9

QUAND ils descendirent dans la grande salle d’honneur, Dorilys était là avec sa mère nourricière, la léronis Margali, recevant leurs invités. Pour la première fois, elle n’était pas vêtue en petite fille mais en femme d’une longue robe bleue brodée d’or au cou et sur les manches. Ses cheveux cuivrés flamboyants étaient tressés sur la nuque et retenus par une barrette de dame en forme de papillon. Elle paraissait bien plus âgée ; on lui aurait donné quinze ou seize ans et sa beauté frappa Donal, mais il ne fut pas pleinement heureux de cette transformation.

Son pressentiment fut confirmé quand Darren, présenté à Dorilys, cligna des yeux, visiblement ébloui. Il s’inclina très bas sur sa main et dit galamment :

« Ma cousine, c’est un plaisir pour moi. Votre père nous a laissé entendre que j’étais fiancé à une petite fille et je découvre une femme ravissante. C’est bien ce que je pensais, aucun père ne veut jamais croire que sa fille est mûre pour le mariage. »

Donal fut assailli par une nouvelle crainte. Pourquoi Margali l’avait-elle parée ainsi ? Aldaran avait mis tant de soin à préciser dans le contrat de mariage qu’il ne pourrait y avoir d’union avant que Dorilys ait quinze ans. Il avait répété avec insistance qu’elle n’était qu’une petite fille, et maintenant on en faisait un démenti public en la présentant devant toute la compagnie comme une jeune femme. Tandis que Darren, murmurant encore de galants propos, entraînait Dorilys pour la première danse, Donal les suivit des yeux, le cœur troublé.

Il interrogea Margali et elle secoua la tête.

« Ce n’est pas ma faute, Donal ; Dorilys l’a voulu. Je ne pouvais la contrarier alors qu’elle était si décidée. Tu sais aussi bien que moi qu’il n’est pas prudent de provoquer Dorilys quand elle veut vraiment quelque chose. La robe appartenait à sa mère, et, tout en regrettant de voir ma petite fille si grande, cependant, si elle est assez grande pour…

— Mais elle ne l’est pas ! Et mon père adoptif a consacré un temps considérable à persuader le seigneur de Scathfell que Dorilys n’était encore qu’une enfant, bien trop jeune pour se marier. Margali, elle n’est vraiment qu’une petite fille, tu le sais bien !

— Oui, je le sais, et même très enfantine, mais je ne pouvais discuter avec elle un soir de fête. Elle aurait fait sentir trop fortement son déplaisir ! Tu le sais comme moi, Donal, je peux parfois faire en sorte qu’elle m’obéisse pour des choses importantes mais si j’essaye de la contraindre pour des vétilles, elle cessera vite de m’écouter lorsqu’il s’agira de questions plus sérieuses. Est-ce important, au fond, ce qu’elle porte pour ses fiançailles puisque le seigneur d’Aldaran a stipulé dans le contrat, comme tu le dis, qu’elle ne doit pas se marier avant ses quinze ans ?

— Non, sans doute, tant que mon père adoptif est encore en bonne santé et assez fort pour imposer sa volonté, murmura Donal, mais un tel souvenir pourrait causer des ennuis plus tard, si un malheur survenait d’ici quelques années. »

Il savait que Margali ne le trahirait pas – elle avait toujours été bonne pour lui, depuis sa plus tendre enfance, et l’amie de sa mère – mais malgré tout il n’était pas prudent de parler ainsi du seigneur d’un domaine et il baissa la voix :

« Le seigneur de Scathfell n’aurait pas de scrupules à forcer l’enfant au mariage pour satisfaire ses propres ambitions et pour s’emparer d’Aldaran. Et Darren non plus. Si elle avait été présentée ce soir comme la petite fille qu’elle est, l’opinion publique aurait pu mettre un frein, si faible soit-il, à de tels projets. Mais ceux qui l’ont vue ce soir habillée en femme, et apparemment déjà mûre, ne vont pas chercher à savoir son âge réel ; ils se souviendront simplement qu’à ses fiançailles elle avait l’air d’une femme et supposeront que les gens de Scathfell avaient le droit pour eux, après tout. »

Margali parut soucieuse aussi, mais elle tenta de chasser toute appréhension.

