14

Perché au sommet de la tour de la porte est, Richard Totesham suivait les combats entre les troupes de sir Thomas et celles de Charles. Il ne voyait pas grand-chose du haut de son perchoir, car les palissades qui surmontaient les ouvrages de terre, les deux grands trébuchets et le moulin à vent lui cachaient la plus grande partie de la bataille. Toutefois, il en voyait assez pour constater que personne ne sortait des trois autres campements français pour venir à la rescousse de Charles dans son fort.

— Étrange. Chacun reste dans son coin, commenta-t-il à l’adresse de Will Skeat qui se tenait à ses côtés.

— Ah, c’est toi, Dick ! s’exclama le vieil archer.

— Oui, c’est moi, Will, répondit Totesham avec patience.

Skeat avait revêtu sa cotte de mailles et une épée pendait à son flanc. Le chef de la garnison posa une main sur l’épaule de son vieil ami.

— Tu ne comptes point te battre, cette nuit, hein, Will ?

— Eh bien, si ça tourne au vinaigre, répondit Skeat, j’aimerais me rendre utile.

— Laisse ça aux jeunes, Will. Toi, tu vas rester ici et tu vas me garder la ville. C’est entendu ?

Skeat confirma son accord d’un hochement de tête et Totesham retourna à son poste d’observation. Il était impossible de dire de quel côté penchait la victoire, car il n’avait vue que sur les ennemis, et ils lui tournaient le dos. Malgré tout, de temps à autre, une flèche fendait l’air en reflétant la lumière d’un feu, preuve que les hommes de sir Thomas se battaient toujours. Mais comme personne ne venait à la rescousse de Charles de Blois depuis les autres forteresses, le chef de la garnison en déduisit que c’était mauvais signe. Car cela prouvait que le duc n’en avait pas besoin, ce qui, en revanche, prouvait que sir Thomas Dagworth, lui, avait besoin de renforts.

Totesham se pencha au-dessus du parapet.

— Ouvrez la porte ! cria-t-il.

Il faisait toujours nuit. L’aube ne se lèverait pas avant deux heures, mais la lune brillait dans le ciel et les feux allumés dans le camp ennemi jetaient une vive lumière. Totesham se précipita au bas des remparts tandis que ses gens retiraient les tonneaux remplis de pierres qui barraient le passage, puis soulevaient l’énorme barreau qui n’avait pas été bougé de tout le mois. La porte s’ouvrit en grinçant et les applaudissements fusèrent de toutes parts, à la contrariété de Totesham qui craignait d’alerter l’ennemi. Il alla retrouver ses hommes d’armes et se mit à leur tête pour aller se joindre au flux de soldats et de citoyens qui déferlait par la porte.

Thomas montait à l’assaut aux côtés de Robbie et de messire Guillaume accompagné de ses deux hommes d’armes. Will Skeat, en dépit de sa promesse à Totesham, avait fait son apparition, mais Thomas l’avait repoussé sur les remparts en lui recommandant d’observer la bataille de là-haut.

« Tu n’es pas encore d’attaque, Will, avait-il objecté.

— Si tu le dis, Tom », avait maugréé Skeat avant de remonter les marches.

Lorsqu’il fut dehors, le jeune archer se retourna et aperçut Skeat sur la tour. Il leva la main pour lui faire signe, mais le vieux soldat ne le vit pas, ou, s’il le vit, ne le reconnut pas.

Se retrouver à l’extérieur des portes fermées depuis si longtemps avait quelque chose d’étrange. L’air était plus frais, et on était délivré de la puanteur des ordures.

L’armée de fortune suivit la route qui courait tout droit sur trois cents pas avant de disparaître sous la palissade qui protégeait les plates-formes de bois sur lesquelles étaient montés Passage pour l’Enfer et Faiseur de Veuves. Cette palissade était assez haute, plus haute qu’un homme, et quelques archers s’étaient munis d’échelles pour franchir l’obstacle. Mais Thomas présumait que ces clôtures ne résisteraient pas longtemps, car elles avaient été construites à la hâte. Il courait, toujours embarrassé par ses orteils estropiés, en s’attendant à voir les arbalétriers entrer en action à tout moment, mais aucun trait ne vint siffler à leurs oreilles. Sans doute les ennemis étaient-ils occupés avec les hommes de Dagworth.

Puis les premiers archers de Totesham atteignirent la palissade et les échelles furent dressées mais, comme Thomas l’avait prévu, la lourde clôture s’effondra sur toute une longueur sous le poids des assaillants. Car les talus et les palissades n’avaient pas été prévus pour parer une attaque ennemie, mais pour protéger les arbalétriers qui, de leur côté, ne savaient toujours pas que les assiégés avaient fait une sortie. Aussi l’ouvrage n’était-il pas défendu.

Quatre ou cinq cents hommes franchirent le passage en piétinant la palissade écroulée. La plupart n’étaient pas des soldats entraînés, mais des gens de la ville animés d’une féroce soif de vengeance. Les projectiles ennemis s’étaient écrasés sur leurs maisons, les trébuchets avaient mutilé et tué leurs femmes et leurs enfants. Oui, tout cela méritait vengeance ! À ce sentiment légitime s’ajoutait la crainte de voir disparaître avec l’occupant anglais la prospérité qu’il avait apportée avec lui.

C’est donc avec une détermination farouche et en poussant des clameurs de joie qu’ils se ruèrent dans le camp ennemi.

— Archers ! rugit Totesham d’une voix de stentor. Archers, à moi ! Archers !

Soixante ou soixante-dix archers accoururent et formèrent une ligne au sud de la plate-forme des deux plus gros trébuchets. Les autres combattants chargeaient déjà l’ennemi qui n’était plus en ordre de bataille, mais éparpillé en petits groupes si occupés à savourer leur victoire sur sir Thomas Dagworth qu’ils n’avaient pas pris garde à ce qui se passait derrière eux. Au grondement féroce qui trahissait l’arrivée de la garnison, ils se retournèrent.

— Tuez ces bâtards ! hurla un Breton de La Roche-Derrien.

— Tuez-les ! rugit une voix anglaise.

— Pas de prisonniers ! aboya un autre.

Totesham leur cria au contraire de prendre des prisonniers afin de ne point perdre des rançons, mais en vain, car nul ne l’entendit au milieu des hurlements sauvages qui sortaient de toutes les gorges.

Les hommes d’armes de Charles formèrent instinctivement la ligne, mais Totesham, qui s’y était préparé, ordonna à ses archers rassemblés de tirer. Les arcs se mirent à jouer leur musique diabolique et les flèches à fendre la nuit en sifflant pour aller s’enfoncer dans les cottes de mailles, les chairs et les os. Les archers étaient peu nombreux, mais ils tiraient de près, ils ne pouvaient manquer leur cible. Les guerriers ennemis, pris de court, se tapissaient derrière leurs écus, mais les projectiles n’avaient aucun mal à les transpercer, semant la panique parmi les hommes d’armes qui couraient se réfugier à l’abri des tentes.

— Pourchassez-les ! hurlait Totesham, encourageant ses archers au massacre.

Des soldats de sir Thomas Dagworth, il ne subsistait qu’une centaine d’hommes en état de se battre, dont la plupart étaient les archers qui s’étaient dissimulés parmi les chariots. Les autres avaient été capturés ou étaient morts, tandis que le plus grand nombre tentait de s’échapper à travers les fortifications et les palissades. Mais l’arrivée de Totesham et de ses troupes arrêta leur fuite et ils retournèrent se battre.

Les gens de Charles étaient dispersés à travers le terrain. Beaucoup étaient toujours en train de pourchasser les rescapés de la première attaque et ceux qui avaient tenté de résister à la sortie de Totesham étaient soit morts, soit en fuite dans la pénombre. Le chef de la garnison et ses troupes déferlèrent sur eux comme un raz-de-marée impossible à arrêter. Les premières constructions qu’ils rencontrèrent furent les abris des ingénieurs bavarois. Ces derniers avaient pris bien soin de rester à l’écart de la curée contre les rescapés de l’assaut de sir Thomas Dagworth. Ils moururent dans leur cantonnement. Les assaillants ne se préoccupèrent pas de la qualité de leurs victimes ; c’étaient des ennemis, et, comme tels, ils furent dûment taillés en pièces à coups de haches, de pioches et de marteaux. L’ingénieur en chef tenta de protéger son fils de onze ans, mais ils moururent ensemble sous une tornade de coups, tandis que passait près d’eux le flot des hommes d’armes anglais et flamands.

