Chapitre 5

L’exorcisme de Dominic Castello allait me hanter pour le restant de mes jours.

Et pas pour les raisons auxquelles j’aurais pu m’attendre. Contrairement à Lisa Walker, il ne lutta pas. Il avait été rivé une table et équipé d’une ceinture paralysante, juste au cas où, mais, dès l’instant où je mis le pied dans la chambre d’exécution, je ne vis que de la résignation dans son regard.

Adam m’accompagna en qualité de témoin et de soutien moral. Un soutien moral pour Dominic, pas pour moi, au cas où vous vous seriez posé la question.

Dominic était un hôte de démon typique : pour résumer, il était superbe. Des cheveux épais et ondulés d’un noir italien, de grands yeux noisette expressifs encadrés de cils épais. Pas aussi musclé que certains hôtes – comme par exemple Adam –, mais je pariais que, avant d’être l’hôte du démon, il était déjà doté d’une sacrée force physique.

Le corps de Dominic ne portait aucune trace, du moins pas d’après ce que j’en voyais. Il avait dû pratiquer un grand nombre de guérisons au cours des deux derniers jours. Après l’agression, il s’était livré à Adam, lequel avait pris des photos qu’il m’avait montrées. J’aurais pu vivre sans avoir à regarder ces photos.

Les gardes du centre de confinement n’apprécièrent pas beaucoup qu’Adam m’accompagne. Cependant, ils n’avaient pas leur mot à dire. C’était un de leurs supérieurs. Moi, je n’appréciai pas qu’Adam approche une chaise et s’y assoie pour tenir la main de Dominic pendant que je préparais mes bougies. Dominic était la victime, j’étais la méchante.

Je m’efforçais de ne pas y penser en prenant place à l’extrémité de la table, à l’opposé d’Adam. Dominic ne m’adressa pas un seul regard. Ses yeux étaient plongés dans ceux d’Adam.

— Prends soin de Dominic, dit Dominic.

Je clignai des yeux de confusion jusqu’à ce que je comprenne que c’était le démon qui parlait et qui demandait à Adam de prendre soin de son hôte. L’intensité avec laquelle ils se regardaient me fit soupçonner qu’ils étaient bien plus que des amis, et la voix angoissée du démon suggérait qu’il se souciait véritablement de son hôte. Je me dis qu’il valait mieux que je m’occupe de mes affaires.

L’exorcisme se passa en douceur. Dominic ne cria pas, ne jura pas, et je dispersai l’aura du démon dès ma première tentative.

Quand j’ouvris les yeux, Dominic, délesté de son démon et allongé sur la table, pleurait en serrant toujours la main d’Adam. D’après ses larmes, je pouvais en déduire que son cerveau fonctionnait, mais je lui posai quand même quelques questions quand les gardes entrèrent pour le libérer de ses entraves.

— Savez-vous qui vous êtes ? demandai-je d’une voix douce en me penchant sur lui.

La voix douce, ce n’est pas vraiment mon fort. Je sais que ça vous choque.

Il me regarda de ses yeux malheureux et humides et acquiesça.

— Il n’a rien fait de mal. Tout ce qu’il voulait, c’était se défendre, et vous l’avez tué pour ça.

D’accord, il savait très bien ce qui se passait. Et je ne m’étais jamais sentie aussi coupable d’avoir exorcisé un démon.

— Je suis désolée, dis-je, la gorge serrée et douloureuse.

Dominic sembla être sur le point d’ajouter quelque chose en s’asseyant, son buste à présent débarrassé des entraves. Mais Adam se leva pour s’asseoir sur le bord de la table près de son ami. Ou bien Dominic n’était-il que l’ami de l’hôte d’Adam, à présent ? Trop compliqué. Je décidai de ne pas y penser.

— Elle a fait ce qu’elle devait faire, dit Adam.

Il s’en sortait mieux que moi en termes de voix douce, ce qui était assez surprenant si on considérait qu’il était en général plutôt dur.