« Je crois que tu t’inventes des cauchemars sans raison, Donal. Il n’y a aucune raison de penser que le seigneur d’Aldaran ne vive pas encore vingt ans ; il vivra certainement assez longtemps pour protéger sa fille d’un mariage trop précoce. Et tu connais Dorilys, c’est une petite capricieuse ; ce soir, cela l’amuse peut-être de jouer à la dame avec la robe et les bijoux de sa mère, mais demain, elle l’aura oublié et jouera à saute-mouton et aux osselets avec les autres enfants, et personne ne pourra la prendre pour autre chose que la petite enfant qu’elle est.

— Miséricordieuse Avarra, faites que cela soit, murmura gravement Donal.

— Je ne vois aucune raison d’en douter, Donal… Et maintenant tu dois faire ton devoir auprès des invités ; il y a beaucoup de dames qui attendent de danser avec toi et Dorilys, aussi, se demandera pourquoi son frère ne vient pas l’inviter. »

Donal s’efforça de rire en voyant Dorilys, retournant aux côtés de Darren, entourée par un groupe de jeunes gens, la petite noblesse des montagnes, les gardiens d’Aldaran. Il était sans doute vrai que Dorilys s’amusait à jouer à la dame, mais elle y réussissait trop bien, en riant et en flirtant, ne savourant que trop l’admiration et les flatteries.

Père ne lui fera pas de reproches. Elle ressemble trop à notre mère et il est fier de la beauté de sa fille. Pourquoi m’inquiéterais-je et refuserais-je à Dorilys son plaisir ? Elle n’a rien à craindre parmi nos parents, à un bal protocolaire, et demain, certainement, ce sera comme le dit Margali ; Dorilys avec ses cottes retroussées jusqu’aux genoux, sa longue natte dans le dos, courra comme un petit diable et Darren verra alors la vraie Dorilys, l’enfant assez jeune pour s’amuser à mettre la robe de sa mère mais encore loin d’être adulte.

Tout en essayant de chasser ses sombres pressentiments, Donal s’appliqua à ses devoirs d’hôte, s’entretint poliment avec quelques vieilles douairières, dansa avec de jeunes femmes oubliées ou négligées, s’interposa discrètement entre le seigneur d’Aldaran et des fâcheux qui risquaient de l’embarrasser en formulant trop publiquement des requêtes qu’il ne pourrait refuser. À chaque fois que son regard se tournait vers Dorilys, il la voyait entourée par une cour de jeunes hommes et manifestement enchantée de son succès.

La nuit était fort avancée quand il put enfin danser avec sa sœur, si avancée qu’elle l’accueillit avec une moue boudeuse d’enfant.

« Je croyais que tu ne danserais pas du tout avec moi, mon frère, que tu m’abandonnerais à tous ces inconnus ! »

L’haleine de Dorilys était douce mais il y sentit une odeur de vin et demanda, en fronçant un peu les sourcils :

« Dorilys, combien de verres de vin as-tu bu ? »

Elle baissa les yeux, l’air coupable.

« Margali m’a dit que je ne devrais pas boire plus d’une coupe mais c’est bien triste si à mes propres fiançailles je dois être traitée comme une petite fille qu’on envoie au lit à la tombée de la nuit !

— Je crois bien que tu ne l’es plus, répondit Donal, en riant malgré lui de l’enfant éméchée. Je devrais dire à Margali de venir te chercher pour te conduire à ta gouvernante. Tu vas être malade, Dorilys, et alors personne ne te prendra plus pour une dame.

— Je ne me sens pas malade, simplement heureuse, assura-t-elle en renversant la tête en arrière pour lui sourire. Allons, Donal, ne me gronde pas. Toute la soirée, j’ai attendu de danser avec mon frère chéri. Tu ne veux pas danser avec moi ?

— Si tu veux, chiya. »

Il la conduisit vers le milieu de la salle. Elle dansait bien mais soudain elle se prit les pieds dans la longue jupe inhabituelle et s’accrocha à lui. Il la retint, la serra pour l’empêcher de tomber ; elle lui jeta les bras autour du cou en riant, la tête sur son épaule.

