Les Elhalyn et les di Asturien.
Encore une affaire de famille !

7. LE MARCHÉ

de Chel Avery

 

 

Mon père m’a mariée à un homme qui a le caractère d’un banshee et l’esprit d’un lapin cornu. Réprimant un gémissement, Caillen dit tout haut :

Tu as eu raison de me demander confirmation, Eduin. Il s’agit en effet d’un malentendu. Mon mari n’avait pas l’intention de faire planter les noyers sur le versant ouest de la montagne, ou ils seraient la moitié de la journée dans l’ombre du Pic de Brunner. Dom Raul veut qu’on les plante sur le versant est.

Le majordome la remercia avec embarras, évitant de la regarder, et se retira à la hâte. Caillen se permit enfin de gémir en se laissant tomber dans un fauteuil près du feu.

Elle n’était mariée que depuis deux saisons, et déjà le majordome et le coridom venaient lui demander son avis derrière le dos de leur Seigneur, toujours sous le prétexte de connaître « la véritable volonté » de Raul en la matière.

Père, pourquoi m’as-tu donnée à cet imbécile prétentieux ? J’avais toujours cru que tu m’aimais, que tu m’avais élevée en vue d’un destin plus enviable qu’un mariage qui me ligote comme les chaînes d’une Séchéenne. Te souciais-tu si peu de moi que tu aies fait passer ton orgueil avant mon bonheur, pour te vanter du beau mariage que j’avais fait avec l’héritier d’un Domaine ? Voulais-tu recouvrer la proéminence perdue au cours des anciennes guerres, et que tu paraissais content d’oublier ?

Luttant contre un vertige passager, elle s’efforça d’envisager objectivement la situation. Peut-être attendait-elle trop du mariage. Après tout, elle n’était plus de première jeunesse. Au village, son célibat prolongé faisait beaucoup jaser quand Dom Aldric di Asturien s’était enfin résigné à se séparer de sa fille, qui avait vingt ans, pour qu’elle entre dans le lit du jeune Seigneur Elhalyn. Elle devait se montrer plus réaliste. Les mariages étaient arrangés pour la perpétuation de la famille et la gestion des biens – pas pour la félicité de la mariée. S’était-elle laissé tourner la tête par toutes les ballades qu’elle avait écoutées ?

Non ; elle n’était pas une imbécile et ne l’avait jamais été. Elle avait appris les règles du mariage et de la vie de famille sur les genoux de sa mère. Domna Alicia s’était satisfaite d’être épouse de Dom Aldric et maîtresse des terres des di Asturien. On parlait beaucoup de l’attachement de Dom Aldric à sa femme et à sa famille, parfois avec respect, parfois avec dérision, selon le commentateur. De sorte qu’il était encore plus étrange et incompréhensible que son père eût conclu ce mariage impossible pour sa fille unique.

 

Caillen n’avait pas encore vu son douzième été que le dernier des nombreux petits frères qui l’avaient suivie dans ce monde, était, comme tous les autres, mort quelques heures après sa naissance, bleu et suffocant. La sage-femme avait dit à Dom Aldric :

– Assez ! Toutes ces grossesses vont finir par ruiner sa santé. Contente-toi de ta fille, et ne la mets plus enceinte.

Dom Aldric avait attendu une demi-lunaison, le temps qu’Alicia fût relevée de ses couches, puis il l’embrassa tendrement dans la cour et s’en alla, accompagné de deux hommes et trois chevaux. Quand il revint, deux décades plus tard, le cheval supplémentaire ne portait pas la jeune et ravissante baragana que tous attendaient et qu’aucun ne lui aurait reprochée, mais une vigoureuse nourrice d’âge mûr, tenant devant elle un bambin d’environ quatre étés.

C’était le fils cadet du Seigneur Geom Elhalyn. Aldric mit l’enfant dans les bras d’Alicia.

– Je l’ai adopté pour en faire mon héritier. Prends-le, chère épouse, et élève-le pour moi.

Et Alicia le reçut avec joie, elle qui aspirait tant à serrer un autre enfant sur son cœur.

Le jeune Corys, ainsi qu’il s’appelait, était un enfant plein de beauté et de charme.

– Comme il est beau, s’exclama l’une des femmes de sa mère. Je ne comprends pas comment Dame Elhalyn a pu s’en séparer.

