Chapitre 16
Val fut vraiment heureuse de me retrouver pour le déjeuner. Quand je l’appelai, elle s’emmêla littéralement la langue entre abondantes excuses et implorations de pardon. Je m’efforçai de sembler ouverte parce que, si je m’étais comportée autrement, elle aurait pu décider de ne pas venir.
Le terminal de Reading était une ancienne gare jusqu’à ce qu’elle soit convertie en un marché couvert. On y trouve de tout. Des cheesesteaks, des fleurs coupées, des épices exotiques, des produits d’alimentation, des plats préparés, de la viande tranchée à même le flanc de la bête… D’accord, je plaisante. L’endroit est bondé à l’heure du déjeuner. Le Palais des Congrès, situé juste à côté, draine dans le marché autant de touristes que de gens de Philadelphie.
Je me frayai un passage dans la foule pour retrouver Val à l’un des comptoirs mennonites où elle avait réussi à me garder une place en dépit de la cohue. Nous nous saluâmes avec précaution tandis que je me hissai sur un tabouret. Je commandai un sandwich à la dinde et un café en criant pour me faire entendre par-dessus les échos rugissants du bâtiment. Puis je fis pivoter mon tabouret pour affronter Val de face.
Elle était en tenue décontractée, ses cheveux détachés tombaient sur ses épaules et elle portait des lentilles à la place de ses lunettes. Sa chemise bleu Oxford empesée était rentrée dans son pantalon en toile beige. Ses chaussures de sport, tout droit sorties de leur boîte, étaient d’un blanc étincelant.
— Je t’invite, me dit-elle en se penchant vers moi pour ne pas avoir à crier. C’est le minimum que je puisse faire.
Ma meilleure amie essaie de tirer sur moi au Taser et elle pense que m’inviter à déjeuner va me le faire oublier ?
Je laissai cette pensée transparaître sur mon visage, et elle eut la bonne grâce d’avoir l’air gêné.
— Je suis vraiment désolée, Morgane.
Elle baissa les yeux sur les ongles manucurés de ses doigts entortillés.
— C’était une chose incroyablement stupide et je…
— On va arrêter les conneries, d’accord ?
Relevant violemment la tête, les yeux écarquillés, elle m’adressa un de ses regards innocents. J’aurais peut-être marché si toute cette merde ne m’était pas arrivée après qu’elle m’eut agressée. Mais il s’en était passé depuis. Hors de question pour moi de croire ce qu’elle me servait.
— Tu as essayé de me tirer dessus au Taser parce que tu as reconnu le nom du démon qui me possédait.
Ses yeux s’écarquillèrent encore plus.
— Tu veux dire que tu es vraiment possédée ?
J’étais contente que le marché soit aussi bruyant. J’aurais détesté avoir cette petite conversation dans un endroit tranquille. Personne ne regarda dans notre direction, alors que Val avait pratiquement hurlé cette dernière question.
Je me penchai pour envahir son espace intime. Je serrais les poings pour résister à l’envie de la prendre à la gorge et l’étrangler.
— Après m’avoir attaquée, tu allais me livrer à tes amis – quels qu’ils soient – pour qu’ils puissent me brûler vive.
Toute couleur disparut de son visage et elle ne put affronter mon regard.
— Morgane, murmura-t-elle d’une voix rauque. Comment peux-tu croire une chose pareille ?
Elle avait l’air sincèrement blessée bien que l’expression de son visage soit complètement fausse.
— Si je perds à ce point la raison, pourquoi as-tu l’air aussi coupable ?
Elle ne sembla pas avoir de réponse à cette question. On me servit mon sandwich, mais je n’avais aucun appétit, j’avais cru avoir déjà abandonné tout espoir que Val soit toujours mon amie, mais la douleur qui écrasait ma poitrine m’assurait le contraire.
Je secouai la tête d’un air incrédule.
— Val, comment as-tu pu ?