Thomas décochait ses traits aux côtés de ses pairs, les archers. Tout à coup, il s’avisa de la disparition de Robbie qu’il avait vu pour la dernière fois près des deux trébuchets. Il partit à sa recherche.

Faiseur de Veuves, qui était prêt à lancer son premier projectile dès l’aube, avait été renversé. Thomas trébucha sur une grosse pointe de métal qui sortait à deux coudées du fût et servait d’ancre pour la fronde, et poussa un juron de douleur car le métal l’avait blessé au tibia. Il grimpa sur le bâti du trébuchet et, visant les ennemis toujours agglutinés au pied du moulin, il tira une flèche qui survola les têtes des vengeurs occupés à massacrer les Bavarois. Il fit mouche. Un homme s’écroula et les écus se levèrent. Il tira de nouveau et s’aperçut soudain que ses mains blessées étaient en train de faire ce qu’elles avaient toujours fait, et qu’elles le faisaient bien. Il sortit une troisième flèche de son sac et la pointa sur un écu dont, grâce aux flammes, il distinguait les armoiries. C’était une hermine blanche. Puis les hommes d’armes anglais et leurs alliés qui montaient à l’assaut de la colline obscurcirent sa cible. Il sauta à bas du trébuchet et reprit ses recherches pour retrouver Robbie.

Au moulin, l’ennemi opposait une solide défense. Les guerriers de Totesham firent donc demi-tour pour investir les tentes, dans l’espoir d’y trouver du butin. Les gens de la ville, après avoir réglé leur affaire à leurs tortionnaires bavarois, les suivirent, brandissant leurs haches dégoulinantes de sang. Un homme en armure sortit de l’ombre d’une tente et perça le ventre d’un assaillant breton d’un coup d’épée. Thomas, sans réfléchir, posa une flèche sur la corde, arma et tira. La flèche s’insinua dans la fente de la visière de l’homme aussi parfaitement que lorsqu’il s’entraînait à tirer sur les cibles. Une gerbe de sang brillant, chatoyant comme un joyau aux rayons de lune, jaillit de la visière, tandis que l’ennemi tombait à la renverse sur la toile de tente.

Thomas poursuivit sa course, enjambant les corps, contournant des tentes à demi écroulées. Cet endroit encombré n’était pas propice au tir à l’arc. Il accrocha donc son arme à son épaule et, dégainant son épée, pénétra à l’intérieur d’une tente. Il avança avec précaution, enjambant un banc renversé. Un cri retentit et il pivota sur lui-même, l’épée brandie. Une femme étendue au sol, à demi cachée par un drap de lit, le dévisageait en secouant la tête dans un geste de supplication.

Il ressortit de la tente et, à la lueur des feux, distingua un arbalétrier prêt à tirer sur les hommes d’armes anglais qui attaquaient le moulin. Il bondit sur l’homme et lui asséna un coup d’épée dans le bas du dos. Sa victime s’arc-bouta en hurlant, et Thomas eut le plus grand mal à libérer son épée de son corps agité de soubresauts. Terrifié par les cris de sa victime agonisante, il l’abattit de nouveau avec frénésie pour faire taire le malheureux.

— Il est mort ! Par le Christ, il est mort ! cria Robbie en le prenant par la manche pour l’entraîner vers le moulin.

Les deux amis se dirigèrent vers la colline.

À la vue de deux soldats arborant l’hermine blanche sur leurs jupons, Thomas décrocha son arc de son épaule et tira pour couper leur tentative de fuite par le revers de la colline.

Un chien courait, tenant entre ses crocs un morceau de chair rouge dégoulinante de sang. Deux grands bûchers flambaient sur la colline, de part et d’autre du moulin. Un homme d’armes tomba dans l’un d’eux, le corps percé d’une flèche anglaise. Des étincelles jaillirent tout autour de lui, et il se mit à hurler lorsque sa chair se mit à rôtir à l’intérieur de sa cuirasse. Il tenta de fuir les flammes, mais un habitant de La Roche-Derrien le repoussa du bout de sa lance, riant devant les hurlements désespérés du malheureux.

Le cliquetis assourdissant des épées, des écus et des haches emplissait la nuit, mais au milieu de ce chaos, il subsistait un endroit tranquille à l’arrière du moulin.

Robbie tenait à en avoir le cœur net, car il avait vu une silhouette franchir une étroite porte. Il attira son ami dans cette direction.

— Soit il se cache, soit il s’enfuit ! cria-t-il. Il a sûrement de l’or !

Thomas ne savait au juste de quoi Robbie lui parlait, mais il le suivit. Il eut tout juste le temps d’accrocher son arc et de tirer son épée. Déjà, l’Écossais ouvrait la porte d’un coup d’épaule et disparaissait dans le noir.

— Allez, viens par ici, bâtard d’Anglais ! beugla-t-il.

Mais Thomas lui rappela un détail qu’il avait oublié.

— Tu veux te faire tuer ? rugit-il. C’est pour ces chiens d’Anglais que tu te bats !

Robbie jura de dépit. C’est alors que Thomas aperçut une ombre sur sa droite, et il leva son épée. Elle résonna contre une autre épée et Robbie hurla dans l’obscurité envahie de poussière blanche. L’homme cria quelque chose en français et Thomas recula, mais Robbie abattit son épée une fois, deux fois, et la lame traversa des os et des chairs. Il y eut un bruit de métal et un bruit de chute lorsque l’homme s’affaissa contre la meule.

— Que diable me disait-il ? s’enquit Robbie.

— Il essayait de se rendre.

Une voix résonna de l’autre côté, et les deux amis se dirigèrent d’un même mouvement dans sa direction, cognant leurs épées contre le méli-mélo de solives, poutres, engrenages et axes de bois. L’homme invisible les arrêta :

— Tout doux, les gars, tout doux ! Je suis anglais.

Une flèche vint s’abattre contre le mur extérieur avec un bruit sourd. Les toiles des ailes tirèrent sur leurs attaches, faisant grincer et trembler le mécanisme de bois. D’autres flèches se fichèrent dans les planches.

— Je suis prisonnier, dit l’homme.

— Plus maintenant, répondit Thomas.

— Non, je suppose.

L’homme grimpa par-dessus la meule et ouvrit la porte. Il était d’un certain âge et ses cheveux étaient gris.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-il.

— Nous sommes venus grallocher ces démons, expliqua Robbie.

— Prions Dieu pour que ce soit vrai.

L’homme lui tendit la main.

— Je suis sir Thomas Dagworth, et je vous remercie tous deux.

Il dégaina son épée et sortit au clair de lune.

Robbie dévisagea son ami.

— Tu as entendu ?

— Il a dit merci, répondit Thomas.

— Oui-da, mais il a dit qu’il était sir Thomas Dagworth.

— Alors peut-être est-ce vrai ?

— Mais que diable faisait-il là-dedans ? se demanda Robbie.

Tout à coup, il se souvint de l’homme qu’il avait tué et, au prix d’un gros effort et dans un grand cliquetis de métal, il le traîna jusqu’au seuil éclairé par les flammes. L’homme avait enlevé son heaume et l’épée de Robbie lui avait fendu le crâne, mais sous la bouillie qui restait, on voyait briller un éclat doré.

Le jeune Écossais sortit une chaîne cachée sous la plaque du corselet.

— C’était sans doute un gars important, constata Robbie, admirant sa trouvaille.

Puis il sourit à Thomas.

— Nous la couperons en deux plus tard, pas vrai ?

— Tu veux la couper en deux ?

— Nous sommes amis, pas vrai ?

Robbie enfouit son butin sous son haubergeon avant de repousser le cadavre à l’intérieur du bout du pied.

— Elle a de la valeur, cette armure, apprécia-t-il. Nous reviendrons quand ce sera fini, en espérant qu’il n’y aura pas un bâtard qui viendra la voler.

Le camp baignait à présent dans l’horreur. Les rescapés de l’assaut de sir Thomas Dagworth se battaient toujours, particulièrement les archers du parc aux chariots. La garnison de la ville, de son côté, parcourait les tentes en relâchant les prisonniers, ou amenait d’autres rescapés découverts dans les recoins où ils se tapissaient. Les arbalétriers de Charles, au lieu d’arrêter l’attaque de la garnison, se battaient pour la plupart contre les archers anglais dans le parc aux chariots. Les Génois se blottissaient derrière leurs immenses pavois, mais de nouveaux assaillants arrivaient par l’arrière et ils ne savaient plus où se cacher devant les flèches qui fendaient la nuit en sifflant. Les arcs de guerre chantaient leur mélodie diabolique, les flèches volaient à raison de dix pour un carreau d’arbalète, et les arbalétriers étaient incapables de faire face au massacre. Ils s’enfuirent.