— Nous devions agir dans le cadre de la loi. Même si la loi a tort.

Cette dernière phrase m’était adressée, mais je parvins à retenir ma riposte naturelle. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour discuter du rôle des démons dans la société américaine.

Dominic laissa échapper un sanglot gémissant. Le prenant dans ses bras, Adam le berça comme il l’aurait fait avec un enfant chagriné.

Je me tirai de là en regrettant qu’Adam n’ait pas trouvé quelqu’un d’autre pour pratiquer cet exorcisme.

 

Mon moral s’améliora au moment de retrouver Brian pour dîner. Bien sûr, c’est difficile de ne pas être de bonne humeur quand votre petit ami vous ouvre la porte en ne portant rien d’autre qu’un mignon petit nœud papillon autour du cou et une longue rose blanche entre les dents.

Un sourire aux lèvres, je me glissai dans son appartement et fermai la porte derrière moi.

— Je vois que tu as reçu mes fleurs.

— Oui, dit-il, la tige toujours entre les dents. Elles sont très belles.

J’éclatai de rire et lui arrachai la rose d’entre les lèvres. Portant le bouton à mon nez, j’inspirai profondément et fus déçue de constater que son parfum, néanmoins doux, était trop léger. Du coin de l’œil, je notai que Brian était content de me voir. Qu’il l’était même de plus en plus. Je jetai la rose et le jaugeai d’un coup d’œil, découvrant que j’étais moi-même assez ravie de le voir.

Il se redressa en rejetant ses épaules en arrière comme un soldat pendant l’inspection. J’éclatai de rire, consciente du désir qui imprégnait ce rire. Quelques minutes plus tôt, je me trouvais devant sa porte à me demander si je ne devais pas annuler pour ce soir. Maintenant, je ne me rappelais même plus pourquoi.

Je lui tournais autour et il suivait mon déplacement de la tête.

— Garde à vous, soldat ! aboyai-je.

Bon, j’essayai d’aboyer, mais ma voix était rauque.

— Oui, m’dame !

Question aboiement, il s’en sortit mieux que moi. Il tourna si vite la tête pour regarder droit devant lui que cela me fit grimacer. Avec la chance que j’avais ces derniers temps, il était capable de se faire le coup du lapin pendant un inoffensif amuse-gueule sexuel.

La vue de dos était spectaculaire. Brian a les fesses les plus fermes que je connaisse. Elles me donnent envie de me mettre à genoux pour les croquer. Je lui caressai le postérieur, dont les muscles frémirent alors qu’il luttait pour rester au garde-à-vous. Mon cœur battait entre mes cuisses et je me surpris à penser combien ce serait charmant de retrouver Brian tous les soirs à la maison après mes dures journées de labeur.

J’écartai cette pensée. Je ne tenais pas à gâcher mon humeur avec des projections d’avenir. Il n’existait pas de meilleur moyen pour me débarrasser de cet exorcisme déplaisant que de m’abandonner à des sensations physiques et, bon sang, c’était exactement ce que je m’apprêtais à faire. Interdiction de penser.

Collée au dos de Brian, mes mains toujours sur ses fesses, je fis courir ma langue sur son épaule. Il parvint à rester immobile, mais son souffle se fit plus sifflant. Sa peau était légèrement salée. Oh, que j’aimais le faire transpirer !

Je pris mon temps pour parcourir son dos, faisant mine de ne pas remarquer quand il se tortilla. Ses poings étaient serrés de part et d’autre de son corps. Je sentais le battement excité de son cœur sous mes lèvres.

— Morgane, je t’en prie.

Je souris et mes mains plongèrent entre ses jambes par-derrière, mes doigts effleurant à peine ses bourses tendues. Ce que j’aimais plus que le faire transpirer, c’était le faire m’implorer.

— Je t’en prie quoi ? demandai-je avant de me mettre sur la pointe des pieds pour mordiller légèrement le lobe de son oreille.

