quelque chose ?
— Un... cier... société qui a lou... du sur pla...
Clay ralentit un peu pour se donner un maximum de chances d'entendre.
— Tu peux répéter ça, s'il te plaît ? Ça n'arrête pas de couper.
— Je disais que... policier et un représen... loué la caba... se sont rendus... place.
Cette fois-ci, il était parvenu à déchiffrer le sens général des paroles d'Allie.
— Et ?
— Il n'y avait personne. Un... çu le pick-up de...
— Tu peux répéter ta dernière phrase ? coupa Clay.
— Un type pense avoir aperçu le pick-up de Ray qui se dirigeait vers le sud, en direction de Tupelo, et Pontiff est persuadé que c'est une piste sérieuse.
Ray était-il parti pour Luka ? Merde ! Ils étaient en train de faire fausse route. Pas étonnant que Pontiff les snobe.
Clay freina brutalement et immobilisa le pick-up sur le bas-côté.
— Allie ?
Mais la communication était coupée.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Hunter en se redressant sur son siège. Vous faites demi-tour ?
Clay laissa échapper un juron.
— Madeline n'est pas dans ce foutu chalet.
*
**
Les phares du pick-up de Ray éclairèrent des traces fraîches de pneus dans la neige. Quelqu'un était venu au chalet en son absence, songea-t-il, le coeur battant. D'ailleurs, il voyait à présent une multitude d'empreintes de pas.
L'espace d'un instant, il eut envie de s'en aller sans demander son reste. De foutre le camp, tant que c'était encore possible. Mais le chalet était plongé dans le noir et il n'y avait pas de véhicule aux alentours. La ou les personnes qui lui avaient rendu visite étaient manifestement reparties. Si les flics avaient retrouvé Madeline dans le placard, ils auraient déjà surgi devant lui, brandissant leurs armes sous son nez.
Laissant tourner le moteur, il attendit quelques minutes. Rien. Pas le moindre mouvement suspect, pas le moindre bruit. Il se décida enfin à sortir, non sans avoir pris sa lampe de poche et le couteau de chasse qu'il conservait toujours dans la boîte à gants du pick-up. Il avança lentement vers la porte, l'arme serrée dans sa paume. Il y avait d'autres chalets dans le coin, mais le plus proche se trouvait à plus d'un kilomètre. Ce n'était pas comme si quelqu'un pouvait venir ici par hasard, n'est-ce pas ?
Non. D'ailleurs, le faisceau lumineux de sa torche venait tout juste de se poser sur un petit rectangle blanc coincé dans la porte. Une carte de visite.
Ray la prit entre deux doigts et la plaça sous la lumière pour mieux déchiffrer les petits caractères manuscrits.
Elle était au nom de M. Brian Shulman, un employé de la société à qui il avait loué le chalet.
Je vous souhaite un excellent séjour au nom de TN Cabins.
Une petite flèche l'invita à tourner la carte.
N'oubliez pas de remettre la clé dans le coffre-fort de la chambre en partant. Merci.
Ce M. Shulman avait-il pénétré dans le chalet ?
Probablement pas. Quel besoin aurait-il eu d'entrer ?
Toutefois, l'idée que ce type ait pu aller vérifier quelque chose à l'intérieur et découvrir sa prisonnière ligotée plongea Ray dans un état proche de la panique. Il tourna la clé dans la serrure et fonça droit vers la chambre où il avait abandonné Madeline.
La porte qu'il avait pris soin de fermer était maintenant ouverte. Le placard aussi.
L'angoisse lui tordit l'estomac tandis qu'il braquait sa lampe sur le lit et retournait les draps avec des gestes fous.
La salope... Elle était partie !
Il inspecta le reste de la pièce en maugréant des jurons. Rien. Sous le lit ? Il avait oublié de regarder sous le lit...
— Tu vas voir, petite garce ! Tu ne perds rien pour attendre, dit-il en s'accroupissant, persuadé qu'il allait éclairer le visage paniqué de Madeline.
Juste quelques boules de poussière. Et le seul visage paniqué dans cette chambre était le sien.
Où était-elle passée ? Quelqu'un l'avait-il libérée avant de l'emmener en lieu sûr ? Non. Ça n'avait aucun sens. Si ce M. Shulman avait découvert Madeline attachée et bâillonnée dans un placard, il n'aurait sûrement pas laissé sa carte avec un mot aimable à la manière d'Arsène Lupin. Non, non et non ! Elle avait dû s'échapper toute seule.
Mais comment avait-elle fait ?
Peu importait. Ce qui comptait à présent, c'était de la retrouver. Elle lui appartenait corps et âme, en remplacement de sa fille. C'était la faute de Barker si Rose Lee avait essayé de glisser cette note dans la main d'Eliza, à la sortie de l'église. Il ne serait rien arrivé si le pasteur n'avait pas exigé qu'elle assiste à la messe tous les dimanches. Ray n'aurait pas été obligé de la punir à sa façon, et elle ne se serait sans doute pas donné la mort juste après ce châtiment sexuel.
— Madeline ? Madeline ? dit-il d'une voix douce, comme s'il appelait un petit chat perdu.
Pas de réponse. Pourtant, elle ne pouvait pas être bien loin. Jamais elle n'aurait pu se débarrasser seule de la corde et du bandana. D'ailleurs, il les aurait trouvés par terre si elle était miraculeusement parvenue à s'en défaire. Sans compter qu'il l'avait droguée avec un puissant somnifère. Elle devait être en train de ramper dans la neige, ou de faire des petits bonds pathétiques entre les pins, à bout de force...
Sauf que..., songea-t-il soudain. Il avait dû utiliser la clé pour ouvrir la porte d'entrée. Ça signifiait donc qu'elle était encore à l'intérieur.
— Petite coquine ! murmura-t-il. Attends un peu que je t'attrape...
Il entendit un bruit étouffé du côté de la cuisine. Il se précipita, pensant avoir débusqué sa proie. Mais ce n'était que le doux cliquetis d'un store qui se balançait au vent.
Au vent ?
La fenêtre était ouverte et une chaise avait été placée juste en dessous.
*
**
Les oreilles bourdonnantes et le coeur cognant violemment dans sa poitrine, Madeline entendait à peine Ray se déplacer dans le chalet. Comme elle s'y attendait, il s'était dirigé droit vers la chambre où il l'avait enfermée. Puis il s'était rué vers la cuisine où il avait découvert la fenêtre dont elle avait tourné la poignée avec les dents, puis le menton, avant de l'ouvrir avec la tête. Le stratagème semblait fonctionner : il allait partir à sa recherche dans la forêt... De toute façon, c'était ça ou l'enfer. Parce que s'il décidait de fouiller le chalet, il ne mettrait pas longtemps à la découvrir. Lorsqu'il avait emprunté le couloir pour rejoindre la cuisine, il était passé à moins d'un mètre d'elle. Prise de court par son arrivée, elle s'était cachée comme elle avait pu derrière la porte de l'autre chambre. Dieu merci, Ray était resté cinq bonnes minutes dans son pick-up avant de se décider à entrer, laissant tout juste à Madeline le temps d'ouvrir cette fenêtre pour l'induire en erreur, avant de se terrer dans la première cachette qu'elle avait trouvée.
— Tu vas me le payer ! lança-t-il en sortant dans le froid pour aller couper le moteur de son pick-up.
Oh non... Elle espérait que dans sa fureur, il partirait directement la chercher en forêt, et oublierait que son moteur tournait encore. Qui sait si elle ne serait pas parvenue à se glisser sur le siège conducteur et à enclencher la marche avant ? Avec les boîtes de vitesse automatiques dont tout le monde disposait ici, il suffisait de pousser le levier d'un cran pour démarrer le véhicule. Même sans appuyer sur la pédale d'accélérateur, le pick-up aurait pu rouler des kilomètres à faible allure, pour peu qu'elle réussisse à corriger de temps à autre la trajectoire d'un coup d'épaule sur le volant... Le véhicule aurait sans doute fini par foncer dans un arbre au ralenti, mais ça aurait mieux valu que tomber entre les mains de ce dingue.
Dingue mais pas si bête que ça, hélas ! Elle avait le sentiment qu'il attendait, posté sous la véranda, qu'elle montre le bout de son nez... Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien faire ? L'attente était insupportable.
Elle tremblait de tous ses membres, au bord de l'évanouissement. Elle ne savait même pas comment elle faisait pour rester debout. Ses pieds avaient presque renoncé à supporter son poids, mais le mur et surtout sa volonté l'empêchaient encore de tomber. Pour combien de temps ?
Dans le doute, elle décida d'agir. Pas question d'attendre ici qu'il vienne tranquillement la cueillir. Ses chances étaient minces, très minces même, mais il fallait tenter quelque chose à tout prix.
