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Lodewijk – il affirmait s’appeler sir Lodewijk, ce qui déclenchait les ricanements de ses deux compagnons – refusait de parler français, prétendant que cela lui faisait mal à la langue.

— Ces Français sont ordure, affirmait-il. Le mot est juste, ja ? Ordure ?

— Oui, confirma Thomas, le mot est juste.

Jan et Pieter, les compagnons de sir Lodewijk, ne s’exprimaient qu’en un flamand guttural épicé de quelques jurons anglais appris sans doute sous les murs de Calais.

— Que se passe-t-il à Calais ? s’enquit Thomas tandis qu’ils chevauchaient vers le sud.

— Rien. La ville est… comment dire vous ? tenta d’expliquer sir Lodewijk avec un geste circulaire de la main.

— Encerclée.

 Ja, la maudite ville est encerclée, dents de Dieu ! Par les Anglais, ja ? Et par… (Il s’arrêta, cherchant le mot juste, avant de désigner une bande de terre noyée d’eau à l’est de la route.) Par ça.

— Des marécages.

 Ja. Des marécages, cornes du diable ! Et ces maudits bâtards français, ils sont sur…

À court de mots, il pointa son doigt cuirassé de fer vers le ciel gris.

— Sur les hauteurs ? l’aida Thomas.

 Ja ! Sur les hauteurs, ventredieu ! Pas très hautes, je pense, mais plus hautes. Et ils… (Il plaça une main sur ses yeux comme pour les protéger du soleil.)

— Guettent ?

 Ja. Ils guettent, et les autres, ils guettent. Alors rien arriver mais eux et nous mouillés. Pluie comme pisse vache, ja ?

Ils furent mouillés à leur tour plus tard, ce matin-là, arrosés par une pluie venue de l’océan. De grands rideaux de gris se mirent à cingler les fermes désertées et les landes aux arbres invariablement penchés vers l’est. Lors de son arrivée en Bretagne, cette région était une terre fertile riche de fermes, de vergers, de moulins et de pâturages. À présent, c’était un désert nu et désolé. Les arbres fruitiers délaissés croulaient sous les étourneaux, les champs étaient étouffés par les herbes folles et les pâtures envahies de chiendent. Çà et là, des obstinés tentaient d’arracher quelque pitance à la terre, mais on venait sans cesse les chercher pour les forcer à travailler à La Roche-Derrien sur les remparts, et leurs récoltes et leurs provisions étaient invariablement dérobées par les patrouilles anglaises. Si certains, parmi ces Bretons, connaissaient la présence des quinze cavaliers qui traversaient la région, ils prenaient grand soin de se cacher.

Ils faisaient route avec un cheval de rechange, ce qui n’était pas suffisant. En effet, seuls les trois Flamands montaient de bons étalons. C’était surprenant, car les voyages en mer avaient généralement des conséquences néfastes sur les chevaux, mais sir Lodewijk leur fit comprendre que leur traversée avait été étonnamment rapide. « Les vents, pardieu, ja ? » Il fit tourner sa main en soufflant pour mimer la force des vents qui avaient permis aux destriers de rester en si bonne condition. « Vite ! Vite, les vents ! »

Les Flamands n’avaient pas seulement de bonnes montures, ils étaient également bien équipés. Jan et Pieter portaient de fort beaux hauberts, tandis que la poitrine, les deux cuisses et un bras de sir Lodewijk étaient protégés par de bonnes plaques d’armure attachées sur un haubergeon de mailles doublé de cuir. Tous trois portaient des surcots noirs à large bande blanche sur le devant et sur le dos, et étaient munis d’écus sans armoiries. Cependant, la housse du cheval de sir Lodewijk arborait un blason, un poignard d’où coulaient des gouttes de sang. Le Flamand essaya d’expliquer sa devise, mais son vocabulaire était insuffisant et Thomas resta avec la vague impression que c’était la marque distinctive d’une guilde d’artisans de Bruges.

— Les bouchers ? proposa-t-il à Robbie. C’est ce qu’il a dit ?

— Ces gueux de bouchers ne font pas la guerre, sauf aux cochons, objecta Robbie.

Ce dernier était de fort bonne humeur : il avait les expéditions dans le sang. D’autre part, on racontait dans les tavernes de La Roche-Derrien que des butins mirobolants attendaient ceux qui se risquaient à braver l’interdit émis par Richard Totesham en s’éloignant à plus d’une journée de la ville.

— L’ennui dans le nord de l’Angleterre, confia-t-il à Thomas, c’est que ce qui vaut la peine d’être pillé est caché derrière de gros murs. De temps en temps, nous attrapons un peu de bétail, et l’année dernière, j’ai eu la chance de voler un bon cheval à lord Percy, mais impossible de mettre la main sur de l’or ou de l’argent. Rien qui s’appelle du vrai butin. Les vases de messe sont tous en bois, ou en étain, ou en argile, et les troncs pour les pauvres sont plus pauvres que les pauvres. Et si on va trop vers le sud, ces bâtards nous attendent sur le chemin du retour. Je déteste ces chiens d’archers anglais.

— Je suis un chien d’archer anglais.

— Oui, mais toi, tu n’es pas comme les autres, répondit Robbie avec la plus grande sincérité.

En effet, il était déconcerté par Thomas. Les archers, généralement, étaient des gens de la campagne, des fils de franc-tenanciers, ou de forgerons, ou de baillis ; pour certains, des fils de laboureurs. À sa connaissance, aucun n’était bien né comme Thomas. De toute évidence, bien né, il l’était, car il parlait le français et le latin, il était à l’aise en compagnie des lords et inspirait le respect aux autres archers. Lui-même, bien qu’ayant l’apparence d’un sauvage guerrier écossais, était le fils d’un gentilhomme et le neveu du chevalier de Liddesdale, ce qui le conduisait à considérer les archers comme des êtres inférieurs qui, selon les lois très justes de l’univers, pouvaient être foulés aux sabots des chevaux et massacrés comme du gibier. Mais Thomas, il l’aimait bien.

— Non, tu n’es pas comme cette canaille, reprit-il. Remarque, sitôt ma rançon payée et dès que je serai de retour chez moi, je reviendrai pour te tuer.

Thomas éclata de rire, mais c’était un rire forcé. Il était nerveux. Il mit cette nervosité sur le compte de cette situation nouvelle pour lui : c’était la première fois qu’il prenait la tête d’une expédition. C’était son idée, et c’étaient ses promesses qui avaient décidé la plupart de ces hommes à entreprendre cette longue chevauchée. Il avait affirmé que Roncelet se trouvait dans un pays non touché par les pillages, éloigné de toute possession anglaise. « Emparez-vous de l’enfant, leur avait-il promis, et ensuite, vous pourrez partir à l’assaut du butin jusqu’à plus soif, ou au moins jusqu’à ce que l’ennemi se réveille et organise la poursuite. » C’était par ce moyen qu’il avait persuadé ces soldats de le suivre, et le poids de sa responsabilité pesait sur ses épaules. De plus, il ressentait une certaine inquiétude. Car son ambition, après tout, était de devenir le chef d’une troupe de guerriers comme Will Skeat avant sa blessure ; mais comment pourrait-il espérer devenir un bon chef s’il se tracassait à propos d’une petite expédition comme celle-là ? Et pour se tracasser, il se tracassait. Ce qui le tourmentait le plus, c’était l’idée qu’il n’avait peut-être pas anticipé les éventuels écueils. Et les hommes qui l’avaient rejoint n’étaient pas faits pour le rassurer car, à l’exception de ses amis et des nouvelles recrues flamandes, ils comptaient parmi les plus pauvres et les moins bien équipés de tous les aventuriers attirés à La Roche-Derrien par la perspective d’y faire fortune. L’un d’eux, un hommes d’armes querelleur venu de l’ouest de la Bretagne, s’enivra dès le premier jour. Thomas découvrit dans ses bagages deux gourdes remplies d’une puissante eau-de-vie de pomme. Il perça les deux gourdes, à la grande fureur du Breton qui sortit son épée et chargea, mais il était trop pris de boisson pour voir clair et un coup de genou dans l’entrejambe suivi d’un bon coup sur la tête le mirent hors d’état de nuire. Le jeune archer prit son cheval et laissa l’ivrogne cuver dans la boue, ce qui signifiait qu’il ne lui restait plus que quatorze hommes.