Sa pomme d’Adam s’abaissa puis remonta subitement quand il déglutit.

— Ça fait presque une semaine. Mon self-control a des limites.

Je m’en étais rendu compte. Ma volonté faiblit toujours avant la sienne, et je ne peux pas prétendre que je n’apprécie pas cet état de fait. Tout mon corps était chaud ; tous mes sens, exacerbés. Mes narines se dilatèrent quand je discernai le mélange parfumé du mâle en sueur, du déodorant Old Spice et du désir. Tant que je ferais durer cet état, j’échapperais à mes pensées déplaisantes.

Je me glissai devant lui. Brian était sans aucun doute au summum de son érection, la pointe de son sexe brillant de rosée. Je passai la langue sur mes lèvres et il grogna. Impossible d’ignorer son désir, et pourtant il parvenait à le maîtriser. Un jour, je trouverais un moyen de faire éclater en mille morceaux ce self-control quasi légendaire. Malheureusement, d’ici à ce que je maîtrise cet art, il était voué à gagner.

Ma patience ayant atteint ses limites, je tombai à genoux, immobilisant ma victime de mes mains posées sur ses hanches. Je sentais l’intensité de son regard sur moi. J’aimais savoir qu’il me regardait. Je dardai ma langue pour le goûter et nous haletâmes à l’unisson. Le prendre dans ma bouche était si primairement satisfaisant. Tous mes sens étaient en alerte et sollicités : le goûter, humer son désir, écouter la rudesse de ses halètements. Ses bourses roulaient contre ma bouche et je savais qu’il ne tiendrait pas longtemps si je continuais ainsi. Je savais aussi que, si je le laissais venir dans ma bouche, je devrais lui accorder un moment de répit avant de pouvoir l’accueillir en moi. Si je lui donnais ce répit, mon esprit retors pouvait se mettre en branle et tout gâcher.

À contrecœur et malgré son grognement de protestation, je le libérai.

— Tu ne peux pas être cruelle à ce point, geignit-il en me regardant de ses yeux assombris par le désir.

Je me remis debout, mes genoux tremblant de façon embarrassante. Il ouvrit la bouche pour protester de nouveau, mais j’avais commencé à déboutonner mon chemisier et les mots moururent sur ses lèvres.

Avec un sourire vicieux, je reculai vers la chambre en l’invitant à me suivre d’un mouvement du doigt. Il m’emboîta le pas comme une panthère à l’affût tandis que je me débarrassais de mon chemisier. J’étais loin d’être assez coordonnée dans mes mouvements pour pouvoir enlever mon pantalon pendant que je reculais. Aussi je me contentai d’en descendre la fermeture Éclair. J’avais alors passé le seuil de la chambre.

Mon timing était parfait : mon soutien-gorge tomba à terre juste au moment où l’arrière de mes jambes toucha le lit. Brian me décocha un sourire de prédateur puis se pencha pour m’aider à me défaire du reste de mes vêtements. Il dut interrompre le cours de l’action un instant pour attraper un préservatif sur la table de nuit, mais nous étions bien trop excités pour que cela puisse gâcher quoi que ce soit.

Il se glissa en moi et ce fut un pur délice. J’étais assez humide pour qu’il puisse me pénétrer d’une seule poussée, et je retrouvai aussitôt des sensations connues. J’attirai son visage vers moi et il m’embrassa avec toute la passion réprimée d’un homme qui a été séparé de l’amour de sa vie pendant des mois.

Je me laissai submerger par sa réalité, par l’adéquation naturelle de nos corps, par la ruée étourdissante de son désir, par l’intensité terrifiante de son amour. Je perdis tout pouvoir de réflexion plus avancée, mon corps comme une unique terminaison nerveuse, mon cœur prêt à exploser de plus d’émotions que j’étais capable de nommer.

Nous jouîmes presque en même temps, assez fort pour sans aucun doute gêner les voisins. C’était le cadet de nos soucis.