Les archers, victorieux, grossis du nombre de ceux qui s’étaient réfugiés parmi les chariots, retournèrent aux abris et aux tentes où se jouait un jeu de cache-cache mortel dans les allées sombres parmi les murs de toile. Un archer gallois eut alors l’idée de faire sortir l’ennemi des tentes en y mettant le feu. Bientôt, les flammes et la fumée se répandirent à travers le campement et les soldats ennemis coururent se jeter sur les flèches et les lames des incendiaires.

Charles de Blois s’était retiré du moulin à vent, conscient que sa position sur la colline le mettait en péril. Il tenta de rassembler quelques chevaliers devant sa somptueuse tente, mais une déferlante de vaillants combattants de La Roche-Derrien foula aux pieds ces preux chevaliers et Charles regarda, stupéfait, les bouchers, les tonneliers, les charrons, les couvreurs, massacrer leurs seigneurs avec des haches, des couperets et des faucilles. Il se retira hâtivement dans sa tente, mais l’un de ses fidèles le tira de façon fort peu cérémonieuse vers l’ouverture arrière.

— Par ici, Votre Grâce.

Charles repoussa la main de l’homme.

— Où aller ? demanda-t-il d’une voix plaintive.

— Nous allons dans le camp sud, Sire, pour aller quérir de l’aide.

Charles opina du chef en se disant que cet ordre aurait dû venir de lui et en regrettant d’avoir tant insisté pour que personne ne quitte son campement. Plus de la moitié de son armée était confinée dans les trois autres campements, piaffant d’impatience. Mais ses gens obéissaient à ses ordres et, par conséquent, se trouvaient dans l’incapacité de mettre cette horde désorganisée en déroute.

— Où est mon trompette ? demanda-t-il.

— Me voici, Votre Grâce.

Le sonneur de trompette avait miraculeusement survécu aux combats.

— Sonne les sept sonneries ! ordonna le duc.

— Pas ici ! jeta un religieux.

Devant le regard offensé de son souverain, le prêtre s’empressa d’expliquer :

— Cela attirera l’ennemi, Votre Grâce. Au bout de deux sonneries, ils seront sur nous comme une meute de chiens de chasse.

Charles reconnut la justesse du conseil par un bref hochement de tête. Une douzaine de chevaliers l’entouraient à présent. C’était une force impressionnante au milieu du sauve-qui-peut général. L’un d’entre eux risqua un coup d’œil dehors. Apercevant les flammes qui s’élevaient dans le ciel, il comprit que la tente du duc serait bientôt en feu.

— Nous devons partir, Votre Grâce, dit-il, nous devons trouver nos chevaux.

Ils sortirent, se hâtant à travers le carré d’herbe piétinée où se tenaient habituellement les guetteurs du duc. Une flèche jaillit dans l’obscurité, ricochant sur une plaque d’armure. Des cris retentirent soudain près d’eux et une horde furieuse apparut sur la droite. Charles battit en retraite sur sa gauche, ce qui le ramena sur la pente menant au moulin, puis un rugissement révéla qu’il avait été repéré et les premières flèches sifflèrent sur la colline.

— Trompette ! hurla le duc. Sept sonneries ! Sept sonneries !

Charles et ses fidèles, dans l’incapacité de rejoindre leurs chevaux, se plaquèrent contre le tablier du moulin, constellé de flèches à empenne blanche. Une nouvelle flèche vint se planter dans l’estomac d’un chevalier, s’insinua sous sa cuirasse, traversa son ventre et les mailles, et le cloua contre les planches du moulin. Puis une voix anglaise s’éleva pour crier aux archers de cesser le tir.

— C’est leur duc ! Nous le voulons vivant ! Cessez le tir ! Bas les arcs !

Un grondement jailli de dizaines de poitrines accueillit la nouvelle. Charles de Blois était acculé au moulin ! Les flèches cessèrent de voler et les hommes d’armes battus, ensanglantés, qui défendaient la colline, virent au bas de la pente une masse de créatures menaçantes rôdant comme des loups en chasse.

— Que Dieu nous vienne en aide ! dit un prêtre, de l’effroi plein la voix.

— Trompette ! jeta Charles.

— Oui, Votre Grâce, acquiesça le musicien.

Par quelque mystère, l’embouchure de son instrument s’était retrouvée pleine de terre. Sans doute l’avait-il fait tomber, mais il n’en avait aucun souvenir. Il secoua le reste de terre, puis porta la trompette à sa bouche et la première sonnerie retentit, douce et puissante, dans la nuit. Le duc tira son épée. Il lui suffisait de défendre le moulin jusqu’à l’arrivée des renforts qui enverraient cette meute effrontée en enfer. La deuxième note troua la nuit.

Thomas entendit la trompette, tourna la tête et vit l’éclair d’argent luire près du moulin. Le reflet de la lumière ricocha sur le pavillon de l’instrument au moment où le sonneur le levait vers la lune pour la troisième fois.

Le jeune archer n’avait pas entendu l’ordre de cesser le tir. Il arma son arc, donna un petit coup sec de la main gauche, et décocha. La flèche cingla l’air par-dessus la tête des hommes d’armes anglais et frappa le sonneur de trompette au moment où il prenait son souffle pour la troisième sonnerie. Il s’écroula sur le sol, et des bulles d’air ressortirent en sifflant de son poumon transpercé. La masse sombre qui rôdait au pied de la colline le vit tomber et, soudain, chargea.

Charles ne reçut aucun renfort des trois forts toujours debout. Ses troupes avaient entendu les deux coups de trompette, mais deux seulement, et ils en déduisirent que c’était signe de victoire. De plus, ils avaient reçu l’ordre strict, constamment répété, de rester où ils étaient sous peine de perdre la récompense promise. Ils restèrent donc où ils étaient, à regarder monter la fumée de l’incendie et à se demander ce qui se passait dans le campement de l’est.

Or, ce qui se passait, c’était le chaos. Cette bataille se déroulait comme la bataille de Caen : sans plan, dans le plus grand désordre et avec une brutalité extrême. Les Anglais et leurs alliés, après avoir passé de nombreux jours enfermés dans leur murs, avaient abordé la bataille en proie à une grande nervosité, sûrs d’être défaits ; l’armée de Charles, de son côté, s’attendait à la victoire, et elle en avait été très près. Les Anglais se libéraient à présent de leur nervosité par un assaut furieux, sanglant, acharné, qui plongea les Français et les Bretons dans l’horreur.

Les hommes d’armes anglais et les défenseurs du moulin s’entrechoquèrent dans un bruit assourdissant. Thomas s’apprêtait à se joindre à la bataille, mais Robbie le tira soudain par la manche.

— Regarde ! fit-il.

Un dominicain marchait à côté de trois cavaliers en surcot noir au milieu des tentes en feu.

À la vue de cette robe blanche et noire, le sang de Thomas ne fit qu’un tour. Il suivit Robbie à travers les tentes, piétinant le fouillis des toiles bleues et blanches qui jonchaient le sol, zigzaguant entre les feux, la fumée et les restes calcinés de vêtements brûlés. Une femme à la robe à demi arrachée leur coupa la route en hurlant, poursuivie par un homme qui courait en éparpillant des flammèches avec ses bottes à chaque foulée et la rattrapa dans une hutte. Pendant quelque temps, ils perdirent le religieux de vue, puis Robbie détecta son froc blanc et noir : il était en train d’essayer de monter sur un cheval non sellé avec l’aide des hommes en surcot noir. Thomas arma son arc, décocha sa flèche et la vit s’enfoncer jusqu’à l’empenne dans la poitrine du cheval. L’animal se cabra, agitant ses sabots, et le dominicain tomba à la renverse. Les hommes en surcot noir s’enfuirent au galop pour se mettre à l’abri des flèches et le religieux, abandonné, se retourna et aperçut ses poursuivants. C’était Taillebourg. Le tortionnaire de Dieu. Thomas poussa son cri de guerre et tendit sa corde, mais le dominicain courut se mettre à l’abri dans les tentes intactes. Un arbalétrier génois surgit soudain, leva son arme à leur vue, mais Thomas décocha. La flèche transperça la gorge de l’homme et le sang éclaboussa sa tunique rouge et verte. La femme hurla à l’intérieur de la cabane, puis se tut brusquement.