Elle leva ses yeux brillants de larmes vers moi et cligna des paupières pour s’en débarrasser.
— Cela n’a rien de personnel, m’assura-t-elle. Les choses… ne devaient pas se passer comme ça.
Elle prit une profonde inspiration avant d’expirer lentement, ce qui sembla la calmer un peu. Ses yeux n’étaient plus larmoyants et, même si la tristesse pesait toujours sur elle, son expression misérable avait fait place à un air déterminé.
— Je ne peux te dire à quel point je suis désolée de t’avoir entraînée dans tout ça.
— Dis-moi exactement dans quoi tu m’as entraînée, demandai-je.
Val secoua la tête.
— Je ne peux pas.
Passant la langue sur ses lèvres, elle affronta franchement mon regard. Les larmes avaient complètement disparu, remplacées par une détermination sinistre.
— Si tu me prends mon téléphone portable, je devrai utiliser une cabine pour appeler la police. Cela te donnera un peu d’avance. (Je clignai des yeux d’un air stupide.) Tu héberges un démon illégal et il n’existe pas d’exorciste assez puissant pour le chasser. Je crains que cela ne me laisse qu’une option.
Un frisson dévala ma colonne vertébrale. Elle allait me dénoncer. Ses petits copains avaient échoué dans leur tentative de me brûler vive dans ma maison et, maintenant, ils allaient tout faire pour que l’Etat le fasse à leur place.
Bon sang ! Si seulement je pouvais être certaine que ce serait Adam qui étudierait sa plainte…
Val ouvrit lentement la fermeture Éclair de son sac puis elle fouilla dedans à la recherche de son téléphone. Je lui arrachai le sac des mains sans qu’elle fasse un effort pour résister.
— Je suis sûre que, vu les circonstances, ça ne te console en rien, déclara Val tandis que, la main plongée dans le sac, je cherchai le téléphone, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
— Ce qu’il y a de mieux à faire, mon cul ! ricanai-je en lui fourrant le sac délesté du téléphone entre les bras. Je ne sais pas ce que tu crois faire, mais une chose est sûre : tu ne fais pas partie des gentils.
Je glissai de mon tabouret sans avoir touché mon sandwich. J’étais tellement en colère que j’avais envie de lui donner un coup de poing, si blessée que j’avais envie de pleurer, mais je n’en ferais rien. Val jeta des billets sur le comptoir.
— Tu ferais mieux de te dépêcher, dit-elle. Il y a une cabine juste à la sortie du marché couvert. Je passerai un coup de fil dès que j’y serai.
Sans ajouter un mot, elle me tourna le dos. Mon cœur cognant dans ma gorge, je la regardai se frayer un chemin dans la foule. Quelle gentillesse de sa part de me laisser cette petite avance ! Et elle ne se dirigeait même pas vers la sortie la plus proche. Peut-être pensait-elle qu’elle serait plus en paix avec elle-même si elle me laissait ce qu’elle considérait être une grande chance de m’en sortir. Je me précipitai dans la direction opposée tandis que mon esprit envisageait à toute allure diverses issues avant de les rejeter l’une après l’autre.
Je tremblais, j’étais distraite ; aussi, quand je percutai un homme sur mon passage, il me fallut un certain temps pour comprendre de qui il s’agissait. Quand je levai la tête vers les yeux noisette et expressifs de Dominic, je vécus un instant de sévère confusion.
— Dominic, qu’est-ce que tu fais ici ? (Ma paranoïa hyperactive me fit tirer une conclusion hâtive et terrifiante.) Tu es avec eux !
Cette affirmation m’échappa dans un cri et je reculai aussitôt.
— Quoi ? dit-il, le front plissé avant de sembler comprendre ce que j’avais voulu dire. Non ! (Il me saisit par le bras.) Adam a pensé que tu avais besoin de renfort, après tout. Nous t’avons suivie jusqu’ici.
Je devais encore avoir l’air très suspicieuse.