« Oooh ! j’ai peut-être trop bu, comme tu dis…, mais chacun de mes cavaliers m’a proposé un coupe à la fin de la danse et je ne savais pas comment refuser poliment. Il faut que je demande à Margali ce qu’il est poli de dire dans ces cirson… circonstances… (Sa langue buta sur le mot et elle pouffa.) C’est donc l’effet que cela fait d’être ivre, Donal, on a le vertige et l’impression que toutes les articulations sont faites d’une enfilade de perles, comme les poupées que les vieilles femmes vendent au marché de Caer Donn ? Si c’est cela, je crois que ça me plaît.

— Où est Margali ? demanda Donal en cherchant des yeux la léronis, bien résolu à lui dire quelques mots bien sentis. Je vais te conduire auprès d’elle immédiatement, Dori.

— Ah ! la pauvre Margali ! s’exclama Dorilys d’un air innocent. Elle ne va pas bien. Elle a dit qu’elle avait une migraine si violente qu’elle n’y voyait plus, alors je l’ai envoyée s’allonger et se reposer. J’en avais assez, ajouta-t-elle avec une moue, de la voir à côté de moi avec cet air réprobateur, comme si elle était la dame d’Aldaran et moi une servante ! Je ne recevrai pas d’ordres des domestiques !

— Dorilys ! gronda Donal. Tu ne dois pas parler ainsi. Margali est une léronis et une noble dame, la parente de ton père ; tu ne dois pas parler d’elle ainsi. Ce n’est pas une domestique ! Ton père a jugé bon de te remettre entre ses mains et ton devoir est de lui obéir, jusqu’à ce que tu sois assez grande pour être responsable de toi-même ! Tu es une très vilaine petite fille ! Tu ne dois pas donner de migraines à ta mère nourricière ni lui parler durement. Et voilà que tu t’es déshonorée en te grisant en compagnie, comme une souillon ! Et Margali n’est même pas là pour se charger de toi ! »

À part lui, Donal se désolait. Lui-même, son père et Margali étaient les seules personnes contre lesquelles Dorilys n’avait jamais fait preuve d’entêtement.

Si elle ne se laisse plus gouverner par Margali, qu’allons-nous faire d’elle ? Elle est gâtée et intenable, mais j’avais bien espéré que Margali la garderait en main jusqu’à ce qu’elle soit grande.

« J’ai honte de toi, Dorilys, et père sera très fâché quand il saura ce que tu as fait à Margali, qui a toujours été si bonne pour toi ! »

La petite fille répliqua, levant son menton volontaire :

« Je suis la dame d’Aldaran et je peux faire tout ce qui me plaît ! »

La détresse au cœur, Donal secoua la tête. L’incongruité de la scène le frappa… qu’elle eût tellement l’air d’une femme, et fort belle de surcroît, tout en parlant et agissant comme une enfant gâtée et emportée. Je voudrais que Darren pût la voir maintenant ; il comprendrait bien qu’elle est encore un bébé, malgré sa robe et ses bijoux de dame.

Et pourtant, pensa-t-il, elle n’était plus tout à fait un bébé ; le laran qu’elle possédait, déjà aussi fort que celui de Donal, lui avait permis de donner à Margali une violente migraine. Peut-être devrions-nous nous estimer heureux qu’elle ne cherche pas à amener sur nous la foudre et le tonnerre, comme elle en serait capable, j’en suis sûr, si elle se mettait vraiment en colère ! Donal remercia les dieux qu’en dépit de son singulier laran, Dorilys ne fût pas télépathe et ne pût lire ses pensées, comme il lisait parfois celles de ceux qui l’entouraient.

« Tu ne dois pas rester ici devant tout ce monde alors que tu es ivre, chiya, dit-il avec une tendre insistance. Laisse-moi te conduire à ta gouvernante, en haut. Il est tard et bientôt nos invités vont monter se coucher. Laisse-moi t’emmener, Dorilys.

— Je ne veux pas aller me coucher, grogna Dorilys. Je n’ai eu que cette danse avec toi et père n’a pas encore dansé avec moi et Darren m’a fait promettre de lui réserver d’autres danses. Tiens, le voilà qui vient les réclamer. »

Donal chuchota, d’une voix inquiète et pressante :

« Mais tu n’es pas en état de danser, Dori. Tu vas trébucher et tomber.