Elle se laissa glisser au sol aussi silencieusement que possible et traversa le couloir en rampant selon une technique désormais éprouvée. Ça lui faisait toujours aussi mal, et même plus, mais elle se sentait moins hébétée qu'auparavant. C'était déjà ça, se dit-elle, résolue à se montrer positive. Les effets du somnifère avaient presque entièrement disparu, et la souffrance n'avait jamais été aussi vive. Mais l'habitude l'aidait déjà à mieux la supporter, ainsi que l'espoir de recouvrer sa liberté. Désormais lucide, elle pouvait trouver le moyen d'y parvenir.
Elle atteignit la porte d'entrée et constata avec plaisir qu'elle était restée entrouverte. Cette heureuse surprise lui donna un regain d'énergie. Elle jeta un oeil au-dehors à travers la petite ouverture, et ne distingua que le bout chromé d'un pare-chocs brillant sous un rayon de lune.
— Madeline, tu vas mourir de froid si tu restes dans la forêt... Tu le sais aussi bien que moi, voyons... Dis-moi où tu es et je te ramènerai à la maison. On va faire un bon feu, d'accord ?
La voix venait de la masse sombre des pins qui s'étendait sur tout un pan de la montagne, juste derrière le chalet. Une voix curieusement familière, celle du Ray qu'elle avait connu toute sa vie. Elle fut soudain tentée de lui répondre. Peut-être avait-il eu une crise de démence, un moment d'égarement ? Il allait lui demander pardon, lui préparer un bon feu, et ils parleraient de son père, comme avant, devant la douce chaleur des flammes...
Non, songea-t-elle en serrant les dents, en proie à une saine colère. Elle connaissait désormais le vrai visage de cet homme. Ray Harper était un être vil et sans coeur. Un sadique. À lui seul, il représentait la lie du genre humain.
Tout ce qu'elle avait à faire, c'était sortir de ce maudit chalet et aller demander asile et protection aux gens du coin. Si seulement elle avait été plus chaudement habillée... Combien de temps pourrait-elle survivre ainsi vêtue dans ce froid ? Et puis, où se réfugier ? En dehors de Ray et d'elle, cette montagne semblait entièrement déserte.
Tant pis. Tout plutôt que rester dans ce chalet. Déterminée, elle ondula jusqu'à la terrasse où l'attendait un magnifique spectacle qu'elle perçut pourtant comme une vision d'horreur. Il avait neigé ! Une couche d'au moins vingt centimètres couvrait le sol. Accablée, elle resta un moment immobile à fixer les empreintes de pas qui partaient dans toutes les directions. Si elle rampait dans la neige, elle serait gelée avant d'avoir fait trente mètres. Même si, par extraordinaire, elle parcourait un peu plus de chemin, Ray n'aurait aucun mal à la retrouver. Inutile d'être un grand pisteur pour suivre les traces d'une personne attachée.
— Je te conseille de me dire où tu es, Madeline !
Adieu le ton amical. Il hurlait, maintenant, et sa voix ricochait sur les arbres et les rochers.
— Si tu persistes à faire la sourde oreille, tu vas t'en mordre les doigts, petite salope !
Madeline se rapprocha des marches de la véranda. Traverser le petit espace à découvert jusqu'aux premiers arbres était sûrement de la folie, mais elle n'avait pas le choix. Elle préférait mourir au grand air que dans ce chalet de malheur.
C'est alors qu'elle se heurta à quelque chose. Un tas de bois. Posée contre les bûches empilées se trouvait une hache.
— Tu t'entêtes pour rien ! cria Ray. Où penses-tu pouvoir t'enfuir ? Il n'y a personne à des kilomètres à la ronde. Tu n'as pas envie de revoir le soleil, Maddy ?
Le vent faisait tomber la neige qui s'était amoncelée sur les branches. Il en recevait parfois un peu sur le visage, mais c'était surtout l'obscurité qui l'énervait. L'étroit paysage que révélait le faisceau lumineux de sa torche lui donnait l'impression que Madeline lui échappait constamment. Il avait trouvé des empreintes de pas à côté de la fenêtre ouverte, mais elles s'étaient arrêtées peu après la lisière de la forêt.
Comment avait-elle réussi à se défaire de ses liens ? Il avait pourtant fait des noeuds très serrés. Et puis, où était cette foutue corde puisqu'elle semblait s'en être débarrassée ?
Il se jura de ne plus jamais la sous-estimer. Dès qu'il aurait remis la main sur son esclave, il l'enchaînerait, lui donnerait un seau pour ses besoins, et ne la détacherait que morte, lorsqu'il s'agirait de faire disparaître son corps.
Mais il faudrait trouver un nouvel endroit pour lui infliger le châtiment qu'elle méritait. Il prévoyait quelque chose d'encore plus extrême que ce qu'il avait fait subir à Rose Lee avant son suicide. Sauf que Madeline n'aurait pas le loisir de mettre fin à ses souffrances en se donnant la mort... Oui, il reprendrait la route dès qu'il aurait remis la main sur elle. Impossible de rester ici avec ce Shulman qui rôdait dans les parages.
— Maddy ? cria-t-il, les mains en porte-voix.
Il tendit soudain l'oreille, presque certain d'avoir perçu un bruit sourd à l'avant du chalet.
Le vent avait refermé la porte d'entrée avec un claquement, faisant tressaillir Madeline. Elle déployait d'immenses efforts pour scier la corde qui enserrait ses mains. Elle la pressait contre la lame de la hache, mais la panique l'empêchait de rester calme et d'agir méthodiquement. Ray avait cessé de l'appeler, et son silence mettait ses nerfs à rude épreuve, elle ne pouvait plus le localiser.
Elle avait envie de se cacher, de se terrer quelque part en comptant sur la chance pour qu'il ne la retrouve pas. Mais elle savait que c'était la pire des solutions. Il finirait par la découvrir, et elle n'aurait plus qu'à se plier à toutes ses volontés jusqu'à ce qu'il décide de la tuer. Madeline avait beau être faible, épuisée et terrifiée, elle devait repousser ses limites si elle voulait survivre.
Continue ! Elle frotta la corde plus fort encore contre la lame. Ce mouvement vertical, elle avait l'impression de le répéter depuis une éternité. En voyant la hache, elle s'était imaginé qu'une minute suffirait à libérer ses mains. Mais ça s'avérait beaucoup moins facile que prévu. La lame avait le plus grand mal à venir à bout du chanvre qui mordait ses poignets.
Heureusement, la peur et le froid dominaient la douleur et la maintenaient éveillée, concentrée sur ce qu'elle faisait.
Je peux y arriver. Je sais que je peux y arriver. Déglutir avec le bâillon était un véritable supplice, d'autant que sa gorge lui faisait affreusement mal, tant elle était sèche et comprimée par cette saloperie de collier à clous...
Je vais me libérer. Je vais partir d'ici et revoir le soleil. Elle ne laisserait pas Ray disposer d'elle. Elle allait se battre, rendre coup pour coup. Ce minable voulait qu'elle l'appelle «Maître» ? Jamais ! Elle ne se laisserait dominer ni par lui ni par la peur.
Où est-il ? Que fait-il ?
Comme une réponse, elle entendit du mouvement tout près d'elle. Puis la lumière crue d'une lampe torche déchira la nuit d'encre.
Il était là. Et elle avait toujours les mains attachées dans le dos.
Chapitre 25
Le faisceau lumineux de la lampe effleura les bottines de Madeline. Se pouvait-il que Ray ne l'ait pas vue ? Dans le doute, elle resta parfaitement immobile, écarquillant les yeux pour essayer de distinguer son tortionnaire derrière la puissante lumière blanche. Mais elle ne parvint même pas à deviner sa silhouette. Par contre, elle entendait geindre le bois de la petite terrasse tandis que les pas de Ray se faisaient de plus en plus proches.
Elle abaissa les paupières et rentra la tête dans les épaules, persuadée qu'il allait la frapper violemment dès qu'elle serait à portée de ses poings. Mais la lumière ne se posa pas sur elle. Elle entendit la porte s'ouvrir avec un petit grincement. Ray sembla hésiter sur le seuil, puis se décida à entrer.
Un sursis. Quelques secondes. Une minute, peut-être, le temps pour lui de vérifier qu'elle n'était pas à l'intérieur.
Rassemblant ses dernières forces, Madeline se remit à scier la corde qui entravait ses poignets. Bon sang, songea-t-elle, frustrée par la lenteur de l'opération, cette lame n'avait pas dû être affûtée depuis des années Mais au moment même où elle maudissait l'outil et le mauvais artisan qui l'avait fabriqué, elle sentit que la corde se détendait. Ou était-ce son imagination ?
Ray se trouvait toujours dans le chalet. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait fabriquer là-dedans, mais elle l'entendait se déplacer de pièce en pièce. Le temps lui était compté, elle le savait. Elle frotta cette satanée corde avec plus d'ardeur encore, tirant sur ses poignets, les tordant sans pitié malgré la douleur qui menaçait de lui faire perdre connaissance.