— Nous ? Où est Adam ?
— Il suit Valerie, me répondit Dominic d’un air sinistre. Ne t’en fais pas, il ne la laissera pas passer son coup de fil.
— Que va-t-il faire pour l’en empêcher ?
Je me doutais bien de la réponse. Comme Dominic demeurait silencieux, je sus que mes soupçons étaient justifiés.
Je ne m’étais jamais considérée comme une personne crédule ; pourtant, ces derniers temps, je m’étais laissé facilement entourlouper.
— Il a fait semblant de me laisser prendre le dessus dans notre dispute. Il avait prévu de m’utiliser pour la faire sortir de sa cachette, puis il la coincerait et l’emmènerait chez lui.
Dominic haussa les épaules et m’adressa un sourire penaud. Je plissai mes yeux.
— Tu savais ce qu’il allait faire, n’est-ce pas ?
Un autre haussement d’épaules.
— Je connais Adam depuis longtemps, alors, en effet, je savais.
Et moi qui avais cru que Dominic et moi devenions amis. Il ne faisait qu’allonger la longue liste des menteurs.
— Merci de m’avoir aidée à subtiliser un Taser, connard, dis-je.
Il ignora cette remarque.
— Allons-y, d’accord ? Je ne pense pas que tu tiennes à laisser Adam seul trop longtemps avec Valerie. Pas si tu es contre ce qu’il a prévu de faire.
Je n’aimai pas du tout ce que cela sous-entendait.
— Je n’ai pas l’impression que je puisse faire grand-chose.
— Non, répondit gentiment Dominic, mais tu peux peut-être le… modérer.
Je ne tenais pas à prendre part à ce qui apparemment allait tourner au numéro du bon et du mauvais flic. Mais c’était ça ou laisser Val à la merci du mauvais flic. Bien qu’elle soit passée du statut de meilleure amie à celui de pire ennemie, il y a des choses que je ne souhaitais même pas à ma pire ennemie. J’avais le sentiment que ce qu’Adam avait en tête faisait partie de ces choses.
— On y va, dis-je en laissant Dominic ouvrir le chemin.
J’eus l’impression que Dominic s’était garé à trois kilomètres. Ou peut-être étais-je juste pressée. Je nous fis accélérer le pas autant que possible.
Nous fîmes le trajet jusqu’à la maison d’Adam en silence. Le faible espoir que Val soit toujours mon amie avait fini par s’éteindre. J’éprouvais une douleur creuse dans la poitrine. Je voulais comprendre pourquoi elle avait agi ainsi, pourquoi elle avait pris part à un complot voué à détruire le roi des démons. Puis je me demandais comment je pouvais être certaine que Lugh soit le gentil de l’histoire. Après tout, je n’avais que sa parole pour croire qu’il voulait du bien à la race humaine. Peut-être était-il l’incarnation du mal, auquel cas Val avait raison de vouloir sa destruction.
Peut-être, mais ce n’était pas ce que je pensais. Si Lugh était le méchant de l’affaire et Val mon amie, elle m’aurait au moins expliqué pourquoi elle avait essayé de me tuer.
Dominic s’arrêta, sans occuper de place de stationnement, sur le parking en face de la maison d’Adam. Il sortit une clé de sa poche et me la tendit. Je clignai des yeux.
— Tu n’entres pas avec moi ?
Il secoua la tête.
— Je retourne chez moi pendant un temps. (Il désigna la maison d’un geste de la main.) Je ne veux pas me retrouver au milieu de tout ça.
Je lui adressai un regard froid.
— Il vaut mieux ne pas savoir, c’est ce que tu es en train de me dire ?
Il ne répondit pas, mais je vis que mes paroles l’avaient blessé. Cette fois, je n’étais vraiment pas désolée. S’il allait fermer les yeux sur ce que faisait Adam, alors il allait devoir l’admettre la tête haute.