— Non, pas du tout… Darren ! s’exclama-t-elle en s’avançant vers son fiancé, levant vers lui un regard malicieux presque adulte. Dansez avec moi. Donal m’a grondée, comme il s’imagine qu’un grand frère en a le droit, et je suis lasse de l’écouter.

— J’essayais de persuader ma sœur que la soirée a duré assez longtemps pour une enfant aussi jeune. Peut-être entendra-t-elle mieux la voix de la sagesse par votre bouche, Darren, puisque vous devez être son mari.

S’il est ivre, pensa rageusement Donal, je ne la lui confierai pas, même si je dois me quereller avec lui ici en public.

Mais Darren paraissait tout à fait maître de ses facultés.

« Il est tard en effet, Dorilys, dit-il. Que penseriez-vous… »

Il fut brusquement interrompu par des cris, au fond de la salle.

« Dieux tout-puissants ! s’écria-t-il, en se retournant vers le bruit. C’est le cadet du seigneur de Storn et le jeune rejeton de Darriel Forst ! Ils vont en venir aux coups. Ils vont dégainer !

— Je dois y aller », marmonna Donal consterné, se rappelant ses devoirs de maître de cérémonie de son père, hôte officiel à cette occasion, mais il jeta un coup d’œil inquiet à Dorilys et Darren lui dit, sur un ton inhabituellement amical :

« Je vais m’occuper de Dorilys, Donal. Allez les calmer.

— Je vous remercie. »

Donal partit vivement, en se disant que Darren avait toute sa lucidité, et intérêt aussi, à empêcher sa future femme de se conduire scandaleusement en public. Il se hâta vers le lieu de l’altercation, où les cadets de familles rivales se querellaient bruyamment. Donal était habile à régler ce genre de conflit. Il s’interposa rapidement et, prenant part à la dispute, convainquit chacun des adversaires qu’il était de son côté ; puis, avec tact, il les sépara. Le vieux seigneur de Storn vint chercher son fils batailleur et Donal se chargea du jeune Padreik Darriel. Le jeune homme mit un moment à se calmer, à se dégriser et à faire des excuses. Il retourna auprès de ceux de son clan pour prendre congé et Donal chercha des yeux sa sœur et Darren. Il ne les vit nulle part et se demanda si Darren avait réussi à persuader Dorilys de quitter la salle de bal et de monter auprès de sa gouvernante.

S’il a de l’influence sur elle, peut-être devrions-nous lui en être reconnaissants. Certains Aldaran ont la voix de commandement ; père l’avait quand il était plus jeune, Darren aurait-il pu l’employer avec Dorilys ?

Mais ce fut en vain qu’il chercha le jeune homme des yeux et il commença à s’inquiéter vaguement. Comme pour confirmer ses craintes, le tonnerre gronda sourdement dans le lointain. Donal n’entendait jamais le tonnerre sans penser à Dorilys. Il se dit de ne pas être ridicule ; c’était la saison des orages dans ces montagnes. Néanmoins, il avait peur. Où était-elle ?

 

Dès que Donal fut parti en courant vers les invités qui se querellaient, Darren glissa une main sous le bras de Dorilys.

« Vos joues sont empourprées, damisela. C’est la chaleur de la salle de bal, avec toute cette cohue, ou avez-vous trop dansé ?

— Non, répondit-elle en portant les mains à sa figure brûlante, mais Donal croit que j’ai bu trop de vin et il est venu me gronder. Comme si j’étais une petite fille encore sous sa garde, il voulait que j’aille me coucher comme un bébé !

— Vous ne m’avez pas du tout l’air d’un bébé, dit Darren en souriant et elle se rapprocha de lui.

— Je savais que vous seriez d’accord avec moi ! »

Darren pensa : Pourquoi m’ont-ils dit qu’elle était une petite fille ? Il toisa le corps svelte, aux rondeurs soulignées par le long fourreau étroit. Non, ce n’est pas une enfant ! Et ils s’imaginent qu’ils peuvent me faire attendre ! Mon vieux bouc d’oncle voudrait-il gagner du temps dans l’espoir de conclure un mariage plus avantageux, ou de faire son héritier de ce bâtard de Rockraven ?