Ses efforts finirent par payer. Au prix de hurlements silencieux, elle réussit à couper assez de corde pour dégager une main. Quelques secousses suffirent pour libérer l'autre. Elle était libre ! Elle baissa le bandana sous son menton, inspira un grand bol d'air, puis s'occupa de ses pieds toujours entravés.
Malheureusement, le froid - qui, un peu plus tôt, la maintenait éveillée - n'était plus son allié. Frigorifiée, elle tremblait de tous ses membres. Et ses doigts étaient si raides et enflés qu'elle n'arrivait presque pas à s'en servir. Impossible de défaire le noeud.
Fallait-il renoncer pour le moment et s'éloigner aussi loin que possible du chalet ? Nul doute qu'en sortant, le premier réflexe de Ray serait de balayer la terrasse à l'aide de sa lampe torche. Elle mourait d'envie de déguerpir, mais elle n'osait pas, de peur de faire du bruit et de l'attirer à l'extérieur. Mieux valait rester près du tas de bois et défaire le reste de la corde. Une fois qu'elle aurait retrouvé l'usage de ses jambes, elle pourrait filer beaucoup plus discrètement. Et s'il la repérait, au moins serait-elle en mesure de courir, voire de se défendre à coups de pieds et de poings. Et puis, elle avait la hache. Sachant ce qu'il comptait lui faire subir, elle n'aurait aucun scrupule à s'en servir.
Un craquement l'alerta. Ray venait de ressortir du chalet. Pourquoi avait-il éteint sa torche ? Plus inquiétant encore, il semblait à Madeline qu'il se déplaçait à pas de loup. Qu'avait-il en tête ? L'avait-il aperçue et se préparait-il à lui sauter dessus ? Ou préférait-il se fondre dans la nuit pour mieux la surprendre ?
Cette approche masquée était terriblement angoissante, mais elle avait aussi ses bons côtés, songea Madeline. Lui non plus ne pouvait pas la voir... Du coup, dès qu'elle serait en mesure de courir, Ray et elle se trouveraient presque à égalité. Il s'agirait juste de faire attention à ne pas lui rentrer dedans en quittant la terrasse.
Elle crut l'entendre bouger, sans pouvoir dire dans quelle direction. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'il était tout près d'elle. À deux ou trois mètres, scrutant silencieusement les ténèbres, sur le qui-vive.
Elle fit quelques mouvements pour redonner un peu de souplesse à ses mains boursouflées, puis s'attaqua une fois encore au noeud de marin qui fermait la corde.
Calme-toi. Oublie sa présence. Sens la corde avec tes doigts sans faire de bruit. Voilà... Ne tire pas au hasard. C'est ici, oui, juste là... Tu y es...
Les planches de la terrasse émirent un nouveau craquement qui lui glaça le sang. Elle suspendit son geste et cessa de respirer, pétrifiée. À en juger par la proximité du bruit, il lui aurait suffi de tendre le bras pour atteindre Ray. Et vice versa, songea-t-elle avec un frisson. L'instant d'après, il renversa une bûche qui se trouvait au sommet de la pile. Sans doute était-ce un accident, mais le rondin frôla la tête de Madeline.
Les mains sur le crâne, de crainte qu'une autre bûche ne tombe, elle attendit de longues secondes sans oser bouger un cil. Elle était tentée de saisir la hache et de la planter dans ce porc dont elle sentait l'odeur douteuse juste à sa droite.
Mais elle se savait faible et craignait d'être incapable de porter un coup décisif. Si elle ne le mettait pas hors d'état de nuire à la première tentative, il n'aurait aucun mal à lui arracher l'outil des mains. D'autant que ses chevilles étaient toujours attachées.
En se précipitant, elle risquait de gâcher sa seule et unique chance de s'en sortir.
Patience. Elle ouvrit et referma plusieurs fois ses mains dans l'espoir d'y rétablir la circulation sanguine, et se pencha de nouveau vers le noeud. La tâche était d'autant plus ardue qu'elle ne pouvait remuer ses pieds de crainte de faire du bruit. Ray semblait sentir sa présence. Il restait là, tout proche, aux aguets comme un fauve prêt à bondir sur sa proie.
La corde commença enfin à se détendre un peu autour de ses chevilles. Encore quelques secondes, et elle pourrait s'enfuir. Elle comptait descendre discrètement de la terrasse, puis courir à toutes jambes droit devant elle. Avec un peu de chance, elle trouverait une maison habitée avant de mourir de froid. Mais elle avait dû faire du bruit en se redressant, parce que la torche électrique de Ray s'alluma soudain, l'aveuglant pendant deux ou trois secondes.
Elle poussa un hurlement tandis qu'il fondait sur elle, puis bascula en arrière, s'éraflant au passage le dos contre les bûches.
— Non ! cria-t-elle d'une voix qu'elle ne reconnut pas.
Dieu merci, elle eut la présence d'esprit de ramener les genoux contre sa poitrine avant de détendre brutalement les jambes pour le repousser. Elle comprit qu'elle l'avait touché dans une zone sensible car il laissa échapper sa torche et tomba sur les genoux avec un grognement sourd.
Madeline se releva tant bien que mal et voulut se mettre à courir, mais elle ne sentait plus ses pieds. Elle chuta et s'écorcha le genou, repartit dans la foulée et chuta de nouveau.
— Je vais te faire regretter d'avoir fait ça, dit Ray d'un ton lugubre.
L'envie de la faire souffrir, de la tuer à petit feu était perceptible dans sa voix.
Elle s'empara de la torche électrique qui avait roulé vers elle et, la hache dans l'autre main, s'enfuit clopin-clopant vers l'arrière de la petite maison. Dieu sait comment, elle parvint à conserver son équilibre.
Dans son dos, elle entendait Ray qui essayait de se mettre debout, grognant de douleur et de rage. Elle décida d'éteindre la lampe. Inutile de lui faciliter la tâche. S'il voulait la suivre, il faudrait qu'il le fasse à l'oreille. Chacun son tour, Ray.
La forêt l'entourait, à présent, sombre et dense. Elle progressait lentement, trop lentement à son goût, dans un silence de cathédrale. Mais il faisait trop noir pour aller plus vite. Elle ne pouvait se permettre de se fouler la cheville, de tomber dans un ruisseau ou une ravine. De toute façon, ses pieds refusaient toujours de fonctionner normalement. Sans cesser d'avancer, elle jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Rien. Pas même un bruit suspect. Elle avait tellement envie d'en finir avec cette nuit cauchemardesque ! De trouver un abri aussi loin que possible du chalet et d'attendre le matin pour reprendre son chemin. Mais ce ne serait pas raisonnable. La température était trop basse pour rester longtemps dehors, et elle ne savait pas si le soleil allait encore tarder à se lever. Désorientée par le sédatif et son séjour dans le placard, elle avait perdu la notion du temps. Sans bottes ni vêtements chauds, elle ne survivrait pas plus de trois heures dans ce froid. Surtout qu'elle ignorait quelle direction prendre pour rejoindre la civilisation. Elle risquait de tourner en rond et de revenir malgré elle vers le chalet de Ray, ou même de tomber d'une falaise.
Non, son seul espoir d'échapper à ce psychopathe était de trouver de l'aide. Et le plus vite possible. Plus le temps passait, plus elle s'affaiblissait et se refroidissait.
Je ne peux tout de même pas retourner au chalet ! Les épreuves traversées depuis que Ray l'avait assommée à la ferme avaient laissé des traces. Et elle se demandait si ces comprimés avalés de force ne continuaient pas à lui jouer des tours. Elle se sentait soudain si lasse... Elle n'avait qu'une envie s'allonger par terre et pleurer à chaudes larmes. Ce qui lui arrivait était tellement injuste ! Qu'avait-elle fait pour mériter de vivre un tel calvaire ?
Ray s'était adossé au mur du chalet en attendant que la douleur passe. Que faire, maintenant ? se demanda-t-il. Il ne pouvait pas se lancer à sa poursuite. Il avait une autre lampe de poche dans sa boîte à gants, mais s'il s'en servait, Madeline le repérerait à cent mètres dans cette obscurité. Et s'il ne s'en servait pas, il avancerait à l'aveugle avec tous les risques que ça comportait. Bien sûr, il pouvait passer la nuit à la poursuivre dans la forêt, mais ce serait absurde.
Il fallait lui donner envie de revenir au chalet. Et la seule manière d'y parvenir était de lui faire croire qu'il abandonnait la partie.
Il grimpa dans son pick-up et mit le contact. Après une rapide marche arrière, il prit la direction de la route. Il parcourut environ cent mètres avant de se garer, plus furieux que jamais. Cette garce serait bien obligée de sortir de la forêt à un moment ou à un autre, sous peine de mourir de froid.
Quand Madeline entendit le pick-up s'éloigner, elle n'en crut pas ses oreilles. Quoi, il s'en allait pour de bon ? L'avait-elle blessé plus sérieusement qu'elle ne l'aurait cru ? Elle en doutait. Peut-être avait-elle eu la chance de le toucher à l'endroit où ça faisait le plus mal, mais elle n'était pas assez forte pour le mettre hors de combat d'un simple coup de pied.