– Dame Elhalyn est morte, dit Dom Aldric, et le Seigneur Geom aime assez ses deux fils pour se réjouir qu’ils soient tous deux maîtres d’un domaine, et que le plus jeune ne conteste jamais les droits de celui qui est son héritier.

Mais les femmes se gaussèrent de cette réponse.

– Comment ce chérubin pourrait-il menacer quiconque ?

 

Quelques jours plus tard, Dom Aldric fit venir Caillen dans son cabinet de travail et la pria de s’asseoir et de l’écouter attentivement.

– Ma fille, mon accord avec Dom Geom comporte un second volet, et il te concerne.

Les yeux de Caillen se dilatèrent, car elle n’imaginait pas de quoi il voulait parler.

– Je t’ai fiancée à Raul Elhalyn, fils aîné de Dom Geom et son héritier.

Dom Aldric saisit les deux mains de sa fille.

– Il faut que tu comprennes, ma fille. C’est un beau mariage que d’être promise à l’héritier d’un Domaine, un parti plus beau que nous ne pouvions l’espérer. Mais je n’aime pas cette coutume de décider de la vie de nos enfants quand ils sont encore trop jeunes pour savoir à quoi ils s’engagent. Si tu me dis que tu n’es pas attirée par le mariage, si tu préfères passer ta vie dans une Tour par exemple, il n’est pas trop tard pour trouver quelque excuse et te délier de cet engagement.

Caillen secoua la tête.

– Je n’avais pas encore pensé au mariage, Père, mais je vois que cela plaît à ma mère, et je tiendrai donc ce que tu as promis.

Dom Aldric ébouriffa les cheveux de Caillen, que, vu son jeune âge, elle portait encore dénoués.

– Parfait. Bon, tu es jeune, alors n’y pense plus. Le moment viendra bien assez tôt. Mais j’ai autre chose à discuter avec toi. Dis-moi, mon enfant, ta mère t’a-t-elle appris à gouverner la maison. Sais-tu faire la cuisine, t’occuper du linge, diriger les servantes ?

– Oui, Père, dit Caillen avec fierté, car Alicia le lui avait si bien appris qu’elle lui avait confié le gouvernement de la maisonnée lors de ses deux dernières couches.

– Très bien, dit Dom Aldric. Ton éducation ne souffrira donc pas si je t’éloigne un peu de ta mère. J’ai longtemps attendu un fils qui chevaucherait près de moi par monts et par vaux. Il faudra encore attendre quelques années avant que le jeune Corys soit assez grand pour monter un poney. Alors, pendant que ta mère l’élèvera, je revendiquerai la compagnie de ma fille.

 

Ce furent ces années, passées dans la compagnie quotidienne de son père, qui lui donnèrent la certitude qu’il l’aimait. Chevauchant côte à côté, il lui parlait avec confiance de toutes les questions qui le préoccupaient, de la rotation des cultures, de l’élevage des chervines, de la sévérité ou de l’indulgence à témoigner, selon les cas, aux paysans qui travaillaient la terre. Quand il rencontrait des négociants pour ses affaires, elle était assise près de lui dans son cabinet de travail, et quand il passait un contrat ou envoyait un message ; il lui permettait d’apposer le cachet de cire sur le document, avec le grand sceau de fer portant ses armes. Un été, malgré les protestations de sa mère, il l’avait emmenée sur le front des incendies, pour porter des messages entre les équipes qui combattaient le feu. Avec le temps, il ne se contenta pas de lui exposer ses opinions, il se mit à lui demander son avis, à discuter avec elle de la gestion des terres comme il l’aurait fait avec son intendant.

A quinze ans, on l’envoya à la Tour de Dalereuth pour apprendre à contrôler ses dons psychiques qui s’éveillaient. Et, bien qu’elle n’eût qu’un laran modeste, elle y resta trois ans, alors que des jeunes filles au laran bien plus puissant que le sien n’y passaient qu’une ou deux saisons avant de rentrer chez elles, souvent pour se marier. A chaque solstice d’été, Sa Gardienne, la douce Ballart de Dalereuth, la prenait à part et disait :

– Ton père a accepté que nous te gardions un an de plus dans les relais.