Thomas et Robbie tentèrent de dénicher l’inquisiteur au milieu des tentes où il avait disparu. Le rabat de l’une d’elles oscillait toujours et Robbie poussa la toile de côté en brandissant son épée et se pencha pour pénétrer dans ce qui se révéla être une chapelle.

Taillebourg était près de l’autel recouvert de sa nappe blanche de Pâques. Un crucifix était posé entre deux cierges à la flamme vacillante. Dehors, le camp était plongé dans une apocalypse de hurlements, de douleur et de flèches, mais le calme le plus céleste régnait à l’intérieur de cette chapelle de campagne.

— Te voilà, vil bâtard, chien galeux, maudit étron de prêtre puant ! proféra Thomas en tirant son épée et en marchant sur le dominicain.

Bernard Taillebourg avait posé une main sur l’autel. Il leva l’autre pour faire le signe de la croix.

 Dominus vobiscum, dit-il de sa voix profonde.

Une flèche vint déchirer le toit de la tente, et une autre, transperçant la paroi, atterrit en vrille derrière l’autel.

— Vexille est avec toi ? s’enquit Thomas.

— Que Dieu te bénisse, Thomas, prononça Bernard Taillebourg.

Le visage farouche, les yeux durs, il fit un nouveau signe de croix en direction de son ancienne victime, mais recula devant l’épée que brandit Thomas devant lui.

— Vexille est avec toi ? répéta-t-il.

— Le vois-tu ici ? persifla le dominicain tournant la tête en tous sens.

Puis il sourit.

— Non, Thomas, il n’est pas ici. Il est parti dans la nuit. Il est parti pour aller quérir de l’aide, et tu ne peux pas me tuer.

— Donne-moi une bonne raison, intervint Robbie, parce que tu as tué mon frère, misérable bâtard !

Taillebourg regarda celui qui avait parlé ainsi. Il ne le reconnut pas, mais il vit la haine dans ses yeux. Aussi le bénit-il comme il avait béni Thomas.

— Tu ne peux pas me tuer, dit-il après avoir fait le signe de la croix, parce que je suis un prêtre, mon fils, je suis oint par Dieu, et ton âme sera damnée pour toute l’éternité si tu te risques à toucher ne serait-ce qu’un seul de mes cheveux.

Pour toute réponse, Thomas appuya la lame de son épée sur son ventre en le forçant à se plaquer contre l’autel. Dehors, un homme poussa un hurlement qui alla croissant, puis s’atténua et se termina dans un sanglot. Un enfant pleurait à gros hoquets, et un chien jappait furieusement. La lumière rougeoyante de l’incendie luisait à travers la toile de la tente.

— Tu n’es qu’un scélérat, dit Thomas, et tu mérites que je te tue après ce que tu m’as fait.

— Ce que j’ai fait ! s’exclama en français Taillebourg, soudain enflammé de colère. Je n’ai rien fait ! Ton cousin m’a supplié de t’épargner le pire, et c’est ce que j’ai fait. Il m’a dit qu’un jour tu serais à ses côtés ! Qu’un jour tu serais du côté du Graal ! Qu’un jour tu serais du côté de Dieu ! Voilà pourquoi je t’ai épargné, Thomas. Je t’ai laissé tes yeux ! Je n’ai point brûlé tes yeux !

— Eh bien moi, je te tuerai avec plaisir ! riposta le jeune homme.

En réalité, Thomas ressentait une certaine nervosité à l’idée de tuer un prêtre. Car le ciel le verrait, et la plume de l’ange chargé de faire son rapport l’écrirait en lettres de feu dans un grand livre.

— Et Dieu t’aime, mon fils, poursuivit le dominicain d’un ton doux. Dieu t’aime. Et Dieu châtie ceux qu’il aime.

— Que dit-il ? intervint Robbie.

— Il dit que si nous le tuons, nos âmes seront damnées.

— Jusqu’à ce qu’un autre prêtre les dédamne ! ricana l’Écossais. Il n’y a pas un seul péché sur terre qu’un prêtre ne soit prêt à absoudre si le prix lui convient.

Sur ce, il marcha sur Taillebourg en brandissant son épée, mais Thomas le retint.

— Où est le livre de mon père ? interrogea-t-il.

— C’est ton cousin qui l’a, répondit Taillebourg, je le promets, c’est lui.

— Dans ce cas, où est mon cousin ?

— Je te l’ai dit, il est parti quérir de l’aide. Et maintenant, tu dois partir aussi, Thomas. Tu dois me laisser prier ici.

Thomas fut sur le point d’obéir. Mais tout à coup, il se rappela sa gratitude pathétique lorsque cet homme avait cessé de le torturer, et ce souvenir était si humiliant, si douloureux, qu’il en eut le frisson. D’un geste presque machinal, il leva l’épée sur le prêtre.

— Non ! hurla Taillebourg.

Le bras que le dominicain avait levé pour se défendre se retrouva fendu jusqu’à l’os par la lame.

— Si ! dit Thomas, consumé d’une rage qui l’emplissait tout entier.

Il abaissa de nouveau sa lame, et Robbie frappa lui aussi. Thomas brandit son épée une troisième fois, mais d’un geste si rageur que sa lame se prit dans le toit de la tente.

Taillebourg chancelait, mais continuait à hurler :

— Vous ne pouvez pas me tuer ! Je suis un prêtre !

Ce furent ses dernières paroles. Il criait toujours lorsque Robbie planta l’épée de sir William Douglas dans sa nuque.

Thomas dégagea son épée. Taillebourg, trempé de sang, le regardait avec étonnement. Il essaya de parler, mais il n’y parvint pas. Le sang jaillissait des plis de sa robe, à gros bouillons qui se succédaient avec une extraordinaire rapidité. Il tomba à genoux en faisant une dernière tentative pour parler, et Thomas abattit son épée de l’autre côté de sa nuque. Le sang jaillit encore, projetant des gouttes sur l’ornement blanc de l’autel. Taillebourg leva des yeux incrédules, puis Robbie lui administra un dernier coup qui lui sortit la trachée de la gorge.

Robbie rejeta vivement la tête en arrière pour éviter d’être éclaboussé. Le prêtre agité de soubresauts tira sur l’ornement de l’autel dans un spasme d’agonie, renversant les cierges et la croix. Il émit un râle, eut un dernier sursaut, puis ne bougea plus.

— Ah, voilà qui fait du bien, se réjouit Robbie alors que la chapelle était plongée dans l’obscurité car les flammes s’étaient éteintes. Je déteste les prêtres. J’ai toujours eu envie d’en tuer un.

— Moi, j’avais un ami prêtre, dit Thomas en se signant, mais il a été assassiné, soit par mon cousin, soit par ce gueux.

Il poussa le corps du dominicain du bout du pied, puis essuya la lame de son épée sur le bas de sa robe.

Robbie mit le cap sur la porte.

— Mon père pense que l’enfer est rempli de prêtres, dit-il.

— Et il y en a un de plus en route, conclut Thomas.

Il ramassa son arc, et les deux jeunes gens retrouvèrent le champ de bataille où les hurlements et les flèches lacéraient la nuit. L’incendie avait pris une telle ampleur qu’il faisait clair comme en plein jour. À la lueur rougeoyante des flammes, Thomas aperçut un arbalétrier à genoux entre deux chevaux affolés attachés à un piquet. L’arbalète était pointée sur la colline où tant d’Anglais se battaient. Thomas posa une flèche sur la corde, arma et, à l’ultime seconde, au moment où il allait transpercer la colonne vertébrale de l’arbalétrier, reconnut le dessin bleu et blanc du jupon et dévia son arme, de sorte que sa flèche alla frapper l’arbalète, qui tomba des mains de Jeannette.

— Tu vas te faire tuer ! l’admonesta-t-il d’un ton furieux.

— C’est Charles ! protesta-t-elle, non moins furieuse, en montrant la colline.

— Les arbalétriers sont tous avec l’ennemi ! poursuivit-il. Tu veux être abattue par un archer ?

Il attrapa son arme par la manivelle et la poussa dans l’obscurité.

— Et que diable fais-tu ici ?

— Je suis venu pour le tuer ! déclara-t-elle en désignant le duc qui, avec ses fidèles, était en train de repousser un assaut acharné.

Il était entouré de huit chevaliers qui se battaient avec l’énergie du désespoir, même si le combat était inégal et si tous étaient blessés.