Craignait-il qu'elle trouve de l'aide et revienne au chalet accompagnée d'une escouade de policiers ? Ça non plus, ça ne risquait pas d'arriver, en tout cas pas avant plusieurs heures. Ray était bien placé pour savoir qu'elle était complètement perdue dans ces montagnes. Il l'avait amenée ici assommée, ligotée et bâillonnée sous une bâche. Pour désorienter quelqu'un, on faisait difficilement mieux.
Alors quoi ? Madeline ignorait comment interpréter ce brusque départ, mais une chose était sûre, elle devait rapidement trouver un abri où se réchauffer, et elle ne connaissait qu'un endroit pour ça.
Oui, mais s'il revenait ?
Ray remonta à pied le chemin étroit et sinueux. En arrivant près du chalet, il vit que Madeline avait allumé un feu. Elle était revenue pour réchauffer son petit corps frigorifié, pauvre fille en détresse...
Un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres. Ah, elle voulait se réchauffer... Eh bien, il allait s'en charger ! Il allait lui mettre les mains dans le feu jusqu'à ce qu'elle n'ait plus que deux moignons calcinés au bout des bras. Elle s'évanouirait sûrement avant de voir le résultat final, mais en reprenant connaissance, elle comprendrait une fois pour toutes qui était son maitre.
Oui, elle allait filer doux à partir de maintenant. Et puis, son handicap ajouterait du piquant à leurs jeux sexuels.
Il grimpa les marches de la véranda sur la pointe des pieds et avança jusqu'à la fenêtre. Comme il s'y attendait, elle s'était assoupie devant la cheminée. Quel spectacle attendrissant..., songea-t-il, le poing serré sur son couteau. Il pouvait voir son corps emmitouflé sous les couvertures dont il s'était servi pour l'ensevelir dans le placard.
Il allait la cueillir comme un fruit mûr.
Il posa la main sur la poignée de la porte et tourna doucement. Elle avait poussé le verrou. Son sourire ne fit que s'agrandir. Parce qu'il avait la clé.
Madeline s'était enfin réchauffée. Et la merveilleuse sensation s'était propagée jusque dans ses mains et ses pieds endoloris. Ils étaient encore très enflés, mais elle pouvait à présent les bouger. Elle n'aurait su dire exactement depuis combien de temps Ray était parti, mais elle n'avait perçu aucun bruit suspect depuis son retour au chalet. Elle se sentait tellement bien, à présent. Presque trop bien. L'épuisement lui fermait les yeux, malgré ses efforts pour les garder ouverts. Elle avait l'impression de ne pas avoir dormi depuis une éternité.
Peut-être Ray avait-il vraiment décidé de quitter les lieux, après tout. Peut-être qu'il ne reviendrait plus...
Accroche-toi ! Ce n'est pas le moment de relâcher ta vigilance, Madeline.
Pourtant, elle devait se reposer un peu.
Avant de s'asseoir contre le mur, elle vérifia que l'amas de couvertures disposé sur le canapé donnait bien l'impression que quelqu'un dormait devant la cheminée.
Elle était de plus en plus avachie, la tête courbée et les paupières en plomb, quand elle entendit le plancher de la terrasse émettre un léger craquement. L'instant d'après, la poignée de la porte, tout près de sa tête, tournait très lentement.
La montée d'adrénaline la réveilla plus sûrement qu'un seau d'eau froide. Elle replia les genoux sur sa poitrine et se recroquevilla contre le mur. L'impression que Ray jetait un coup d'oeil par la fenêtre lui donna la chair de poule. Pourvu qu'il se laisse prendre à sa petite mise en scène, songea-t-elle en retenant sa respiration. Elle avait même pris soin de jeter le collier de chien bien en vue sur une chaise. C'était son message pour celui qui voulait se faire appeler «Maître» : jamais elle n'accepterait de subir le joug de ce détraqué. Elle était résolue à se battre jusqu'à son dernier souffle pour sa dignité et sa liberté.
Allait-il mordre à l'appât ? Elle en douta jusqu'au moment où elle l'entendit introduire la clé dans la serrure. Il s'agissait maintenant de ferrer le poisson.
Madeline passa la langue sur ses lèvres gercées et se leva tout doucement. C'était le moment de vérité. Les deux mains agrippées au manche de la hache, elle brandit l'outil au-dessus de sa tête.
Ray entrouvrit la porte, puis la poussa vers Madeline. Une rafale de vent s'engouffra dans la pièce, et l'odeur de son bourreau lui parvint. Elle ferma brièvement les yeux et pria pour trouver la force d'abattre cette hache sur la tête d'un être humain, aussi dépravé soit-il. Mais Ray se montrait beaucoup plus prudent qu'elle ne l'avait prévu. Au lieu de se précipiter sur le tas de couvertures, il restait sur le pas de la porte, visiblement indécis.
Avance, espèce de salopard ! Je suis juste devant le feu. Tu as de la merde dans les yeux, ou quoi ? Viens me chercher, ordure...
Il fallait absolument qu'il se décide à entrer, ou tout le plan de Madeline tomberait à l'eau. La porte les séparait, formant un bouclier contre la lame qui le menaçait. Pourquoi fallait-il qu'il se méfie autant ?
Elle se baissa en prenant soin de ne faire aucun bruit, puis tira doucement sur le fil de pêche en Nylon trouvé plus tôt sur la poutre de cheminée. Elle l'avait attaché à la couverture qui se trouvait en dessous de la pile, afin de donner l'illusion qu'elle bougeait dans son sommeil. Sous la lumière dansante des flammes, l'effet était saisissant. Madeline sut que son stratagème avait fonctionné en entendant Ray pousser un petit soupir de soulagement. Il pénétra enfin dans le chalet d'un pas décidé, et trébucha sur l'autre fil de pêche tendu au ras du parquet.
Il vacilla mais ne trébucha pas comme elle l'avait espéré. Pourtant, le piège l'avait suffisamment déséquilibré pour que Madeline se précipite sur lui. Avant qu'il comprenne ce qui lui arrivait, elle avait planté la lame dans ce qui lui semblait être son épaule.
Il poussa un hurlement et bondit si violemment en arrière qu'elle dut lâcher son arme. Malgré sa détermination, attaquer quelqu'un à la hache était pour elle un acte contre nature. Sans doute avait-elle inconsciemment retenu son coup. Il se jeta sur elle, l'outil encore fiché dans son épaule, et lui infligea une coupure à l'aide d'un objet qu'elle n'eut pas le temps de voir. Probablement un couteau. L'entaille n'était pas très profonde, mais c'était douloureux et ça saignait un peu. Surtout, la violence de la riposte l'impressionna terriblement, et elle sentit ses jambes se dérober sous elle.
Tiens bon, Madeline. Ce n'est pas le moment de flancher.
Elle avait tellement envie que tout ça se termine. Mais hélas, elle n'était pas parvenue à le mettre hors de combat. Il hurlait et jurait en titubant comme un ivrogne, essayant de retirer la hache d'une main tandis que l'autre s'agrippait au blouson de Madeline.
Elle finit par se dégager de son emprise, et il mit un genou à terre. Avec un cri de bête, il enleva l'outil de son épaule. Sans doute saignait-il abondamment, mais la lumière du feu ne permettait pas à Madeline de distinguer la blessure. Au fond, elle préférait ça. Elle ne voulait pas voir les dégâts provoqués par son acte salutaire mais barbare.
Ray brandit la hache comme s'il voulait lui rendre la monnaie de sa pièce, mais elle parvint à se saisir du manche avant qu'il ne la frappe. S'il réussissait à conserver cette arme, elle ne donnait pas cher de sa peau.
Un combat sans merci s'ensuivit, chacun tirant le manche à soi. L'un comme l'autre grognait, ahanait, proférait des insultes entrecoupées de halètements furieux. Dieu merci, la blessure de Ray était sans doute beaucoup plus grave que la sienne. Elle sentait qu'il perdait sa force et son équilibre, ralentissant ses mouvements comme un jouet mécanique qui aurait eu besoin d'être remonté. Il devait se vider de son sang. N'empêche qu'il était encore vivant.
Au moment où Madeline lui ravissait enfin la hache, leurs regards se croisèrent. Celui de Ray exprimait une haine sans nom.
— Tu n'arriveras jamais à tes fins avec moi, dit-elle. Je te détruirai s'il le faut.
Il lui répondit d'un rire étrange où dominait l'amertume.
— Tu ne peux pas me détruire. Ton cher papa s'en est déjà chargé.
— Comment oses-tu insulter mon père, espèce d'ingrat ? Il n'a fait que t'aider !
Ray lui répondit d'une voix absente, dénuée d'émotion :
— Il a fait de moi un père incestueux.
— Non ! cria Madeline avec un mouvement de recul. Jamais il n'aurait fait une chose pareille !
