Chapitre 30
Après le départ de Raphael, Andy tira une des chaises de la salle à manger devant la porte et s’y assit. Il ne braquait pas le Taser – pas encore, du moins –, mais il avait de toute évidence adopté le rôle de geôlier.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Brian.
Il était assis par terre à côté de moi. Même s’il ne me touchait pas, il me soutenait moralement.
Andy fit basculer sa chaise jusqu’à en appuyer le dossier contre la porte.
— On attend. Toi et Barbara pouvez vous mettre à l’aise sans vous approcher de moi. Vous ne pourriez pas faire grand-chose avec vos menottes, mais je ne tiens pas à ce que vous me prouviez que j’ai tort.
Barbie le prit au mot et s’installa sur la causeuse en repliant ses jambes sur le côté. Brian resta là où il était. Je doutais fort qu’aucun des deux soit pressé de se porter au secours de Raphael. C’était à cause de ce dernier, en outre, que Brian avait été torturé. Quant à Barbie, elle sortait avec Saul, et la haine que ce dernier vouait à Raphael était probablement contagieuse.
— Ils considèrent que la perte de Raphael est négligeable, déclara Lugh. Il n’avait pas besoin de leur passer les menottes. Ils sont ravis qu’il meure.
Je n’avais jamais entendu autant d’amertume dans la voix de Lugh. Je ne pouvais sentir ses émotions comme il sentait les miennes, mais je pouvais percevoir la douleur dans son ton.
— Ne laisse pas tout tomber, Lugh, lui dis-je. Je ferai tout ce qui est possible pour le sauver.
Même si sauver Raphael pouvait coûter la vie de Lugh ? me demandai-je. Si nous parvenions à nous rendre à la ferme avant que le duel commence, nous pourrions forcer Raphael à nous céder Tommy Brewster et le combat pourrait alors avoir lieu entre Dougal et Lugh, comme c’était prévu. Mais il serait impossible de former notre cercle d’invocation et, si Lugh perdait, nous n’aurions aucun moyen de le sauver.
Lugh avait dû sentir mon hésitation car, quand il parla, sa voix trahissait une pointe de désespoir.
— Je t’en prie, aide-moi à le sauver, implora-t-il. C’est mon devoir de roi de protéger mon peuple et, si je dois le faire en risquant ma vie, je le ferai.
— Tu ne peux protéger ton peuple si tu es mort.
— Et je ne serai pas le roi qu’ils méritent si je permets à Raphael de se sacrifier pour me protéger.
Je réfléchis pendant un petit moment – je n’avais pas grand-chose d’autre à faire en attendant que les effets du Taser disparaissent. En règle générale, les démons croient que la fin justifie les moyens. Je ne dirais pas que j’étais surprise que Lugh risque tout pour son frère, mais cette idée ne collait pas vraiment avec ce que je savais des démons.
— Si je n’avais pas la moindre chance de battre Dougal moi-même, dit Lugh, alors je devrais laisser Raphael se battre à ma place, peu importe combien l’idée m’est déplaisante. Mais j’ai une chance de gagner et je veux la saisir.
— Mais est-ce qu’une chance suffira ? Si j’avais été là à attendre de te rappeler ; en effet, mais…
— Si je combats Dougal, je gagnerai.
Il n’y avait pas l’ombre d’un doute dans sa voix.
— Tu as dit que vous étiez de même puissance. Tu ne peux en être certain.
— Nous sommes de puissance égale, mais ma volonté est plus forte que la sienne. Ce qui me donne un avantage. (Il soupira.) Mais non, en effet, je ne peux le garantir.
Son argument était loin d’être convaincant. Surtout quand je savais combien il souhaitait sauver Raphael. Il ne m’avait jamais franchement menti, mais ça ne signifiait pas qu’il n’en était pas capable. Peut-être était-ce justement ce qu’il était en train de faire.
Sa voix résonna dans ma tête en un grondement frustré.
— Quand Raphael a enlevé Brian, tu étais prête à tout, à tout risquer pour le sauver. J’aurais pu t’en empêcher. J’aurais pu me protéger à ses dépens. Mais je ne l’ai pas fait. S’il te plaît, Morgane, je t’en prie, aide-moi à sauver mon frère.
Avec cet argument, toutes mes défenses s’effondrèrent. Lugh, ce salopard manipulateur, savait que cela arriverait. Je me rappelai à quel point je m’étais sentie mal quand j’avais découvert que Brian souffrait à cause de moi. Lugh avait raison, j’aurais fait n’importe quoi pour le sauver. Bon sang, j’avais même permis à Adam de me lacérer le dos pour se distraire seulement afin qu’il accepte de m’aider à sauver Brian. Je connaissais l’angoisse que ressentait Lugh. Et je savais qu’il m’était impossible d’être un simple témoin et de ne rien faire alors qu’il souffrait.
Bien entendu, j’allais devoir trouver un moyen pour convaincre Andy. Andy qui pensait que Raphael allait récolter exactement ce qu’il méritait.
J’essayai de m’asseoir. Malheureusement, même si je n’étais pas complètement paralysée par le Taser, comme un démon aurait pu l’être, je n’étais pas non plus en grande forme. Un gémissement misérable s’échappa de ma gorge et je m’effondrai avant d’être parvenue à mi-chemin de mon mouvement.
Les pieds de la chaise d’Andy percutèrent le sol, et il braqua le Taser sur moi. Je ne tentai pas de bouger de nouveau, car je me serais fort probablement retrouvée face contre terre.