— Voilà qui a été fort utile, lança messire Guillaume, goguenard.

Thomas ne répondit pas. Il méritait qu’on se moque de lui.

— Non, je suis sérieux ! Tu as frappé un homme aujourd’hui, et tu vas peut-être devoir recommencer. Sais-tu pourquoi certains sont de mauvais chefs ?

— Non, pourquoi ?

— Parce qu’ils veulent qu’on les aime.

— Et c’est mauvais ?

— Les hommes ont besoin d’admirer leurs chefs, ils veulent les craindre, et par-dessus tout, ils veulent les voir gagner. Le chef n’est pas là pour être aimé. S’il est bon, il sera aimé, et s’il n’est pas bon, il ne le sera pas ; et si c’est un homme bon et un mauvais chef, mieux vaut pour lui qu’il meure. Tu comprends ? Je suis plein de sagesse.

Messire Guillaume rit. La chance lui avait tourné le dos, il avait perdu son manoir et sa fortune s’était envolée, mais il allait se battre et cela le mettait de bonne humeur.

— Ce qu’il y a de bien avec cette pluie, dit-il, c’est que l’ennemi ne s’attendra pas à nous voir arriver. C’est un temps à rester chez soi.

— Ils sauront que nous avons quitté La Roche-Derrien, objecta Thomas.

Il était certain que Charles de Blois avait autant d’espions en ville que les Anglais en avaient à Rennes.

— Ils ne le savent pas encore, dit messire Guillaume. Nous avançons plus vite qu’aucun messager ne le pourrait. De plus, même s’ils savent que nous avons quitté La Roche-Derrien, ils ne savent pas où nous allons.

Ils faisaient route vers le sud dans l’espoir que l’ennemi en déduise qu’ils prévoyaient de fouiller les fermes du côté de Guingamp. En fin de journée, ils obliquèrent vers l’est et arrivèrent sur une hauteur, dans une région entièrement déserte. Les noisetiers étaient en fleur, et des freux criaient au sommet des ormes dénudés, signes que l’hiver était en train de s’en aller.

Ils campèrent dans une ferme désertée, à l’abri de murs bas et calcinés. Avant l’extinction des derniers feux du crépuscule, ils surent que leur équipée se déroulait sous de bons auspices car Robbie, en rôdant dans les ruines de la grange, découvrit un sac de cuir à demi enterré à côté du mur écroulé. La pluie diluvienne avait chassé la terre qui recouvrait le sac. En l’ouvrant, le jeune Écossais mit la main sur un petit plat d’argent et trois poignées de pièces. Le propriétaire du trésor avait peut-être reculé devant le poids que représentaient les pièces, à moins qu’il n’ait craint de se faire dévaliser durant son exil.

— Nous… comment dire vous ? commença sir Lodewijk en faisant mine de couper une tarte avec sa main.

— Partageons ?

 Ja ! Nous partageons ?

— Non, répondit Thomas.

Cela ne faisait pas partie de leurs accords. Lui-même eût préféré partager, car c’était ainsi que Will Skeat agissait, mais les hommes qui l’accompagnaient avaient déclaré vouloir garder pour eux ce qu’ils trouveraient.

Sir Lodewijk montra les dents.

— Nous faire comme ça, ja ? Nous partageons.

— Nous ne partageons pas, intervint messire Guillaume d’une voix coupante, nous nous sommes mis d’accord.

L’entendant parler en français, le Flamand réagit comme s’il avait été frappé, mais il comprit le sens de sa phrase et se contenta de tourner les talons.

— Dis à ton ami l’Écossais de surveiller ses arrières, conseilla le gentilhomme à Thomas.

— Lodewijk n’est pas si mauvais, répondit ce dernier, vous ne l’aimez point parce qu’il est flamand.

— Je déteste les Flamands, reconnut messire Guillaume, ce sont des porcs balourds et stupides. Comme les Anglais.

Leur petite divergence de vues avec les Flamands n’eut pas de conséquences. Le lendemain matin, sir Lodewijk et ses compagnons étaient de charmante humeur et, leurs chevaux étant beaucoup plus frais et en bien meilleure condition que ceux des autres, ils se déclarèrent volontaires, en anglais rudimentaire étayé de moult signes de la main, pour partir en éclaireurs. Tout le long du jour, leurs surcots noirs rayés de blanc apparurent et réapparurent au loin, et, à chaque fois, ils firent signe à la troupe qu’ils pouvaient avancer sans danger. Plus ils s’enfonçaient en territoire ennemi, plus le risque grandissait, mais la vigilance des Flamands facilitait leur progression. Ils leur créaient une piste de part et d’autre de la grand-route qui courait à l’est et à l’ouest le long de l’arête de la Bretagne. C’était une route flanquée de bois profonds cachant les membres de l’expédition à la vue des rares personnes qui l’empruntaient. Ils ne rencontrèrent que deux toucheurs de bestiaux conduisant leur maigre bétail et un prêtre à la tête d’un troupeau de pèlerins qui marchaient pieds nus en agitant des branches dénudées et en chantant un hymne funèbre. Il n’y avait là nulle perspective de butin.

Le lendemain, ils poursuivirent leur route vers le sud et pénétrèrent dans une région où les fermes avaient échappé aux pilleurs anglais. Là, les gens n’étaient pas effrayés par la vue des cavaliers, et les pâtures étaient remplies de brebis et d’agneaux nouveau-nés, dont beaucoup étaient réduits à l’état de déchets sanguinolents, car les Bretons, trop occupés à se faire la chasse les uns aux autres, en négligeaient les renards qui proliféraient et faisaient des ravages.

Accompagnée par les aboiements des chiens de berger, la petite troupe guidée à présent par Thomas et messire Guillaume, qui avaient remplacé les Flamands, progressait bien. Les deux guides répondaient en français aux questions et en se faisant passer pour des fidèles de Charles de Blois. « Où se trouve Roncelet ? » demandaient-ils aux gens de rencontre. Au début, personne ne sut répondre, mais ils finirent par tomber sur un homme qui, au moins, en avait entendu parler, puis sur un autre qui affirma que son père y était allé une fois, et qu’il pensait que la tour se trouvait derrière la crête, la forêt et la rivière ; enfin, un troisième leur donna des indications précises. La tour, selon lui, n’était pas à plus d’une demi-journée. Ils la trouveraient au bout d’une longue crête boisée qui courait entre deux rivières. Il leur montra le gué où ils pouvaient traverser et leur recommanda de suivre la crête vers le sud. Thomas le remercia d’une pièce, qu’il reçut avec une inclinaison de la tête.