Thomas entraîna Jeannette sur la pente, juste à temps pour voir un homme d’armes anglais de haute taille attaquer Charles, qui para le coup avec son écu et plongea son épée dans la cuisse de l’Anglais. Un autre le chargea, mais un coup de hache le mit à terre, un troisième entraîna un chevalier plus loin en s’acharnant sur son heaume à coups de cognée. La personne de Charles était visiblement convoitée par un nombre impressionnant d’Anglais qui tentaient de l’approcher en repoussant les armes de ses fidèles à grands coups d’écu, tout en sabrant à tout-va et en taillant à coups de hache de guerre.

— Laissez-le ! cria une voix autoritaire. Place ! Reculez ! Qu’il puisse se rendre !

Les assaillants reculèrent de mauvaise grâce. Charles avait levé sa visière, et on vit du sang sur son pâle visage et davantage encore sur son épée. Un prêtre était à genoux à côté de lui.

— Rendez-vous ! cria quelqu’un au duc, qui sembla comprendre, car il secoua impulsivement la tête dans un geste de refus.

Thomas posa alors une flèche sur sa corde, arma et pointa son arc vers la tête de Charles. Ce dernier vit la menace et hésita.

— Rendez-vous ! cria quelqu’un d’autre.

— Seulement à un homme de rang supérieur ! cria Charles en français.

— Y a-t-il un homme de rang supérieur par ici ? cria Thomas d’abord en anglais, puis en français.

Un homme d’armes de Charles s’écroula lentement, tombant d’abord à genoux, puis sur le ventre, dans un grand cliquetis d’armure.

Un chevalier sortit des rangs anglais. C’était un Breton, l’un des seconds de Totesham, et il déclina son nom afin de prouver à Charles qu’il était de noble extraction. Puis il tendit la main et Charles de Blois, neveu du roi de France et prétendant au duché de Bretagne, s’avança d’un pas mal assuré et tendit son épée.

Une immense clameur s’éleva, puis les hommes de la colline s’écartèrent pour laisser passer le duc et celui qui avait accepté sa reddition. Charles, qui s’attendait à se voir rendre son épée, parut surpris que le Breton n’en fasse rien.

Le duc descendit donc la colline d’une démarche raide, ignorant les Anglais et leurs manifestations de triomphe. Soudain, un guerrier aux cheveux noirs lui barra la route.

C’était Jeannette.

— Tu me reconnais ? demanda-t-elle.

Charles la toisa de haut en bas, puis sursauta en reconnaissant les armoiries de son jupon. Il vit alors la colère qui emplissait ses yeux et eut un mouvement de recul. Il ne dit rien.

Jeannette sourit.

— Violeur ! prononça-t-elle en crachant par l’ouverture de sa visière.

Le duc tourna vivement la tête, mais trop tard, et Jeannette lui envoya un nouveau crachat à la figure. Le duc, bien que frémissant de rage devant cet affront, ne bougea pas.

Jeannette, incapable d’une telle maîtrise, cracha une troisième fois.

— Misérable ver ! jeta-t-elle, avant de s’éloigner sous les applaudissements.

— Un ver ? Qu’est-ce que c’est ? se renseigna Robbie.

Thomas lui traduisit le mot, puis sourit à Jeannette.

— Bravo, madame.

— Je m’apprêtais à lui donner un bon coup de pied dans les couilles, dit-elle, mais je me suis rappelé à temps qu’il portait une armure.

Thomas éclata de rire.

Richard Totesham ordonna à une demi-douzaine d’hommes d’armes d’escorter Charles jusqu’à La Roche-Derrien. À défaut d’avoir capturé le roi de France, il avait fait un prisonnier de prix. Charles de Blois allait rejoindre le roi d’Écosse parmi les captifs aux mains des Anglais, et les deux hommes allaient devoir rassembler une fortune s’ils voulaient être rachetés.

— Ce n’est pas terminé ! cria Totesham à la masse de ceux qui les suivaient en s’esclaffant et en savourant leur triomphe. Partez ! Achevez votre besogne !

— Les chevaux ! cria sir Thomas Dagworth. Prenez leurs chevaux !

La bataille du campement de Charles était remportée, mais pas terminée. L’assaut venu de la ville avait fait l’effet d’une tempête et avait frappé au cœur de la ligne de bataille si soigneusement préparée par le duc. Le restant de ses troupes était à présent scindé en plusieurs petits groupes. Beaucoup étaient déjà morts, d’autres s’enfuyaient dans l’obscurité.

— Archers ! s’éleva une voix. Archers ! À moi !

Des douzaines d’archers se précipitèrent à l’arrière du campement, où les Français et les Bretons en fuite couraient pour rejoindre les autres forts. Les arcs firent tomber les fuyards comme des mouches.

— Trucidez-les ! hurla Totesham. Trucidez-les !

Un semblant d’organisation avait émergé au milieu de tout ce désordre. La garnison et les vaillants habitants de La Roche-Derrien, auxquels s’étaient ajoutés les rescapés des troupes de sir Thomas Dagworth, étaient partis en chasse à travers le campement en flammes pour en sortir d’éventuels rescapés et les amener aux archers qui attendaient leurs proies. Cependant, la patience des archers était mise à rude épreuve, non pas parce que l’ennemi opposait une résistance, mais parce que leurs pourvoyeurs s’arrêtaient constamment pour se livrer aux joies du pillage dans les tentes et les abris. Les femmes et les enfants étaient extraits de leurs refuges et leurs hommes, exterminés. Des prisonniers dont ils auraient pu tirer une forte rançon furent ainsi massacrés dans la confusion et l’obscurité. Ce fut le sort réservé au vicomte de Rohan, ainsi qu’aux seigneurs de Laval et de Châteaubriant, de Dinan et de Redon.

Une faible lumière grise commença à poindre à l’est, annonçant l’aube, tandis que le camp ravagé résonnait sous les plaintes et les gémissements.

— On termine la besogne ? demanda Richard Totesham à sir Thomas Dagworth, qu’il venait enfin de dénicher.

Les deux hommes étaient montés sur les remparts du campement, d’où ils scrutaient le fort sud de l’ennemi.

— On ne peut pas les laisser là-bas, répondit sir Thomas.

Puis il tendit la main à son interlocuteur.

— Merci, Dick, ajouta-t-il.

— D’avoir fait ce que je devais faire ? répondit Totesham, embarrassé. Bien, allons donc déloger ces bâtards des autres campements !

 

Charles de Blois avait dit et répété à ses hommes qu’un archer ne pouvait pas tirer sur quelqu’un qu’il ne voyait pas, et c’était vrai. Mais ceux du camp sud, qui formaient l’une des deux divisions les plus importantes de l’armée de Charles, s’étaient agglutinés au sommet de leur rempart extérieur pour tenter de voir ce qui se passait dans le camp est autour du moulin. Ils avaient allumé des feux pour éclairer leurs arbalétriers, et ces feux, à présent, dessinaient leurs silhouettes. Les archers anglais ne pouvaient manquer une telle cible. Ces archers, cachés dans l’ombre des longues fortifications de terre, prirent position sur le terrain nettoyé qui séparait les campements, et leurs flèches se mirent à strier la nuit. Les arbalétriers tentèrent de riposter, mais ils offraient des cibles extrêmement faciles car peu d’entre eux possédaient une cotte de mailles.

Au son d’une clameur assourdissante, les hommes d’armes anglais chargèrent par-dessus les défenses et la tuerie reprit. Les gens de La Roche-Derrien, alléchés par les perspectives de butin, suivirent la charge et les archers, voyant les fortifications sans défense, accoururent eux aussi.

Thomas s’arrêta sur le rempart de terre pour tirer une douzaine de flèches sur les ennemis qui avaient établi leur campement à l’endroit où s’était trouvé le camp de siège anglais l’année précédente. Bien qu’il eût recommandé à Jeannette de retourner en ville, elle se trouvait toujours à ses côtés, armée d’une épée qu’elle avait subtilisée à un Breton qui avait péri dans la bataille.

— Tu ne devrais pas être ici ! la tança-t-il.

— Des guêpes ! cria-t-elle pour toute réponse en désignant une douzaine d’hommes d’armes qui portaient les surcots noir et jaune du seigneur de Roncelet.

L’ennemi n’opposait qu’une faible résistance car, ignorant tout du désastre essuyé par Charles, il s’était laissé surprendre par l’assaut surgi de la nuit.

Les arbalétriers rescapés, affolés, battirent en retraite dans les tentes, bientôt chassés par les brandons lancés sur les toits de toile par leurs poursuivants. Les flammes qui jaillirent éclairèrent de vives couleurs l’obscurité de l’aube naissante. Les archers anglais et gallois avaient accroché leur arc à leurs épaules et parcouraient les tentes, farouches et déterminés, armés de haches, d’épées et de gourdins. C’était un nouveau massacre, une nouvelle promesse de butin. Quelques Français et quelques Bretons, fuyant la masse hurlante des assaillants déchaînés, eurent le temps de sauter sur leurs chevaux et de se diriger vers la fine lumière grise touchée de rouge qui teintait l’horizon.