Brian me prit ensuite dans ses bras, ma tête contre son torse, nos jambes emmêlées, tous deux haletant pour reprendre notre souffle. Une fois la vague de bien-être dissipée, je ressentis un pincement de panique dans ma poitrine. J’aimais trop Brian pour mon bien, surtout quand mon bon sens me disait que cela ne durerait pas. Oui, je savais qu’il m’aimait aussi. Mais je n’ai jamais cru au mythe de l’amour qui vainc tout. Un jour, il perdrait patience avec moi et mon cœur se briserait en mille minuscules morceaux tranchants.

Il voulait : que je passe la nuit avec lui, mais je doutais de mon humeur. Je ne voulais pas gâcher le souvenir de nos spectaculaires retrouvailles amoureuses. Et je ne voulais pas prendre le risque que mes angoisses constantes me poussent à dire quelque chose de stupide dans la seule intention de le repousser. Ce qui me fit vraiment peur, à la manière dont il me regarda, c’est que j’eus le sentiment qu’il savait exactement pourquoi je fuyais.

Je revins chez moi peu après 21 heures et regardai un peu du match de basket de Temple. Ils mettaient la pâtée à une équipe dont je n’avais jamais entendu parler, si bien que j’éteignis le téléviseur et allai me coucher tôt.

Je me réveillai dans mon lit le matin suivant avec cette sensation de fatigue familière. Cette impression que je n’avais pas vraiment dormi toute la nuit. J’essayai de me persuader que j’étais simplement fatiguée, que les gens normaux peuvent se sentir fatigués, même s’ils ne souffrent pas de somnambulisme.

Cette illusion réconfortante dura environ trente secondes. Puis je vis la feuille de papier étalée bien en évidence sur ma table de nuit. Ce mot-là était assez long pour être qualifié de lettre.

À contrecœur, je la lus :

 

« Je ne suis pas une création de ton imagination. Je m’appelle Lugh. Tu m’as invitée il y a deux mois. Tu étais droguée. C’est pour ça que tu ne t’en souviens pas. C’était la nuit où Andrew t’a frappée. Je crois qu’il t’a frappée afin que tu ne te souviennes pas bien de cette nuit-là.

Ils t’utilisent pour me retenir prisonnier. Je ne t’aurais pas possédée volontairement. Ils m’ont appelé par mon nom et j’ai dû répondre. Tes boucliers mentaux sont si puissants que je peux à peine les forcer. Tu me combats même dans ton…»

 

C’était tout ce qu’il avait écrit. Ce que j’avais écrit. Peu importe.

Si j’étais réellement possédée par un démon, j’avais réussi à le combattre au beau milieu de cette lettre.

Je frissonnai. Ça m’allait tout à fait de me dire que c’était impossible d’être possédée sans le savoir, mais cela me paraissait être une pensée trop élaborée pour que mon inconscient l’échafaude.

Je veux dire, où étais-je allée chercher ce nom de Lugh ? Je ne l’avais jamais entendu. Il sonnait comme un nom masculin, et je pensais à ce démon comme étant « il ». Ce qui tendait à prouver encore un peu plus que toute cette histoire relevait de mon imagination. Si j’étais vraiment possédée, le démon aurait dû être une femme. Non pas qu’il soit impossible pour un démon de posséder un humain du sexe opposé : c’est juste qu’habituellement ils ne veulent pas. Bien sûr, mon démon imaginaire affirmait qu’il avait été forcé à me posséder contre sa volonté, alors sans doute que ses préférences ne comptaient pas.

Non, j’étais paranoïaque. Je réagissais juste à ma dernière conversation avec Andrew/Raphaël. Comme je lui en voulais encore de m’avoir frappée, j’avais concocté un plan tout droit sorti d’un film d’horreur de série B. Ouais, c’était ça.

Malheureusement, je ne m’en sortais pas vraiment bien en matière d’autopersuasion.