« Il est vrai qu’il fait chaud, ici, murmura Dorilys en se serrant contre Darren, une main moite sur son bras, et il lui sourit.

— Venez, alors. Allons sur la terrasse où il fait plus frais. »

Darren l’entraîna vers une des portes-fenêtres aux lourds rideaux. Dorilys hésita, car elle avait été élevée avec soin par Margali et savait qu’il n’était pas convenable pour une jeune fille de quitter la salle de danse sauf en compagnie d’un parent. Mais elle se dit, en se défendant : Darren est mon cousin, et aussi mon fiancé.

Elle sentit l’air frais des montagnes soufflant autour du château et poussa un long soupir en allant s’accouder à la balustrade.

« Ah ! comme il faisait chaud, à l’intérieur. Merci, Darren. Je suis heureuse d’avoir quitté cette foule. Vous êtes gentil avec moi », dit-elle, si ingénument que Darren, les sourcils froncés, la dévisagea avec étonnement.

Comme elle était puérile, pour une fille si manifestement adulte ! Il se demanda, un instant, si elle ne serait pas simple d’esprit ou même idiote. Mais quelle importance ? C’était l’héritière du domaine d’Aldaran et il ne restait à Darren qu’à gagner son affection, afin qu’elle protestât si ses parents cherchaient pour une raison quelconque à le priver de son dû en rompant les fiançailles. Plus vite le mariage aurait lieu, mieux cela vaudrait ; il ne supporterait pas d’attendre quatre ans comme le voulait son oncle. Il était évident que cette fille avait l’âge de se marier et ce délai défiait la raison !

Et si elle était si puérile, sa tâche n’en serait que plus facile ! Il serra la main qu’elle lui abandonnait avec confiance et murmura :

« Aucun homme au monde n’hésiterait un instant à avoir cette gentillesse, Dorilys…, pour rechercher un moment de solitude avec sa fiancée ! Et quand elle est aussi ravissante que vous, la gentillesse devient plus un plaisir qu’un devoir. »

À ce compliment, Dorilys se sentit de nouveau rougir.

« Suis-je jolie ? Margali me le dit mais ce n’est qu’une vieille femme et je ne pense pas qu’elle sache reconnaître la beauté.

— Vous êtes infiniment belle, Dorilys », assura Darren et dans la lumière filtrant de la salle de bal, elle le vit sourire.

Elle s’étonna : Il parle sincèrement ! Il n’est pas simplement poli et gentil. Pour la première fois, elle éprouva de l’émoi en prenant conscience de son propre pouvoir, le pouvoir de sa beauté sur les hommes.

« On m’a dit que ma mère était très belle. Elle est morte à ma naissance. Père dit que je lui ressemble. L’avez-vous jamais vue, Darren ?

— Seulement quand j’étais enfant, mais c’est vrai. Aliciane de Rockraven avait la réputation d’être une des plus jolies femmes du Kadarin au mur autour du monde. Certains disaient qu’elle avait jeté un sort à votre père, mais elle n’avait besoin d’autre sorcellerie que sa beauté. Vous lui ressemblez beaucoup, oui. Avez-vous aussi sa belle voix ?

— Je ne sais pas, avoua Dorilys. Je sais chanter juste, ma maîtresse de musique le dit, mais elle dit aussi que je suis trop jeune pour savoir si j’aurai une belle voix, ou seulement l’amour de la musique et un peu de talent. Aimez-vous la musique, Darren ?

— Je la connais un peu, dit-il en souriant, se serrant contre elle. Mais il n’est pas besoin d’une belle voix pour rendre une femme ravissante à mes yeux. Dorilys, je suis votre cousin et votre futur mari. M’accorderez-vous un baiser ?

— Si vous voulez », dit-elle docilement et elle lui tendit sa joue.

Darren, se demandant encore une fois si cette fille le taquinait ou si elle était simple d’esprit, lui prit le visage entre les mains, le tourna vers lui et l’embrassa sur la bouche en l’enlaçant.