Elle continuait donc à servir docilement, aidant à transmettre les messages de Tour en Tour, tant et si bien qu’elle finit par connaître les affaires de tous les domaines, les relations, les arrangements et les querelles de toutes les familles des Comyn, et les intrigues de Thendara. Quand l’épouse du Seigneur Alton mourut en couches, elle devina correctement, avant tout signe avant-coureur, que la fille cadette de Serrais, le Domaine le plus récemment aux prises avec Alton au Conseil, serait bientôt expédiée vers l’est.

Ce fut la mort de sa mère qui la fit revenir à la maison. Son père et Corys, devenu un grand adolescent plein de vie, l’accueillirent et ils partagèrent leur chagrin, qui était profond et sincère.

– Tu as déjà dix-huit étés, dit son père, la serrant sur son cœur. En toute justice, j’aurais dû te marier voilà deux étés. Mais je ne peux pas me séparer d’Alicia et de toi de façon si rapprochée. Reste auprès de moi un certain temps.

A la fonte des neiges de printemps, Dom Aldric dit à Caillen :

– J’ai engagé un précepteur pour Corys. Je crois que c’est une bonne chose pour un homme que d’avoir un peu d’instruction, pour pouvoir écrire et lire ses propres messages et éviter d’être volé. Mais je ne veux pas l’envoyer à Nevarsin, alors je fais venir un moine. Il n’a pas l’air commode, et je crois que ça fera du bien à Corys d’avoir un professeur très strict. Mais il pleure encore sa mère adoptive, et il serait bon qu’il ait sa sœur aimante à son côté. Travaille avec Corys, Caillen, et je suis sûr que les gages de ce précepteur ne seront pas de l’argent perdu.

Et ainsi, sous la direction de Frère Domenic, qui était effectivement sévère, le frère et la sœur apprirent à se connaître et à s’aimer en même temps qu’ils apprenaient les rudiments de l’orthographe et du calcul. Huit ans passèrent entre le moment où Caillen fut informée de ses fiançailles et la célébration du mariage. Et pas une seule fois elle ne rencontra son futur époux, quoique Dom Geom soit plusieurs fois venu en visite. Elle aimait beaucoup le Seigneur vieillissant, qui avait l’esprit taquin, quoiqu’il fût inflexible en ce qui concernait ses convictions. Il s’efforça tout spécialement de se rapprocher de Caillen, et ce geste la charma. Si son fils est à moitié aussi chaleureux et spirituel que lui, il me tarde d’être mariée, pensait Caillen. Le dernier été avant la noce, comme Dom Geom prenait congé de la famille après une visite, il embrassa Caillen sur les deux joues et lui prit les mains.

– Je compte sur toi, ma fille, dit-il, énigmatique, avant d’enfourcher sa monture.

Neuf mois plus tard, le vieux Seigneur était mort. Douze mois plus tard, Caillen, jeune mariée, le cœur gros d’avoir perdu le seul membre de sa nouvelle famille qu’elle connaissait et aimait, quittait Asturias à cheval au côté de Dom Raul, le nouveau Seigneur Elhalyn.

 

Très vite, elle se rendit compte que Raul n’avait pas l’étoffe d’un Seigneur. Il était, comme disait celle des servantes de sa mère qui s’occupait du poulailler, « à moitié couvé ». Il faisait bévue sur bévue, gérant le Domaine avec la finesse d’un faucon verrin élevant un chaton. S’il ne le détruisit pas totalement, se faisant des ennemis de tous ses voisins en prime, ce fut grâce aux efforts combinés de son intendant, de son coridom, et de Caillen qui réparaient ses maladresses derrière son dos, avec une discrète subtilité, car Raul était orgueilleux et prompt à s’offenser s’il croyait que l’on attentait à son autorité.

Pourquoi, mon père ? Pourquoi m’as-tu condamnée à un tel destin ? Il avait dix-sept ans quand tu as conclu nos fiançailles. N’as-tu donc pas vu ses défauts, ou ne t’en es-tu pas soucié ? Je ne peux pas aimer et honorer un tel homme. Je n’ose pas obéir à un tel homme. Est-ce que mes sentiments ne comptaient pas pour toi, Père ?