Je ne détruisis pas cette lettre mais l’emportai avec moi dans la cuisine pour la relire un bon million de fois en buvant mon café. Je n’avais honnêtement jamais entendu parler d’un être humain à la personnalité assez forte pour transformer le démon, plutôt que l’hôte, en passager impuissant. Mais ce n’était pas parce que je n’en avais jamais entendu parler que c’était impossible pour autant.

En repensant au nom que j’avais inventé pour mon démon imaginaire, je fis des recherches sur Internet en espérant découvrir que ce mot ne correspondait à rien. Malheureusement, j’appris que ce vrai nom, issu de la mythologie celte, se traduisait en gros par « celui qui brille ».

Après ma troisième tasse de café, je décidai que j’avais besoin de l’avis de quelqu’un d’autre. Val avait observé mon aura à Topeka et déclaré que je n’étais pas possédée, mais cela ne me ferait pas de mal de me faire examiner une seconde fois. Si elle ne détectait aucun signe d’invasion démoniaque, je pourrais peut-être enfin me défaire de cette peur persistante.

Dans le cas contraire, je devrais peut-être serrer les dents et aller consulter un psy, comme Brian l’avait suggéré. Ce n’était définitivement pas une option que je voulais envisager.

 

Val habite une étroite maison de ville à deux étages sur Delancy Street. Je suis toujours un peu jalouse quand j’entre chez elle. Ma maison est bien décorée et tout, mais celle de Val est carrément une œuvre d’art. Toutes les couleurs sont coordonnées, et je n’ai jamais vu un endroit habité aussi méticuleusement propre et rangé.

Me devançant dans son salon, elle m’invita à m’asseoir sur un canapé crème impeccable – dites-moi, comment fait-on pour garder un canapé de cette couleur impeccable si on s’assoit vraiment dessus ? – et je vidai mon sac.

— Je sais que c’est dingue, lui dis-je avant de commencer.

Elle lutta un instant pour éviter de sourire, puis elle céda.

— Qu’est-ce qui n’est pas dingue en ce qui te concerne ?

J’éclatai de rire à sa réflexion, tout en percevant la nervosité de ma réaction. Val fronça les sourcils, l’air inquiet.

— Qu’est-ce qui se passe, Morgane ? demanda-t-elle. Tu sembles vraiment effrayée.

Je me passai une main dans les cheveux.

— C’est parce que je le suis. (Je soufflai profondément.) Je t’ai raconté que j’avais des crises de somnambulisme dernièrement. (Elle acquiesça.) Eh bien, je m’écris des lettres pendant mon sommeil.

Elle arqua les sourcils.

— Ouah. Tu veux dire, des lettres qui ont un sens ?

— Ça dépend ce que tu entends par « avoir un sens », marmonnai-je à voix basse. La première, c’était à Topeka. J’ai écrit une note qui disait que le démon ne s’était pas emparé de moi parce que j’étais déjà possédée.

Val éclata de rire.

— Et c’est ça qui t’a effrayée ? demanda-t-elle. Je crois que tu peux te détendre. Mis à part le fait que tu ne te comportes pas comme un démon, j’ai examiné ton aura à Topeka et tu étais complètement humaine.

Je frottai mes paumes moites sur mon pantalon.

— Je sais. Je ne cesse de me répéter que ça n’a aucun sens, que c’est juste le fruit de mon imagination. Mais je ne peux m’empêcher d’avoir la trouille. (Je sortis la dernière lettre de ma poche et la tendis à Val.) Je veux dire, Seigneur, regarde ça ! Je n’ai pas une telle imagination, alors d’où ça vient ?

Val m’adressa un sourire indulgent en prenant la lettre et mit ses lunettes pour y jeter un coup d’œil. Je me mordillai la lèvre pendant qu’elle lisait, espérant qu’elle continuerait à se moquer de moi et écarterait mes folles inquiétudes.