Je sortis de la voiture sans prononcer un mot de plus avant de claquer la portière inutilement fort. Dominic s’éloigna dès que j’eus traversé la rue.
Pendant un moment atroce, quand je glissai la clé dans la serrure, je fus tentée de faire comme Dominic et de m’enfuir. Je ne voulais pas affronter la bataille, je ne voulais pas voir ce qu’Adam avait déjà fait à mon ancienne meilleure amie. Mais je ne pouvais l’abandonner à sa merci, peu importe ce qu’elle avait fait.
La maison était tranquille et silencieuse. J’essuyai mes paumes moites sur les jambes de mon pantalon en me traînant des pieds vers l’escalier. Je savais où trouver Adam et Val.
Un fouet claqua. Val hurla.
Abandonnant toute réticence, je me précipitai en haut des marches. La porte de la chambre noire était close sans être fermée à clé. J’entrai en trombe dans la pièce avant de m’immobiliser.
Les mains de Val étaient attachées au pied de l’énorme lit en fer forgé à l’aide de deux paires de menottes, une à chaque main, les bras tendus de part et d’autre de son corps de sorte qu’elle ne puisse pas remuer. Adam se tenait derrière elle. Un long fouet à l’apparence vicieuse pendait de sa main. Le dos de la chemise de Val était déchiré, mais je ne vis pas de marques. Il semblait que, pour l’instant, Adam se soit contenté de lui fiche les pétoches.
— Bien, bien, dit-il en se tournant vers moi, comme c’est gentil de te joindre à nous, Morgane. J’étais justement en train de demander à ton amie Valerie pour qui elle travaillait. Elle n’a pas l’air de vouloir répondre. Peut-être peux-tu la convaincre que je ne bluffe pas.
Il fit tourner le manche de son fouet comme s’il mélangeait de la pâte, et la lanière de cuir s’enroula comme un minicyclone.
— Morgane ! dit Valerie en me jetant un regard par-dessus son épaule.
Ses yeux étaient presque fermés tant ils étaient gonflés de larmes. Des rivières de mascara maculaient ses joues.
— Je t’en prie, aide-moi !
Je ravalai toute ma colère pour Adam. Il ne lui avait pas vraiment fait mal. Pas encore. Et si je pouvais convaincre Valerie de parler, il n’en aurait pas besoin – et je n’aurais pas essayé de l’en empêcher.
— Je ne suis pas vraiment en position de t’aider, Val, dis-je en espérant paraître plus calme que je n’étais. S’il faut en venir aux mains, Adam a un énorme avantage physique. Ce que tu as de mieux à faire, c’est lui dire ce qu’il veut savoir.
— Je ne sais rien ! Je t’en prie, Morgane…, sanglota-t-elle.
— Tu étais sur le point de me dénoncer comme étant un démon illégal afin que je sois exécutée, et maintenant tu me demandes de t’aider ?
Adam me sourit.
— Je croyais que c’était moi qui étais supposé jouer le mauvais flic.
— Écrase, Adam.
Il faisait toujours tourner le fouet, l’approchant petit à petit de Val, si bien que la lanière vint frôler la jambe de son pantalon. Elle glapit et essaya de s’écarter mais, bien entendu, il n’y avait nulle part où aller.
— Val, s’il te plaît, dis-lui ce qu’il veut savoir. Faire du mal aux gens… l’excite. Ne lui donne pas d’excuse.
Adam haussa les sourcils dans ma direction puis baissa ostensiblement les yeux sur sa braguette. Je suivis son regard malgré moi. Apparemment, il ne prenait aucun plaisir. Bien entendu, il ne lui avait pas encore fait de mal.
— Je lui dirais si je savais quoi que ce soit ! dit Val, l’air désespéré.
— Cela aurait été beaucoup plus convaincant avant notre petite discussion de ce midi, dis-je.
Val ne sut quoi répondre.