Ils traversèrent la rivière, gravirent la pente jusqu’à la crête et prirent la direction du sud. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour passer la troisième nuit, Thomas estima qu’ils ne pouvaient être loin de Roncelet, mais il ne pressa pas son monde car il pensait que le mieux était de rejoindre la tour à l’aube. Ils établirent leur campement sous les hêtres, en tremblant de froid car ils n’osaient pas allumer de feu. Thomas dormit mal. Il entendait d’étranges bruissements, de curieux craquements dans la profondeur des bois, et il se demanda si le seigneur de Roncelet n’avait pas envoyé quelque patrouille. Mais nulle patrouille ne vint les surprendre. Thomas eut beau se gourmander en se reprochant son imagination, rien n’y fit, il lui fut impossible de trouver le sommeil.

Au petit matin, avant le lever du jour, pendant que les autres ronflaient encore, il se glissa à travers les arbres jusqu’à l’endroit où le flanc du coteau descendait en pente raide, et il scruta la nuit dans l’espoir de déceler une étincelle de lumière venue des remparts de la tour de Roncelet. Il ne vit rien, mais entendit des moutons bêler à fendre l’âme au bas de la pente, et il se dit qu’un renard s’était faufilé parmi les agneaux.

— Le berger n’accomplit pas sa besogne.

Quelqu’un venait de parler en français. Thomas se retourna, croyant avoir affaire à l’un des hommes d’armes de messire Guillaume, mais il s’aperçut à la lueur de la lime que c’était sir Lodewijk.

— Je croyais que vous ne vouliez pas utiliser le français ? s’étonna Thomas.

— Il y a des moment où je le fais, répondit le Flamand en venant se planter à côté de lui.

Puis, en souriant, il le frappa au ventre avec l’extrémité d’une branche. Thomas se courba en deux, le souffle coupé. Il reçut alors un coup sur la tête, aussitôt suivi d’un autre dans la poitrine. L’attaque était soudaine, inattendue et imparable. Thomas, plié en deux, chancelant, chercha à reprendre sa respiration. Il tenta de se redresser et de griffer le Flamand aux yeux, mais un coup de gourdin appliqué sur le côté de la tête le jeta à terre.

Les chevaux des trois Flamands avaient été attachés un peu en retrait des autres. Nul n’y avait trouvé à redire et nul n’avait remarqué que les bêtes étaient restées sellées, et nul ne se réveilla lorsque les chevaux furent détachés et emmenés. Seul messire Guillaume bougea lorsque sir Lodewijk ramassa ses plaques d’armure.

— Est-ce l’aube ? s’enquit-il.

— Pas encore, répondit sir Lodewijk en bon français.

Puis il transporta son armure et ses armes à la lisière du bois, où Jan et Pieter étaient en train d’attacher les poignets et les chevilles de Thomas. Ils le jetèrent à plat ventre sur le dos d’un cheval, l’attachèrent à la sangle de l’animal et prirent la route de l’est.

Messire Guillaume se réveilla complètement vingt minutes plus tard. Les oiseaux emplissaient les arbres de leurs chants, et le soleil commençait à poindre en envoyant un soupçon de lumière à travers la brume, à l’est.

Thomas avait disparu. Sa cotte de mailles, son sac de flèches, son épée, son casque, sa cape, sa selle et son grand arc noir étaient toujours à leur place, mais l’archer et les trois Flamands s’étaient évanouis dans la nature.

Thomas fut emmené dans la tour de Roncelet, une forteresse carrée, dénuée d’ornements, qui s’élevait au-dessus d’une saillie rocheuse surplombant un méandre de rivière. Un pont, construit dans la même pierre grise que la tour, faisait traverser la route de Nantes, et les marchands ne pouvaient transporter leurs marchandises sur le pont sans payer une taxe au seigneur de Roncelet, dont la bannière ornée de deux chevrons noirs sur champ jaune flottait sur les hauts remparts de la tour. Ses hommes portaient une livrée aux mêmes couleurs, jaune rayée de noir, ce qui leur valait le surnom de « guêpes », et leur tour était appelée le « Guêpier ». Pourtant, par ce matin d’hiver, la plupart des soldats qui hantaient ce village du lointain est de la Bretagne, où la population parlait le français plutôt que le breton, portait des livrées entièrement noires, et non point les rayures de guêpe du seigneur de Roncelet. Les nouveaux venus avaient été logés dans les petites maisons situées entre le Guêpier et le pont, et ce fut dans l’une de ces maisons que sir Lodewijk et ses deux compagnons rejoignirent leurs camarades.

— Il est là-haut, au château, annonça le Flamand en désignant la tour d’un mouvement de tête, et que Dieu lui vienne en aide.

— Il n’a pas causé de difficultés ?

— Aucune, répondit sir Lodewijk, qui avait entrepris de couper les rayures blanches cousues sur son surcot, muni d’un couteau. Il nous a facilité la tâche. Ce n’est qu’un stupide gredin d’Anglais, pas vrai ?

— Dans ce cas, que lui veulent-ils ?

— Dieu seul sait, et peu m’importe. Tout ce qui compte, c’est qu’ils l’aient eu, et que le diable l’ait bientôt. (Sir Lodewijk bâilla à grand bruit.) Et il y en a encore une bonne douzaine dans les bois, nous allons leur mettre la main au collet.

Cinquante cavaliers quittèrent le village en direction de l’ouest. Le bruit des sabots, des gourmettes et des cuirasses de cuir qui craquaient emplit l’atmosphère, mais s’évanouit bientôt dans l’épaisseur de la forêt. Un couple de martins-pêcheurs, d’un bleu éclatant, survola la rivière et se fondit dans l’ombre obscure. De longues herbes s’agitaient au vent dans le courant strié d’un éclair d’argent qui proclamait le retour des saumons. Une fille qui portait un seau de lait cheminait dans la rue du village en pleurant parce que, durant la nuit, elle avait été violée par un soldat en livrée noire. Elle savait qu’il était inutile de se plaindre, car personne ne la protégerait, ni n’élèverait la moindre protestation. Le curé du village la vit, comprit pourquoi elle pleurait, et fit demi-tour pour ne pas avoir à la croiser. Au sommet des remparts, un léger souffle de vent fit flotter la bannière noire et jaune, puis retomba. Deux jeunes gens à cheval sortirent de la tour en se dirigeant vers le sud, un faucon enchaperonné perché sur le bras. La porte se referma derrière eux en grinçant, et on entendit dans tout le village le bruit d’une lourde barre qui retombait dans ses supports.

Thomas l’entendit aussi. Le son résonna sur le rocher sur lequel était bâti le Guêpier et se répercuta le long de l’escalier en colimaçon jusqu’à la pièce nue et tout en longueur où il avait été enfermé. Deux fenêtres éclairaient la salle, mais le mur était si épais et les embrasures si profondes que Thomas, enchaîné entre les fenêtres, ne pouvait voir à travers. Sur le mur opposé, une cheminée vide exposait ses pierres noircies. Le plancher de bois était usé et fissuré par trop de bottes cloutées. Sans doute cette pièce avait-elle servi de casernement. Peut-être était-ce toujours le cas et les hommes d’armes avaient-ils été transférés ailleurs afin qu’elle lui serve de cachot. Les menottes qui enserraient ses poignets et les maintenaient dans son dos étaient reliées par une chaîne de trois pieds de longueur à un anneau de fer scellé dans le mur. Il avait essayé de faire bouger l’anneau ou d’attraper un maillon de la chaîne, mais n’avait réussi qu’à s’ouvrir les poignets.

Un rire de femme éclata quelque part dans la tour. Des pas résonnèrent sur les marches devant la porte, mais nul n’entra dans la pièce et le bruit s’éloigna.

