Exposé en proie
Toulouse, janvier 1209
Un an s’est écoulé depuis le meurtre de Pierre de Castelnau. Ce matin, au lever du soleil, d’Alfaro est venu me lire une lettre du pape destinée au roi de France, aux évêques et à tous les grands du royaume.
Les mensonges d’Arnaud Amaury, distillés dans l’alambic de la Curie romaine, sont devenus des vérités pontificales. Innocent III lance contre moi des paroles terribles. Comme le ferait un témoin oculaire, il décrit les circonstances de l’assassinat de son légat, Pierre de Castelnau. « À Saint-Gilles, le comte menaça de mort, en public, les légats. Aussitôt, passant des paroles aux actes, il envoya ses complices dresser un guet-apens. Le lendemain, quand le jour fut levé, alors que les inoffensifs chevaliers du Christ se préparaient à traverser le fleuve, l’un de ces bras de Satan, brandissant sa lance, blessa Pierre par-derrière, entre les côtes. »
Après l’accusation vient la condamnation. Contre moi le pape appelle la chevalerie française à la guerre sainte : « Levez-vous, soldats du Christ ! Princes très chrétiens ! Ceignez votre épée ! Empêchez la ruine de l’Église dans ces régions. Réduisez par la force ces hérétiques bien plus dangereux que ne le sont les sarrasins ! »
Par mes ancêtres, je connais cette alliance de la Croix et de l’épée : c’est une croisade. « Outre la gloire temporelle que vous obtiendrez par une si pieuse et si louable action, gagnez la même rémission des péchés que nous accordons à ceux qui se portent outre-mer au secours de la Terre sainte. »
S’ajoutaient à ces promesses celles de magnifiques conquêtes. « Confisquez les biens des comtes, des barons et des citoyens qui ne voudraient pas éliminer l’Hérésie de leurs terres, ou qui oseraient l’entretenir. »
Après l’excommunication, l’anathème et l’interdit qui m’excluent de l’Église et privent mes sujets du secours des sacrements, voici la sanction suprême : l’exposition en proie. Je suis déchu de mes droits et l’Église annonce que ma terre appartiendra à celui qui s’en emparera. C’est la loi du plus fort « Qu’il soit permis à tout catholique non seulement de combattre le comte, mais encore d’occuper et de garder sa terre, afin que la sagesse d’un nouveau possesseur la purifie de l’Hérésie qui l’a honteusement souillée. »
Innocent III tente même de convaincre le roi de France de partir en croisade contre moi. « Ne tardez pas à rattacher son pays tout entier au domaine royal. » Mais Philippe Auguste a de l’affection pour son neveu, il doit protection à son vassal et, surtout il n’aime pas que le pape vienne se mêler des affaires politiques du royaume. Il le lui écrit avec fermeté : « Vous livrez la terre du comte à ceux qui voudront s’en emparer, mais vous n’avez pas le droit d’agir ainsi tant que vous ne l’aurez pas condamné comme hérétique. Et quand bien même il serait condamné, vous devriez nous en avertir et nous demander d’exposer sa terre, car c’est de nous qu’il la lient. »
Le pape et le toi de France ont deux conceptions opposées de leurs pouvoirs respectifs. Philippe Auguste refuse que Rome empiète sur ses prérogatives. Pour Innocent III, au contraire, « aux princes a été donné le pouvoir sur la terre ; au sacerdoce a été attribué le pouvoir sur la terre comme au ciel ».
En vertu de cette doctrine, Innocent III envoie courriers et émissaires auprès des grands vassaux du royaume, usant de la menace ou de la prière, pour convaincre les seigneurs d’obéir à l’Église.
Par ailleurs, pour financer la croisade, il ordonne aux évêques de lancer dans leurs diocèses des collectes auprès des fidèles, et il décrète le moratoire des dettes en faveur de ceux qui s’engagent dans l’armée du Christ.
Harcelé par sa noblesse, Philippe Auguste finit par lui céder. Refusant toujours de s’engager lui-même, il accorde au duc de Bourgogne et au comte de Nevers le consentement qu’ils sollicitent avec tant d’insistance. Il leur permet d’emmener cinq cents chevaliers. Avec les milliers d’hommes d’armes et de ribauds qui vont les suivre, c’est une armée redoutable qui va bientôt marcher sur notre pays.
Il faudra plusieurs mois de quêtes et de prédications pour réunir le financement et mobiliser les combattants, mais tous les obstacles sont désormais levés devant les légats. Le parti de la croisade a fini par l’emporter.