— Je te conseille de reculer un peu, me dit Adam qui avait mis fin à son petit manège avec le fouet. Je suis très adroit, mais tu ferais mieux de garder tes distances.
— Morgane ! cria Val.
— Ne le fais pas, Adam. Je t’en prie. Attends juste que…
Il n’attendit pas que je finisse ma phrase. Le fouet trancha l’air. Le claquement était presque assourdissant dans la chambre close. Le cri de Val déchira ma conscience, mais je ne savais franchement pas de quelle manière je pouvais arrêter Adam à moins de pouvoir l’en convaincre.
Une zébrure d’un rouge colère se dessina sur la peau du dos de Val. Elle sanglotait en aspirant de grandes goulées d’air.
— C’était un avertissement, dit Adam d’une voix d’un calme de mort, sans un soupçon d’émotion. Le prochain coup te fera saigner. Dis-moi qui sont tes complices et il n’y aura pas d’autre coup.
— S’il te plaît, implora-t-elle d’une voix ravagée par les larmes. Morgane, ne le laisse pas faire.
J’aurais dû me réjouir de voir Val souffrir après ce qu’elle m’avait fait, mais elle avait été ma meilleure amie pendant trop longtemps et il m’était difficile de cesser subitement de l’aimer. Mes yeux implorèrent Adam d’arrêter ou, tout du moins, de ralentir afin que j’aie le temps de trouver un moyen pour nous sortir de là.
— Si tu es trop délicate pour supporter ce spectacle, ma chérie, alors je te conseille de sortir. La désagréable réalité, c’est que des gens essaient de te tuer et, si nous ne découvrons pas de qui il s’agit, il se pourrait qu’ils réussissent. Etant donné la façon dont ils ont prévu de passer à l’acte, je pense que quelques coups de fouet sont vraiment bien peu de chose.
Difficile de contredire sa logique bien que j’en éprouve l’envie. J’avais peut-être plus de chances d’influencer Val qu’Adam.
— Val, s’il te plaît, je ne peux l’empêcher de te faire du mal. Combien de coups penses-tu être capable de supporter avant de craquer ? Pourquoi t’infliges-tu cela ?
Elle ne me répondit pas. Elle me regarda de ses yeux emplis de larmes, et la dureté de son expression me fit frissonner. Je ne sus pas ce qu’elle s’apprêtait à me dire, parce qu’à ce moment le fouet claqua encore une fois.
Un autre cri déchira la gorge de Val. Comme Adam l’avait menacé, cette fois, le sang coula. J’eus la nausée et, pendant un instant, je crus que j’allais vomir.
— Je ne joue plus avec toi, Valerie, déclara Adam. Tu parles maintenant, ou tu le regretteras au-delà de ce que tu peux imaginer.
En désespoir de cause, je m’approchai d’eux en tendant la main vers Adam. Il fit claquer le fouet de manière désinvolte, presque ludique, dans ma direction. Bien qu’il ne m’ait pas touché, je bondis en arrière en laissant échapper un halètement.
— Je ne plaisante pas, Morgane, dit-il, sa voix toujours calme et dénuée d’émotion. Si tu ne peux pas supporter ce spectacle, alors sors de la pièce. Il y a plus d’enjeu que ta simple vie, rappelle-toi. Je ferai ce que je dois faire pour la faire craquer.
— Non, arrêtez, sanglota Val. Je vais vous dire ce que vous voulez savoir. Arrêtez de me faire du mal.
Me serrant dans mes bras, je me demandais si Dominic n’avait pas fait le meilleur choix. Mais non, si ceci se passait en mon nom, il était de mon devoir d’être témoin de la scène, peu importe combien cela me déplaisait.
— À qui fais-tu tes rapports ? demanda Adam.
— Andrew Kingsley, répondit-elle.
— Non, ce n’est pas vrai, la contra Adam. Tu sais juste que nous suspectons déjà Andrew, alors tu nous balances un nom qui ne te mouille pas. Nouvel essai.