Ce qu’elle ne fit pas. En fait, j’aurais même parié qu’elle pâlit un peu, et sa main se crispa comme si Val avait reçu un choc.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je. Tu y comprends quelque chose ?

Elle plia soigneusement la lettre puis frissonna comme si elle avait soudain froid.

— Je comprends pourquoi cela t’a inquiétée, admit-elle. Je réagirais de la même façon.

Son visage était toujours aussi pâle, et peut-être ne se rendait-elle pas compte qu’elle se mordillait la lèvre.

— Mais tu y comprends quelque chose ? demandai-je encore une fois, cherchant à savoir pourquoi elle refusait de me regarder.

Elle secoua la tête en regardant toujours la lettre pliée.

— Non. Ça fiche juste la trouille. (Elle soupira et leva enfin les yeux pour affronter mon regard.) Pourtant, ce doit bien être ton imagination. Si tu étais possédée, je l’aurai vu à Topeka.

J’avais la nette impression qu’elle ne me dévoilait pas toutes ses pensées et, dans ce cas, je n’étais pas sûre de vouloir savoir ce qu’elle me cachait.

— Tu pourrais examiner mon aura encore une fois ?

Elle fronça les sourcils puis haussa les épaules.

— Bon sang, je suppose que ça ne mange pas de pain. Et si tu te sens mieux ensuite…

— Merci, dis-je, plus soulagée que je voulais l’admettre.

Elle me décocha un sourire encourageant.

— Je suis certaine qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, Morgane.

Je me forçai à sourire.

— Moi ? m’inquiéter ?

Val éclata de rire avant de me serrer rapidement dans ses bras. Elle sait que je n’aime pas ce genre d’effusion et elle s’écarta avant que j’aie le temps de protester.

— Je vais chercher mon équipement, dit-elle. Je reviens tout de suite.

Pour une raison inconnue, je me sentis terriblement nerveuse dès l’instant où elle quitta la pièce. Je me levai et fis les cent pas en essayant de chasser ma tension nerveuse.

Avais-je des raisons de me sentir nerveuse ? Je savais que Val ne découvrirait rien. Mais mon état de nerfs empirait de seconde en seconde.

Des papillons battaient des ailes dans mon ventre. Ma tête se mit à puiser. J’avais envie de fuir de chez elle à toutes jambes.

Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je palpai mon cou pour sentir mon pouls battre à tout rompre. La sueur nappait ma peau. Étais-je en train d’avoir une crise de panique ? Je ne m’étais jamais sentie comme ça.

Alors que j’essayais de m’autoanalyser, je remarquai quelque chose de bizarre. La vieille maison de Val craque.

On y entend chaque pas. Je l’avais entendue monter l’escalier et je l’avais entendue se déplacer à l’étage. Mais je n’entendais plus rien.

Je m’immobilisai quand la panique atteignit son summum.

Sans savoir pourquoi, je me retournai vers l’escalier. Et soudain, Val était là.

Je n’avais pas entendu un seul craquement provenant des marches parce qu’elle l’avait descendu sans faire de bruit. Si je ne m’étais pas retournée sous l’effet de la panique, je ne me serais jamais écartée à temps.

Il y eut un « pop » bruyant et je me jetai à terre.

Les sondes du Taser fusèrent vers l’endroit que je venais juste de quitter et s’incrustèrent dans le dossier d’une chaise. Val jura à voix basse en éjectant la cartouche vide.

Je ne m’accordai pas de répit pour le choc, l’indignation ou la douleur. Elle rechargea son Taser et j’arrachai un coussin du canapé, me recroquevillant juste au moment où le Taser émit un nouveau « pop ». Je sentis l’impact des sondes qui frappèrent le coussin, mais – merci, mon Dieu – il était assez épais pour m’isoler.

Jetant un coup d’œil par-dessus mon bouclier, je vis Val s’approcher, le Taser prêt à tirer. Elle allait essayer de me mettre à terre en combat au corps à corps.