— Oh que si ! Et il ne s'est pas contenté d'abuser de ma fille et de Katie Swanson. Même si je n'ai pas participé aux réjouissances, je connais assez l'animal pour savoir qu'il a violé Grace pendant des années.
Madeline s'était remise à trembler. Ray cherchait sans doute à la déstabiliser par n'importe quel moyen... Depuis qu'il l'avait enlevée, elle s'était persuadée que la sacoche trouvée dans la Cadillac lui appartenait. Qu'il avait confié ses crimes à son père et que celui-ci, en son âme et conscience, avait pris la décision de le dénoncer aux autorités. Pour l'en empêcher, Ray l'avait...
Soudain, le visage décomposé de Grace, au poste de police, lui revint à l'esprit. Elle avait affirmé n'avoir jamais été victime d'un pédophile. Pourtant, si Ray Harper avait été son bourreau, elle l'aurait dénoncé sans hésiter.
Grace n'aurait jamais menti, sauf pour protéger sa famille.
Et il suffisait de se souvenir d'elle ce jour-là, livide devant le contenu de cette sacoche, pour comprendre qu'elle avait menti.
Hunter avait raison sur toute la ligne. Son père, le pasteur bien-aimé de Stillwater, n'avait été qu'un ignoble pédophile. Lui qui dénonçait les pécheurs à longueur de sermons, il avait été le plus vil d'entre eux. Et les Montgomery l'avaient tué.
Ray s'était effondré au sol et pressait la main contre son épaule avec des gémissements pathétiques.
— Qui était vraiment mon père? lui demanda-t-elle, complètement déboussolée.
Elle ne s'attendait pas à ce qu'il réponde. Il semblait tellement souffrir qu'elle doutait même qu'il l'ait entendue. Pourtant, il réussit à bredouiller quelques mots :
— Le plus beau salopard que... que la terre ait porté...
Ray étouffa un juron et inspira profondément avec un bruit sinistre.
— Il les aimait jeunes... Douze, treize ans... pas plus. Mais Katie et Rose Lee n'étaient que... qu'un divertissement pour lui... Avec Grace, c'était autre chose... Il était amoureux d'elle.
Madeline fit la grimace en se rappelant les annotations griffonnées par son père dans les marges de sa bible. Il louait la beauté et l'innocence de Grace et évoquait l'amour qu'il éprouvait pour elle. À la lumière de ce qu'elle venait d'apprendre, ces mots prenaient un sens très différent de celui qu'elle leur avait accordé jusque-là. Écœurée, elle enfouit le visage dans ses mains. Elle en avait assez entendu comme ça.
— Donne-moi les clés de ton pick-up. Je vais aller chercher de l'aide.
Il répondit par un rire qui ressemblait à un grognement de douleur.
— Je ne veux pas... du genre d'aide que tu me proposes.
— Tu vas mourir si je te laisse comme ça.
— Ça vaut mieux que... de finir ses jours en prison.
Elle laissa tomber la hache à terre et pressa la main sur sa propre blessure pour faire arrêter le saignement.
— De toute façon, j'ai besoin de ces clés.
— D'accord. Elles sont... dans la poche avant de mon pantalon. Viens les prendre et... Sache que je n'ai rien contre les mains baladeuses...
Pauvre malade ! Même à l'article de la mort, sa nature perverse reprenait le dessus.
Madeline décida d'attendre qu'il perde connaissance pour fouiller ses poches. Mais ce ne fut pas nécessaire. Un bruit de moteur lui fit tourner la tête. Elle se précipita à la fenêtre et vit des phares trouer la nuit.
Quelques secondes plus tard, elle se tenait debout sur le pas de la porte, regardant calmement le pick-up de Clay s'immobiliser devant le chalet. Le cauchemar était terminé. Elle avait survécu.
Mais en l'espace d'une semaine, son monde avait basculé sous son déguisement d'homme d'église, son père était un ignoble prédateur sexuel, indigne de son amour. Et contrairement à ce qu'elle avait voulu croire depuis vingt ans, les membres de sa famille d'adoption n'étaient pas innocents.
Pour couronner le tout, elle était folle amoureuse d'un type qu'elle venait à peine de rencontrer, un type qui n'était sans doute pas prêt à lui rendre cet amour.
Elle jeta un oeil par-dessus son épaule pour regarder Ray qui gémissait dans son sang. Ça aussi, c'était nouveau. Jamais elle ne se serait crue capable de blesser un homme avec une hache. Elle venait de découvrir une nouvelle facette de sa personnalité, un côté sauvage qu'elle n'avait pas soupçonné jusque-là.
Oui, tout avait changé. Y compris elle-même.
— Heureusement que je vous ai écouté, murmura Clay à l'intention de Hunter.
Tandis que le détective marchait vers le chalet, Clay décida de rester un peu en retrait. Comment Madeline allait-elle l'accueillir, maintenant qu'elle savait ? Et puis, il avait peur d'apprendre ce que Ray lui avait fait subir avant leur arrivée.
Elle ne vint pas se jeter dans ses bras comme il l'avait espéré. Son regard éreinté se posa sur Hunter et, l'espace d'un instant, il crut qu'elle allait s'évanouir. Mais elle s'appuya légèrement contre le cadre de la porte, et il la vit plisser les yeux dans la lumière éblouissante des phares.
— Madeline ? dit Hunter d'une voix douce.
— Il n'a pas eu ce qu'il voulait, déclara-t-elle simplement.
Elle restait là, immobile, les cheveux en désordre. Son mascara avait coulé sur ses joues, entraîné par des larmes dont le parcours était désormais colorié de noir. Elle avait un oeil poché, des coupures aux commissures des lèvres, l'avant-bras entaillé... On aurait dit qu'elle revenait d'un séjour en enfer. Et il y avait du sang partout. Sur ses vêtements, sur ses mains, sur le parquet...
Hunter secoua la tête.
— Je savais bien qu'il n'avait pas visité ce site internet par hasard.
Il avait dû insister pour que Clay poursuive sa route au lieu de suivre la piste de Pontiff. Plus tard, ils avaient trouvé une cabine téléphonique, et un employé de TN Cabins leur avait indiqué comment parvenir jusqu'à cet endroit reculé.
Hunter posa la main sur le bras de Madeline.
— Où est-il ?
— À l'intérieur, dit-elle en regardant son frère droit dans les yeux.
Clay s'éclaircit la voix, submergé par l'émotion. Il était à la fois soulagé qu'elle ait échappé au pire, et anxieux devant l'épreuve qui l'attendait. Il lui devait une explication, et elle risquait de la vouloir tout de suite.
— Alors, il ne t'a rien fait ? demanda-t-il en s'approchant d'elle, prêt à se faire rembarrer.
Les yeux de Madeline se mouillèrent de larmes.
— Dis-moi qu'il ne t'a rien fait, Maddy...
— Où avez-vous mis son corps ? demanda-t-elle de but en blanc.
Le moment que Clay redoutait depuis vingt ans était finalement arrivé.
Il se tourna vers Hunter pour lui faire comprendre qu'il souhaitait rester seul quelques minutes avec sa soeur, mais le détective se faufilait déjà à l'intérieur du chalet, devançant sa requête. Quelques secondes plus tard, Clay l'entendit parler avec Ray Harper. Mais il n'écouta pas ce que les deux hommes se disaient rien ne comptait plus que la conversation déterminante qu'il s'apprêtait à avoir avec Madeline. Tant de choses allaient se jouer, maintenant.
— Je t'écoute, dit-elle.
Clay n'avait jamais raconté à personne ce qui s'était passé ce soir-là. Sauf à Allie. Mais aujourd'hui, il n'avait d'autre choix que de dire la vérité.
— Derrière la grange.
Elle porta la main à sa bouche et mordit la jointure de son index. Clay eut envie de la serrer contre lui pour soulager le sentiment de trahison qu'elle devait éprouver. Depuis qu'ils formaient une famille, Madeline s'était toujours consolée dans ses bras dans les moments de doute et de cafard. Mais cette fois-ci, Clay était lui-même la source de ses malheurs, le traître qui la faisait pleurer.
— La police a retourné tout le jardin, dit-elle.
— J'avais déjà déplacé le corps lorsqu'ils sont venus faire des fouilles à la ferme.
Madeline ne demanda pas où, et il lui en fut reconnaissant. Apprendre qu'elle avait vécu une grande partie de sa jeunesse à quelques mètres du cadavre de son père aurait sans doute été insupportable pour elle.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? Pourquoi ne pas l'avoir dénoncé à la police, au lieu de vous faire justice ?
— C'était un accident, Maddy.
— Raconte-moi ce qui s'est passé.
Clay hésita un instant. Allait-elle le croire après deux décennies de mensonges ? Le mieux était de tout lui expliquer sans omettre aucun détail. Le temps où il avait cherché à la protéger de la vérité était bel et bien révolu.
— Maman l'a surpris avec Grace, en train de... Tu as compris ce qu'il faisait, n'est-ce pas ?
— Oui, je le sais.