Val hoqueta.
— Je ne connais pas son nom, dit-elle et c’était presque une plainte. Je l’appelle Orlando, mais c’est un nom de code, pas son vrai nom.
— Humain ou démon ?
— Humain.
— Décris-le.
Elle reniflait et hoquetait toujours, si bien que la description nous parvint par à-coups.
— Environ 1,75 m… cent kilos… cheveux blonds, yeux bleus. Le parfait candidat pour être un hôte, sauf qu’il n’en est pas un.
— Et qui d’autre fait partie de ce complot ?
— Je ne sais pas. Ils s’assurent que nous, les sous-fifres, n’en sachions pas assez pour les trahir. Andrew en saurait plus que moi.
— Pourquoi, Val ? demandai-je. (Je savais qu’il y avait des questions plus importantes, mais mon cœur brisé avait besoin de savoir.) Pourquoi m’as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu laissé Andrew forcer… cette chose… en moi et essayer de…
Ma voix se brisa. J’allais éclater en sanglots si je prononçais un mot de plus.
— Je suis vraiment, vraiment désolée, Morgane.
Elle me regarda par-dessus son épaule. Ses yeux écarquillés paraissaient si sincères.
— Tu n’étais pas censée être l’hôte. Andrew a agi seul avant que nous soyons prêts. Il a ses propres idées, et elles ne correspondent pas toujours aux nôtres. Je ne l’aurais jamais laissé faire si j’avais su. Je ne savais même pas qu’Andrew était un des nôtres avant que tu me montres cette lettre. Quand j’en ai fait le rapport, il est venu me voir, et c’est comme ça que je l’ai appris. Je suis juste un fantassin, loin d’être un général.
J’inspirai profondément pour me calmer. Non pas qu’il me semblait possible d’être totalement calme en un moment pareil.
— Alors, si vous aviez appelé Lugh dans un autre hôte et brûlé cet hôte vif, cela t’aurait semblé normal ?
Elle releva le menton.
— Parfois il faut faite des sacrifices pour le plus grand bien.
— Je remarque juste que tu ne t’es pas portée volontaire pour héberger Lugh et jouer le rôle principal dans le barbecue de saucisse. Qu’est-ce que tu sacrifies exactement ?
— Parlons de ce plus grand bien, dit Adam. (Val se tendit.) As-tu une idée de ce pour quoi tu te bats ?
— Nous nous battons pour préserver l’ordre naturel. (Elle avait l’air sacrément fière d’elle.) Si Lugh devient roi des démons, il coupera le contact entre le Royaume des démons et la Plaine des mortels. Nous perdrions les démons, nous perdrions tout ce qu’ils font pour nous, toutes leurs bonnes actions.
— Tu crois vraiment tout ça ? ricana Adam avant de se tourner vers moi. Lugh veut rendre illégale la possession d’hôtes non consentants. Jusqu’à présent, même si c’est interdit par la loi des humains, ça ne l’est pas par la loi des démons. Quelle ironie qu’il l’ait obligé à posséder un hôte non consentant, tu ne crois pas ?
Mon regard passa d’Adam à Val, prévoyant qu’elle allait nier ce qu’il venait de dire. Ce qu’elle ne fit pas.
— Si assez d’humains consentaient à faire don d’eux-mêmes, les démons n’auraient pas besoin de posséder des hôtes non consentants ! (Ses yeux brillaient presque de ferveur.) La race humaine a besoin d’eux. Ils sont tellement plus puissants, tellement plus sages que nous.
Mon esprit ne comprenait même pas ce que disait Val. Je me tenais là comme une imbécile, incapable de répondre.
— Dougal a presque autant de respect pour la race humaine que les humains en ont pour les chevaux, rétorqua Adam. Tu changerais ta race entière en esclaves ?
— Nous avons besoin d’être guidés, répondit-elle. Nous sommes comme des enfants, comparés aux démons. Un enfant peut avoir peur du dentiste et ne pas vouloir y aller, mais un parent responsable ne laisse pas un enfant prendre ce genre de décision.