— Andy, dis-je d’une voix inarticulée comme si j’étais saoule. C’est moi. Morgane. Lugh m’a redonné le contrôle.
Le Taser était toujours résolument braqué sur moi.
— Je ne crois pas que ça change grand-chose.
J’inspirai profondément en espérant que la pièce allait arrêter de tourner et de tanguer autour de moi. Je fermai les yeux sans que cela soit d’un grand secours.
Comment pouvais-je convaincre Andy ? Comment pouvais-je dépasser sa colère et sa haine ? Aucune idée ne me venait à l’esprit.
— Raphael est un salaud, dis-je, les mots légèrement plus clairs à présent que ma langue acceptait de collaborer avec mon cerveau. Mais il ne mérite pas de mourir.
Andy ricana.
— Tu plaisantes ! Tu sais combien de personnes il a tuées ? Et on ne parle même pas de celles à qui il a fait du mal.
Mmmm. Peut-être n’était-ce pas la bonne tactique à adopter.
— Ouais, il a commis des actes atroces par le passé. Mais il a changé. (Soudain, j’eus l’impression d’être sur le bon chemin et je me mis à parler plus vite et plus sincèrement.) Pense à tout ce qu’il a fait de bien ces derniers mois. Il a tout risqué pour Lugh, même en sachant que son frère pourrait l’emprisonner pour ses crimes s’il retournait au Royaume des démons. C’est lui qui a mis en place ce fidéicommis pour Blair Paget.
Blair était la sœur jumelle de Barbie. Adolescente, elle avait été horriblement blessée dans un accident de voiture. Barbie s’était saignée aux quatre veines pour garder sa sœur hospitalisée dans le meilleur centre de soins. Puis un mystérieux bienfaiteur était apparu et avait établi ce fidéicommis pour couvrir tous les frais des soins de Blair.
— Il a quoi ? demanda Barbie.
Elle était assise derrière moi, mais je ne voulais pas quitter Andy des yeux. De plus, je craignais qu’il m’assène une décharge électrique si je bougeais.
— C’est lui qui a ouvert le fidéicommis pour ta sœur. Il n’a rien dit parce qu’il savait que s’il le faisait, tout le monde penserait qu’il avait une idée derrière la tête.
— Alors comment sais-tu que c’est lui ? demanda-t-elle.
— Parce que je l’ai bousculé et harcelé jusqu’à ce qu’il l’admette.
Il s’agissait d’un aveu indirect – il ne s’était pas tout d’un coup découvert en déclarant qu’il était le responsable de ce geste –, mais c’était tout de même un aveu.
— Il n’était pas obligé de le faire, dis-je. Il n’avait rien à y gagner. (Sauf peut-être l’approbation de Lugh, mais je poursuivis rapidement avant que quelqu’un d’autre le mentionne.) Et réfléchis à ce qu’il essaie de faire aujourd’hui ! Il va se tuer de la manière peut-être la plus douloureuse qui soit uniquement pour empêcher que Lugh prenne des risques. Il a changé et tu le sais.
Andy ne répondit pas aussi rapidement cette fois, mais il répondit tout de même.
— Même s’il a réellement changé, je ne crois pas que cela fasse une grande différence. Il est plus probable que nous éliminions Dougal si Raphael applique son plan.
J’essayai de nouveau de m’asseoir, car je ne pouvais plus continuer à jeter un regard furieux à Andy alors que j’étais allongée sur le sol, c’était ridicule. Cette fois, je réussis. Il se raidit, mais se retint de me tirer dessus. Sans tenter de me lever, je me tournai lentement vers lui.
— Lugh est le roi des démons, dis-je. Il a décidé qu’il se battrait en duel et Raphael n’avait pas le droit de prendre cette décision à sa place. (Je jetai un regard par-dessus mon épaule vers Brian.) C’est toi qui m’as appris ça.
En de nombreuses occasions, j’avais pris de mauvaises décisions pour essayer de protéger Brian, alors qu’en fait il était parfaitement capable de décider lui-même quels risques valaient la peine d’être courus.
Brian acquiesça.
— Mais si Lugh perd, Dougal laissera toute latitude aux démons pour faire ce que bon leur semble sur la Plaine des mortels. L’enjeu est trop grand.
— Dis-leur que si je perds, ils devront tout révéler au public. J’ai dit à Dougal que je ne le ferai pas pour le contrarier, mais je le ferai pour protéger votre peuple du mien.
Je transmis le message de Lugh avant de laisser à tous le temps de le digérer.
— Lugh est prêt à risquer sa vie pour ça. Et il a un plan de secours pour empêcher Dougal de vraiment gagner, même si ce dernier sort vainqueur du duel.
Mon ton était presque implorant. Andy avait l’air d’hésiter, ce qui était déjà un pas dans la bonne direction. Il consulta sa montre.
— Je ne suis pas sûr que l’on puisse encore agir, dit-il en se dérobant. Raphael a une sacrée avance sur nous.
— Et chaque minute que nous passons à discuter est une nouvelle minute d’avance pour lui. Je t’en prie, Andy. Tu pourras y réfléchir davantage sur la route et, si tu changes d’avis, tu te serviras de ton Taser sur moi. Mais si nous ne bougeons pas rapidement, la situation deviendra vraiment critique.
J’eus l’impression qu’il fallut une heure à Andy pour se décider et se lever. Il écarta la chaise de la porte puis jeta le Taser dans mon sac à main.
— Nous allons avoir besoin d’une voiture, dit-il.
Je faillis pleurer de soulagement.