C’était une erreur tactique de sa part. Premièrement, je fais quinze centimètres de plus qu’elle et je m’entraîne régulièrement. Deuxièmement, si votre famille fait partie de la Société de l’esprit, vous avez soit appris à combattre enfant ou bien vous avez passé votre jeunesse à vous prendre des raclées de la part des autres gamins. J’avais, de mon côté, choisi d’apprendre à me battre.

Val lança le Taser dans ma direction, essayant de le faire passer par-dessus le bord de mon bouclier… euh, le coussin du canapé. Je la bloquai facilement mais ne vis pas venir son pied.

Son talon percuta mon tibia et, si elle avait porté des chaussures à semelles dures, j’aurais eu de sacrés problèmes.

Cela étant, il s’agissait de chaussures de sport, et elle ne me fit pas grand mal.

— Aïe ! hurlai-je. Putain, mais qu’est-ce que tu fous, Val ?

Elle ne répondit pas. Son regard féroce était concentré sur sa cible. Je ne l’avais encore jamais vue dans cet état. Elle attrapa le coussin et essaya de me l’arracher. Comme je le tenais à deux mains et qu’elle n’en avait qu’une de libre, j’avais un avantage certain à ce petit jeu. Je tirai violemment sur le coussin et elle céda.

Je jurai quand ce mouvement brusque se retourna contre moi.

Le coussin m’échappa et je percutai le sol, éjectant d’un coup tout l’air de mes poumons. Val se jeta sur moi et me décocha un crochet maladroit du gauche. Son attaque n’était qu’une diversion, car elle essayait toujours de m’enfoncer le Taser dans les côtes.

Je parai son crochet du gauche et lui attrapai le poignet à deux mains. Je ne le lâchai pas quand il entra en contact avec mon visage.

Le coup pouvait être maladroit, mais il me fit mal quand même.

J’étais vraiment énervée désormais et je me laissai submerger par mes pulsions. Je roulai violemment sur ma gauche. Val était trop petite et trop légère pour m’immobiliser au sol et je finis sur elle, le Taser coincé entre nos corps, si bien qu’elle ne pouvait me zapper sans se zapper elle-même.

Mon coup de poing ne fut pas maladroit et le corps de Val se ramollit. J’étais sur le point de la frapper de nouveau, mais me retins.

Haletante, endolorie, je me demandais ce qui avait bien pu se passer. Je roulai sur le côté en abandonnant son corps inerte et dégageai le Taser de ses doigts sans résistance afin de vérifier l’indicateur de batterie. Il restait encore pas mal de jus. Je fouillai Val pendant qu’elle revenait lentement à elle, mais ne trouvai pas d’autres armes.

Je me levai et m’éloignai d’elle. Ma joue me faisait mal, là où elle l’avait frappée, et j’avais mal autre part encore. C’était une douleur plus profonde. Mes yeux brûlaient et, un instant, je crus que j’allais me mettre à pleurer. Val était ma meilleure amie depuis le lycée. La seule personne en qui j’avais assez confiance pour lui parler de mon mystérieux problème. Et elle m’avait agressée !

Val gémit doucement puis ouvrit les yeux pour découvrir que je pointais son Taser sur elle.

— Il va falloir que tu t’expliques, frangine, grondai-je.

La colère et l’indignation atténuaient un peu la douleur.

Elle leva sur moi de grands yeux étonnés.

— Je suis désolée, dit-elle.

Ce n’était pas ce à quoi je m’étais attendue. Trente secondes plus tôt, elle se jetait à ma gorge comme un chien enragé. Maintenant, elle s’excusait ?

Elle s’assit lentement en lorgnant le Taser.

— J’ai cru que tu étais vraiment possédée.

— Quoi ? criai-je.

C’était un cauchemar, c’est ça ? Ce n’était pas possible autrement !

— Tout ce que je te demandais, c’était d’examiner mon aura.