Thomas et Robbie se ruèrent vers les soldats portant les rayures de guêpe de Roncelet. Ces hommes avaient essayé de prendre position à côté d’un trébuchet dont le nom, Fouette-Pierres, était peint sur le châssis, mais, débordés par des archers, ils s’étaient lancés dans une fuite éperdue sans savoir où se diriger dans le chaos général. Deux d’entre eux coururent se jeter dans les bras de Thomas qui embrocha le premier sur son épée, tandis que Robbie mettait l’autre hors d’état de nuire en lui administrant un bon coup sur le heaume. Le restant de la troupe en jaune et noir fut pris en main par une horde d’archers.

Thomas rengaina son épée poisseuse et prit la précaution de décrocher son arc avant de se précipiter, flanqué de Robbie, dans une grande tente intacte, à côté d’un piquet où flottait la bannière jaune et noire. C’est là, entre un lit et un coffre ouvert, qu’il découvrit le seigneur de Roncelet en personne. Le noble personnage était occupé à entasser des pièces d’or dans des sacs en compagnie d’un écuyer. Tous deux se retournèrent d’un même mouvement à l’entrée des deux intrus. Le seigneur de Roncelet attrapa incontinent une épée posée sur le lit. Mais, déjà, Thomas tendait sa corde. L’écuyer plongea sur Robbie, Thomas décocha, l’écuyer fut propulsé en arrière et le sang jailli de sa blessure au front peignit le toit de rouge. Le blessé eut plusieurs soubresauts, puis ce fut le silence.

Le seigneur de Roncelet se trouvait toujours à trois pas de Thomas lorsque celui-ci plaça sa troisième flèche sur la corde.

— Allons, monseigneur, dit Thomas, donnez-moi une raison de vous envoyer en enfer.

Le seigneur de Roncelet avait l’allure d’un combattant. Il avait les cheveux courts et raides, le nez cassé, il lui manquait des dents, mais il ne subsistait en lui nulle trace d’ardeur guerrière. Les cris de la défaite résonnaient tout autour de lui, une odeur de chair brûlée venait lui chatouiller les narines et une flèche était pointée sur sa figure. Aussi tendit-il instantanément son épée dans un geste de reddition.

— Vous avez un titre ? demanda-t-il à Robbie.

Il n’avait pas reconnu Thomas, mais il était clair qu’un homme portant un arc ne pouvait être qu’un homme du commun.

Robbie ne comprit pas la question, posée en français, aussi Thomas répondit-il à sa place.

— C’est un seigneur écossais, dit-il, exagérant le statut de son ami.

— Eh bien, c’est à lui que je me rends, dit Roncelet d’un ton rageur en jetant son épée aux pieds de Robbie.

— Par Dieu, s’exclama ce dernier qui n’avait compris goutte à l’échange, c’est qu’il a pris peur bien vite !

Thomas détacha sa corde d’un geste lent et montra sa main droite aux doigts déformés.

— Vous faites bien de vous rendre, dit-il. Vous vous souvenez que vous vouliez les couper ?

Il ne put réprimer un sourire en voyant une expression de terreur se peindre sur la face de Roncelet lorsque ce dernier le reconnut.

— Jeannette ! appela Thomas, savourant son petit triomphe. Jeannette !

La jeune femme franchit l’ouverture de la tente ; avec elle se trouvait Will Skeat.

— Que diable fais-tu ici ? s’emporta Thomas.

— Tu ne veux tout de même pas empêcher ton vieil ami de prendre un peu de bon temps, n’est-ce pas, Tom ? répliqua Skeat avec un sourire.

Le caractère du vieil archer se trouvait tout entier dans ce sourire.

— Tu es un vieux fou, grommela le jeune archer avant d’attraper l’épée du seigneur de Roncelet et de la remettre à Jeannette. Voici notre prisonnier, expliqua-t-il, c’est le tien aussi.

— C’est le mien aussi ? s’étonna Jeannette.

— C’est le seigneur de Roncelet, dit Thomas sans pouvoir retenir un nouveau sourire, et je ne doute point que nous pourrons lui arracher une rançon. Et ce n’est pas à l’or que je pense, puisque ceci est à nous, de toute façon, dit-il en désignant le coffre ouvert d’un mouvement du menton.

Jeannette dévisagea le prisonnier, et il se fit lentement jour dans son esprit que si le seigneur de Roncelet était à sa merci, son fils lui était pratiquement déjà rendu. Elle éclata d’un rire soudain, puis donna un baiser à Thomas.

— Ainsi, tu tiens vraiment tes promesses, Thomas !

— Et toi, tu vas le tenir sous bonne garde, répondit ce dernier, car sa rançon va faire de nous des gens riches. Robbie, toi, Will et moi ! Nous allons tous devenir riches ! (Il sourit à Skeat.) Tu restes avec elle, Will ? Tu le surveilles ?

— Oui, je reste avec elle, consentit Will.

— Qui est-ce ? s’enquit le seigneur de Roncelet.

— La comtesse d’Armorique, répondit Jeannette à la place de Thomas.

Elle éclata d’un nouveau rire en voyant la stupéfaction se peindre sur le visage du captif.

— Emmenez-le en ville, leur recommanda Thomas.

Il sortit et tomba sur deux habitants de La Roche-Derrien chassant le butin dans les tentes voisines.

— Vous deux ! les interpella-t-il, vous allez aider à garder un prisonnier. Emmenez-le en ville, et vous toucherez une belle récompense. Surtout, ayez-le à l’œil !

Il poussa les deux hommes dans la tente. Le seigneur de Roncelet ne pourrait s’échapper, surveillé par Jeannette, Skeat et les deux nouvelles recrues.

— Surveillez-le, leur dit-il, et toi, Jeannette, emmène-le dans ton ancienne maison.

— Mon ancienne maison ? répéta Jeannette sans comprendre.

— Tu étais décidée à tuer quelqu’un, ce soir, et tu ne peux tuer Charles de Blois, alors pourquoi ne t’occupes-tu pas de Belas ?

Devant son expression, il éclata de rire. Puis il referma le couvercle du coffre et l’enveloppa de couvertures dans l’espoir de le dissimuler à la vue pendant quelque temps.

Puis, toujours flanqué de son inséparable Robbie, il retourna se battre.

Des cris et des cliquetis d’épées résonnaient au sud du campement. Les deux amis découvrirent là un groupe de cavaliers en surcot entièrement noir qui se battaient contre des hommes d’armes anglais.

— Vexille ! cria Thomas. Vexille !

— Est-ce lui ? interrogea Robbie.

— Ce sont ses hommes, en tout cas, répondit Thomas.

Sans doute son cousin, après avoir quitté le campement où avait péri Taillebourg, avait-il accouru à la rescousse de Charles, mais trop tard. Ses hommes livraient une bataille d’arrière-garde pour couvrir ceux qui s’enfuyaient.

— Où est-il ? demanda l’Écossais.

— Vexille ! Vexille ! appela Thomas.

Soudain, il l’aperçut. C’était lui, l’Arlequin, le comte d’Astarac. En armure, la visière levée, il portait un écu entièrement noir, juché sur un destrier également noir. À la vue de Thomas, il leva son épée dans un salut ironique. Thomas décrocha son arc, mais Guy Vexille vit la menace et lui tourna le dos, tandis que ses cavaliers venaient l’entourer pour le protéger.

— Vexille ! hurla Thomas en se précipitant vers son cousin.

Robbie cria pour le prévenir, et Thomas eut le temps de se baisser pour éviter un cavalier, puis un autre, qui se précipitaient sur lui en brandissant leur épée.

— Vexille ! rugit-il.

Faisant signe à ses hommes de s’écarter, son cousin s’avança vers lui. Thomas arma son arc, mais Vexille leva la main droite pour montrer qu’il avait rengainé son épée. Thomas relâcha sa corde.

Guy Vexille, dont la visière levée permettait de voir les beaux traits éclairés par le feu, sourit.

— J’ai le livre, Thomas.

Pour toute réponse, Thomas leva son arc.

Guy Vexille secoua la tête d’un air de reproche.

— Non, Thomas, c’est inutile. Allons, viens me rejoindre.

— En enfer, maudit chien ! répliqua Thomas.

