CHAPITRE II
Le porte-bannière fut le premier à apercevoir la Tour, structure de pierre qui se dressait, solitaire, au milieu de la plaine, un petit village niché à ses pieds comme pour se placer sous sa protection. La nuit approchait, et le grand soleil rouge était bas sur l’horizon. Déjà, trois des quatre lunes étaient levées, tout juste visibles derrière les nuages de cette fin de printemps, simples taches floues à peine plus claires que les nuages dans la pénombre. Le brouillard commençait à se condenser en gouttelettes, mais en cette saison, au moins, la pluie ne tournait pas à la neige.
Il y avait huit gardes, en comptant le porte-drapeau, tous montés sur des chevaux magnifiques, et la bannière allait devant, bleu et argent, brodée du noble emblème des Hastur, le sapin d’argent, et de leur devise. Permanedal – « Je resterai ». Derrière eux venaient Lorill Hastur, sa sœur, Dame Léonie Hastur, et Melissa Di Asturien, compagne et chaperon de Dame Léonie – quoique, à l’âge respectable de seize ans, Melissa fût un piètre chaperon. Et comme Léonie la trouvait ennuyeuse, c’était aussi une piètre compagne. Les deux jeunes filles étaient enveloppées de longs voiles de voyage. Les chevaux étaient magnifiques, mais ils avançaient lentement, très fatigués, car la caravane s’était mise en route à l’aube.
Lorill donna le signal de la halte. La Tour maintenant en vue, il était difficile de s’arrêter, même s’ils savaient tous que leur but était encore à plusieurs jours de cheval. Dans cette plaine, les distances étaient souvent trompeuses.
Se pliant à une vieille habitude, Lorill Hastur laissa sa sœur décider s’ils camperaient ou non.
— Nous pourrions camper ici, dit-il, montrant de la main une clairière proche de la route, et ignorant les gouttelettes qui commençaient à s’accumuler sur ses cils. Si la pluie forcit, nous devrons nous arrêter de toute façon ; je ne vois aucune raison de continuer en plein orage, au risque d’estropier nos bêtes.
— Moi, je pourrais chevaucher toute la nuit, protesta Léonie, et ça m’ennuie de m’arrêter en vue de la Tour. Pourtant…
Elle se tut pour réfléchir. S’ils continuaient sous la pluie, ils arriveraient à la Tour trempés, épuisés et transis. C’était une nuit à quatre lunes – et sa dernière nuit de liberté. Peut-être que ce serait une bonne idée de la passer à la belle étoile…
— Et où coucherons-nous ? demanda Melissa, avec une grimace annonçant le rejet immédiat de l’idée de Léonie. Dans des tentes ?
— Derik me dit qu’il y a une bonne auberge au prochain village, dit Lorill. Mais je suppose qu’il pense plus à sa bière qu’aux aménagements.
Léonie gloussa, car la capacité de Derik était devenue un sujet de plaisanterie au cours de ce voyage.
— Il boit comme un moine au Solstice d’Hiver, dit-elle en riant. Mais il est assez sobre sur la route. Nous ne devrions pas le priver de sa bière, je suppose…
— Au moins, je ne veux pas chevaucher toute la nuit, intervint Melissa d’un ton querelleur, à la fois contestataire et geignarde.
Léonie se raidit d’irritation, et ravala une remarque acerbe, mais Lorill dit avec bonhomie :
— Toi, tu ne penses pas à la bière, je suppose !
— Pas du tout, répliqua Melissa, boudeuse. Seulement à un bon feu. Aucune raison de souffrir dans une tente quand nous pouvons avoir ce bon feu un peu plus loin.
Souffrir dans une tente ? Dans le genre de tente qu’emportaient les Hastur, toute souffrance était improbable, même s’il y ferait sans doute un peu plus froid que ne l’aurait voulu Melissa – mais Melissa adorait se plaindre et les accabler d’allusions à sa santé délicate. Et, sans doute aucun, une fois que Melissa serait au chaud, elle se plaindrait du repas, de la chambre pleine de fumée, et pousserait des cris d’orfraie à la vue du moindre insecte. Léonie préférait de beaucoup une nuit sous la tente, même un peu froide et humide, à une nuit dans une auberge infestée de vermine. Au moins, la tente offrait un abri sûr, tandis que celui de l’auberge restait hypothétique.