Clay hocha doucement la tête et poursuivit son récit :
— Quand elle lui a annoncé qu'elle allait prévenir le shérif, il est devenu fou furieux et s'est mis à la frapper violemment.
Clay crut que Madeline allait protester, dire que jamais son père n'aurait levé la main sur une femme, mais elle n'en fit rien.
— Et tu es intervenu, c'est ça ?
— Oui.
Le souvenir de cette horrible soirée était encore si vivace... Il avait l'impression qu'il venait tout juste de creuser la tombe de son beau-père...
— Et quand il s'en est pris à moi, ajouta-t-il, les choses ont vraiment commencé à dégénérer. Maman a eu peur qu'il me tue, alors elle lui a assené un coup sur le crâne avec la poêle en fonte.
— Et il en est mort ?
Clay détestait la voir ainsi au supplice, le visage déformé par l'angoisse.
— Oui. Il s'est effondré comme une masse. Maman ne voulait pas en arriver là. Elle voulait seulement qu'il cesse de me rouer de coups.
— Mais si c'était un accident, pourquoi ne pas avoir prévenu la police, Clay ?
Sa voix n'était plus qu'un murmure tourmenté.
— Pourquoi garder un tel secret ?
— Tu nous imagines appelant les flics pour leur expliquer que le pasteur de Stillwater - cet homme qui avait l'estime de tous - n'était en fait qu'un infâme pédophile ? Qu'une dispute avait éclaté à ce sujet et que nous l'avions tué accidentellement ? Qui nous aurait crus, Maddy ?
Elle cacha son visage dans ses mains, mais il ne pouvait plus faire machine arrière. Maintenant qu'il avait commencé à lui dire la vérité, il devait aller jusqu'au bout.
— Bien sûr, il existait des preuves de ses exactions. Il avait pris des...
Il chercha une façon de donner cette information particulièrement sordide sans trop heurter la sensibilité de Madeline.
— Des photos de Grace dans des positions... heu... compromettantes, tu comprends ? Des Polaroïds où ton père se mettait également en scène. Elle nous en a parlé plusieurs mois après l'accident, et on les a retrouvés dans son bureau. Mais impossible de les montrer à la police. Bien sûr, ces images excusaient en partie le geste de maman, mais elles fournissaient aussi le mobile du crime. Mobile que la police cherchait depuis le début. Les flics s'en seraient servis pour nous accuser de meurtre avec préméditation. Et tu sais comme moi que les circonstances atténuantes ne dispensent pas ceux qui ont prémédité leur crime d'une longue peine de prison. Les gens criaient vengeance à Stillwater, et la police était soumise à de fortes pressions. Tout le monde voulait nous voir sous les verrous. Si maman ou moi, voire les deux, avions été condamnés, Grace, Molly et toi auriez été séparées et placées dans des familles d'accueil. Nous ne pouvions pas prendre ce risque, Maddy.
Elle le regarda dans les yeux.
— Mais tu m'as menti, Clay. Tu m'as menée en bateau pendant toutes ces années. Je vous ai défendus bec et ongles comme une idiote pendant vingt ans, alors que...
— Nous t'avons caché la vérité pour t'épargner une peine plus grande encore. C'était peut-être un mauvais choix, mais sache que nous l'avons fait pour te protéger.
Hunter avait posé une couverture sur les épaules de Ray Harper, et il l'aidait maintenant à sortir du chalet.
— La mort de ce salopard ne serait pas une grande perte pour l'humanité, dit-il, mais on ne peut décemment pas le laisser se vider de son sang. Je vais l'emmener à l'hôpital avant qu'il nous claque entre les doigts.
— Pourquoi ne pas appeler les secours, Hunter ? demanda Madeline d'une voix anxieuse. L'un de vous a forcément un portable.
— Pas de réseau, expliqua Hunter.
— Alors, tu vas partir seul avec lui ?
— Ne t'inquiète pas, Maddy. Je vais l'attacher solidement. Quoique, dans son état, je doute qu'il me donne du fil à retordre.
Elle hésita un instant, puis s'effaça pour les laisser passer.
— C'était lui ou moi, dit-elle doucement.
Clay soupira profondément avant de tendre la main vers sa soeur.
— Je comprends.
Madeline avait passé vingt ans de sa vie à chercher ce que les Montgomery savaient depuis le début.
C'était lui ou moi...
Ne s'étaient-ils pas trouvés, eux aussi, face à un choix similaire ?
— J'ai entendu ta confession, dit Ray avec un rire mauvais, alors qu'il passait en claudiquant à proximité de Clay. Tu vas... me tenir compagnie en prison... Ta soeur nous y enverra... tous les deux.
À ces mots, Madeline se redressa brusquement.
— Qu'est-ce que tu nous chantes là, Ray ? Je n'ai jamais entendu Clay avouer quoi que ce soit. Et toi, Hunter, tu as entendu quelque chose ?
— Moi ? Rien du tout, répondit le détective tandis que Madeline prenait la main de son frère et venait se réfugier dans ses bras.
— Je suis désolé, Maddy, murmura Clay d'une voix étranglée par l'émotion.
Elle ferma les yeux, se laissant aller au plaisir de se sentir en sécurité contre lui. Clay avait sacrifié sa vie pour protéger les siens. Pour la protéger, elle. Grâce à lui, elle avait eu un toit après la mort de son père, de la nourriture chaque jour et surtout l'amour d'une famille. À seize ans, il avait abandonné une existence insouciante pour endosser le fardeau d'un terrible secret et assumer le rôle de chef de famille.
— Je t'aime, murmura-t-elle.
— Je vais utiliser le pick-up de cette ordure ! cria Hunter qui était en train d'attacher Ray avec la corde de chanvre. Prenez votre temps, tous les deux. Rejoignez-moi au poste de police quand vous voulez. Je vous y attendrai.
Madeline quitta les bras de Clay, riant doucement tandis qu'elle passait la main sur ses joues mouillées.
— Le problème, c'est que je l'aime, lui aussi, dit-elle à voix basse pour que Hunter ne puisse pas l'entendre.
Clay ouvrit de grands yeux.
— Vraiment ? Ce n'est pas un peu tôt pour dire ça ?
Elle secoua la tête sans cesser de sourire.
— Alors, tu es sûre de tes sentiments ?
— Sûre et certaine.
Clay se massa le menton, une moue perplexe sur le visage.
— C'est un type bien, dit-il après un moment de réflexion. Je crois qu'il sera à la hauteur.
*
**
Hunter Solozano avait un nouveau fond d'écran sur son téléphone portable. Chaque fois qu'il s'en servait, il voyait Madeline lui adresser un sourire radieux. Cela faisait maintenant trois semaines qu'il avait quitté le Mississippi, mais il ne parvenait pas à oublier la belle Mlle Barker. Et il ne pouvait s'empêcher de lui rendre son sourire lorsqu'il passait ou recevait un coup de fil. Il l'avait appelée une fois pour prendre de ses nouvelles. Elle semblait se remettre aussi bien que possible de sa terrible mésaventure et des révélations de Clay. Mais la conversation avait été tendue, chacun voulant en dire plus sans oser se lancer. Hunter n'avait pas rappelé, depuis. Ils vivaient trop loin l'un de l'autre pour que leur histoire ait un avenir. Et pourtant, elle occupait ses pensées du matin au soir. Lorsqu'il fermait les yeux, il pouvait encore sentir son odeur et la douceur de sa peau sur ses mains et ses lèvres, entendre ses gémissements de plaisir quand il lui avait fait l'amour au cottage...
— Je suis tombée sur Selena, l'autre jour, dit Antoinette en s'asseyant face à lui dans le petit café branché de West Hollywood.
Il posa son téléphone sur la table et leva les yeux vers son ex. Elle s'était fait injecter une nouvelle dose de collagène dans les lèvres. Un côté semblait légèrement plus gonflé que l'autre, mais elle avait parfaitement souligné leur contour avec un crayon fuchsia et les avait fait briller à l'aide d'un gloss qui les rendait encore plus pulpeuses. Avec ses longues mèches blondes cascadant sur son visage et son T-shirt blanc moulant qui découvrait son nombril, elle lui faisait penser à Pamela Anderson.
C'était sans doute l'effet recherché.
Les hommes attablés dans le café semblaient apprécier le résultat. Ou plutôt le spectacle, songea Hunter. Difficile d'ignorer une femme avec des seins de cette taille. Antoinette n'était pas mal pour une poupée Barbie, se dit-il en avalant une gorgée de cappuccino. Mais en tant qu'être humain, très peu pour lui.
Peut-être le regard de Hunter était-il déformé parce qu'il savait trop bien ce qui se cachait sous le maquillage et les fringues à la mode. En tout cas, elle était à des années lumière de la femme fraîche et naturelle avec qui il avait fait l'amour dans une petite ville du Mississippi.
— Ohé ! Il y a quelqu'un ? fit-elle en agitant la main sous le nez de Hunter.