Dorilys, se soumettant au baiser, sentit dans la confusion de son esprit embrumé un petit pincement d’inquiétude. Margali l’avait avertie. Oh ! Margali essaye toujours de me gâcher mon plaisir ! Elle se laissa aller contre Darren, se laissa étreindre, ouvrit la bouche à ses baisers. Elle n’était pas télépathe mais elle avait du laran et elle capta confusément l’émotion du jeune homme, l’éveil de son désir, la vague impression : Ce ne sera peut-être pas si déplaisant après tout ; elle se demanda pourquoi il en était surpris. Elle supposa donc qu’il devait être irritant pour un jeune homme de devoir épouser une cousine qu’il ne connaissait même pas et se sentit heureuse qu’il la trouvât belle. Il continua de l’embrasser, lentement, sentant qu’elle ne protestait pas. Dorilys était trop ivre, trop innocente pour comprendre vraiment ce qui se passait mais quand la main de Darren commença à délacer son corsage, s’insinua pour caresser ses seins, elle fut soudain honteuse et le repoussa.

« Non, Darren, ce n’est pas convenable. Vraiment, vous ne devez pas », murmura-t-elle d’une voix mal assurée, la langue pâteuse.

Elle pensa que Donal avait peut-être raison, qu’elle avait eu tort de boire autant. La figure de Darren était congestionnée et il ne semblait pas vouloir la lâcher. Elle lui prit fermement les deux mains et les écarta.

« Non, Darren ! » Elle recouvrit sa poitrine et tâtonna pour resserrer les lacets.

« Non, Dorilys, protesta-t-il d’une voix si rauque qu’elle se demanda s’il avait lui aussi trop bu. Ce n’est pas déplacé. Nous pouvons nous marier dès que vous voudrez. Cela vous plaira d’être mariée avec moi, n’est-ce pas ? »

Il la reprit dans ses bras, la serra contre lui et se remit à l’embrasser fébrilement, en murmurant :

« Dorilys, écoutez-moi. Si vous me laissez vous prendre, tout de suite, alors votre père consentira à ce que le mariage se fasse immédiatement. »

Dorilys commençait à se méfier ; elle lui déroba sa bouche, elle s’écarta, en se disant, dans son ivresse, qu’elle avait eu sans doute tort de sortir seule avec lui sur la terrasse. Elle était encore assez innocente pour ne pas très bien savoir ce qu’il voulait d’elle, mais elle savait que c’était une chose qu’elle ne devait pas faire, et plus encore quelque chose qu’il ne devait pas demander. Tout en cherchant à relacer son corsage de ses mains tremblantes, elle répliqua :

« Mon père…, Margali dit que je suis encore trop jeune pour me marier.

— Ah ! la léronis. Qu’est-ce qu’une vieille fille peut savoir de l’amour et du mariage ? Venez et embrassez-moi encore, mon petit amour. Non, restez tranquille dans mes bras. Laissez-moi vous embrasser…, comme ça… »

Elle sentait maintenant l’intensité de sa passion et s’en effrayait ; la figure de Darren était celle d’un étranger, les yeux brûlants, ses mains n’étaient plus caressantes mais fortes et insistantes.

« Darren, lâchez-moi, supplia-t-elle. Non, vraiment, vous ne devez pas ! Mon père ne sera pas content. Otez vos mains ! Je vous en prie, mon cousin ! »

Elle le repoussa mais elle n’était qu’une enfant, encore à moitié ivre, et Darren un homme, fort et lucide. Le laran confus de Dorilys capta son intention, sa détermination, l’ombre de cruauté.

« Ne vous débattez pas, susurra-t-il. Quand ce sera fini, votre père ne sera que trop heureux de vous donner à moi tout de suite, et ça ne vous déplaira pas, N’est-ce pas, ma petite fille, ma beauté ? Venez, laissez-moi vous aimer. »

Dorilys se débattit, soudain prise de panique. « Lâchez-moi, Darren ! Lâchez-moi ! Mon père sera très en colère ; Donal sera fâché contre vous. Lâchez-moi, Darren, sinon j’appelle au secours ! »

Elle vit dans ses yeux que cette menace faisait de l’effet et elle ouvrit la bouche pour crier, mais il devina son intention et lui plaqua une main sur les lèvres, étouffant le cri, tout en l’attirant plus fort contre lui. Chez Dorilys, la terreur fit soudain place à la rage. Comment ose-t-il ? Sous l’emprise de la colère, elle se tendit, comme elle avait pu le faire depuis qu’elle était bébé, quand on la touchait contre son gré, pour frapper…

La main de Darren retomba et, avec un cri étouffé, il gémit de douleur.