Elle se leva pour aller aux écuries, chercher du réconfort, ou au moins une distraction, dans les soins à donner à de simples bêtes. Mais quand elle fut debout, la pièce tournoya autour d’elle.

Elle revint à elle dans son lit. Assise près d’elle, la sage-femme du Domaine rayonnait, comme si elle avait elle-même façonné les quatre lunes en cire d’abeilles de couleurs.

 

Caillen fut sur pied en une question d’heures, mais les jours qui suivirent furent pour elle plus éprouvants que ne l’avait été toute sa vie conjugale jusque-là. Raul se pavanait comme s’il était le premier marié à mettre son épouse enceinte. Il traitait Caillen comme si la grossesse l’avait rendu faible de corps et d’esprit, lui ordonnant constamment d’aller se reposer dans sa chambre, et qualifiant ses protestations de « lubies de femme enceinte ».

Juste comme Caillen atteignait les limites de sa résistance, un message arriva, lui promettant du secours sous forme de divertissement. Un groupe d’Aillard allant à Hali demandait à s’arrêter à Elhalyn. Pour Caillen, c’était l’occasion de parler avec des gens intéressants, peut-être même avec une femme de son âge. Mais pour Raul, c’était une occasion de parader.

– Commande un banquet pour eux, Caillen, ordonna-t-il. Porte la tiare en filigrane de cuivre de ma mère. Je suis sûr que les femmes Aillard n’ont rien de comparable malgré toutes leurs perles. Et dis au cuisinier de préparer des gâteaux et de faire rôtir un chervine.

Caillen éclata de rire.

– Je porterai les bijoux de ta mère pour te faire plaisir, mon mari, mais nous ferions mieux de servir de la volaille ou du lapin cornu. Toutes les jeunes femelles allaitent, et nous ne voulons pas leur servir une vieille bique ou un vieux bouc.

Ce rire était une erreur. Raul se hérissa.

– Tu feras ce que je dis. Je ne veux pas que les Aillard puissent penser que je suis avare, ou pire encore, pauvre. Fais égorger un chervine et veille à ce qu’il soit savoureux.

– Je t’assure, Seigneur, dit Caillen, cette fois baissant les yeux avec déférence, que les Aillard ne penseront jamais que nous sommes avares ou pauvres si nous ne tuons pas un chervine. Personne n’égorge un chervine au printemps, avant le sevrage des jeunes. Si nous le faisions, tout le monde rirait de nous derrière notre dos.

Raul parla d’autre chose. Il ne capitulait jamais ouvertement, mais il se vengeait toujours quand il n’avait pas eu le dernier mot dans une discussion.

– Je vais donner ce vilain chien noir à l’un de mes hommes. Il perd ses poils partout. Eduin pourra peut-être en faire un gardien de troupeau.

C’était le chien de Caillen, cadeau d’adieu de Corys, et l’un des rares réconforts qu’elle eût à Elhalyn. Mais elle savait qu’il était inutile de discuter ou supplier. Elle avait déjà appris que lorsque Raul était d’humeur méchante, toute résistance ne faisait qu’accroître sa méchanceté. Elle passa la plus grande partie de l’après-midi à pleurer sur son lit, et le soir, elle se présenta au banquet avec la tiare de cuivre de Dame Elhalyn et les yeux rouges et gonflés.

Meloria Aillard, et son mari, qui était un Lindir, accompagnaient Genavie, la jeune sœur de Meloria, à la Tour de Hali, et ils en profitaient pour faire le tour de leurs connaissances. Caillen se souvenait de Meloria, qui avait passé une saison à la Tour de Dalereuth pendant qu’elle y séjournait. Meloria avait un an de moins qu’elle, mais elle paraissait plus âgée. Elle avait grossi et adopté des manières de matrone, qui lui donnaient l’air d’être la tante et non la sœur de la jeune fille.

Caillen rougit, sentant, par le contact télépathique des gens des Tours, le discret sondage de Melona, provoqué par ses yeux rouges et les pompeuses élucubrations de Raul. Elle sut donc que Meloria s’était fait une assez bonne idée de sa situation à Elhalyn.

Meloria ne dit rien, mais, en partant le lendemain matin, elle pressa la main de Caillen en disant :

– Nous repasserons dans deux décades et nous te ramènerons chez nous passer quelques jours. Ça me consolera un peu de l’absence de ma sœur, et on dit que notre air marin est bon pour les femmes dans ton état.