Thomas se demanda pourquoi on avait cimenté un anneau de fer dans le mur. Car on ne faisait pas monter les chevaux au sommet d’une tour pour les attacher là ! Peut-être avait-il servi lors de la construction du château ? Un jour, il avait vu des hommes transporter des pierres au sommet d’un clocher en utilisant une poulie attachée à un anneau semblable. Oui, c’était cela… Le jeune archer se dit que mieux valait laisser ses pensées errer dans cette direction et attribuer à cet anneau une utilité dans la construction de la tour plutôt que réfléchir à la bêtise qu’il avait commise en se laissant capturer avec une telle facilité, ou se demander ce qui allait lui arriver. Mais naturellement, il ne pouvait s’en empêcher, et les réponses qui lui venaient à l’esprit n’étaient en rien rassurantes.

En proie à une bouffée d’angoisse, il tira une nouvelle fois sur l’anneau dans l’espoir de le faire céder, mais il ne parvint qu’à écorcher un peu plus la peau de ses poignets sur les bords tranchants des menottes.

La femme rit de nouveau et on entendit une voix d’enfant.

Un oiseau vola jusqu’à l’une des fenêtres, battit des ailes quelques instants puis disparut, renonçant sans doute à faire son nid dans la salle. Thomas ferma les yeux et récita à voix basse la prière du Graal, la prière que le Christ avait prononcée dans le jardin de Gethsémani : Pater, si vis, transfer calicem istem a me. « Père, si c’est possible, éloigne de moi cette coupe. » Thomas répéta la prière encore et encore, tout en se disant que c’était peine perdue. Dieu n’avait pas épargné à Son propre fils l’agonie du Golgotha, alors pourquoi l’épargnerait-Il, lui ? Mais quel espoir lui restait-il, hormis la prière ?

En songeant à sa naïveté, il avait envie de pleurer. Il avait cru pouvoir tout simplement venir et arracher l’enfant à cette forteresse puant la fumée de bois, le crottin de cheval et la graisse rance. Quelle stupidité ! Et ce n’était pas pour le Graal qu’il l’avait fait, mais uniquement pour impressionner Jeannette. Il n’était qu’un sot, un pauvre sot, et comme un sot il était tombé dans le piège tendu par ses ennemis. Et si ses ennemis l’avaient capturé, ce n’était pas pour obtenir une rançon. Il ne représentait aucune valeur. Alors pourquoi était-il encore vivant ? Parce qu’ils voulaient obtenir quelque chose de lui.

Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque la porte s’ouvrit. Il releva les paupières.

Un homme en froc noir de moine apportait deux tréteaux qu’il posa dans la pièce. Ses cheveux n’étaient pas tondus, ce qui laissait supposer que c’était un laïc faisant office de valet dans un monastère.

— Qui êtes-vous ? lui demanda Thomas.

L’homme, un petit être affecté d’une légère claudication, se contenta de placer les deux tréteaux au milieu du plancher sans répondre. Quelques instants plus tard, il revint avec cinq planches qu’il disposa en travers des tréteaux pour former une table. Un deuxième homme sans tonsure, pareillement vêtu d’une robe noire, entra et considéra Thomas.

— Qui êtes-vous ? répéta Thomas, mais le nouveau venu resta aussi muet que le premier.

C’était un homme imposant, aux arcades sourcilières osseuses et aux joues creuses. Il inspecta le prisonnier comme s’il appréciait le bœuf qu’on venait d’amener à l’abattoir.

— Tu vas faire le feu ? s’enquit le premier.

— Oui, dans une minute, répondit son acolyte en sortant un couteau à courte lame de sa ceinture. Tiens-toi tranquille, gronda-t-il en s’approchant de Thomas, et je ne te ferai pas de mal.

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu’un que tu ne connais pas et que tu ne connaîtras jamais, répondit l’homme en attrapant le gilet de laine du prisonnier par le col et en le fendant du haut en bas d’un geste brutal.

La lame effleura la peau de Thomas, sans le blesser, toutefois. Il recula, mais l’homme se contenta de suivre ses mouvements, lacérant et tirant sur le vêtement déchiré jusqu’à ce que sa poitrine fut dénudée. Puis il coupa les manches et ôta le gilet, laissant Thomas nu jusqu’à la taille.

Le valet désigna alors le pied droit du jeune archer.

— Lève-le ! ordonna-t-il.

Thomas hésita et l’homme soupira.

— Je peux t’y forcer, dit-il, et ça fera mal, ou tu le fais toi-même, et tu n’auras pas mal.

Il enleva ses deux bottes à Thomas, puis coupa la ceinture de ses braies.

— Non ! protesta le jeune archer.

— Gâche pas ton souffle, répliqua le valet.

Déchirant, tirant, arrachant avec dextérité, il mit ses braies en pièces et les lui ôta, laissant sa victime nue et tremblante.

Puis il ramassa les différentes pièces qui constituaient auparavant sa vêture et sortit.

Son acolyte apporta une série d’objets qu’il disposa sur la table. Il y avait un livre et un pot contenant sans doute de l’encre, car, à côté du livre, l’homme posa deux plumes d’oie et un petit couteau à poignée d’ivoire pour tailler les plumes. Ensuite, il rajouta un crucifix, deux grands cierges dignes de décorer un autel dans une église, trois tisonniers, une paire de pinces et un curieux instrument que Thomas ne distinguait pas bien. Enfin, il plaça deux chaises derrière la table et un seau de bois à portée de main du prisonnier.

— Tu sais à quoi ça va servir, hein ? demanda-t-il en touchant le seau du bout du pied.

— Qui êtes-vous ? Je vous en prie !

— C’est que nous n’avons pas envie que tu fasses des saletés par terre, compris ?

L’homme imposant rentra dans la pièce, chargé d’une brassée de petit bois et d’un panier de bûches.

— Au moins, ça te réchauffera ! ricana-t-il, visiblement réjoui.

Il avait apporté un petit pot d’argile rempli de braises rougeoyantes, qu’il utilisa pour allumer le petit bois. Puis il empila quelques petites bûches et tendit ses mains aux flammes qui commençaient à danser.

— Ah, un bon feu bien chaud, dit-il, ça fait du bien en hiver ! Jamais vu un hiver pareil ! Quel déluge ! C’est le moment de construire une arche.

On entendit une cloche tinter dans le lointain. Le feu commençait à crépiter, enfumant la pièce, peut-être parce que la cheminée était froide.

— Ce qu’il aime, dit l’homme qui avait allumé le feu, c’est les braseros.

— Qui ? intervint Thomas.

— Pour ça oui, il aime les braseros, pour sûr, mais pas sur un plancher de bois, je lui ai dit.

— Qui ? insista Thomas.

— Je n’ai pas envie qu’il fasse brûler la maison ! Pas de brasero, je lui ai dit, pas sur un plancher de bois, ce qui fait qu’il nous faut prendre la cheminée.

L’homme imposant contempla le feu quelque temps.

— Il brûle que c’en est un vrai plaisir, hein ?

Après avoir garni le feu d’une demi-douzaine de bûches de bonne taille, il recula, jeta un regard à Thomas en passant, puis secoua la tête comme si le prisonnier était un cas désespéré et quitta la pièce, flanqué de son compagnon.

Le bois sec nourrissait les flammes qui s’élevaient joyeusement. Des volutes de fumée ondoyaient dans la pièce. Thomas, dans un soudain accès de rage, tira sur les menottes de toute la force de ses muscles d’archer, tentant désespérément d’arracher l’anneau de fer, mais avec pour seul résultat de creuser encore un peu plus les plaies de ses poignets ensanglantés. À tout hasard, il examina le plafond, fait de simples planches posées sur des poutres. Sans doute constituait-il le plancher de la pièce du haut. Il n’avait pas entendu de bruits de pas au-dessus de sa tête… mais celui qu’il entendait à présent s’arrêtait devant la porte. Il recula vers le mur.