Et il y avait cette autre considération…
Le cheval de Léonie piaffa nerveusement, et elle dit avec un soupir mélancolique destiné à faire céder son frère à son caprice :
— Ce sera une nuit à quatre lunes…
— Mais tu ne pourras pas les voir, remarqua Lorill avec une logique implacable. Elles sont cachées par les nuages. Autant profiter d’un bon feu. Au moins, l’auberge sera chaude et sèche.
— Peut-être que l’auberge prendra autant l’eau qu’une promesse de Séchéen, avec une légion de souris et de puces, en plus. J’aurai tout le reste de ma vie pour me chauffer aux feux de bois, protesta Léonie. J’aurai tout le reste de ma vie pour voir le monde entre quatre murs ! Et les nuits à quatre lunes ne sont pas si fréquentes que je veuille manquer celle-ci !
Elle regarda Melissa avec dédain, regrettant qu’elle ne soit pas n’importe où, sauf près d’elle en qualité de chaperon. D’ailleurs, elle aurait pu aussi bien se passer de gardes et de porte-bannière. À la vérité, elle aurait préféré partir seule avec Lorill. Les jumeaux Hastur avaient toujours été très proches, et elle ne prévoyait aucun danger dans un si court voyage – après tout, c’était son jumeau, ce n’était pas lui qui risquait de l’insulter !
Mais à cause de son haut rang et de la mode actuelle, les jeunes nobles ne pouvaient pas voyager seules même en compagnie de leurs frères, sans escorte appropriée, avec gardes et chaperon. Selon la coutume ténébrane, Lorill avait été déclaré majeur lors de son quinzième anniversaire ; et Léonie était maintenant considérée comme une adulte, elle aussi. Elle était toujours un peu garçon manqué et très entêtée, mais d’une réputation absolument sans tache…
Qu’une longue chevauchée sans chaperon aurait pu ternir.
Au diable la coutume, pensa-t-elle, insoumise. Si on croyait Lorill incapable de la protéger, elle était très capable de se protéger elle-même ! Lorill était de taille moyenne pour un homme, mais Léonie, qui avait à peu près la même taille, était exceptionnellement grande pour une femme. Et cette taille devait donner à réfléchir à deux fois à un assaillant éventuel.
Elle était exceptionnelle à bien d’autres égards. Comme toutes les femmes Hastur, et la plupart des hommes, elle avait le teint clair et une magnifique chevelure d’un roux flamboyant, pour l’heure tressée en couronne autour de sa tête. Plus encore que Lorill, elle était marquée du sceau des Hastur. Comyn, elle l’était jusqu’au bout des ongles. Comyn et Hastur – cela devait donner à réfléchir au plus audacieux des hors-la-loi. Et s’il devait lui arriver quelque chose, la recherche des coupables serait impitoyable, et la vengeance terrible.
Léonie était aussi remarquablement belle – chose qu’elle savait très bien – et elle était depuis trois ans la coqueluche de la cour. Entre les courtisans et ses soupirants, Léonie avait été incroyablement choyée et chouchoutée. Leur père était l’un des principaux conseillers du Roi Stefan, et on savait qu’une fois devenu veuf, le Roi Stefan Elhalyn lui-même l’avait demandée en mariage. Ce qui l’aurait encore rendue plus populaire si cela avait été possible, car même ceux qui n’appartenaient pas à son groupe d’âge recherchaient son attention, pensant au jour où elle serait peut-être reine.
Mais Léonie n’avait nulle intention de se marier. Elle avait une autre idée en tête, dont même la perspective d’une couronne ne l’avait pas détournée, car le pouvoir d’une reine se limitait à ce que son seigneur et roi voulait bien lui abandonner. Léonie ne voulait pas de telles limitations. Elles n’étaient pas imposées à Lorill, alors, pourquoi à elle ? N’étaient-ils pas jumeaux et nés égaux, ne différant que par le sexe ?