Il avait devant lui celui qui avait tué son père, tué Eléonore, tué le père Hobbe.

Thomas réarma son arc, mais Vexille, sortant un petit couteau qu’il avait caché dans la poignée de son écu, se pencha en avant et coupa tranquillement sa corde, d’un geste si rapide que Thomas n’eut pas le temps de réagir.

— Un jour, tu me rejoindras, Thomas, prédit-il.

Puis il tourna bride, cria à ses hommes de battre en retraite et s’éloigna au galop.

— Jésus ! jura Thomas, au comble de l’exaspération.

 Calix meus inebrians ! cria Guy Vexille, avant de se perdre parmi les cavaliers qui se précipitaient à bride abattue vers le sud.

Les archers anglais, qui avaient fini par les déceler, leur décochèrent une volée de flèches, mais aucune ne toucha Vexille.

— Coquin ! cria Robbie, répondant à la silhouette qui s’éloignait.

Un hurlement de femme retentit, venant des tentes en feu.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? s’enquit Robbie.

— Il voulait que je le rejoigne, expliqua Thomas d’un ton amer.

Il jeta sa corde désormais inutile et attrapa la rechange rangée sous son casque. Ses doigts gourds et malhabiles ne lui obéissaient pas, mais il parvint à bander son arc à la deuxième tentative.

— Et il a dit qu’il avait le livre.

— Ah, pour sûr, grand bien lui fasse ! commenta le jeune Écossais.

La bataille avait cessé. Il s’agenouilla près d’un cadavre dans l’espoir de trouver quelques pièces.

Sir Thomas Dagworth appelait ses hommes au rassemblement à l’ouest du campement afin de se préparer à assaillir le fort suivant que ses défenseurs, comprenant que la bataille était perdue, commençaient déjà à fuir. Les cloches sonnaient à toute volée à La Roche-Derrien, pour fêter la capture de Charles de Blois et son humiliante entrée dans la ville.

Thomas suivit son cousin des yeux. Il avait honte, car une petite partie de lui, une toute petite partie, l’avait pris en traître. Il avait été tenté d’accepter sa proposition. De rejoindre son cousin, retrouver une famille, partir à la quête du Graal et exploiter son pouvoir. La honte était amère, semblable à la honte de la reconnaissance qu’il avait éprouvée envers Taillebourg lorsqu’il avait cessé de le torturer.

— Chien ! hurla-t-il vainement. Chien !

— Chien !

C’était la voix de messire Guillaume qui venait de se superposer à celle de Thomas.

Messire Guillaume, accompagné de ses deux hommes d’armes, était en train de faire avancer un prisonnier en le poussant dans le dos avec la pointe de son épée. Le prisonnier portait une armure et l’épée crissait dessus à chaque poussée.

— Chien ! aboya de nouveau messire Guillaume.

Puis il vit Thomas.

— C’est Coutances ! le présenta-t-il en enlevant le heaume de son prisonnier. Regarde-le !

Le comte de Coutances, mélancolique, chauve comme un œuf, faisait de son mieux pour paraître digne. Messire Guillaume lui administra un nouvelle bourrade.

— Tu peux me croire, Thomas, dit-il, la femme de ce chien et ses chiennes de filles vont devoir faire les putes pour payer sa rançon ! Elles vont devoir jouer de la croupe devant tous les mâles de Normandie pour racheter cette couille molle ! (L’armure du prisonnier crissa une nouvelle fois sous la lame.) Je vais te pressurer jusqu’à la moelle des os !

Messire Guillaume remit son prisonnier en route, exultant de joie vengeresse.

La femme poussa un nouveau cri perçant.

Il avait entendu bien des femmes crier au cours de la nuit, mais quelque chose, dans ce cri, attira l’attention de Thomas. Il se retourna, en alerte. Le cri retentit pour la troisième fois et il se mit à courir.

— Robbie ! hurla-t-il. À moi !

Ils s’élancèrent à travers les vestiges d’une tente en feu, soulevant des braises et des étincelles à chaque pas. Ils contournèrent un brasier fumant, trébuchèrent sur un blessé qui vomissait dans son heaume retourné, descendirent une allée bordée de cabanes d’armuriers où les enclumes, les soufflets, les marteaux, les pincettes et les barils de rivets et de mailles de fer étaient éparpillés dans l’herbe. Un homme en tablier de maréchal-ferrant, le front troué et dégoulinant de sang, vint se jeter dans leurs jambes en titubant. Thomas le poussa de côté et se rua vers l’étendard noir et jaune qui flottait toujours à côté de la tente en flammes du seigneur de Roncelet.

— Jeannette ! appela-t-il. Jeannette !

Jeannette était prisonnière. Elle était maintenue par un colosse qui l’avait plaquée contre le treuil de Fouette-Pierres, derrière la tente. Le colosse entendit crier Thomas et tourna la tête vers lui, la face barrée d’un large sourire. C’était Beggar en personne, tout en barbe hirsute et en dents gâtées, qui, malgré sa force, avait fort à faire pour contenir une Jeannette gesticulante qui tentait désespérément de lui échapper.

— Tiens-la bien, Beggar ! lui recommandait sir Geoffrey Carr. Tiens-la bien, cette chienne !

— Est point près de partir, la mignonne, rigolait Beggar. Ah, pour sûr, mon cœur, tu restes avec Beggar.

Joignant le geste à ces tendres paroles, le géant tirait sur la cotte de mailles de sa proie pour essayer de la soulever, mais ce n’était pas facile, car elle était trop lourde, et Jeannette gigotait trop.

Le seigneur de Roncelet, toujours sans épée, était assis sur le châssis de Fouette-Pierres. Il portait une marque rouge sur la joue, ce qui laissait supposer qu’il avait reçu un coup, et sir Geoffrey Carr, encadré de cinq hommes d’armes, était perché au-dessus de lui.

L’Épouvantail jeta un regard de défi à Thomas.

— C’est mon prisonnier ! glapit-il.

— Il est à nous, répliqua l’archer, c’est nous qui l’avons pris.

— Écoute, mon garçon, argumenta l’Épouvantail, visiblement toujours sous l’effet de la boisson, écoute, mon garçon, moi, je suis un chevalier, et toi, tu n’es qu’une merde. Tu comprends ?

Il s’avança vers Thomas en titubant légèrement.

— Je suis un chevalier, répéta-t-il d’une voix plus forte, et toi, tu n’es rien !

Un sourire de mépris déformait son visage déjà rouge, rendu encore plus rougeaud par le reflet des flammes.

— Tu n’es rien ! beugla-t-il de nouveau.

Il pivota sur lui-même pour vérifier que le seigneur de Roncelet était bien sous la garde de ses hommes. Un prisonnier d’une telle valeur marchande représentait la fin de toutes ses difficultés.

— Elle ne peut pas prendre de prisonniers, dit-il en pointant son épée sur Jeannette, parce qu’elle a des tétons, et toi, tu ne peux pas en prendre parce que tu n’es qu’une merde. Mais moi, je suis un chevalier ! Un chevalier ! cracha-t-il à la face de Thomas.

Piqué au vif par les insultes, l’archer arma son arc. La nouvelle corde était légèrement trop longue et il sentait le défaut de puissance, mais cela suffirait pour sa cible.

— Beggar ! hurla l’Épouvantail, s’il tire, tu tues cette chienne.

— Je tue la mignonne, répéta docilement Beggar.

Il ne cessa pas pour autant de caresser les mailles de fer qui recouvraient les seins de Jeannette. Il bavait. La jeune femme, livrée aux mains du géant à la barbe striée de jets de salive, continuait à se défendre, mais, renversée sur le treuil, elle était réduite à l’impuissance.

Thomas menaçait toujours sir Geoffrey. Le long bras du trébuchet était descendu, mais les ingénieurs avaient sans doute été interrompus avant de pouvoir charger une pierre car la grande poche de cuir était vide. Des blocs de pierre étaient entassés sur la droite. Un mouvement soudain attira l’attention de Thomas. Un blessé était appuyé contre les pierres, le visage en sang. L’homme essaya en vain de se mettre debout.

— Will ? interrogea Thomas.

— Tom ! C’est toi, Tom ? appela Will Skeat en tentant de se relever.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je ne suis plus ce que j’ai été, Tom.

Les deux habitants de La Roche-Derrien qui l’aidaient à garder le seigneur de Roncelet étaient étendus sans vie aux pieds du vieux maître qui, lui-même, semblait sur le point d’expirer. Sa face était blême, ses forces paraissaient l’avoir abandonné et il respirait difficilement. Des larmes coulaient sur ses joues.