Une femme et un enfant entrèrent. Thomas s’accroupit pour cacher sa nudité, et la femme rit devant sa pudeur. L’enfant rit aussi et Thomas mit quelques secondes à comprendre que c’était le fils de Jeannette. Charles le regarda avec intérêt, mais sans le reconnaître. La femme était grande, blonde, très jolie et enceinte. Elle portait une robe bleu pâle bordée de dentelle blanche et de petites boucles de perles étaient attachées au-dessus de son ventre gonflé. Sa tête était recouverte d’un hennin bleu muni d’une voilette, qu’elle releva afin de mieux voir le prisonnier. Celui-ci leva les genoux pour se cacher, mais la femme traversa la pièce d’un pas décidé pour le dévisager.

— Quelle pitié ! déclara-t-elle.

— Pourquoi ?

Elle ne prit pas la peine de donner d’explication.

— Êtes-vous vraiment anglais ? demanda-t-elle.

Thomas ne répondit pas, ce qui irrita visiblement la belle.

— Ils sont en train de bâtir un chevalet, en bas, monsieur l’Anglais. Avec des treuils et des cordes pour vous écarteler. Avez-vous déjà vu un homme après le chevalet ? Il s’affaisse sur lui-même. C’est fort comique, mais pas pour l’homme en question, je présume.

De nouveau, Thomas fit mine de l’ignorer. En revanche, il s’intéressa à l’enfant aux joues rondes, aux cheveux noirs et aux yeux noirs et vifs de Jeannette, sa mère.

— Te souviens-tu de moi, Charles ? demanda-t-il au petit garçon, qui le regarda sans comprendre. Ta maman t’envoie toute son affection.

Cette fois, les yeux de l’enfant s’écarquillèrent.

— Maman ? demanda-t-il.

La femme attrapa Charles par la main et le tira en arrière comme si le prisonnier était atteint d’une maladie contagieuse.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton furieux.

— Ta maman t’aime, Charles, reprit Thomas.

L’enfant le dévisageait avec de grands yeux.

— Qui êtes-vous ? répéta la femme.

Au même moment, la porte s’ouvrit et elle se retourna.

Un dominicain entra. C’était un homme décharné, de haute taille, aux cheveux gris et au visage maigre où brillaient deux yeux à l’expression féroce. Il fronça les sourcils à la vue de la femme et de l’enfant.

— Vous ne devriez pas être ici, madame, dit-il d’un ton coupant.

— Vous oubliez qui commande ici, prêtre ! répliqua la femme enceinte.

— C’est votre époux, riposta le religieux, et il ne veut point vous voir ici, aussi, sortez !

Le religieux lui tint la porte et la femme, dont Thomas supposait qu’il s’agissait de la dame de Roncelet, hésita quelques secondes, puis sortit d’un pas aussi majestueux que son état le lui permettait. Un deuxième dominicain entra, plus jeune, petit et chauve, portant un linge replié sur un bras et une jatte d’eau. Il était suivi des deux valets en froc qui avançaient, mains jointes et yeux baissés, pour aller se placer près du feu. Le religieux ascétique ferma la porte et s’avança vers la table, imité par ses compagnons.

— Qui êtes-vous ? demanda Thomas, tout en pensant connaître la réponse à l’avance.

Il rassembla ses souvenirs de cette matinée brumeuse de Durham, qui avait vu le combat entre Taillebourg et le frère de Robbie. C’était certainement le même homme, c’était celui qui avait assassiné Eléonore ou au moins ordonné sa mort. Mais le doute subsistait encore.

Ni l’un ni l’autre des religieux ne répondit. Le plus petit posa l’eau et le linge sur la table, puis ils s’agenouillèrent tous deux.

— Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen, pria le plus âgé en se signant.

Il se leva, ouvrit les yeux et les abaissa sur Thomas, toujours recroquevillé sur le plancher.

— Es-tu Thomas de Hookton, prononça-t-il d’un ton formel, le fils bâtard du père Ralph, le curé de ce village ?

— Qui êtes-vous ?

— Réponds-moi, dit le dominicain.

Thomas regarda l’homme dans les yeux et y lut une terrible dureté. Mais il n’allait pas se laisser impressionner, il n’allait pas plier, il allait résister dès la première seconde ! Il resta coi.

Le prêtre soupira devant cette démonstration de vaine obstination.

— Tu es Thomas de Hookton, affirma-t-il, c’est ce que dit Lodewijk. Dans ce cas, je te salue, Thomas. Mon nom est Bernard Taillebourg, j’appartiens à l’ordre des dominicains et, par la grâce de Dieu et pour servir le Saint-Père, je suis inquisiteur de la foi. Mon frère en Jésus-Christ (ici, Taillebourg désigna du geste son confrère installé à la table, où il avait ouvert le livre et pris une plume) est le frère Cailloux, qui est inquisiteur de la foi, lui aussi.

— Vous êtes une fripouille, le défia Thomas, et un assassin.

Ces insultes n’ébranlèrent pas le dominicain le moins du monde.

— Lève-toi, je te prie, se contenta-t-il de lui dire.

— Une canaille, un assassin de la pire espèce, poursuivit Thomas sans faire mine de se lever.

Sur un geste de l’inquisiteur, les deux valets se précipitèrent pour le relever en le tirant par les bras. Mais Thomas, au lieu de se mettre debout, se laissa traîner sur le sol. Pour le récompenser de sa mauvaise volonté, le plus robuste le gifla durement au visage, réveillant la douleur causée par la contusion infligée par le coup du Flamand au petit matin. Taillebourg attendit que les hommes fussent près du feu pour reprendre la parole et débiter d’une voix neutre :

— Je suis chargé par le cardinal Bessières de découvrir l’endroit où se trouve certaine relique et nous sommes informés que tu peux nous assister en cette matière. Celle-ci revêt une importance si grande que la sainte Église et Dieu tout-puissant nous ont donné tout pouvoir pour nous assurer que tu dis la vérité. Comprends-tu ce que cela veut dire, Thomas ?

— Tu as tué ma femme, maudit prêtre, répliqua Thomas, et un jour, tu rôtiras en enfer, et les démons danseront sur ce qui restera de ton cul.

Imperturbable, Taillebourg, qui se tenait, grand et squelettique, au bord de la table, y posa le bout de ses longs doigts pâles.

— Nous savons que ton père a peut-être été en possession du Graal, dit-il, et nous savons qu’il t’a légué un livre dans lequel il relate ce qui concerne cet objet des plus précieux. Je te répète que nous avons eu connaissance de l’ensemble de cette matière. Il est donc inutile de nous faire perdre notre temps en niant. Cela t’évitera également des souffrances. Mais nos connaissances ne sont pas complètes, et là est la raison de notre présence en ce lieu. Tu me comprends, Thomas ?

— Le diable te pissera dans la bouche, prêtre, et il te chiera dans les narines.

Une légère expression d’ennui se peignit sur les traits du dominicain, comme pour exprimer un début de lassitude devant la grossièreté de son prisonnier.

— L’Église nous habilite à te passer à la question, Thomas, poursuivit-il d’une voix doucereuse, mais dans son infinie miséricorde, elle exige également que nous évitions de verser le sang. Nous pouvons utiliser la douleur, mieux, il est de notre devoir de l’utiliser, mais cette douleur doit être infligée sans effusion de sang. Cela signifie que nous pouvons employer le feu (ses longs doigts osseux touchèrent l’un des tisonniers posés sur la table) et nous pouvons aussi t’écraser, et nous pouvons t’écarteler. Dieu nous le pardonnera, car cela sera fait en Son nom et pour Le servir.