Depuis son enfance, Léonie désirait avoir une place dans une Tour, où elle consacrerait sa vie à sa vocation de leronis. Politiquement et socialement, cela la mettrait très au-dessus de toutes les autres femmes de l’aristocratie, avec des pouvoirs égaux à ceux de Lorill.
Et si elle réalisait son rêve secret, et devenait la Gardienne de la Tour d’Arilinn, elle aurait un pouvoir plus grand que celui de son jumeau, du moins tant que vivrait leur père. Car la Gardienne d’Arilinn avait un siège au Conseil de plein droit, et ne recevait d’ordres d’aucun homme sauf du Roi lui-même.
Trouver une Tour qui l’accepterait ne posait aucune difficulté ; tout le monde savait que la nature avait généreusement pourvu Dame Léonie du laran des Hastur. Pourtant, maintenant que le moment était arrivé, Léonie avait douloureusement conscience que cette voie qu’elle avait elle-même choisit allait la séparer de tous ceux qu’elle aimait, car elle serait isolée pendant toute sa période d’entraînement à la Tour. Pour le moment, et quoi qu’elle devînt plus tard, elle n’était qu’une très jeune fille sur le point d’être séparée de son frère et de toute sa parenté, perspective angoissante, même pour Léonie.
— J’aurai tout le reste de ma vie pour me chauffer devant la cheminée, répéta-t-elle, levant les yeux vers le ciel qui s’assombrissait. Une nuit à quatre lunes…
— Que, malheureusement, ou peut-être heureusement, tu ne peux pas voir, la taquina Lorill. Tu sais ce qu’on dit des nuits à quatre lunes.
Elle l’ignora.
— Je ne veux pas être claquemurée à l’intérieur cette nuit ! dit-elle avec entêtement. Crois-tu qu’un chieri puisse venir m’enlever dans ma tente sans que vous vous en aperceviez, toi et les gardes ? Ou que des Séchéens puissent surgir brusquement de la plaine pour m’enlever ?
— Oh, Léonie, tu n’as pas honte ? la réprimanda Dame Melissa, couvrant sa bouche de sa main, comme scandalisée à cette idée.
Ou peut-être était-elle simplement scandalisée que Léonie osât plaisanter sur un sujet aussi grave que l’enlèvement.
Léonie subissait depuis longtemps les indignations et les vapeurs de Melissa, et elle en avait assez.
— Oh, tais-toi, Melissa, dit-elle sèchement. À seize ans, tu parles déjà comme une vieille fille. Et une vieille fille maniaque, en plus !
Lorill se contenta de sourire.
— Ça veut dire que tu n’as pas envie d’aller à l’auberge, je suppose ? Très bien. Pour une fois, Derik se passera de bière !
Il branla du chef.
— Au moins, nous avons le temps de monter les tentes avant qu’il ne pleuve à seaux. Tu es la fille la plus étrange que je connaisse, la taquina-t-il. Préférer coucher sous la tente au lieu d’aller à l’auberge.
— Je veux coucher à la belle étoile, répéta-t-elle. C’est ma dernière nuit avant d’entrer à la Tour, et je veux la passer sous le ciel.
— Sous la pluie, oui ! dit-il en riant. Et les étoiles ? Pour ce que tu les verras, tu pourrais aussi bien avoir un toit sur la tête.
— Il ne pleuvra pas toute la nuit, dit-elle avec assurance.
— Pourtant, on ne dirait pas que la pluie va cesser avant le matin, rétorqua-t-il.
Lorill haussa les épaules mais céda.
— Bon, nous ferons ce que tu veux, Léonie. Après tout, c’est ta dernière nuit avant d’entrer à la Tour.
Léonie attendit calmement en selle que Lorill ait pris toutes les dispositions pour le campement ; elle était bonne cavalière, et son cheval était beaucoup trop fatigué pour s’agiter.