Est-ce que Val avait toujours cru à ces conneries ? Elle était exorciste, bon sang ! Il est vrai qu’elle a toujours été plus prodémons que les autres exorcistes que j’ai pu rencontrer, et les exorcistes ne chassent que la lie des démons. Mais vu ce sur quoi elle admettait maintenant fermer les yeux, je me demandais combien de démons exorcisés par ses soins traînaient encore dans la Plaine des mortels. Et je me demandais également comment elle avait pu cacher si longtemps ses véritables convictions. Ce n’était qu’une fanatique, rien de plus. Comme mes parents. Comme mon frère. Cela m’écœurait et m’attristait.
— Tu es une folle bercée d’illusions, Valerie, déclara Adam. Que peux-tu nous dire d’autre concernant ton groupe ?
Elle releva le menton.
— Je peux te dire quelle sera la victoire finale. Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour empêcher ton pitoyable roi de monter sur le trône et de détruire des siècles d’entente entre les démons et les humains.
Adam, dégoûté, secoua la tête. Il enroula le fouet avant de l’accrocher à une des chevilles sur le mur opposé.
Une fois encore, ma candeur pointa son horrible tête. Quand il s’approcha de Val, je crus que c’était pour la détacher.
Avant que je soupçonne ce qu’il s’apprêtait à faire, il avait placé ses mains de chaque côté du visage de Val et lui avait brisé le cou.
Le bruit me donna la nausée. Le corps sans vie de Val s’effondra au sol, tout du moins, autant que le permettaient ses mains toujours menottées au lit. Mon estomac se rebella et je vomis, encore et encore jusqu’à ce que je ne puisse plus. Mon corps tout entier était secoué de tremblements. Je ne levai pas les yeux quand je vis les pieds d’Adam approcher.
J’avais toujours su qu’Adam était un salaud. Et, à dire vrai, j’avais toujours eu un peu peur de lui. Mais rien n’aurait pu me préparer au choc d’être témoin de son passage du statut de citoyen légal et respectueux des lois à celui de démon criminel, sous le coup d’une condamnation à mort automatique.
Il sortit pendant un moment puis revint avec une poignée de serviettes qu’il jeta par terre avant de me tendre un gant mouillé. Je ne voulais rien prendre venant de lui, mais il fallait que je me nettoie le visage. Le gant était frais sur mes joues et mon front brûlants.
— Je suis désolé, Morgane, dit-il. Mais il fallait le faire. Si je l’avais laissé partir, elle aurait tenté de nous faire exécuter tous les deux. Et il se peut qu’elle y soit parvenue. Lugh est un démon illégal et, après avoir kidnappé et agressé Valerie, je suis à présent officiellement un criminel.
Il s’éloigna de moi. Je levai les yeux et le vit enfin défaire les menottes. Quand le corps de Val s’écroula sur le sol, je craignis d’être prise d’une nouvelle série de haut-le-cœur.
— Comment as-tu pu faire ça ? murmurai-je. Tu l’as tuée de sang-froid.
Mon Dieu, Adam était un flic ! Comment pouvait-il tuer quelqu’un aussi simplement ?
— J’ai fait ce que je devais faire, soupira-t-il.
Je levai les yeux vers lui. Son expression laissait transparaître un léger soupçon de regret, mais pas plus. Combien de personnes avait-il déjà tuées ? À le voir si blasé, Val ne pouvait être la première.
— Ça ne te fait rien, n’est-ce pas ? demandai-je.
Mes membres et mon esprit s’engourdissaient. Tout cela ne pouvait être vrai. Je n’avais pu me tenir là et regarder Adam tuer quelqu’un. Non, pas juste quelqu’un. Val. La femme qui avait été ma meilleure amie pendant dix ans.
Mais également celle qui avait prévu de me tuer.