— Amen, répondit frère Cailloux en faisant le signe de croix, imité par les deux valets.

Taillebourg poussa les trois tisonniers au bord de la table. Aussitôt, le plus petit des valets traversa la pièce en courant, les saisit et les plongea dans le feu.

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous employons la douleur, poursuivit le dominicain. Nous ne l’employons pas non plus sans motif, mais à regret, en adressant nos prières à Dieu, et le cœur rempli de pitié et d’une grave inquiétude pour ton âme immortelle.

— Tu es un assassin, dit Thomas, et ton âme va brûler en enfer.

— Bien, poursuivit l’inquisiteur sans s’émouvoir, nous allons commencer par le livre. Tu as dit à frère Germain, à Caen, que ce livre était l’œuvre de ton père. Est-ce vrai ?

Et la séance commença. Au début, il ne s’agit que d’une série de simples questions auxquelles Thomas, consumé de haine, une haine nourrie par le souvenir du corps pâle et ensanglanté d’Eléonore, refusa de répondre. Mais ces questions, insistantes et incessantes, étaient accompagnées de la menace des trois tisonniers qui chauffaient dans la cheminée et du cortège de douleur qu’ils représentaient.

Thomas se persuada alors que Taillebourg savait certaines choses et que le mal ne serait pas bien grand s’il lui en disait d’autres. Par ailleurs, ce dominicain se montrait fort compréhensif et si patient ! Il supportait la fureur de son prisonnier, il ignorait les insultes, il ne cessait de répéter qu’il ne souhaitait pas employer la torture, que ce qu’il recherchait, c’était la vérité, même partielle. Aussi, au bout d’une heure, Thomas se mit-il à répondre aux questions. Pourquoi souffrir, se demandait-il, s’il ne possédait pas ce que le dominicain voulait ? Il ignorait où se trouvait le Graal, il n’était même pas certain de son existence.

De façon hésitante au début, avec plus de conviction ensuite, il parla.

Il existait un livre, oui, et la plupart des textes étaient écrits dans des langues et des écritures étranges. Thomas affirma qu’il n’avait aucune idée de ce que signifiaient ces mystérieux passages. Il reconnut qu’il connaissait le latin et qu’il avait lu les passages du livre écrits dans cette langue, mais il les décrivit comme vagues, répétitifs et sans grande utilité.

— Ce n’étaient que des récits, des histoires, dit-il.

— Quel genre de récits ?

— Un homme fut guéri de sa cécité après avoir regardé le Graal et ensuite, parce qu’il était déçu de son aspect, il reperdit la vue.

— Loué soit le Seigneur ! intervint frère Cailloux, avant de tremper sa plume dans l’encre et de consigner le miracle.

— Quoi d’autre ? demanda Taillebourg.

— Des histoires de soldats qui gagnèrent des batailles grâce au Graal, des histoires de guérisons.

— Y crois-tu ?

— Aux histoires ? (Thomas fit semblant de réfléchir, puis hocha la tête.) Si Dieu nous a donné le Graal, mon père, le Graal opère sûrement des miracles.

— Ton père possédait-il le Graal ?

— Je ne sais pas.

Le dominicain l’interrogea alors sur son père. Thomas le lui décrivit arpentant la plage de galets de Hookton en gémissant sur ses péchés et, parfois, en prêchant aux animaux sauvages qui peuplaient la mer et le ciel.

— Veux-tu dire qu’il était fou ? demanda Taillebourg.

— Il était fou de Dieu.

— Fou de Dieu, répéta l’inquisiteur, comme si ces mots l’intriguaient. Veux-tu dire par là que c’était un saint ?

— Je pense que beaucoup de saints étaient sûrement comme lui, mais il se moquait aussi beaucoup de la superstition, répondit le jeune archer avec précaution.

— Que veux-tu dire ?

— Il aimait beaucoup saint Guinefort et il faisait appel à lui dès qu’une difficulté mineure apparaissait.

— Est-ce se moquer que cela ? demanda Taillebourg.

— Saint Guinefort était un chien, expliqua Thomas.

— Je connais saint Guinefort, répliqua Taillebourg avec irritation, mais veux-tu dire par là que Dieu ne peut pas se servir d’un chien pour atteindre Ses buts sacrés ?

— Je veux dire que mon père ne croyait pas qu’un chien pouvait être un saint, et donc, il s’en moquait.

— Se moquait-il du Graal ?

— Jamais ! s’exclama Thomas avec sincérité. Pas une seule fois !

— Et dans ce livre, demanda Taillebourg, revenant sans transition à son sujet, dit-il comment le Graal est venu en sa possession ?

Thomas avait remarqué une présence nouvelle de l’autre côté de la porte, dont le loquet avait été silencieusement relevé. Depuis quelques instants, la porte était légèrement entrebâillée. Quelqu’un était là, en train d’écouter. Sans doute était-ce la dame de Roncelet.

— Jamais il n’a prétendu posséder le Graal, rectifia-t-il, mais il disait qu’un jour, sa famille l’avait possédé.

— Qu’un jour, les Vexille l’avaient possédé, précisa le dominicain d’un ton sec.

— Oui, répondit Thomas, tout en observant que la porte avait bougé imperceptiblement.

La plume de frère Cailloux grattait le parchemin, consignant par écrit toutes les paroles du captif. Sa vue rappelait à Thomas une scène qui s’était déroulée à la foire de Dorchester. Un frère prêcheur franciscain haranguait la foule en criant aux bonnes gens que tous leurs péchés était couchés dans un grand livre, au Ciel, en leur prédisant qu’après leur trépas, au moment où ils apparaîtraient devant Dieu pour être jugés, ce livre serait ouvert pour permettre la lecture de toutes leurs fautes. George Adyn avait déclenché de gros rires en répondant au prêcheur qu’il n’y avait pas assez d’encre dans toute la chrétienté pour écrire ce que son frère faisait avec Dorcas Churchill à Puddletown. Le moine avait répondu avec courroux que les péchés étaient écrits en lettres de feu, le feu qui ferait rôtir les adultères dans les profondeurs de l’enfer.

— Et qui est Hakalya ? demanda Taillebourg.

Thomas, surpris de la question, hésita. Puis il tenta d’avoir l’air perplexe.

— Qui ?

— Hakalya, répéta patiemment l’inquisiteur.

— Je ne sais pas.

— Moi, je crois que si, rétorqua Taillebourg d’une voix douce.

Thomas scruta le visage dur, osseux du religieux. Il lui rappelait le visage de son père. En effet, il exprimait la même détermination farouche, un égocentrisme forcené qui révélait que cet homme n’avait cure de l’opinion des autres, car il ne répondait de ses actes que devant Dieu.

— Frère Germain a mentionné ce nom, répondit prudemment Thomas, mais ce qu’il signifie, je l’ignore.

— Je ne te crois pas, insista Taillebourg.

— Père, affirma le jeune archer d’un ton ferme, je ne sais pas ce qu’il signifie. J’ai demandé à frère Germain, et il a refusé de me répondre. Il a dit que c’était une chose que je n’étais pas capable de comprendre.

Le dominicain dévisagea son prisonnier en silence. Le feu grondait dans la cheminée et le gros valet déplaça les tisonniers comme une bûche s’écroulait.

— Le prisonnier dit qu’il ne sait pas, dicta Taillebourg à frère Cailloux sans quitter Thomas des yeux.