Il donna l’ordre de monter les tentes, et Léonie ignora les grommellements et les regards rancuniers des hommes. Les gardes auraient dû être contents de s’arrêter, et une nuit passée à l’écurie – car ils ne trouveraient pas d’autre abri dans une auberge de village – ne valait pas mieux qu’une nuit sous la tente. En fait, il y ferait même plus froid, sans doute, car ils ne seraient jamais autorisés à faire du feu dans une écurie. Ils feraient bien d’y penser une fois au chaud sous leur tente.
Tandis que les gardes dépliaient les toiles, Lorill démonta, aida Léonie à mettre pied à terre, et la conduisit sous l’abri précaire d’un arbre. Melissa les suivit, reniflant bruyamment et affectant des frissons dont Léonie mit l’authenticité en doute. Melissa voulait simplement qu’on la plaigne – comme toujours. Pourquoi son père lui avait-il choisi Melissa comme compagne, Léonie n’en avait aucune idée. Peut-être parce que Melissa était tellement comme il faut que Léonie devait être moins tentée de faire des bêtises qu’avec une amie pleine d’entrain.
La pluie s’intensifia, tandis que les gardes bataillaient toujours avec les lourdes toiles, et la cape d’équitation de Léonie la protégea de moins en moins. La pluie commençait à la traverser aux épaules, l’ourlet était trempé – et les reniflements de Melissa étaient non plus affectés mais authentiques. Un instant, elle regretta son entêtement – mais seulement un instant. C’était sa dernière nuit de liberté relative ; elle n’aurait plus jamais autant de liberté jusqu’à ce qu’elle revête les robes pourpres de Gardienne. Elle était bien décidée à la savourer jusqu’au bout.
Dès que les tentes furent montées, le jeune Seigneur Hastur ordonna qu’on allume du feu et qu’on apporte des braseros dans les tentes. Dans le crépuscule finissant, il conduisit Léonie à la sienne, lui tenant la main pour l’empêcher de trébucher dans l’ourlet trempé de sa cape.
— Nous y voilà. Je pense toujours que tu aurais été mieux à l’auberge, et je sais parfaitement que Melissa pense comme moi, soupira-t-il d’un air patient. Mais tu as ton lit sous les étoiles – même si tu ne vois ni étoiles ni lunes cette nuit. Je ne sais pas où tu vas chercher ces idées, Léonie. Naissent-elles de quelque logique que tu es la seule à comprendre, ou est-ce simplement le désir de nous voir plier devant ta volonté ?
Léonie se débarrassa de sa cape, se jeta sur une pile de coussins et regarda languissamment son frère. La lumière de la lanterne accrochée au piquet central de la tente éclairait son beau visage, et Léonie eut l’impression dérangeante de se voir elle-même en train de se regarder.
— Je pense souvent aux lunes, dit-elle sans préambule. Qu’est-ce qu’elles peuvent bien être, à ton avis ?
Si ce brusque changement de sujet l’étonna, il n’en montra rien.
— Mes professeurs me disent que, malgré les vieilles légendes de chieris s’alliant à des filles des Domaines, les lunes ne sont que d’immenses blocs de roc tournant autour de notre monde, dit Lorill. Mortes, désertes, froides, sans air et sans vie.
Elle réfléchit quelques instants à cette réponse, qui ne concordait pas avec la vague appréhension qu’elle ressentait depuis quelque temps.
— Et tu crois cela, Lorill ?
— Je ne sais pas.
Lorill haussa les épaules, comme si la question était sans importance. Et peut-être n’en avait-elle pas pour lui.
— Je ne suis pas romanesque comme toi, chiya. Je ne vois aucune raison d’en douter ; et je ne me soucie pas vraiment de ce qu’elles sont. Après tout, elles ne peuvent pas plus nous influencer que nous ne pouvons les affecter.
— Moi, je m’y intéresse.
Léonie fronça brusquement les sourcils. C’était peut-être la seule fois où elle aurait l’occasion de parler de ses prémonitions avec son frère. Ce n’était peut-être pas le meilleur moment – mais il ne s’en présenterait plus aucun autre, une fois qu’elle serait entrée à la Tour de Daleteuth.