Adam avait l’air soucieux. Quand il répondit, il était clair qu’il choisit ses mots avec soin.
— Ça me fait quelque chose que tu aies vu cela en plus de tous les chocs que tu as subis ces derniers temps. Cela ne me fait rien de l’avoir tuée.
Je secouai la tête.
— Comment cela peut-il ne rien te faire ?
Il abandonna le corps de Val sur le sol et vint s’agenouiller devant moi afin de pouvoir me regarder dans les yeux.
— Je ne suis pas humain, Morgane. Les démons sont très similaires aux humains, en tellement de points qu’il est parfois difficile pour les gens de se rappeler que nous sommes différents. Mon hôte est malheureux à cause de ce que j’ai fait, mais c’est une réaction très humaine. J’ai fait ce que je devais faire. Les démons ne se flagellent pas pour avoir fait quelque chose qui leur semble juste, même si cette chose est déplaisante.
Je secouai la tête, incapable de comprendre ce qu’il disait.
— Pour illustrer mon propos, si, pour une raison inimaginable, je me trouvais dans une situation où tuer Dominic était la seule chose à faire, je le ferais.
J’étouffai. Je sentais littéralement le sang quitter mon visage.
— Je le ferais et je me sentirais pas mal, insista Adam. (Il fronça les sourcils devant mon expression d’horreur absolue.) Je ne dis pas que je n’aurais pas du chagrin. Je veux dire que je ne me sentirais pas coupable. Et ce n’est pas parce que je suis qui je suis, mais ce que je suis. Notre… psychologie, je suppose qu’on peut dire ça ainsi… est différente de la vôtre.
Je sentis le goût de la bile au fond de ma gorge.
— Écarte-toi de moi.
— Morgane…
— Putain, écarte-toi de moi !
Je criai si fort que c’en fut presque un hurlement. J’aurais voulu me laisser aller à une crise d’hystérie, mais je devais me retenir encore un peu.
Le visage d’Adam se durcit.
— Tu peux m’en vouloir autant que tu veux, mais demande-toi juste ce que tu aurais fait d’autre.
— Je ne l’aurais pas tuée, espèce de salaud !
Il se leva et s’éloigna de moi.
— Alors tu l’aurais laissé partir ? Tu l’aurais laissé appeler la police pour nous dénoncer tous les deux ?
Je me serrai dans mes bras et ma main rencontra un objet dur dans la poche de ma veste. Mon cœur cessa presque de battre.
C’était le Taser que Dominic m’avait donné. Je l’avais eu pendant tout ce temps, j’avais eu le moyen d’empêcher Adam de torturer Val, j’avais eu le moyen de l’empêcher de la tuer. Et je n’y avais pas pensé.
Rétrospectivement, je ne peux m’empêcher de me demander si mon inconscient n’était pas d’accord avec les méthodes d’Adam pour m’avoir fait oublier que j’avais le Taser. Peut-être qu’en dépit de toute mon indignation justifiée j’avais voulu qu’il fasse ces choses terribles. Si cela n’avait pas été le cas, n’aurais-je pas songé qu’il était impossible qu’Adam laisse partir Val ? Est-ce que je n’aurais pas su ce que cela signifiait ?
Est-ce que je ne l’aurais pas arrêté ?
Dans un instant de parfaite lucidité au beau milieu de cette tempête d’émotions, je pris conscience d’une chose : je ne pouvais rester une seconde de plus dans la même maison qu’Adam. Il se pouvait qu’il soit mon seul allié mais, si ce qui était arrivé aujourd’hui prouvait quelque chose, c’est qu’il vaut mieux parfois ne pas avoir d’alliés.
Adam ne me laisserait pas partir comme ça sans résister. Si je lui donnais le moindre indice sur ce que je comptais faire, il m’enfermerait dans la chambre d’à côté. Je profitai qu’il était penché sur le corps de Val pour armer le Taser et lui tirer dans le dos.