Les valets rajoutèrent des bûches dans le feu et l’inquisiteur attendit quelques instants avant de reprendre son interrogatoire, le temps pour sa proie de surveiller les tisonniers d’un œil inquiet.

— Eh bien, reprit-il, où se trouve le livre à présent ?

— À La Roche-Derrien, répondit promptement Thomas.

— Où, à La Roche-Derrien ?

— Avec mes bagages, que j’ai laissés chez un vieil ami, Will Skeat.

C’était faux. Il avait laissé le livre à la garde de Jeannette, mais il ne voulait pas exposer cette dernière au danger. Will Skeat, même avec une mémoire endommagée, était plus capable de se défendre que l’Oiseau Noir.

— Sir William Skeat, précisa Thomas.

— Sir William sait-il ce qu’est ce livre ?

— Il ne sait même pas lire ! Non, il ne le sait pas.

L’interrogatoire se poursuivit longtemps. Taillebourg voulut tout connaître de la vie de son prisonnier. Il voulut savoir pourquoi il avait abandonné Oxford, pourquoi il était devenu archer, quand il s’était confessé pour la dernière fois, ce qu’il faisait à Durham, ce que savait l’évêque de Durham.

Les questions se succédèrent des heures durant, au bout desquelles Thomas défaillit de faim et se retrouva sans forces. Mais Taillebourg paraissait infatigable. Quand vint le soir et que le jour, à travers les deux fenêtres, déclina et disparut progressivement, il ne s’en aperçut pas. Les deux valets avaient commencé depuis longtemps à manifester leur impatience et frère Cailloux ne cessait de regarder dehors en fronçant les sourcils, comme pour signifier à son supérieur que l’heure du repas était largement dépassée, mais le dominicain, qui, visiblement, ignorait la faim, continuait à presser son prisonnier de questions. Avec qui Thomas avait-il voyagé jusqu’à Londres ? Que faisait-il dans le Dorset ? Avait-il recherché le Graal à Hookton ?

Frère Cailloux remplissait les pages les unes après les autres avec les réponses du captif. Au crépuscule, la pièce fut plongée dans une pénombre interrompue seulement par les flammes du foyer et il dut allumer les cierges pour pouvoir écrire. Lorsque, enfin, Taillebourg mit fin à son interrogatoire, le jeune archer chancelait d’épuisement.

— Je vais prier et réfléchir à tes réponses cette nuit, Thomas, annonça-t-il, et demain matin, nous continuerons.

— De l’eau, répondit Thomas d’une voix éraillée, il me faut de l’eau.

— On va t’apporter à manger et à boire.

L’un des valets sortit les tisonniers du feu. Frère Cailloux ferma le livre et décocha à Thomas un regard où ce dernier décela une lueur de compassion.

On lui apporta une couverture, ainsi qu’un repas composé de poisson fumé, de haricots, de pain et d’eau. L’une de ses mains fut délivrée pour lui permettre de manger sous la surveillance de deux gardes en surcot noir. Lorsqu’il eut terminé, ses geôliers refermèrent les menottes sur son poignet et il sentit qu’on glissait une broche dans le fermoir, ce qui réveilla ses espoirs. Dès qu’il fut seul, il essaya d’attraper la broche avec ses doigts, mais ses efforts restèrent vains.

Il se coucha contre le mur, enveloppé dans la couverture, les yeux fixés sur le feu qui se mourait en emportant avec lui les vestiges de chaleur. Thomas tremblait de façon incontrôlée. Une fois de plus, il se tordit les doigts pour essayer d’atteindre le fermoir, mais c’était impossible. Soudain, il pensa à la douleur qui l’attendait peut-être, et il se mit à gémir involontairement. La torture lui avait été épargnée jusqu’alors, mais cela signifiait-il qu’il y avait échappé ? Ce ne serait que justice, à son avis, car presque tout ce qu’il avait dit correspondait à la vérité. Il avait dit à Taillebourg qu’il ignorait où se trouvait le Graal, qu’il n’était même pas certain de son existence, qu’il avait rarement entendu son père en parler et que son plus cher désir était de servir le roi d’Angleterre en qualité d’archer et non point de partir à la quête du Graal. De nouveau, il ressentit une terrible honte à l’idée d’avoir été capturé aussi facilement. S’il avait été moins sot, il se trouverait à présent sur le chemin du retour, vers La Roche-Derrien, les tavernes et les rires, et la bière, et la compagnie facile des soldats. Les larmes lui montèrent aux yeux, ce qui augmenta sa honte. Des rires montaient des profondeurs du château, et il crut déceler le son d’une harpe.

Puis la porte s’ouvrit.

Dans le noir, il distingua une forme masculine. Le visiteur, vêtu d’une large cape noire qui flottait autour de lui, traversa la salle comme une ombre sinistre et s’arrêta devant la table.

L’homme regarda Thomas. Derrière lui, les dernières braises du feu frangeaient de rouge les contours de sa haute silhouette.

— On me dit qu’il ne t’a pas livré au feu aujourd’hui ? dit l’homme en noir.

Thomas ne répondit pas, emmitouflé dans sa couverture.

— Il aime faire brûler les gens, poursuivit le visiteur. Vraiment, il aime cela. Je l’ai observé. Il frissonne de plaisir quand il voit la chair faire des bulles.

Il se dirigea vers l’âtre, prit un tisonnier et le jeta dans les braises rougeoyantes avant d’ajouter quelques bûches sur les flammes sur le point de s’éteindre. Le bois était sec et le feu prit rapidement, éclairant la pièce. Thomas vit l’homme distinctement.

Il était doté d’une face étroite et d’un teint mat, d’un long nez, d’une mâchoire forte, et une cascade de cheveux noirs partait de son grand front. C’était une belle tête, intelligente et dure. L’homme s’éloigna du feu et son visage fut plongé dans l’ombre.

— Je suis ton cousin, annonça-t-il.

Une onde de haine parcourut les veines de Thomas.

— Tu es Guy Vexille ?

— Je suis le comte d’Astarac.

Guy Vexille s’avança lentement vers le jeune archer.

— Étais-tu à la bataille, dans la forêt de Crécy ?

— Oui.

— En tant qu’archer ?

— Oui.

— Et à la fin de la bataille, poursuivit Guy Vexille, tu as crié trois mots en latin.

 Calix meus inebrians, cita Thomas.

Guy Vexille alla s’installer au bord de la table et considéra son cousin un long moment. L’ombre empêchait Thomas de lire son expression. On ne voyait que le faible éclat de ses yeux.

 Calix meus inebrians, répéta-t-il enfin. C’est la devise secrète de notre famille. Ce n’est point celle qui figure sur nos armoiries. La connais-tu ?

— Non.

 Pie repone te.

 En pieuse confiance, traduisit Thomas.

— C’est étrange, tu es instruit pour un archer, remarqua Vexille.

Il se leva et entreprit de faire les cent pas dans la pièce.

— Nous affichons pie repone te, mais notre véritable devise est calix meus inebrians. Nous sommes les gardiens secrets du Graal. Dieu l’a confié à notre famille, qui l’a détenu pendant des générations, et ton père l’a dérobé.

— C’est toi qui l’as tué.

— Oui, et j’en suis fier, répliqua Vexille.

Il se tut brutalement, puis reprit au bout d’un moment :

— Il y avait un archer sur la colline, ce jour-là. Était-ce toi ?

— Oui.

— Tu as bien tiré, Thomas.

— C’était la première fois que je tuais un homme, et c’était une erreur.

— Une erreur ?