— Je sens que quelque chose vient sur nous des lunes – et que notre vie ne sera plus jamais comme avant.
Elle se retourna sur le dos et fixa le plafond de la tente, comme si elle pouvait voir les lunes à travers la toile et les nuages.
— Franchement, Lorill, tu ne sens pas que quelque chose d’important est sur le point de se passer ?
— Pas vraiment, dit-il en bâillant. Je ne ressens que le sommeil. Tu es femme, Léonie ; tu ressens plus fortement l’influence des lunes, c’est sans doute ça. Bien qu’il pleuve et que tu ne puisses pas la voir, Liriel exerce son attraction sur toi – et tu sais que cela peut être spectaculaire.
Léonie reconnut la justesse de ces paroles.
— Et avec la conjonction actuelle, elles exercent toutes leur attraction sur moi. Je voudrais que le ciel soit dégagé ce soir. Mais à part ça, je sens…
— Allons, Léonie, pas de mysticisme avec moi, dit-il, l’air légèrement inquiet. Si tu continues, je vais avoir l’impression de parler à Melissa, toute inepties et vapeurs, et tu me décriras tes visions d’Evanda et d’Avarra !
— Non, dit-elle. Tu peux me taquiner tant que tu voudras, Lorill. Mais je te dis que quelque chose vient sur nous – un grand changement dans nos vies – et que rien ne sera plus jamais comme avant. Je parle pour tout notre monde, pas seulement pour toi et moi.
Elle parlait avec tant de conviction que Lorill cessa de plaisanter, et hocha gravement la tête.
— Tu es une leronis, sœurette, avec ou sans entraînement dans une Tour. Si tu dis que quelque chose va se passer, c’est sans doute que tu as reçu le don de prémonition. Tu as idée de ce que sera ce grand événement ?
L’imprécision de son intuition la rendait malade.
— Je le voudrais bien, Lorill, répondit-elle, hésitante et malheureuse. Mais je sais seulement que cela a quelque chose à voir avec les lunes. Je le sens ; j’en jurerais. Parfois, je ne suis même plus sûre de vouloir aller à Dalereuth, avec ce qui va survenir.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il, stupéfait.
Et sa stupéfaction était compréhensible. Léonie n’avait jamais laissé aucune considération s’interposer entre elle et son désir d’aller dans une Tour. Elle avait foulé aux pieds quiconque lui avait suggéré un autre avenir. Dans son désir de devenir une leronis, elle avait même refusé la main d’un roi.
— Je voudrais pouvoir te le dire, dit-elle, fronçant les sourcils pour se concentrer. Si j’étais une leronis parfaitement entraînée au lieu d’une simple novice…
Elle se tut, comme incapable de trouver les paroles pouvant exprimer ce qu’elle ressentait. Mais ce n’étaient pas seulement les mots qui lui manquaient, c’était la capacité de préciser ce qui n’était qu’une intuition, aussi évanescente que la brume du matin, et aussi difficile à saisir.
Lorill resta immobile un moment, pensif.
— Quoi que ce soit, je voudrais pouvoir partager ta prémonition. Mais tu sais ce qu’on m’a dit quand on m’a donné ma matrice, dit-il, portant machinalement la main au sachet de cuir suspendu à son cou. Que chez les jumeaux, l’un a généralement plus, et l’autre moins, que sa part de laran. Inutile de te dire comment le partage s’est fait entre nous. Tu utiliseras le tien mieux que moi, sans aucun doute.
Léonie comprit ce qu’il voulait dire. C’était tout aussi bien que Lorill eût le laran le plus faible, car à leur époque, et bien que la paix régnât dans les campagnes, une profession imposant un mode de vie si cloîtré n’aurait jamais été autorisée à un Hastur – à moins qu’il ne fût un septième fils. Il était inéluctable que Lorill prît sa place à la cour auprès de leur père, et que cela lui plût ou non importait peu. À sa façon, Léonie aurait beaucoup plus de liberté que lui, dès qu’elle serait entraînée. Elle pourrait choisir où elle irait, et seule la puissance de son laran la limiterait dans sa quête de l’ultime récompense – devenir Gardienne.