Caillen s’éclaira, le cœur plus léger, mais Raul intervint aussitôt.

– Tes intentions sont bonnes, j’en suis sûr et je t’en remercie, mais ma femme ne fera pas de voyage inutile pendant qu’elle est enceinte. Je veux qu’elle reste ici, près de sa sage-femme attitrée.

Caillen contint sa rage. Même ce sursis temporaire lui était refusé. Raul ne savait rien des besoins d’une femme enceinte et s’en souciait encore moins, elle en était certaine. Il voulait juste montrer que c’était lui qui commandait.

Une fois en sécurité dans sa chambre, elle donna libre cours à sa frustration, lançant ses oreillers contre les murs. Je ne peux pas supporter ce mariage plus longtemps.

Pouvait-elle s’enfuir ? Cela ferait scandale, mais la honte était-elle pire que ce qu’elle supportait ? Il y avait eu un temps où elle n’aurait rien fait qui pût embarrasser sa famille. Mais, se sentant faiblir, elle repensa que c’était son père qui l’avait mise dans cette situation. Pendant toutes ces années, il agissait comme s’il m’aimait, comme s’il était fier de moi, et pourtant, il a sacrifié mon bonheur à un mariage avantageux. Je ne penserai pas à lui. Je suis livrée à moi-même maintenant. Je ne dois penser qu’à moi et à mon enfant.

Elle se mit à préparer sa fuite. Le groupe de Meloria allait revenir. Elle ne pourrait pas partir ouvertement avec eux, mais si elle les suivait, Meloria la cacherait et la protégerait. Elle pourrait rester à Aillard jusqu’à la naissance du bébé et alors… ?

Sur le front du feu, elle avait connu quelques femmes de l’ancienne Sororité de l’Epée. On disait qu’elles avaient obtenu une charte du Conseil Comyn, leur accordant le droit de constituer un ordre de femmes autorisées à vivre ensemble et à travailler pour gagner leur vie. Elle demanderait à en faire partie, si elles l’acceptaient avec l’enfant.

Et si c’était un garçon ? Est-ce qu’elles l’accepteraient quand même ? Non. Elle écarta ce doute. Je ferai voler ce faucon quand ses ailes auront poussé. D’abord, il faut m’en fuir. N’importe quel enfant, garçon ou fille, sera plus heureux n’importe où qu’auprès d’un tel père, même s’il doit grandir dans la pauvreté et la honte.

Elle se mit à trier ses affaires, séparant celles qu’elle allait emporter de celles qu’elle abandonnerait derrière elle.

De sorte qu’elle était prête quand un message arriva d’Asturias trois jours plus tard.

Le messager était un homme au service de son père dont elle se souvenait très bien. Ses larmes lui apprirent avant ses paroles que Dom Aldric était mort.

– Il a fait une chute de cheval, petite Caillen… je veux dire, domna. Mais il ne serait jamais tombé du vieux Groby si ce n’avait pas été son heure. Nous pensons qu’il a sans doute eu une attaque. En tout cas, tout s’est passé très vite et il n’a pas souffert.

– Louée en soit Avarra, murmura Caillen.

Mais alors même que le chagrin la submergeait, menaçant de la rendre insensible à toute autre chose, tout au fond de son cœur, elle continuait à rager. Comment son père pouvait-il l’avoir abandonnée si complètement, d’abord en la jetant dans ce mariage détesté, puis en quittant la vie avant qu’elle ait pu lui demander des comptes ?

Avant cela, elle se disait qu’elle allait fuir Elhalyn et affronter le monde toute seule, mais maintenant, elle se rendit compte qu’inconsciemment, elle avait toujours considéré la maison de son père comme un refuge, sinon pour elle, du moins pour son enfant.

Maintenant, je suis complètement seule. Corys m’aime, bien sûr, mais il n’a que douze ans, et il sera sous l’autorité d’un tuteur pendant encore plusieurs années. Elle pria que son père ait pris la précaution de nommer un tuteur autre que Raul, sinon la maison de son enfance péricliterait.

– Je dois aller voir mon frère, déclara-t-elle, et, étant donné la situation, Raul ne put trouver aucune raison pour la retenir.