— J’ai essayé de me battre, murmura-t-il d’un ton piteux, j’ai essayé, pour sûr, mais je ne suis plus ce que j’ai été.

— Qui t’a attaqué ? demanda Thomas, mais le vieil archer ne fut plus capable de répondre.

— Will essayait juste de me protéger ! intervint Jeannette.

Puis elle poussa un cri, car Beggar l’avait repoussée si durement qu’elle se retrouva perchée sur le treuil. Le géant était arrivé à ses fins : enfin, il pouvait soulever la jupe de mailles de la mignonne. Il baragouina quelques mots traduisant sans doute son excitation, lorsqu’il fut arraché à son bonheur par un beuglement de sir Geoffrey.

— C’est ce bâtard de Douglas !

Thomas décocha. La flèche alla s’infiltrer au milieu de l’enchevêtrement pileux de la barbe de Beggar et lui coupa la gorge. La large pointe lui trancha le gosier aussi nettement qu’un couteau de boucher, et Jeannette hurla car le sang vint l’éclabousser au visage. L’Épouvantail poussa un rugissement de rage et se rua sur Thomas, qui enfonça la pointe de corne de son arc dans sa face rougeaude, avant de laisser tomber l’arme pour sortir son épée. Robbie le devança, prêt à enfoncer l’épée de son oncle dans le ventre de l’Épouvantail, mais, bien que pris de boisson, celui-ci était vif et il réussit à parer le coup et à riposter. Deux de ses hommes d’armes accoururent à la rescousse, les autres étant assignés à la garde du seigneur de Roncelet. Thomas réagit à la vitesse de l’éclair. Il bondit sur sa gauche dans l’espoir de pouvoir se barricader derrière le châssis de Fouette-Pierres, mais sir Geoffrey fut à deux doigts de le prendre de vitesse. Avec l’énergie du désespoir, il donna un coup d’épée derrière lui, et les deux lames se heurtèrent avec une force qui paralysa son bras. Le coup projeta l’Épouvantail en arrière, mais il se rétablit et Thomas en fut réduit à parer les coups que son adversaire faisait pleuvoir sur lui. Le jeune archer n’était pas rompu au maniement de l’épée. Il se retrouva à genoux sans pouvoir recevoir l’aide de Robbie, car celui-ci était occupé avec les deux fidèles de sir Geoffrey.

Puis un énorme fracas retentit. C’était une explosion qui résonna comme si les portes de l’enfer venaient de s’ouvrir, faisant trembler la terre. L’Épouvantail se mit alors à pousser des hurlements de bête qui s’élevèrent jusqu’au ciel.

Jeannette avait tiré sur le levier qui libérait le long madrier. Dix tonnes de contrepoids s’étaient abattues sur le sol et l’épais pieu de métal qui maintenait la fronde avait rebondi entre les jambes de sir Geoffrey et creusé un trou sanglant dans son ventre en se prenant dans ses entrailles. Le blessé était coincé sur l’extrémité de la poutre, où il se tordait en proie à d’atroces souffrances, au milieu d’une mare de sang.

Ses hommes, voyant leur maître sur le point de trépasser, reculèrent. À quoi bon se battre pour quelqu’un qui ne pouvait vous offrir de rétribution ?

Robbie, bouche bée, vit l’Épouvantail s’agiter tant et si bien qu’il parvint à se libérer du piquet de fer et à retomber lourdement sur le sol en répandant ses intestins dans un jaillissement de sang. Il rebondit, toujours vivant. Ses paupières tremblaient convulsivement et ses lèvres étaient tordues par un rictus.

— Maudit Douglas, parvint-il à souffler.

Robbie s’avança vers lui, leva l’épée de son oncle et la planta entre ses deux yeux.

Le seigneur de Roncelet observait la scène, frappé d’horreur incrédule.

Jeannette brandit alors une épée devant son visage, le mettant au défi de prendre la fuite. Mais il secoua la tête sans mot dire pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas l’intention de risquer sa vie au milieu de la horde sauvage, ivre et hurlante qui avait surgi de la nuit pour défaire la plus grande armée jamais levée par le duché de Bretagne.

Thomas se rendit auprès de sir William Skeat, mais son vieil ami avait expiré. Blessé à la nuque, il s’était vidé de son sang sur l’amoncellement de pierres. Une étrange expression de paix était peinte sur son visage. Comme Thomas fermait les yeux de son maître, le premier rayon de soleil du jour nouveau pointa au bout de l’horizon et vint éclairer le sang rouge vif qui colorait le sommet du bras de Fouette-Pierres.

— Qui a tué Will Skeat ? demanda-t-il aux gens de sir Geoffrey.

Dickon, le plus jeune, désigna les débris de mailles, de chair, d’entrailles et d’os qui restaient de l’Épouvantail.

Thomas examina la lame de son épée ébréchée en songeant qu’il lui faudrait apprendre à se servir de cette arme, sans quoi il mourrait par l’épée. Puis il avisa les hommes de sir Geoffrey.

— Disparaissez, allez à l’attaque du prochain fort ! leur ordonna-t-il.

Ils le regardèrent sans comprendre.

— Disparaissez ! aboya-t-il.

Les deux hommes d’armes, effrayés, obtempérèrent.

Thomas pointa son épée sur le seigneur de Roncelet.

— Emmène-le en ville, dit-il à Robbie, et surveille-le bien.

— Et toi ? s’enquit l’Écossais.

— Moi, je vais aller enterrer Will. C’était mon ami.

Thomas s’étonna de garder les yeux secs. Il se dit que, sans doute, les larmes viendraient plus tard. Il rengaina son épée, puis sourit à Robbie.

— Tu peux rentrer chez toi, Robbie.

— Je peux ?

Robbie paraissait dérouté.

— Taillebourg est mort. Roncelet va payer ta rançon à lord Outhwaite. Tu peux rentrer à Eskdale, chez toi, et recommencer à tuer des Anglais.

Le jeune Écossais secoua la tête.

— Mais Guy Vexille est toujours en vie.

— C’est à moi de le tuer.

— Et à moi aussi, répliqua Robbie. Tu oublies qu’il a tué mon frère. Je reste jusqu’à ce qu’il soit mort.

— Si vous le retrouvez un jour, objecta doucement Jeannette.

Le soleil éclairait la fumée des campements en feu et jetait de longues ombres sur le terrain où l’on voyait les derniers rescapés de l’armée de Charles abandonner leurs fortifications de terre et s’enfuir en direction de Rennes. Ils étaient arrivés pleins de morgue et sûrs de vaincre, et à présent ils prenaient la fuite, défaits et humiliés au-delà de toute mesure.

Dans les tentes des ingénieurs, Thomas trouva un pic, une pioche et une pelle. Il creusa une tombe à côté de Fouette-Pierres et inhuma le corps de Skeat dans le sol humide. Il essaya de prononcer une prière, mais n’en trouva aucune. Puis il se souvint de la pièce du passeur et retourna à la tente du seigneur de Roncelet. Il ôta la toile carbonisée qui recouvrait le coffre, sortit une pièce d’or et rejoignit la tombe. Il sauta dans le trou et plaça la pièce sous la langue de Skeat. Le passeur la trouverait et saurait à la vue de l’or que sir William Skeat n’était pas le premier venu. « Que Dieu te bénisse, Will », dit Thomas. Puis il se hissa hors du trou et entreprit de le remplir de terre, mais ne put s’empêcher de s’arrêter de temps à autre dans l’espoir que les yeux de Will s’ouvriraient. Comme ses yeux ne s’ouvrirent pas, il pleura.

Et ce fut aveuglé par les larmes qu’il recouvrit de terre le visage livide de son ami.

Lorsqu’il eut terminé, il constata que le soleil était entièrement levé et que les femmes et les enfants arrivaient déjà de la ville pour chercher du butin. Un faucon crécerelle volait très haut dans le ciel.

Thomas alla s’asseoir sur le coffre rempli de pièces d’or pour attendre Robbie. « Je vais aller vers le sud, se dit-il. Vers Astarac. J’irai chercher le livre de mon père et je résoudrai son mystère. » Tandis que les cloches de La Roche-Derrien sonnaient la victoire, une immense victoire, il resta assis parmi les morts, songeant qu’il ne trouverait pas la paix tant qu’il n’aurait pas retrouvé le fardeau de son père. Calix meus inebrians. Transfer calicem istem a me. Ego enim eram pincerna régis.

Qu’il le veuille ou non, il était l’échanson du roi, et il partirait vers le sud.

 

FIN

 

L'archer du Roi
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