— Qu’est-ce que tu vois, sœurette ? demanda-t-il d’une voix étranglée d’appréhension.
— Uniquement ce que je t’ai dit, soupira Léonie en se tournant vers lui. Danger, changement, et occasions venant sur nous – des lunes. Ça ne suffit pas ?
— Pas pour notre père ou le Conseil, dit Lorill, branlant du chef. Si je n’ai rien de plus à leur communiquer que de vagues prémonitions sur les lunes, ils vont penser que j’ai bu – qu’est-ce que tu disais de Derik, déjà ? – comme un moine au Solstice d’Hiver.
— C’est vrai, soupira-t-elle. Mais qu’est-ce que je peux faire ?
— Si tu avais plus d’informations pour moi… suggéra-t-il discrètement.
Il n’aurait pas dû encourager une jeune télépathe sans entraînement à rechercher des informations sans supervision. Et surtout pas une Hastur, le don des Hastur étant ce qu’il était – le pouvoir de la matrice vivante. Si Léonie le possédait dans toute sa force, elle n’aurait pas besoin d’une pierre-étoile pour se mettre dans des situations dangereuses dont seule une Gardienne pourrait la tirer. Mais Léonie avait l’habitude d’en faire à sa tête – et Lorill était accoutumé à sa capacité de faire pratiquement tout ce qu’elle voulait.
Léonie fronça les sourcils, plus désemparée que réprobatrice.
— J’essaierai, dit-elle au bout d’un moment. Je ferai de mon mieux. Peut-être que j’arriverai à voir quelque chose de plus précis – quelque chose qui pourrait convaincre notre père.
Lorill la laissa à ses méditations solitaires. Léonie éteignit la lampe, mais ne se déshabilla pas, prêtant l’oreille aux bruits du campement, et attendant patiemment que le dernier garde s’enroule dans sa couverture.
Elle n’eut pas longtemps à attendre. Tous en avaient tellement assez du froid et de la pluie qu’ils recherchèrent bientôt la chaleur de leurs tentes. Dès qu’elle eut l’impression qu’ils étaient tous couchés, sauf une sentinelle arpentant le camp dans sa cape trempée, Léonie se leva et alla à l’entrée de sa tente.
Elle jeta prudemment un coup d’œil dehors, puis braqua son attention sur le ciel. Les nuages épais déversaient une pluie drue sur la terre, et ne semblaient pas disposés à se disperser avant de s’être vidés de toute leur eau. Mais Léonie savait par expérience que les nuages étaient toujours en mouvement ; simple question de direction et de vitesse pour s’en débarrasser. Il y avait un an environ que Léonie avait appris à mettre ses observations à profit.
Elle les observa attentivement, pour déterminer la direction du mouvement, la direction d’où soufflait le vent au sommet des nuages. Son expérience lui avait appris qu’il ne soufflait pas toujours dans la même direction qu’au sol. Une fois qu’elle l’eut déterminée, elle projeta son esprit et poussa doucement les nuages dans le même sens, comme un berger accélère l’allure de ses moutons trop placides, et bientôt, ils se dispersèrent et le ciel se dégagea. Les quatre lunes flottaient très haut au-dessus des tentes, chacune d’une couleur différente. Elles étaient magnifiques – mais aussi silencieuses et énigmatiques que jamais.
Léonie attacha la portière de la tente en position ouverte, et s’assit sur un coussin, s’efforçant de toucher en elle quelque chose qui donnerait forme et substance à ses vagues prémonitions.
Sans résultat, à part une insomnie persistante.
Assise à l’entrée de sa tente, elle fixa les lunes pendant des heures, s’efforçant de concentrer son laran sur ce qu’elle voyait avec ses yeux de chair, les formes rondes des quatre lunes – s’efforçant de concentrer son esprit sur la certitude de ce qui les attendait, s’efforçant de se concentrer sur ses terribles appréhensions.
S’efforçant de trouver les réponses dont elle sentait qu’elles lui seraient nécessaires – bientôt.