 

Corys l’accueillit dans la cour du Château Asturias. Il avait grandi. Leurs années de séparation, ou le chagrin, ou ses nouvelles responsabilités, l’avaient mûri, et il était plus adulte qu’au moment de son mariage.

– J’ai senti ton arrivée, ma sœur, dit-il en la serrant dans ses bras. Est-ce parce que mon laran s’éveille ou parce que j’avais tellement envie de te voir ?

Ils s’assirent dans la chapelle et parlèrent à bâtons rompus, de questions importantes et insignifiantes.

– Alors, tu vas déjà avoir un enfant ! Ainsi, cette même année aura vu le départ de ton beau-père et de notre père – je considère vraiment Aldric comme mon vrai père – et la naissance d’une nouvelle génération. Dis-moi, Caillen, es-tu heureuse à Elhalyn ? Non, ne réponds pas. Je retire ma question. Je sais que tu ne peux pas parler de bonheur en ce moment.

Après un silence, elle demanda :

– Devons-nous transporter notre père à Hali ?

– Non. Il voulait que sa dépouille reste sur les terres di Asturien.

– Il te parlait de ces choses, petit frère ?

– Oui. Après la mort de Geom et ton départ, notre père a commencé à se préparer à partir. Il m’a fait mettre ses volontés par écrit. Plus tard, nous irons dans son bureau et je te montrerai son testament.

 

Après s’être reposée du voyage, elle sortit se promener. Elle alla aux écuries et caressa Groby, qui baissait tristement la tête. Si son frère paraissait plus vieux et plus fort, Groby paraissait plus vieux et plus faible.

– Ce n’est pas ta faute, mon vieil ami. Quitte à partir, il a sans doute préféré que ce soit en tombant de ton dos.

Elle était nerveuse, et sentait la nervosité du fœtus dans son sein. Pour son frère, pour les hommes de son père, même pour le cheval de son père, pleurer Dom Aldric était une chose simple et naturelle. Un ami très cher avait disparu.

Pour elle, le chagrin était mêlé de trouble, et même d’une colère qui n’était pas morte avec lui. L’avait-il aimée ou non ? S’il vivait encore, accepterait-il de l’accueillir quand elle viendrait se réfugier chez lui, ou compterait-elle si peu à ses yeux que son malheur actuel passerait après l’orgueil des di Asturien ? Maintenant, elle ne le saurait jamais.

Maintenant, quoi qu’il arrive, Asturias ne serait plus jamais son foyer. Elle avait envie de vagabonder dans ces sentiers et ces champs où elle avait autrefois sa place, mais partout où elle se montrait, les hommes de son père, leurs femmes et leurs enfants, s’approchaient pour lui faire leurs condoléances, lui rappelant que tout avait changé à jamais.

Certaines des épouses, douées d’un regard plus perspicace pour les changements subtils survenant chez une femme, ou peut-être douées d’un peu plus d’intuition, mêlaient à leurs condoléances leurs compliments pour la joie à venir.

La joie renaîtrait-elle jamais ?

 

Après le dîner, elle alla dans le bureau de son père et y erra au hasard, touchant les livres des pedigrees reliés de cuir qui remontaient à dix générations, le sceau personnel de son père, la chope dans laquelle il buvait toujours sa bière. Au bout d’un moment, Corys la rejoignit.

– Je vais te dire ce qu’il voulait. Il a fait quelques petits cadeaux, et nous les distribuerons demain. Il voulait que son intendant, Varzil, soit temporairement mon conseiller et mon tuteur. Ballart de Dalereuth sera régente officielle et tutrice jusqu’à mes quinze ans, de sorte que le Conseil ne pourra pas faire d’objections.

– Il ne pouvait pas mieux choisir, dit Caillen.

Son soulagement se mêlait pourtant de ressentiment.

Pourquoi n’avait-il pas pris des mesures aussi satisfaisantes pour le bonheur de sa propre fille ?

– Quand je serai majeur, Varzil recevra le cottage de Craghom et les terres qui s’étendent jusqu’à la rivière.

– Varzil a été un fidèle serviteur. Je suis heureuse que Père ait été aussi généreux.

– Il donne trois juments au dresseur des chevaux, plus le service des étalons. Il a prévu une pension pour l’intendante quand elle prendra sa retraite, ou avant si je me marie et que ma femme veuille amener sa propre intendante.