Elle avait l'habitude que les hommes boivent ses paroles. Ou du moins qu'ils fassent semblant, ce qui lui convenait aussi bien. Mais Hunter n'avait pas envie d'entrer dans son jeu. Il connaissait par coeur ses ruses grossières. Chaque fois qu'elle voulait obtenir quelque chose de lui, elle lui rappelait qu'il l'avait trompée. D'ordinaire, ça fonctionnait assez bien, mais aujourd'hui, elle en serait pour ses frais. Elle pouvait répéter «Selena» sur tous les tons, il n'avait pas l'intention de battre sa coulpe. Il n'était plus tout à fait le même depuis son séjour dans le Mississippi. Et s'il n'était pas certain des raisons de ce changement, il savait une chose, il en avait marre de s'excuser de ses erreurs passées.
— Qu'est-ce qu'elle a dit de beau ? demanda-t-il distraitement.
— Elle m'a demandé des nouvelles de toi, bien sûr.
— Ah oui ? Et que lui as-tu répondu ?
— Que tu étais toujours le même enfoiré, égoïste et infidèle !
Hunter étira les jambes sous la table en prenant soin de ne pas toucher Antoinette.
— Je t'ai trompée une fois en douze ans. Parce que j'étais incroyablement malheureux.
Elle se raidit un peu, visiblement surprise par sa franchise. C'était bien la première fois qu'il n'exprimait aucun remords.
— Parce que tu crois qu'être mariée avec toi était une partie de plaisir, peut-être ?
Il haussa les épaules.
— Au moins, tu as eu envie de vivre avec moi, à une époque. L'inverse n'a jamais été vrai.
Elle écarquilla les yeux comme une mauvaise actrice. Tout sonnait faux chez elle. Même son indignation.
— Tu n'avais qu'à réfléchir avant de me faire un enfant !
— Te faire un enfant ? Tu voulais tomber enceinte, si mes souvenirs sont bons. Tu es responsable de cette grossesse au moins autant que moi, et tu le sais très bien.
— Es-tu en train d'insinuer que j'ai cherché à te piéger ?
Elle avait élevé la voix, et quelques consommateurs regardèrent dans leur direction. Hunter s'en moquait. Il avait l'habitude. Antoinette ignorait jusqu'à l'existence du mot discrétion. Quand ce n'était pas ses esclandres, c'était ses seins siliconés qui attiraient l'attention.
— Oui.
— C'est faux ! cria-t-elle.
— Vraiment ?
Mais à quoi bon polémiquer ? De toute manière, Antoinette était incapable de reconnaître ses torts.
— En tout cas, reprit-il, je voulais te dire qu'il ne faut plus compter sur moi pour te donner de l'argent à tout bout de champ. À partir d'aujourd'hui, tu te contenteras de ce que la loi t'a accordé. Fini les rallonges budgétaires, les disputes, les petits jeux à la con. Si tu as absolument besoin de manipuler quelqu'un pour te sentir vivre, il faudra te trouver un autre pigeon.
Elle le regarda, bouche bée.
— Je ne comprends pas un mot de ce que tu dis.
— Mais si, tu comprends très bien. À cause de toi, je suis devenu mon pire ennemi. Mais je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis bientôt sept mois et je n'en reboirai jamais. J'ai également décidé de tourner la page et de refaire ma vie, Antoinette. Je ne vais pas passer mon temps à me flageller parce que j'ai trompé une femme que je n'ai jamais voulu épouser. De toute façon, ce qui est fait est fait. Je ne peux pas changer le passé.
— Alors comme ça, tu comptes laver ta conscience d'un coup de baguette magique ?
— Si c'était aussi simple que ça, je l'aurais fait depuis longtemps, répondit-il simplement.
Abasourdie par le tour qu'avait pris la conversation, elle reposa le cocktail que Hunter avait commandé pour elle pendant qu'il l'attendait.
— Mais... Et ta fille ? Tu comptes aussi prendre tes distances avec elle ?
— Je serai toujours là pour Maria. Je vais respecter son désir de ne plus me voir et faire preuve de patience en espérant qu'elle change bientôt d'avis.
— Jamais elle ne changera d'avis ! J'y veillerai personnellement !
Elle jetait son va-tout pour essayer de conserver son petit pouvoir sur lui. Ce triste lien fait de chantage et de manipulation.
— Maria est une fille intelligente, et j'ai décidé de lui faire confiance. Tôt ou tard, elle finira par y voir clair.
Il sortit de sa poche le chèque pour le mois à venir, et le fit glisser sur la table en métal.
— Tiens, dit-il en se levant pour partir.
— Attends ! s'écria Antoinette.
Il se tourna vers elle, l'esprit déjà ailleurs.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle tandis qu'une véritable panique donnait un peu de vie à son visage artificiel. Tu as rencontré quelqu'un ?
Il songea à Madeline et sourit.
— Je crois bien que oui.
*
**
Assise face à l'écran de son ordinateur, Madeline peinait devant l'article le plus difficile qu'elle ait jamais eu à écrire. Ray avait eu besoin d'une transfusion sanguine massive et de plusieurs dizaines de points de suture, mais il avait déjà quitté l'hôpital. Dans l'attente du procès, il avait été transféré dans une prison dont il ne sortirait sans doute jamais, sauf pour répondre de ses crimes devant le tribunal. Il allait être inculpé de vol avec effraction, de viols et d'actes de barbarie sur mineures de moins de quinze ans, d'enlèvement et de séquestration, de détention et transmission d'images pédophiles, d'inceste, et peut-être d'homicide volontaire si l'on parvenait à prouver qu'il avait assassiné son voisin. Car sur l'insistance de Hunter, le corps de Bubba Turk avait été autopsié, et le résultat était sans appel : la congestion intense des voies respiratoires et des poumons, ainsi que l'hémorragie, indiquaient que Bubba était mort par strangulation. L'heure estimée du décès laissait penser qu'il avait pu surprendre Ray au retour de sa petite expédition au cottage. Le malheureux Bubba avait sans doute noté un détail compromettant, et Ray s'était assuré qu'il n'en parlerait à personne. C'était en tout cas le scénario qui avait les faveurs de Pontiff.
Ça tenait debout, mais il ne s'agissait encore que de suppositions. D'ailleurs, Ray s'obstinait à nier le meurtre de Bubba.
Par contre, il prenait un malin plaisir à décrire avec un abominable luxe de détails les tortures et les viols commis en compagnie de l'ancien pasteur de Stillwater. L'horreur et le dégoût qu'il lisait sur le visage de ses interlocuteurs semblaient le ravir et l'inciter à apporter toujours plus de précisions. Jusqu'à l'insoutenable. Il affirmait que Grace avait dû subir le même traitement que Rose Lee et Katie, mais Dieu merci, ça s'était déroulé en son absence, et il n'avait rien de plus à raconter sur le sujet.
Madeline soupira devant la page blanche du traitement de texte. Elle avait vraiment échappé à l'enfer. Elle en avait d'autant plus conscience que Ray avait tenu à expliquer ce qu'il comptait faire avec elle dans le chalet. Le peu qu'avait bien voulu lui en dire Toby avait suffi à l'empêcher de dormir plusieurs nuits d'affilée.
Et ce n'était pas tout. Hier, il avait affirmé que Lee avait fauché Katie avec sa voiture parce qu'elle avait décidé de s'enfuir. Il avait également laissé entendre que le suicide de sa mère était en réalité un meurtre déguisé. Se pouvait-il que le pasteur l'ait tuée ?
Madeline avait passé une partie de la nuit à retourner cette question dans sa tête. Elle avait lu les journaux intimes d'Eliza, de bout en bout, cette fois-ci, et sans se voiler la face. Après des heures de lecture, elle avait fini par conclure que c'était probablement le cas. À travers ses écrits parfois confus mais toujours sincères, Madeline avait retrouvé la maman qu'elle avait perdue si jeune. Non, jamais Eliza ne l'aurait abandonnée de son propre chef. Cette prise de conscience était comme une oasis au milieu d'un désert brûlant et aride.
À l'image de Clay, Grace et Molly, qui avaient coupé les ponts avec le père qui les avait abandonnés, Madeline reniait désormais Lee Barker. Elle se sentait pourtant tenue d'écrire l'histoire de cet homme qui avait semé le malheur lors de son passage sur terre. Les citoyens de Stillwater avaient toujours admiré et respecté leur pasteur. Eux aussi avaient le droit de connaître son vrai visage. D'avoir les éléments qui leur permettraient de prendre conscience de la duperie dont ils avaient été victimes. En tant que journaliste et enfant unique de Barker, elle leur devait bien ça. Le point final de son article serait aussi le point final des liens qui l'avaient unie à son père.
Elle comptait seulement faire l'impasse sur le calvaire de Grace et la dispute qui avait coûté la vie à son père. De toute façon, la plupart des lecteurs sauraient à quoi s'en tenir. Mais pas question d'exposer l'intimité de sa soeur ni d'envoyer sa famille en prison.