Elle ne tenta pas de se relever. Je donnais sûrement l’impression d’avoir la détente facile, et elle ne savait pas si j’avais rechargé le Taser pendant qu’elle était dans les vapes.

— Si tu hébergeais vraiment un démon illégal, ça aurait été le moment idéal pour m’attaquer.

— Tu plaisantes, là ! Si j’étais possédée par un démon homicide, pourquoi aurais-tu pensé que je devais attendre le moment idéal ?

Je secouai la tête, incrédule.

— Je suis désolée, répéta Val. Tu te comportais bizarrement. Comme si tu hébergeais un démon qui ne savait pas encore comment se faire passer pour toi.

Elle leva la main pour toucher l’hématome qui enflait sur sa mâchoire.

— Mais si tu étais vraiment possédée par un démon, tu m’aurais frappée beaucoup plus fort. (Elle me regarda avec des yeux de biche.) Je suis vraiment, vraiment désolée.

Les yeux de biche ne m’émurent pas. Je suppose que j’avais trop d’adrénaline puisant dans mon système. De plus, je n’étais pas certaine de la croire, même si ce qu’elle disait se tenait.

M’étais-je comportée si bizarrement que ça ? Assez bizarrement pour qu’elle ait pensé que ce n’était pas vraiment moi qui lui parlais, mais un démon se faisant passer pour moi ? Avant que je lui montre la lettre, elle m’avait même fait remarquer que je ne me comportais pas comme un démon.

Le problème, c’est que je ne voyais pas d’autre explication à son agression. C’était Val, ma meilleure amie, ma confidente. Pourquoi aurait-elle voulu me faire du mal ?

— Je sais que tu dois être très remontée contre moi, dit Val. Mais j’ai juste fait ce que j’ai cru devoir faire. Je devais te maîtriser pour pouvoir exorciser le démon. (Elle éclata d’un rire nerveux.) Ça aurait mieux fonctionné si tu avais en effet été possédée, tu sais ?

Ma main commençait à me faire mal à force de serrer le Taser trop fort. J’abaissai l’arme sans baisser ma garde. Je me sentais ridicule de soupçonner Val, mais il m’était difficile de faire comme si rien ne s’était passé. Sans compter que je ne pouvais me débarrasser de cette impression que son histoire ne tenait pas debout. Ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me tirer de cette maison pour aller sérieusement y réfléchir ailleurs.

Val laissa échapper un soupir de soulagement et s’apprêta à se lever quand je baissai le Taser.

— Ne te lève pas, la prévins-je en la visant de nouveau avec le Taser.

Je voulais mettre un peu de distance entre nous. Elle s’assit sur son postérieur en levant les mains en signe de soumission.

Je reculai vers la porte. Je ne vois pas ce qu’elle aurait pu me faire tant que j’avais le Taser mais, en cet instant, je ne tenais pas à l’avoir dans mon dos.

— Je vais laisser le Taser dans l’entrée, lui dis-je en atteignant la porte.

— D’accord, répondit-elle, toujours assise par terre, l’air plus calme que moi. Si tu veux qu’on en discute plus tard, appelle-moi. Je sais que tu dois penser que je suis la pire des garces.

Je secouai la tête. Je n’y croyais pas.

— Val, me dire que je m’habille comme une poule de biker serait se comporter comme une garce. Mais essayer de m’assommer au Taser est à ce point au-delà d’un comportement de garce que je n’ai pas de mots pour le qualifier.

Elle baissa la tête, honteuse.

— Je sais.

Quand elle leva de nouveau les yeux vers moi, ils étaient emplis de larmes.

— Je t’en prie, ne dis pas que tu vas tirer la chasse sur douze années d’amitié à cause de cette erreur stupide.

Bien sûr, j’étais incapable de lui dire ça, mais ses larmes ne me touchèrent pas particulièrement. Je posai le Taser dans l’entrée avant de franchir la porte.

Durant tout le trajet à pied jusque chez moi, je ressentis un pincement entre les omoplates.

 

Démon intérieur
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