Il continua à lui énumérer les différents legs.

– Finalement, il y a plusieurs choses pour toi.

– Je ne pense pas, Corys. Il m’a fait tant de cadeaux pour mon mariage.

– Peut-être, mais il t’a réservé autre chose. D’abord, les bijoux de notre mère.

– Ce n’est pas normal. J’ai les bijoux de la mère de Raul. Ceux d’Alicia devraient aller à ta femme.

– Non. Il a mis de côté des matériaux pour en faire d’autres, de sorte que ma femme ne sera pas lésée. Mais Père n’a pas voulu que les bijoux d’Alicia aillent à une étrangère. Il voulait que tu les aies. Il voulait que tu possèdes quelque chose de valeur qui soit entièrement à toi, quelque chose que tu pourrais vendre ou échanger si tu étais un jour dans le besoin.

Caillen ne sut que penser de ces paroles, mais de quelque côté qu’elle les retournât, elles la troublaient toujours, même si elles lui ouvraient de nouvelles perspectives.

– Et il y a un autre cadeau, ou plutôt un souvenir sentimental. Il a voulu que tu aies son sceau en mémoire de lui.

– Non, c’est impossible, protesta-t-elle avec force. Le sceau appartient au Seigneur du Domaine. C’est un trésor d’Asturias. Je suis certaine qu’il est pour toi.

– Fais-moi confiance, ma sœur, il est pour toi. Il m’a tout bien expliqué, parce qu’il voulait que je comprenne que ce n’était pas un affront à mon égard, qu’il ne m’aimait pas moins parce que j’étais adopté. Il m’a dit qu’il te donnait ce sceau pour te réconforter, et pour te rappeler qu’il était aussi fier de toi que d’un héritier mâle. Et il m’a dit que si je devais assumer trop jeune la responsabilité du Domaine, je pourrais toujours me tourner vers toi pour me conseiller, parce que tu avais eu la formation complète d’un héritier di Asturien.

Caillen prit le sceau dans ses mains et éclata en sanglots. Corys, consterné, lui tapota gauchement l’épaule.

– Ne t’inquiète pas, ce n’est rien. Je t’en prie, laisse-moi seule un moment.

 

Quand ses larmes s’arrêtèrent, elle resta immobile, avec une compréhension nouvelle de ce qui, après des années, lui paraissait maintenant évident. Ces vieux conspirateurs, Aldric et Geom. Maintenant, je vois quel marché ils avaient conclu.

La signification de ce marché lui apparut pour la première fois. Aldric avait acquis un galant héritier pour Asturias, qu’il pouvait élever sans honte pour sa femme, et une précieuse alliance pour son clan. Geom avait gagné un domaine pour son cadet, mais surtout, il avait obtenu pour son héritier une épouse qui pourrait sauver Elhalyn de l’incompétence dudit héritier. Maintenant je sais en quoi consistait ma dot. Je n’ai jamais pensé à le demander. C’était mon éducation, toutes les connaissances que doit avoir une femme pour sauver le Domaine des bévues de Raul et le transmettre à la génération suivante.

La nouvelle génération grandissait dans son sein. Caillen posa la main sur son ventre, sentant les faibles mouvements de cette jeune vie, et elle sut avec certitude ce dont elle se doutait seulement jusque-là. L’enfant qui grandissait en elle était une fille.

Très bien, Père, j’accepte ma part du marchépour le moment. Elle assumerait plus facilement sa situation, sachant maintenant que son destin ne résultait pas de son indignité aux yeux de son père, mais au contraire de la grande valeur qu’elle avait aux yeux des deux morts qu’elle avait aimés. Elle retournerait à Elhalyn et ferait de son mieux. Et si la vie devenait intolérable, son père lui avait laissé une porte de sortie, sous la forme des bijoux de sa mère.

Mais écoutez-moi bien, Aldric et Geom, où que vous soyez. J’ajoute ma propre clause à ce marché. Voilà mon prix. Si l’enfant que je porte en est digne, si elle est la fille de sa mère plutôt que de son père, je veillerai à ce qu’elle puisse gouverner Elhalyn en son nom et non en celui de son mari. Je m’y engage.

L'empire débarque
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