« Ah ! petite diablesse, comment oses-tu ! » gronda-t-il et d’un revers de main, il la gifla si violemment qu’elle faillit perdre connaissance. « Aucune femme au monde ne peut me traiter ainsi ! Tu es consentante, tu veux être cajolée et flattée ! Fini, c’est trop tard pour ça ! »

Comme elle tombait, il s’agenouilla à côté d’elle pour lui déchirer ses vêtements. Dorilys, folle de rage et d’effroi, frappa encore, elle entendit le claquement du tonnerre couvrant son propre cri, elle vit la lueur aveuglante tomber sur Darren. Il chancela, les traits convulsés, et tomba lourdement sur elle. Dans sa terreur, elle le poussa de côté et se releva, haletante, malade, épuisée. Il ne bougeait plus. Jamais, jamais elle n’avait frappé si fort, jamais… Ah ! qu’ai-je fait ?

« Darren, supplia-t-elle en se penchant sur le corps inerte. Darren, levez-vous ! Je ne voulais pas vous faire de mal, mais vous ne devez pas me brutaliser ainsi. Je n’aime pas cela. Darren ! Darren ! Est-ce que je vous ai vraiment fait mal ? Mon cousin, parlez-moi ! »

Mais il restait silencieux et, terrifiée, sans se soucier de ses cheveux défaits et de sa robe déchirée, elle courut vers la porte de la salle de bal.

Donal ! C’était son unique pensée. Donal saura que faire ! Je dois trouver Donal !

Donal, percevant le cri de panique de sa sœur résonner dans son esprit bien qu’on ne puisse l’entendre dans la salle, s’excusa à la hâte auprès du vieil ami de son grand-père qui était venu lui parler et partit en courant, guidé par le cri silencieux.

Ce faquin de Darren ! Il ouvrit la porte-fenêtre et sa sœur tomba dans ses bras, les cheveux à demi dénoués, le corsage ouvert.

« Dorilys ! Chiya, que s’est-il passé ? » demanda-t-il, le cœur battant, la gorge sèche.

Dieux tout-puissants, Darren aurait-il osé porter les mains sur une enfant de onze ans ?

« Viens, bredilla, personne ne doit te voir dans cette tenue. Viens, arrange tes cheveux, chiya ; lace ton corsage, vite. »

Donal pensait uniquement qu’il fallait cacher cet incident à leur père. Il se prendrait de querelle avec ses parents de Scathfell. Pas un instant, l’idée ne lui vint qu’une telle querelle pourrait tourner à son avantage personnel.

« Ne pleure pas, petite sœur. Il était ivre, il ne savait pas ce qu’il faisait, sûrement. Tu vois maintenant pourquoi une jeune femme ne doit pas boire au point de n’avoir plus sa tête à elle, pour empêcher les jeunes gens d’avoir de telles idées. Allons, Dorilys, ne pleure pas…

— C’est Darren, bredouilla-t-elle d’une voix chevrotante. C’est Darren… Je lui ai fait mal. Je ne sais pas ce qu’il a, il ne bouge pas, il ne veut pas me parler. Il m’a embrassée trop brutalement. Au début, je voulais qu’il m’embrasse mais alors il est devenu brutal et je l’ai prié de cesser, et il m’a giflée et j’étais en colère alors…, alors j’ai fait venir l’éclair mais je ne voulais pas lui faire de mal, vraiment pas. Je t’en supplie, Donal, viens voir ce qu’il a ! »

Avarra, miséricordieuse déesse ! Donal, la respiration oppressée, suivit sa sœur sur la terrasse obscure, il se pencha sur Darren mais il savait déjà ce qu’il trouverait. Darren, la figure levée vers le ciel noir, gisait immobile et son corps refroidissait déjà.

« Il est mort, Dorilys. Tu l’as tué », murmura-t-il en la prenant dans ses bras d’un geste farouchement protecteur, la sentant trembler comme un arbre par grand vent. Près des tours du château d’Aldaran, les coups de tonnerre éclataient et grondaient, en s’éloignant lentement dans de sourds roulements.

Reine des orages
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