— Oui, je n’ai pas tué celui qu’il fallait.

Guy Vexille sourit, retourna au feu et sortit le tisonnier pour en examiner l’extrémité chauffée à blanc. Puis il le rendit aux flammes.

— J’ai tué ton père, et j’ai aussi tué ta femme à Durham, et j’ai tué le moine qui, d’évidence, était ton ami, poursuivit-il.

— Le valet du dominicain, c’était toi ?

Thomas haïssait Guy Vexille parce qu’il avait tué son père. Et maintenant, il avait deux autres morts à ajouter à sa haine !

— En effet, j’étais son valet, confirma son cousin. C’est la pénitence qui me fut infligée par Taillebourg, le châtiment par l’humilité. Mais, à présent, je suis redevenu un soldat, et j’ai été investi de la mission de retrouver le Graal.

Sous la couverture, Thomas encercla ses genoux avec ses bras.

— Si le Graal a tant de pouvoirs, s’enquit-il, pourquoi notre famille est-elle si dénuée de puissance ?

Guy Vexille réfléchit à cette question, puis haussa les épaules.

— Parce que nous nous sommes querellés, parce que nous étions des pécheurs, parce que nous n’en étions pas dignes, répondit-il. Mais nous allons changer cela, Thomas. Nous allons retrouver notre force et notre vertu.

Guy Vexille s’arrêta devant le foyer et en sortit le tisonnier, avec lequel il fendit l’air en le faisant siffler comme une épée incandescente qui décrivit un arc de lumière dans la pièce obscure.

— As-tu songé à me venir en aide, Thomas ? interrogea-t-il.

— Te venir en aide ?

Vexille s’approcha de son cousin, toujours armé de son tisonnier lumineux qui jouait à l’étoile filante dans l’obscurité.

— Ton père était le frère aîné, précisa-t-il. Le savais-tu ? Si tu étais légitime, tu serais comte d’Astarac.

Il approcha la pointe incandescente du visage de Thomas, si près que ce dernier en sentait la chaleur brûlante.

— Viens me rejoindre, le conjura-t-il, dis-moi ce que tu sais, aide-moi à récupérer le livre et rejoins-moi dans la quête du Graal.

Il s’accroupit de manière à mettre ses yeux à la hauteur de ceux de son cousin.

— Apporte la gloire à notre famille, Thomas, dit-il à voix basse, une gloire si grande qu’à nous deux, nous pourrons régner sur toute la chrétienté. Grâce au pouvoir du Graal, nous mènerons une croisade contre les infidèles et nous les éradiquerons de la surface de la terre. Toi et moi, Thomas ! Nous avons été oints par le Seigneur, nous sommes les gardiens du Graal, et si nous nous donnons la main, pendant des générations, les hommes parleront de nous comme des plus grands saints guerriers qu’aura connus l’Église.

Sa voix était profonde, égale, presque musicale.

— Vas-tu m’aider, Thomas ?

— Non.

Le tisonnier s’approcha de l’œil droit de Thomas, si près qu’il brilla tel un grand soleil, mais le jeune archer n’eut aucun mouvement de recul.

— Tes amis sont repartis aujourd’hui, lui apprit Vexille. Nous avons lancé une cinquantaine d’hommes à leurs trousses, mais ils ont réussi à leur échapper. Ils se sont trop bien cachés dans la forêt.

— Très bien.

— Mais ils ne peuvent faire guère mieux que battre en retraite à La Roche-Derrien, et là, ils seront pris au piège. Dès le printemps, Thomas, ce piège se refermera sur eux.

Thomas ne répondit pas. Le tisonnier refroidit et la lumière disparut. Enfin, il put ouvrir les yeux.

— Comme tous les Vexille, commenta Guy en abaissant son tisonnier, tu es aussi brave que fou. Sais-tu où se trouve le Graal ?

— Non.

Son cousin le dévisagea, soupesant la réponse, puis haussa les épaules.

— Crois-tu que le Graal existe, Thomas ?

Ce dernier réfléchit, puis donna la réponse qu’il avait refusée à Taillebourg tout le jour durant.

— Oui.

— Tu as raison, approuva Vexille, tu as raison. Il existe, c’est vrai. Il était en notre possession, ton père le déroba et tu es la clé qui permettra de le retrouver.

— Je ne sais rien sur lui ! protesta Thomas.

— Mais Taillebourg ne le croira pas, objecta son cousin en posant le tisonnier sur la table. Taillebourg veut désespérément le Graal, aussi désespérément qu’un homme affamé veut du pain. Il en rêve. Il gémit dans son sommeil, il le réclame en pleurant. (Vexille se tut, puis sourit.) Quand la douleur deviendra trop dure à supporter, Thomas, et elle le deviendra, et quand tu appelleras la mort, et tu le feras, il faudra dire à Taillebourg que tu te repens et que tu veux devenir mon homme-lige. La douleur cessera alors, et tu vivras.

Thomas comprit que le personnage qui avait écouté derrière la porte n’était autre que Vexille. Le lendemain, il écouterait encore.

Le jeune archer ferma les yeux. Pater pria-t-il, si vis, transfer calicem istem a me. Il rouvrit les yeux.

— Pourquoi as-tu tué Eléonore ? demanda-t-il.

— Pourquoi pas ?

— Quelle réponse ridicule ! jeta Thomas.

Vexille rejeta la tête en arrière comme sous l’effet d’un coup.

— Parce qu’elle savait que nous existions, répondit-il, voilà pourquoi.

— Que vous existiez ?

— Elle savait que nous étions en Angleterre et elle savait ce que nous recherchions ; elle savait que nous avions parlé à frère Collimore. Si le roi d’Angleterre avait appris que nous étions en quête du Graal dans son royaume, il nous aurait arrêtés. Il nous aurait mis au cachot. Il nous aurait fait ce que nous sommes en train de te faire.

— Tu crois qu’Eléonore vous aurait trahis auprès du roi ? demanda Thomas, incrédule.

— Je crois qu’il valait mieux que nul ne connaisse notre présence là-bas, répliqua Vexille. Mais le sel de l’histoire, Thomas, c’est que ce vieux moine ne nous révéla rien, excepté ton existence. Nous avons enduré tout cela, ce long voyage, les meurtres, le climat écossais, uniquement pour apprendre ton existence ! Il ignorait où se trouvait le Graal, mais il connaissait ton existence. Depuis, nous étions à ta recherche. Le père Taillebourg veut te passer à la question, Thomas, il veut te faire hurler de douleur jusqu’à ce que tu lui dises ce que je crains que tu ne puisses lui dire, mais moi, je ne veux pas de ta douleur. Moi, ce que je veux, c’est ton amitié.

— Et moi, ce je veux, c’est ta mort ! riposta Thomas.

Vexille secoua tristement la tête, puis s’arrêta près de lui.

— Mon cousin, dit-il à voix basse, un jour tu t’agenouilleras devant moi. Un jour, tu placeras tes mains entre les miennes et tu me feras allégeance, et nous échangerons le baiser qui unit le suzerain et son vassal, et par là tu deviendras mon vassal-lige et nous chevaucherons ensemble, sous la croix, vers la gloire. Nous deviendrons des frères, je te le promets.

Il baisa la pointe de ses doigts et en effleura la joue de Thomas dans un geste doux comme une caresse.

— J’en fais la promesse, mon frère, ajouta-t-il. Et maintenant, je te souhaite la bonne nuit.

— Que Dieu te maudisse, Guy Vexille ! jeta Thomas pour toute réponse.

 Calix meus inebrians, dit Guy Vexille.

Puis il sortit.

L'archer du Roi
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