Elle écrivit :
Comment tout cela a-t-il commencé ? Que s'est-il passé pour qu'un homme de Dieu, un homme de principes, décide un jour de s'adonner à ses instincts les plus vils ? Comment un bon père de famille peut-il se transformer en monstre ? Ça, je ne saurais vous le dire. Mais peut-être trouverez-vous des éléments de réponses si je vous raconte ce qu'a été ma vie avec le révérend Barker...
Le téléphone l'interrompit au milieu de sa phrase.
Abandonnant le clavier, elle tendit le bras pour décrocher.
— Allô ?
— Maddy ?
C'était Grace. Elle l'appelait régulièrement depuis sa terrible épreuve dans le petit chalet de montagne. Cet épisode tragique avait au moins eu le mérite de les rapprocher. Cette légère distance que Madeline ressentait autrefois avec Grace avait totalement disparu. Peut-être parce que la nature dévoyée du pasteur les avait fait souffrir l'une comme l'autre.
— Oui ?
— J'ai un très bon sujet d'article pour toi.
Sa voix était chaleureuse, son ton badin.
— Vraiment ?
Ça devait être intéressant, parce que Grace n'appelait jamais pour ce genre de choses. Intriguée, Madeline s'empara d'un calepin et d'un stylo pour prendre des notes.
— Quel genre d'histoire as-tu à me proposer ?
— En fait, c'est une histoire d'amour.
Madeline fronça les sourcils, perplexe.
— Comment ça ?
— Quoi, tu n'es pas au courant ?
— Au courant de quoi, Grace ?
— Hunter Solozano vient de s'installer en ville. Il a emménagé dans l'ancienne maison des Dunlapp.
— Quoi ?
Ça faisait plus de deux semaines que Hunter n'avait plus donné de ses nouvelles. Madeline pensait qu'il avait rangé leur brève histoire dans son album de souvenirs et qu'il était passé à autre chose.
— C'est impossible, Grace.
— Je le tiens de bonne source, pourtant !
— Ah oui ? Qui te l'a dit ? demanda Madeline en essayant tant bien que mal d'adopter un ton dégagé.
— Hunter lui-même. Je suis tombée sur lui au Piggly Wiggly. Il était sur le parking, en train de regarder l'enseigne du magasin d'un air incrédule. Quand je suis allée le voir, il m'a dit qu'il n'arrivait pas à croire qu'il allait désormais venir ici pour faire ses courses.
C'était du Hunter tout craché. Madeline se mit à rire. Mais pourquoi ne l'avait-il pas appelée ?
— Il t'a dit qu'il venait vivre ici ? Pour de bon ?
— Pourquoi aurait-il acheté une maison s'il ne comptait pas rester ?
— Mais il te l'a dit ? demanda Madeline, de plus en plus fébrile. Dis-moi, Grace, tu l'as entendu de sa bouche ?
— Oui. Et il m'a dit autre chose.
— Quoi ?
— Qu'il était revenu pour toi.
Le carillon de la porte d'entrée annonça une visite. Madeline eut un coup au coeur en voyant le bel homme qui venait d'entrer. Grace avait raison ! Hunter était en ville. Et plus précisément dans les locaux de son journal, là, juste en face d'elle.
— Il faut que je te laisse, dit-elle dans un brouillard. Heu.. Je t'appellerai plus tard, d'accord ?
Elle raccrocha brusquement sans attendre la réponse de Grace.
— Salut ! dit-il.
Madeline était trop occupée à le regarder pour prononcer un mot. Jamais le sourire de Hunter ne lui avait paru aussi sexy.
— Tu as le temps de déjeuner avec moi, Maddy ?
Épilogue
Six mois plus tard...
— Et celui-là, qu'est-ce que j'en fais ?
Madeline cessa de fouiller dans le carton qui se trouvait devant elle pour se tourner vers son frère.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans ?
Il suffisait de regarder l'expression de Clay pour comprendre que le contenu du carton qu'il transportait lui paraissait dénué du moindre intérêt.
— Du fil à tricoter. Et des vieux bouquins sur... le tricot.
La voyant hésiter, il lui lança un regard impatient.
— Tu n'as jamais tricoté de ta vie, Maddy.
Elle éclata de rire.
— Justement ! Je me suis toujours dit que j'apprendrais un jour. C'est maman qui m'a donné tout ça quand elle a quitté la ferme pour aller vivre en ville.
— Ça veut dire quoi, apprendre un jour ? demanda Clay en levant un sourcil suspicieux. Tu comptes t'y mettre dans les mois qui viennent ?
— Heu... non.
— Alors, ça va dehors.
— D'accord.
Elle le regarda s'éloigner vers le jardin où Allie, Irène Grace et Kennedy organisaient le vide grenier. Quand il eut disparu de sa vue, elle s'attendit à ressentir un moment de panique à l'idée de devoir renoncer définitivement à ces objets. Mais non. Ça n'était pas le cas. Enfin, elle s'allégeait, elle se débarrassait de toutes ces choses inutiles qui ne faisaient qu'encombrer son sous-sol comme son esprit. Enfin, elle laissait le passé derrière elle et allait de l'avant. Oui, se dit-elle, le temps était venu de regarder vers l'avenir. Sans doute était-ce plus facile de penser ainsi aujourd'hui, parce que cet avenir était plein de promesses. Toutes ces vieilleries qu'elle jetait ou vendait pour trois francs six sous seraient bientôt remplacées par des meubles et des objets choisis avec Hunter. Il emménageait au cottage la semaine prochaine, juste après leur mariage.
— Ça va ?
Hunter venait d'apparaître derrière la porte de la cuisine, ses vieux habits maculés de peinture verte.
— Bien, merci. Tu es au courant pour le bébé ?
— Tu rigoles ou quoi ? Ton frère ne parle que de ça du matin au soir ! Je me demande comment il va faire pour attendre encore sept mois.
Elle se releva et tendit le cou pour essayer d'apercevoir l'intérieur de la cuisine.
— Comment ça se passe, là-dedans ?
— La couleur est magnifique. Quand j'en aurai terminé, tu ne reconnaîtras plus ta maison.
— On devrait peut-être la vendre et aller vivre loin d'ici.
— Non. Je sais que tu te sens bien dans cette ville.
C'était vrai. Elle avait envie d'élever ses enfants à Stillwater, auprès de sa famille. Les épreuves qu'ils avaient traversées les avaient soudés comme jamais. Nul secret ne les séparait plus, et ils étaient enfin heureux, unis dans la certitude qu'ils pourraient toujours compter les uns sur les autres. La seule petite ombre au tableau était la fille de Hunter. Il n'avait plus de nouvelles de Maria depuis six mois, et il s'inquiétait à l'idée de vivre à des milliers de kilomètres d'elle.
— On pourrait s'installer en Californie, dit Madeline. Jusqu'à la majorité de Maria.
— Ce n'est pas une mauvaise idée, mais pour le moment, je me sens bien ici.
— Vraiment ? Tu ne dis pas ça seulement pour me faire plaisir, Hunter ?
— Pas du tout. Ça me convient parfaitement. D'autant que...
Il essuya sa main pleine de peinture sur son jean troué.
— ... D'autant que ma fille vient nous rendre visite cet été, dit-il en regardant Madeline avec des yeux brillants de joie.
— Quoi ?
Elle bondit sur ses pieds, perdant aussitôt tout intérêt pour ce qu'elle était en train de faire.
— Elle t'a appelé ?
Hunter hocha la tête, tandis qu'un sourire se dessinait sur ses lèvres.
— Ouais. Hier soir, pendant que tu faisais les courses avec Grace.
Madeline se fraya un passage parmi les cartons pour aller se jeter dans ses bras. Elle allait sans doute se mettre de la peinture partout, mais elle s'en fichait. Quelle merveilleuse nouvelle !
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
Il l'embrassa dans le cou avant de lever les yeux vers elle.
— C'est le genre de choses qu'on a besoin de garder un peu pour soi avant de le partager avec les autres, tu comprends ? Et puis... J'avais peur de m'enthousiasmer, au cas où elle changerait d'avis.
Madeline comprit qu'il n'avait toujours pas digéré ce coup de fil au cours duquel Maria lui avait annoncé, avec des mots très durs, qu'elle renonçait à leurs vacances à Hawaii.
— Elle ne changera pas d'avis, cette fois-ci, dit-elle en prenant le visage de Hunter dans ses mains.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Elle est en train d'ouvrir les yeux. Elle a compris que tu n'étais pas l'être abject que sa mère lui dépeint à longueur de journées. Son papa doit lui manquer terriblement.
Clay arriva, prêt à débarrasser Madeline d'un nouveau tas de vieilleries.
— Arrêtez de vous peloter comme des gamins ! dit-il en riant. Pendant ce temps-là, c'est moi qui me tape tout le boulot !
Mais Madeline se fichait bien qu'on la regarde embrasser l'homme qu'elle aimait. Elle ne vérifia même pas le contenu du carton que Clay emportait vers le jardin.